Institut d’Études Politiques de Paris
École doctorale de Sciences Po
MÉMOIRE DE MASTER : THÉORIE POLITIQUE
L’archipel d’un autre pays.
Repenser l’utopie aujourd’hui
Carte de Paris, « The Naked City », Guy Debord (1957)
Laëtitia RISS
Sous la direction de Raphael ZAGURY-ORLY
Mai 2020
REMERCIEMENTS
À Raphael Zagury-Orly, pour sa présence, sa bienveillance, sa vigilance.
Pour avoir été d’un soutien indispensable, en cette période inédite.
Pour avoir rendu la rencontre du philosophique et du politique possible.
À Laurent Jeanpierre, m’ayant fait l’honneur d’être le second lecteur de ce travail
et dont les questionnements ont pleinement nourri ma réflexion.
À Lucie, Alix, Lily, Agathe, Maud, Arthur, camarades d’écritures
et de (re)lectures. Camarades aussi d’une « autre pensée ».
Plus poétique, plus responsable, plus juste.
À Antoine, pour avoir perpétuer les vents contraires en mon absence,
pour avoir accepté de suspendre quelques certitudes,
pour les dernières précieuses corrections.
À Thomas, toujours « trop présent pour être cité ».
Qui saura lire entre les lignes – entre celles, surtout, qui ne sont plus là.
Et dont la rencontre a changé le cours d’une vie.
2
AVANT-PROPOS
« Pourquoi dire et faire quelque chose plutôt que rien
si la terre, le ciel et le temps sont "tombés par terre" ? »
« L’utopie, un impératif moral ? Note pour une éthique de la survivance. »
Repenser le possible. L’imagination, l’histoire, l’utopie (2019)
Augustin Dumont.
Il est des travaux qui connaissent des retournements et des
« tournants » – qui soudainement changent de chemins et empruntent
de nouveaux sentiers. Il en est d’autres que le « réel » vient rattraper –
que les bouleversements viennent mettre en relief. Il s’est trouvé que
lire et écrire sur « l’utopie » ait abruptement revêtu tout à la fois le
manteau du dérisoire et celui de la nécessité. C’est qu’il était déjà
d’usage « mal vu » d’oser le mot : u-t-o-p-i-e, transformé en « notion
épouvantail »1. Encore davantage quand tout semble « à terre » –
quand, replié dans un terrier, les parcelles du ciel ne sont visibles que
depuis les maigres lucarnes. Quand le regard, désormais, n’a plus
d’horizon et que, pour la première fois, le futur se colore d’une
incertitude toute radicale. Qui pour rêver, pour fabuler, quand l’heure
est au « sérieux » et à la « gravité » ? Plus d’utopie, alors. Plus d’espoir
quant à « l’avenir ». Le « monde d’après » sonne déjà faux, comme une
promesse qu’on ne tiendra jamais – on ne sait que trop bien toujours
recommencer.
À moins qu’on ne fasse un pas de côté. Car l’utopie est autre que ce
que l’on écrit. Avant qu’elle ne nous parvienne, éprouvée par l’histoire
moderne et contemporaine, dangereuse car trop idéaliste, totalitaire car
trop volontariste, elle fut à l’origine une île – un lieu insulaire. Un
espace, plutôt qu’un temps ; là se tient le berceau de l’utopie. Son nom
ne dit rien sinon une topographie. Lieu, topos singulier, toutefois
puisqu’il a pour caractéristique de ne pas être. L’utopie commence
ainsi, elle dit : je suis un lieu sans lieu. Étrange modalité de présence,
qui n’en qualifie pas moins « le possible ». Avant cependant de suivre
les sentiers sinueux d’un concept séculaire, il était seulement question
de rappeler que « l’aventure utopique », racontée depuis « chez soi »,
était vouée à s’infléchir. À se réfléchir face à l’énigme de notre époque,
qui n’est peut-être pas celle que l’on a beaucoup diagnostiquée – celle,
évidemment, « du temps »2. Du temps qui « manquerait » ; d’une
histoire qui « s’accélérerait » ; des existences qui « se précipiteraient » ;
à tel point que l’interruption des activités ne serait pas sans
1
ABENSOUR, Miguel. L’histoire de l’utopie et le destin de sa critique. Paris : Sens & Tonka. 2016.
Voir notamment : ROSA, Hartmut. Aliénation et accélération: vers une théorie critique de la modernité tardive. Paris : La
Découverte. 2012 ; HARTOG, François. Régimes d’historicité: présentisme et expériences du temps. Édition augmentée. Paris :
Éditions Points. 2015.
2
3
soulagement. Elle libérerait le temps, elle laisserait le temps « prendre
le temps ». Elle réintroduirait même les rythmes rituels, cycliques, où
les jours se ressemblent, absolument.
Il n’est pas certain, pourtant, que « le confinement » nous apprenne
à changer nos horloges. Plutôt, il modifie la vitesse des aiguilles, mais
n’enraye en rien le mécanisme. Le véritable bouleversement tiendrait
davantage à ce retour au lieu. Ces « chez soi » qui nous sont d’autant
plus temporaires, que l’on réside dans les grandes métropoles ; ces
lieux, qui nous sont devenus, des abris de passage, et qui, soudainement,
deviennent le seul territoire qu’il nous est permis d’arpenter.
Compulsivement, on cartographie : des objets oubliés, des livres
empilés, des détails discernés. Nous reviennent alors les questions les
plus fondamentales de l’anthropologie : qu’est-ce qu’ « habiter » et
« rendre habitable » ? quelles frontières enferment et quelles frontières
affranchissent ? quelle hospitalité, quelle place pour l’autre dans un lieu
approprié ? Des interrogations qui sont aussi éminemment
philosophiques et politiques et qui ont trouvé un écho tout particulier
avec « l’objet » que je m’étais donnée : les lieux d’occupations – places,
ronds-points, ou encore ZAD, qui, par-delà leur hétérogénéité,
manifestent un même désir « d’occuper ». L’agir politique
contemporain renoue avec la question de la spatialité et nous appelle à
nous défaire de notre tropisme historique ; celui qui veut tout juger
selon les lois du « devenir ». Ainsi, c’est peut-être bien finalement là,
« par terre », qu’il nous faut reprendre le fil. Savoir où nous marchons,
avant de savoir vers où nous allons.
4
SOMMAIRE
INTRODUCTION.................................................................................................................... 6
PREMIÈRE PARTIE. « Désir d’habitation » et découverte de nouvelles îles................ 18
I) La multiplication des lieux d’occupations ................................................................... 18
1. Politiser l’espace, plutôt que relocaliser la politique ................................................... 18
2. Occuper pour habiter ................................................................................................... 23
3. Les lieux « ingouvernables » ....................................................................................... 27
II) Des lieux d’occupations aux lieux utopiques .............................................................. 31
1. Explorer les parages ..................................................................................................... 31
2. Un espace-temps utopique ? ........................................................................................ 35
3. L’expérience de l’utopie .............................................................................................. 39
DEUXIÈME PARTIE. De l’île à l’archipel : réinventer la topographie de l’utopie ....... 43
I) Utopie critique et utopie nomade .................................................................................. 43
1. L’utopie entre demeure et exil ..................................................................................... 43
2. Le pari archipélique ..................................................................................................... 46
3. « Des îles dans l’océan du capital » ............................................................................. 53
II) L’archipel d’un autre pays ............................................................................................ 58
1. Le réel de son archipel ................................................................................................. 58
2. L’archipel de l’alternative ............................................................................................ 61
3. Pays secret et cartographie fantôme ............................................................................. 67
Ouverture conclusive. Khôragora : l’hypothèse d’une politique des lieux...................... 75
Conclusion générale ............................................................................................................... 78
Bibliographie .......................................................................................................................... 82
5
INTRODUCTION
« Sire, je suis de l’autre pays. »
Formulaire pour un urbanisme nouveau
Internationale Situationniste, n°1, Juin 1958.
À qui pouvait bien s’adresser Ivan Chtcheglov, dit Gilles Ivain, en 1953, lorsqu’il rédige
ce qui paraîtra bientôt comme le « formulaire pour un urbanisme nouveau » ? Membre éclair
de l’internationale lettriste3, poète et « théoricien du politique », il n’a légué que quelques
archives d’une pensée rêvant d’une autre géographie. Le souvenir d’un scandale aussi, car il
aurait planifié de faire sauter la Tour Eiffel à la dynamite – provocation fidèle à l’esprit d’avantgarde de la période. Pourtant, il y a là une Majesté qui se dessine : celle de la Ville, que Foucault
nous apprendra à entrevoir comme un vaste dispositif-panoptique, et qui, contrairement à ses
promesses modernes, contribue à enfermer ceux qui y séjournent. Gilles Ivain ajoute, plus loin :
« Nous nous ennuyons dans la ville, il n’y a plus de temple du soleil. Chacun hésite entre le
passé vivant dans l’affectif et l’avenir mort dès à présent. Nous nous proposons d’inventer de
nouveaux décors mouvants. »4 Il est en effet question de réinvention, au cœur même du
territoire du pouvoir. Apprendre à vivre autrement, en détournant les trajectoires déterminées à
l’avance, en dérivant au cœur des espaces où il est devenu difficile de laisser des traces, en
dessinant de nouvelles cartes où l’on découvre le paysage des expériences vécues. Ainsi quand
Guy Debord, dont les travaux ont plus durablement marqué l’histoire des idées5, fait paraître
une vue « psychogéographique » de Paris, symboliquement choisie pour illustrer ce travail, il
dévoile, lui-aussi, cet « autre pays » où les modalités du vivre ne sont pas en adéquation avec
celles qui sont imposées depuis le trône du « Sire ». L’esprit rebelle des années 1960 choisit la
voie d’une aventure spatiale subversive.
Loin d’être pourtant la seule perspective de quelques activistes marginaux, elle infuse
dans les travaux d’une génération d’intellectuels, à commencer par ceux d’Henri Lefebvre6 ou
3
L’Internationale lettriste, fondée en 1952, et au sein de laquelle on retrouve déjà Guy Debord, préfigure la future Internationale
situationniste (IS), qui verra officiellement le jour en 1957.
4
« Formulaire pour un urbanisme nouveau ». Internationale Situationniste, n°1. Juin 1958. En ligne :
http://www.ubu.com/historical/si/index.html
5
On pense notamment à La société du spectacle (1967), dont la parution a raisonné avec les événements de Mai 68, et dont la
référence est devenue incontournable à toute critique, plus ou moins hâtive, de la « société de consommation ».
6
Voir notamment : Le droit à la ville (1968), Du rural à l'urbain (1970), La révolution urbaine (1970), La production de
l'espace (1974).
6
encore de Michel de Certeau7. Ces derniers ouvrent la voie à ce que le géographe Edward Soja
appelle le « spatial turn » et qu’il résume, dans un entretien donné en 2011 :
« Je vois le Tournant spatial comme une transformation majeure de toute la pensée occidentale,
un mouvement qui quitte la prédominance de l’historicisme social pour ce que Lefebvre appelle
une triple dialectique, dans ce cas-là qui connecte l’historique, le social et le spatial, à égalité,
aucun n’étant privilégié sur les autres. »8
Il ajoute, dans un ouvrage fondateur, Postmodern Geographies. The reassertion of Space in
Critical Social Theory, publié en 1989, les noms de Michel Foucault, John Berger, Ernest
Mandel, Fredric Jameson, Nicos Poulantzas ou encore de David Harvey, à ceux qui comptent
parmi les « pionniers des géographies postmodernes »9. Dans une conférence donnée au Cercle
d’études architecturales, le 14 mars 1967, Michel Foucault affirmait déjà : « L’époque actuelle
serait plutôt l’époque de l’espace. »10 Cependant, outre la difficulté à prendre le pouls d’une
époque, il se pourrait bien que cette dernière soit passée en un éclair ou qu’elle n’ait pas encore
suffisamment infléchi les présupposés de toutes les disciplines. Lorsqu’écrit Edward Soja, c’est
d’ailleurs moins pour célébrer une victoire que pour rappeler la difficulté à défaire la théorie
critique sociale de ses biais historicistes. De manière encore trop schématique, le passage à la
modernité serait corrélé à l’entrée de « l’Histoire », en tant que principe d’organisation et
d’explication du monde social, tandis que l’espace demeurerait associé aux structures féodales
du Moyen-Âge. Être moderne, ce serait donc penser historiquement et non plus spatialement –
ou plus exactement ce serait penser l’espace selon le temps du Progrès11. Reste à savoir ce qu’il
en est lorsqu’on est « postmoderne » ou « surmoderne » pour reprendre la terminologie de Marc
Augé12. Et s’il est évident qu’un naïf « retour du spatial » ne saurait convaincre, il n’en faut pas
moins interroger cette question résurgente :
« Le monde la surmodernité n’est pas aux mesures exactes de celui dans lequel nous croyons
vivre, car nous vivons dans un monde que nous n’avons pas encore appris à regarder. Il nous
faut réapprendre à penser l’espace. »13
Une injonction formulée en 1992, à l’occasion d’une « introduction à une anthropologie de la
surmodernité », qui n’a rien perdu de sa pertinence. L’espace alors, à mille lieues d’appartenir
7
Voir notamment, un peu plus tardivement : L’invention du quotidien, T.1, Arts de faire (1980), et la section consacrée à la
Ville.
8
SOJA, Edward, DUFAUX, Frédéric (…). « La justice spatiale et le droit à la ville : un entretien avec Edward SOJA ». justice
spatiale | spatial justice, n° 03. Mars 2011. p.8.
9
SOJA, Edward W. Postmodern geographies: the reassertion of space in critical social theory. London ; New York : Verso,
1989. p.8.
10
FOUCAULT, Michel. « ''Des espaces autres'' » (1967), Empan. 2004, vol.n°54 no 2. p. 12.
11
L’espace est ainsi perçu comme ce qui enracine, conditionne une appartenance ; en ce sens, il ralentit ou fait obstacles aux
ambitions progressistes. Voir à ce sujet un récent article : « Atterrissage forcé… mais où ? ». Libération. 13 mai 2020.
12
AUGE, Marc. Non-lieux: introduction à une anthropologie de la surmodernité. Paris : Seuil. 1992.
13
Ibid. p.49
7
« au passé », pourrait bien être une des portes d’entrée pour éclairer les phénomènes sociaux et
politiques qui nous sont les plus contemporains.
Et pour cause, en 2020, une pratique spatiale rebelle est toujours d’une brûlante
actualité. Les dix dernières années ont, en effet, été marquées par la politisation croissante de
certains lieux : zones à défendre, places publiques et, plus récemment, ronds-points. Pourtant,
à défaut d’une attention à ces derniers, c’est bien plutôt une demande programmatique qui a été
exprimée. La singularité de ces manifestations politiques s’est ainsi retrouvée encodée dans ce
qu’on pourrait nommer « le répertoire politique moderne »14, lui-même indexé à la question
d’un devenir, résumé par la sentencieuse interrogation : « Et après ? ». Un prisme aveuglant,
qui a contribué à marginaliser l’importance et la signifiance de ces expériences ; comme s’il
n’en restait rien, au prétexte qu’elles paraissaient figées dans l’éphémère. De la même manière,
le recours à « l’occupation », comme moyen privilégié de l’agir politique, par-delà la diversité
sociologique des participants, l’hétérogénéité des revendications et les différences d’habitus
militants, n’a pas été suffisamment exploré. Laurent Jeanpierre peut ainsi, en 2019, encore
souligner : « L’identité des instruments d’action choisis pour protester ne devient-elle pas la
véritable énigme à interpréter ? »15 Pourquoi, en effet, occuper des lieux ? Des réponses
pourraient être avancées avec l’aide des sciences humaines et sociales : le politiste
diagnostiquerait un choix par défaut des nouvelles formes de contestation face à la faillite des
autres échelons politiques (internationaux, européens, nationaux), le sociologue repèrerait un
retour à des formes de vies plus communautaires tandis que le géographe pointerait une
tendance à la relocalisation. Cependant, elles n’en paraissent pas moins toutes incomplètes, tant
les grandes dynamiques qu’elles distinguent finissent par occulter le phénomène d’occupation
lui-même. L’énigme cherche alors toujours ses enquêteurs pour la déchiffrer et il s’agit, pour
nous, d’être à la hauteur de ce qu’elle requiert.
Afin d’y parvenir, il convient d’abord de se défaire des multiples préjugés qui entourent
ce qu’il se passe à la ZAD, sur les ronds-points ou dans les places ; ni réflexes institutionnels,
ni réflexes militants, qui associent respectivement les expériences d’occupations soit à des
« formes dévoyées de la politique »16, soit à l’étalon des nouvelles formes de vie
postcapitalistes. Un tel antagonisme empêche, en effet, de se demander à quoi nous appellent
ces lieux qui font pourtant signe vers deux interrogations majeures dont une théorie critique17
14
Un répertoire au sein duquel l’institution, l’organisation et la programmation demeureraient les seules variables capables de
donner un sens – à la fois une expression et une direction – politique aux événements.
15
JEANPIERRE, Laurent. In Girum : les leçons politiques des ronds-points. Paris : La Découverte. 2019. p.111.
16
DECHEZELLES, Stéphanie et Maurice OLIVE. « Les mouvements d’occupation : agir, protester, critiquer ». Politix. 12 juin
2017, n° 117 no 1. p. 20.
17
Il faut ici indiquer notre héritage de la tradition théorique critique de l’école de Francfort. Voir notamment : HORKHEIMER,
Max. Théorie traditionnelle, théorie critique (1937). Paris : Gallimard. 1974. À ce stade, il importe d’en retenir son inscription
dans un marxisme hétérodoxe ainsi que sa volonté de formuler une critique du capitalisme et d’ouvrir à une transformation des
rapports de pouvoir.
8
doit pouvoir se ressaisir : la première invite à relancer une réflexion relative à la spatialité, la
seconde veut rouvrir la problématique du « possible » en politique. Toutes deux d’ailleurs sont
résolument solidaires et non juxtaposées ; comme si la capacité à se situer était désormais
condition de la capacité à se projeter, à l’heure où le temps du Progrès semble s’être transformé
en un temps du délai, face à l’hypothèse de la catastrophe écologique. Il s’exprime ainsi dans
ces occupations un double désir d’être-là afin d’être autre chose ; et si c’est à travers
l’occupation de l’espace que ce dernier trouve à s’incarner, cela semble directement faire écho
à une autre énigme, posée à l’orée du siècle avec lucidité, par René Schérer :
« Le problème de notre temps – le problème jeté devant nous comme une énigme à résoudre
et comme une tâche –, c’est incontestablement l’habitation de la terre. […] Il s’agit donc
de penser d’ores et déjà ce que va pouvoir être, dans l’immédiat futur, une occupation enfin
humaine de notre monde. »18
Habitation pourtant aujourd’hui d’autant plus compromise que le capitalisme se spatialise pour
mieux survivre et s’adapter, produisant « a fragmented, homogenized, and hierarchically
structured space »19 et profitant désormais d’un surplus géographique20, issu de l’opération de
mise en compétition des territoires, au mépris également de toutes les problématiques
environnementales. Où trouver alors terre habitable, dans un espace fonctionnalisé, optimisé et
envahi par la présence grandissante de ce que Marc Augé appelle des « non-lieux », par
opposition aux « lieux anthropologiques » ? Si ces derniers manifestent « une construction
concrète et symbolique de l’espace » 21 et entendent abriter « une société organique »22, les
seconds paraissent être l’aboutissement d’une marchandisation croissante des lieux de vie, où
l’on passe tels « des clients, des passagers, des usagers, des auditeurs »23 mais jamais
pleinement comme des hommes. L’espace est ainsi loin d’être neutre ; bien plutôt il se présente
« comme analyseur de la société »24 et, à l’instar de la marchandise, il cache, réifie, met à
distance. Dans le sillage des travaux de Marx, il convient alors, pour reprendre les formules
d’Edward Soja, d’œuvrer à « the demystification of spatiality » afin de révéler « the material
and theoretical frameworks of a radical spatial praxis aimed at expropriating control over the
production of space »25. Les occupations contemporaines pourraient donc être envisagées à
travers le double prisme de l’anthropologie et de la géographie marxiste. Bien davantage qu’un
18
SCHERER, René. Utopies nomades. Dijon : Les Presses du réel. 2009. p.14.
SOJA, Edward W. Postmodern geographies. op. cit. p.84.
20
Avec la baisse tendancielle du temps de travail, le capitalisme tend à se spatialiser et le surplus de valeur ne vient plus du
fait qu’il exploite le travailleur, mais bien les travailleurs en réseau géographique afin de tirer parti des différentiels entre les
territoires. Voir plus en détails : Ibid. p.89.
21
AUGE, Marc. Non-lieux. op. cit. p.69.
22
Ibid. p.140.
23
Ibid. p.139.
24
LEFEBVRE, La production de l’espace. 1974. epub, section I,16.
25
SOJA, Edward W. Postmodern geographies. op. cit. p.92.
19
9
« outil » de contestation, elles témoigneraient de ce qu’Henri Lefebvre prévoyait déjà en 1960 :
une résistance ancrée au cœur de « la vie quotidienne »26 et qui trouveraient à s’incarner dans
une praxis spatiale radicale. Pour s’en convaincre, le témoignage délivré par Jade Lindgaard,
reporter et participante de la zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes, est éloquent :
« On construit des hangars, des cabanes et des lieux d’accueil. La vie quotidienne est un acte
de résistance. On lutte en dormant sur place et on construit un nouveau monde en occupant des
terres sans droit ni titre. Créer des alternatives et résister aux injustices s’y entremêlent
inextricablement. »27
Au lendemain de la « régularisation » du printemps 201828, la journaliste rédige l’introduction
d’un ouvrage collectif pour « penser l’importance de ce qui se joue sur la ZAD »29, qui réunit
des contributions hétérogènes30 et entend offrir un regard lucide sur cette expérience qui a duré,
près de 10 ans. Elle ne manque pas d’ajouter pour prévenir encore les observateurs trop
enthousiastes : « C’est un lieu rebelle, y compris aux éloges et aux déclarations d’amour. »31
Frappante est cependant cette capacité de l’occupation à tenir lieu et à tenir monde, qui la
distingue de l’aventure spatiale des situationnistes, où la dimension subversive demeurait plus
présente que la dimension utopique.
Car il fallait en arriver au cœur de notre enquête ; celle qui s’est initiée, en se demandant
ce qu’il pouvait « rester » de l’utopie au vingt-et-unième siècle. Mais la question était déjà
piégée si elle postulait, malgré elle, une disparition. Alors, dans un second temps, pour être à la
hauteur de nos énigmes, il convient de se risquer à faire confiance aux mots, en accompagnant
jusqu’au bout leurs étymologies, par-delà les multiples et contradictoires significations qui leurs
ont été associées32. C’est pourquoi, une nouvelle hypothèse s’est dessinée : et si, le recours à
l’occupation de lieux était une des manifestations contemporaines de « l’utopie » –
manifestation paradoxale de ce « lieu non-lieu », où quelque chose comme du possible cherche
à advenir ? Définition, pour l’instant, minimale mais qui permet de lever l’équivoque ; car n’est
entendu par « utopie » ni programme politique, ni mode de vie idéal qu’il s’agirait d’adopter,
ni tentation de repli identitaire, ni chimère irréelle perdue dans un horizon inatteignable. Des
26
De la même manière que Lefebvre et de Certeau participent à renouveler les réflexions sur la ville, ils enrichissent la notion
de « vie quotidienne », pour en faire à la fois l’expression des rapports de domination, mais aussi l’espace de résistance
disponible à chaque sujet. Voir notamment : Lefebvre, Henri. Critique de la vie quotidienne (T1, T2), 1947 et 1961.
27
LINDGAARD, Jade, David GRAEBER, et Olivier ABEL (etc.). Éloge des mauvaises herbes: ce que nous devons à la ZAD. Paris
: Éditions Les Liens qui libèrent. 2018. epub, Introduction, "Pour la ZAD et tous ses mondes".
28
Moment charnière, qui marque l’abandon du projet d’aéroport et la décision d’expulser les occupants installés à Notre-Damedes-Landes.
29
"Pour la ZAD et tous ses mondes", ibid.
30
Celle notamment d’Olivier Abel, de Christophe Bonneuil, d’Alain Damasio, de Virginie Despentes, d’Amandine Gay, de
David Graeber, de John Jordan, de Bruno Latour, de Wilfrid Lupano, de Geneviève Pruvost, de Nathalie Quintane, de Kristin
Ross, de Pablo Servigne, ou encore de Vandana Shiva.
31
"Pour la ZAD et tous ses mondes", ibid.
32
Une récente thèse de 2014 s’est encore attachée à chercher « l’essence » introuvable de l’utopie. Voir : COSSETTETRUDEL, Marie-Ange. Conceptualisation de l’Utopie : critique, compossibilité et utopilogie. Philosophie. Université de
Franche-Comté, 2014.
10
précautions qui seront sans doute insuffisantes eu égard au discrédit qu’a pu subir le concept, à
la fin du vingtième siècle, et à la méfiance philosophique que suscite la référence à l’utopie –
« davantage de réserve que d’adhésion »33 écrit Augustin Dumont. Pis encore, la réplique
pourrait pointer l’incohérence : comment concilier marxisme et utopie, alors que le premier
aurait formulé, il y a déjà deux siècles, la demande d’un divorce clair ? Outre ce fallacieux
« mythe de la séparation radicale »34 que Miguel Abensour a pris soin de déconstruire, le rejet
de la seconde par le premier s’explique plus sérieusement : « La critique de l’utopie se situe au
point d’aboutissement d’une révolution théorique réelle : la production d’une théorie de
l’histoire. »35
Si Marx et Engels mettent à distance l’utopie, ce n’est ainsi pas en raison de son
caractère excessif, mais bien parce qu’à leurs yeux elle ne va pas assez loin ; elle se contenterait
de modifier en surface le capitalisme, sans jamais parvenir à transformer entièrement ses modes
de production – elle serait trop idéaliste, pas assez matérialiste. En creux, la question pourrait
ainsi s’énoncer : l’utopie suffit-elle à changer la vie ? l’utopie participe-t-elle du mouvement
de l’histoire ? S’agissant du dix-neuvième siècle, la controverse est ouverte : les pères du
Manifeste ont reproché aux utopies leur manque d’historicité ; les travaux actuels de
l’historienne Michèle Riot-Sarcey soutiennent, à l’inverse, « qu’en cette première moitié du
XIXème siècle, les utopies [sont] entrées dans l’histoire »36 et que c’est précisément parce
qu’elles ont affleuré le réel de trop près, qu’elles se sont vues reléguées « par les tenants de
l’ordre au prétexte d’un spectre si inquiétant (...) dans un espace temporel inexistant »37. Pardelà les débats, force est néanmoins de constater, non sans paradoxe, que c’est bien une utopie
historique qui nous est parvenue, utopie « moderne » dépendante de la philosophie du progrès,
qui conjuguait l’avenir à l’unique temps du futur.
Que l’utopie soit alors trop historique, ou pas assez, elle n’en est pas moins tributaire de
ce même prisme historiciste, dont on cherche à se défaire tant il n’apparaît plus adéquat à « notre
temps »38. L’utopie qu’il faudrait penser, dans le cadre de ce travail, serait donc une utopie
délestée du poids de « l’Histoire », descendante des grandes philosophies du dix-neuvième
siècle39. Non que cela signifie que l’utopie soit sans histoire, ni qu’elle n’implique pas quelque
chose comme un sujet historique, mais que, si tel est le cas, une autre conceptualité
philosophique doit s’inventer pour la dire, capable par exemple de figurer l’avenir au présent.
33
DUMONT, Augustin. Repenser le possible: L’imagination, l’histoire, l’utopie. Paris : Kimé, 2019. p.7.
ABENSOUR, Miguel. L’histoire de l’utopie et le destin de sa critique. op.cit. p.16.
35
Ibid. p.22.
36
RIOT-SARCEY, Michèle et Jean-Louis LAVILLE. Le réveil de l’utopie. Paris : Éditions de l’Atelier. 2020. epub.
37
Ibid.
38
Il faudrait ici renvoyer à Günther Anders, pour comprendre combien « notre temps » est avant tout le temps qui reste. Voir :
ANDERS, Günther. Le temps de la fin (1960). Paris : l’Herne. 2007.
39
Philosophie hégélienne, mais aussi philosophie marxiste, dans une certaine mesure.
34
11
Manière aussi de tenir la pari de penser conjointement marxisme et utopie, à l’abri des querelles,
car si le premier entend tenir sa promesse d’émancipation, il se doit d’être sensible aux
« expériences utopiques » témoignant d’une aspiration à cette dernière40 . Car il est possible
que dans leur ardeur, Marx et Engels, en rendant le spatialisme de l’utopie responsable de son
immobilisme, se soient défaussés d’une ressource précieuse, que la théorie critique peine à
reconquérir. Si, au dix-neuvième-siècle, l’espace peut encore être perçu comme réactionnaire,
aujourd’hui, il est probable qu’une ressource de la contre-révolution soit passée dans les mains
de la révolution. Dès lors que « la lutte des classes (…) plus que jamais, se lit dans l’espace »41
et que l’utopie devient le lieu où se questionne l’assignation des places, il se pourrait, en effet,
qu’un nouveau mariage soit souhaitable :
« Class struggle must encompass and focus upon the vulnerable point: the production of space,
the territorial structure of exploitation and domination, the spatially controlled reproduction of
the system as a whole. And it must include all those who are exploited, dominated, and
‘peripheralized’ by the imposed spatial organization of advanced capitalism: landless peasants,
proletarianized petty bourgeoisies, women, students, racial minorities, as well as the working
class itself. In advanced capitalist countries, Lefebvre argues, the struggle will take the form of
an ‘urban revolution’ fighting for le droit à la ville and control over la vie quotidienne within
the territorial framework of the capitalist state. »42
S’il ne s’agit pas de souscrire sans réserve à l’analyse marxiste, il nous faut néanmoins
reconnaître sa pertinence pour explorer les configurations socio-spatiales qui se déploient lors
des occupations. La diversité sociologique des participants trouveraient en effet à s’expliquer
par ce phénomène de périphérisation, qui se traduirait, en retour, par la volonté de ne plus être
mis à distance. Laurent Jeanpierre ajoute également à propos du cas des Gilets jaunes qu’il
« illustre parfaitement combien la prise en compte autonome de l’ancrage spatial (des
contraintes et des possibilités de mobilité géographique quotidienne qu’il induit), du régime de
mobilité de chacun, ainsi que du rapport au temps, en particulier du rapport à l’avenir, sont
absolument nécessaires si l’on veut saisir (…) les phénomènes politiques »43. Ainsi, une
hypothèse originale peut être avancée, en ce qu’elle rompt avec les définitions trop identitaires :
« Furent gilets jaunes ou identifiés à eux les entravés de la mobilité, pour qui le rapport au futur
s’est refermé »44.
L’occupation chercherait donc à faire advenir un autre espace-temps, au sein même de
celui qui est éprouvé comme hostile. Là où le rond-point symbolise habituellement et
40
On ne saurait d’ailleurs que trop rappeler que Marx et Engels ont nourri leurs réflexions des expériences utopiques du dixneuvième siècle. Voir à ce sujet, à nouveau : ABENSOUR, Miguel, L’histoire de l’utopie et le destin de sa critique, op.cit.
