Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                
Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers * Un dialogue Il y a dix ans paraissait, dans la collection « Essais et études » de la Faculté des lettres et des sciences humaines de Rabat, un ouvrage intitulé Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers : quelles articulations en Méditerranée ? Il présentait les résultats d’un projet de recherche collectif mené dans le cadre d’un appel à projets lancé par l’Institut universitaire européen de Florence (Centre Schuman) pour développer une recherche sur le thème du tourisme en Méditerranée. Placé sous la responsabilité scientifique et éditoriale de Mohamed Berriane, il avait impliqué cinq autres chercheurs qui sont, par ordre alphabétique : Bruno Dewailly (Institut français du Proche-Orient, Études contemporaines, Beyrouth), Hans Hopfinger (Université d’Eichstätt), Rida Lamine (Université de Sousse), Jean-Marc Ouvaza (Université de Tours) et Miguel Segui Llinas (Université des Îles Baléares). Il avait constitué un des axes de recherche de l’Équipe de recherche sur la région et la régionalisation (E3R) de la Faculté des lettres et des sciences humaines de Rabat, fondée et dirigée à l’époque par Mohamed Berriane. En admettant que le tourisme représentait désormais l’une des composantes essentielles des espaces et sociétés méditerranéens, le projet de recherche constatait que la recherche et les médias n’ont retenu pendant longtemps de cette activité que sa dimension économique et internationale. Or, si les pays de la région reçoivent effectivement des flux soutenus de touristes étrangers, ils émettent également une très forte demande interne qui indique en même temps que leurs sociétés sont le siège de profondes mutations. Ce travail de recherche collectif, qui a porté sur cinq pays méditerranéens sélectionnés pour leur représentativité de l’évolution du tourisme dans le bassin méditerranéen, propose une approche comparative originale de l’évolution du tourisme dans les pays méditerranéens sous l’angle des rapports entre les visiteurs étrangers et les visiteurs nationaux. Le choix des pays étudiés s’est fait en tenant compte de différents critères. Il fallait en premier lieu respecter la représentativité des deux rives Sud et Est de la mer Méditerranée. Il fallait ensuite que ces pays connaissent une demande importante de touristes nationaux et qu’en même temps ils reçoivent des flux non négligeables de touristes étrangers. Deux pays du Maghreb, le Maroc et la Tunisie ainsi que deux du Machrek, le Liban et la Mohammed Naciri, Mohamed Berriane mn.naciri@gmail.com mohamed.berriane yahoo.fr * M. Berriane et al. (2009), Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers : quelles articulations en Méditerranée ? Publications de la Faculté des lettres et des sciences humaines, Rabat, série Essais et études, n° 41, 277 pages. Mohammed Naciri et Mohamed Berriane Syrie, nous semblaient être assez représentatifs de ces préalables. Certes, la Syrie n’était pas encore une destination privilégiée de la demande touristique occidentale, et on pouvait contester son choix à la place de l’Égypte. Mais outre le fait que sur l’Égypte nous n’avions pas trouvé de chercheurs intéressés par la thématique, le cas de la Syrie était séduisant à plus d’un titre. Ce pays avait, en effet, fait le choix au début de la décennie 2000 de s’ouvrir sur le tourisme international qui commençait à l’investir, et le phénomène qui en était à ses débuts offrait un certain intérêt pour l’analyse. Par ailleurs, l’afflux d’importants effectifs de touristes venant des pays arabes voisins et de l’Iran rendait la problématique des articulations socio-culturelles à la fois plus complexe et plus stimulante. Majorque dans les îles Baléares a été rajoutée à dessein pour les besoins de la réflexion. Outre le fait qu’elle constitue un véritable microcosme de ce qui peut arriver à l’échelle de la Méditerranée en matière de flux touristiques, cette destination offrait un exemple édifiant des relations entre différents groupes de touristes qui se croisent et cohabitent sur un espace insulaire fort réduit. Le premier groupe relève du tourisme international occidental classique que l’on rencontre dans les différents pays étudiés. Le deuxième concerne les touristes occidentaux qui choisissent de devenir résidents à temps partiel et qui ont un comportement particulier et que l’on retrouve de plus en plus également au Maroc. Les troisième et quatrième groupes font la spécificité de Majorque et concernent respectivement les touristes espagnols mais ibériques et les touristes insulaires. Il va de soi, que depuis les événements socio-politiques qui ont secoué la région les évolutions analysées dans cet ouvrage en 2009 ont été sérieusement bouleversées. Mais les processus analysés restent d’actualité. Dans les différents pays retenus, des recherches individuelles ou en groupe ont essayé dans la mesure du possible de suivre les étapes suivantes : – Un essai d’évaluation et de caractérisation du tourisme interne et d’actualisation des informations sur le tourisme international qui se dirige vers ces pays. Si le tourisme international largement étudié n’a nécessité que quelques mises à jour, l’analyse du tourisme interne a demandé parfois de lourdes enquêtes. – Un travail de repérage et de diagnostic des articulations qui, selon les cas, peuvent être sociales, culturelles, économiques ou spatiales ou tout cela à la fois et qui s’établissent entre les deux tourismes pour chacun des pays retenus. Articulation signifie ici interaction entre un ou plusieurs éléments dont les influences respectives des uns sur les autres entraînent le fonctionnement ou le dysfonctionnement du tout. Les effets de ces interactions existant entre le tourisme intérieur et le tourisme international peuvent être d’induction, de complémentarité ou de concurrence. Une analyse de ces articulations et leurs conséquences à la fois sur l’évolution des sociétés réceptives, l’état des perceptions mutuelles et les enseignements à en tirer pour une correction du produit touristique offert. 50 Critique économique n° 40 • Printemps 2020 Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers La parution de ce livre a fait l’objet d’un très intéressant échange entre Mohammed Naciri qui après la lecture de son introduction a initié un débat avec Mohamed Berriane autour des concepts, des méthodologies, des hypothèses et des résultats de ce travail collectif. Nous livrons ici ce texte qui reprend ces échanges. 1. Mohammed Naciri (janvier 2015) Cher Mohamed, J’ai lu avec plaisir, mais non sans peine, le texte que tu m’as envoyé se rapportant à l’introduction de l’ouvrage (1) dont tu as assuré la direction. J’étais obligé de la lire à deux reprises pour en apprécier les apports complexes. Il s’agit en fait d’un texte « gigogne », car l’on découvre en le lisant des thématiques emboîtées qui en font la richesse et la pertinence, ce qui soulève plusieurs interrogations à leur lecture attentive si l’on veut en avoir une meilleure compréhension. Itinéraire du chercheur L’interrogation se fixe d’abord sur ton propre itinéraire : comment astu eu l’intuition féconde de t’intéresser au tourisme interne, délaissant les chemins battus du tourisme international ? Il est hautement éclairant de savoir comment s’élaborent de nouvelles problématiques innovantes : effets de la découverte de réalités qui poussent à l’interrogation et à la remise en cause de schémas éculés grâce à la pratique du terrain ou à l’accumulation de réflexions, par « métamorphisme de contact », sur les méthodes des sciences sociales ? Très souvent les chercheurs livrent les résultats de leurs recherches, mais très rarement les processus concrets, la réflexion critique qui les ont conduits à en montrer l’élaboration et qui les a amenés à faire preuve d’innovation. Pourquoi tes prédécesseurs dans le domaine de ta spécialité ont-ils privilégié l’étude, souvent quantitative, du tourisme international ? Comment n’ont-ils pu prêter l’attention nécessaire aux changements perceptibles de la société d’accueil touchée par des mobilités inhabituelles (dans leurs formes modernes) provoquées par un tourisme sous-jacent affectant les sociétés traditionnelles ? L’on voudrait savoir comment les auteurs innovants ont fini par mesurer les limites de l’étude du tourisme balnéaire, attrait majeur pour les pays émetteurs de flux d’estivants. Comment les novateurs se sont-ils aperçus de la pertinence des recherches sur le tourisme interne et ont-ils décidé de le prendre comme objet d’étude méritant réflexions, enquêtes et investigations ? En attendant tes propres réactions à ces interrogations, quelques éléments d’appréciation peuvent en éclairer quelques aspects. Il me semble que ton choix du tourisme interne comme objet de recherche procède du rejet conscient ou inconscient de la géographie traditionnelle fondée sur la description des phénomènes au lieu de démarches basées sur des problématiques explicatives. (1) Le texte de cette introduction générale peut être consulté ou téléchargé en ligne à l’adresse suivante : https://www. academia.edu/2464900/ La_n%C3%A9cessaire_ prise_en_compte_de_la_ demande_touristique_ interne_dans_ses_ articulations_avec_la_ demande_internationale Critique économique n° 40 • Printemps 2020 51 Mohammed Naciri et Mohamed Berriane C’était probablement les effets de l’approfondissement de l’impasse créée par le prolongement de la crise de la géographie des années soixante-dix. Car les approches habituelles conduisaient à suivre en tâtonnant les voies des économistes qui ont leurs préoccupations légitimes et adopter leurs méthodes sans pour autant atteindre leurs objectifs spécifiques. Autre tentation, c’était d’emboîter le pas aux agents gestionnaires de l’administration de ce secteur dans les manipulations des statistiques, non pas dans un objectif de connaissance et de savoir sur l’évolution d’une activité jugée prioritaire, mais en vue d’apprêter des objets comptables destinés à saisir des flux, à suivre leurs fluctuations et à mesurer leurs impacts, en termes financiers, sur des équilibres budgétaires. N’a-t-on pas d’ailleurs lié le développement du tourisme aux seuls paramètres économiques, considérant que seuls les pays industrialisés pouvaient être des émetteurs de flux touristiques ? N’a-t-on pas dépensé des sommes considérables dans ces pays pour susciter le désir de plage, de désert, de montagne, pour un vrai dépaysement ? Les études géographiques ont été longtemps, en fait, dépendantes de concepts élaborés par d’autres disciplines. Leurs exigences méthodologiques propres ne résultaient pas d’une réflexion épistémologique interne sur les démarches entreprises en matière d’études géographiques de l’activité