Tourisme des nationaux,
tourisme des étrangers *
Un dialogue
Il y a dix ans paraissait, dans la collection « Essais et études » de la Faculté
des lettres et des sciences humaines de Rabat, un ouvrage intitulé Tourisme
des nationaux, tourisme des étrangers : quelles articulations en Méditerranée ? Il
présentait les résultats d’un projet de recherche collectif mené dans le cadre
d’un appel à projets lancé par l’Institut universitaire européen de Florence
(Centre Schuman) pour développer une recherche sur le thème du tourisme
en Méditerranée. Placé sous la responsabilité scientifique et éditoriale de
Mohamed Berriane, il avait impliqué cinq autres chercheurs qui sont, par
ordre alphabétique : Bruno Dewailly (Institut français du Proche-Orient,
Études contemporaines, Beyrouth), Hans Hopfinger (Université d’Eichstätt),
Rida Lamine (Université de Sousse), Jean-Marc Ouvaza (Université de Tours)
et Miguel Segui Llinas (Université des Îles Baléares). Il avait constitué un des
axes de recherche de l’Équipe de recherche sur la région et la régionalisation
(E3R) de la Faculté des lettres et des sciences humaines de Rabat, fondée et
dirigée à l’époque par Mohamed Berriane.
En admettant que le tourisme représentait désormais l’une des
composantes essentielles des espaces et sociétés méditerranéens, le projet
de recherche constatait que la recherche et les médias n’ont retenu pendant
longtemps de cette activité que sa dimension économique et internationale.
Or, si les pays de la région reçoivent effectivement des flux soutenus de
touristes étrangers, ils émettent également une très forte demande interne
qui indique en même temps que leurs sociétés sont le siège de profondes
mutations. Ce travail de recherche collectif, qui a porté sur cinq pays
méditerranéens sélectionnés pour leur représentativité de l’évolution du
tourisme dans le bassin méditerranéen, propose une approche comparative
originale de l’évolution du tourisme dans les pays méditerranéens sous
l’angle des rapports entre les visiteurs étrangers et les visiteurs nationaux.
Le choix des pays étudiés s’est fait en tenant compte de différents critères.
Il fallait en premier lieu respecter la représentativité des deux rives Sud
et Est de la mer Méditerranée. Il fallait ensuite que ces pays connaissent
une demande importante de touristes nationaux et qu’en même temps ils
reçoivent des flux non négligeables de touristes étrangers. Deux pays du
Maghreb, le Maroc et la Tunisie ainsi que deux du Machrek, le Liban et la
Mohammed
Naciri,
Mohamed
Berriane
mn.naciri@gmail.com
mohamed.berriane
yahoo.fr
* M. Berriane et al.
(2009), Tourisme des
nationaux, tourisme
des étrangers : quelles
articulations en
Méditerranée ? Publications
de la Faculté des lettres
et des sciences humaines,
Rabat, série Essais et
études, n° 41, 277 pages.
Mohammed Naciri et Mohamed Berriane
Syrie, nous semblaient être assez représentatifs de ces préalables. Certes, la
Syrie n’était pas encore une destination privilégiée de la demande touristique
occidentale, et on pouvait contester son choix à la place de l’Égypte.
Mais outre le fait que sur l’Égypte nous n’avions pas trouvé de chercheurs
intéressés par la thématique, le cas de la Syrie était séduisant à plus d’un titre.
Ce pays avait, en effet, fait le choix au début de la décennie 2000 de s’ouvrir
sur le tourisme international qui commençait à l’investir, et le phénomène
qui en était à ses débuts offrait un certain intérêt pour l’analyse. Par ailleurs,
l’afflux d’importants effectifs de touristes venant des pays arabes voisins et
de l’Iran rendait la problématique des articulations socio-culturelles à la fois
plus complexe et plus stimulante.
Majorque dans les îles Baléares a été rajoutée à dessein pour les besoins
de la réflexion. Outre le fait qu’elle constitue un véritable microcosme de ce
qui peut arriver à l’échelle de la Méditerranée en matière de flux touristiques,
cette destination offrait un exemple édifiant des relations entre différents
groupes de touristes qui se croisent et cohabitent sur un espace insulaire
fort réduit. Le premier groupe relève du tourisme international occidental
classique que l’on rencontre dans les différents pays étudiés. Le deuxième
concerne les touristes occidentaux qui choisissent de devenir résidents à
temps partiel et qui ont un comportement particulier et que l’on retrouve de
plus en plus également au Maroc. Les troisième et quatrième groupes font la
spécificité de Majorque et concernent respectivement les touristes espagnols
mais ibériques et les touristes insulaires.