41
LEFEVBRE, Henri. La production de l’espace, op.cit., I,19 ; LUSSAULT, Michel. De la lutte des classes à la lutte des
places. Paris : Grasset. 2009.
42
SOJA, Edward W. Postmodern geographies. op. cit. p.92.
43
JEANPIERRE, Laurent. In Girum : les leçons politique des ronds-points. op. cit. p.87.
44
Ibid, p.181.
12
paradoxalement, la circulation forcée et le retour au même45, il se transforme, pendant la durée
de la mobilisation, en un lieu capable d’interrompre le cours des choses. L’inventivité de la
pratique doit alors être soulignée tant elle parvient à mettre en tension le centre et la marge, à
pointer les contradictions de l’espace et à créer un lieu non-lieu – par conséquent, une utopie.
Augustin Dumont ne manque d’ailleurs pas de se demander si la tâche de cette dernière ne tient
pas à « l’invention d’un espace-temps inactuel se voulant précisément la pierre d’attente d’une
ré-ouverture du possible dans le monde réel et d’un refus de toute forclusion de l’avenir ? »46.
Plutôt alors que de s’en tenir aux commentaires qui qualifient parfois sommairement, souvent
pour les disqualifier, les occupations d’utopie, il s’agit ici de prendre au sérieux l’utopie qui se
manifeste dans les occupations. De quel genre d’utopie pourrait-on parler ? Pourquoi cette
persistance utopique ? La créativité de cette praxis spatiale suffit-elle à repenser
l’utopie aujourd’hui ? Autant de questions auxquelles la présente enquête entend faire droit afin
de proposer une nouvelle interprétation d’un phénomène politique contemporain, d’envisager
un renouveau conceptuel à partir de la rencontre entre une pratique et une pensée et de
contribuer à enrichir les utopian studies. Dans un numéro de 2013, la revue JSSJ (Justice
Spatiale, Spatial Justice) rappelle notamment les rôles joués par l’utopie, depuis sa formulation
en 1516 :
« À la suite de Thomas More et dans le même souci de dénoncer l’absurdité et l'arbitraire des
régimes d'alors, le thème du bon gouvernement a longtemps inspiré les utopies. Puis, au
XIXème siècle, c'est la question sociale qui est devenue prioritaire et qui a fait naître, contre
l'utopie libérale et contre la misère ouvrière, de nouvelles utopies : les socialismes. »47
À l’heure actuelle, si les deux premières thématiques soulevées par l’utopie sont encore à
l’ordre du jour, il convient cependant d’en ajouter une troisième : celle de l’habitation terrestre
du monde, déjà précédemment évoquée. Grand « défi » du vingt-et-unième siècle, qui ne
pouvait être sans effet sur les réservoirs d’avenir et d’imaginaires sociaux que sont les utopies.
C’est à nouveau René Schérer, qui poursuit :
« L’idéologie du peuplement, de même que celle connexe du progrès industriel, ravage la terre
et ne l’habite pas. Une habitation humaine de la terre a besoin de zones sauvages, désertiques
même, de steppes, d’espaces de liberté et de parcours, aussi bien pour les espèces animales que
pour les peuples nomades. Mais les unes et les autres, on ne songe, dans l’idée d’un progrès
irrésistible, qu’à en restreindre le développement ou à les éliminer. Bévue, étourderie, crime
des « philosophies » régnantes. La philosophie et l’utopie, la philosophie de l’utopie trouvera
son lieu tout désigné dans cette absence de lieu que la civilisation leur ménage. »48
45
Les motifs de l’accélération et de l’immobilisme ont d’ailleurs déjà été analysés, sous le prisme temporel, et leurs affinités
mises en évidence. Voir par exemple : BAUDRILLARD, Jean. L’illusion de la fin. Paris : Galilée. 1992.
46
DUMONT, Augustin. Repenser le possible. op.cit, pp.8-9.
47
BRET, Bertrand, DIDIER, Sophie, DUFAUX, Frédéric. « Les utopies, un horizon pour la justice spatiale ? » justice spatiale
| spatial justice, n° 5. Décembre 2012. p.4.
48
SCHÉRER, René, Utopies nomades. op.cit. p.17.
13
Ce qu’une pensée de l’utopie nous enjoint donc à découvrir, ce sont bien tous ces lieux qui
parlent une autre langue – « plus d’une langue » pour dire avec l’expression de Derrida49 – et
qui doivent éveiller notre intelligence comme notre pouvoir d’invention critique.
C’est pourquoi, dans un dernier temps, il est proposé de faire preuve d’imagination
théorique afin de donner relief à notre sujet. En commençant par accepter la fécondité d’une
approche croisée, véritablement interdisciplinaire, où une géographie réelle dialogue avec une
géographie conceptuelle. Pour alliés, nous nous sommes adressés à tous ceux qui nous ont
racontés les « lieux » : des anthropologues (de Certeau, Augé), des géographes (Lefebvre,
Harvey, Soja), des philosophes (Foucault, Deleuze, Derrida) mais aussi des poètes (Char,
Glissant). D’autres, qu’on ne cite pas encore, nous accompagneront pour parvenir à développer
« a spatial hermeneutic »50. Libres ensuite aux lecteurs de se demander si de l’interprétation à
la transformation, les frontières ne sont pas plus poreuses qu’on ne le croit. Quoiqu’il en soit,
Bachelard, dans sa Poétique de l’espace, n’a pas hésité à souligner, non sans humour, la
difficulté qu’il y a à changer ses présupposés – à sortir du campement des lieux de pensées :
« Dire qu'on abandonne des habitudes intellectuelles est une déclaration facile, mais comment
l'accomplir ? Il y a là, pour un rationaliste, un petit drame journalier. »51 À défaut de se livrer à
une ambitieuse refondation épistémologique telle que s’y est appliqué ce dernier, il est
néanmoins proposé de relever le pari lancé par Edward Soja, lorsqu’il appelle de ses vœux « a
new ‘cognitive mapping’ ». Il précise : « A new way of seeing through the gratuitous veils of
both reactionary postmodernism and late modern historicism to encourage the creation of a
politicized spatial consciousness (…) The most important postmodern geographies are thus still
to be produced. » Pour le dire avec René Schérer, il s’agit de formuler quelque comme une
« géo-philosophie » et une « géo-utopie ».52 Quelle carte alors pour faire droit à la
multiplication des occupations ? Car si ces dernières sont demeurées étrangères aux
expérimentations psychogéographiques des situationnistes, peut-être est-ce à notre tour de se
laisser surprendre par leurs interconnexions – de dériver d’îlots en îlots pour concevoir une
autre image de l’espace qu’ils dessinent. À propos de The Naked City, Guy Debord a précisé
que les fragments de plan représentés figuraient de véritables « plaques tournantes », agissant
comme des carrefours semblables aux « illustrations, pour les livres des très jeunes écoliers, où
une intention didactique fait réunir en une seule image un port, une montagne, un isthme, une
49
« Si j’avais à risquer, Dieu m’en garde, une seule définition de la déconstruction, brève, elliptique, économique comme un
mot d’ordre, je dirais sans phrase : ‘plus d’une langue’. » DERRIDA, Jacques. Mémoires pour Paul de Man. Paris : Galilée.
1988. p. 38.
50
SOJA, Edward W. Postmodern geographies. op. cit. p.2.
51
BACHELARD, Gaston. La poétique de l’espace. 3ème édition. Paris : Les Presses universitaires de France. 1961. p.3.
52
SCHÉRER, René. Utopies nomades. op.cit. p.15.
14
forêt, un fleuve, une digue, un cap, un pont, un navire, un archipel »53 et depuis lesquels,
plusieurs chemins pouvaient être empruntés.
Ainsi, une dernière hypothèse sous-tend notre travail. Il a été fait mention jusqu’alors
d’un particulier, d’un autre lieu, d’une utopie. Or, les occupations contemporaines semblent
nous enseigner l’art du pluriel. Des lieux s’allument, puis s’éteignent, d’autres prennent le relai.
Les places publiques redeviennent passages, tandis que quelques centaines de kilomètres plus
loin c’est un rond-point qui s’immobilise, avant que les flux ne reprennent. Ailleurs, enfin, on
construit peut-être des cabanes pour « élargir » le monde, comme le soutient Marielle Macé54.
Et si finalement, l’utopie était nomade ? Si elle savait, qu’elle ne devait jamais trop s’attarder
afin de ne pas se compromettre ? Une île est vite submergée ; un archipel peut espérer que l’une
de ses terres échappe au raz-de-marée. Alors, ce serait peut-être ici notre question finale : et s’il
fallait, aujourd’hui, pour ne pas abandonner le concept d’utopie – et il y aurait pourtant, on le
sait, de multiples raisons de le laisser de côté, tant ce dernier a été investi de significations
contradictoires, et s’est trouvé victime d’être brandi comme un épouvantail ou comme un
étendard – lui donner une nouvelle complexité ? L’utopie, comme un archipel, plutôt que
comme une île, telle est la boussole, qui oriente cette aventure. Il n’échappera pas aux politistes
contemporains que la métaphore a fait fortune ces derniers mois. Mais pour dire presque tout
l’inverse, pour dire « l’archipellisation », la fragmentation, la dislocation. Pour dire qu’au sol
commun s’est substitué une multiplicité d’îles et d’ilots, qui ne conservent que de timides
interactions, autour de quelques références communes.
On peut toutefois d’ores et déjà souligner la fragilité de l’utilisation de la métaphore par
certains spécialistes. Si Jérôme Fourquet a pris soin dans son ouvrage de différencier
communautarisation et archipellisation55, la distinction tend à s’effacer dans le discours
politique et ce n’est plus que la promotion d’une cartographie d’îles irréductiblement solitaires,
qui fait autorité. Pourtant, l’archipel conserve une forme d’unité dans son hétérogénéité ; unité,
plus profonde, que celles de menus commerces effectués sur les vestiges du temps où la terre
n’avait pas tremblé. L’archipel en effet tient sa spécificité de l’ordonnance singulière qu’il
opère dans et de l’espace. Espace géographique qui n’est pas nécessairement continu, il offre
la possibilité de penser la communauté56 par-delà toutes les assignations à résidence et il est un
« paradigme pour penser les relations du même et de l’autre »57. Une conception signifiante
53
Voir la présentation du Fond Régional d’Art Contemporain (FRAC) Centre-Val-de-Loire, Guy Debord, « The Naked City » :
http://www.frac-centre.fr/collection-art-architecture/debord-guy/the-naked-city-64.html?authID=53&ensembleID=705
54
MACÉ, Marielle. Nos cabanes. Paris : Verdier. 2019.
55
FOURQUET, Jérôme. L’archipel français. Naissance d'une nation multiple et divisée. Paris : Seuil. 2019.
56
Communauté qui doit être entendue, en ce qu’elle prolonge la réflexion sur le « communisme » et le « commun », distincte
des crispations identitaires contemporaines.
57
CHEHAB, May. « Poétiques archipéliques : Saint-John Perse et Édouard Glissant ». Transtext(e)s Transcultures 跨文本跨
文化, Hors série | 2008. pp. 39-48.
15
pour le monde contemporain qu’on sait « mondialisé », « connecté », « en réseau », et dont
l’archipel des grandes métropoles a déjà par exemple été étudié58, mais paradoxalement aussi
hautement provocatrice, tant la compréhension politique est structurée par une demande
d’unité. Elle n’aime guère cette co-existence de l’homogène et de l’hétérogène, elle voudrait
que ce soit, l’un ou l’autre. L’archipel serait ainsi pareil à cette altérité intérieure, qui menace
la paix et la cohésion. Et Jérôme Fourquet n’y échappe pas : en dépit de ses précautions, il
s’alarme de cette « France en morceaux » et laisse entendre que cette dernière devrait retrouver
son « identité ». Mais dès lors que l’archipel se colore d’enjeux identitaires, là pointe l’impasse
de la métaphore, qui perd sa fonction herméneutique pour endosser une fonction idéologique.
Non qu’il ne faille s’interroger en effet sur l’état du « faire société » contemporain59, mais peutêtre, qu’à nouveau, le débat est piégé – que l’archipel français fait oublier l’archipel d’un autre
pays possible.
De cet archipel nous voulons donc rendre compte afin de rappeler que le monopole de
la cartographie nuit à l’intelligibilité du politique et de résister à l’inverse tentation du
« localisme », qui plane dès que l’analyse se penche sur les occupations. L’utopie-archipel a
vocation à être une utopie-relationnelle et elle doit se penser, non en pure opposition avec le
territoire qu’elle dédouble, mais en polarisation conflictuelle : les deux pays s’appellent, se
rejettent et se désirent – sans qu’ils n’exigent jamais de trouver une quelconque synthèse,
résolution ou compromission, autrement dit, pas d’Aufhebung. Pour lever encore une fois
l’équivoque : il ne faut pas choisir l’un ou l’autre. On habite toujours plus d’un pays, avec ou
malgré nous ; et c’est à cette condition que la réflexion pourra échapper aux simplifications. À
cette condition aussi, que l’utopie cessera de s’enliser dans la dualité du rêve et de la réalité,
des « utopistes » et des « pragmatistes ». À cette condition enfin que l’on pourra peut-être
résoudre l’énigme initiale, qui posait cette curieuse interrogation : pourquoi des gens si
différents font-ils la même chose ? pourquoi de l’urbain au périurbain, des grandes métropoles
mondialisées aux campagnes françaises, on a voulu occuper ? Dans quelle mesure s’esquisse,
dans cette pratique, un geste utopique ? Pour répondre, il est proposé de suivre un cheminement
en trois étapes : il s’agira tout d’abord de montrer en quoi les occupations peuvent être
caractérisées par un même « désir d’habitation », qui trouve à se concrétiser dans la conquête
de nouveaux lieux, dont l’observation géographique nous enseigne qu’ils ressemblent à des
îlots nichés en marge des cartes institutionnelles ; puis, il sera suggéré de réinventer la
58
Olivier Dollfus a notamment introduit la notion d’ « Archipel Mégalopolitain Mondial » (La Mondialisation, 1996) afin de
décrire le fonctionnement en réseau des métropoles de pouvoir.
59
Les sciences sociales n’ont d’ailleurs pas manqué depuis l’avènement des démocraties modernes de diagnostiquer les
malheurs qui guettent ces dernières. Depuis La démocratie en Amérique de Tocqueville, en passant par Les Deux corps du roi
de Kantorowicz, Le désenchantement du monde de Gauchet, L’ère du vide de Lipovetsky, Le passé d’une illusion de François
Furet, jusqu’au récent Comment tout peut s’effondrer de Servigne, tous contribuent à dire la difficulté de « faire société », dans
une époque où le ciel comme le trône paraissent irréductiblement vides.
16
topographie de l’utopie, de l’île à l’archipel, pour échapper au jugement qui tend à considérer
précaires les occupations car trop éphémères, minoritaires car trop communautaires – pour
renouveler aussi l’utopie, qu’elle soit désormais nomade et libérée de son discrédit ; enfin, il
faudra se demander, dans une ouverture conclusive, quelle pourrait être la fonction de cet
archipel, dès lors qu’on admet son existence. On lui donnera un nom : Khôragora. Non par
exotisme – bien que la consonance laisse à s’y tromper –, mais par néologisme philosophique,
qui reliera « khôra » et « agora », en passant par un texte emprunté à Derrida, et qui interrogera
ce que pourrait être une politique des lieux :
« Nos sociétés modernes se sont construites sur la liberté de partir ailleurs. Mais aujourd’hui le
monde est fini, on ne peut plus aller « ailleurs ». Où se retirer, alors ? (…) il nous faut inventer
la possibilité de faire dissidence et sécession « sur place », ici, là où l’on est. »60
60
ABEL, Olivier. « Un laboratoire de la fragilité » in : Éloge des mauvaises herbes. Ce que nous devons à la ZAD. op.cit. epub.
17
PREMIÈRE PARTIE.
« Désir d’habitation » et découverte de nouvelles îles
I) La multiplication des lieux d’occupations
1. Politiser l’espace, plutôt que relocaliser la politique
Face au phénomène d’occupation, la tentation est grande de l’inscrire dans une
dynamique de relocalisation de la politique. Le climat de l’agora est en effet à la critique d’une
démocratie représentative ayant oublié ses citoyens et d’un personnel législatif et exécutif de
plus en plus « déconnecté » de la réalité du terrain. Naturellement, les mobilisations
contemporaines opéreraient un mouvement de balancier inverse : au lointain de la politique,
elles opposeraient le concret de l’ici. Cette analyse tend pourtant à recouper des débats anciens
: démocratie représentative vs. démocratie directe, échelon national vs. échelon local,
centralisation vs. décentralisation…61 Ces couples d’oppositions induisent également une
vision procédurale ou instrumentale du politique et subordonne volontiers ce dernier à une
théorie de l’organisation, alors qu’il est aussi une théorie du pouvoir et du conflit. Ainsi,
l’hypothèse que nous faisons est que la multiplication des lieux d’occupations est une
politisation de l’espace, bien davantage qu’une expression claire en faveur d’une
« relocalisation ». Il est en effet difficile de démontrer que les zones à défendre, les places
publiques et les ronds-points partagent une même sensibilité ; les premières sont proches de la
tradition du communalisme, les secondes s’insèrent volontiers dans le réseau des grandes
métropoles globalisées, tandis que les troisièmes traduisent un enchevêtrement complexe entre
les territoires de proximité et le territoire national. Les « demandes démocratiques » qu’elles
portent tendent d’ailleurs à recouper cette cartographie : démocratisme plutôt libertaire au sein
des ZAD ; démocratisme inspiré de l’Antiquité grecque, soucieux d’une démocratie plus directe
sur les places publiques ; démocratisme insurrectionnelle, en appelant à un processus
reconstituant, depuis les ronds-points. Cette hétérogénéité ne doit cependant pas conduire à
soutenir que ces lieux n’ont rien à voir les uns avec les autres ; tout au contraire, à la lumière
de la pluralité des dynamiques spatiales et démocratiques qui les traversent, elle nous invite à
réfléchir avec d’autant plus de perplexité à ce choix partagé de « l’occuper ».
61
Des questions qui commencent à se poser dès le dix-neuvième siècle et qui sont déjà au cœur des débats révolutionnaires,
dont l’opposition schématique entre jacobins et girondins s’en fait une des illustrations.
18
À ce titre, un préalable s’impose afin de distinguer ce qui est entendu par espace, lieu,
territoire et d’établir le cadre conceptuel de référence de notre travail. Parmi les contributions
les plus fécondes comptent celles d’Henri Lefebvre (La production de l’espace, 1974), de
Michel de Certeau (L’invention du quotidien, 1980) et de Marc Augé (Non-lieux, introduction
à une anthropologie de la surmodernité, 1992). Leur dialogue permet de mettre en relief les
pierres d’achoppement théoriques, mais aussi de présenter les renversements qui s’opèrent en
un peu moins d’une vingtaine d’années. Henri Lefebvre est ainsi le premier à déconstruire les
préjugés relatifs à l’espace, qui voudraient que ce dernier soit tantôt associé à sa « réalité »
matérielle ou naturelle (l’espace physique, pratique et sensible), tantôt à sa représentation
mentale (l’espace cartésien des géomètres, l’espace mental des philosophes). Il invite ensuite à
l’envisager comme une « abstraction concrète »62, qui nous précède toujours : « Chaque espace
a été posé avant la venue de l’acteur, sujet individuel et collectif parce que toujours membre
d’un groupe, d’une classe, qui tente de s’approprier cet espace. »63 L’espace n’en demeure pas
moins produit, triple et conflictuel : produit, car il est le résultat des relations sociales qui
s’expriment au sein d’une société ; triple, car il repose sur l’espace conçu (lié aux rapports de
production, à l’ordre dominant et aux planificateurs qui l’aménagent), l’espace perçu (lié aux
rapports de production et de reproduction, à ceux qui le pratiquent habituellement) et l’espace
vécu (lié aux représentations, à ceux qui l’habitent et tentent de le subvertir) ; conflictuel, car il
est en permanence renégocié par les acteurs politiques, économiques et sociaux qui en font
l’expérience. Si ce résumé est évidemment trop synthétique pour faire droit à la richesse des
hypothèses d’Henri Lefebvre64, il importe d’en retenir la dimension intrinsèquement sociale de
l’espace et les dynamiques d’appropriation et de désappropriation qui le traversent ; car si ce
dernier est d’abord le reflet du pouvoir, il n’en abrite pas moins sa force de résistance interne.
C’est d’ailleurs une opposition semblable que l’on retrouve chez Michel de Certeau et
Marc Augé, au prix toutefois d’une terminologie plus trompeuse. Le premier distingue en effet
lieu et espace (« place » and « space ») pour signifier d’un côté le lieu approprié et défini, par
exemple, par les urbanistes ; de l’autre l’espace résultant de l’action des sujets historiques sur
ce même lieu. Il clarifie : « L’espace est un lieu pratiqué. Par conséquent, ce sont les marcheurs
qui transforment en espace la rue géométriquement définie comme lieu par l’urbanisme. »65
Une distinction qui est d’ailleurs assez proche de celle encore en usage chez les géographes
entre territoire et espace – le premier désignant un topos statique et déterminé, le second un
topos dynamique et interprété. La discussion se complique dès lors qu’Augé vient déplacer la
62
LEFEBVRE, La production de l’espace. op.cit. I, 12.
Ibid. I,19.
64
Pour approfondir, voir : MARTIN, Jean-Yves. « Une géographie critique de l’espace du quotidien. L’actualité mondialisée
de la pensée spatiale d’Henri Lefebvre ». Articulo - Journal of Urban Research, 2. 2006.
65
CERTEAU, Michel de. L’invention du quotidien, op.cit. p.173.
63
19
conceptualité en traçant cette fois une ligne entre « lieux » et « non-lieux », qui « passe par
l’opposition du lieu à l’espace »66. Les lieux anthropologiques « se veulent identitaires,
relationnels et historiques »67 par contraste avec les non-lieux, qui tendent à se fondre dans les
« espaces » qui prolifèrent : « espace aérien, espace urbain, espace publicitaire, espace verts,
espace théâtre… »68 Autrement dit, ce que Marc Augé appelle lieu, Michel de Certeau
l’appellerait espace ; et ce que Michel de Certeau appelait lieu, Marc Augé l’appellerait nonlieux. Si cette clarification laborieuse des termes qui nous importaient peut apparaître comme
un obstacle, elle est aussi précisément un des symptômes de la difficulté pour la théorie critique
à déployer une intelligence des lieux. Nous proposons néanmoins d’entrevoir, derrière cette
confusion, une ligne de force : là où l’espace était synonyme pour Michel de Certeau d’un
mouvement individuel, traduisant le pouvoir d’« agency » de chacun, il est devenu chez Marc
Augé l’espace abstrait des flux contrôlés. Comme si à mesure de l’avancée vers la
« surmodernité » et, par conséquent de la progression d’un capitalisme spatialisé, « l’espace »
réellement et concrètement disponible tendait à se réduire ; comme s’il devenait de plus en plus
difficile de le réinvestir, où passant permanent, l’on n’était plus jamais invité à demeurer. Pour
le dire avec les mots de Marc Augé, il s’agit de mesurer l’opposition entre « l’espace symbolisé
du lieu à l’espace non symbolisé du non-lieu »69. L’un est un lieu vécu, éprouvé, sensé ; l’autre
est sans relief, où il est beaucoup plus compliqué d’y laisser sa trace.
La question qui se pose alors est la suivante : dans quelle mesure notre espace
économico-politique laisse-t-il encore une place à ceux qui voudraient s’y attarder ? Pour
clarifier définitivement la terminologie spatiale qui sera employée, nourrie par la lecture croisée
des trois textes présentés, sera donc distingué l’espace mondial du capitalisme spatialisé,
producteur de non-lieux, caractérisé par un phénomène croissant d’abstraction et
d’homogénéisation ; le territoire national, associé à l’exercice de la souveraineté
démocratique ; le lieu local, singularisé par la position d’interface qu’il constitue entre les
dynamiques capitalistes et les promesses démocratiques ainsi que par la prétention à renouer
avec le concret d’un vécu. Il est également entendu que cette topologie n’est pas étanche et que
les différents échelons tendent à s’entrecroiser, à s’allier ou à se contester. Dans le cas des
occupations, la défiance est parfois plus qu’évidente entre l’espace et le lieu, ce dernier
s’opposant radicalement à « l’aménagement du territoire », présenté comme « une guerre
66
AUGÉ, Marc. Non-lieux. op.cit, p.102.
Ibid, p.69.
68
Ibid, p.105
69
Ibid.
67
20
menée contre les lieux qu’elle annihile »70. Jean-Baptiste Vidalou, philosophe et occupant luimême, poursuit :
« Depuis une dizaine d’années, que ce soit sur la ZAD du bois de Tronçay dans le Morvan, dans
les bois de Sivens, à Notre-Dame-des-Landes, dans la forêt des Chambarans à Roybon, à Bure
ou dans les Cévennes, il est évident qu’il se passe quelque chose du côté de la forêt et des autres
« espaces de faible densité », comme il est dit dans quelque bureau sordide de quelque donneur
d’ordre sordide. Certains ont commencé à habiter ces espaces, tout en intensité. À les habiter
précisément contre la planification qui leur est dévolue. Contre ce futur aménagé qui voudrait
les voir convertis en « systèmes entreprenants », « avant-scènes des métropoles », « platesformes productives » ou pures « zones de relégation ». »71
La critique est sévère, mais néanmoins révélatrice d’une pratique spatiale qui préfère aux
« cartes d’ingénieurs » la puissance « des paysages vécus »72. Spontanément, on pourrait donc
conclure à l’opposition entre capitalisme et localisme ; mais, ce serait oublier le territoire
national, qui interroge ici quant à son rôle. En effet, que se passe-t-il quand ce dernier s’efface,
en raison d’un accommodement, sinon d’une collusion, avec les dynamiques de l’espace
mondial ? La démocratie politique se voit ainsi débordée par la logique économique et la
promesse d’autonomie sur laquelle elle s’est construite tend à s’éroder. Le « sursaut du local »
observé depuis une dizaine d’années se présenterait comme une réaction à cette dépossession
et comme un des derniers remparts pleinement politique. Un lieu, autrement dit, où le politique
conserverait son ascendant sur le pouvoir économique, et où il serait possible de s’aménager
une autre place que celle imposée par des « organisateurs »73 et des représentants, qui font
désormais maison commune. Une disposition que le géographe Michel Lussault qualifie, pour
sa part, de « puissance politique intrinsèque de l’espace social » et qui est, selon lui,
véritablement « au cœur de ces manifestations »74. En effet, qu’il s’agisse ainsi des ZAD, des
places ou des ronds-points, tous semblent au moins, selon lui, procéder d’une même légitimité :
« On a pris (la) place et on sʼy tient […] on invente un nouveau lieu dʼhabitation, rompant le
régime libéral établi des usages des espaces urbains. »75 Si les moyens peuvent paraître
fortement asymétriques, il est néanmoins précieux de rappeler que l’espace produit n’échappe
jamais à ses contradictions ; Lefebvre nous a enseigné à juste titre combien, « même le néocapitalisme ou capitalisme d’organisations (…) ne produisent pas un espace en plein et entière
connaissance des causes, des effets, des raisons et implications »76. Manière de rejoindre de
Certeau, lorsque lui-aussi soulignait la possibilité pour l’espace vécu de « devenir le point
70
VIDALOU, Jean-Baptiste. Être forêts: habiter des territoires en lutte. Paris : Éditions Zones, 2017, Lyber. En ligne :
https://www.editions-zones.fr/lyber?etre-forets
71
Ibid.
72
Ibid.
73
INVISIBLE, Comité. À nos amis. Paris : La Découverte. 2014. p.87.
74
LUSSAULT, Michel. Bienvenue dans la nouvelle lutte des places ! En ligne : https://www.raison-publique.fr/article491.html
75
Ibid. Précisons également qu’il faut entendre ici « urbain », non pas seulement au sens de ce qui se rapporte à la ville, mais
au sens de toute l’organisation du territoire qu’il induit.
76
LEFEBVRE, La production de l’espace. op.cit. I, 17.
21
aveugle d’une technologie politique et scientifique »77. Les territoires et les lieux habités sont
devenus invisibles au pouvoir, qui observe depuis le haut de ses tours d’ivoires ; il ne sait
pourtant pas, qu’en bas, de temps à autre, on lève les yeux au ciel.
La pratique spatiale rebelle, qui se matérialise à travers les occupations, s’attache en
effet à localiser le pouvoir, au moins autant qu’à « localiser » la politique. Là est sans aucun
doute une dimension oubliée de l’analyse de ces mouvements, qui a eu tendance à se focaliser
le phénomène lui-même, sans jamais s’interroger sur le type de relationnalité qu’il implique.
Les situationnistes l’avaient pourtant écrit, non sans panache : « Car, en fait, on n’habite pas un
quartier d’une ville, mais le pouvoir. »78 Plus documentés furent à ce sujet les travaux de Michel
Foucault, qui gagneraient à être remobilisés, tant ils ont ouvert à une intelligibilité architecturale
du pouvoir et mis en lumière les modalités d’un gouvernement des et par les milieux79. Du côté
des occupants, la référence n’a pas manqué d’être employée :
« Le pouvoir actuel ne se définit pas par ses institutions politiques mais par ses infrastructures.
Il est architectural plus que représentatif. Il agence des espaces, il administre des choses, il
gouverne des hommes. (…) C’est du côté de l’ingénierie, de l’aménagement du territoire, du
design des réseaux qu’il faut regarder pour comprendre ce à quoi nous avons affaire. « Identifier
ce système, en tracer les contours, en déceler les vecteurs, c’est le rendre à sa nature terrestre,
c’est le ramener à son rang réel. Il y a là aussi un travail d’enquête, qui seul peut arracher son
aura à ce qui se veut hégémonique. »80
Une telle perspective permet de dévoiler pleinement ce qui est entendu par politisation de
l’espace et d’échapper à l’alternative qui examine les occupations selon une vue macroscopique
ou microscopique. Indépendamment d’ailleurs de celle adoptée, le débat en vient toujours à se
paralyser relativement à la potentialité pour ces dernières de détrôner le pouvoir qu’elle
conteste. S’il est certain qu’elles sont insuffisantes pour se supplanter à l’espace mondial, elles
n’en sont pas moins utiles pour mettre en lumière les modalités d’exercice concret du pouvoir
« néo-capitaliste » ou « néolibéral », selon la terminologie choisie. Par contraste, elles
rappellent aussi combien le « sursaut du local » n’est peut-être pas nommé avec le plus de
pertinence, car il tend à faire oublier que le localisme est, d’une certaine manière, le produit du
capitalisme ; il n’est un local que fonction d’un global. Or, l’enjeu pour tous ces luttes tient
peut-être aussi à renouer avec une terre familière, qui échappe précisément au localisme, qu’il
soit d’accusation ou de célébration.
77
CERTEAU, Michel. « Marches dans la ville » in : L’invention du quotidien, op.cit.
« Programme élémentaire du Bureau d’urbanisme unitaire ». Internationale Situationniste, n°6, Août 1961.