touristique. Je suis frappé par le fait que l’on adopte des démarches qui ne sont pas élaborées à partir d’analyses critiques internes à la discipline, rejetant à l’origine tout essai de théorisation permettant de mieux appréhender et expliquer les réalités géographiques étudiées. S’éloigner de ces méthodes est un tournant que tu as pris par tes multiples écrits datant des années 1987, 1991, 1992, 1993, 2011 et 2014. Ils ont rénové la discipline en matière de recherches sur le tourisme, en insistant sur trois dimensions : celle de la validité de la prise en compte des mobilités internes et de leurs articulations socio-spatiales ; celle des mutations socio-économiques et culturelles que les déplacements des populations en Méditerranée ne cessent de générer ; celle qui concerne la spécificité des espaces touristiques en fonction des expériences acquises par la longue pratique du tourisme international, de l’impact des héritages culturels et des diversités naturelles. On peut cependant se demander si les événements politiques internes/externes qui pèsent sur un produit aussi volatil que la fréquentation touristique soumise aux fluctuations consécutives à l’atteinte aux conditions de sécurité des touristes ont bien été pris en compte pour en déterminer l’impact non seulement sur l’activité objet d’étude, mais également sur les facteurs qui en rendent l’évolution aléatoire. La guerre du Golfe de 1991, par exemple, a provoqué une grave désaffection envers les secteurs touristiques tournés vers les pays européens, mais elle a créé en même temps les conditions d’une remise en cause des idées reçues sur le tourisme international comme seule alternative au développement de cette activité. L’alternative concernant le tourisme intérieur que tu as présentée aux acteurs professionnels du tourisme leur a semblée alors incongrue : compenser la désaffection du tourisme des 52 Critique économique n° 40 • Printemps 2020 Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers étrangers en puisant dans le gisement du tourisme interne leur paraissait, en plus, comme irréaliste. L’interrogation que cet événement suscite à propos de ta démarche est la suivante : quel a été l’impact de la guerre du Golfe sur tes propres orientations de recherche : hésitations, doute, scepticisme ou au contraire confirmation de ta démarche et détermination de poursuivre ta voie innovante en matière d’approche de l’activité touristique ? En un mot, et la suite des événements l’a confirmé, comment intégrer l’humeur instable de ce secteur, extrêmement sensible aux conjonctures de l’instabilité politique des pays d’accueil ou à la violation de sa sécurité par la violence ? L’exemple récent de la Tunisie, frappée à deux reprises par le terrorisme, est un cas hautement significatif : fragiliser le tourisme par des actes violents, attenter à la vie des touristes pour torpiller une expérience politique font du tourisme un enjeu autrement plus problématique que n’importe quel autre secteur de l’activité économique. La mobilité spatiale et sociale comme objet de recherche L’orientation classique – traditionnelle – des études sur le tourisme procède d’un fait qui m’apparaît essentiel : c’est l’ignorance presque totale de la société d’accueil, dans ses dimensions culturelles, de ses besoins et de ses attentes, de ses diversités, aboutissant à la différenciation de groupements humains ayant été plus ou moins touchés par l’activité touristique et affectés diversement par ses retombées économiques et sociales. Devant la complexité du fait touristique, les géographes ont abordé dans le passé ses aspects numériques et ont essayé d’en mesurer les flux et apprécier les retombées, notamment sur le développement urbain. Ce n’est que tardivement qu’une étude originale a été réalisée à partir de l’analyse faite par la professeure Françoise Cribier (2) des quantités d’ordures produites par la population des vingt arrondissements parisiens pendant les périodes estivales. Bien qu’il s’agisse d’une étude quantitative, elle en a tiré des renseignements forts significatifs sur l’intensité des départs en vacances des populations parisiennes, traduisant ainsi l’ampleur des inégalités socio-économiques et culturelles entre habitants, discriminant les catégories qui « partent » de celles qui « restent », faute de moyens appropriés et de conditions sociales favorables. C’est aussi une des premières études faites à partir des pays de départ vers des destinations touristiques étrangères permettant de mesurer l’intensité de la mobilité estivale des habitants d’une grande ville comme Paris. Ton orientation vers les recherches sur le tourisme interne me semble également être liée à une attention accordée aux changements sociétaux, à une sensibilité et à un intérêt affirmé pour mieux comprendre les modalités (certaines modalités) du changement social dans ta propre société et par la suite dans d’autres sociétés méditerranéennes. Cette inclination vers la saisie de ce que signifie le tourisme interne et externe comme reflet des transformations sociales et culturelles se double d’une autre préoccupation, (2) F. Cribier (1969), La Grande migration d’été des citadins en France, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 405 p. Critique économique n° 40 • Printemps 2020 53 Mohammed Naciri et Mohamed Berriane celle d’intégrer la dimension spatiale. Ton souci d’articuler des espaces littoraux à leurs arrière-pays est une vraie démarche géographique. C’était de ta part un essai d’appréhender la substance, la profondeur territoriale, au lieu de te retrouver face au magma des statistiques qui n’ont souvent même pas le mérite de refléter les évolutions quantitatives avec une précision crédible. Celles-ci ne tardent d’ailleurs pas à être souvent dépassées, devenant rapidement obsolètes en tant qu’outil de diagnostic des fluctuations de l’activité touristique. La recherche du sens des évolutions touristiques Le deuxième aspect de ce texte « gigogne » est celui où tu joues le rôle de passeur en matière de décryptage des problématiques élaborées par des chercheurs en majorité, me semble-t-il, anglo-saxons. Est-ce de leur part une avancée sur l’école de géographie française dans ce domaine particulier du tourisme ? Il aurait été intéressant, si c’était le cas, de décrypter les raisons de cette avancée en matière de réflexion sur le tourisme. Leurs efforts pour élaborer des approches signifiantes sur les corrélations entre les différents aspects de l’activité touristique font sortir l’étude du tourisme de l’état descriptif à la réflexion conceptuelle. Les modèles élaborés s’intéressent dans leur globalité aux relations interculturelles de l’activité touristique, avec plus ou moins de pertinence. L’essentiel est qu’ils ont ouvert des voies nouvelles en matière de recherche dans ce domaine. J’aurais voulu savoir quelles sont les appartenances disciplinaires de ces novateurs. Ils semblent être influencés fortement par les sciences sociales. Décliner leur formation de base aurait permis de mesurer leur ouverture vers l’interdisciplinarité (tu l’as indiquée pour le seul Vorlaufer). Serait-il possible d’envisager une étude prenant plutôt la forme d’une présentation critique de ces approches novatrices afin d’en indiquer les apports et les limites de ton point de vue de spécialistes. Tu ne l’as peut-être pas fait, par discrétion, afin d’éviter tout jugement normatif ! L’exposé de ces modèles présente cependant un grand intérêt. Ceux-ci montrent qu’il existe d’autres manières d’aborder l’activité touristique en mettant en valeur la variabilité et la diversité des influences entre les deux pôles interne-externe du tourisme dans leurs interrelations réciproques. Ils font apparaître l’extrême volatilité de l’objet et l’infinie complexité des intercommunions culturelles. Les approches sont plus ou moins élaborées, celles qui ont le plus attiré mon attention, sont d’abord celle de Doxy et Milligane suivie par le modèle « arborescent » de Buttler et Vorlaufer. La théorie des cycles qu’ils exposent me fait penser au paradigme khaldounien sur l’évolution de l’État. Une relecture d’Ibn Khaldoun serait, peut-être, fort intéressante pour éclairer la similitude éventuelle entre l’évolution cyclique de l’État et celle des mutations d’une activité de tourisme dans ses implications sociétales et spatiales. Doxy et Milligane signalent d’abord une phase de bienveillance et de prospérité, ensuite intervient la banalisation 54 Critique économique n° 40 • Printemps 2020 Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers des relations, vient ensuite le temps de l’émiettement des échanges pour atteindre l’indifférence, voire le rejet. Une telle démarche pourrait passer pour anachronique. Mais le retour à l’histoire, à titre de comparaison, pourrait donner des éclairages intéressants sur les processus sociétaux actuels. C’est un modèle de l’utilisation de la théorie comme essai d’approche de l’étude des sociétés. L’exemple de Majorque suggérerait la pertinence de cette démarche. Reste le modèle de Ratz et de Williams, où tu affirmes à la fois qu’il était le premier à introduire la variable de la « distance socioculturelle et économique entre cultures » et que cette approche n’était pas développée « ni pour la première fois ni par Ratz seul ». Ai-je mal interprété ton affirmation ? Qui était, en fait, le précurseur ? Le mérite de tous ces modèles, c’est qu’ils montrent que la spécialité « recherches sur le tourisme » est passée de l’âge du comptage à celui du concept. Subsiste, cependant, un problème de taille non abordé peut-être du fait de la difficulté à le traiter. C’est celui de certaines définitions centrales : qu’entend-on par culture ? Que signifie concrètement l’impact culturel ? Grosses questions du fait de la polysémie du terme « culture » et de « l’arborescence » des effets des pratiques, des comportements, des représentations des deux sociétés en contacts plus ou moins étroits, plus ou moins durables et, partant, plus ou moins significatifs. La spécificité des cultures locales et les attitudes des touristes à leur égard ne fait que rendre encore plus instables l’appréhension des phénomènes et leurs répercussions sur les interférences culturelles. La saisie du local permet-elle d’appréhender le global ? Le dernier aspect soulevé est celui du projet lui-même. Tu as été bien inspiré d’aborder les problèmes de la « définition » (ne serait-il pas plus pertinent de parler des « définitions » ?). Tes nombreuses interrogations montrent le souci constant de définir avec précision les multiples termes utilisés dans ce projet de recherche original par son objet, sa demande, ses complications et la visibilité qu’il donne sur certaines mutations des sociétés méditerranéennes concernées. La partie sur la dichotomie « tradition/modernité » soulève des problèmes pertinents sans qu’on puisse, au moins au niveau des définitions, saisir la signification des termes comme « comportement authentique », « authenticité », « tradition ». Il y a un autre couple « loisir/tourisme » pourtant plus facile à appréhender ; il a été souvent cité en termes de « loisirs ou tourisme », alors qu’à mon sens il fallait en définir le contenu (3). Car une personne peut avoir accès à des loisirs sans faire du tourisme et une autre, faire du tourisme sans s’adonner à des loisirs. Tu as joint la nécessité « d’approches historiques et anthropologiques » dans la compréhension de « la nature des activités de récréation traditionnelles (3) Le pèlerinage n’est ni loisir, ni tourisme, surtout chez les chiites. Critique économique n° 40 • Printemps 2020 55 Mohammed Naciri et Mohamed Berriane s’apparentaient à la définition (laquelle ?) que l’on donne aujourd’hui aux loisirs et au tourisme ». Cette approche aurait gagné à être élargie à l’ensemble des thématiques d’ordre méthodologique, notamment dans un souci d’éclairages par l’apport d’approches venant des sciences sociales. Le fait que tous les auteurs de cet ouvrage important soient des géographes est une bonne nouvelle : elle démontre que les géographes sont capables de faire autre chose que de triturer des chiffres ou dresser des tableaux statistiques sans signification ontologique. Les participants à ce travail collectif ayant préféré partir de l’analyse des mobilités, ceci témoigne de leur ancrage dans leur propre discipline et leur offre la possibilité de saisir ses multiples conséquences sur l’espace et ses habitants. Mais l’adjonction d’un socio-anthropologue aurait été une bonne opportunité, en termes de miroir et de réaction réflexive sur un objet similaire, saisi à travers la multiplicité des disciplines. Reste un dernier problème, qui peut être résolu, en général, dans les études de cas, c’est celui de « l’environnement » en général. Car si les décalages d’évolution sont importants à prendre en considération dans les différents pays étudiés, il y a l’énorme question du rapport entre espace, mer, montagne, désert, d’une part, et, d’autre part, l’importance de la population, globalement le pourcentage touché par des activités touristiques, sans parler de l’infinie variété de l’aspect des mobilités interne/externe, passé/ présent. Le cas de Majorque, rien que par l’importance des flux touristiques, est-il comparable à la population touristique de la Tunisie ? Un problème d’échelle : une île/un État, différents sur le plan spatial, sur le plan politique et culturel, au niveau de leur population locale, par rapport à l’importance des flux touristiques. Tout cela rend bien difficile de tirer des considérations générales de ces deux « terrains ». C’est pourquoi le choix des pays objets de recherches, Liban-Syrie, Maroc-Tunisie et Majorque comme cas d’espèce, exemples témoins d’une évolution spécifique, ne peut présenter les mêmes contraintes ni n’offre des possibilités similaires. Peut-il permettre l’émergence de points de recoupement entre des pays comparables par leur voisinage spatial et culturel ou par la similitude de leurs structures socio-économiques ? C’est le cas du Liban-Syrie ; si ces deux pays peuvent être mis, avec beaucoup de nuances et de décalage d’évolution, dans le même espace social, culturel et politique, le Maroc et la Tunisie offrent-ils les mêmes rapprochements ? Cela induit une considération de base pour l’appréciation circonstanciée du secteur touristique, c’est la nature des États en question, leurs choix économiques et leurs orientations politiques, leur instabilité et leurs drames, voire leurs tragédies. La sélection des Baléares est riche en enseignements et est un exemple de la « rencontre » de trois flux touristiques : insulaire, continental et international, avec leurs diverses provenances. Les rencontres et les antagonismes naissent dans cette situation de trop-plein touristique qui crée chez les populations locales un sentiment de frustration et, partant, de 56 Critique économique n° 40 • Printemps 2020 Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers non-communication, mais suscite un mouvement de solidarité relative de la part des continentaux espagnols fréquentant Majorque lors de la basse saison touristique. Cet exemple renforce la spécificité des lieux touristiques, ce qui entraîne adaptation conceptuelle et démarche méthodologique appropriée mettant en exergue la spécificité sociogéographique. C’est en fin de compte l’exemple-témoin, qui atteste la nécessité de la démarche spécifique pour l’étude du phénomène touristique, en montrant que le local peut être significatif pour l’appréhension du phénomène touristique dans sa globalité. La comparaison s’avère donc riche en potentialités de compréhension de la complexité, ce que le projet parvient à faire émerger. Multiplier les cas d’espèce, multiplier les éclairages Il aurait été intéressant de prendre un autre « cas témoin » dans les pays alpins, par exemple, où il est plus facile de détecter la nature des interactions culturelles dans des populations relativement homogènes, venant de pays proches du point de vue du développement culturel et économique. Il aurait été, ainsi, possible de mieux identifier la variable de « classes ou catégories sociales » impliquées dans la mobilité, vers un tourisme spécifique aux zones de montagne. Cela aurait pu introduire des développements concernant les différences que je n’ai pas trouvées dans le texte de l’introduction entre villégiature et tourisme. Un autre sujet de réflexion sur les tentatives de « mesures » des interactions culturelles, à savoir les objets de consommation touristique. Est-ce que les formes d’hébergement sont déterminantes dans l’identification des effets réciproques du tourisme sur des sociétés différentes ? Si c’est le cas, la démarche me paraît trop limitée pour apprécier le degré d’interactions significatives. N’y a-t-il pas une hiérarchie des objets de consommation, partant de la manière de s’habiller, de s’alimenter, de s’adonner aux loisirs et de se déplacer ? Dans les pays alpins, la location d’appartements équipés à la semaine est en train de se généraliser. Quelle signification revêt cette orientation ? Les modes de consommation alimentaires se diversifient : à quoi cela est-il dû : aux transferts des expériences culinaires spécifiques ou à la diffusion à travers les médias de comportements alimentaires de masse ? Les questions que soulève ton introduction à la publication de cette recherche originale sur le tourisme sont multiples et variées. Ta contribution à l’ouverture de ce chantier est essentielle. Elle reflète ton dynamisme non seulement en tant qu’organisateur-inspirateur de problématiques nouvelles, mais également en tant que pionnier dans ce domaine de recherche. De nouvelles pistes d’investigation pour une géographie plus ouverte, plus problématique et plus significative sont ainsi tracées. Avec toi la recherche géographique au Maroc est passée de la production et de l’organisation individuelle à celle du projet collectif, voire international. Cela concerne Critique économique n° 40 • Printemps 2020 57 Mohammed Naciri et Mohamed Berriane les deux thématiques majeures auxquelles tu as consacré tant d’énergie et d’application, les deux formes de mobilité que sont le tourisme et les migrations. D’ailleurs, comment es-tu parvenu à t’intéresser à ces deux axes de recherche qui sont en quelque sorte les deux représentations d’une même réalité, comme les deux faces de la figure de Janus, celle, d’une part, de la profonde vague de mobilité d’émigrés de la pauvreté ou des réfugiés de l’instabilité politique qui déferlent sur le monde occidental et celle, d’autre part, des afflux touristiques pour la détente et la découverte qui se ruent sur les pays touristiques du Sud ? C’est l’étude des migrations qui t’a conduit à investir le champ des recherches touristique, ou inversement ? Ne serait-ce pas le constat de leur mixité, notamment en prêtant attention à la migrationtourisme des descendants de la deuxième ou de la troisième génération des émigrés du XXe et des débuts du XXIe siècle vers l’Europe ? 2. Mohamed Berriane (mars 2015) Cher Mohammed, C’est un grand honneur pour moi de constater l’intérêt que tu as porté à cet ouvrage, en particulier, à travers son introduction générale et à mes recherches autour du tourisme, en général. C’est aussi avec un grand plaisir que je me prête au jeu du débat avec toi sur quelques idées que j’ai essayé de disséminer à travers cet ouvrage. Je reviens, si tu veux bien, dans ce qui suit, sur quatre points que tu abordes dans ton courrier. Pourquoi le tourisme intérieur ? Choisir de travailler sur le tourisme des Marocains au Maroc au début des années 80 fut effectivement un choix peu facile et je dirais même incompréhensible à l’époque. En effet, si le tourisme en général, en tant que sujet d’étude, a été longtemps considéré par les géographes français comme un sujet « frivole », ne suscitant que réserve et méfiance, il a été pour moi encore plus difficile de faire admettre l’utilité de ce thème au sein de la communauté géographique marocaine naissante. Il semblait en effet futile et peu sérieux de choisir le tourisme – et particulièrement le tourisme national – comme objet de recherche dans un pays en voie de développement où les chercheurs étaient accaparés par des thèmes jugés beaucoup plus prioritaires. Plus que cela et contrairement aux réactions positives de quelques sociologues et économistes, celles des géographes m’ont poussé, parfois, à douter de l’utilité de ce que j’entreprenais vers le début des années 80. Je dois reconnaître toutefois que cette attitude a sensiblement changé au fur et à mesure que l’aboutissement du travail approchait. L’étude du tourisme au Maroc et dans les pays du sud en général ne se justifiait à l’époque que si l’objet de la recherche se limitait au tourisme international. Pourvoyeur des caisses de l’État en devises, marquant les paysages de façon voyante et bénéficiant d’une documentation relativement 58 Critique économique n° 40 • Printemps 2020 Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers abondante, ce dernier était de façon exclusive l’axe principal des recherches portant sur le tourisme dans ces pays. Or, malgré cela, le thème du tourisme national m’avait semblé assez prometteur, aussi bien sur le plan de la connaissance de la société et de l’espace marocains que sur celui des apports méthodologiques et conceptuels. L’étude des pratiques touristiques contribuait, à mes yeux, à éclairer certains aspects des mutations sociales, économiques et culturelles de la société citadine marocaine ; comme elle permettait d’affiner la connaissance des processus de