Il va de soi, que depuis les événements socio-politiques qui ont secoué la
région les évolutions analysées dans cet ouvrage en 2009 ont été sérieusement
bouleversées. Mais les processus analysés restent d’actualité.
Dans les différents pays retenus, des recherches individuelles ou en
groupe ont essayé dans la mesure du possible de suivre les étapes suivantes :
– Un essai d’évaluation et de caractérisation du tourisme interne et
d’actualisation des informations sur le tourisme international qui se dirige
vers ces pays. Si le tourisme international largement étudié n’a nécessité que
quelques mises à jour, l’analyse du tourisme interne a demandé parfois de
lourdes enquêtes.
– Un travail de repérage et de diagnostic des articulations qui, selon
les cas, peuvent être sociales, culturelles, économiques ou spatiales ou tout
cela à la fois et qui s’établissent entre les deux tourismes pour chacun des
pays retenus. Articulation signifie ici interaction entre un ou plusieurs
éléments dont les influences respectives des uns sur les autres entraînent
le fonctionnement ou le dysfonctionnement du tout. Les effets de ces
interactions existant entre le tourisme intérieur et le tourisme international
peuvent être d’induction, de complémentarité ou de concurrence.
Une analyse de ces articulations et leurs conséquences à la fois sur
l’évolution des sociétés réceptives, l’état des perceptions mutuelles et les
enseignements à en tirer pour une correction du produit touristique offert.
50 Critique économique n° 40 • Printemps 2020
Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers
La parution de ce livre a fait l’objet d’un très intéressant échange entre
Mohammed Naciri qui après la lecture de son introduction a initié un
débat avec Mohamed Berriane autour des concepts, des méthodologies, des
hypothèses et des résultats de ce travail collectif.
Nous livrons ici ce texte qui reprend ces échanges.
1. Mohammed Naciri (janvier 2015)
Cher Mohamed,
J’ai lu avec plaisir, mais non sans peine, le texte que tu m’as envoyé se
rapportant à l’introduction de l’ouvrage (1) dont tu as assuré la direction.
J’étais obligé de la lire à deux reprises pour en apprécier les apports
complexes. Il s’agit en fait d’un texte « gigogne », car l’on découvre en le
lisant des thématiques emboîtées qui en font la richesse et la pertinence, ce
qui soulève plusieurs interrogations à leur lecture attentive si l’on veut en
avoir une meilleure compréhension.
Itinéraire du chercheur
L’interrogation se fixe d’abord sur ton propre itinéraire : comment astu eu l’intuition féconde de t’intéresser au tourisme interne, délaissant les
chemins battus du tourisme international ? Il est hautement éclairant de
savoir comment s’élaborent de nouvelles problématiques innovantes : effets
de la découverte de réalités qui poussent à l’interrogation et à la remise en
cause de schémas éculés grâce à la pratique du terrain ou à l’accumulation
de réflexions, par « métamorphisme de contact », sur les méthodes des
sciences sociales ? Très souvent les chercheurs livrent les résultats de leurs
recherches, mais très rarement les processus concrets, la réflexion critique
qui les ont conduits à en montrer l’élaboration et qui les a amenés à
faire preuve d’innovation. Pourquoi tes prédécesseurs dans le domaine de
ta spécialité ont-ils privilégié l’étude, souvent quantitative, du tourisme
international ? Comment n’ont-ils pu prêter l’attention nécessaire aux
changements perceptibles de la société d’accueil touchée par des mobilités
inhabituelles (dans leurs formes modernes) provoquées par un tourisme
sous-jacent affectant les sociétés traditionnelles ? L’on voudrait savoir
comment les auteurs innovants ont fini par mesurer les limites de l’étude du
tourisme balnéaire, attrait majeur pour les pays émetteurs de flux d’estivants.
Comment les novateurs se sont-ils aperçus de la pertinence des recherches
sur le tourisme interne et ont-ils décidé de le prendre comme objet d’étude
méritant réflexions, enquêtes et investigations ?
En attendant tes propres réactions à ces interrogations, quelques éléments
d’appréciation peuvent en éclairer quelques aspects. Il me semble que ton choix
du tourisme interne comme objet de recherche procède du rejet conscient
ou inconscient de la géographie traditionnelle fondée sur la description des
phénomènes au lieu de démarches basées sur des problématiques explicatives.