79
Voir par exemple pour une première approche : VILLANI, Tiziana. « Michel Foucault et le territoire : gouvernement et
biopolitique ». Le territoire des philosophes. 2009. pp. 161-176.
80
VIDALOU, Jean-Baptiste. Être forêts: habiter des territoires en lutte. op.cit. En ligne : https://www.editionszones.fr/lyber?etre-forets
INVISIBLE, Comité. À nos amis. op.cit. p.192.
78
22
2. Occuper pour habiter
Comment comprendre alors le phénomène d’occupation ? Si la pratique, en elle-même,
est ancienne, les lieux où elle prend place sont en revanche inattendus – « improbables »81
comme l’écrit Michèle Riot-Sarcey. En effet, l’occupation s’est déplacée de l’usine à la rue, du
lieu de travail au lieu « public » et l’hypothèse de l’ouverture d’un cycle de contestation inédit
depuis les années 2011, semble ainsi accréditée par ceux qui ont interrogé en détails ces
pratiques occupantes. Ces dernières participent notamment à réinterroger les « répertoires de
l’action collective »82, comme le précisent les sociologues Stéphanie Dechezelles et Maurice
Olive :
« Les occupations sembleraient relever, si ce n’est d’un nouveau répertoire d’action, du moins
d’une hybridation complexe entre répertoires local-patronné et national-autonome d’une part
et répertoire transnational-solidariste »83
Ces trois répertoires entrent ainsi en écho avec la multiplicité des dynamiques spatiales
traversant les lieux d’occupations, présentées précédemment ; en creux se lit la répartition des
ZAD (local-patronné), des ronds-points (national-autonome) et des places (transnationalsolidariste). Néanmoins, il semble possible d’identifier une fonction partagée, en ce que tous
participent à « make public space common », selon l’expression emprunté à Michael Hardt et
Antonio Negri84. Le passage du public au commun traduit ainsi la volonté des occupants de
produire un espace autre, au sein de l’espace déjà existant. La place n’est, par exemple, plus
« publique », répondant de la démarcation libérale entre privé et public, mais bien « commune »
au moins le temps de l’installation des campements. Ce déplacement occupationnel et cette
nouvelle modalité de production du commun marquent le renouvellement d’un socialisme
qu’on pourrait dire de première génération, où les « lieux de travail » étaient ceux qui assuraient
ces fonctions, comme le souligne Jacques Rancière85. L’enjeu qui nous est contemporain est
alors celui de se demander si cette « installation "au dehors", à l’extérieur » qui est « une
différence de taille », comme le note Michel Lussault86, ne constitue pas une transformation
répondant aux mutations géographiques du pouvoir et à la volonté de lui opposer une force de
résistance à sa mesure. Il faudrait ainsi adjoindre aux occupations d’usines, des occupations
d’un autre type, capables de pointer la diversité des cœurs névralgiques de la production.
81
RIOT-SARCEY, Michèle et Jean-Louis Laville. Le réveil de l’utopie. op.cit. epub.
Voir : FILLIEULE, Olivier ; MATHIEU, Lilian ; PÉCHU, Cécile (sous la direction de). Dictionnaire des mouvements
sociaux. Paris : Les Presse, Sciences Po, 2009. p. 454.
83
Dechezelles, Stéphanie et Maurice Olive. « Les mouvements d’occupation : agir, protester, critiquer ». art. cit. p.32.
84
HARDT, Michael, NEGRI, Antonio. Assembly. New York : Oxford University Press. 2017. p.67.
85
RANCIÈRE, Jacques. En quel temps vivons-nous ?. Paris : La Fabrique, 2017.
86
LUSSAULT, Michel. Bienvenue dans la nouvelle lutte des places ! En ligne : https://www.raison-publique.fr/article491.html
82
23
Insatisfaits alors de l’espace aménagé et de l’espace qui leur est ménagé, les occupants
recréeraient un lieu vécu, échappant, au moins partiellement, au lieu conçu. Le sociologue et
géographe Richard Sennett a d’ailleurs rappelé combien la réalité spatiale urbaine
contemporaine traduisait une dissociation du « bâtir » (building) et de « l’habiter » (dwelling)87.
Il a également souligné la possibilité de voir se développer des phénomènes privilégiant une
« architecture without architects: the primacy of the cité; making derived from dwelling »88. Un
schéma qui paraît en effet correspondre à ce qui s’est déroulé sur les places des grandes
métropoles, comme sur les ZAD ou les ronds-points, où le bâtir a succédé à l’habiter.
Cependant, il ne s’agit pas là seulement d’une simple inversion ; car, en effet, une forme de
bâtir préexiste toujours aux occupants – les limites circonscrites des places, le carrefour
giratoire, la taille de la zone capable d’être « défendue ». Or, si le bâtir est un produit de
l’habiter, qu’est-ce donc qu’un bâtir qui n’habite pas ? L’interrogation est à ce titre redevable
à la réflexion d’Heidegger, lorsqu’en dépit de l’héritage philosophique discuté qui est le sien89,
il délivre une conférence, en août 1951 à Darmstadt, intitulée Bâtir habiter penser90. Son repli
dans une « cabane en forêt » ne serait pas le reflet d’un rejet de l’altérité présente dans les villes,
comme l’écrit Richard Sennett91, mais bien plutôt le signe d’une détestation de ce bâtir
inhabitable. Et pour cause, Heidegger nous apprend que les questions relatives au bâtir et à
l’habiter sont loin d’être réservées aux réflexions d’architectes ; tout au contraire, elles sont
constitutives de ce que cela signifie être homme :
« Bâtir, voulons-nous dire, n'est pas seulement un moyen de l'habitation, une voie qui y conduit,
bâtir est déjà, de lui-même, habiter. (…) Habiter est la manière dont les mortels sont sur terre.
(…) Nous n'habitons pas parce que nous avons « bâti », mais nous bâtissons et avons bâti pour
autant que nous habitons, c'est-à-dire que nous sommes les habitants et sommes comme
tels. »92
Être homme, ce serait donc habiter. Immense est ensuite la question : mais qu’est-ce que
qu’habiter ? Heidegger avait pour sa part formulé une réponse si ambitieuse qu’elle l’avait
conduit à affirmer : « La véritable crise de l'habitation réside en ceci que les mortels en sont
toujours à chercher l'être de l'habitation et qu'il leur faut d'abord apprendre à habiter. »93 Sans
aller jusqu’à dire que les occupants d’aujourd’hui aient enfin retrouvé le chemin de l’être, il est
néanmoins possible d’envisager qu’ils participent de ce processus d’apprentissage. Apprendre
87
SENNETT, Richard. Building and dwelling: ethics for the city. New York : Farrar, Straus and Giroux. 2018.
Ibid, pp. 13-14.
89
Les rapports entre Heidegger et le nazisme, ainsi que l’antisémitisme et l’antijudaïsme dont le philosophe a pu faire preuve
n’a en effet cessé d’alimenter la controverse et d’interroger la légitimité de son héritage philosophique.
90
HEIDEGGER, Martin. « Bâtir habiter penser ». 1951. En ligne : http://palimpsestes.fr/textes_philo/heidegger/habiter.html
91
SENNETT, Richard. Building and dwelling: ethics for the city. op.cit. p.128.
92
HEIDEGGER, Martin. « Bâtir habiter penser », art. cit.
93
Ibid.
88
24
à habiter, cela voudrait donc dire apprendre à réaménager des lieux, au sens fort et
anthropologique du mot.
Alors, occuper pour habiter. Pour s’en convaincre, il faut retourner au plus près des
témoignages de ceux qui vivent les occupations. Une enquête ethnographique menée en 2019
par Antoine Bernard de Raymond et Sylvain Bordiec, auprès des Gilets Jaunes d’un rond-point
du Sud-Ouest de la France, dit « Treyssac », a mis en évidence que « le principal lieu d’action
[a été] occupé jour et nuit »94, à la suite du début du mouvement, en novembre 201895 :
« On construit « en dur » et on s’organise pour tenir en permanence les occupations. Il s’agit de
mettre en place un lieu habitable où il est possible de dormir, prendre des repas et se rassembler.
Sur le premier des ronds-points réoccupés, les participants s’attellent à la construction d’une «
cabane » (baptisée « Maison du citoyen ») à partir de palettes en bois et de bâches. La
coprésence sur les ronds-points et les cabanes permet d’expérimenter des formes originales de
solidarité et de délibération, qui tendent à faire des lieux occupés des places publiques. La
cabane peut devenir un « chez-soi » dont l’idée de devoir le quitter est désagréable. »96
Non seulement les « cabanes » sont donc vectrices de puissance politique, car elles permettent
aux occupations de durer – et sont, en ce sens, moins temporaires que les manifestations –,
mais elles sont aussi symboles de tout autre chose qu’une retraite solitaire. Ce « chez soi » et
ce « chez nous » retrouvés renouent avec une expérience intrinsèque de l’habiter et se détachent
des connotations négatives et identitaires qui leur sont souvent associées. Quelques kilomètres
plus loin, dans le sud de l’Aveyron, sur le lieu-dit La Plaine, à Saint-Victor97, les occupants
racontent, à leur tour, comment la « cabane est devenue un monde » :
« Ce lieu est aussi stratégique pour ceux qui y vivent. Même plus, il est devenu vital. Les
rencontres, les journées passées à construire, à échanger des techniques, des idées, à fêter
ensemble, les actions menées, c’est tout ça qui donne la consistance de cette cabane, une cabane
qui contient, pour ainsi dire, le monde entier. »98
Ces récits rapportent la charge symbolique présente dans les lieux d’occupations, qui sont ainsi
plus proches des « lieux » que des « non-lieux », dont parle Marc Augé. Métamorphose radicale
en une maison dans le cas du rond-point, symptôme de l’échangeur froid et de la distribution
contrôlée des trajectoires ; transformation tactique à La Plaine, où les occupants s’opposent à
l’aménagement d’une zone industrielle éolienne – manière d’empêcher que le « terrain » ne
rejoigne l’espace mondial interconnecté. Autre élément marquant, l’adoption de la forme
94
Ibid.
La première manifestation des Gilets jaunes se déroule le 17 novembre 2018 et réunit 287 000 participants selon le Ministère
de l’Intérieur.
96
DE RAYMOND, Antoine Bernard, BORDIEC, Sylvain. « Tenir : les Gilets jaunes, mouvement d’occupation de places
publiques ». Métropolitiques, 14 octobre 2019. En ligne : https://www.metropolitiques.eu/Tenir-les-Gilets-jaunesmouvement-d-occupation-de-places-publiques.html
97
Le lieu est notamment occupé pour protester contre un projet RTE, voulant implanter une zone industrielle éolienne.
98
VIDALOU, Jean-Baptiste. Être forêts: habiter des territoires en lutte. op.cit. En ligne : https://www.editionszones.fr/lyber?etre-forets
95
25
cabane par des « novices de la politique »99 comme par des activistes aguerris ; preuve
supplémentaire qu’elle doit retenir notre attention, tant ce dont elle est le signe est bien moins
frêle que son apparence précaire et éphémère. Par ailleurs, à la cabane répond aussi « la forêt ».
Cette dernière, si elle ne constitue pas une « forme politique » à part entière comme le souligne
Frédéric Lordon, pour en appeler à la prudence face à l’imaginaire du « vivre sans » qu’elle
réveille100, n’en est pas moins une des modalités possibles d’un autre habiter. Jean-Baptiste
Vidalou émet ainsi l’hypothèse d’un être forêt, qui se déploierait à la fois physiquement au sein
des lieux occupés et sensiblement comme une manière de vivre :
« Il s’agit ici de voir comment nous sommes forêts. Des forêts qui ne seraient pas tant ce bout
de « nature sauvage » qu’un certain alliage, une certaine composition tout à fait singulière de
liens, d’êtres vivants, de magie. Non une étendue mais une puissance qui croît, en son cœur
comme à ses lisières. Les forêts, c’est une réalité sensible, moins un « espace recouvert
d’arbres », comme sa définition courante le laisse à penser, qu’une façon singulière d’agencer
le monde, de l’imaginer, de s’y attacher. Peut-être que ceux qui habitent leurs quartiers, leurs
champs, leurs ateliers ou leurs bocages pourraient arriver aux mêmes conclusions. »101
Cette « éthique » d’un être forêt pourrait ainsi être adoptée au cœur même des grandes
métropoles urbaines102, où l’urgence d’un « habiter » est tout aussi grande face à
l’« architecture du mépris »103 qui s’y déploie. Une aspiration commune à un mieux vivre, qui
trouve à s’aménager singulièrement en chaque lieu, voilà ce dont il serait alors question avec
les occupations. À noter que le « mieux » n’est bien sûr pas ici synonyme de « confort » ; les
« lieux de fortunes », comme on les nomme parfois, sont alors précisément l’endroit où
s’invente une autre chance – fortune incalculable, mais riche de sa promesse d’avenir.
Un avenir dont il nous faut rêver à l’ère du « capitalocène »104 et d’un temps qui nous
paraît désormais compté. Il se pourrait que cette articulation entre l’habitation et le politique en
soit un des symptômes autant qu’une des réponses. En effet, on pourrait faire l’hypothèse que
si les occupations ont eu tendance à se multiplier au cours de la précédente décennie, c’est aussi
en lien avec l’intuition partagée d’une nécessité de réinventer une pratique politique à la hauteur
de la situation catastrophique, liée aux ravages de la planète :
« Cʼest à se demander si ces occupations ne nous parlent pas dʼabord dʼhabitation humaine de
la planète. Comment habiter collectivement ce monde, telle paraît être la question originelle qui
informe toutes les autres ? (…) Ce que lʼoccupation nous montre, cʼest lʼexistence dʼune
99
La presse (Ouest France, Libération, Le Figaro) a ainsi abondamment qualifié les Gilets Jaunes.
LORDON, Frédéric. Vivre sans ?. Paris : La Découverte, 2019.
101
VIDALOU, Jean-Baptiste. Être forêts: habiter des territoires en lutte. op.cit. En ligne :
https://www.editions-zones.fr/lyber?etre-forets
102
Pour s’en convaincre, voir le très riche : Le livre des places. Paris : Inculte-Dernière Marge. 2018.
103
LABBE, Mickaël. Reprendre place: contre l’architecture du mépris. Paris : Payot Rivages. 2019.
104
Le terme est préféré à celui d’anthropocène. Voir, par exemple, CAMPAGNE, Armel. Le capitalocène : aux racines
historiques du dérèglement climatique. Paris : Éditions divergences. 2017.
100
26
possible « Common Decency » spatiale, qui serait un des fondements possibles du
renouvellement de la pensée et de lʼaction politiques. »105
Un point de départ donc, bien plus qu’une ligne d’arrivée, qui mériterait de plus amples
investigations, par-delà aussi les simplifications des « luttes écologiques » tributaires du jeu
politique institutionnalisé106. Interroger ce qui s’énonce avec ces « pratiques collectives » dont
la condition de possibilité est désormais la constitution d’« un lieu commun »107 et dont le
« désir d’habitation » ne manque pas d’entrer en conflit avec les solutions déjà disponibles. Car
on aurait tort en effet de faire de « l’habiter » une simple variable ajustable des politiques
environnementales ; les Gilets jaunes, par exemple, nous parlent d’habitation du monde, même
si le mouvement s’est déclenché pour protester contre la mise en place d’une taxe carbone –
d’une habitation, où l’on ne dépendrait plus des distances kilométriques, imposées au nom
d’une « optimisation de l’espace ». En confrontant ainsi la pluralité des visions de « l’habiter »
qui se disent, plus ou moins implicitement, au sein des occupations, il serait possible que s’y
dessine comme un « avenir », indexé à l’idée d’une justice spatiale. En définitive, c’est donc
une invitation à considérer « l’habiter » comme « un geste politique à part entière »108 qui est
ici formulée, non sans rappeler les mots de Marc Augé : « Dans la coexistence des lieux et des
non-lieux, le point d’achoppement sera toujours politique. »109
3. Les lieux « ingouvernables »
« Habiter pleinement, voilà tout ce que l’on peut opposer au paradigme du
gouvernement »110 affirment ainsi les rédacteurs d’À nos amis. Le désormais célèbre mot
d’ordre « Soyons ingouvernables » résume le leitmotiv de cet esprit rebelle qui s’est distillé
parmi certains des occupants, notamment des places et des zones à défendre, en écho à la
circulation des ouvrages du Comité invisible. Mais plutôt que de s’attarder sur l’imaginaire du
« vivre sans » qu’il participerait à diffuser selon certains111 ou d’entrer dans l’insoluble débat
institutionnel qu’il réveille112, c’est davantage cette résurgence de l’habiter, là où ne l’attendait
105
LUSSAULT, Michel. Bienvenue dans la nouvelle lutte des places ! En ligne : https://www.raisonpublique.fr/article491.html.
106
S’il est certain, en effet, que ni Gilets jaunes, ni nuits-deboutistes, ni zadistes, ne parlent d’une même voix dès lors qu’il
s’agit d’écologie, ou de « vote écolo », cela ne suffit guère à clore la discussion.
107
AUGÉ, Marc. Non-lieux. op. cit. p.68.
108
Dechezelles, Stéphanie et Maurice Olive. « Les mouvements d’occupation : agir, protester, critiquer », art. cit. p.18.
109
AUGÉ, Marc. Non-lieux. op. cit. p.144.
110
INVISIBLE, Comité. À nos amis. op.cit. p.166.
111
Voir : LORDON, Frédéric. Vivre sans ?. Paris : La Découverte, 2019.
112
Débat qui s’ouvre quant à la nécessité de convertir ces expériences d’occupations en données assimilables pour la scène
politique institutionnelle, si elles entendent avoir une véritable force politique. Ce dernier conduit rapidement à retomber dans
le « réflexe institutionnel » que nous présentions en introduction et où la question en revient, toujours d’une manière ou d’une
autre, à vouloir les « représenter ».
27
guère qui peut retenir notre attention. En effet, ce qui semble être ici en jeu, c’est bien la
politisation de l’habiter, en tant qu’il pourrait prétendre au même titre que « le gouverner » à
un nouveau type d’organisation de la vie collective :
« Sortir du paradigme du gouvernement, c’est partir en politique de l’hypothèse inverse. Il n’y
a pas de vide, tout est habité, nous sommes chacun d’entre nous le lieu de passage et de nouage
de quantités d’affects, de lignées, d’histoires, de significations, de flux matériels qui nous
excèdent. Le monde ne nous environne pas, il nous traverse. Ce que nous habitons nous habite.
Ce qui nous entoure nous constitue. Nous ne nous appartenons pas. Nous sommes toujours-déjà
disséminés dans tout ce à quoi nous nous lions. La question n’est pas de former le vide d’où
nous parviendrions à enfin ressaisir tout ce qui nous échappe, mais d’apprendre à mieux habiter
ce qui est là – ce qui implique d’arriver à le percevoir, et cela n’a rien d’évident pour les enfants
bigleux de la démocratie. »113
Les occupations participeraient ainsi d’une exploration des conditions d’une existence terrestre,
forgée par l’expérience de la solidarité bien plus que par celle de l’individualité. En effet, nous
pourrions dire qu’est terrestre, tout ce qui appartient et tout ce qui met en lumière les réseaux
d’appartenances et les liens nécessaires à la vie commune. La question ouverte serait donc
celle d’une politique capable de se penser depuis cette « terrestritude », remettant radicalement
en cause l’idée, héritée du libéralisme de « non-interférence », qui estime que les
« appartenances » ne sont autres que des entraves à la liberté et à l’autonomie. Or,
démonstration inverse paraît aujourd’hui faite dès lors que des « liens » sont revendiqués
comme libérateurs et non plus comme oppresseurs. De la même manière, le souci de
l’organisation n’est plus indexé à une politique gestionnaire, mais à une politique attentionnée
: « Tout n’est pas organisé, tout s’organise. La différence est notable. L’un appelle la gestion,
l’autre l’attention. »114 La volonté est donc claire d’échapper à l’« abstraction qui ronge et
menace »115 l’époque comme l’écrivait déjà Marc Augé, et qui conduit, ultimement, à refuser
le paradigme du gouvernement, en tant qu’il est, pour certains habitants, le paradigme d’une
politique abstraite, qui organise bien plus qu’il laisse s’organiser. « Gouverner, écrit en effet
Michel Foucault, c’est structurer le champ d’action éventuel des autres. »116
Face à cette réduction des possibles, l’action pourtant résiste : le paradigme du politique
tout court est loin d’être congédié. Et pour cause, loin de déserter le combat, les occupants
cherchent à infléchir le rapport de force : il n’est plus question d’être en position de demandeurs
mais bien de producteurs. C’est précisément peut-être ce qui vient déranger l’édifice
gouvernemental, dont les normes sont contestées par ces lieux dits « ingouvernables » et dont
le premier réflexe de survie consiste à renvoyer ces derniers à des épiphénomènes déviants.
113
INVISIBLE, Comité. À nos amis. op.cit. p.79.
Ibid. p.88.
115
AUGÉ, Marc. Non-lieux. op. cit. p.109.
116
FOUCAULT, Michel. « Le sujet et le pouvoir». in: Dits et écrits (1954-1988), T.IV, n°306. Paris : Gallimard. 1994.
114
28
Preuve de « cette loi du plus fort » qui cherche à se maintenir et qu’Olivier Abel résume sans
détours :
« Quelle est cette loi d’airain des plus forts, contre laquelle Homère se dressait déjà dans
l’Iliade, et qui partout et sans cesse applique son impérieux "soyez commensurables, ou
disparaissez", pour reprendre la terrible formule de Jean-François Lyotard ? Et quelle est la
solution pour sortir de cette logique barbare ? »117
Cette même logique qui a d’ailleurs sa part de responsabilité dans la catastrophe terrestre,
puisqu’incapable de suspendre son grand inventaire du monde au profit d’une attention à ce
que les événements viennent lui suggérer :
« Une manière de se tenir droit. De ne plus courber la tête. S’enraciner mais aussi surgir. Se
déployer. Quelque chose comme une verticalité inédite. C’est peut-être d’abord cela une forêt
et ce que l’on a envie d’y défendre : un événement vertical. Quelque chose qui, contre
l’étrangeté du monde administré, est enfin là. »118
Affirmer le refus de la commensurabilité et faire l’hypothèse de la verticalité n’est pas sans
rappeler une certaine philosophie de l’événement qui s’est déployée au cours des dernières
décennies119. Elle est néanmoins demeurée difficile à soutenir politiquement, tant elle paraissait
toujours trop « exceptionnelle », trop tributaire d’une « politique pour virtuose »120. Mais c’est
là encore, peut-être aller trop vite, manquer ce qui se dit dans « cette verticalité inédite ». Et
contrairement à l’idée qui voudrait qu’elle soit extraordinaire, c’est bien peut-être l’ordinaire
d’une expérience vécue qui s’y dévoile, rendue possible par son ancrage géographique. Car à
bien y regarder, ce qui se passe dans tous ces lieux occupés n’a rien de grandiose ; bien plutôt,
s’y énonce assez humblement – dont l’étymologie renvoie à l’humus qui tapisse les forêts et
dont la racine grecque désigne la « terre » – un appel à la reconnexion du politique avec le
« terrain ». Terrain, qu’il faudrait entendre cette fois-ci, non plus comme un objet d’étude pour
les dirigeants qui devraient mieux le « connaître », mais bien comme ce qui s’invente, se
partage et se décide sur un sol commun. Une politique pour « atterrir » suggérerait peut-être
Bruno Latour, capable de se « situer » et de renouer avec ce qui se révèle au plus près des terres
habitées. « Prise de terre(s) », diffusé à l’été 2019 pour documenter la ZAD de Notre-Damedes-Landes, en est notamment un témoignage important, soulignant l’intérêt des lieux qui
s’inventent à l’écart :
117
ABEL, Olivier. « Un laboratoire de la fragilité » in : Éloge des mauvaises herbes. Ce que nous devons à la ZAD. op.cit.
epub.
118
VIDALOU, Jean-Baptiste. Être forêts: habiter des territoires en lutte. op.cit. En ligne :
https://www.editions-zones.fr/lyber?etre-forets
119
Dans le sillage notamment des travaux d’Alain Badiou ou de Giorgio Agamben. « L’événement » pourtant gagnerait à être
étudié au prisme d’un autre héritage philosophique, qu’on peut trouver par exemple chez Günther Anders ou chez Jacques
Derrida.
120
C’est le reproche que fait notamment Frédéric Lordon, dans son ouvrage Vivre sans ?, aux philosophies de l’événement.
29
« Se départir de l’idéologie pour apprendre de l’expérience. Opposer à la rassurante clarté des
modèles (qu’ils soient politiques, économiques, scientifiques, moraux) l’opacité d’expériences
singulières et imprédictibles. Refuser de réduire l’inconnaissable à un système de transparences
apaisantes. Consentir à se jeter à corps perdu dans l’inconnu. Pour tous les doctes – épris de
formes idéales – l’expérience politique est toujours jugée à l’aune de ses imperfections, de ses
écarts vis-à-vis des absolus, plutôt que d’être pleinement vécue dans toutes ses
potentialités. »121
Une prudence méthodologique qui vaut également pour les autres lieux occupés, aussi
différents soient-ils du bocage nantais. Tous appellent, en définitive, à une considération pour
ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils devraient être ainsi qu’à une appréhension informée des
possibles qui s’y dessinent.
121
Prise de terre(s), ZAD de Notre-Dame-des-Landes. En ligne : https://lundi.am/IMG/pdf/ete_livret_nb.pdf
30
II) Des lieux d’occupations aux lieux utopiques
1. Explorer les parages
Au large des cités « mal gouvernées », la première des utopies fut une île. Île d’Utopie,
inventée par Thomas More en 1516, pour imaginer à quoi pourrait ressembler De optimo
reipublicae statu, comme en indique son titre original. Si l’attention s’est plus volontiers portée
sur le traité politique exposé et sur les controverses dont il a fait l’objet122, elle ne saurait faire
oublier la richesse de son traité géographique. Son enseignement majeur n’était autre que la
nécessité de pouvoir penser et découvrir « l’ailleurs », afin de ne jamais s’en tenir à l’état de
fait ; une liberté critique, qui permettait de remettre en cause les déterminations biographiques,
politiques, économiques, géographiques, et tant d’autres. Cinq siècles plus tard, il se pourrait
que la préservation et la nécessité de cette liberté soient plus que jamais à l’ordre du jour, tant
l’appel du large s’est peut-être tari, à mesure que partout semblait s’installer « la démocratie »,
ou plus exactement le « gouvernement représentatif »123. Comme si, dès lors que nous étions
parvenus à conquérir le « moins pire des régimes », le désir d’utopie s’en était affaibli. Pour
preuve, s’est-on jamais interrogé sur cette curieuse manière de congédier les remarques trop
séditieuses : « Allez voir ailleurs, vous reviendrez ! ». Un renversement significatif depuis le
temps de Thomas More, où l’époque des grandes découvertes avait entraîné les enthousiasmes
du départ – lorsqu’on partait, on n’était jamais bien sûr de revenir. Avons-nous suffisamment
pris la mesure de ces bouleversements géographiques et de leurs conséquences sur notre
capacité à conserver « un espace critique » ? Et ce d’autant plus lorsque parallèlement, et non
sans paradoxes, Olivier Abel, mentionné en introduction, nous rappelait qu’« aujourd’hui le
monde est fini. On ne peut plus aller « ailleurs ». Où se retirer, alors ? » Dès lors, que
« l’ailleurs » soit accessible mais décevant comparativement à « l’ici » ou qu’il se soit effacé à
mesure de l’extension de notre monde globalisé, la conclusion en est toujours la même : nous
voici tenus à ne jamais véritablement quitter le pays. Pourtant, il s’agit de rappeler qu’aucun
« acquis politique » ni aucun « acquis économique » ne doit jamais conduire à rendre obsolète
le pouvoir de l’imagination et de l’altération – de cette venue de l’autre qui empêche toute
fixation et défie la résignation.
La question qui s’offre alors à nous est la suivante : un pays ou un monde sans utopie,
sans îles utopiques, est-ce seulement souhaitable ? Si la réponse est négative, où trouver les
utopies d’aujourd’hui ? Il se pourrait qu’elles ne soient pas si éloignées qu’il est coutume de
122
Controverses tenant à élucider si l’Utopie relève d’un rêve communiste ou d’une préfiguration totalitaire.
Voir notamment Bernard MANIN, Principes du gouvernement représentatif (1995), pour mieux comprendre la disjonction
entre démocratie et gouvernement représentatif. L’ouvrage début ainsi : « La démocratie représentative contemporaine est
issue d'une forme de gouvernement que ses fondateurs opposaient à la notion même de démocratie. »
123
31
l’imaginer ; qu’il faille apprendre à mieux observer ce qui se situe aux abords des espaces
auxquels il nous semble difficile de pouvoir échapper. S’il n’est alors plus de découverte du
Nouveau Monde à entreprendre, il reste à s’aventurer auprès des îles qui se sont peut-être
établies, de gré ou malgré elles, à la fois très proches et très lointaines, dans ces « parages » que
Jacques Derrida s’est attaché à explorer :
« Parages : à ce seul mot confions ce qui situe, tout près ou de loin, le double mouvement
d'approche et d'éloignement, souvent le même pas, singulièrement divisé, plus vieux et plus
jeune que lui-même, autre toujours, au bord de l'événement, quand il arrive et n'arrive pas,
infiniment distant à l'approche de l'autre rive. Car la rive, entendons l'autre, paraît en
disparaissant à la vue. […]
Parages encore : ce nom semble émerger seul, c'est du moins l'apparence, pour consigner
l'économie des thèmes et du sens, par exemple l'indécision entre le proche et le lointain,
l'appareillage dans les brumes, en vue de ce qui arrive ou n'arrive pas au voisinage de la côte,
la cartographie impossible et nécessaire d'un littoral, une topologie incalculable, la phoronomie
de l'ingouvernable. »124
Il faudrait souligner, au passage, combien si « la déconstruction » constitue une ressource
précieuse de cette réflexion, c’est en vertu de la géographie si particulière qui est la sienne :
marges, bords, parages autant d’espaces ambivalents qui suscitent la vigilance tant ils ne
peuvent être caractérisés par l’univocité. De la même manière, la coïncidence entre son souci
d’une pensée « hypercritique » et son goût pour les topographies indiscernables n’est pas sans
rappeler les préoccupations utopiques, bien que le philosophe ait préféré se défaire d’une
terminologie trop lourde de son héritage125. Pourtant, ces « parages », à la lumière de leurs
descriptions, ne paraissent-ils pas apprêtés pour renouer avec une pensée de l’utopie, attachée
à la spatialité ? C’est l’hypothèse, en tout cas, que nous formulons, tant les lieux
« ingouvernables » pourraient y trouver une « place » ; autant d’îles aborigènes à la fois
étrangères et familières, à la fois visibles et invisibles, à la fois dehors et « dedans ».
Pour qu’une telle conjonction paradoxale de l’ailleurs et de l’ici soit possible, il n’en faut
pas moins percevoir l’ingouvernable comme résultant avant tout d’un geste « utopique » initial,
participant à faire naître ce lieu non-lieu. Arthur Guichoux, dont le travail a notamment porté
sur le Mouvement des Places, s’accorde à cette suggestion :
« Qualifier le geste de l’occupation d’utopique n’est pas le disqualifier, mais plutôt
souligner sa fonction subversive qui désajuste l’armature idéologique de l’ordre en vigueur.