structuration de l’espace marocain. Loin d’être un épiphénomène éphémère et passager, les flux touristiques internes commençaient à se matérialiser par des paysages originaux et présentaient différentes formes d’articulation avec les espaces d’accueil. S’ajoutant à la forte pression du tourisme international, la demande interne, non organisée et parfois anarchique, contribuait aussi, par endroits, aux processus de dégradation des milieux naturels. Pour toutes ces raisons et pour bien d’autres, les déplacements touristiques des nationaux me semblaient mériter à l’époque l’attention du géographe. Mais l’absence d’intérêt de la part des chercheurs pour l’activité touristique interne au sein des sociétés des pays en voie de développement pouvait se justifier aussi par la faiblesse – voire l’absence – supposée d’une demande nationale et par son corollaire, la rareté – voire l’inexistence – des données et de la documentation nécessaires à son étude. Vouloir ainsi, d’une part, démontrer l’existence de mouvements touristiques nationaux en l’absence de tout support statistique et, d’autre part, analyser ces mouvements dans leurs interférences avec l’espace en dépit du vide méthodologique et conceptuel qui caractérise toute recherche pionnière relevaient de la gageure. Pourtant, les questionnements partant du tourisme des nationaux, pour éclairer des transformations de la société marocaine, ne manquaient pas et deviennent aujourd’hui de plus en plus d’actualité. A l’époque, il fallait effectivement vérifier ce qu’avançaient les chercheurs qui nous ont précédés, à savoir que dans les pays en voie de développement le tourisme est essentiellement à composante étrangère. Ce rôle de foyer périphérique du tourisme occidental qui était dévolu aux pays en voie de développement s’appuyait en fait sur l’idée selon laquelle la diffusion des pratiques touristiques au sein d’une société donnée est en relation étroite avec son développement industriel et économique. A cette affirmation j’ai opposé une hypothèse de travail qui ne liait pas le développement du tourisme et des loisirs au sein d’une société donnée aux seuls facteurs économiques mais faisait appel à des considérations sociologiques et culturelles. Il fallait aussi s’assurer que lorsqu’une société en voie de développement génère une demande touristique interne, celle-ci n’est pas seulement le fait de sa frange fortunée. Certes, ce sont les classes sociales supérieures, les plus riches et les plus ouvertes sur l’Occident qui aspiraient à l’époque aux mêmes besoins que ceux des sociétés occidentales tout en disposant de ressources financières suffisantes pour couvrir les frais que nécessitent Critique économique n° 40 • Printemps 2020 59 Mohammed Naciri et Mohamed Berriane (4) Parmi ces fonctions (vivre en communauté, habiter, travailler, assurer son entretien et consommer, s’instruire, se récréer et se déplacer (D. Partzch, 1964)), les activités liées à la fonction de « se recréer » jouent un rôle non négligeable dans la compréhension de certains systèmes socio-spatiaux. Cette fonction répond aux trois conditions jugées nécessaires pour qu’une fonction ait un caractère « primordial » et mérite donc que l’on s’y arrête : elle a des relations étroites avec l’espace, elle donne lieu à un phénomène quantifiable, et toutes les catégories sociales peuvent être concernées. les voyages et les séjours du tourisme moderne. Mais j’ai écarté l’hypothèse de limiter le tourisme dans les pays en voie de développement aux seules pratiques touristiques exogènes et aux seuls séjours qui ont lieu dans les modes d’hébergement commerciaux. Au contraire, il m’avait paru plus intéressant de m’attacher à ce qui fait l’originalité des pratiques touristiques marocaines, et, de ce fait, je suis allé chercher aussi en dehors des ménages et des individus du secteur supérieur moderne en élargissant le concept de tourisme à d’autres formes de voyage-séjour. Pour cela j’ai supposé que les départs à des fins touristiques concernaient toute la société, exception faite, peut-être, de ses secteurs sociaux les plus marginaux, les formes de tourisme, les styles et comportements changeant évidemment d’une catégorie sociale à l’autre. Pour développer cette hypothèse de travail, il n’y avait à l’époque que les concepts développés par la géographie sociale allemande et notamment l’école de Munich (Ruppert, Schaffer, J. Maier et Partzch) avec la théorie des « fonctions d’existence essentielles des groupements humains (4) ». En transposant ce schéma conceptuel à la société marocaine et en élargissant la définition du tourisme à toutes les activités qui découlent de la fonction de récréation, à partir du moment où ces activités ont des relations avec l’espace, entraînent des flux importants et sont supposées concerner plusieurs groupes sociaux, je me suis rendu compte que les déplacements liés au tourisme ne se limitaient pas aux seuls groupes sociaux les plus nantis. Les classes moyennes et les autres groupes sociaux ont aussi des pratiques qui ne ressemblent certes pas à celles des classes dominantes ou des sociétés industrielles mais qui s’apparentent et correspondent à ce que nous appelons « déplacement touristique ». Il fallait vérifier également que la diffusion des conduites touristiques parmi les sociétés du sud ne relevait pas toujours du mimétisme des modèles importés de l’extérieur, mais plutôt de comportements authentiques résultant d’évolutions internes. En effet, poser comme préalable – comme l’ont fait mes prédécesseurs – que les habitudes touristiques modernes ne touchent que les catégories sociales supérieures supposait que ces habitudes se diffusent grâce aux contacts que ces catégories entretiennent avec la culture européenne à travers les touristes, les résidents étrangers ou les médias. Ceci revenait à faire de l’intérêt que peut avoir une société tiers-mondiste de l’époque pour les activités récréatives ou touristiques une simple conduite de mimétisme de modèles et de comportements exogènes et, partant, présenter cet intérêt comme un aspect supplémentaire d’acculturation (Bierwirth, 1981). Face à cette interprétation, j’ai penché pour une explication qui ne limitait pas la diffusion du tourisme parmi la société marocaine à une banale tentative d’imitation de l’autre. Cet engouement serait plutôt à replacer dans l’ensemble des mutations socio-économico-culturelles que vivait cette société dont les bouleversements des comportements, des aspirations et des attitudes du citadin dans le domaine des loisirs et des déplacements touristiques qu’ils peuvent engendrer. Cette société avait eu de tout temps ses fêtes, ses loisirs 60 Critique économique n° 40 • Printemps 2020 Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers et ses déplacements à caractère récréatif, et elle découvre d’autres variantes à travers l’exemple étranger, mais en crée de nouvelles à la suite de son évolution interne. Cependant, faire des comportements touristiques du citadin marocain un mélange de pratiques héritées du passé et d’habitudes plus modernes ne signifiait point l’adoption de l’opposition « tradition/modernité » qui enferme les concepts de tourisme, loisirs et récréation dans « leurs contextes socioculturels traditionnels ou modernes » (Grôtzbach, 1981). C’est une explication plutôt dynamique qui a été privilégiée, faisant de l’ensemble des pratiques touristiques actuelles l’aboutissement d’une évolution interne où les facteurs exogènes peuvent intervenir également. Le résultat en est une variété de styles que l’on peut rencontrer au sein du même ménage ou chez le même individu. Au-delà du schématisme « tradition/modernité », j’ai pensé que la compréhension de plusieurs aspects relatifs à la récréation pourrait tirer un grand profit de ce que Etiemble, dans ses réflexions sur le comparatisme en littérature, a appelé les « invariants culturels » (Etiemble, 1988) et qu’il « décèle sous les diversités de maintes et maintes cultures ». Il fallait démontrer, enfin, que ce tourisme négligé, voire nié à l’époque, non seulement était un indicateur de changements sociaux, mais pouvait à son tour avoir de sérieux effets sur la société, l’économie, l’espace et l’environnement. Le manque d’intérêt des autorités de tutelle vis-à-vis du tourisme national s’expliquait par le fait que ses retombées étaient supposées faibles ou inexistantes. La grande majorité des vacanciers marocains, ne disposant que de revenus modestes, du moins comparés à ceux des touristes étrangers, il était facile d’imaginer que ce tourisme n’avait guère d’impact sur les sites qui lui servaient de cadre. De ce fait, le tourisme interne était supposé marquer peu l’espace, sauf en quelques points précis. A ces affirmations courantes j’avais opposé trois hypothèses de travail : (i) Bien qu’il ne s’accompagne pas de rentrées de devises, le tourisme des nationaux pouvait contribuer à une redistribution spatiale des richesses en suscitant des transferts financiers interrégionaux avec de fortes chances que les retombées financières de ces transferts se diffusent plus profondément dans la région d’accueil que les devises dépensées par le tourisme international, qui restent souvent dans les banques centrales ou sont directement transférées vers les pays d’émission de touristes étrangers. (ii) Le tourisme national était à même de jouer un rôle non négligeable dans l’organisation de l’espace. Les flux de vacanciers, qu’accompagnent des flux d’argent mais aussi de biens et d’activités, irriguent le pays, les grandes villes, principales villes émettrices de ces flux, organisant de véritables « espaces-mouvements » qui leurs sont propres. Les petites villes et les villes moyennes ainsi que les petites stations balnéaires étant les principaux réceptacles de ces flux, elles recevaient des populations originaires d’autres villes de la région ou de plus loin encore et resserraient ainsi leurs liens avec le reste de la trame urbaine ; leurs systèmes de relations, notamment avec les Critique économique n° 40 • Printemps 2020 61 Mohammed Naciri et Mohamed Berriane grandes villes, principaux points d’émission de touristes, s’étoffent et sont parcourus par des flux plus intenses. (iii) Le tourisme national se révélait aussi comme un agent actif de la dégradation des milieux naturels. Peu organisé, ne bénéficiant d’aucune structure d’accueil programmée d’avance, le tourisme populaire a tendance à se concentrer sur certains sites côtiers qu’il occupe spontanément. Les touristes appartenant aux classes supérieures et moyennes disposent de moyens plus importants et se lancent dans l’acquisition de résidences secondaires, soit sous forme de constructions agressant les sites par leur inadaptation à l’architecture locale et leur localisation, soit en acquérant des lots proposés par des