(1) Le texte de cette
introduction générale peut
être consulté ou téléchargé
en ligne à l’adresse
suivante : https://www.
academia.edu/2464900/
La_n%C3%A9cessaire_
prise_en_compte_de_la_
demande_touristique_
interne_dans_ses_
articulations_avec_la_
demande_internationale
Critique économique n° 40 • Printemps 2020
51
Mohammed Naciri et Mohamed Berriane
C’était probablement les effets de l’approfondissement de l’impasse créée par
le prolongement de la crise de la géographie des années soixante-dix. Car
les approches habituelles conduisaient à suivre en tâtonnant les voies des
économistes qui ont leurs préoccupations légitimes et adopter leurs méthodes
sans pour autant atteindre leurs objectifs spécifiques. Autre tentation,
c’était d’emboîter le pas aux agents gestionnaires de l’administration de ce
secteur dans les manipulations des statistiques, non pas dans un objectif
de connaissance et de savoir sur l’évolution d’une activité jugée prioritaire,
mais en vue d’apprêter des objets comptables destinés à saisir des flux, à
suivre leurs fluctuations et à mesurer leurs impacts, en termes financiers, sur
des équilibres budgétaires. N’a-t-on pas d’ailleurs lié le développement du
tourisme aux seuls paramètres économiques, considérant que seuls les pays
industrialisés pouvaient être des émetteurs de flux touristiques ? N’a-t-on pas
dépensé des sommes considérables dans ces pays pour susciter le désir de
plage, de désert, de montagne, pour un vrai dépaysement ?
Les études géographiques ont été longtemps, en fait, dépendantes de
concepts élaborés par d’autres disciplines. Leurs exigences méthodologiques
propres ne résultaient pas d’une réflexion épistémologique interne sur
les démarches entreprises en matière d’études géographiques de l’activité
touristique. Je suis frappé par le fait que l’on adopte des démarches qui ne
sont pas élaborées à partir d’analyses critiques internes à la discipline, rejetant
à l’origine tout essai de théorisation permettant de mieux appréhender et
expliquer les réalités géographiques étudiées. S’éloigner de ces méthodes est
un tournant que tu as pris par tes multiples écrits datant des années 1987,
1991, 1992, 1993, 2011 et 2014. Ils ont rénové la discipline en matière
de recherches sur le tourisme, en insistant sur trois dimensions : celle de la
validité de la prise en compte des mobilités internes et de leurs articulations
socio-spatiales ; celle des mutations socio-économiques et culturelles que
les déplacements des populations en Méditerranée ne cessent de générer ;
celle qui concerne la spécificité des espaces touristiques en fonction des
expériences acquises par la longue pratique du tourisme international,
de l’impact des héritages culturels et des diversités naturelles. On peut
cependant se demander si les événements politiques internes/externes qui
pèsent sur un produit aussi volatil que la fréquentation touristique soumise
aux fluctuations consécutives à l’atteinte aux conditions de sécurité des
touristes ont bien été pris en compte pour en déterminer l’impact non
seulement sur l’activité objet d’étude, mais également sur les facteurs qui
en rendent l’évolution aléatoire. La guerre du Golfe de 1991, par exemple,
a provoqué une grave désaffection envers les secteurs touristiques tournés
vers les pays européens, mais elle a créé en même temps les conditions d’une
remise en cause des idées reçues sur le tourisme international comme seule
alternative au développement de cette activité. L’alternative concernant le
tourisme intérieur que tu as présentée aux acteurs professionnels du tourisme
leur a semblée alors incongrue : compenser la désaffection du tourisme des
52 Critique économique n° 40 • Printemps 2020
Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers
étrangers en puisant dans le gisement du tourisme interne leur paraissait, en
plus, comme irréaliste. L’interrogation que cet événement suscite à propos
de ta démarche est la suivante : quel a été l’impact de la guerre du Golfe
sur tes propres orientations de recherche : hésitations, doute, scepticisme ou
au contraire confirmation de ta démarche et détermination de poursuivre
ta voie innovante en matière d’approche de l’activité touristique ? En un
mot, et la suite des événements l’a confirmé, comment intégrer l’humeur
instable de ce secteur, extrêmement sensible aux conjonctures de l’instabilité
politique des pays d’accueil ou à la violation de sa sécurité par la violence ?