Malgré leur distance et leurs différences, ces « lieux du non-lieu » (si on se réfère à
l’étymologie grecque u-topos) échappent aux cartographies institutionnelles. »126
124
DERRIDA, Jacques. Parages. Paris : Galilée. 1986. pp.15-17.
Un « tout sauf utopique » revenant de manière récurrente dans les travaux de Derrida, mais qui s’en réfère à l’utopie, non
pas selon son acception géographique mais selon son acception historique, où celle-ci demeure corrélée à la concrétisation
future d’un modèle de société jugé plus souhaitable et soutenu par un espoir téléologique.
126
GUICHOUX, Arthur. « Nuit debout et les « mouvements des places » désenchantement et ensauvagement de la démocratie ».
Les Temps Modernes. N°691, 2016. p.58.
125
32
Il y aurait donc de premières raisons de considérer que chaque occupation constitue une utopie,
en son sens le plus strictement géographique. Ce geste utopique, dès lors qu’il fait apparaître
une île dans les parages des cartes officielles, s’apparente alors davantage à un geste de
désemplacement plutôt que de décentrement. L’emplacement, outre le fait qu’il caractérise pour
Michel Foucault la manière contemporaine de se rapporter à l’espace127, abrite en effet une
spatialité plus dynamique : il est à la fois une place et une configuration de « relations de
voisinages »128. Désemplacer, cela pourrait donc vouloir dire rendre possible l’apparition
de contre-emplacements, qui sont, toujours selon Michel Foucault, des « sortes d’utopies
effectivement réalisées (…) des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant
ils soient effectivement localisables. Ces lieux (…) sont absolument autres que tous les
emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent. »129 Si le philosophe préférera finalement le
terme d’« hétérotopie » à celui d’« utopie »130, ce qu’il importe de retenir, par-delà le débat
terminologique, est bien le potentiel de ces contre-emplacements, qui seraient « une espèce de
contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons »131. À la lumière de ces
hypothèses conceptuelles, il est possible de mieux comprendre en quoi dès lors qu’une
occupation choisit de s’installer quelque part, elle procède de ce geste singulier, qui, en même
temps qu’il ouvre un nouveau lieu, reflète l’espace préexistant. Formulé selon les termes de la
géographie, Michel Lussaut parle de « performatifs spatiaux », qui « ouvrent un espace qui
n’existait pas auparavant, espace originaire qui prend appui sur les bords de l’ordre existant,
tout en le fracturant »132. Pour rendre plus explicite ces complexes configurations spatiales, il
n’est peut-être pas inutile de s’essayer à en esquisser un aperçu :
Figure 1, page suivante.
127
FOUCAULT, Michel. « « Des espaces autres » ». art. cit.
Ibid. p.13.
129
Ibid. p.15. Je souligne.
130
Ibid. Une distinction sur laquelle il faudrait revenir plus longuement, dans un travail annexe.
131
Ibid.
132
GUICHOUX, Arthur. « Nuit debout et les « mouvements des places » désenchantement et ensauvagement de la démocratie ».
art.cit, p.43.
128
33
Figure 1 : Espace conventionnel et espace utopique
Quels changements interviennent alors entre les deux espaces ? D’une part la transformation de
« non-lieux » en « lieux », sur laquelle nous sommes déjà revenus ; d’autre part, la création de
ce contre-emplacement utopique, qui tient son ambiguïté de son lieu « dédoublé » mais qui est
aussi la condition de sa fonction critique et alternative. En effet, si l’on s’en tenait à la première
transformation, il ne s’agirait tout au plus que d’un face-à-face et d’une lutte pour
l’appropriation d’un lieu. Or, dès lors qu’une utopie s’établit, « elle se déploie uniquement dans
le lieu de l’autre, à l’intérieur du pouvoir de l’autre ; elle s’y insinue fragmentairement »133 et
s’apparente ainsi à ces gestes de résistances « tactiques » plutôt que « stratégiques », selon une
distinction empruntée à Michel de Certeau134. Inscrire au cœur du quotidien la possibilité
momentanée de s’échapper vers un autre pays, constituerait en définitive une nouvelle
hypothèse depuis laquelle interroger les expériences d’occupations. « Ceux qui y vivent, ceux
qui y luttent » ne sauraient que trop nous en convaincre :
« Si habiter ces territoires est devenu pour toute une génération un geste des plus politique, une
manière de vivre, une éthique, c’est que les lieux qu’elle investit contiennent plus qu’une
réaction à un projet, ils abritent des mondes. Des mondes déjà là. (…) Ce sont aussi des mondes
qu’il faut se donner, savoir composer ensemble, où tout est à apprendre. Habiter ces territoires
fait sens, non pas parce qu’ils se situeraient à la périphérie d’on ne sait quel centre, mais bien
parce qu’ils comportent quelque chose qui résiste, qui résiste irréductiblement à cette avancée
133
CERTEAU, Michel de. Écoles et cultures : déplacer les questions. Genève : Université De Genève, Faculté de psychologie
et des sciences de l’éducation. 1979, p.16.
134
La distinction entre tactique et stratégie est explicitée dans le premier tome de L’invention du quotidien. Voir pour une
approche synthétique : COVA, Véronique. « VII. Lefebvre et de Certeau – La sociologie du quotidien ». EMS Editions. 2014,
pp. 189-221. En ligne : https://www.cairn.info/regards-croises-sur-la-consommation--9782847696677-page-189.htm
34
de la planification, quelque chose qui vient briser le plan, fracturer le couvercle de béton posé
sur le monde. »135
Il faudrait ajouter « abriter des mondes » possibles – des mondes rendus possibles par la
manifestation de ce que l’on pourrait nommer un espace-temps utopique.
2. Un espace-temps utopique ?
Les occupations contribuent en effet à faire naître des configurations spatio-temporelles
spécifiques au sein desquelles les normes de l’espace conventionnel sont subverties. C’est
également de cette manière, qu’en dépit d’une installation subordonnée à la géographie de
l’autre, elles parviennent à « s’approprier » un lieu. Michel Lussault pour qualifier l’action des
occupations parle ainsi d’« action statique » et souligne combien « lʼoccupation immobile des
lieux » constitue un véritable affront tant « lʼurbain contemporain a horreur de l’arrêt »136. Il
poursuit :
« Par leur « action statique », si lʼon accepte ce quasi-oxymore, les occupants subvertissent
donc le régime fonctionnel et mobile des places mis en place par lʼurbanisation mondiale.
Situationnistes à leur manière, et sans doute sans le savoir, ils rejoignent là tous ceux que la
police des espaces urbains pourchasse, partout dans le monde occidental. »137
Ainsi, au geste de désemplacement semble succéder, sinon plutôt se superposer, un geste
d’interruption. Interrompre un régime de mobilité spatiale, interrompre un régime
d’accélération et s’en tenir à ce qu’il se passe dans la suspension. Pour interroger ce motif de
« l’interruption » qui suscite encore la perplexité politique138, il est possible de le considérer,
avant tout, comme une ressource utopique, en ce qu’il permet d’ouvrir un autre monde au cœur
du monde. À titre d’exemple, dès lors qu’une place publique est occupée, elle est dérobée aux
flux qui la traversent continuellement et réinscrite dans une sorte de microcosme spatiotemporel, grâce à l’action des occupants. Judith Butler qualifie, elle-aussi, « cet agir ensemble »
comme ce qui permet « d’ouvrir le temps et l’espace en dehors et en opposition à l’architecture
et à la temporalité établies du régime existant »139. Si la chasse est alors faite à ceux qui restent,
ou à ceux qui s’arrêtent, c’est bien en vertu de cette force subversive plutôt qu’en raison d’une
menace de ralentissement. Interrompre, ce n’est donc pas « ralentir », comme peuvent y
135
VIDALOU, Jean-Baptiste. Être forêts: habiter des territoires en lutte. op.cit. En ligne : https://www.editionszones.fr/lyber?etre-forets
136
LUSSAULT, Michel. Bienvenue dans la nouvelle lutte des places ! En ligne : https://www.raison-publique.fr/article491.html
137
Ibid.
138
Peut-on en effet s’imaginer quelque chose comme une politique de l’interruption ? Il y aurait ici un futur travail à accomplir,
nourri des œuvres philosophiques ayant contribué à penser l’interruption, à l’instar par exemple de celles de Walter Benjamin,
d’Emmanuel Lévinas ou encore de Jacques Derrida.
139
BUTLER, Judith. Rassemblement: pluralité, performativité et politique. Paris : Fayard. 2017. epub.
35
encourager certains pour faire valoir un contre-modèle de société140, mais tout au contraire
rendre possible de nouvelles synchronisations, qui dénaturalisent les rapports à l’espace et au
temps dont nous héritons. Ni l’un, ni l’autre ne sont alors « homogènes et vides », selon
l’expression de Walter Benjamin, reprise par Foucault au sujet de l’espace141 – sans que ce
dernier n’en cite d’ailleurs explicitement l’origine –, mais tout au contraire chargés d’un
potentiel de « saturation », qui peut transformer l’Etfahrung (expérience conditionnée) en
Erlebnis (expérience vécue) et ouvrir à une expérience autrement plus authentique.
Il n’est ainsi de lieu vécu qui ne soit solidaire d’un temps vécu, démontrant qu’à l’utopie
spatiale répond une utopie temporelle et qu’il convient également d’interroger le temps qui
s’éprouve depuis un tel lieu. Dans une enquête sociologique réalisée auprès des occupants de
Nuit Debout, Sélim Smaoui prend, par exemple, soin de nommer un chapitre de son ouvrage
« Un temps social occupé ». Il rend compte des témoignages croisés qui font état d’une
impression de « vivre un temps autre »142 , d’un temps perçu comme « une actualité
permanente »143 et comme « une longue journée qui n’en finissait jamais »144. Il faut également
se souvenir de la volonté de faire durer le mois de mars et de l’adoption d’un nouveau
calendrier, où au 31 Mars ont succédé les 32, 33, 34, 35… jusqu’à l’achèvement du mouvement.
Sur les ronds-points si un calendrier différent n’a pas débuté, les occupations ont néanmoins
étaient pensées simultanément aux « Actes » des manifestations du samedi, qui participaient à
recréer une nouvelle scène calendaire à laquelle s’identifier. Preuves supplémentaires de ces
« brèches » ouvertes dans le tissu du quotidien et qui donnent un relief aux occupations,
demeurant inaperçu pour ceux qui se contentent d’analyser ces dernières au prisme des
référentiels conventionnels. Car il y a bien dissociation entre le temps de l’occupation et le
« temps extérieur » ; le riverain, celui précisément de l’autre rive, curieux de se rendre sur les
lieux occupés, ne peut y être associé qu’à la condition qu’il interrompe à son tour ses propres
activités145. Autre élément important, « le sentiment d’être au présent est vécu plus
intensément » selon l’historienne Ludivine Bantigny146. Un constat qui pourrait directement
faire écho au diagnostic du « présentisme »147, analysé comme la condition sinon la « maladie »
de notre contemporanéité. Sa dénomination pourtant porte à confusion, tant il ne s’agit pas d’un
140
Les travaux d’Hartmut ROSA, philosophe et sociologue du temps, vont notamment dans ce sens. Voir par exemple un
entretien, au titre révélateur : « Ralentir, une nouvelle utopie ? ». Marianne. 21 septembre 2014. En
ligne : https://www.marianne.net/debattons/idees/ralentir-une-nouvelle-utopie
141
Walter Benjamin oppose ainsi dans les Thèses sur le concept d’Histoire (1940), le temps homogène et vide du Progrès et
de la linéarité, au temps « messianique » résultant de l’action révolutionnaire. En 1967, Foucault affirmera dans sa conférence
dédiée aux espaces autres, que « nous ne vivons pas dans un espace homogène et vide, mais au contraire, dans un espace qui
est tout chargé de qualités, un espace qui aussi peut être hanté de fantasme. »
142
SMAOUI, Sélim. Faites place, Novices en lutte. Paris : Textuel. 2017. p. 14.
143
Ibid. p. 25.
144
Ibid., p.26.
145
Nous reviendrons dans la partie suivante sur les implications de cette « utopie par l’expérience ».
146
Citée par SMAOUI, Sélim. ibid. p.64.
147
Formulé, à l’origine, par François HARTOG dans Régimes d’historicité: présentisme et expériences du temps. op.cit.
36
excès de présent, mais bien plutôt de la subordination de ce dernier à un futur immédiat. Le
présentisme « plutôt qu’une rupture avec la modernité « futuriste », en est la radicalisation
hyper-moderne » souligne Christophe Bonneuil148. Autrement défini, le présentisme n’en serait
pas moins qu’une « exacerbation d’une difficulté à s’inscrire dans l’expérience vécue », un
« présent sans présence »149. Or, s’il est bien une privation que les expériences d’occupations
permettent de contester, c’est cette réduction des possibles présents. En échappant à la fois au
joug du présentisme et à l’appel révolté d’un simple carpe diem, les pratiques occupantes
permettent « la libération de ce temps de production du temps »150 et participent à la création
d’un présent singulier, tissé depuis l’intensité du moment partagé. Un geste qui est loin d’être
sans incidence, puisque rouvrir le présent, c’est aussi rouvrir le temps du changement151. Le
temps de l’espoir, peut-être aussi, comme pourrait le suggérer Ernst Bloch152 – le temps surtout
de l’utopie.
L’hypothèse que nous voudrions alors formuler est qu’à l’embarras provoqué par
l’historicisation de l’utopie – à partir duquel nous avions initié ce travail – puisse succéder une
réflexion depuis sa temporalisation. Cette dernière serait d’autant plus nécessaire qu’elle
permettrait de lever l’équivoque, qui a consisté à rendre équivalente historicisation et
temporalisation depuis les travaux fondateurs de Reinhardt Kosseleck153. Il ne s’énonce en effet
de philosophie de l’histoire qu’en fonction d’une conception du temps : ainsi de la
compréhension « moderne » de l’utopie qui, tributaire d’un temps linéaire, subordonne cette
dernière tantôt à un âge d’or passé et « pré-historique » (régime réactionnaire) vers lequel il
faudrait retourner, tantôt à l’horizon d’un futur plus enviable qu’il s’agirait d’atteindre (régime
révolutionnaire). Tout à l’inverse, il s’agirait désormais d’envisager la manifestation de l’utopie
depuis des temporalités uniques – temporalités « monadiques » pour le dire avec Walter
Benjamin154 – et qui porterait avec elle la possibilité d’un autre concept d’histoire :
« L’utopie désigne-t-elle d’abord un mouvement vers le futur et une nouvelle positivité ? Ou
désigne-t-elle plutôt une altérité travaillant le présent permettant de mettre en avant une
conception ouverte de l’histoire, non déterministe, en insistant sur la possibilité de moments de
rupture, d’interruptions du cours de l’histoire ? »155
148
BONNEUIL, Christophe. « Quel temps fait-il après le capitalisme ? ». Terrestres. 10 octobre 2018. En lien avec l’ouvrage :
BASCHET, Jérôme. Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits. Paris : La Découverte. 2018.
149
BASCHET, Jérôme. Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits. op. cit. p.104 et p.109.
150
JEANPIERRE, Laurent. « Chronopolitiques du présentisme ». L'inactuel, n° 13. 2006.
151
« Accompagnant et provoquant le déclin de l’espérance révolutionnaire en Occident, le « présentisme » est l’obstacle le
plus lourd pour ceux qui souhaitent un changement social : il semble en avoir altéré irréversiblement les conditions connues de
possibilité. » in : JEANPIERRE, Laurent. « Chronopolitiques du présentisme ». art.cit.
152
Voir BLOCH, Ernst. Le principe espérance I, II, III (1944-1959). Paris : Gallimard. 1976, 1982, 1991.
153
Voir : ESCUDIER, Alexandre. « « Temporalisation » et modernité politique : penser avec Koselleck ». Annales. Histoire,
Sciences Sociales. 64e année n°6. 2009. pp. 1269‐1301.
154
Voir en particulier la thèse XVII. BENJAMIN, Walter. « Thèses sur le concept d’histoire » (1940) in : Œuvres III. Paris :
Gallimard. 2000.
155
LAOUREUX, Sébastien. « Futur et/ou altérité. La structure utopique du rapport au passé dans les Thèses sur le concept
d’histoire de Walter Benjamin » in : Repenser le possible: L’imagination, l’histoire, l’utopie. op.cit. p.141.
37
Sans entrer dans les détails de cette « autre histoire »156, ce qu’il faut ici retenir est que nous
assistons peut-être à une forme de présentification de l’utopie, où cette dernière n’existerait
d’abord que dans le temps de l’occupation et qu’elle n’aurait pas vocation à « devenir » un
modèle exemplaire pour le futur. Une transformation importante eu égard aux conceptions
classiques de l’utopie, mais qui permettrait de lever une partie du discrédit dont fait l’objet cette
dernière, puisque ses prétentions préfiguratives s’en verraient fortement diminuées. Ni les
ZAD, ni les places, ni les ronds-points ne se présenteraient ainsi comme des « mondes futurs »,
canalisant les possibles dans une direction ; plutôt, il faudrait les entrevoir comme des altérités
ou l’état de fait, l’état déterminé des choses, achopperait et qui participeraient, avant tout, à
lutter contre la disparition des « énergies utopiques »157 – une utopie plus critique que
programmatique. Doit-on pour autant en conclure que sa présentification est le signe de sa
progressive dissolution, comme si incapable de produire l’avenir, elle s’en était remise à une
ambition plus modeste ? Jacques Rancière a, pour sa part, une réponse claire :
« La seule manière de préparer le futur est de ne pas l’anticiper, de ne pas le planifier, mais de
consolider pour elles-mêmes des formes de dissidences subjectives et des formes d’organisation
de la vie à l’écart du monde dominant. On retombe sur l’idée qui est depuis longtemps la mienne
que ce sont les présents seuls qui créent les futurs et que ce qui est vital aujourd’hui, c’est le
développement de toutes les formes de sécession par rapport aux modes de perception, de
pensée, de vie et de communauté proposés par les logiques inégalitaires. »158
Sans aller jusqu’à soutenir pleinement que « ce sont les présents seuls qui créent les futurs », il
n’en importe pas moins de mettre en lumière combien cette présentification de l’utopie n’est
pas un abandon de son pouvoir de projection, mais plutôt la recomposition de ses modalités :
elle penserait l’avenir depuis un présent vécu, et non depuis un futur hypothétique. Elle serait
un « espoir vécu sur le mode de l’aujourd’hui »159, selon l’intuition de Walter Benjamin, pour
qui « l’utopie surgit au cœur même du présent »160. Comme si une certaine urgence des temps
ne permettait plus de fixer l’horizon et qu’il fallait se mettre en situation de faire surgir ce
dernier.
156
Car il y aurait là matière à un autre sujet de mémoire dont le point de départ pourrait se trouver à la croisée de la pensée de
Walter Benjamin et de Jacques Derrida. À défaut, nous renvoyons, pour l’instant, à la seconde partie de cette réflexion. Voir
pp.71-72.
157
Voir : « La crise de l’État-providence et l’épuisement des énergies utopiques » in : Écrits politiques. Culture, droit, histoire.
Paris : Flammarion, 199.
158
RANCIÈRE, Jacques. En quel temps vivons-nous ?. op.cit. p.60.
159
MOSES, Stéphane. L’Ange de l’histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem. Paris : Le Seuil. 1992, p.145.
160
Ibid.
38
3. L’expérience de l’utopie
Alors, serait-il vrai, qu’aujourd’hui, on puisse faire l’expérience de l’utopie ? Faire
l’expérience d’une double localité, ici et ailleurs ; faire l’expérience d’une temporalité présente
et future ; faire l’expérience enfin d’un « élargissement » de la vie ? L’expression peut paraître
trop positivement connotée, sinon trop enthousiaste, pourtant il ne faut l’entendre qu’en son
sens le plus simple – rendre plus large ou moins étroit. Manière aussi de ne pas prétendre à une
énième « expérience enrichissante », comme le consacre, à titre individuel et subjectif, le
commentaire cherchant à tirer parti de la moindre occasion ; la puissance de ces utopies de
l’occupation tient à ce qui s’épanouit au cœur d’un collectif rassemblé, participant à transformer
durablement les conceptions du pensable et du possible. Miguel Abensour, modifiant la formule
aristotélicienne pour affirmer que L’homme est un animal utopique, délivre à ce sujet une des
réflexions les plus explicites :
« Si l’on veut rechercher une spécificité de l’utopie et échapper à la platitude de la définition
courante (...) il faut envisager l’utopie comme une expérience au sens fort du terme, qui instaure
un nouveau rapport au monde, aux autres, à soi. Il s’agit de repenser les attitudes, les affects
qui accompagnent ce choix, de percevoir dans l’utopie un processus dynamique, un mouvement
qui consiste à se détacher de l’ordre établi pour se tourner, non vers un nouvel ordre, mais vers
un nouvel être-au-monde, vers un nouvel être-ensemble, vers une nouvelle forme de
communauté humaine. »161
Une intéressante enquête comparative pourrait d’ailleurs être menée auprès des occupants des
ZAD, des places et des ronds-points, pour comprendre les multiples formes de cet être-aumonde et de cet être-ensemble. Si pour les Gilets jaunes, par exemple, on peut faire l’hypothèse
que c’est avant tout l’idée même de communauté qui s’est revitalisée, après des trajectoires
biographiques souvent marquées par l’isolement ou la solitude162, il est auprès des zadistes plus
certain que s’est développé un être-à-la-terre plus aiguë, eût égard à la surface occupée et
cultivée (près de 250 hectares de terres agricoles) et à la longévité de l’installation à NotreDames-des-Landes163. Quant aux places publiques, il n’est pas à exclure qu’elles aient réveillé
un être-désirant ou un être-des-affects puissamment mobilisateurs164. Ainsi, ce que les
occupations partagent, ce n’est donc pas un être-ensemble unique, mais bien une configuration
161
ABENSOUR, Miguel. L’homme est un animal utopique. Paris : Sens & Tonka. 2009.
« Persistance de l’utopie, entretien avec Miguel Abensour ». Vacarmes, 8 novembre 2010. En ligne :
https://vacarme.org/article1955.html
162
ALGAN, Yann, BEASLEY, Elizabeth, COHEN, Daniel, FOUCAULT, Martial, PÉRON, Madeleine. « Qui sont les Gilets
jaunes et leurs soutiens ? ». Observatoire du Bien-être du CEPREMAP et CEVIPOF, n°2019-03. 14 Février 2019
« Ce qui relie les gilets jaunes, c'est une souffrance et une solitude ». L’Obs. 12 février 2019. En ligne :
https://www.nouvelobs.com/societe/20190212.OBS0032/exclusif-ce-qui-relie-les-gilets-jaunes-c-est-une-souffrance-et-unesolitude.html
163
Voir notamment les sections « Habiter la terre » ; « Pastoralisme et écologie bocagère » in : Prise de terre(s), ZAD de NotreDame-des-Landes. En ligne : https://lundi.am/IMG/pdf/ete_livret_nb.pdf
164
On renvoie encore ici au Livre des places. op.cit., qui offrent des témoignages des places du monde entier et qui témoignent
toutes d’une intensité émotionnelle particulière.
39
utopique, où il est permis d’explorer des modalités différentes de la vie « en commun » et qui
contribuent à remettre en question « le rapport à l’évidence du prohibé »165, comme l’indique
Sélim Smaoui, à la suite de son enquête.
Il n’en faudrait pas moins pour y reconnaître la trace d’un nouveau « partage du
sensible », résultant de l’action de l’utopie, telle que Jacques Rancière s’est attaché à la définir :
« L’utopie est le non-lieu, le point polémique d’une reconfiguration polémique du sensible, qui
brise les catégories de l’évidence. »166 Utopie sensible qui est dès lors une utopie politique, si
l’on entend ce dernier qualificatif également en lien avec les travaux du philosophe. Ce dernier
délivre en effet une intelligibilité autre de « la politique », qui permet de mieux saisir la manière
dont les occupations participent à cette dernière, et qui n’a que peu à voir avec les exigences
programmatiques ou les éventuelles ambitions stratégiques qui leur sont prêtées :
« Il y a donc, à la base de la politique, une "esthétique" qui n’a rien à voir avec une "esthétisation
de la politique" propre à l’âge des masses, dont parle Walter Benjamin. (…) C’est un découpage
des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit, qui définit à la fois
le lieu et les enjeux de la politique comme forme d’expérience. La politique porte sur ce qu’on
voit et sur ce qu’on peut dire (…) sur les propriétés des espaces et les possibles du temps »167
À la lumière de cette proposition, il est donc bien possible de soutenir que les utopies font
encore de la politique – politique, certes d’un autre genre, mais qui n’en est pas moins
primordiale pour maintenir des abords critiques travaillant à recomposer l’« ordre
symbolique », élaboré à partir de « la partition des places et des rôles, du visible et de l’invisible,
du possible et de l’impossible »168. C’est là tout l’enjeu d’une politique par l’expérience, d’une
« politique qui vaille la peine d’être vécue »169, permettant de remettre en cause des limites qui
avaient été intériorisées ; au cœur des occupations, ceux qui n’avaient droit à la parole ont parlé,
ceux qui n’avait droit à la visibilité se sont montrés, ceux qui n’avaient droit qu’à
« l’impossible » ont découvert le possible. Sans doute que cette métamorphose est la plus
manifeste dans le cas du mouvement des Gilets jaunes, tant une part non négligeable des « sans
parts » a émergé sur une scène politique désemparée par cette irruption soudaine de ceux dont
elle avait même oublié jusqu’au visage170.
165
SMAOUI, Sélim. Faites place, Novices en lutte. op.cit. p. 93.
RANCIÈRE, Jacques. Le partage du sensible. Paris : La Fabrique. 2000. p.64.
167
Ibid, pp.13-14.
168
GUICHOUX, Arthur. « Nuit debout et les « mouvements des places » désenchantement et ensauvagement de la
démocratie ». art.cit, p.57.
169
VIDALOU, Jean-Baptiste. Être forêts: habiter des territoires en lutte. op.cit. En ligne : https://www.editionszones.fr/lyber?etre-forets
170
Des écrivains, à l’instar d’Annie Ernaux ou d’Édouard Louis, se sont d’ailleurs fait plume de ce surgissement des visages
éprouvés, travailleurs souvent précaires, dépossédés de leur pouvoir décisionnaire. Le second a par exemple publié, quelques
semaines après le début du mouvement : « Je voyais sur les photos qui accompagnaient les articles des corps qui n'apparaissent
presque jamais dans l'espace public et médiatique, des corps souffrants, ravagés par le travail, par la fatigue, par la faim, par
l'humiliation permanente des dominants à l’égard des dominés, par l'exclusion sociale et géographique, je voyais des corps
fatigués, des mains fatiguées, des dos broyés, des regards épuisés. » Publication Twitter, 4 décembre 2018. En ligne :
https://twitter.com/edouard_louis/status/1069957274045726720
166
40
Ces constats ne doivent cependant pas conduire à neutraliser la puissance politique du
sensible au profit d’une forme de misérabilisme ou « d’esthétisation » de la souffrance, qui ne
trouverait de résolution que dans la compassion. Ainsi, lorsque Judith Butler soutient que la
résistance doit « passer par le rassemblement des impleurables dans l’espace public et signaler
leur existence et leur exigence d’une vie vivable, l’exigence de vivre une vie avant la mort »171,
elle oscille entre mise en évidence de cette puissance et aveu, à demi-mots, d’une défaite –
comme s’il fallait paradoxalement pour les impleurables implorer la considération. Pourtant,
les rassemblements ne sauraient être réduits à de simples communions de vaincus n’ayant guère
d’autre option que celle de signaler leur existence, ni à des « protestations » désarmées, dont
les corps se feraient le dernier relai de l’espoir d’être enfin « entendus » : « Les corps
rassemblés "disent" nous ne sommes pas jetables, même quand ils restent debout en silence. »172
Nuit Debout, à l’inverse, était en effet loin d’être silencieux, « Nuit Debout était à la fois paroles
et cris, un cri nocturne de joie et de lutte » écrit ainsi Benjamin Sourice, occupant et observateur
du mouvement173. Comme s’il y avait, en définitive, deux façons de considérer ce « repartage
du sensible » : du point de vue de ceux qui l’observent et qui insistent sur sa dimension
pathétique ; du point de vue de ceux qui le vivent et qui insistent sur sa dimension libératrice.
Reste en suspens la question de comment opérer un nouveau partage élargi, à l’abri de ces
hiérarchies : là, réside précisément un des défis d’une véritable réponse démocratique, capable
d’assurer une égalité « sensible », au-delà d’une simple égalité légale. Réponse qui impliquerait
immanquablement aussi de redéfinir ce qui est entendu couramment par « démocratie » et
« politique » et d’infléchir « l’hégémonie du modèle démocratico-libéral » dont Arthur
Guichoux suppose qu’il est précisément à l’origine du « désenchantement de la démocratie »174.
Ce dernier est à supposer d’autant plus grand qu’il n’est peut-être pas seulement fonction d’une
déception à l’égard d’une « démocratie de gouvernement », sourde aux demandes exprimées
par les occupants175, mais également fonction de l’exclusion esthétique dont elle se rend
complice.
Face au désenchantement, l’utopie pourrait-elle alors être un remède ? Au
désenchantement sensible, il n’en fait presque aucun doute, tant l’intensité des expériences
d’occupations marque la trajectoire de ceux qui s’y associent et leur accorde la possibilité
d’expérimenter, au sein d’un nouveau collectif, une place différente de celle qui leur est
réservée dans l’espace économico-politique conventionnel. Au désenchantement démocratique,
171
BUTLER, Judith. Rassemblement : pluralité, performativité et politique. op.cit. epub.
Ibid.
173
SOURICE, Benjamin. La démocratie des places, Des Indignados à Nuit Debout, vers un nouvel horizon politique. Paris :
Éditions Charles Léopold Mayer. p.99.
174
GUICHOUX, Arthur. « Nuit debout et les « mouvements des places » désenchantement et ensauvagement de la
démocratie ». art.cit, p.59.
175
Voir en première partie, p.18.