promoteurs privés officiels ou par les collectivités locales, mais dont la conception et l’implantation ne sont pas toujours heureuses. Afin d’éviter la dégradation irréversible de milieux fragiles, l’analyse approfondie des mécanismes qui règlent les équilibres précaires de ces milieux était nécessaire, mais la connaissance des comportements des utilisateurs multiples qui se disputent cet espace ne l’était pas moins. Bref, à une époque où les études consacrées au tourisme dans les pays du sud s’ordonnaient le plus souvent autour du binôme classique offredemande, la démarche proposée essayait de dépasser ce cadre assez étroit pour contribuer à l’enrichissement de la problématique plus générale des études ayant comme objet la ville et le citadin. En privilégiant les faits sociaux dans l’explication de la diffusion du tourisme et des innovations qu’il véhicule, mais aussi dans la compréhension des localisations et des incidences macro- ou micro-spatiales, cette démarche se voulait sociogéographique. Les objectifs d’une démarche collective méditerranéenne Depuis, la plupart des hypothèses émises se sont confirmées, et le développement remarquable des études sur le tourisme est là aujourd’hui pour attester la pertinence de cette démarche. Mais le phénomène comme la société étant en perpétuels mouvements, il fallait reprendre régulièrement les analyses pour les affiner et les compléter. C’est ainsi qu’après avoir démontré l’importance de cette composante interne du tourisme, qui est désormais reconnue officiellement car utilisée comme réserve pour compenser les fluctuations de plus en plus fréquentes de la demande internationale, il fallait revenir à la composante externe, mais pour sonder ses articulations avec la première. D’où le projet de recherche dont rend compte ce livre et qui cherchait à sonder la rencontre inévitable des deux types de tourisme dont les lieux de rencontre sont multiples. L’interrogation principale tournant ici autour des relations interculturelles, il fallait partir là aussi de l’état des savoirs à propos des approches théoriques, des concepts et des modèles essayant de comprendre l’influence interculturelle du tourisme au niveau national et international. D’où la mise au point sur les modèles généraux qui existaient dans l’école anglo62 Critique économique n° 40 • Printemps 2020 Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers saxonne. A ce propos, tu t’interroges « sur la possibilité d’envisager une étude, prenant plutôt la forme d’une présentation critique de ces approches novatrices, afin d’en indiquer les apports et les limites de mon point de vue ». Cette approche est envisageable, certes, mais dans le contexte du projet de recherche en question l’attention a été focalisée volontairement sur la question des relations interculturelles entre tourisme national et tourisme international, alors que ces modèles embrassent la problématique touristique dans sa globalité. Il faut ici préciser que d’autres modèles aussi importants expliquant le phénomène touristique existent par ailleurs mais n’ont pas été mentionnés car plus focalisés sur d’autres aspects du tourisme comme celui de Jean-Marie Miossec qui traite de l’espace touristique (Miossec, 1977). Tu fais mention et à juste titre de la similarité de certains de ces modèles avec le paradigme khaldounien ; or, justement, le modèle de Miossec fait penser à la problématique khaldounienne que l’on peut également visiter pour expliquer le phénomène touristique !! Il reste donc que dans notre propos sur ces modèles il ne s’agissait pas d’une étude critique et exhaustive sur les modèles explicatifs du tourisme en général. Celle-ci reste à faire. Les auteurs de ces modèles sont par ailleurs essentiellement des géographes et des anthropologues américains, britanniques et allemands, mais qui se sont spécialisés dans les réflexions sur le tourisme et les loisirs et leurs rapports avec les sociétés et l’espace. Dans cet appel fréquent aux modèles explicatifs développés sous d’autres cieux, il ne s’agissait pas de céder à une mode quelconque ou de respecter une démarche académique standardisée. Mais la compréhension de ces phénomènes sociaux ne peut se concevoir à mon sens que si on les replace dans les réflexions globales menées ailleurs, car c’est en identifiant les invariants culturels qui recoupent de façon transversale les différentes sociétés du globe que l’on peut rendre intelligible la complexité de l’être humain. Cette nécessité est d’ailleurs fortement présente dans mes réflexions actuelles sur les nouveaux développements du tourisme. Car comment comprendre, par exemple, l’installation croissante au cours de ces dernières années dans les arrière-pays du Maroc des étrangers qui acquièrent de vieilles demeures qu’ils rénovent ou en construisent de nouvelles pour les transformer en maisons d’hôtes induisant des dynamismes inédites dans ces arrière-pays, si on ne tient pas compte de phénomènes similaires développés partout sur tous les continents et de modèles explicatifs esquissés ailleurs tout en les confrontant à nos réalités ? Interroger ce phénomène ne relève plus de la seule problématique du tourisme et renvoie à un champ d’observation beaucoup plus vaste qui concerne les mobilités dans leurs multiples facettes et la question de la distinction entre flux touristiques et flux migratoires. On ne peut dans ce cas faire l’économie d’interroger les recherches anglosaxonnes récentes qui ont essayé récemment de conceptualiser ces nouvelles situations en proposant des catégories d’analyse à cheval sur le tourisme et Critique économique n° 40 • Printemps 2020 63 Mohammed Naciri et Mohamed Berriane la migration à travers notamment le concept de « Lifestyle migration » ou « migration d’agrément » (Benson and O’Reilly, 2009). Cela ne signifie pas que l’on s’éloigne du tourisme, mais qu’on le place au centre de l’évolution des sociétés globalisées en l’intégrant fortement dans les sciences sociales, ce qui ne manque pas de lui affecter sa propre valeur, loin du comptage des lits d’hôtel, des nuitées et des arrivées. Reste ta question dans laquelle tu relèves une contradiction lorsque j’affirme que le modèle de Ratz est le premier à introduire la variable de la « distance socioculturelle et économique entre cultures » tout en disant que cette approche n’était développée « ni pour la première fois, ni par Ratz seul ». En fait, c’est là une contradiction apparente car ce que je voulais dire, c’est que si cette approche existait par ailleurs dans d’autres raisonnements, c’est Ratz qui l’introduit pour la première fois dans les modèles explicatifs du tourisme sans avoir été lui-même à l’origine de l’approche. Tourisme et migration, vers un champ de recherche sur les mobilités Quant à ton interrogation/étonnement sur le pourquoi qui m’a amené à m’intéresser aux deux axes de recherche, tourisme et migration, cela est loin d’être un simple hasard et traduit un cheminement logique de ma démarche et de ma pensée. Fasciné par tout ce qui relève des flux en géographie depuis mes premiers pas d’assistant-chercheur avec Jean-François Troin, avec qui j’ai visité plusieurs souks dans le cadre de sa thèse d’État pour identifier les origines et les aboutissements des flux de marchandises, je n’ai pas hésité, lorsque j’ai commencé à chercher un sujet de recherche qui me soit propre, à opter pour une thématique portant sur les flux. Et effectivement et comme tu le dis, les deux thèmes, le tourisme et la migration, sont deux représentations d’une même réalité, constatation à laquelle j’ai abouti progressivement. A la fin des années 70, le Maroc se vantait d’être une nouvelle destination touristique de la rive sud de la Méditerranée, et à part un mémoire de diplôme des études supérieures, de l’époque, d’un collègue économiste et une mise au point de Jean-François Troin dans la Revue de géographie du Maroc, personne n’accordait la moindre importance à ce choix des politiques publiques. J’ai décidé donc de voir ce que la géographie pouvait apporter à la compréhension de ce phénomène qui commençait à avoir des effets visibles sur l’espace et la société. Théories et études empiriques dans le monde niaient à l’époque la possibilité que des pays du sud puissent générer une demande touristique interne, et, m’inscrivant dans cet état des lieux, je me suis attaché surtout au tourisme international qui se dirigeait vers notre pays. Mais en rédigeant la conclusion de mon premier travail, j’attirais l’attention sur le fait que, contrairement à ce qui est admis, j’avais rencontré lors de mes investigations, ici et là, les signes de l’émergence d’une demande touristique marocaine nationale indéniable à laquelle je promettais de revenir. 64 Critique économique n° 40 • Printemps 2020 Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers Et c’est au milieu des années 80 que j’ai décidé de consacrer ma thèse d’État à la compréhension de cette demande interne, son sens aussi bien géographique, économique que sociologique. Je suis donc arrivé à démontrer que cette demande non seulement existe mais prend de l’ampleur tout en recoupant les différentes classes sociales marocaines et sans être ramenée à de simples mimétismes des touristes étrangers car elle prend ses origines dans des pratiques traditionnelles authentiques. Et là ma surprise a été grande lorsque j’ai compris que l’influence étrangère, quand elle existait, n’était pas le fait des étrangers seuls, mais surtout des Marocains du monde. Et c’est comme ça que j’en suis arrivé à la nécessité d’intégrer l’émigration dans ma réflexion. Menées de façon parallèle durant la décennie 90 du siècle dernier et la décennie qui l’a suivie, mes recherches se rapportant aux thèmes se rejoignent aujourd’hui de façon spectaculaire. Inscrits dans le phénomène global des mobilités, les flux du tourisme et de la migration ne font plus qu’un avec une hybridation remarquable. Et j’ai déjà cité plus haut le cas des touristes étrangers qui, au terme de leurs multiples visites au pays, se décident à acquérir une demeure en médina ou dans une oasis pour s’y installer tout en les transformant en maison d’hôtes ou en hôtel de charme. Sont-ils des touristes ? Sont-ils des immigrés ? Et dans ce cas des immigrés économiques puisqu’ils exercent une activité économique, ici l’hébergement touristique ? Ainsi comme tu le vois, tourisme et migration se rejoignent dans des situations d’entre-deux et d’hybridité qui nécessitent désormais de nouveaux outils d’analyse car ne rentrant plus dans les grilles d’analyse utilisées jusqu’à maintenant. Diverses autres interrogations Tu poses à juste titre la question des définitions, question fondamentale dans toute recherche, mais incontournable dans les domaines qu’embrasse la recherche en sciences humaines et sociales