L’exemple récent de la Tunisie, frappée à deux reprises par le terrorisme, est
un cas hautement significatif : fragiliser le tourisme par des actes violents,
attenter à la vie des touristes pour torpiller une expérience politique font du
tourisme un enjeu autrement plus problématique que n’importe quel autre
secteur de l’activité économique.
La mobilité spatiale et sociale comme objet de recherche
L’orientation classique – traditionnelle – des études sur le tourisme
procède d’un fait qui m’apparaît essentiel : c’est l’ignorance presque totale
de la société d’accueil, dans ses dimensions culturelles, de ses besoins et de
ses attentes, de ses diversités, aboutissant à la différenciation de groupements
humains ayant été plus ou moins touchés par l’activité touristique et affectés
diversement par ses retombées économiques et sociales. Devant la complexité
du fait touristique, les géographes ont abordé dans le passé ses aspects
numériques et ont essayé d’en mesurer les flux et apprécier les retombées,
notamment sur le développement urbain. Ce n’est que tardivement qu’une
étude originale a été réalisée à partir de l’analyse faite par la professeure
Françoise Cribier (2) des quantités d’ordures produites par la population
des vingt arrondissements parisiens pendant les périodes estivales. Bien
qu’il s’agisse d’une étude quantitative, elle en a tiré des renseignements forts
significatifs sur l’intensité des départs en vacances des populations parisiennes,
traduisant ainsi l’ampleur des inégalités socio-économiques et culturelles
entre habitants, discriminant les catégories qui « partent » de celles qui
« restent », faute de moyens appropriés et de conditions sociales favorables.
C’est aussi une des premières études faites à partir des pays de départ vers des
destinations touristiques étrangères permettant de mesurer l’intensité de la
mobilité estivale des habitants d’une grande ville comme Paris.
Ton orientation vers les recherches sur le tourisme interne me semble
également être liée à une attention accordée aux changements sociétaux, à
une sensibilité et à un intérêt affirmé pour mieux comprendre les modalités
(certaines modalités) du changement social dans ta propre société et par
la suite dans d’autres sociétés méditerranéennes. Cette inclination vers la
saisie de ce que signifie le tourisme interne et externe comme reflet des
transformations sociales et culturelles se double d’une autre préoccupation,
(2) F. Cribier (1969), La
Grande migration d’été
des citadins en France,
Paris, Éditions du Centre
national de la recherche
scientifique, 405 p.
Critique économique n° 40 • Printemps 2020
53
Mohammed Naciri et Mohamed Berriane
celle d’intégrer la dimension spatiale. Ton souci d’articuler des espaces
littoraux à leurs arrière-pays est une vraie démarche géographique. C’était
de ta part un essai d’appréhender la substance, la profondeur territoriale,
au lieu de te retrouver face au magma des statistiques qui n’ont souvent
même pas le mérite de refléter les évolutions quantitatives avec une précision
crédible. Celles-ci ne tardent d’ailleurs pas à être souvent dépassées, devenant
rapidement obsolètes en tant qu’outil de diagnostic des fluctuations de
l’activité touristique.
La recherche du sens des évolutions touristiques
Le deuxième aspect de ce texte « gigogne » est celui où tu joues le rôle
de passeur en matière de décryptage des problématiques élaborées par des
chercheurs en majorité, me semble-t-il, anglo-saxons. Est-ce de leur part une
avancée sur l’école de géographie française dans ce domaine particulier du
tourisme ? Il aurait été intéressant, si c’était le cas, de décrypter les raisons
de cette avancée en matière de réflexion sur le tourisme. Leurs efforts pour
élaborer des approches signifiantes sur les corrélations entre les différents
aspects de l’activité touristique font sortir l’étude du tourisme de l’état
descriptif à la réflexion conceptuelle. Les modèles élaborés s’intéressent dans
leur globalité aux relations interculturelles de l’activité touristique, avec plus
ou moins de pertinence. L’essentiel est qu’ils ont ouvert des voies nouvelles
en matière de recherche dans ce domaine. J’aurais voulu savoir quelles sont
les appartenances disciplinaires de ces novateurs. Ils semblent être influencés
fortement par les sciences sociales. Décliner leur formation de base aurait
permis de mesurer leur ouverture vers l’interdisciplinarité (tu l’as indiquée
pour le seul Vorlaufer). Serait-il possible d’envisager une étude prenant
plutôt la forme d’une présentation critique de ces approches novatrices afin
d’en indiquer les apports et les limites de ton point de vue de spécialistes. Tu
ne l’as peut-être pas fait, par discrétion, afin d’éviter tout jugement normatif !