172
41
il en est également possible, si l’on s’en réfère à la réactivation, au sein des lieux occupés, des
aspirations à l’autonomie, à l’émancipation, au vivre-ensemble, à l’égalité, plus proche de
l’idéal démocratique que de sa réalité effective, et qui n’est pas sans rappeler un des rares
slogans partagés : « Démocratie réelle ». Manière de soutenir que d’autres formes
démocratiques sont possibles et souhaitables, pour peu qu’on s’en souvienne. Au
désenchantement politique, il en est moins certain, dès lors que les « expériences utopiques »
ne semblent affecter précisément que ceux qui les vivent et laissent songeurs quant à leurs
capacités à éviter la très ancienne critique, déjà adressée à l’île de More, où l’aspiration à
l’ouverture risque de s’achever dans une forme de clôture. Ainsi d’un « non-lieu » devenu
« bon-lieu », au sein duquel Jacques Rancière rappelle que c’est à nouveau « un partage non
polémique de l’univers sensible » qui s’établit, où « ce qu’on fait, ce qu’on voit et ce qu’on dit
s’ajustent exactement »176 – au mieux les utopies seraient-elles finalement des « laboratoires »
qualifiés au gré des observateurs177. Car en dépit de leur ingéniosité et de leur inventivité, il est
toujours difficile de savoir que faire de la multiplication de lieux d’occupations, sinon les
considérer comme la multiplication d’îles utopiques, où il fait bon vivre de se réfugier mais qui
ne permettent pas de répondre au véritable défi, dont elles sont le produit, à savoir l’hégémonie
d’un capitalisme spatialisé, qui n’est lui-même pas sans liens avec « l’hégémonie du modèle
démocratico-libéral »178. Au désenchantement géographique, il en serait donc sans appel : les
îlots sont dérisoires. À moins peut-être que la théorie critique ne s’allie à la praxis et qu’elle
n’accompagne le geste utopique, au-delà de ses propres limites, et n’invente une topographie à
la mesure de son adversaire.
176
RANCIÈRE, Jacques. Le partage du sensible. Paris : La Fabrique. 2000. p.65.
Laboratoire démocratique, laboratoire écologique, laboratoire communiste, etc.
178
Cité au paragraphe précédent.
177
42
DEUXIÈME PARTIE.
De l’île à l’archipel : réinventer la topographie de l’utopie
I) Utopie critique et utopie nomade
1. L’utopie entre demeure et exil
Il est des utopies qu’il faut savoir quitter dès lors qu’elles oublient l’enseignement même
du traité géographique leur ayant donné naissance : la possibilité de l’ailleurs et, avec elle, celle
du départ. Alors, partir encore, comme un départ toujours recommencé, pour que le « bon-lieu »
ne conduise jamais à faire disparaître le « non-lieu ». Aussi exigeant, cela puisse-t-il paraître :
car s’il est un exil désiré et choisi face aux trop lourdes assignations à résidence et animé par
l’appel du dépaysement, il est aussi un exil douloureux quand le voyage a conduit en terres
moins hostiles – terres devenues familières et jugées plus heureuses. Là réside peut-être un des
dilemmes majeurs de l’utopie : s’en aller ou demeurer ? Thomas More, lui-même, n’y a pas
échappé : dès lors qu’est gagnée l’île d’Utopie, il est difficile sinon impossible d’en partir.
Cependant, non pas seulement car les aventuriers y auraient enfin trouvé demeure agréable,
mais aussi car les règles de la Cité restreignent la liberté de circuler. Toute excursion doit en
effet être notifiée aux autorités et se dérouler selon un circuit et un calendrier prédéterminés.
Comment interpréter un tel paradoxe ? Les commentaires ont abondé depuis 1516 et retiennent
l’insoutenable arbitrage entre bonheur et liberté qui s’y dévoile, auquel n’ont cessé de se
mesurer les philosophies politiques depuis l’Antiquité. Parmi les plus sévères, sont aussi ceux
qui perçoivent déjà les premiers indices d’un pouvoir autoritaire et posent les premières pierres
du long discrédit, qui ne cessera de planer sur l’utopie et n’aura pas attendu les expériences
totalitaires du vingtième siècle pour voir le jour. Mais, il est aussi une inquiétude géographique
qui s’est exprimée et nous apparaît, dans le cadre de ce travail, plus opportune :
« À ces dangers de développements (…) autoritaires des utopies, s’ajoute une dimension
spécifique de l’injustice, produite par les programmes utopiques, qui est profondément spatiale
: rupture, fermeture, sécession, exclusion... sont des figures récurrentes des programmes
utopiques. Dans les programmes utopiques, la liminalité, la bordure et le principe de séparation
sont essentiels pour garantir la pureté du modèle proposé : l’île est une figure classique, qui
parcourt la pensée utopique, dès avant More. »179
C’est que l’utopie, en effet, est cernée par ses propres paradoxes – lieu, non-lieu ; ouvert,
fermé ; demeure, exil ; réel, idéal ; « plus d’un », « un » – et que la tentation est grande d’y
179
BRET, Bernard. DIDIER, Sophie. DUFAUX, Frédéric. « Les utopies, un horizon pour la justice spatiale ? ». justice spatiale
| spatial justice, n° 5 déc. 2012-2013. p.6.
43
chercher une résolution. Il convient pourtant de tenir le pari de son aporie, afin de la préserver
d’un trouble jeu de miroir, où l’utopie n’aurait rien appris sinon la logique de ceux qu’elle
voulait à l’origine défier. Dès lors en effet que l’utopie se sédentarise et, qu’à son tour, elle
délimite, circonscrit, enferme, elle n’est précisément plus une utopie. Elle n’est plus un lieu
non-lieu, mais un lieu approprié. Or, là où il y a appropriation, il y aussi exclusion de l’ailleurs,
de l’autre, du possible – de l’utopie, encore une fois. Comment échapper à ce qui semble se
présenter comme un cercle vicieux ?
« Partir » nous l’avons suggéré, ce qui voudrait dire : faire une critique de « l’utopie »
au nom de l’utopie. Rappeler ainsi que sa plus grande force tient au dynamisme qui l’anime et
qu’elle doit toujours se faire vagabonde, aventurière, visiteuse. Une utopie nomade « sans »
lieu durable et déterminé, afin qu’elle demeure en exil. Et si l’hypothèse peut sembler curieuse,
il faudrait souligner combien elle trouve sa genèse, non dans le goût littéraire des oxymores,
mais dans l’observation perplexe de l’effervescence géographique qui s’est manifestée au cours
de la dernière décennie. À toutes les îles soudainement apparues, puis disparues, puis revenues ;
à toutes les places occupées, d’abord partout dans le monde, puis à Paris, puis dans les villes
du pays ; à tous les ronds-points dans les « territoires » ; à toutes les « ZAD », cabanes et forêts
au cœur des dernières terres agricoles. À tous ces lieux dont nous avons déjà esquissé la
singularité et qui parfois osent s’adresser la parole, à l’inverse de ceux qui les enjoignent au
silence :
« Les « institués » permanents restent sceptiques. Ils hésitent à se déplacer afin d’écouter ce qui
se dit ailleurs, dans ces zones à défendre (ZAD), sur ces ronds-points discutables, ces cabanes
bancales, redressées, reconstruites, ces lieux mal identifiés, dispersés sur le territoire. Il n’en
demeure pas moins que ces endroits incertains, ces maisons du peuple improvisées savent
accueillir, ou ont su recevoir, sur leur terre occupée, des représentants d’autres lieux, d’autres
mondes, au point que l’expérience du Chiapas est devenue familière aux petits collectifs, en
Ardèche par exemple. »180
Il est en effet des habitants et des expériences qui se déplacent : la liberté de circulation n’a pas
été réduite par des occupations elle-mêmes trop éphémères pour contrôler les va-et-vient. Il en
est aussi des plus casaniers, à n’en pas douter, mais qui ne doivent pas conduire à rendre
inconcevables les échanges qui s’établissent entre la multiplicité de ces îlots. Ces réseaux
doivent d’ailleurs peut-être beaucoup à cette quête commune « d’habitation », qui les inscrit
dans un espace plus à même de faire (re)naître le goût du nomade. Un certain nomadisme qui
puiserait dans une volonté d’explorer la pluralité des territoires habités, non plus dans le
sentiment d’un exil nécessaire, et qui ne serait pas sans rappeler « une mentalité nomade du
Moyen Âge » comme le suggère le médieviste Paul Zumthor. Cette dernière « était une pensée
180
RIOT-SARCEY, Michèle et Jean-Louis LAVILLE. Le réveil de l’utopie. op.cit. epub.
44
pratique du multiple (…) moins préoccupée par un espace abstrait et homogène que par des
manières hétérogènes et intimes de s’y rapporter. L’espace y était vécu comme une force et non
comme un "milieu" neutre. »181 Une référence au Moyen-Âge qui peut paraître inattendue eu
égard à notre intérêt pour le contemporain, mais qui n’est en réalité pas si surprenante dès lors
qu’on se souvient de l’intérêt moindre qui a été accordé à l’espace, après le passage à
la modernité. Or, si les problématiques spatiales « reviennent », elles rapportent avec elles des
traditions oubliées mais qui peuvent toujours nourrir nos réflexions. Par-delà cet écho d’époque,
l’intuition de ces connexions ainsi que de cet esprit nomade est également entré en résonance
avec les intuitions philosophiques de René Schérer. Lui qui, nous l’avons rappelé, a souligné
combien « l’habitation » s’annonce comme « le problème de notre temps »182 dans un ouvrage
au titre révélateur : Utopies nomades. Il ajoute :
« Il nous a paru que l’utopie, elle aussi, circule et se distribue nomadiquement, surgissant,
toujours singulière, à propos de tel ou tel problème, en tel ou tel point.
L’utopie est nomade dans son déploiement et en son sens, avant même de concerner les
déplacements du nomadisme proprement dit de l’être humain en son errance. (…) nulle utopie
ne peut, à l’heure présente, se concevoir qui ne s’adresserait pas aux nomades, peuples et
individus, aux sans-logis, aux exclus.
L’utopie nomade, dans une familière étrangeté, révèle à la fois "ce qui ne va pas" et ce que,
intimement, nous aspirons à être en dehors de toutes nos suffisances. »183
Il n’est peut-être de plus juste appréhension de ce que pourrait être une utopie nomade et de sa
« raison d’être » – révéler ce qui ne va pas et raconter ce que nous aspirons à être, voilà un
projet qui nécessite bien plus qu’une seule île. D’une part pour pointer les multiples
dysfonctionnements d’un monde devenu « inhabitable », de l’autre pour rappeler combien notre
être est fonction de notre habiter et qu’il nous faut encore découvrir tous les lieux qui
composeraient un pays où vivre.
Si l’utopie entend alors commencer à parler de cet « autre pays », elle doit donc prendre
un nouveau départ et se défaire de la pesante histoire qui est la sienne. Les nomades, comme le
racontent les récits de voyages, n’ont que peu de bagages. Sur la « fin de l’utopie », il est ainsi
inutile de se prononcer, elle n’a jamais eu lieu. Tout au plus, c’est sa forme « historique » et
« historicisée » qui a fait son temps, et là où s’achève l’utopie, un certain concept déterminé
d’utopie, là précisément commence la promesse utopique, ou a enfin la chance de
s’annoncer184. L’utopie prise ainsi entre être et devenir n’aurait plus à choisir entre
« transcendance » ou « immanence », mais elle en habiterait la tension, autant qu’elle en
181
VIDALOU, Jean-Baptiste. Être forêts: habiter des territoires en lutte. op.cit. En ligne : https://www.editionszones.fr/lyber?etre-forets
182
Cf. Introdution, p.9. SCHERER, René. Utopies nomades. op.cit. p.14.
183
Ibid. pp.8-10.
184
Il faut dire combien c’est à Jacques Derrida que l’on emprunte le mouvement de la phrase. Nous renvoyons à DERRIDA,
Jacques. Spectres de Marx. Paris : Galilée. 1994. pp.125-26.
45
signalerait l’au-delà. En cela, nous nous accordons aux hypothèses de René Schérer, qui en
dépit de l’héritage deleuzien et de son « immanentisme » présupposé, n’en affirme pas moins :
« L’esprit de l’utopie, à reformuler dans l’ouverture du plan d’immanence de la terre, n’est pas
une ontologie de la présence – pas plus que d’une supposée absence qui lui est corollaire. (…)
Celle-ci se développe dans une ouverture "au-delà de l’être", dans un "autrement qu’être, audelà de l’essence" que ces expressions, empruntées cette fois à Emmanuel Lévinas, expriment
parfaitement. Comme l’exprime aussi l’idée levinassienne que la priorité "ontologique" revient
à " l’autre", non au moi-sujet, à "l’égoïté".»185
À l’extrait nous n’ajouterions alors qu’une seule correction : L’esprit de l’utopie, à reformuler
dans l’ouverture du plan de la terre. Car une réflexion sur le « terrien » lui-même nous guide
vers des conjonctions horizontales et verticales et le choix de l’un ou l’autre relève bien plus
souvent du regard de l’observateur que de l’objet étudié. L’écrivain Alain Damasio nous en
donne un indice supplémentaire :
« Nous percevons toujours la forêt ou la ZAD comme des verticalités. Des résistantes hautes,
altières, des insurrections. Toutes nos nuits fières, tous nos chaos sont toujours « debout ». Pour
ma part, j’ai plutôt cette impression que les arbres, comme la ZAD, sont d’abord des rhizomes,
d’abord une force horizontale qui court en secret sous nos pas, une épaisseur à la fois véloce et
lente dans la terre qu’elle ouvre et troue. »186
Il se pourrait en définitive qu’à la verticalité de l’événement utopique, déjà abordé dans la
première partie, réponde précisément ce qui semblait lui faire défaut : un devenir autre que luimême – un devenir au-delà de lui-même et dont René Schérer propose les qualificatifs,
« devenir-humain, devenir-habitable, de la terre ».187 Pour que puisse cependant s’envisager et
s’ouvrir un tel avenir, il nous faudra, encore une fois, plus d’une île.
2. Le pari archipélique
C’est pourquoi, il est un pari qu’il nous faut formuler pour réinventer la topographie de
l’utopie : un « pari archipélique », qui entend rappeler la richesse de la forme archipel et
démontrer la pertinence de la métaphore pour décrire ce que pourrait être une pensée du
multiple – ou plutôt une pensée de l’un et du multiple depuis laquelle s’invente des possibles.
Car c’est bien à partir de cette tenue du « et » qu’il nous faut envisager la pluralité des
occupations jusqu’ici étudiées et le principe d’action qui leur est commun. Chacune avec pour
tâche de bâtir des îles habitables, chacune avec pour expériences des réalités sensibles
différentes. Pour nourrir alors la réflexion quant à l’hypothèse d’une utopie non plus insulaire
et sédentaire, mais bien d’une utopie-archipel et nomade, il est proposé d’envisager l’archipel
185
SCHERER, René. Utopies nomades. op.cit. p.31.
DAMASIO, Alain. « Hyphe... ? » in : Éloge des mauvaises herbes. Ce que nous devons à la ZAD. op.cit. epub.
187
SCHERER, René. Utopies nomades. op.cit. p.21.
186
46
depuis sa tradition littéraire – et non depuis sa tradition anthropologique ou politique188. Le
poète Édouard Glissant dans son Traité du Tout-Monde s’en fait le porte-voix, lui qui n’hésitait
pas à soutenir en 1997 :
« La pensée archipélique convient à l’allure de nos mondes. Elle en emprunte l'ambigu, le
fragile, le dérivé. Elle consent à la pratique du détour, qui n’est pas fuite ni renoncement. Elle
reconnaît la portée des imaginaires de la Trace, qu’elle ratifie. Est-ce là renoncer à se
gouverner ? Non, c’est s’accorder à ce qui du monde s’est diffusé en archipels précisément, ces
sortes de diversités dans l’étendue, qui pourtant rallient des rives et marient des horizons. »189
L’archipel pour Édouard Glissant témoigne ainsi du divers et d’une union, d’un présent et d’un
avenir, d’une habitation et d’un voyage ; sa géographie en appelle également à l’errance. Mais
une errance qui n’est plus, à l’instar de l’exil, perçue négativement. Elle est au contraire celle
qui permet « d’abdiquer [le] ton de sentence » et de « dériver enfin »190. Le poète ajoute :
« L'errance nous donne de nous amarrer à cette dérive qui n'égare pas. »191 Cette dernière nous
est aussi familière, puisqu’elle se disait déjà chez les situationnistes : dérive productrice de
cartographies nouvelles et de paysages vécus, qui nous a conduit à formuler la première
esquisse de cette pensée archipélique. Elle a trouvé à s’exprimer, mieux encore qu’elle ne
l’imaginait, sous la plume du poète :
« Toute pensée archipélique est pensée du tremblement, de la non-présomption, mais aussi de
l’ouverture et du partage. Elle n'exige pas qu'on définisse d'abord des Fédérations d'États, des
ordres administratifs et institutionnels, elle commence partout son travail d'emmêlement, sans
se mêler de poser des préalables. »192
Car l’archipel fut d’abord une manière de penser ensemble des lieux qui ne feraient jamais
Fédérations entre eux, mais qui n’en avaient pas moins une chose en partage. Esquisser alors
des ressemblances, davantage que d’exiger des assemblances. Il ne surviendra aucune réunion
territoriale des îles de l’archipel, et il en est pour le mieux. Pour préserver l’utopie d’elle-même
nous l’avons dit, mais aussi pour bâtir depuis chaque rivage des berges où aborder, pour
dessiner un « Tout-Monde » et non un Monde Total.
L’archipel a en effet un horizon commun : habiter le monde. Mais rien n’a jamais assuré
qu’il n’y avait qu’une seule bonne manière d’être habitant. L’habiter, il nous faut pouvoir le
suggérer, ne s’épuise jamais là où il est – lui aussi pour se connaître doit apprendre à dériver.
188
Il faut en effet noter que la métaphore de l’archipel précède largement la critique politique contemporaine, qui fait de cette
dernière une symbole de fragmentation. Elle était notamment déjà présente chez les anthropologues pour dire tout l’inverse, à
savoir l’objet d’étude idéal, la presque totalité qui permettait d’étudier les îles et leurs réseaux restreints de relations. Voir :
Augé, Marc. Non-lieux. Pour une anthropologie de la surmodernité. op. cit.p.66. D’un côté donc le fantasme de la dislocation,
de l’autre le fantasme de la totalité.
189
GLISSANT, Édouard. Traité du Tout-Monde. Paris : Gallimard. 1997, p.31. Je souligne.
190
Ibid. p.63
191
Ibid.
192
Ibid. p.231.
47
« Les pays que j'habite s’étoilent en archipels »193 écrit encore le poète. Parmi certains
témoignages, des occupants nous racontent également, qu’eux-aussi, se sont parfois laissés aller
au vagabondage :
« Partant de là où nous vivons, et tentant de récupérer quelque prise sur nos existences, nous
sommes allés à la rencontre de notre forêt, de nos forêts et aussi de ceux qui les défendent. Nous
y avons découvert une tout autre perception que celle asphyxiante de l’aménagement du
territoire. Nous y avons découvert des continents innombrables, des sentiers inédits, des amitiés
inébranlables. Une perception du monde depuis laquelle il était enfin possible de respirer. Nous
y avons rencontré aussi des époques et des pays, qui, pour sembler des plus éloignés, n’en
étaient pas moins proches, presque intimes. Une nouvelle géographie s’est ainsi donnée à voir
et à parcourir. Des êtres et des choses se sont déployés qui se sont mis à habiter nos lieux, nos
esprits. Nous avons seulement tenté ici d’amplifier cette rencontre, propager ce que ces peuples
de la forêt, ces luttes, ces imaginaires charrient, révélant ce qu’ils ont de singulièrement
commun. De foncièrement actuel. Avec la sensation tranchante d’être devenus plus forts. »194
Rappelons ici que « ces peuples de la forêt » font directement écho à « l’être forêt », que nous
présentions en première partie195, et qu’ils ne sont évidemment pas à comprendre en un sens
littéral. Plus encore, il importe de retenir une expression, « singulièrement commun », qui
signifie peut-être admirablement ce que rend possible la forme archipel – ce qui fait toute sa
force tant elle parvient non sans paradoxes à unir sans uniformiser. Enfin, c’est également grâce
à elle que peut se réfléchir la persistante question de l’avenir. « Les pays que j'habite s’étoilent
en archipels. Ils raccordent les temps de leurs éclatements » poursuit Édouard Glissant. Quel
avenir alors pour s’entrevoir depuis ce curieux temps du raccordement ? Depuis ce temps qui
n’est plus exactement celui de l’occupation éphémère, mais celui d’un archipel qui lui succède
autant qu’il la précède ? De ce temps qui sait à la fois l’urgence de lutter contre son effacement
et la nécessité de permettre son recommencement ? De ce temps finalement qui doit prévoir,
mais qui doit tout à l’imprévisible ? Il est d’usage de s’en remettre encore au poète, qui mesure
la perplexité ouverte par le questionnement : « Il faudra du temps pour apprendre cette nouvelle
manière de frayer dans demain : s'attendant à l'incertain et préparant pour le devinable. »196
Comme si l’on devinait, en effet, la venue prochaine de nouvelles îles, qui prendraient le relai
et parleraient un autre habiter encore insoupçonné, mais qui ne manqueraient pas de trouver
leurs places en archipel. Aux zones, aux places, aux ronds-points s’ajouteront ainsi peut-être
des lieux toujours aussi « improbables » mais qui contribueront à renouveler incessamment la
constellation. « Des lieux s’allument, puis s’éteignent, d’autres prennent le relai » écrivionsnous, pour débuter ce travail, et dont l’intuition trouve à présent à s’expliquer.
193
Ibid. p.43.
VIDALOU, Jean-Baptiste. Être forêts: habiter des territoires en lutte. op.cit. En ligne : https://www.editionszones.fr/lyber?etre-forets
195
Voir p.27.
196
GLISSANT, Édouard. Traité du Tout-Monde. op.cit. p.53.
194
48
La littérature nous livre néanmoins un second conseil. Elle sait depuis René Char, La
parole en archipel, et combien sont rares les chances qui lui sont données d’être entendue.
Pourtant, si peine est prise à l’écouter, elle pourrait encore murmurer combien d’autres mondes
sont possibles, adviennent, résistent, et se maintiennent. Au cœur du « plus d’une île » se dit
aussi un « plus d’une langue » dont il s’agit de rendre compte afin d’en interroger les
implications. Jacques Rancière, s’essayant à penser ce qui nous arrive et la manière dont nous
pourrions y répondre, écrit :
« Nous avons aujourd’hui non la voix d’un mouvement mais des paroles singulières qui essaient
de penser la puissance commune incluse dans des moments singuliers, de les maintenir dans
l’actuel et de maintenir ouvert l’espace de leur compossibilité. […]
La parole qui maintient aujourd’hui ouverte la possibilité d’un autre monde est celle qui cesse
de mentir sur sa légitimité et son efficacité, celle qui assume son statut de simple parole, oasis
à côté d’autre oasis ou île séparée d’autres îles. Entre les uns et les autres il y a toujours la
possibilité de chemins à tracer. C’est du moins le pari propre à la pensée de l’émancipation
intellectuelle. Et c’est la croyance qui m’autorise à essayer de dire quelque chose sur le
présent. »197
Il faudrait, en premier lieu, remarquer la proximité entre l’analyse proposée par le philosophe
et le témoignage précédemment mentionné. Le singulier, le commun et l’actuel semblent bien
être des boussoles interprétatives pour naviguer au cœur de l’archipel. Mais plus intéressante
encore est cette réflexion sur une parole multiple : à la fois la pluralité de celles qui s’expriment
dans les mouvements d’occupations, mais aussi celle de « l’intellectuel » qui vient déposer une
parole supplémentaire pour dire quelque chose de son temps, représentées selon des « îles » ou
des « oasis » entre lesquelles une « pensée de l’émancipation » viendrait tracer des chemins. Si
Jacques Rancière n’ose jamais les mots « utopie » et « archipel », il n’en demeure pas moins
que ce qu’il décrit semble pouvoir pleinement s’y rapporter ; ce faisant, il nous apprend aussi
que toute alliance entre paroles pratiques et paroles théoriques, si l’on peut ainsi les qualifier,
est toujours un pari. Un pari pour des possibles, qui vont au-delà de ceux qui se donnent
simplement immédiatement à voir ; un pari aussi pour « sauver » de l’oubli certaines
expériences disqualifiées parfois trop rapidement. Édouard Glissant nous rappelle combien
pour lui « le pari archipélique » est également « volonté de résistance »198 et lutte contre le
« devenir menacé »199 :
« Il reste le pari archipélique : la résistance de la pluralité insulaire. Deux motifs sont récurrents,
qui disent cette volonté de résistance. D’abord l’insistance sur l’archipel des langues, bien
commun et bouée de sauvetage de l’humanité : "J’écris désormais en présence de toutes les
langues du monde, dans la nostalgie poignante de leur devenir menacé. " (Traité du Tout197
RANCIÈRE, Jacques. Le partage du sensible. op.cit. p.42 et p.73. Je souligne.
JOUBERT, Jean-Louis. « L’archipel Glissant » in : CHEVRIER, Jacques (dir.), Poétiques d’Édouard Glissant. Paris :
Presses de l’Université de Paris-Sorbonne. 1999. p.321.
199
GLISSANT, Édouard. Traité du Tout-Monde. op.cit. p.26.
198
49
Monde, p. 26). Ensuite la thématique multiforme de la créolisation, comme arithmétique de
l’imprévisible : des hommes, des groupes d’hommes, arrachés à leurs pays antérieurs, se
rencontrent sur des terres, des îles inconnues, et ils y inventent des solutions neuves, des modes
de survivre et de vivre, que personne n’aurait pu prévoir en faisant simplement la somme des
facteurs en présence. »200
Nous pourrions nous interroger : est-ce tâche de poète ou de théoricien de faire acte de
résistance ? Ou plutôt, n’est-ce pas tâche de poète et de théoricien que de s’approcher de ce qui
résiste ? De ce qui résiste aux simplifications et aux catégorisations et ne se laisse comprendre
que pour mieux se dérober ? Chacun aura ses mots, sa manière de dire : le poète sera ellipse et
métaphore, le théoricien sera expansion et limpidité – l’un devra s’expliquer, se justifier, l’autre
un peu moins. Les deux pourtant ont à s’apprendre et à se rencontrer, et c’est peut-être là l’objet
de ce détour littéraire souhaité pour quelques pages. Que serait un théoricien qui saurait à son
tour « écrire en présence de toutes les langues du monde » ? Un théoricien, peut-être, se
revendiquant d’une certaine pensée critique nourrie par une pensée utopico-archipélique, dont
le travail consisterait à écouter toutes les langues qui se parlent, avec leurs ententes et leurs
mésententes, et dont le défi tiendrait à n’être jamais pleinement ni relativiste ni universaliste.
Car il est enfin une dernière implication de « l’archipélisation » qu’il nous faut
envisager. S’il est entendu que l’archipel ne saurait nous conduire à nous « englu[er] dans les
métaphores postmodernes de la fragmentation », ni à « s’abîmer dans les archipels marécageux
du relativisme postmoderne » comme le soutient l’historien Jérôme Baschet, dans un ouvrage
par ailleurs très intéressant pour défaire la tyrannie du présentisme201, il reste à définir plus
clairement quel rapport il entretient avec « l’universel » et « le tout ». Avec l’universel, tout
d’abord, tant la question est toujours inquiète, comme si dès lors que ce dernier était ébranlé, la
possibilité du philosophique et du politique s’effondrait. Or, il est à soutenir que c’est
précisément au nom de cette question que l’universel sera protégé de ses travers
« universalisant », qui lui ont valu une critique « postmoderne » sans concessions, bien que tout
aussi tributaire de ses propres travers « relativisant »202. Pour se prévenir alors de rejouer un
dialogue sans écoute, il est proposé de mettre en regard deux interprétations qui s’interroge
quant à ce que l’archipel fait à l’universel. L’écrivain Alain Damasio formule la première :
« On peut accoster sur les rochers, débarquer sur ces plages, contribuer à façonner l’île. Ces îles
font déjà archipel, modestement, quelque chose se met en place. Mais l’archipel doit rester
pluriel — pluriversel. Il ne faut pas essayer d’imposer un modèle unique, tous les modèles virent
à la catastrophe, toutes les convergences dérapent en chefferies. Acceptons d’emblée cette
pluralité, que ces îlots soient "polytiques", fonctionnent selon des règles et des envies
200
Ibid. pp.321-322.
Emprise présentiste également abordée au chapitre précédent. BASCHET, Jérôme. Défaire la tyrannie du présent.
Temporalités émergentes et futurs inédits. op. cit. p.221 et p.290.
202
Voir : BRANTHÔME, Thomas. « Minuit à l’heure de l’universalisme ». À paraître.
201
50
différentes. Mais par contre, travailler intensément sur les liens entre ces îlots, l’entraide
constante, la fertilisation croisée et les alliances. »203
L’archipel serait donc « pluriversel », et non « universel », afin de préserver les
différences de chacune des îles et d’empêcher « l’imposition d’un modèle unique ». De
cette façon, il serait ce que nous pourrions appeler un archipel a minima, défini en
fonction des « entraides » entre les îles. Autrement dit, il n’y aurait archipel que si les îles
se liaient entre elles, selon des échanges voulus et identifiables. Logiquement, quand ces
derniers s’évanouissent, l’archipel disparaît à son tour. Archipel « modeste » donc,
comme le qualifie Alain Damasio, et qui pourrait en effet faire état de ce que l’on observe
concrètement entre les îles qui constituent notre objet : les ZAD, les places, les rondspoints se ressemblent, toutes des îles, mais ne conversent que rarement ou opportunément.
Cependant, il nous faut rappeler que l’usage que nous souhaitons faire de « l’archipel »
n’est pas seulement descriptif mais aussi, dans une certaine mesure, prescriptif. En ce
sens, non pas qu’il voudrait rassembler les îles, nous l’avons suffisamment répété, mais
qu’il voudrait tenir le défi de penser un renouvellement topographique de l’utopie,
capable de la défaire de son risque totalitaire. Or, l’archipel a minima ne suffit à faire
utopie, puisqu’il n’est travaillé d’aucun « désir » commun – étant entendu que le commun
ne saurait se réduire à de simples relations commerçantes. L’archipel a maxima, plus
proche donc de celui que nous défendons, est à l’inverse le produit d’un « désir
d’habitation », comme nous l’avons montré. Il contient en lui-même une aspiration
« universelle », dès lors qu’est acceptée l’idée selon laquelle l’habiter fait partie de ce que
cela signifie être homme. Une certaine langue de l’universel, dont il nous faudrait toujours
garder la boussole pour ne pas « s’engluer » précisément dans la métaphore de la
fragmentation. Et pour en conclure la démonstration, il est possible d’y adjoindre la
formule de Barbara Cassin, qui suggère de « compliquer l’universel »204, dans une
réflexion qu’elle doit au « plus d’une langue » de Jacques Derrida, qui n’a jamais été
abandon de l’universel contrairement à ce qui lui a été imputé. Ainsi, l’archipel
compliquerait l’universel, bien plus qu’il ne le transformerait en « pluriversel ». De cette
complication résulte aussi la chance de ne pas céder aux vieux démons et d’éviter le piège
des insolubles discussions.
Ainsi compris, il est d’ailleurs un autre adversaire plus redoutable encore de
l’universel, qui n’est plus « le pluriel » mais bien « le pareil » – L’identique, ou le même,
203
DAMASIO, Alain. « Pour le déconfinement, je rêve d’un carnaval des fous, qui renverse nos rois de pacotille ». Reporterre.
28 avril 2020. En ligne : https://reporterre.net/Alain-Damasio-Pour-le-deconfinement-je-reve-d-un-carnaval-des-fous-quirenverse-nos-rois-de-pacotille
204
CASSIN, Barbara. « Compliquer l’universel ». Fabula-LhT, N° 12 : « La Langue française n'est pas la langue française ».