dans la mesure où la diffusion des concepts est tellement rapide et les contextes culturels tellement diversifiés que le sens des mots change d’un contexte à l’autre et d’une époque à l’autre. Nous avons essayé dans cette œuvre collective de préciser au maximum le sens donné à chaque terme. Mais la focalisation sur un thème précis ne nous a pas permis de traiter de toutes les définitions, telle la différence entre tourisme et loisir, le premier faisant partie du second mais comportant une dimension de déplacement hors du lieu de résidence et de durée. L’environnement en général a été largement traité dans les différents chapitres de l’ouvrage. Quant à l’absence d’un anthropologue au sein de l’équipe, elle s’explique par le fait que la recherche ayant défini son terrain dans le bassin méditerranéen, le principal critère était la disponibilité de chercheurs traitant de ces pays de telle manière que le nord, le sud et l’est du bassin soient représentés. C’est la même contrainte qui a présidé au choix des pays, le contrat de recherche nous Critique économique n° 40 • Printemps 2020 65 Mohammed Naciri et Mohamed Berriane liant à l’Institut universitaire européen de Florence ayant restreint le champ d’étude à la Méditerranée, ce qui ne permettait pas d’ajouter un pays alpin. Reste un point essentiel dans ta discussion et sur lequel je voudrais m’arrêter quelque peu avant de clore cette réponse. Dans la thématique des définitions tu poses à juste titre le problème de la dichotomie « tradition/ modernité ». Bien que j’aie déjà abordé cette question plus haut, je voudrais répondre à ta note de bas de page qui précisait que « le pèlerinage n’est ni loisir, ni tourisme, surtout chez les chiites » et à propos de laquelle il y aurait beaucoup à écrire. L’intérêt de ce point c’est qu’il montre les dynamiques que connaît le tourisme et qui nécessitent qu’on revisite constamment ce qu’on a admis auparavant comme vérité. Aujourd’hui, les définitions du tourisme englobent de plus en plus les déplacements motivés par la religion. Par ailleurs, les pèlerinages quelle que soit leur ampleur comportent toujours un volet ludique ; voir par exemple tout ce que j’avais écrit au début des années 90 sur les moussems du Maroc (M. Berriane, 1993). Des recherches récentes sur les zyara tijani des Sénégalais à Fès ont pu démontrer l’important volet des comportements touristiques dans ces pèlerinages et leur intégration avec d’autres éléments du sacré au produit touristique qu’offre désormais Fès (J. Berriane, 2015). Enfin, la recherche internationale s’active et s’organise actuellement pour mettre en évidence les relations de plus en plus étroites entre tourisme et religion. Depuis 2004, existe l’Association for Tourism and Leisure Education and Research (ATLAS) au sein de laquelle un groupe de travail se consacre aux pèlerinages et au tourisme religieux (Religous Tourism and Pilgrimage Research Group), une revue spécialisée est dédiée à cette thématique, International Journal of Religious Tourism and Pilgrimage, et une série de conférences internationales a déjà eu lieu, dont la 7e s’est tenue en juin 2015 à Gérone sur le thème « Religion, spiritualité, culture et tourisme » !!! Voilà de nouveaux développements qu’il faut suivre. Sur ce, encore une fois merci pour ton intérêt et à très bientôt pour un nouvel échange. Avec toutes mes amitiés. 3. Mohammed Naciri (20 septembre 2015) Continuons cet échange stimulant. Je te remercie infiniment, cher ami, pour ta disponibilité d’esprit en vue de cet échange entrepris après ma lecture de l’introduction de l’ouvrage que tu as dirigé, ouvrage qui constitue le couronnement d’un travail d’équipe sur le tourisme de cinq pays de la Méditerranée. Ta réponse à mes interrogations lève d’une manière opportune mes incertitudes et mes réserves sur les points que j’ai déjà signalés. Le développement détaillé de ta problématique sur le tourisme éclaire et confirme le parti choisi en matière de recherches sur une activité qui s’avère riche de diversités conceptuelles. Ton approche du tourisme interne va en effet bien au-delà du « binôme classique offre-demande », 66 Critique économique n° 40 • Printemps 2020 Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers laissant de côté les bilans comptables d’une activité protéiforme. Celle-ci offre des horizons insoupçonnés auparavant dans notre discipline. L’originalité de ta démarche ouvre ainsi les perspectives d’un traitement du tourisme interne dans ses multiples impacts et expressions économiques, sociales, spatiales et environnementales. Tu évoques la possibilité d’une redistribution interne des richesses et la construction du lien social à travers « l’espace mouvement ». C’est là un aspect majeur dont l’ignorance par les décideurs montre combien le système de développement pratiqué dans les pays du sud en général, depuis un demi-siècle, s’insérait non pas dans une démarche d’auto-développement de leurs sociétés mais dans le désir d’articulations de leur économie au système dominant des pays émetteurs de flux touristiques. Tu prends implicitement le contre-pied de cette orientation structurelle, en explorant les implications des « articulations interculturelles » en vue d’identifier leurs impacts multiples sur les sociétés réceptrices ou émettrices d’activités de tourisme. Tu renverses donc la logique qui explique comment les États et les professionnels se sont accrochés longtemps à la planche du salut du tourisme international, pourvoyeur de devises, avant de réviser, en partie, leurs représentations et leurs appréciations de ses retombées diverses, mais sans prendre une voie résolue de prise en compte de la demande interne et la considérer comme une nécessité du développement autocentré. L’emprunt des concepts aux sciences humaines J’ai signalé, dans mon commentaire précédent, les risques d’adoption des concepts sans une critique épistémologique préalable. Il ne s’agit pas pour moi de ne pas prendre en compte l’apport des sciences sociales à la compréhension des sociétés. Il faut seulement le faire à partir de problématiques construites en partant de sa propre discipline. Tu dis que ta démarche est « sociogéographique », c’est-à-dire que tu ne te contentes pas des croisements entre spécialités, mais tu pratiques ce que j’appelle personnellement un « débordement disciplinaire » qui consiste à explorer à partir de sa propre discipline le recours aux autres spécialités permettant d’éclairer, conforter, enrichir ou relativiser ses démarches propres. C’est là la condition d’accéder à la possibilité de parvenir à décrypter la complexité du fait social à interpréter. L’interdisciplinarité est moins pertinente, à mon avis, quand elle se traduit par une juxtaposition mécanique de postures, sans cohérence et sans possibilité de synthèse véritable des apports respectifs des uns et des autres, dans le cadre d’une problématique assumée collectivement. Le projet de l’étude du tourisme dans cinq pays méditerranéens satisfait à cette exigence de cohérence et d’intégration des apports éclairants des autres sciences humaines. Ce qui fait des résultats de ces recherches non seulement un ouvrage solide sur le tourisme, mais une contribution essentielle au décryptage conceptuel et novateur de l’activité touristique. Critique économique n° 40 • Printemps 2020 67 Mohammed Naciri et Mohamed Berriane (5) Le texte de cette conclusion générale, extrait de l’ouvrage, peut être consulté et/ou téléchargé sur le lien suivant : https://www.academia. edu/2464931/Tourisme_ international_et_tourisme_ national_dans_les_pays_ des_rives_Sud_et_est_de_ la_M%C3%A9diterran% C3%A9e_de_ multiples_et_nouvelles_ recompositions De ce point de vue, ton apport à cette recomposition est essentiel. Je viens de lire avec beaucoup d’intérêt la conclusion de l’ouvrage (5) que tu as édité et dont je n’ai lu auparavant que l’introduction. Elle conforte en l’élargissant les apports de cette introduction en m’apportant un double éclairage supplémentaire. Il s’agit de ta quête de sens puisé dans des spécialités aussi diverses que l’anthropologie, la sociologie, la psychologie, la littérature ou la géopolitique ; ce qui est évident, c’est l’étendue de tes lectures, dans des langues inhabituelles dans la littérature géographique française, comme l’allemand par exemple, d’où une diversité des références dans lesquelles tu as puisé des concepts aussi signifiants que celui de l’illusio, ou de l’objet-octant, ou bien encore celui de modern liquidity et de lifestyle migration et bien d’autres notions qui fournissent des outils opératoires permettant de saisir l’infinie complexité des pratiques touristiques, leurs impacts, leurs modalités de diffusion et leur marquage de l’espace, de ses habitants permanents ou éphémères. La démarche est donc engagée à partir de l’analyse des mobilités, ce qui témoigne de l’ancrage de l’ensemble de l’équipe dans sa propre discipline. Ce que j’ai particulièrement apprécié, ce sont les références à l’impact des pratiques touristiques sur l’espace urbain. Cela rejoint mes préoccupations sur l’évolution de la ville. J’avoue que je n’avais guère accordé d’importance à ces marqueurs du paysage urbain produits par les activités de tourisme. La saisie des lieux touristiques, ouverts ou fermés aux habitants des quartiers, leur marquage par des équipements d’accueil ou de loisir établissent ou excluent les convergences culturelles, jetant ainsi des ponts ou traçant des limites entre les différentes spatialités. Ainsi les « quasi-monuments » que tu signales constituent-ils en somme des vigies de reconnaissance, des « bornes » balisant les représentations de l’image de la ville. Les représentations de l’espace urbain, dans l’imaginaire aussi bien de l’autochtone que du touriste, ont-elles fait l’objet de recherches comparatives permettant de savoir comment l’un et l’autre intègrent ou excluent certaines images de l’espace urbain et quelles significations chacun en tire : attrait, ouverture, exclusion ou appropriation ? Il y a là un filon qui pourrait intéresser aussi bien l’urbaniste que le spécialiste des études des pratiques urbaines. Ce qui m’a véritablement surpris, c’est la réinvention d’une médina, un archétype culturel assurant le « lissage », voire le « polissage », comme tu le soulignes, des lieux fréquentés par le touriste étranger, lui assurant à la fois le dépaysement, la facilité d’accès, d’échanges et de communication et la sécurité. C’est une recomposition d’un espace culturel privilégié qui permet de saisir plus concrètement l’instrumentalisation de la culture « traditionnelle ». Sa mise en œuvre à destination du touriste étranger crée l’illusio de l’accès à une culture exotique. A-t-on mesuré l’impact d’une telle « plongée » du touriste dans ce « bain culturel » ? Cette immersion