L’exposé de ces modèles présente cependant un grand intérêt. Ceux-ci
montrent qu’il existe d’autres manières d’aborder l’activité touristique en
mettant en valeur la variabilité et la diversité des influences entre les deux
pôles interne-externe du tourisme dans leurs interrelations réciproques.
Ils font apparaître l’extrême volatilité de l’objet et l’infinie complexité des
intercommunions culturelles. Les approches sont plus ou moins élaborées,
celles qui ont le plus attiré mon attention, sont d’abord celle de Doxy et
Milligane suivie par le modèle « arborescent » de Buttler et Vorlaufer. La
théorie des cycles qu’ils exposent me fait penser au paradigme khaldounien
sur l’évolution de l’État. Une relecture d’Ibn Khaldoun serait, peut-être,
fort intéressante pour éclairer la similitude éventuelle entre l’évolution
cyclique de l’État et celle des mutations d’une activité de tourisme dans ses
implications sociétales et spatiales. Doxy et Milligane signalent d’abord une
phase de bienveillance et de prospérité, ensuite intervient la banalisation
54 Critique économique n° 40 • Printemps 2020
Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers
des relations, vient ensuite le temps de l’émiettement des échanges pour
atteindre l’indifférence, voire le rejet. Une telle démarche pourrait passer
pour anachronique. Mais le retour à l’histoire, à titre de comparaison,
pourrait donner des éclairages intéressants sur les processus sociétaux actuels.
C’est un modèle de l’utilisation de la théorie comme essai d’approche de
l’étude des sociétés. L’exemple de Majorque suggérerait la pertinence de cette
démarche.
Reste le modèle de Ratz et de Williams, où tu affirmes à la fois qu’il
était le premier à introduire la variable de la « distance socioculturelle et
économique entre cultures » et que cette approche n’était pas développée « ni
pour la première fois ni par Ratz seul ». Ai-je mal interprété ton affirmation ?
Qui était, en fait, le précurseur ? Le mérite de tous ces modèles, c’est qu’ils
montrent que la spécialité « recherches sur le tourisme » est passée de l’âge du
comptage à celui du concept.
Subsiste, cependant, un problème de taille non abordé peut-être
du fait de la difficulté à le traiter. C’est celui de certaines définitions
centrales : qu’entend-on par culture ? Que signifie concrètement l’impact
culturel ? Grosses questions du fait de la polysémie du terme « culture »
et de « l’arborescence » des effets des pratiques, des comportements, des
représentations des deux sociétés en contacts plus ou moins étroits, plus
ou moins durables et, partant, plus ou moins significatifs. La spécificité des
cultures locales et les attitudes des touristes à leur égard ne fait que rendre
encore plus instables l’appréhension des phénomènes et leurs répercussions
sur les interférences culturelles.
La saisie du local permet-elle d’appréhender le global ?
Le dernier aspect soulevé est celui du projet lui-même. Tu as été bien
inspiré d’aborder les problèmes de la « définition » (ne serait-il pas plus
pertinent de parler des « définitions » ?). Tes nombreuses interrogations
montrent le souci constant de définir avec précision les multiples termes
utilisés dans ce projet de recherche original par son objet, sa demande, ses
complications et la visibilité qu’il donne sur certaines mutations des sociétés
méditerranéennes concernées.
La partie sur la dichotomie « tradition/modernité » soulève des
problèmes pertinents sans qu’on puisse, au moins au niveau des définitions,
saisir la signification des termes comme « comportement authentique »,
« authenticité », « tradition ». Il y a un autre couple « loisir/tourisme »
pourtant plus facile à appréhender ; il a été souvent cité en termes de « loisirs
ou tourisme », alors qu’à mon sens il fallait en définir le contenu (3). Car
une personne peut avoir accès à des loisirs sans faire du tourisme et une
autre, faire du tourisme sans s’adonner à des loisirs.
Tu as joint la nécessité « d’approches historiques et anthropologiques »
dans la compréhension de « la nature des activités de récréation traditionnelles
(3) Le pèlerinage n’est ni
loisir, ni tourisme, surtout
chez les chiites.
Critique économique n° 40 • Printemps 2020
55
Mohammed Naciri et Mohamed Berriane
s’apparentaient à la définition (laquelle ?) que l’on donne aujourd’hui
aux loisirs et au tourisme ». Cette approche aurait gagné à être élargie à
l’ensemble des thématiques d’ordre méthodologique, notamment dans un
souci d’éclairages par l’apport d’approches venant des sciences sociales.