Mai 2014. En ligne : http://www.fabula.org/lht/12/cassin.html
51
si l’on préfère, qui n’aspire qu’à l’homogène et à l’identitaire205. C’est donc bien une
défiance par rapport au « Tout Total » ou au « Monde Total » qui est exprimée. Pour s’en
expliquer, c’est à nouveau la perspective d’Édouard Glissant, qu’il nous faut emprunter,
non sans trace encore de l’héritage du « rhizome » deleuzien :
« Sommes-nous réduits à ces impossibles ? N'avons-nous pas droit et moyen de vivre une autre
dimension d'humanité ? Mais comment ? Mais à la racine unique, qui tue alentour, n'oseronsnous pas proposer par élargissement la racine en rhizome, qui ouvre Relation? Elle n'est pas
déracinée : mais elle n'usurpe pas alentour. Sur l'imaginaire de l'identité racine-unique, boutons
cet imaginaire de l'identité-rhizome. Le Tout-Monde, qui est totalisant, n'est pas (pour nous)
total. »206
« C'est le rhizome de tous les lieux qui fait totalité, et non pas une uniformité locative où nous
irions nous évaporer. Notre terre, notre part de la Terre, ne la constituons pourtant pas en un
territoire (d'absolu) d'où nous croirions être autorisés à conquérir les lieux du monde. Nous
savons bien que les puissances d'oppression visent de partout et de nulle part, qu'elles
corrompent en sourdine notre réel, qu'elles le régissent sans que nous voyions d'où ni comment.
Mais du moins leur opposons-nous déjà l'éclat de la Relation, par quoi nous refusons de réduire
un lieu ni de l'élire en Centre clos. Un Traité du Tout-Monde, chacun le recommence à chaque
instant. »207
Ainsi, l’archipel serait bien cette utopie-relationnelle, qui constituait l’une de nos hypothèses
de départ, et à partir de laquelle il est possible de comprendre comment s’enchevêtrent à la fois
les relations internes à l’archipel – entre les différentes îles « résistantes » – et les relations
entretenues avec une force d’homogénéisation concurrente, « puissances d’oppression »
comme les nomme Édouard Glissant, traduisant les dynamiques de l’espace mondial, que nous
nous sommes déjà attachés à décrire208. Manière aussi de souligner qu’il existe bien une volonté
commune d’être tout sauf mondialisé par cet espace qui n’en finit plus de s’étendre et prétend,
non pas effacer toutes les distinctions, mais asservir ces dernières à un principe d’organisation
unique. Face à lui pourtant, ce n’est pas un « ennemi » tout aussi total qui se dresse : si à
l’espace capitaliste s’oppose un espace archipélique, il n’en faut pas moins mesurer combien
ce dernier adopte une stratégie différante, tirant sa force d’une différence assumée et
revendiquée à l’égard du premier, mais également de ses différences internes – toutes les îles
qui le composent sont en effet autant des points nodaux et des points aveugles de l’espace
capitaliste qui le subvertissent et inventent en ses/ces lieux des alternatives209. Et si la stratégie
peut sembler à certains inefficace et inopérante – « il faudrait combattre à armes égales »
205
Il faut ici renvoyer aux riches travaux de Michel Lussault. Ils montrent combien « l’homogène » et « l’identitaire » n’étaient
pas toujours du côté escompté : « Curieuse époque où le cosmopolitisme apparent, de grande échelle, va de pair avec la
généralisations des îlots résidentiels homogènes et identitaires. » in : LUSSAULT, Michel. De la lutte des classes à la lutte des
places. op.cit. pp. 156-157.
206
GLISSANT, Édouard. Traité du Tout-Monde. op.cit. p.21.
207
Ibid. p.177.
208
Voir notamment p.21.
209
Voir la partie suivante : « II. L’archipel de l’alternative ».
52
pourraient-ils plaider – il est pourtant possible qu’elle soit précisément adaptée aux mutations
contemporaines du capitalisme spatialisé. Jacques Rancière nous en avertit également :
« Nous ne sommes pas en face du capitalisme mais dans son monde, un monde où le centre
est partout et nulle part, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a rien à faire mais que la figure du
face-à-face n’est jamais constituée comme telle. »210
L’utopie-archipel viserait ainsi à faire brèche et à faire failles, bien plus qu’à définir un nouveau
contre-programme pour faire face au Léviathan ; elle n’en est pas moins plus intrusive et plus
offensive, qu’il est coutume de l’imaginer, tant elle vient contester un des principes
fondamentaux de son adversaire : la prétention à l’exclusive du lieu. Elle est précisément cet
autre lieu, cet autre pays irrécupérable, qui dérange tel l’étranger qu’il faudrait chasser de son
territoire. « Chasse gardé » affirme l’espace mondial ; comment n’y être pas sensibles, lorsque
l’on constate la sévérité et la systématicité avec laquelle les lieux occupés sont à chaque fois
expulsés211. Là pourtant, le combat asymétrique révèle ses avantages, l’expulsion d’une île ne
suffit jamais à faire disparaître toutes les autres. Un certain art de la ruse qui est peut-être aussi
la condition, in fine, de la survie du « possible » dont la tâche première est de maintenir ouvert
un espace pour que puissent naître des lieux irréductibles au principe d’organisation capitaliste
de l’espace. Et si le possible déteste le « Tout mondialisé », il en appellera toujours, contre lui
et avec lui, au « Tout-Monde ».
3. « Des îles dans l’océan du capital »
La résurgence de la métaphore de l’archipel pourrait ainsi devoir plus qu’il n’est d’usage
de le considérer à cette conflictualité entre Tout mondialisé et Tout-Monde. En effet, en dépit
de son exposition médiatique qui lui a conféré, dans la période récente, une aura-repoussoir212,
sa récente publicisation aurait peut-être à nous apprendre des pensées et des impensés de « notre
temps ». Lorsqu’Édouard Glissant affirmait déjà en 1997 que « l’archipel convient à l’allure de
nos mondes »213, il en laissait présager les fortunes et les infortunes ultérieures. Une vingtaine
d’années plus tard, l’époque semble à l’archipel comme l’époque semblait à l’espace. Si
l’archipel est étiqueté « postmoderne », il en a alors peut-être de très bonnes raisons. Edward
Soja rappelle dans Postmodern Geographies qu’il s’agit d’assumer le « label », d’une part pour
qu’il ne soit pas monopolisé par un discours « réactionnaire », de l’autre car il peut décrire « the
210
RANCIÈRE, Jacques. Le partage du sensible. op.cit. p.55.
Il faut également noter que bien que les expulsions soient orchestrées par les autorités politiques (a-t-on jamais rencontré
directement les autorités capitalistes ?) et justifiées « au nom de la loi », elles trouvent peut-être une explication spatialiste, et
non plus seulement juridique.
212
Exposition médiatique qui doit beaucoup à la circulation et à la simplification des thèses issues de : FOURQUET, Jérôme.
L’archipel français. Naissance d'une nation multiple et divisée. op.cit.
213
GLISSANT, Édouard. Traité du Tout-Monde. op.cit. p.31.
211
53
fourth modernization of capitalism »214 – quatrième modernisation qui doit beaucoup à sa
recomposition spatiale comme nous l’avons déjà souligné. L’archipel postmoderne ferait ainsi
écho à la fois à une des formes postmoderne d’organisation du capitalisme, mais aussi à une
des formes prise par la résistance à ce dernier. À l’archipel des centres de pouvoir répondrait
l’archipel des contre-emplacements, à l’archipel fragmentaire répondrait l’archipel universel,
à l’archipel concurrentiel répondrait l’archipel différanciel. C’est que le « capitalisme » ne
saurait en effet être le seul à « récupérer » les innovations de ses adversaires215 et c’est aussi
pourquoi, il importe de ne pas épouser pleinement la méfiance généralisée à l’égard de
« l’archipel », au risque de se priver d’une précieuse intelligence géographique, faisant peutêtre toujours défaut à la théorie critique contemporaine. Pour préciser enfin, ce qui est entendu
par « postmodernisme », il est possible de s’en référer à la terminologie de Marc Augé, qui
nous invite à privilégier l’hypothèse d’un « archipel surmoderne ». Ce dernier s’apparenterait
à autant de trouées dans un espace de plus en plus abstrait, mais aussi de plus en plus contrôlé216
et il permettrait, en définitive, la dispersion de lieux organiques pour contrer la présence
grandissante des « non-lieux ». « Le non-lieu est le contraire de l’utopie : il existe et il n’abrite
aucune société organique »217 peut ainsi écrire l’anthropologue, rappelant combien ce n’est plus
l’utopie qui est sans existence, mais bien la géographie marchandisée, produite par l’espace
mondial.
Autant de terres émergées et vivables, autant d’ « îles dans l’océan du capital »218, qui
dédoublent d’autant plus curieusement l’espace qu’elles contestent, lorsque lumière est faite
sur l’évolution du mot archipel :
« L’étymologie nous montre d’ailleurs un étrange renversement dans l’évolution du mot
"archipel". "Archi-pelagos", c’est en grec l’ancienne mer ou la mer par excellence ; et peutêtre la véritable étymologie est-elle, comme le suggère le Dictionnaire historique de la langue
française de Robert, "Aigaion pelagos", c’est à-dire la mer Égée. Un archipel, c’est d’abord une
mer, – une mer parsemée d’îles (la continuité est mise au premier plan), mais le sens s’est
retourné, puisqu’un archipel est maintenant un groupe d’îles (insistance donc sur la
discontinuité). »219
L’utopie-archipel dont nous cherchons à rendre compte doit alors bien davantage à la
signification originelle de l’archi-pelagos, à la mer partagée et au principe de continuité qu’elle
abrite. Se pourrait-il alors qu’il n’y ait pas seulement des îles dans l’océan du capital, mais
aussi des mers ? Proposition troublante puisqu’il n’est de mers séparées des océans, mais qui
214
SOJA, Edward W. Postmodern geographies. op. cit. p.5.
Voir : BOLTANSKI, Luc, CHIAPELLO, Ève. Le nouvel esprit du capitalisme. Paris : Gallimard. 1999.
216
AUGÉ, Marc. Non-lieux. op.cit, p.129.
217
Ibid. p.140.
218
DAMASIO, Alain. « Hyphe... ? » in : Éloge des mauvaises herbes. Ce que nous devons à la ZAD. op.cit. epub.
219
JOUBERT, Jean-Louis. « L’archipel Glissant ». art.cit. p.319.
215
54
pourrait permettre de mieux comprendre la manière dont l’utopie peut aussi prétendre à
s’élargir, à gagner du terrain ; car sait-on jamais où la mer s’achève et où l’océan commence ?
À tel point que l’écrivain Alain Damasio semble prêt, en quelques lignes, à se défaire de
« l’archipel pluriversel » au profit de l’espoir d’un « archipel de combat » : « J’espère que ces
îlots vont se déployer un peu partout en France et ailleurs et qu’un archipel de combat va sortir
de terre. »220 Au cœur de l’utopie-archipel, c’est donc une puissance d’expansion et de
contestation bien réelle qui sommeille, à mille lieues de la naïveté et de la candeur
habituellement prêtée à « l’utopie ». Et ce d’autant plus lorsque la tâche nouvelle de cette
dernière tient à « révéler ce qui ne va pas et à raconter ce que nous aspirons à être221 », et
qu’elle s’exprime à la mesure d’un sursaut éthique :
« En partant de là où on vit, de là où on lutte, notre pari est radicalement inverse. Tout n’est pas
calculable, tout n’est pas économie. Il y a de toute part des êtres et des choses qui résistent à
cette mise en équivalence intégrale. Des forces vives qui n’en peuvent plus de cette dévastation
des existences. Tentant de déserter la machinerie sociale et ses circuits, elles créent de nouveaux
espaces à la hauteur de leurs désirs, à même la Terre. Repartir de là, de cette gravité,
éminemment politique. Cela ne veut bien sûr pas dire cesser de se rencontrer, ou de voyager,
mais dessiner d’autres lignes, des lignes de vie, des lignes de lutte, se croisant, proliférant. Ce
qui se passe ici résonne déjà ailleurs, plus loin. »222
L’utopie du vingt-et-unième siècle, en effet, est grave. Elle n’a plus le temps des longs espoirs
et des horizons qui n’arrivent pas ; elle conjugue l’avenir à la possibilité d’un nouveau
commencement, d’une nouvelle « Terre » et de nouvelles « racines ». En cela, elle est peut-être
l’utopie la plus « radicale » qui se soit jusqu’alors formulée, si l’on entend par ce qualificatif ce
qui est relatif à la racine de quelque chose ; mais nous l’avons dit, les utopies sont à la mesure
des défis qu’elles relèvent. Et puisqu’il est désormais question d’habitation et non plus
seulement de « progrès social » ou « de bon gouvernement », elle n’a guère d’autre choix que
de réinvestir aussi les signifiants que l’on croyait piégés : Terre, territoires, racines, autant de
mots que seule la grammaire réactionnaire était autorisée à employer et que la pensée de
l’émancipation avait désertés. Force est pourtant de constater désormais que par un
bouleversement, au moins équivalent à la mutation du terme archipel, quelque chose de
l’argumentaire de la contre-révolution est véritablement passée à celui de la révolution – et que
la Terre voit s’annoncer dans ses océans une bataille qui n’est pas sans risques :
« La difficulté est que les puissances d'oppression, qui sont multinationales et qui ont intérêt à
réaliser leur totalité-terre, où elles pourront entrer partout pour mener à mal leurs profitations,
les plus grandes villes, le plus petit îlot, se servent elles aussi d'une stratégie qui paraît
220
DAMASIO, Alain. « Pour le déconfinement, je rêve d’un carnaval des fous, qui renverse nos rois de pacotille ». art.cit.
Voir p.46.
222
VIDALOU, Jean-Baptiste. Être forêts: habiter des territoires en lutte. op.cit. En ligne : https://www.editionszones.fr/lyber?etre-forets
221
55
mondialiste. "Ouvrez-vous ! Ne vous renfermez pas dans votre identité." Ce qui veut ici dire :
"Laissez-vous faire à l'imparable nécessité du marché." Elles espèrent ainsi vous diluer dans
l'air du temps. Quelques peuples résistent. Oui, avec difficulté. La nécessaire opposition en effet
peut engendrer parfois un enfermement et, par une ironie terrible, ratifier la menace implicite
décrétée par le capitaliste. »223
Ainsi du spectre « identitaire » qui ressurgit, non plus fonction de la nature intrinsèque de
l’utopie, mais de la stratégie qu’elle mobilise ; menace d’autant plus grande, s’il n’est pris soin
de resignifier les mots-épouvantails, dont elle fait désormais usage et dont le Tout-Mondialisé
n’a qu’une hâte, qu’ils se retournent contre elle-même et lui laisse le champ toujours libre.
Pour s’en préserver, il n’est sinon de solution que celle de repenser, en définitive, le
rapport de l’utopie à l’émancipation – et le sens même de cette « émancipation » au sein de ce
que Jacques Rancière appelle une « topographie de la domination »224. Car si « l’émancipation,
hier comme aujourd’hui, est une manière de vivre dans le monde de l’ennemi dans la position
ambiguë de celui ou celle qui combat l’ordre dominant mais est aussi capable d’y construire
des lieux à part où il échappe à sa loi »225, cet aparté longtemps permise n’est aujourd’hui plus
réalisable et la proximité des lieux ainsi que des non-lieux, plus que jamais à l’ordre du jour :
« Dans la réalité concrète du monde d’aujourd’hui, les lieux et les espaces, les lieux et les nonlieux s’enchevêtrent, s’interpénètrent. La possibilité du non-lieu n’est jamais absente de
quelque lieu que ce soit. Le retour au lieu est le recours de celui qui fréquente les non-lieux (et
qui rêve par exemple d’une résidence secondaire enracinée dans les profondeurs du terroir).
Lieux et non-lieux s’opposent (ou s’appellent) comme les mots et les notions qui permettent de
les décrire. »226
Enchevêtrement qui se présente à la fois comme la force et la faiblesse de l’utopie-archipel, tant
c’est à cette extrême porosité qu’elle doit son nomadisme et sa possibilité de s’établir en tous
lieux, mais également à cette dernière qu’elle doit sa difficulté à atteindre quelque chose comme
la liberté. Comment tenir alors cet entre-deux ? Jacques Rancière semble faire le choix d’une
liberté tout aussi nomade, fonction « d’oasis » dans le « désert » – d’îles dans l’océan :
« Une place occupée dans une métropole, une ZAD, ce sont des oasis d’une tout autre
dimension, certes, mais peut-être pas différentes en nature : des espaces de liberté
"au milieu" du désert, à ceci près que le "désert" n’est pas le vide mais le trop-plein de
consensus. »227
Mais ce sera liberté bien précaire, ne pouvant s’épanouir qu’au sein des oasis, et dont il est
difficile d’imaginer qu’elle puisse contribuer à diffuser plus largement une certaine possibilité
d’émancipation, en appelant radicalement à « une autre vie ». Car si la seule « alternative »
223
GLISSANT, Édouard. Traité du Tout-Monde. op.cit. p.206.
RANCIÈRE, Jacques. En quel temps vivons-nous ?. op.cit. p.52.
225
Ibid. p.50.
226
AUGÉ, Marc. Non-lieux. op.cit. p.134.
227
RANCIÈRE, Jacques. En quel temps vivons-nous ?. op.cit. p.72.
224
56
qu’elle imagine ne trouve à s’exprimer que dans une invitation à rejoindre l’une des îles, il n’est
guère étonnant qu’elle continue d’apparaître encore insuffisamment à la hauteur aux héritiers
de l’appel à « la transformation du monde » – que l’utopie, en définitive, ne soit toujours « pas
assez marxiste » et qu’en dépit des efforts qu’elle déploie, elle demeure une « utopie critique »,
nichée dans les contradictions de ce « Tout-Mondialisé » et dont ce dernier parviendrait, d’une
manière ou d’une autre, à tirer profit. Pourtant, ce serait là diagnostic hâtif, rejouant l’histoire
tumultueuse des rapports entre marxisme et utopie, sans s’interroger sur la possibilité que
l’utopie-archipel ne parle d’une alternative au-delà même des îles. Jean-Baptiste Vidalou
suggère à ce titre une autre voie : non plus des oasis dans le désert, mais toute « une géographie
de la désertion [prenant] forme » et qui « parlent déjà d’un dehors désirable ». Un dehors,
comme un dehors tout autre ? Et dont le « non-lieu » ne tiendrait plus au fait, qu’il est mis à
l’écart, marginalisé, périphérisé par l’espace mondial, mais au fait qu’il n’est « pas encore »
pour le dire avec Ernst Bloch228 ? Un autre pays alors qui se promettrait et s’annoncerait, à la
fois déjà là et à-venir, et qu’il convient à présent d’aller visiter, guidés par une dernière parole
de poète :
« … Mer utérine de nos songes et Mer hantée du songe vrai,
« Ô toi qui sais et ne sais pas, ô toi qui dis et ne dis pas,
« Ô Consanguine et très lointaine, ô toi l’inceste et toi l’aînesse,
« Mer à jamais irrépudiable, et Mer enfin inséparable !
« Est-ce toi, Nomade, qui nous passeras ce soir aux rives du Réel ? »229
228
Voir BOUTON, Christophe. « La temporalisation du possible. Utopie et histoire chez Hegel, Marx et Bloch ». in : Repenser
le possible : L’imagination, l’histoire, l’utopie. op.cit. Notamment. p.94 : « Même lorsqu’elles se cantonnent à la métaphore
de l’île des mers du Sud ou du pays imaginaire coupé du monde, les utopies ont ainsi pour Bloch un sens secrètement temporel,
elles décrivent, sous une forme spatiale, un avenir éloigné. »
229
PERSE, Saint-John. Amers. In : Œuvres complètes. Paris : Gallimard. 1982. p.380.
57
II) L’archipel d’un autre pays
1. Le réel de son archipel
À rebours ainsi du procès en idéalisme fait à l’utopie, il se pourrait que cette dernière
affleure aux rives du réel. Utopie réaliste, s’il en est, où se découvrirait l’archipel d’un autre
pays possible. Déjà pourtant, l’interrogation est empressée : mais comment un archipel peut-il
être un pays ? Il faut pour répondre s’en remettre à la définition première d’un pays, qui se
présente comme une « division territoriale habitée par une collectivité, et constituant une entité
géographique et humaine »230. Rien n’exclut alors qu’un pays puisse s’envisager autrement que
selon sa forme moderne, qui a contribué à ancrer l’idée selon laquelle ce dernier était
nécessairement équivalent à une Nation ou à un État. C’est d’ailleurs, ce que nous précise la
notice du dictionnaire : Pays, [dans une acception plus large], « Nations, États »231. Un pays
pourtant, avant d’être une entité politique et institutionnelle, est bien une entité géographique
et humaine. La frontière est mince, il est vrai, mais n’en demeure pas moins intéressante pour
questionner quel pays s’invente depuis l’utopie. Car il est évident, qu’il ne s’agit pas ici de
rendre l’utopie complice d’un discours anti-État ou anti-Nation, d’une part car ce n’est pas là
son objet, mais surtout car nous l’avons soutenu dès notre introduction, on habite toujours plus
d’un pays. Cette « doublure » est bien la condition pour échapper aux dichotomies opposant la
gravité du « réel » et la frivolité des « rêves » utopiques. D’autant plus que les pays que nous
habitons ne se partagent jamais avec autant de clarté, et s’il en est un qui nous est donné, assigné
à la naissance – Marc Augé le formule avec une grande justesse : « Naître, c’est naître en un
lieu, être assigné à résidence »232 –, il en est toujours un second dont la présence est
souterraine : il est à la fois pays rêvé, pays espéré, pays aperçu, pays éprouvé, pays autrement
habité. L’autre pays de l’utopie pourrait ainsi être compris comme une doublure du réel,
pareille à ces étoffes qui constituent la doublure des vêtements qu’il nous faut porter. Si par une
folie d’un jour pourtant, certains s’aventuraient à retourner leurs vestes, il se pourrait que se
dévoile un tissu inaperçu. L’histoire de l’expression nous est d’ailleurs aussi sérieuse que
facétieuse : retourner sa veste viendrait de l’expression « tourner casaque » attestée depuis le
XVème siècle et dont l’origine puiserait dans la langue turque. Les Kazakhs furent un peuple
du bord de la mer Noire et dont le nom a donné kazak, qui signifie « homme libre » ou
« aventurier ».
230
Notice Dictionnaire. CNRTL. En ligne : https://www.cnrtl.fr/definition/pays
Ibid.
232
AUGÉ, Marc. Non-lieux. op.cit. p.69.
231
58
Au-delà des secrets cachés par langue, il importe alors de se demander quel est ce
« réel » de l’archipel et en quoi il nous permet d’espérer davantage qu’un simple voyage
utopique, dont l’issue ne serait qu’un « retour » au point de départ. D’une part, il est, nous
l’avons suggéré, ce réel qui résiste à être compris dans les catégories politiques classiques. Il
est l’envers de l’idéologie qui, avant d’être une terminologie proprement marxiste, signifie bien
« un principe unique d’explication du réel ». Les relations entre utopie et idéologie ne sont
d’ailleurs pas nouvelles : nous devons à Karl Mannheim un des livres fondateurs à ce sujet ainsi
qu’à Paul Ricoeur, le prolongement contemporain de la réflexion233. Le premier définit
notamment l’utopie comme « un écart entre l’imaginaire et le réel qui constitue une menace
pour la stabilité et la permanence du réel »234, tout en soulignant les dangers de « la mentalité
utopique », qui reconduit l’utopie à son risque totalitaire, puisqu’elle est caractérisée, selon lui
par « l’absence de toute réflexion de caractère pratique et politique sur les appuis que l'utopie
peut trouver dans le réel existant »235. Il y aurait ici matière à longuement s’attarder quant à la
conceptualisation de l’utopie, mais ce qui doit retenir notre attention est avant tout cette relation
ambigüe que semble entretenir l’utopie avec le réel et qui n’est pas tout à fait en adéquation
avec l’hypothèse que nous faisons. L’utopie, en effet, dont il a été jusqu’ici question n’est pas
« un écart » entre l’imaginaire et le réel, elle est pleinement réelle, puisqu’inscrite dans le
concret de l’occupation de certains lieux. Et si « son réalisme » lui est contesté, ce n’est peutêtre pas parce qu’elle est insuffisamment réelle, mais bien parce qu’elle l’est trop
dangereusement – trop proche de dévoiler l’illusion d’un réel unique et idéologique. Aussi, ce
que Karl Mannheim reprochait à la mentalité utopique semble être invalidé par les pratiques
que nous avons observées, tant elles puisent précisément dans « ces appuis à caractère et
pratique et politique [présents] dans le réel existant ». Dès lors que l’utopie est aussi une praxis
politique, elle n’est plus idéelle mais bien inscrite dans une certaine matérialité, faisant sienne
la possibilité d’une vie sur terre plus vivable. Là s’esquisse peut-être, en définitive, les termes
d’un nouveau mariage possible entre utopie et marxisme : car si le réel de l’utopie est celui qui
résiste à l’idéologie et qu’il est celui d’un réel habitable – un réel, autrement dit, qui contredit
les principes d’organisation capitalistes de l’espace –, il paraît très proche de cette « grammaire
du réel »236 que Marx n’a cessé de chercher et d’inventer. Par un renversement séculaire,
233
Voir : MANNHEIM, Karl. Idéologie et utopie (1929). Paris : Éditions de la Maison des sciences de l'homme. 2006.
RICOEUR, PAUL. « L'idéologie et l'utopie : deux expressions de l'imaginaire social ». In: Autres Temps. Les cahiers du
christianisme social, N°2. 1984. pp. 53-64. En ligne : https://doi.org/10.3406/chris.1984.940
234
Ibid. pp.61-62.
235
Ibid. p.62.
236
BENSUSSAN, Gérard. Marx, le sortant. Paris : Hermann. 2007. p.43. Voir également p.46 : « Il [Marx] choisit au contraire
de se porter entièrement du côté du profane, de la vie réelle, des conditions d’existence matérielle des individus, c’est-à-dire
de ce qui résiste à la procédure de la sursomption, de ce qui est toujours là quoiqu’on fasse. Il lui faut aller là où la dialectique
relève et relaie le réel, en fait le supprime. Il lui faut empêcher cette artificieuse suppression et « sauver » le réel. Là où « ça
fait mal » au spéculatif, là est le lieu où doit s’exercer une pensée « intervenante » (Brecht). »
59
l’utopie parlerait donc désormais la langue du réel, et il serait à ce titre nécessaire d’autrement
la considérer. Parmi les héritiers de la tradition marxiste, ce sont notamment Henri Lefebvre et
David Harvey, tous deux géographes, qui se sont penchés avec attention sur l’hypothèse d’une
utopie marxiste, qui ne « nie pas la réalité mais en explore les potentialités, dans la perspective
d’une transformation possible de la réalité sociale, politique, spatiale »237. « Utopie concrète »
pour Henri Lefebvre, ou encore « utopisme dialectique » pour le second, les deux entendent de
la sorte « dépasser la réalité à partir de sa critique radicale »238.
La distinction entre réel et réalité peut alors être précieuse, tant le premier « disjoint,
fracture, crée de l’hétérogène et du contradictoire, déchiquette les images » et la seconde
« conjoint, recoud fait régner l’homogène et le consistant »239. L’utopie pourrait alors être prise
entre réel et réalité, bien plus qu’entre rêve et réalité ; elle viendrait contester la prétention de
« la réalité » à être le seul réel possible. L’hypothèse en est encore plus qu’explicite, lorsqu’elle
est formulée par certains occupants : « Sous couvert de dire le réel tel qu’il fonctionne, les
managers et les ingénieurs le produisent tel qu’ils veulent le voir fonctionner »240. Autrement
dit, ces derniers participent à faire coïncider réel et réalité et étouffent toute prétention à
disjoindre les deux. Or, ce qu’il se produit lors des occupations est peut-être très précisément
la manifestation de cette disjonction : « Occuper à un certain endroit ces "zones technologiques
impériales", espaces homogènes de la standardisation des corps et des affects, c’est rendre
visible la disposition réelle de ce monde. Cela déplace radicalement l’angle de la lutte. »241
Disposition d’autant plus troublante, puisqu’au cœur des occupations, le réel et sa doublure sont
concurremment disponibles – deux réels possibles et par-là même la force du geste utopique
qui ouvre (à) un autre monde. L’écrivaine Nathalie Quintane, ayant notamment pris part aux
occupations de Nuit Debout et de Notre-Dame-des-Landes, confie, elle-aussi son « impression
de revenir au réel, de traverser un réel où les choses devenaient précises » et suggère
l’expression « manufacture du réel » pour parler de la ZAD242. Une formule pourtant qui
pourrait plus largement s’appliquer, tant elle contient en elle la notion de « fabrique » et de
« création », qui permettrait de rappeler combien le réel utopique à l’inverse du réel réaliste
n’est pas homogénéisé et qu’il est nourri de toutes les expériences qui le composent. Ainsi, en
définitive, du « paradoxe de l’utopie » tant la voici « seule [qui] touche au réel dans un monde
d’artifice […] monde amputé de sa meilleure part, de la plus assurée, que sont les désirs, les
237
BUSQUET, Grégory. « L’espace politique chez Henri Lefebvre : l’idéologie et l’utopie ». justice spatiale | spatial justice.
2012. p.7. En ligne : http://www.jssj.org/article/lespace-politique-chez-henri-lefebvrelideologie-et-lutopie/.ffhalshs-01518765
238
Ibid.
239
MILNER, Jean-Claude. Relire la révolution. Paris : Verdier. 2016. p.239.
240
VIDALOU, Jean-Baptiste. Être forêts: habiter des territoires en lutte. op.cit.
En ligne : https://www.editions-zones.fr/lyber?etre-forets
241
Ibid.
242
QUINTANE, Nathalie. « Une manufacture du réel ». in : Éloge des mauvaises herbes. Ce que nous devons à la ZAD. op.cit.
60
passions, trame et consistance du quotidien »243 et qu’elle n’est plus « un recouvrement du réel
par les idées, mais le chemin qui mène à celui-ci. Un réel qui, périodiquement, se réveille et
s’affirme, après avoir été maintenu dans l’ignorance et la servitude »244, comme le souligne
René Schérer. Ce dernier enfin – et surtout – n’hésite pas à nommer ce réel utopique :
« Ce réel, dans l’ère qui succède à la fin d’un empire – et qui n’est, faut-il le préciser, ni fin de
l’histoire ni celle de la modernité – a pour nom l’habitation de la terre ; à quoi, pour éviter toute
équivoque, il conviendra d’adjoindre un qualificatif : habitation utopique. Le retour au réel,
après les masques idéologiques, rend l’habitation problématique, il la formule en problème. Le
concept offrant à ce problème une solution est l’hospitalité. »245
Le réel de l’utopie-archipel serait donc bien celui de l’habitation de la terre, de son habitation
utopique, mais qui n’en demeure pas moins inachevé en tant qu’il appelle une réponse
hospitalière. René Schérer nous invite, en formulant ainsi l’habitation comme problème, à
montrer combien elle peut constituer à la fois un point d’arrivée (pour les occupants, qui tentent
d’habiter l’inhabitable) et un point de départ (pour ceux que cet autre réel possible vient heurter
et convoquer à la responsabilité). Reste à se demander, s’il est jamais de réponses responsables
qui aient été véritablement accordées aux occupations et qui aient jamais permis aux deux pays
de se rencontrer.