est-elle prégnante ou éphémère, objet de consommation culturelle vite épuisée ou accès à de nouvelles représentations de l’espace, suscitant un intérêt et une 68 Critique économique n° 40 • Printemps 2020 Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers envie de mieux connaître l’originalité des caractéristiques de cette autre civilisation urbaine ? Est-ce le chemin qu’on lui offre pour « s’extirper du magma social pour exister, sortir de soi (…) et partir en quête d’une nouvelle identité » ? La tentative de la part des concepteurs de marier tourisme et culture annonce-t-elle vraiment l’avènement de la cité de loisir (ou du désir, désirs de ville ?) de la vie urbaine, permettant justement de sortir de soi-même par l’effet « d’un adjuvant culturel » ? Les évasions conçues par les mêmes concepteurs anglo-américains dans les pays du Golfe semblent plutôt relever du mariage du désert, de la mer et des loisirs, avec ce que cela déclenche comme spéculations foncière et immobilière. Ce qui est étonnant, c’est que cette spéculation apparaît dans les villes en liaison avec les programmes de logement, mais rarement on y voit une conséquence de la pression des besoins du tourisme, sauf dans les grands projets d’équipement touristique. Les difficultés de la cohérence en matière de culture A propos du concept de culture, nous sommes d’accord sur sa polysémie. La diversité de son usage par les acteurs pose cependant problème. « L’examen du concept scientifique de culture implique l’étude de son évolution historique, elle-même directement liée à la genèse sociale de l’idée moderne de culture. Cette genèse sociale révèle que, derrière les désaccords sémantiques sur la juste définition à donner au mot, se dissimulent des désaccords sociaux et nationaux. » Comment peut-on saisir ces variations à travers les pratiques touristiques ? A cette appréciation du concept de culture par Denys Cuche s’ajoute à l’appui de sa conception l’opinion d’Abdelmalek Sayad, exprimée dans un autre contexte, celui de l’émigration. Celui-ci considère, en effet, que les changements sémantiques du concept de culture se traduisent dans « la structure des rapports de force entre, d’un côté, les groupes sociaux au sein d’une même société et, de l’autre côté, les sociétés en relation d’interaction, c’est-à-dire [soumises] à des changements dans les positions qu’occupent les différents partenaires intéressés à des définitions différentes de la notion de culture ». Comme il s’agit ici de l’autre versant des mobilités, celui de l’émigration vers les pays d’accueil au nord, ne faut-il pas voir là un contre-type d’articulations interculturelles inverses à celles en action, affectant des touristes du nord vers les pays du sud ? Comment interpréter le facteur culturel dans l’un et l’autre cas ? Certes, l’objectif de l’ouvrage n’était pas de clarifier les différentes connotations du concept de culture. Bien que je n’aie pas lu la totalité des contributions pour savoir si au préalable le sens en a été précisé, il me semble cependant que de telles réflexions s’imposent, même si cela intervient a posteriori, à la lecture de la manière dont l’équipe a procédé pour avoir une même conception de la culture dans le traitement des « relations interculturelles ». Les phénomènes d’hybridation signalés témoignent de la difficulté de saisir toutes les implications de ces relations. Je Critique économique n° 40 • Printemps 2020 69 Mohammed Naciri et Mohamed Berriane suis également sensible à la manière dont tu as constamment nuancé les effets des pratiques touristiques pour faire apparaître leurs variabilités d’un groupe à l’autre et d’une circonstance à un contexte particulier. Cette prudence dans les appréciations, concernant notamment les hybridations, conforte la nécessité de prendre en considération les nuances des diversités, ce qui évite de tomber dans le schématisme des opinions faites une fois pour toutes. Tu as bien fait de souligner que les « pratiques ne sont jamais adoptées telles qu’elles [se présentent]. Elles s’adaptent aux sociétés, s’hybrident et donc se diversifient. » Un angle d’attaque original : l’identité comme signe J’ai eu une expérience personnelle qui m’a fortement intrigué. Lors d’un voyage entre Midelt et Azrou, en compagnie d’un couple d’amis invités au Maroc, j’ai fait une halte dans la haute Moulouya, profitant de l’existence d’une kheima au bord de la route offrant en principe une collation légère annoncée pour les touristes. Dès que nous étions sous la tente, j’ai demandé à l’homme chargé de ce petit coin rudimentaire, mais situé à l’ombre, ce qu’il pouvait nous offrir : pas grand-chose en réalité, mais il a bien insisté dans la conversation « qu’il était Berbère » ! Affirmation identitaire devant des touristes dont il attendait une réaction de sympathie, ou réaction ordinaire à des interrogations de touristes de passage sur son identité berbère ou arabe ? Un universitaire géographe interrogé sur sa région d’origine au Maroc, lors d’une visite collective à un site touristique, par un collègue français géographe également a répondu : je suis Berbère, au lieu de préciser la localité ou la région dont il était originaire. Attitude valorisante ou quête d’une affirmation identitaire déclinant une distinction signifiée au touriste de passage ? Quelle est la part du touriste, de l’étranger, dans cette activation de soi ? Toujours est-il que le croisement des pratiques, des territorialités, des mobilités et des identités s’avère extrêmement productif de sens et d’identification de la multiplicité et de la variété des articulations dont tu saisis avec beaucoup de bonheur les interactions inattendues. C’est à ce propos que j’ai pris conscience que les mobilités sont productrices d’évolution, le tourisme favorisant l’appropriation d’éléments constitutifs de l’identité, marquant le territoire, suscitant des pratiques et en fin de compte aiguisant la tentation. La mutation de l’identité s’avère être étroitement activée par les interactions entre les quatre composantes, citées ci-dessus, de cette mouvante et instable tentation de se renouveler soi-même afin de se retrouver dans un monde en perpétuel changement. Le groupe social comme l’individu sont confrontés à des représentations du soi collectif ou individuel qui fragilisent le tissu social comme elles influencent la psychologie individuelle du touriste et des habitants tentés par l’adoption de ses pratiques. Aussi ai-je la possibilité de mieux comprendre et expliquer 70 Critique économique n° 40 • Printemps 2020 Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers le désir de partir en quête d’une nouvelle identité. Ce qui était pour moi un objet d’étonnement devient une matière à réflexion sur les raisons et les circonstances qui expliquent le besoin d’adoption d’éléments identitaires qui finissent par marquer la personnalité. La création constante ou successive des identités doit être également replacée dans ce grand bouleversement qui affecte le local dans sa relation avec le global. L’enracinement dans le premier ne procède-t-il pas d’une réaction identitaire contre la globalisation en train de couvrir le monde de son manteau réducteur ? Peut-on attribuer à ce phénomène « le changement profond de l’identité humaine » que tu indiques dans la conclusion ? J’ai remarqué à ce propos l’absence dans ton texte du vocable « mondialisation ». Or, en décrivant l’extension du tourisme, tu signales que celui-ci « tend à faire progressivement coïncider l’espace touristique avec celui de l’étendue terrestre ». Ne s’agit-il pas là d’un phénomène de mondialisation. Je sais que ce mot est plein d’ambiguïté et comporte des sens un peu galvaudés. C’est peut-être l’explication de ta réserve à l’égard de son emploi. Pourtant, tu montres bien la multiplicité des variables identitaires qui peuvent peut-être résulter des pratiques de mobilité. Celles-ci peuventelles induire des immersions plus ou moins prégnantes dans des sociétés qui tendent à travers leur mode de consommation et de loisir à appartenir à un monde globalisé ? Le texte d’introduction soulève à juste titre l’impact des médias et de la télévision sur les comportements. Celui-ci est-il tributaire de la diffusion mondialisée des pratiques touristiques ? Ou bien ces pratiques sont-elles nées d’un contact direct entre formes, espaces, catégories sociales et comportements culturels différenciés ? De quelques retours sur les définitions 1. L’explication donnée pour assimiler pèlerinage à tourisme, bien qu’elle soit claire et fort argumentée, n’en entame pas pour autant ma conviction sur la nécessité d’une approche plus serrée. Il faudrait peut-être établir une gradation des pèlerinages, des plus « laïcs » au plus « sacrés ». Les moussems sont un exemple de la première catégorie ; dans ce cas-là je n’ai pas d’objection à relier pèlerinage à tourisme. Le haj à la Mecque me paraît plus éloigné du tourisme, car l’intention du pèlerin n’est pas d’ordre ludique. Elle est fondamentalement de caractère spirituel et religieux. Je sais bien que dans l’adage populaire on parle de Haj-w-haja, mais cela n’implique pas mobilité, in situ, pour chercher à faire du tourisme, c’est-à-dire se déplacer pour visiter un lieu et rechercher un loisir. Les emplettes que l’on fait sont destinées à offrir des cadeaux plus ou moins sanctifiés aux proches et aux amis lors du retour. Si j’ai soulevé le problème de pèlerinage chiite, c’est qu’il implique des scènes de violence comportant des flagellations et d’autres meurtrissures au corps qui sont loin de s’apparenter au tourisme nonchalant et au loisir ludique. A moins d’inclure à l’occasion du pèlerinage, une fois le Critique économique n° 40 • Printemps 2020 71 Mohammed Naciri et Mohamed Berriane culte accompli, une mobilité individuelle ou collective, hors champ, à partir du lieu du pèlerinage, comme c’était le cas, avant l’occupation israélienne de Jérusalem, de la visite de cette ville et de Damas, une fois le pèlerinage du haj accompli. Ce tourisme-là a été à l’origine de l’existence d’un quartier spécifique, celui des marhariba, à Jérusalem, détruit par la suite par les Israéliens quand ils ont occupé la ville sainte. Alors dans ces conditions, on change complètement de registre où l’on peut s’adonner à des activités à caractère touristique. Cela étant dit, si, comme tu l’écris, « Aujourd’hui les définitions du tourisme englobent de plus en plus les déplacements motivés par la religion », pourquoi pas, il s’agit d’une convention, étant donné que les spécialistes s’entendent sur les nuances à introduire et prennent les précautions nécessaires pour lever toute équivoque. 