Le fait que tous les auteurs de cet ouvrage important soient des
géographes est une bonne nouvelle : elle démontre que les géographes sont
capables de faire autre chose que de triturer des chiffres ou dresser des
tableaux statistiques sans signification ontologique. Les participants à ce
travail collectif ayant préféré partir de l’analyse des mobilités, ceci témoigne
de leur ancrage dans leur propre discipline et leur offre la possibilité de saisir
ses multiples conséquences sur l’espace et ses habitants. Mais l’adjonction
d’un socio-anthropologue aurait été une bonne opportunité, en termes
de miroir et de réaction réflexive sur un objet similaire, saisi à travers la
multiplicité des disciplines.
Reste un dernier problème, qui peut être résolu, en général, dans les
études de cas, c’est celui de « l’environnement » en général. Car si les
décalages d’évolution sont importants à prendre en considération dans les
différents pays étudiés, il y a l’énorme question du rapport entre espace,
mer, montagne, désert, d’une part, et, d’autre part, l’importance de la
population, globalement le pourcentage touché par des activités touristiques,
sans parler de l’infinie variété de l’aspect des mobilités interne/externe, passé/
présent. Le cas de Majorque, rien que par l’importance des flux touristiques,
est-il comparable à la population touristique de la Tunisie ? Un problème
d’échelle : une île/un État, différents sur le plan spatial, sur le plan politique
et culturel, au niveau de leur population locale, par rapport à l’importance
des flux touristiques. Tout cela rend bien difficile de tirer des considérations
générales de ces deux « terrains ». C’est pourquoi le choix des pays objets de
recherches, Liban-Syrie, Maroc-Tunisie et Majorque comme cas d’espèce,
exemples témoins d’une évolution spécifique, ne peut présenter les mêmes
contraintes ni n’offre des possibilités similaires. Peut-il permettre l’émergence
de points de recoupement entre des pays comparables par leur voisinage
spatial et culturel ou par la similitude de leurs structures socio-économiques ?
C’est le cas du Liban-Syrie ; si ces deux pays peuvent être mis, avec beaucoup
de nuances et de décalage d’évolution, dans le même espace social, culturel
et politique, le Maroc et la Tunisie offrent-ils les mêmes rapprochements ?
Cela induit une considération de base pour l’appréciation circonstanciée
du secteur touristique, c’est la nature des États en question, leurs choix
économiques et leurs orientations politiques, leur instabilité et leurs drames,
voire leurs tragédies.
La sélection des Baléares est riche en enseignements et est un exemple
de la « rencontre » de trois flux touristiques : insulaire, continental et
international, avec leurs diverses provenances. Les rencontres et les
antagonismes naissent dans cette situation de trop-plein touristique qui
crée chez les populations locales un sentiment de frustration et, partant, de
56 Critique économique n° 40 • Printemps 2020
Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers
non-communication, mais suscite un mouvement de solidarité relative de la
part des continentaux espagnols fréquentant Majorque lors de la basse saison
touristique. Cet exemple renforce la spécificité des lieux touristiques, ce qui
entraîne adaptation conceptuelle et démarche méthodologique appropriée
mettant en exergue la spécificité sociogéographique. C’est en fin de compte
l’exemple-témoin, qui atteste la nécessité de la démarche spécifique pour
l’étude du phénomène touristique, en montrant que le local peut être
significatif pour l’appréhension du phénomène touristique dans sa globalité.
La comparaison s’avère donc riche en potentialités de compréhension de la
complexité, ce que le projet parvient à faire émerger.
Multiplier les cas d’espèce, multiplier les éclairages
Il aurait été intéressant de prendre un autre « cas témoin » dans les pays
alpins, par exemple, où il est plus facile de détecter la nature des interactions
culturelles dans des populations relativement homogènes, venant de pays
proches du point de vue du développement culturel et économique. Il aurait
été, ainsi, possible de mieux identifier la variable de « classes ou catégories
sociales » impliquées dans la mobilité, vers un tourisme spécifique aux zones
de montagne. Cela aurait pu introduire des développements concernant
les différences que je n’ai pas trouvées dans le texte de l’introduction entre
villégiature et tourisme.
Un autre sujet de réflexion sur les tentatives de « mesures » des
interactions culturelles, à savoir les objets de consommation touristique.