2. L’archipel de l’alternative
Avant toutefois d’envisager cette rencontre, il nous faut préciser en quoi le pays
utopique diffère du pays du naissance – en quoi, il permet de recomposer l’espace produit qui
nous préexiste, pour le dire avec Henri Lefebvre – et permet l’émergence de ce qu’il
conviendrait de nommer un archipel de l’alternative. « Alternative » revendiquée par tous les
projets d’émancipation cherchant à s’opposer à la formule ayant désormais fait date : There is
no alternative. Prononcée par Margaret Thatcher, symbole du tournant néolibéral des années
1980, la sentence a été confirmée, plus significativement encore, par les « progressistes » du
camp adverse. En 1995, l’historien François Furet conclut en effet son Passé d’une illusion :
essai sur l’idée communisme au XXIème siècle par des lignes inflexibles :
« L'idée d'une autre société est devenue presque impossible à penser, et d'ailleurs personne
n'avance sur le sujet, dans le monde d'aujourd'hui, même l'esquisse d'un concept neuf. Nous
voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons. »246
243
SCHÉRER, René. Utopies nomades. Dijon : Les Presses du réel. 2009. p.11.
Ibid. p.26.
245
Ibid.
246
FURET, François. Le passé d’une illusion, Essai sur l’idée communiste au XXème siècle. Paris : Robert Laffont. 1995.
p.809.
244
61
Manière encore de réaffirmer l’impossibilité de disjoindre réel/réalité et d’empêcher toute
manifestation d’un « alter », d’un « autre ». Une étroitesse à laquelle se refuse catégoriquement
l’utopie puisqu’elle est précisément ce qui sauve l’altérité et ce qui empêche toute
condamnation du présent et du futur. Et si ce rôle lui a été dénié à l’aube du XXIème siècle, c’est
moins en raison de sa disparition, qu’en raison de l’incapacité à la penser autrement que selon
le prisme de son historicisation. Les nouveaux – et déjà anciens247 – récits de la « fin de
l’histoire » en ont entériné le procès, et l’équation fin de l’histoire = fin de l’utopie = fin du
possible = fin de l’alternative semble avoir tacitement été acceptée. Pourtant, dès lors que
l’utopie est réfléchie à travers le prisme de la spatialité et qu’elle est rendue à sa promesse248,
elle en retrouve sa fonction. Mieux encore, il se pourrait qu’enfin geste et programme utopique
se retrouvent et contribuent à ouvrir un espace alternatif :
« Au final, il semble que cette distinction fondamentale qui existait entre geste utopique et
programme utopique peut s’estomper. La réflexion utopique, de plus en plus, intègre l’impératif
de raisonner en termes de socio-spatial et de processus de production inscrit dans le temps. On
peut ainsi penser la production de l’espace comme expérimentation utopique ouverte et libre,
virtuellement infinie, de différentes formes spatiales, permettant d’explorer des stratégies
alternatives émancipatrices (Lefebvre, 1974 ; Harvey, 2000). Il ne s'agit alors pas de proposer
un programme clef en mains mais de permettre l'interrogation permanente et la réflexivité́ par
le geste utopique. On retrouve ici les propositions d’Henri Lefebvre, dès 1961, autour de
l’"utopie expérimentale" et des "variations imaginaires" autour du réel (Lefebvre, 1961). »249
L’hypothèse selon laquelle il s’agit désormais de « penser la production de l’espace comme
expérimentation utopique ouverte et libre » est alors d’un intérêt tout particulier, tant elle inscrit
l’utopie au cœur d’une pratique spatiale et qu’elle la soustrait à l’inexorable équation,
précédemment mentionnée. La perspective ouverte par Henri Lefebvre est d’autant plus
féconde, qu’elle nous démontre combien dès lors qu’il y a espace produit, il y a utopie –
autrement dit qu’il y a toujours des « lieux non-lieux » irréductibles dont il faut explorer ce
qu’ils abritent des alternatives. Il sera d’ailleurs préféré de s’en tenir à cette voie « productive »
plutôt qu’à celle « expérimentale » pour des raisons stratégiques tant l’expérimentation peut
reconduire, malgré elle, la logique de « laboratoire » et d’utopies incomplètes. Les
situationnistes n’ont d’ailleurs pas manqué de reprocher à Henri Lefebvre, le titre de son article,
pour des motifs similaires :
« Le titre de cet article "Utopie expérimentale : pour un nouvel urbanisme" contient déjà toute
l’équivoque. Car la méthode de l’utopie expérimentale, pour correspondre vraiment à son
projet, doit évidemment embrasser la totalité, c’est-à-dire que sa mise en œuvre ne saurait mener
247
Voir DERRIDA, Jacques. D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie. Paris : Galilée. 1983.
Voir, ci-dessus. p.46.
249
BRET, Bertrand, DIDIER, Sophie, DUFAUX, Frédéric. « Les utopies, un horizon pour la justice spatiale ? » justice spatiale
| spatial justice, n° 5, déc. 2012, p.9. Je souligne.
248
62
à un "nouvel urbanisme", mais à un nouvel usage de la vie, à une nouvelle praxis
révolutionnaire. »250
S’ils ne contestent pas en soi l’utopie spatiale dite « expérimentale », ils n’en entendent pas
moins souligner combien cette dernière n’est pas fonction d’un simple appel à une « réforme
spatiale », comme s’il s’agissait de changer quelques plans d’aménagements pour satisfaire le
désir d’alternative, mais bien fonction d’une certaine praxis révolutionnaire. Et si le qualificatif
est lui aussi fortement connoté, il convient de rappeler que l’enjeu révolutionnaire repose ici
sur une double dimension : d’une part, sur une alternative radicale qui maintiendrait ouverte la
possibilité d’une « sortie du capitalisme » ; d’autre part, et plus concrètement, sur une capacité
à « matérialiser la liberté »251. À la lumière de ces deux éléments, il se pourrait qu’il soit alors
envisageable de dire « révolutionnaire » l’utopie-archipel, que nous nous essayons à penser,
tant elle paraît répondre à ces deux critères.
L’utopie-archipel, contrairement aux utopies du dix-neuvième siècle, serait ainsi
capable de se tenir dans le capitalisme pour mieux le contester. De la sorte, elle échappe
également à l’insuffisance qui lui était jadis reprochée par Marx et Engels. En effet, Miguel
Abensour nous rappelle d’où procède la critique des utopies, qui n’auraient été porteuses que
d’une « volonté de transformer ou de supprimer seulement les formes phénoménales du
capitalisme en laissant intacte l’essence du capitalisme »252. Or, deux siècles plus tard, c’est
peut-être la conjoncture inverse qui se présente : tandis que les « progressistes » s’en tiennent
à vouloir corriger ou supprimer les formes du capitalisme contemporain, ce sont désormais les
« utopistes » qui en révèlent et en déstabilisent l’essence. Pour s’en convaincre, il faut
considérer les occupations dans leur ensemble archipélique, et non indépendamment les unes
des autres. Car s’ il est en effet certain qu’une ZAD, qu’un rond-point ou qu’une place publique
« seul(e) » ne constitue qu’une poussière dans la machinerie capitaliste, dès lors qu’ils sont
observés comme appartenant à une même séquence spatiale et temporelle, ils démontrent
l’intelligence d’une praxis, qui pointe les cœurs névralgiques constituant l’espace capitaliste et
qui affirme la possibilité de s’y soustraire. L’hypothèse que nous formulons est ainsi que
l’utopie-archipel permet de critiquer et de subvertir de manière conjointe les trois traits
essentiels du capitalisme : la production, la privatisation et la circulation. La production, à
travers la multiplication des ZAD et le souci principal de revenir à une logique non-
250
« Critique de l’urbanisme ». Internationale Situationniste, n°6. Août 1961.
En ligne : http://www.ubu.com/historical/si/index.html
251
« Programme élémentaire du Bureau d’urbanisme unitaire ». Internationale Situationniste, n°6. Août 1961.
En ligne : http://www.ubu.com/historical/si/index.html
252
ABENSOUR, Miguel. L’histoire de l’utopie et le destin de sa critique. op.cit. p.38.
63
productiviste253 ; la privatisation, à travers l’investissement de « places publiques », dont la
dimension « publique » tend précisément de plus en plus à n’être que le fait d’une dénomination
et non le fait concret de son organisation254 ; la circulation, à travers l’interruption de
l’échangeur et du carrefour de distribution représenté par le rond-point255. Il est à ce titre
d’ailleurs remarquable que Toni Negri et Michael Hardt, dans leur ouvrage Assembly, affleurent
cette question mais peinent à en rendre compte tant la perspective spatiale est absente de leur
approche :
« According to Schmitt, the movements that constitute the social economic order have to
“appropriate, divide, and produce” (Nehmen, Teilen, Weiden) social space. Today’s
movements of the subordinated do appropriate the spaces in which they live and they do
produce the wealth they want, but—and this is really a new characteristic of social and class
struggle— they have no propensity to divide either in terms of individual or corporatist
interests; instead they accumulate diverse collective desires. » 256
Deux choses sont à alors noter : la première est l’apport certain de cette référence à Carl
Schmitt, dont la tripartition fait directement écho aux trois logiques capitalistes mentionnées
ci-dessus (Appropriate/Privatisation, Divide/Circulation, Produce/Production) et qui rappelle
le rôle crucial de l’espace dans toute constitution d’un ordre socio-économique. La seconde est
la difficulté des deux philosophes à s’emparer de cette variable et à en mesurer les implications ;
nous avons notamment montré comment les occupations ne s’approprient précisément jamais
les lieux où elles s’établissent et que s’il est un processus de production à laquelle elles prennent
part, ce n’est pas celui de la richesse mais bien celui de l’espace. S’il importe alors de faire ce
détour par l’analyse de Toni Negri et Michael Hardt, c’est moins par goût de la contradiction,
que par volonté de démontrer combien la question de l’espace doit être intégrée à toute théorie
du changement social. Celle défendue dans Assembly demeure à ce titre une « simple » théorie
démocratique, où le changement est fonction de l’apparition d’un nouveau pouvoir, d’une
nouvelle « multitude ». Or, si tant est même que cette multitude venait à voir le jour – bien que
sa naissance soit déjà compromise, tant les deux philosophes concluent sur une ouverture non
moins suspendue. « We have not seen yet what happens when the multitude assembles »257
écrivent-ils –, il n’est pas certain qu’elle parvienne à remettre en cause l’essence du capitalisme.
253
Voir par exemple : BONNEUIL, Christophe. « Comment la ZAD nous apprend à devenir terrestres » in : Ce que nous
devons à la ZAD. op.cit. epub.
254
Voir la très riche et récente étude de ZASK, Joëlle. Quand la place devient publique. Lormont : Le Bord de l’eau. 2018.
255
Voir : CASSELY, Jean-Laurent. « Avec les «gilets jaunes», le rond-point français accède à la conscience de place ». Slate.
14 décembre 2018. Voir également pour une critique de la circulation : « Programme élémentaire du Bureau d’urbanisme
unitaire ». Internationale Situationniste, n°6. Août 1961. En ligne : http://www.ubu.com/historical/si/index.html
« La circulation, stade suprême de la planification urbaine (…) La circulation est l’organisation de l’isolement de tous. C’est
en quoi elle constitue le problème dominant des villes modernes. C’est le contraire de la rencontre, l’absorption des énergies
disponibles pour des rencontres, ou pour n’importe quelle sorte de participation. »
256
HARDT, Michael, NEGRI, Antonio. Assembly. op. cit. p.237.
257
Ibid. p.295.
64
Au mieux s’inscrirait-elle dans un rapport de forces et de face-à-face, mais qui paraît
aujourd’hui d’autant plus inopérant dès lors que le capitalisme se perpétue, non parce qu’il
dirige le monde mais parce qu’il le gouverne. À ce titre, la célèbre formule rimbaldienne,
nourrie de lefebvrisme et de situationnisme est donc claire : changer la vie, c’est changer
l’espace. Une hypothèse qui commence progressivement à se dessiner au sein de travaux
contemporains, et dont Joëlle Zask, auteure de Quand la place devient publique, s’en fait un
des relais les plus explicites : « Les théories du changement social gagnent à être relayées par
celles de l’organisation spatiale et territoriale. »258
Au-delà de cette atteinte essentielle au capitalisme, l’utopie-archipel se présente enfin
comme un des lieux où se découvre peut-être de manière contemporaine « l’urbanisme
authentique » ou « l’urbanisme unitaire » que les situationnistes n’ont cessé d’appeler de leurs
vœux. Un urbanisme qui ne serait donc pas celui des géomètres et des architectes, mais un
urbanisme révolutionnaire, matérialisant des espaces de possibles et de liberté :
« Le développement du milieu urbain est l’éducation capitaliste de l’espace. Il représente le
choix d’une certaine matérialisation du possible, à l’exclusion d’autres. […]
La principale réussite de l’actuelle planification des villes est de faire oublier la possibilité de
ce que nous appelons urbanisme unitaire, c’est-à-dire la critique vivante, alimentée par les
tensions de toute la vie quotidienne, de cette manipulation des villes et de leurs habitants.
Critique vivante veut dire établissement de bases pour une vie expérimentale : réunion de
créateurs de leur propre vie sur des terrains équipés à leurs fins. Ces bases ne sauraient être
réservées à des « loisirs » séparés de la société. Aucune zone spatio-temporelle n’est
complètement séparable. En fait, il y a toujours pression de la société globale sur ses actuelles
« réserves » de vacances. La pression s’exercera en sens inverse dans les bases situationnistes,
qui feront fonction de têtes de ponts pour une invasion de toute la vie quotidienne. »259
Aux « bases situationnistes » pourraient alors correspondre les « utopies », les îles du vingt-etunième siècle, qui s’opposent à l’occupation capitaliste de l’espace comme autant de « trou[s]
positif[s] »260. Les situationnistes laissaient d’ailleurs entendre que « le moment d’apparition
de l’urbanisme authentique, ce sera de créer, dans certaines zones, le vide de cette
occupation [de l’occupation capitaliste] »261. Ainsi trouve alors à s’expliquer d’autant mieux le
phénomène « d’occupations », qui doit être compris dans une perspective spatiale et
anticapitaliste, et non plus seulement dans une perspective politiste ou sociologique. Sans cette
première variable, en effet, l’énigme demeurait mystère et les sciences sociales peinaient à
expliquer ce moyen d’agir commun. À l’inverse, la théorie critique en propose désormais une
258
ZASK, Joëlle. Entretien : « Les places publiques sont-elles vraiment des espaces démocratiques ? ». Les Inrocks. 28 mai
2018. En ligne : https://www.lesinrocks.com/2018/05/28/idees/idees/les-places-publiques-sont-elles-vraiment-des-espacesdemocratiques/
259
« Programme élémentaire du Bureau d’urbanisme unitaire ». Internationale Situationniste, n°6. Août 1961.
En ligne : http://www.ubu.com/historical/si/index.html
260
Ibid.
261
Ibid.
65
interprétation et démontre combien il s’invente depuis une décennie une nouvelle praxis
politique, qui va bien au-delà de la question des « moyens d’action », et qui ne s’épuise guère
à la lumière d’une conception instrumentale du politique. La question qui s’ouvre désormais
est celle d’un débat pour le marxisme contemporain, quant à la portée et aux limites de la praxis.
Autrement dit, dans quelle mesure cette dernière parvient-elle à entraver la survie du
capitalisme et à quelles échelles spatio-temporelles convient-il de l’analyser262 ? Pour l’heure,
il est déjà possible de remarquer combien, à défaut d’effondrer le capitalisme, elle n’en préserve
pas moins une des zones les plus indispensables du politique : celle du possible – celle d’un
« impossible » redevenue possible. L’écrivaine Virginie Despentes en délivre une des preuves
les plus transparentes :
« La zone qu’ils défendent, pour nous, à notre place, à notre usage – c’est aussi une zone
lexicale. Pour que certains mots – tels que résistance, coopération, utopie, aventure collective,
activisme politique, etc. – fassent encore partie de nos imaginaires. Ils sont gardiens d’une
étincelle – qui n’est pas unique, dont ils n’ont pas le monopole, mais qui est en danger –, une
possibilité d’autrement, d’autre chose. Une alternative. […]
La zone qu’ils défendent est précieuse : c’est l’espace infime à l’intérieur duquel on se souvient
qu’autre chose est possible. »263
Or, il ne faudrait sous-estimer le potentiel de cet espace infime, tant la résignation face à l’ordre
immuable des choses est un danger équivalent, sinon plus grand, que l’infinie résilience du
capitalisme spatialisé. Jacques Rancière en partage le diagnostic : « Il y a toujours du nouveau
quand on passe de la résignation à la protestation. »264 Affirmation à laquelle il faudrait ajouter
qu’à mesure que faiblira le sentiment de dépossession, grandira le potentiel d’invention265. Et
s’il est une politique devant s’annoncer et se promettre à la hauteur du défi et du problème posé
par l’utopie d’aujourd’hui, à savoir celui de l’habitation du monde, il ne saurait être fait
l’impasse sur cette dimension inventive, sans laquelle ce sont les mêmes schèmes, qu’ils soient
historiques, spatiaux, politiques, économiques, sociaux, qui sont voués à se répéter. Quant à ce
qu’il reste de ceux qui restent, c’est une dernière géographie secrète et fantôme, qu’il nous faut
explorer pour conclure. Non seulement parce qu’elle rompt avec l’insupportable des « après »
désenchantés mais surtout parce qu’elle participe, à sa manière, à rendre la terre toujours
habitable. Ainsi, d’une dernière remarque de l’écrivaine : « Je sais qu’en résistant – en voulant
262
C’est également le temps de l’action politique qui est en cause et dont la problématisation est déjà présente chez les
occupants, à travers la question de la répétition : « Je ne sais pas ce que nous deviendrons. Je ne sais pas combien de fois il
faudra qu’on s’attache aux arbres, et dans combien de milliers de forêts, s’allonger dans quelle foultitude de prairies, flotter sur
combien de lacs et de marais, se tenir debout dans combien de manifs, sur combien de toits et au milieu de combien de places
pour que ce monde change et décide enfin de quelle couleur doit être la Terre que nous voulons. » in : DAMASIO, Alain.
« Hyphe... ? » in : Éloge des mauvaises herbes. Ce que nous devons à la ZAD. op.cit. epub.
263
DESPENTES, Virginie. « Pour les manants de demain » in : Éloge des mauvaises herbes. Ce que nous devons à la ZAD.
op.cit. epub.
264
RANCIÈRE, Jacques. En quel temps vivons-nous ?. op.cit. p.27.
265
Je me permets de renvoyer ici à une de mes précédentes contributions : « Insurrections, comment vaincre la tyrannie du « Et
après » ? ». Le Vent Se Lève. 13 janvier 2020. En ligne : https://lvsl.fr/insurrections-comment-vaincre-la-tyrannie-du-et-apres/
66
vivre cette vie qu’ils se construisent, une vie alternative –, ils se donnent une chance de réussir
autre chose. Ils sont des chercheurs. Et qu’est-ce qui se passe, au pire, si ça ne va pas ? Ils
laisseront derrière eux une terre habitable. »266
3. Pays secret et cartographie fantôme
Ainsi alors d’une dernière énigme à résoudre : comment les occupations participentelles à laisser terre habitable, même après leurs « fins » déclarées ? Comment l’utopie se
maintient-elle, une fois que les habitats éphémères qu’elle avait aménagés sont détruits ou
simplement quittés ? Il faut pour répondre accepter d’envisager ce qui se perpétue au-delà du
visible et qui n’est que trop rarement interrogé, tant n’est accordé de scientificité qu’aux
phénomènes observables et quantifiables. Or, l’habitabilité du monde est aussi fonction d’une
terre hantée, d’une terre remémorée et d’une terre revenante – d’une terre où se disséminent
des traces depuis lesquelles il nous faut penser. Édouard Glissant nous en indique le chemin :
« La trace, c'est manière opaque d'apprendre la branche et le vent : être soi, dérivé à l'autre.
C'est le sable en vrai désordre de l'utopie.
La pensée de la trace permet d'aller au loin des étranglements de système. Elle réfute par là tout
comble de possession. Elle fêle l'absolu du temps. Elle ouvre sur ces temps diffractés que les
humanités d'aujourd'hui multiplient entre elles, par conflits et merveilles.
Elle est l'errance violente de la pensée qu'on partage. »267
S’il n’est fait mention explicite de l’utopie qu’à quelques rares passages du Traité du ToutMonde, il n’en est pas moins significatif que cette dernière apparaisse dès lors que cherche à se
dire une présence et une absence – un lieu et un non-lieu, toujours. Comme si l’utopie encore
une fois ne s’épuisait jamais ici et qu’elle constituait également une part secrète et fantomatique
des espaces que nous habitons268. Loin d’ailleurs d’être une simple affaire de poète, cette
sensibilité à l’invisible a été documentée par les anthropologues et considérée comme une des
conditions de toute expérience d’habitabilité authentique :
« Il n’y a de lieu que hanté par des esprits multiples, tapis là en silence et qu’on peut
« invoquer » ou non. On n’habite que des lieux hantés – schéma inverse de celui du
Panopticon. »269
Autrement dit, tout lieu habité est peuplé de souvenirs et de récits : qui le précèdent et lui
succèdent, tant chaque habitation/occupation produit aussi ses fantômes. Ainsi par exemple des
266
DESPENTES, Virginie. « Pour les manants de demain » in : Éloge des mauvaises herbes. Ce que nous devons à la ZAD.
op.cit. epub.
267
GLISSANT, Édouard. Traité du Tout-Monde. op.cit. p.20. Je souligne.
268
Voir : BARTHE-DELOIZY, Francine, BONTE, Marie, FOURNIER, Zara et TADIÉ, Jérôme. « Géographie des fantômes
». Géographie et cultures, N°106. 2018. En ligne : http://journals.openedition.org/gc/7118
269
CERTEAU, Michel de. L’invention du quotidien, op.cit., p.162.
67
places occupées qui, lorsque la mobilisation s’évanouit, n’en laissent pas moins des traces de
leur passage270 et résistent, de cette façon, à la ville-panoptique qui cherche à « suspendre tout
ordre symbolique »271. Les « multiples esprits » sont donc bien pour Michel de Certeau
politiques et utopiques, contrairement aux idées reçues qui les associent volontiers au simple
domaine de la littérature fantastique : politiques, en ce qu’ils s’opposent à la destruction de la
« ville habitable » ; utopiques, en ce qu’ils contribuent à préserver « the discourses that makes
people believe »272 ainsi que les récits issus des pratiques spatiales subversives. Faire vi(ll)e
habitable dans la Ville-Panoptique, c’est également tout le projet des situationnistes, dont
l’intuition nous rappel aux hypothèses de départ de ce travail :
« Le tracé d’une ville, ses rues, ses murs, ses quartiers forment autant de signes d’un
conditionnement étrange. Quel signe y reconnaître qui soit nôtre ? Quelques graffitis, mots de
refus ou gestes interdits, gravés à la hâte, dont l’intérêt n’apparaît aux gens doctes que sur les
murs de Pompéï, dans une ville fossile. Mais nos villes sont plus fossilisées encore. Nous
voulons habiter en pays de connaissance, parmi des signes vivants comme des amis de chaque
jour. La révolution sera aussi la création perpétuelle de signes qui appartiennent à tous. […]
Les villes nouvelles effaceront jusqu’aux traces des combats qui opposèrent les villes
traditionnelles aux hommes qu’elles voulurent opprimer. Extirper de la mémoire de tous cette
vérité que chaque vie quotidienne a son histoire et, dans le mythe de la participation, contester
le caractère irréductible du vécu, c’est en ces termes que les urbanistes exprimeraient les
objectifs qu’ils poursuivent. »273
Alors du politique à l’utopique, il n’y aurait, en réalité, plus qu’un pas, tant la lutte des espaces
est aussi une lutte des récits – une lutte pour ces « signes vivants » qui rendent moins hostile
l’espace urbain et contribuent, d’une manière encore différente, à en faire un lieu autrement
habitable. « Nous voulons habiter en pays de connaissance » disent les situationnistes, comme
pour signaler la présence secrète de ce pays, qui ne se donne pas immédiatement à voir, mais
qui ne saurait pleinement disparaître dès lors qu’est maintenue la possibilité le raconter. Michel
de Certeau, à son tour, ajoute : « Habiter, c’est narrativiser »274. Dans le premier tome de
L’invention du quotidien, il convoque également une référence à l’Athènes moderne, où les
moyens de transports collectifs sont parfois nommés « metaphorai » ; ce qui conduit
l’anthropologue à suggérer combien cette appellation est significative – les habitants prennent,
en effet, des « metaphorai » comme ils prendraient un bus ou un train pour se déplacer. Manière
de rappeler la puissance nomade des récits, qui n’ont guère vocation à être fixés et verrouillés
mais qui transitent en fonction des multiples esprits et des multiples pratiques, et qui sont, à eux
270
Voir : INCULTE, Collectif. Le livre des places. op.cit.
CERTEAU, Michel de. L’invention du quotidien, op.cit. Chapitre « Credible things and memorable things: habitability ».
Les références précises sont ici manquantes, en raison d’un accès impossible à l’édition originale, pendant la durée du
confinement.
272
Ibid.
273
« Commentaires contre l’urbanisme ». Internationale Situationniste, n°6. Août 1961.
En ligne : http://www.ubu.com/historical/si/index.html
274
CERTEAU, Michel de. L’invention du quotidien, T2 : Habiter, cuisiner. Paris : Gallimard. 1994. p.203.
271
68
seuls, une pratique spatiale : « Every story is a travel story—a spatial practice »275 conclut
Michel de Certeau. Autant de récits qui sont donc loin d’être secondaires et qui sont bien plutôt
fonction de toute habitation utopique de l’espace. Il est d’ailleurs à noter, qu’à travers cette
expression narrative, l’utopie renoue finalement ses liens avec « la littérature » ; non plus selon
le modèle du récit utopique, initié par Thomas More, qui avait pour but de s’abriter dans
l’imaginaire de la fiction pour anticiper entièrement une société alternative, mais selon une
construction narrative permanente, garante de la transmission des expériences altérantes. Il
faudrait pour en approfondir les enjeux relire l’apport crucial de Walter Benjamin à travers son
texte consacré à la figure du « Narrateur »276 et se demander si l’utopie ne constitue pas un des
derniers lieux de survivance de cette « faculté à échanger des expériences », profondément mise
à mal par le traumatisme historique et technique du vingtième siècle. Cette dernière, en tout
cas, est présentée par les occupants comme profondément nécessaire, et seule capable d’aider
à la conservation d’une mémoire vivante :
« Nous avons besoin de récits qui nous rappellent que la résistance n’est jamais futile, que nous
sommes issus d’une longue histoire de luttes […]
Nous avons besoin de récits de vie partagée et d’interdépendances qui contredisent les récits du
capitalisme qui ne conçoivent la vie que comme un champ de bataille de compétition acharnée.
Nous avons besoin de récits qui émergent des corps de ceux qui vivent les luttes directement,
plutôt que d’attendre que des journalistes ou des universitaires nous les racontent depuis le
confort de leur bureau et avec le recul rassurant de l’histoire. »277
Témoignage auquel il faut ajouter une dernière remarque de Michel de Certeau, nous permettant
de comprendre l’avantage décisif d’une mémoire, tissée de récits : « The dispersion of stories
points to the dispersion of the memorable as well. And in fact memory is a sort of anti-museum:
it is not localizable. »278
Il n’est en effet de « mémoire » que non-localisable : à cette condition pourra s’opérer
la « remémoration », telle que conceptualisée par Walter Benjamin. Ce dernier défend en effet
une relation « rédemptrice avec le passé » et « appel[le] remémoration (Eingedenken) ce
processus de réactivation d’un passé inachevé », qui est aussi une des modalités d’une autre
historicité possible, selon laquelle « sauver l’histoire ne signifi[e] pas revenir en arrière et
275
CERTEAU, Michel de. L’invention du quotidien, op.cit. Chapitre « Credible things and memorable things: habitability ».
Les références précises sont ici manquantes, en raison d’un accès impossible à l’édition originale, pendant la durée du
confinement.
276
Voir : BENJAMIN, Walter. « Le narrateur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov » (1936) in : Œuvres II, Poésie et
Révolution. Paris : Lettres Nouvelles. 1971. pp.139-169.
277
JORDAN, John. « Les communs d’une culture de résistance » in : Éloge des mauvaises herbes. Ce que nous devons à la
ZAD. op.cit. epub.
278
CERTEAU, Michel de. L’invention du quotidien, op.cit. Chapitre « Credible things and memorable things: habitability ».
Les références précises sont ici manquantes, en raison d’un accès impossible à l’édition originale, pendant la durée du
confinement.
69
refaire ce qui était advenu ; sauver l’histoire signifi[e] plutôt changer le présent »279. Comment
alors sauver l’histoire de l’utopie ? Sauver l’histoire de ces lieux non-lieux, pour qu’elle ne
tombe dans l’oubli et continue d’habiter les temps ? Comment, pour le dire avec les mots des
poètes, dont l’une des premières missions fut sans doute celle de lutter contre l’oubli, « leur
rendre de loin, le geste oublié, l’action supplémentaire »280 ? Il faudrait tout d’abord empêcher
que la mémoire ne se transforme en « lieux de mémoire », comme initié depuis « le tournant
mémoriel » opéré à la fin du vingtième siècle281 et qui a coïncidé avec les discours de fin de
l’histoire et de fin de l’utopie. Enzo Traverso précise notamment que « les lieux de mémoire
sont des endroits (topoi) créés afin de se souvenir des espoirs transformés (…) en quelque chose
qui n’existe plus », avant d’ajouter que « les utopies du XXIème siècle sont encore à
réinventer »282. En lien avec l’enseignement de Michel de Certeau, la distinction entre mémoire
non-localisable et mémoire-localisée, mémoire anti-musée et mémoire-muséifiée, mémoirehistorique et mémoire-historicisée trouve ici à s’esquisser et nous permet de mieux comprendre
à quoi tient la préservation des mémoires et des espoirs des utopies spatiales du vingt-et-unième
siècle. En effet, aux lieux de mémoires pourraient se substituer la mémoire des lieux occupés et
habités, qui s’inscrit à même l’étrange matérialité fantôme de ces derniers et dont témoignent
certains depuis des places qui viennent d’un peu plus loin :
« On a beau s’efforcer de garder vide une place, ça n’efface pas sa mémoire. Au contraire,
lorsqu’on vide une place par la force, sa mémoire se remplit et enregistre l’histoire. »283
Ainsi de tous les lieux rappelés à l’ordre des places, mais qui n’en impriment pas moins les
traces de ce qui a eu lieu284 – autant d’esprits qui, à même le vide, permettent de se remémorer
les occupations précédentes. D’autant plus précieuse est alors l’attention à la géographie pour
percevoir cette « tradition révolutionnaire » qui se loge à même l’espace et qui est réactivée par
chaque nouvelle utopie, soit lorsqu’elle se réinstalle directement sur des lieux symboliques, soit
279
TRAVERSO, Enzo. « Walter Benjamin et le marxisme occidental ». Cités, vol.74, n°2. 2018. pp.19-32. En ligne :
https://www.cairn.info/revue-cites-2018-2-page-19.htm?contenu=resume
280
Pour l’extrait complet, voir : RILKE, Rainer Maria. « XLI » in : Vergers (1924). Paris : Gallimard. 1978.