2. Une autre dénomination mérite réflexion. Il s’agit de la différence entre tourisme et villégiature. La première activité concernerait des catégories sociales au statut de personnes aisées ayant fait fortune dans l’émigration et qui possèdent des attaches soit de parenté, soit de possession de demeures, parfois de luxe, véritables répliques des villas urbaines ; la villégiature suppose réunions familiales, festivités et domesticité ; elle recrée en somme un « chez soi » comme tu le signales ; on est dans la situation du « cercle fermé » ou le « face à la mer ». Dans les Alpes du sud, plus particulièrement dans le Queyras, la fin du XIXe siècle a connu le développement de la villégiature, adoptant également le cercle fermé, mais le « face à la montagne ou à la forêt et aux crêtes » remplace le « face à la mer ». Le tourisme serait par comparaison le fait de catégories en mobilité restreinte, soit par hébergement à la semaine, soit de séjour en camping. Le cas du Liban et de l’Anti-Atlas se prêterait bien à cette distinction. Tu me diras que ce n’est pas l’objet de recherche du projet d’aborder ce type d’activité de loisir en montagne. Pourtant le Maroc, comme le Liban, présente ce cas spécifique de villégiature montagnarde. Des développements concernant ce dernier pays montrent bien cette face particulière des activités de loisirs à relier avec le retour estival de la diaspora libanaise ou l’afflux des Soussi ayant réussi, pratiquant l’effet de démonstration par la construction de villas urbaines dans l’Anti Atlas. Lier ainsi ces loisirs avec le phénomène de la migration apporterait ainsi une autre dimension, certainement beaucoup plus complexe. Mais cela n’interdit pas de réfléchir sur une telle possibilité si l’occasion se présentait. Je viens par un pur hasard de tomber, dans une brocante, cet été 2015, sur un livre que tu connais certainement, celui de Louis Brunet : Villégiature et tourisme sur les côtes de France qui remonte à 1963. La première partie est intitulée « Deux nouvelles branches de la géographie humaine : la villégiature et le tourisme ». Dans le premier chapitre, il affirme qu’il est indispensable de définir le mot « villégiature ». Souvent on le confond avec « tourisme ». Le terme « touriste », qui vient de l’anglais, aurait été employé en France pour la 72 Critique économique n° 40 • Printemps 2020 Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers première fois en 1816. Il indique qu’il s’agit d’un voyageur : « Ses déplacements sont la « récréation » de l’esprit et du corps après le travail. Ils sont à la fois une nécessité et un plaisir. » L. Brunet ajoute : « Notre vocabulaire est pauvre en termes traduisant l’idée de villégiature. Villégiature et villégiateur sonnent mal ; « séjourner » manque de précision ; estivants et hivernants n’ont pas un sens général. On peut parler de « géographie de la récréation » impliquant les deux formes de mobilité en question. » Il insiste sur le fait que « la villégiature n’est pas le tourisme » et il en décrit l’étymologie. « Le mot vient de l’italien villégiatura qui signifie séjour à la campagne, ce dernier étant lui-même tiré du latin villa : maison de plaisance à la campagne. » De toute façon, ajoute-t-il un peu plus loin : « villégiature » implique l’idée de repos, alors que « tourisme » implique l’idée de mouvement. Il consacre une bonne partie du premier chapitre à faire l’histoire de la villégiature, faisant remonter l’origine de la « villégiature actuelle » au XVIIIe siècle. Je te laisse le loisir de découvrir des développements pittoresques sur cette thématique. Je tiendrai ce livre à ta disposition. 3. A propos de l’occupation de l’espace public, ses formes se diversifient : sont-elles toutes liées au tourisme, ou s’agit-il d’un phénomène urbain, allant de l’envahissement des trottoirs par les magasins et les cafés dans les zones touristiques et ailleurs, ou d’une forme très générale affectant tout l’espace public, notamment les forêts et les côtes maritimes, le domaine patrimonial de l’État ? Les farrachas qui se développent sur des artères de fréquentation touristique, maintenant généralisés à tout lieu d’affluence, seraient-ils une forme résiduelle de cette contestation spatiale de l’État, après la revendication idéologique du moins d’État et pour l’extension des intérêts privés ? Quelles sont les formes de régulation que l’État développe à son tour, sur le plan de la gestion quotidienne comme au niveau législatif, pour réguler les évolutions inhérentes à l’omniprésence du tourisme, à la fois pour maîtriser ses transgressions, mais également pour répondre à son développement ? 4. La conclusion met en exergue le contraste entre l’étalement des formes de loisirs destinées aux plus nantis et aux catégories sociales favorisées et la portion congrue du tourisme populaire, notamment le tourisme interne, dont les acteurs ne manquent pas d’imagination dans le « bricolage » de conditions de mobilité, d’hébergement et de séjour, d’emprunt ou d’exclusion de pratiques touristiques considérées comme inadaptées au contexte culturel et social d’une population aux ressources limitées. Ce phénomène ne participe-t-il pas à une évolution globale des sociétés vers un approfondissement des inégalités dans tous les domaines ? Y a-t-il là une forme de globalisation qui couvre le monde sous sa chape de plomb malgré les efforts des peuples à en limiter les effets en défendant leurs conditions de vie par l’affrontement ou le contournement ? La réponse à ces questionnements est implicite dans tes propres interrogations concernant Critique économique n° 40 • Printemps 2020 73 Mohammed Naciri et Mohamed Berriane l’attitude personnelle de chacun devant le destin implacable que les laisséspour-compte affrontent. Devant tant de nécessités, d’être, de valeur et de mobilité potentielle, tu te demandes « comment l’individu structure, exprime et régule un dispositif de mobilités qui lui est propre en fonction de disposition spatiales et socioculturelles et qui se recompose avec ceux des autres acteurs ? » 5. Je ne voudrais pas interpréter cette interrogation outre-mesure et subvertir ta pensée ; ce questionnement date d’il y a quelques années et se comprend comme une pratique touristique de l’individu. J’y vois personnellement, appliqué à l’analyse de la situation actuelle du monde, une autre portée. En émettant la même interrogation, mais avec un changement de taille puisqu’il y a changement de statut, l’émigré remplaçant le touriste, le dispositif de mobilités prend une tournure dramatique, voire tragique. Comment, une fois un conflit déclenché, des centaines de milliers fuient l’horreur et affrontent un destin sans horizon, traversant la mer, le continent, trouvent souvent la mort devant eux, parfois l’accueil en attendant un asile et une intégration problématique ? Tu me diras que ce type de mobilité n’est pas de la même nature. Certes, la relation entre tourisme et émigration prend ici une tout autre dimension. Une interrogation majeure se profile, en conclusion. Elle se rapporte à ce que tu dis à propos de l’activité touristique : qu’il s’agit d’une intarissable ressource ! Ce qui se passe actuellement au Moyen-Orient permet-il de maintenir une telle assertion ? Il s’agit, certes, d’événements imprévisibles. Depuis la guerre du Golfe, pourtant, la peur du touriste a bien changé la donne dans de nombreux pays de destination, c’est-à-dire à l’occasion d’un événement, souligné à juste titre dans le texte. Cette fois-ci, c’est un séisme qui a affecté le secteur touristique en Syrie, créant des contraintes politiques dont les répercussions pèsent de leur poids sur la même activité au Liban. Le même drame affecte la Tunisie. La démarche du chercheur comme l’attitude de l’acteur touristique doivent-elles tenir compte de l’impondérable qu’est la situation politique d’un pays ? Comment mettre en balance le permanent et le volatil, l’acquis et l’incertain ? C’est l’une des difficultés majeures, le défi de l’excellent travail qui vient d’être réalisé dans les cinq pays objets de cette étude novatrice sur le tourisme et qui ne cesse comme toute bonne recherche de soulever interrogations et réflexions. Ma dernière remarque est une question à laquelle je n’ai pas de réponse. Comment les sciences sociales peuvent-elles tenir compte de l’impondérable, de l’inattendu, de l’insolite ou de l’imprévisible dans le décryptage des faits de société ? Est-ce une gageure qu’on ne peut relever que dans des circonstances déterminées ? A discuter. 74 Critique économique n° 40 • Printemps 2020 Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers Références Atlas Special Interest Group Religious Tourism and Pilgrimage Research Group. http:// www.atlas-euro.org/sig_religous.aspx#2009 Benson M. and O’Reilly K. (2009), « Migration and the Search for a Better Way of Life: a Critical Exploration of Lifestyle Migration », Sociological Review, 57 (4), p. 608-625. Berriane J. (2015), Ahmad al-Tijânî et ses voisins : sainteté, mobilités transnationales et espaces de sociabilité à Fès, L’Harmattan, 324 p. Berriane M. (1993), « Le moussem au Maroc : tradition et changements », revue Géographie et cultures, Paris, Laboratoire espace et culture, n° 7, p. 27-51. Bierwirth J. (1981), « Tourismus als Faktor der Akkulturation in Tunesien », p. 139158, in Freizeit und Erholung als Probleme der Vergleichenden Kulturgeographie. E. Grötzbach (Hrsg.), Eichstätt. Brunet L. (1963), Villégiature et tourisme sur les côtes de France, Librairie Hachette, Bibliothèque des Guides bleus, 485 pages. Cuche D. (1996), La Notion de culture dans les sciences sociales, éd. La découverte. Etiemble E. (1988), Ouverture sur un comparatisme planétaire, Christian Bourgeois éditeur. Grötzbach E. (1981), « Zur Einführung: Binnenfreizeit und Binnenerholungsverkehr als Probleme der vergleichenden Kultur- geographie », in Freizeit und Erholung als Probleme der vergleichenden Kulturgeographie, Verlag Friedrich Pustet, Regensburg, p. 9-38. Grötzbach E. (1981), « Zur Geographie des Erholungsverhaltens in einer traditionellen orientalischen Gesellschaft : Afghanistan », Freizeit und Erholung als Probleme der vergleichenden Kulturgeographie, Verlag Friedrich Pustet, Regensburg. International Journal of Religious Tourism and Pilgrimage, http://arrow.dit.ie/ijrtp/ Miossec J.M. (1977), « Un modèle de l’espace touristique », l’Espace géographique, VI, 1, p. 41-48. Naciri M. (2019), Désirs de ville, Économie critique, 600 pages. Partzch D. (1964), « Zum Begriff der Funktionsgesellschaft », Mitteilungen des Deutschen Verbandes für Wohnungswesen, Städtebau und Raumplanung, n° 4, Stuttgart, p. 3-10. Ruppert K. (1978), « Mise au point sur une géographie générale des loisirs », l’Espace géographique n° 3, p. 187-193. Sayad A. (1987), « La culture en question », in collectif l’Immigration en France, le choc des cultures, Centre Thomas More, L’Arbresle, 1987. Critique économique n° 40 • Printemps 2020 75