Est-ce que les formes d’hébergement sont déterminantes dans l’identification
des effets réciproques du tourisme sur des sociétés différentes ? Si c’est le cas,
la démarche me paraît trop limitée pour apprécier le degré d’interactions
significatives.
N’y a-t-il pas une hiérarchie des objets de consommation, partant
de la manière de s’habiller, de s’alimenter, de s’adonner aux loisirs et de
se déplacer ? Dans les pays alpins, la location d’appartements équipés à
la semaine est en train de se généraliser. Quelle signification revêt cette
orientation ? Les modes de consommation alimentaires se diversifient : à
quoi cela est-il dû : aux transferts des expériences culinaires spécifiques ou
à la diffusion à travers les médias de comportements alimentaires de masse ?
Les questions que soulève ton introduction à la publication de cette
recherche originale sur le tourisme sont multiples et variées. Ta contribution
à l’ouverture de ce chantier est essentielle. Elle reflète ton dynamisme non
seulement en tant qu’organisateur-inspirateur de problématiques nouvelles,
mais également en tant que pionnier dans ce domaine de recherche. De
nouvelles pistes d’investigation pour une géographie plus ouverte, plus
problématique et plus significative sont ainsi tracées. Avec toi la recherche
géographique au Maroc est passée de la production et de l’organisation
individuelle à celle du projet collectif, voire international. Cela concerne
Critique économique n° 40 • Printemps 2020
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Mohammed Naciri et Mohamed Berriane
les deux thématiques majeures auxquelles tu as consacré tant d’énergie
et d’application, les deux formes de mobilité que sont le tourisme et les
migrations. D’ailleurs, comment es-tu parvenu à t’intéresser à ces deux axes
de recherche qui sont en quelque sorte les deux représentations d’une même
réalité, comme les deux faces de la figure de Janus, celle, d’une part, de
la profonde vague de mobilité d’émigrés de la pauvreté ou des réfugiés de
l’instabilité politique qui déferlent sur le monde occidental et celle, d’autre
part, des afflux touristiques pour la détente et la découverte qui se ruent sur
les pays touristiques du Sud ? C’est l’étude des migrations qui t’a conduit à
investir le champ des recherches touristique, ou inversement ? Ne serait-ce
pas le constat de leur mixité, notamment en prêtant attention à la migrationtourisme des descendants de la deuxième ou de la troisième génération des
émigrés du XXe et des débuts du XXIe siècle vers l’Europe ?
2. Mohamed Berriane (mars 2015)
Cher Mohammed,
C’est un grand honneur pour moi de constater l’intérêt que tu as porté
à cet ouvrage, en particulier, à travers son introduction générale et à mes
recherches autour du tourisme, en général. C’est aussi avec un grand plaisir
que je me prête au jeu du débat avec toi sur quelques idées que j’ai essayé de
disséminer à travers cet ouvrage. Je reviens, si tu veux bien, dans ce qui suit,
sur quatre points que tu abordes dans ton courrier.
Pourquoi le tourisme intérieur ?
Choisir de travailler sur le tourisme des Marocains au Maroc au début
des années 80 fut effectivement un choix peu facile et je dirais même
incompréhensible à l’époque. En effet, si le tourisme en général, en tant que
sujet d’étude, a été longtemps considéré par les géographes français comme
un sujet « frivole », ne suscitant que réserve et méfiance, il a été pour moi
encore plus difficile de faire admettre l’utilité de ce thème au sein de la
communauté géographique marocaine naissante. Il semblait en effet futile et
peu sérieux de choisir le tourisme – et particulièrement le tourisme national
– comme objet de recherche dans un pays en voie de développement où les
chercheurs étaient accaparés par des thèmes jugés beaucoup plus prioritaires.
Plus que cela et contrairement aux réactions positives de quelques
sociologues et économistes, celles des géographes m’ont poussé, parfois, à
douter de l’utilité de ce que j’entreprenais vers le début des années 80. Je
dois reconnaître toutefois que cette attitude a sensiblement changé au fur et
à mesure que l’aboutissement du travail approchait.