« O nostalgie des lieux qui n'étaient point
Assez aimés à l'heure passagère
Que je voudrais leur rendre de loin
Le geste oublié, l'action supplémentaire. »
281
Voir : TRAVERSO, Enzo. Mélancolie de gauche, la force d’une tradition cachée (XIXème-XXIème). Paris : La
Découverte, 2016.
282
Ibid. p.144.
283
GÜNDAY, Hakan. « Place Taksim, Istanbul », in : Le Livres places. op.cit. p.19.
284
Il conviendrait pour affiner cette hypothèse de s’interroger sur les « réservoirs de mémoire » rendus possibles en fonction
des lieux occupés : les places publiques sont, par exemple, peut-être plus propices à la « remémoration » que les ronds-points,
dont l’habitation n’a été que très récente. Aussi, faudrait-il s’attarder sur les différences d’aménagement des espaces urbains et
des espaces périphériques, tant la ville est, en dépit de ses efforts d’homogénéisation, travaillée par une histoire spatiale
conflictuelle, alors que les périphéries sont plus profondément marquées par la logique d’abstraction et de fonctionnalisation
de l’espace.
70
lorsqu’elle emporte la mémoire des lieux ailleurs pour contribuer à peupler l’espace d’autres
possibles.
Enfin, c’est aussi depuis cette mémoire des lieux que pourrait s’écrire une autre histoire.
Une autre histoire en tant que praxis émancipatrice, puisant dans les écrits de Walter Benjamin
ainsi que dans l’interprétation marxiste hétérodoxe qui est faite des Thèses sur le concept
d’histoire, résolument ouverte et hétérogène, ne conditionnant pas la réussite ou l’échec des
mobilisations à un hypothétique devenir. Une autre histoire pour un autre paysage aussi,
comme nous y invitait déjà Guy Debord :
« Les "villes nouvelles" de la pseudo-paysannerie technologique inscrivent clairement dans le
terrain la rupture avec le temps historique sur lequel elles sont bâties ; leur devise peut être :
"Ici même, il n'arrivera jamais rien, et rien n'y est jamais arrivé." C'est bien évidemment parce
que l'histoire qu'il faut délivrer dans les villes n'y a pas été encore délivrée, que les forces de
l'absence historique commencent à composer leur propre paysage exclusif. » 285
L’archipel de cet autre pays que nous nous sommes attachés à présenter autant qu’à imaginer,
pourrait bien être, en définitive, ce qui empêche l’exclusive du paysage – de la même manière
que les occupations empêchent au capitalisme spatialisé l’exclusive du lieu – et qui participe à
ré-ouvrir une certaine historicité émancipatrice, qui semblait s’être évanouie à l’entrée du siècle,
relativement à « la vulgate du paradis capitaliste comme fin de l'histoire »286 pour reprendre la
formule de Jacques Derrida. Ce dernier, au-delà de la prudence des questions critiques et
déconstructrices, n’en a d’ailleurs pas manqué de dire combien le désir émancipatoire ne devait
jamais être abandonné :
« Qu'on me permette de le rappeler d'un mot, une certaine démarche déconstructrice, du moins
celle dans laquelle j'ai cru devoir m'engager, consistait dès le départ à mettre en question le
concept onto-théo - mais aussi archéo-téléologique de l'histoire - chez Hegel, Marx ou même
dans la pensée épochale de Heidegger. Non pas pour y opposer une fin de l'histoire ou une
anhistoricité mais au contraire pour démontrer que cette onto-théo-archéo-téléologie verrouille,
neutralise et finalement annule l'historicité. II s'agissait alors de penser une autre historicité –
non pas une nouvelle histoire ou encore moins un "new historicism", mais une autre ouverture
de l'événementialité comme historicité qui permît de ne pas y renoncer mais au contraire
d'ouvrir l'accès à une pensée affirmatrice de la promesse messianique et émancipatoire comme
promesse : comme promesse et non comme programme ou dessein onto-théologique ou téléoeschatologique. Car loin qu'il faille renoncer au désir émancipatoire, il faut y tenir plus que
jamais, semble-t-il, et d'ailleurs comme à l'indestructible même du « il faut ». C'est là la
condition d'une re-politisation, peut-être d'un autre concept du politique. »287
Un extrait de Spectres de Marx, qui en appellerait, à lui-seul, à de longues précisions et
conduirait immanquablement à la « suite » de la réflexion initiée dans le cadre de ce travail,
285
DEBORD, Guy. ‘Fragment 177’. « Chapitre 7 : L'aménagement du territoire » in : La société du spectacle. 1967. En
ligne : http://library.nothingness.org/articles/SI/fr/pub_contents/7
286
DERRIDA, Jacques. Spectres de Marx. Paris : Galilée. 1994. p.125.
287
Ibid. pp.125-126.
71
mais au sujet duquel il nous faudrait, pour l’instant, seulement faire l’hypothèse d’une
variation : car là où Jacques Derrida écrit promesse messianique, peut-être pourrions-nous
désormais dire promesse utopique, tant l’utopie n’est désormais plus celle qui verrouille
l’historicité, mais bien celle depuis laquelle pourrait se formuler une des modalités de sa
réouverture. À l’archipel d’un autre pays correspond aussi « un archipel de promesses dans un
océan d’incertitudes », selon la belle expression d’Olivier Abel288, démontrant ultimement
combien les nouveaux lieux de l’utopie nous ont amenés aux seuils des nouveaux temps du
futur, et dont la conceptualisation est encore à faire289 ; combien plus précisément encore, c’est
une réflexion sur les traces, le secret et le fantôme qui nous a guidés vers l’hypothèse d’une
nouvelle historicité émancipatrice et dont la condition de possibilité tient à l’acceptation de la
rencontre entre marxisme et déconstruction – où la seconde apprend au premier à voir l’invisible
et lui suggère de considérer que le politique n’est peut-être pas exclusivement ontologique, mais
aussi hantologique290.
À l’instar de Jacques Derrida héritant des spectres de Marx, il nous faut alors accepter
d’hériter des spectres derridiens qui, dès lors qu’ils sont pris au sérieux, nous sont précieux pour
explorer la question de ce qui reste, même quand il n’y a presque plus de traces. Pour
commencer, il importe de préciser ce que le philosophe entendait par « logique spectrale » :
« La logique spectrale (…) n’est pas métaphysique mais « déconstructive ». Elle est nécessaire
pour rendre compte des processus et des effets de métaphysicalisation, si je puis dire,
d’abstraction, d’idéalisation, d’idéologisation et de fétichisation. »291 Contrairement aux idées
reçues la spectralité est donc tout sauf abstraite et Jacques Derrida n’a pas manqué de devoir le
rappeler : « Dois-je répéter que mon livre est aussi une critique de l’abstraction ? »292 Le spectre
suggère un au-delà de l’abstrait et du concret, qui n’en est pas moins agissant politiquement ;
si bien que le philosophe s’est risqué à une audacieuse hypothèse, celle de « penser que
l’essence du politique aura toujours la figure inessentielle, l’anessence même d’un fantôme »293.
Une telle proposition fait signe vers une conception radicalement différente du politique, qui
mériterait d’être amplement plus approfondie, mais dont nous faisons, pour l’instant,
288
ABEL, Olivier. « Un laboratoire de la fragilité » in : Éloge des mauvaises herbes. Ce que nous devons à la ZAD. op.cit.
epub.
289
Le projet de thèse, qui entend poursuivre ce mémoire, s’intitule notamment : « La promesse utopique à l’heure des temps
de la fin ».
290
Voir le riche dialogue initié après la parution de Spectres de Marx : DERRIDA, Jacques. Marx & Sons. Paris : Galilée.
2002. Voir par exemple pp.85-86 : « Negri est certes meilleur marxiste que moi, il est plus fidèle à l’esprit de Marx que moi
quand il décrit ce mouvement ; mais c’est en cédant à ce que je crois le plus problématique chez Marx, à savoir le désir effréné,
classique, traditionnel (oserai-je encore dire platonicien ?) de conjurer toute spectralité et de retrouver la pleine et effective
réalité génétique du processus derrière le masque du fantôme. »
291
Ibid. p.61
292
Ibid.
293
Ibid, p.18.
72
uniquement nôtre l’intuition afin d’interroger ce « spectre des forêts » qui s’est manifesté au
détour des témoignages :
« Ce à quoi se préparent les stratèges en contre-insurrection, avec un certain effroi, est donc le
retour de la forêt au sein des villes, au cœur même des métropoles. Comme si son spectre venait
les hanter à nouveau. Ils se le répètent comme pour conjurer le sort : la civilisation s’est bâtie
sur les cendres de la forêt, et elle se bâtira à nouveau contre elle, contre toute sa "violence", son
"opiniâtreté", sa "magie" et sa "résistance au progrès". C’est bien le propre des empires que de
soumettre tout ce qui n’est pas eux, d’anéantir ce qu’ils ne comprennent pas. Aujourd’hui
encore, il n’est pas de "plan d’aménagement", d’"opération de pacification", ou de "guerre
contre le terrorisme" qui ne régurgite ce spectre-là pour venir aplatir ce qui lui résiste. »294
Si la « guerre des mondes » ne semble alors plus faire de doutes pour certains occupants, dont
les enjeux sont clairement posés à travers ce cours extrait, il convient toutefois peut-être de
s’attarder, non pas sur la radicalité de la conflictualité exprimée, mais sur cette hantise spectrale
associée à une force de résistance. S’il y a du spectre, ce serait alors que ça résiste. « Il y a de
la forêt partout où ça résiste »295 ajoute Jean-Baptiste Vidalou. Résistance, qui ne se réduirait
pas à une simple opposition à un « ennemi » déclaré, mais qui tiendrait davantage à la possibilité
même de revendiquer qu’une autre pensée, qu’un autre monde soient possible et de signifier
qu’aucune entreprise de monopolisation ne peut jamais être à l’abri des spectres. Si le politique
doit alors au fantôme et à son anessence, c’est peut-être, en définitive, qu’il en emprunte sa
radicale imprévisibilité, son impossible appropriation, et son désir émancipatoire. Il se pourrait
qu’il ne soit alors de politique utopique que fonction d’une politique spectrale, capable d’en
perpétuer « les multiples esprits » :
« La forêt revient, assurément. (…) Elle revient comme une force désirante, pleine d’ellemême. Ce qui s’élabore là, dans une zone libérée ou une émeute, n’est pas un "chaos", ce
fantasme occidental légitimant son seul ordre. La forêt est d’une texture toute particulière, à la
fois tellurique, enracinée, mais aussi extrêmement mobile, imprévisible, comme si elle
s’agrandissait de ses centres irréductibles, tout autant que de ses lignes débordantes. »296
Ainsi, de ce qui reste, même quand il n’y a presque plus de traces : une revenance. Sans doute
n’est-ce pas un hasard que Jacques Derrida laisse à entendre que « tout revenant paraît ici venir
et revenir de la terre, en venir comme d'une clandestinité enfouie (l'humus et le terreau, la tombe
et la prison souterraine), pour y revenir »297. Une revenance aussi, qui nous conduit à revenir à
notre avant-propos initial, car déjà Augustin Dumont nous avait appris qu’elle était à la fois
résistance et survivance298 – qu’elle avait partie liée avec la question utopique puisque ne
294
VIDALOU, Jean-Baptiste. Être forêts: habiter des territoires en lutte. op.cit. En ligne : https://www.editionszones.fr/lyber?etre-forets
295
Ibid.
296
Ibid.
297
DERRIDA, Jacques. Spectres de Marx. op.cit. p.145.
298
DUMONT, Augustin. « L’utopie, un impératif moral ? Note pour une éthique de la survivance » in : Repenser le possible.
L’imagination, l’histoire, l’utopie. op.cit.
73
reviennent que ceux qui réclament justice et croient qu’il est encore possible de dire et faire
quelque chose plutôt que rien. Et il faudrait pour conclure, peut-être, offrir comme une dernière
méditation, cette suggestion de Jacques Derrida, qui annonce d’une certaine manière ce que
« l’hantologie » cherchait à nous confier : « Après la fin de l'histoire, l'esprit vient en
revenant. »299
299
DERRIDA, Jacques. Spectres de Marx. Paris : Galilée. 1994. p.31.
74
Ouverture conclusive.
Khôragora : l’hypothèse d’une politique des lieux
S’il eût été tentant d’achever ce travail sur les rapports entre question utopique et
spectralité, qui susciteront immanquablement une certaine perplexité, il a néanmoins semblé
important, pour conclure, d’esquisser une dernière ouverture quant à la manière, dont pourrait
se réfléchir théoriquement cette énigmatique utopie-archipel, tissée des paradoxes du lieu nonlieu. Car, en effet, si ce dernier trouve à s’éclairer à la lueur de la géographie « réelle », résultant
de l’occupation capitaliste de l’espace et de la résistance qui lui est exprimée, il est pour la
géographie « conceptuelle » un défi lancé à son ordre caractérisé par le paradigme et la polarité.
Là réside peut-être aussi une des difficultés à « penser l’utopie », puisque précisément elle ne
se laisse pas penser, comme il est coutume de le faire. La tradition philosophique nous délivre
rarement des ressources pour réfléchir à l’indétermination conceptuelle, à l’exception de ses
développements les plus contemporains qui ont travaillé à « déconstruire » sa systématicité. Il
ne sera alors pas surprenant que ce soit dans l’œuvre de Jacques Derrida que notre dernière
hypothèse trouve un secours précieux. Il faudrait, en effet, pour interroger ce lieu non-lieu,
s’essayer à le surnommer davantage qu’à le théoriser : mot aporétique, pour dire ce qui ne se
laisse pas penser et qui pourtant laisse à réfléchir. Jacques Derrida, en commentant le Timée de
Platon, a ainsi questionné « khôra », cette « aporie exemplaire du texte platonicien », que le
Logos philosophique ne parvient à capturer, qui n’est jamais « ni ceci ni cela » mais plutôt « et
ceci et cela »300 et qui ouvre à une autre vérité :
« La khôra paraît étrangère à l’ordre du paradigme, ce modèle intelligible et immuable. Et
pourtant, "invisible" et sans forme sensible, elle "participe" à l’intelligible de façon très
embarassante, en vérité aporétique. »301
À la lumière de ces premières suggestions, « khôra » semble déjà apprêtée pour nous aider à
rendre compte de la manière dont l’utopie pourrait, elle-aussi, contribuer à une certaine vérité,
résultant non pas d’une clarification mais bien d’une problématisation. Tout aussi intéressante
est alors ce que « khôra » désigne : elle signifie à la fois lieu, place, emplacement, région, ou
encore contrée et joue d’une polysémie troublante :
« La polysémie ordonnée du mot comporte toujours le sens de lieu politique ou plus
généralement du lieu investi, par opposition au lieu abstrait. Khôra « veut dire » place occupée
par quelqu’un, pays, lieu habité, siège marqué, rang, poste, position assignée, territoire ou
région. Et de fait, khôra sera toujours déjà occupée, investie, même comme lieu général, et alors
qu’elle se distingue de tout ce qui prend place en elle. »302
300
DERRIDA, Jacques. Khôra. Paris : Galilée. 1993. p.3
Ibid. p.16.
302
Ibid. p.58.
301
75
Une ambivalence qui n’est peut-être pas sans rappeler cette utopie renouvelée que nous avons
essayé d’esquisser : comme si ses îles constituaient bien des lieux occupés et habités, des
« khôra » politiques, s’il nous est permis le formuler ainsi, mais que sa topographie, son
archipel, leur demeurait irréductible, qu’il était comme toujours déjà là et que c’était lui qui
venait inquiéter les polarités – rendre plus difficile encore que l’utopie ne soit réduite à un
simple « lieu » ou « non-lieu ». Un archipel, que l’on surnommerait alors volontiers « khôra »,
comme s’il était quelque chose qui pourrait lui ressembler. Dans le texte derridien, c’est la
figure de Socrate qui est décrite comme lui « ressembl[ant] beaucoup » en raison de
l’espacement qu’il provoque par le jeu de plusieurs mises en abymes : 1) Socrate, celui qui est
« sans-lieu », apostrophe les politiques et les philosophes, ceux précisément qui « ont lieu » ;
2) Mais il dit aussi : « Je m’adresse à vous depuis votre place pour vous dire que je n’ai pas de
place. »303 Il feint, de la sorte, les règles du lieux, tout en perturbant leurs définitions ; 3) Enfin,
il ouvre comme une place inédite, qui est précisément celle qui s’approche de « khôra ».
Jacques Derrida écrit : « Socrate n’est pas khôra mais il lui ressemblerait beaucoup si elle était
quelqu’un ou quelque chose. En tout cas il se met à sa place, qui n’est pas une place parmi
d’autres, mais peut-être la place même, l’irremplaçable place. (…) Cette place introuvable
Socrate ne l’occupe pas. »304 Un détour philosophique qui nous aide peut-être à envisager un
des derniers paradoxes de notre réflexion : comme s’il était possible d’imaginer qu’on puisse
« occuper » pour faire surgir un espace inoccupable et dont l’apparition et/ou le maintien est
une des conditions à ce qu’il conviendrait d’appeler une politique des lieux.
Politique des lieux qui ne saurait donc se réduire à une politique des places, puisque
cette dernière attribue, approprie et fonctionnalise les lieux disponibles, tandis que la première
laisse à suggérer qu’il demeure une « place introuvable », une « place inoccupable » à partir de
laquelle peuvent se réfléchir toutes les (in)déterminations de lieux – autrement dit, quelque
chose comme l’espace depuis lequel une certaine critique peut se déployer. Celui qui permet
toujours de demander : « Depuis quels lieux ? ». Question résolument déconstructrice, tant elle
est au cœur de la démarche derridienne, mais aussi question critique, sinon « hypercritique » :
« Ma question principale est : à partir de quel lieu ou non-lieu la philosophie, en tant que telle,
peut-elle apparaître à elle-même comme autre qu’elle-même ? Depuis quel lieu ou non-lieu la
philosophie peut-elle s’interroger et réfléchir sur elle-même autrement ? Un tel non-lieu, ou
altérité, serait radicalement irréductible à la philosophie. »305
Question enfin qui ne saurait se limiter à la philosophie – car le politique est aussi en quête de
ses « lieux non-lieux » pour se réfléchir autrement. Et c’est alors peut-être ici que se renouent
303
Ibid. p.56.
Ibid. p.63.
305
DERRIDA, Jacques. « La déconstruction et l'autre ». Les Temps Modernes, vol. 669-670, n°3. 2012. pp. 7-29.
304
76
géographie conceptuelle et géographie réelle : puisque les lieux et les non-lieux ne sont plus, à
l’instar de ceux de Jacques Derrida, ceux de la littérature ou de la psychanalyse par exemple306,
mais bien ceux des récentes occupations utopiques qui sont venus remettre en cause de
nombreux présupposés politiques : qu’il s’agisse simplement des critères de définition du
politique, des divisions topographiques qu’il établit, ou plus radicalement encore de l’alliance
tacite qu’il peut entretenir avec un ordre économique. La situation, néanmoins, ne manque pas
d’ironie tant ce sont paradoxalement depuis « les places publiques », depuis des agoras
éphémères, « désemplacées » par le geste utopique, que se sont annoncées les questions
critiques. C’est pourquoi, il est proposé de ne pas s’en tenir à « khôra » mais d’oser le
néologisme « khôragora », qui à sa manière désignerait l’autre lieu du politique et qui, construit
à partir de « khôra » et « agora », rappellerait qu’il n’est peut-être d’altérité que dans le pouvoir
de se rassembler. Car là où il n’y a plus de possibilité de rassemblement, plus de « lieu de
rassemblement », il n’y a peut-être plus de politique possible, ni d’invention possible du
« possible ». Et il n’y aurait alors ici rien d’hasardeux à ce que les entraves à la liberté
d’association soient les plus violentes qu’un gouvernement puisse instaurer. Pour s’en
convaincre, Mickaël Labbé, auteur du récent Reprendre place : contre l’architecture du mépris
(2019), donne à nos hypothèses un relief d’autant plus concret :
« La manière dont nous formons des communautés sociales et politiques dépend des lieuxmêmes dans lesquelles elles s’inscrivent. Loin de n’être qu’un simple cadre ou qu’un simple
contenant, la politique trouve dans son lieu une condition de possibilité (ou d’impossiblité)
essentielle. […]
La crise qui affecte nos démocraties, récemment illustrées par les revendications des gilets
jaunes, peut également être lue comme une crise des lieux démocratiques. On cherche d’autres
lieux où nous réinventer, où recréer un sens du « nous » aujourd’hui pulvérisé par l’éclatement
urbain. »307
Si la « crise » démocratique est une « crise » des lieux du politique, il est enfin à soutenir qu’elle
ne saurait donc se résoudre selon les correctifs traditionnels de la démocratie, qui n’intègrent
que très peu, sinon jamais, la dimension topographique. Ni démocratie mieux représentative, ni
démocratie plus directe ou participative, ne suffiront à être à la hauteur de l’appel qui s’est initié
depuis les lieux alternatifs que nous avons explorés et qui réclament plutôt une tout autre
organisation du politique et de l’économique – pour qu’enfin cesse l’atteinte permanente aux
lieux qui font vivre et penser.
306
Ibid. Voir p.9. « R.K. — La « déconstruction » semble être, par conséquent, une « déconstruction de la philosophie ». Votre
intérêt pour la pein- ture, la psychanalyse et la littérature — notamment pour les textes d’Edmond Jabès, Georges Bataille,
Maurice Blanchot, Antonin Artaud, Paul Celan et Mallarmé — peut-il être perçu comme une tentative d’établir ce non-lieu
philosophique dont vous venez de parler ?
J.D. — Oui, assurément. […] En littérature, par exemple, le langage philosophique est toujours présent, dans un certain sens,
mais il se produit et se présente comme séparé de lui, en rupture avec lui, à l’écart, à distance. Cette distance génère l’espace
de liberté nécessaire à partir duquel on peut interroger la philosophie de manière nouvelle. »
307
LABBÉ, Mickaël. Reprendre place: contre l’architecture du mépris. Paris : Payot Rivages. 2019. p.22 et p.24.
77
Conclusion générale
« Ainsi disait-elle. C'est parce qu'elle était capable de vivre ici et là-bas, en plusieurs lieux à la
fois, en plusieurs temps, hier, demain, et qu'elle effrayait de la sorte. Nous aimons à chérir nos
amours et nos certitudes dans un endroit bien tapissé de tissus ou de feuilles (…). L'idée de
l'errance nous parait vagabondage et dévergondage du sentiment. Tracer dans l'ailleurs nous
fait peur, parce que nous ne brûlons pas du besoin de conquête et que nous ne voyons pas
pourquoi il faudrait ainsi aller divaguer en tout lieu. »308
Au terme d’une dérive utopique, dont l’expression peut désormais être employée sans
appréhension, il ne pouvait s’espérer plus adéquate rencontre avec un texte, venu dire comme
poétiquement ce que nous nous sommes attachés à démontrer théoriquement. Un appel de
l’ailleurs, un don d’ubiquité, une errance revenante qui pourrait bien caractériser l’utopie
d’aujourd’hui. Et si l’exercice était fait de remplacer le pronom « elle » par son nom à elle, cela
donnerait : Ainsi disait l’utopie. C'est parce qu’elle était capable de vivre ici et là-bas, en
plusieurs lieux à la fois, en plusieurs temps, hier, demain, et qu'elle effrayait de la sorte. À bien
lire entre les lignes, en effet, l’utopie ne ferait plus sourire ; elle ne serait plus le mot des
adolescents naïfs et inoffensifs utopistes, ni celui des optimistes béats convaincus que demain
sera meilleur – encore moins celui des vainqueurs, célébrant leur victoire face à l’utopie enfin
défaite. Non, elle serait à l’inverse, éminemment urgente, grave et inquiétante ; elle se hisserait
à la hauteur d’une pratique et d’une pensée critique, exigée par « notre temps ». Notre temps
compté, depuis lequel il nous faut apprendre à habiter – notre temps à venir, qui se promet et
apprend à nouveau à s’ouvrir. Si l’objectif de ce travail fut ainsi de prendre en sérieux l’utopie
afin de voir jusqu’où elle pouvait nous conduire, il convient d’en rappeler les principaux apports
et d’en poser les derniers enjeux, afin de démontrer combien la question utopique ne saurait
être secondaire pour la théorie politique.
L’utopie comme pratique politique – comme praxis émancipatrice
D’une part, car l’utopie est désormais peut-être inscrite au cœur même d’une pratique
politique concrète qu’elle permet à la fois de caractériser et d’interroger. En effet, à la question
« le recours à l’occupation de lieux est-il une des manifestations contemporaines de
« l’utopie » ? », il nous est possible de répondre par l’affirmative et de supposer qu’à chaque
occupation a minima durable s’invente quelque chose comme une utopie – comme un lieu nonlieu, faisant précisément la singularité de la pratique occupante. Cette dernière ne saurait alors
se réfléchir seulement au prisme de la politique instrumentale, qui la considère comme un
308
GLISSANT, Édouard. Traité du Tout-Monde. op.cit. p.52.
78
simple « moyen d’action » ; elle doit aussi être considérée pour l’écart qu’elle inscrit avec le
jeu politique institutionnalisé, et plus encore pour la finalité qu’elle constitue à elle-seule. En
démontrant combien l’occupation était fonction d’un « désir d’habitation », qui en lui-même
porte le problème utopique contemporain, il nous a semblé pouvoir résoudre l’énigme initial
qui s’offrait à nous quant à cet incessant pourquoi de l’occupation. Sans l’apport de la
perspective utopique, il n’est pas certain qu’il eût été possible de lui trouver une véritable raison
d’être : l’occupation serait demeurée rangée dans l’outillage du militant, sans jamais pouvoir se
penser comme le lieu des « habitants ». Or, nous espérons avoir démontré la pertinence d’une
telle interprétation pour comprendre pourquoi des gens si différents font la même chose. Il
importe d’insister, une dernière fois, sur cette identité hétérogène, tant les occupations, si elles
procèdent toutes d’un geste utopique, ne sauraient néanmoins être rendues équivalentes. De la
même manière, il ne s’agit guère « d’apprendre » aux occupants qu’ils sont des utopistes sans
le savoir, mais de revendiquer l’utopie, comme une perspective radicalement autre, permettant
de conférer à ces expériences politiques toute leur entièreté et de s’essayer à les réfléchir à l’abri
des simplifications. Pour poursuivre notre questionnement, une large enquête pourrait être
menée auprès des occupants afin de spécifier ce « désir d’habitation » et d’approcher avec plus
de justesse ce qui s’éprouve lors des expériences occupantes, où les frontières entre pensable et
possible semblent s’y déplacer.
L’utopie comme intelligence des lieux – comme politique des lieux
D’autre part, car l’utopie se présente comme une intelligence des lieux et qu’elle conduit
à préciser nos rapports à l’espace, aux territoires, aux places, ou encore aux emplacements. Elle
réinvestit la spatialité et rappelle que cette dernière n’est pas qu’un arrière-plan à la scène du
politique, mais qu’au contraire elle est indispensable pour comprendre comment se construisent
les relations de pouvoir. Il ne saurait ainsi y avoir de théorie du politique, sans théorie de
l’espace – sans théorie de son espace. L’utopie, à ce titre, ne manque pas de perspicacité pour
révéler les cartes du pouvoir et inventer celles qui échappent à ce dernier. L’hypothèse de
l’archipel doit également à ces considérations, tant elle s’est présentée à la fois comme un des
moyens de réinventer la topographie de l’utopie mais aussi comme une manière de mettre à
l’épreuve la conflictualité entre les espaces capitaliste et archipélique. Limités toutefois, aux
occupations françaises, nous n’avons pu donner qu’un échantillon du second et il conviendrait
peut-être de l’élargir pour faire pleinement droit à ce « Tout-Monde » défiant le « ToutMondialisé ». Aussi, serait-il nécessaire d’approfondir les logiques de réseaux et de circulation
entre les îles de l’archipel, qui n’ont été abordées que marginalement, faute de ressources
suffisantes. Par-delà ces prolongements, il faut souligner combien l’approche utopique invite à
79
la généralisation de méthodes cartographique/topographique et prouve la fécondité du recours
à une herméneutique spatiale pour déchiffrer le politique. L’hypothèse d’une politique des
lieux, que nous avons finalement esquissé, n’en est qu’une autre illustration, choisie pour
démontrer combien la question du « lieu » est parmi les plus pressantes et qu’elle inévitable dès
lors que l’on s’essaie à penser les conditions d’(im)possibilité du politique.
L’utopie comme invention du possible – comme transformation du monde.
Enfin, car l’utopie constitue peut-être l’à-venir d’une théorie critique contemporaine. En
effet, il s’agirait de se demander en quoi l’archipel de cet autre pays pourrait participer à
revitaliser la théorie critique, qui semble aujourd’hui s’être convertie en une théorie normative,
au détriment de son ambition francfortoise. Elle en aurait perdu sa volonté de formuler une
critique du capitalisme mais surtout de répondre au célèbre appel de Marx : « Les philosophes
n'ont fait qu'interpréter le monde ; il faut désormais le transformer ». Non qu’il faille vouloir
retrouver l’hypothétique « pureté » du projet de l'Institut de recherches sociales, mais plutôt
s’interroger sur les raisons qui ont conduit la radicalité et l’inventivité de la critique à s’épuiser.
On ne saurait que trop renvoyer à l’ouvrage de Stathis Kouvélakis, paru l’année dernière, dont
le titre ne manque pas d’être explicite (La critique défaite : émergence et domestication de la
Théorie critique. Horkheimer - Habermas – Honneth309), pour une analyse détaillée de cette
dilution progressive. Plus modestement, et à l’échelle de cette réflexion, il faut oser pourtant la
question : et si l’épuisement de la théorie critique ne tenait pas aussi à la disparition d’une
certaine attention à l’utopie ? Une utopie, qui serait précisément un des derniers lieux depuis
lequel penser « la transformation du monde » – non pas la programmer, ou la prévoir, mais
bien la réfléchir et l’empêcher de devenir « impossible à penser » pour reprendre la formule de
François Furet, dont l’écho est encore vif. Une utopie enfin, d’autant plus précieuse, qu’elle
pourrait apparaître, au terme de cette étude, non plus sujette « à réserve » mais bien à
« adhésion », si l’on entend par adhésion non pas souscription totale à sa forme ou son rôle,
mais bien plutôt acceptation de sa rencontre. Et d’une rencontre authentique résulte toujours
un ébranlement, un déplacement, une ouverture, une nouvelle chance.
309
KOUVÉLAKIS, Stathis. La critique défaite : émergence et domestication de la Théorie critique. Horkheimer Habermas – Honneth. Paris : Éditions Amsterdam. 2019.
80
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