L’étude du tourisme au Maroc et dans les pays du sud en général ne
se justifiait à l’époque que si l’objet de la recherche se limitait au tourisme
international. Pourvoyeur des caisses de l’État en devises, marquant les
paysages de façon voyante et bénéficiant d’une documentation relativement
58 Critique économique n° 40 • Printemps 2020
Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers
abondante, ce dernier était de façon exclusive l’axe principal des recherches
portant sur le tourisme dans ces pays. Or, malgré cela, le thème du
tourisme national m’avait semblé assez prometteur, aussi bien sur le plan
de la connaissance de la société et de l’espace marocains que sur celui des
apports méthodologiques et conceptuels. L’étude des pratiques touristiques
contribuait, à mes yeux, à éclairer certains aspects des mutations sociales,
économiques et culturelles de la société citadine marocaine ; comme elle
permettait d’affiner la connaissance des processus de structuration de
l’espace marocain. Loin d’être un épiphénomène éphémère et passager, les
flux touristiques internes commençaient à se matérialiser par des paysages
originaux et présentaient différentes formes d’articulation avec les espaces
d’accueil. S’ajoutant à la forte pression du tourisme international, la
demande interne, non organisée et parfois anarchique, contribuait aussi, par
endroits, aux processus de dégradation des milieux naturels. Pour toutes ces
raisons et pour bien d’autres, les déplacements touristiques des nationaux me
semblaient mériter à l’époque l’attention du géographe.
Mais l’absence d’intérêt de la part des chercheurs pour l’activité touristique
interne au sein des sociétés des pays en voie de développement pouvait se
justifier aussi par la faiblesse – voire l’absence – supposée d’une demande
nationale et par son corollaire, la rareté – voire l’inexistence – des données
et de la documentation nécessaires à son étude. Vouloir ainsi, d’une part,
démontrer l’existence de mouvements touristiques nationaux en l’absence de
tout support statistique et, d’autre part, analyser ces mouvements dans leurs
interférences avec l’espace en dépit du vide méthodologique et conceptuel
qui caractérise toute recherche pionnière relevaient de la gageure.
Pourtant, les questionnements partant du tourisme des nationaux,
pour éclairer des transformations de la société marocaine, ne manquaient
pas et deviennent aujourd’hui de plus en plus d’actualité. A l’époque, il
fallait effectivement vérifier ce qu’avançaient les chercheurs qui nous ont
précédés, à savoir que dans les pays en voie de développement le tourisme
est essentiellement à composante étrangère. Ce rôle de foyer périphérique
du tourisme occidental qui était dévolu aux pays en voie de développement
s’appuyait en fait sur l’idée selon laquelle la diffusion des pratiques
touristiques au sein d’une société donnée est en relation étroite avec son
développement industriel et économique. A cette affirmation j’ai opposé
une hypothèse de travail qui ne liait pas le développement du tourisme et
des loisirs au sein d’une société donnée aux seuls facteurs économiques mais
faisait appel à des considérations sociologiques et culturelles.
Il fallait aussi s’assurer que lorsqu’une société en voie de développement
génère une demande touristique interne, celle-ci n’est pas seulement le
fait de sa frange fortunée. Certes, ce sont les classes sociales supérieures,
les plus riches et les plus ouvertes sur l’Occident qui aspiraient à l’époque
aux mêmes besoins que ceux des sociétés occidentales tout en disposant
de ressources financières suffisantes pour couvrir les frais que nécessitent
Critique économique n° 40 • Printemps 2020
59
Mohammed Naciri et Mohamed Berriane
(4) Parmi ces fonctions
(vivre en communauté,
habiter, travailler,
assurer son entretien et
consommer, s’instruire,
se récréer et se déplacer
(D. Partzch, 1964)), les
activités liées à la fonction
de « se recréer » jouent
un rôle non négligeable
dans la compréhension
de certains systèmes
socio-spatiaux. Cette
fonction répond aux
trois conditions jugées
nécessaires pour qu’une
fonction ait un caractère
« primordial » et mérite
donc que l’on s’y arrête :
elle a des relations étroites
avec l’espace, elle donne
lieu à un phénomène
quantifiable, et toutes les
catégories sociales peuvent
être concernées.
les voyages et les séjours du tourisme moderne. Mais j’ai écarté l’hypothèse
de limiter le tourisme dans les pays en voie de développement aux seules
pratiques touristiques exogènes et aux seuls séjours qui ont lieu dans les
modes d’hébergement commerciaux. Au contraire, il m’avait paru plus
intéressant de m’attacher à ce qui fait l’originalité des pratiques touristiques
marocaines, et, de ce fait, je suis allé chercher aussi en dehors des ménages
et des individus du secteur supérieur moderne en élargissant le concept de
tourisme à d’autres formes de voyage-séjour. Pour cela j’ai supposé que les
départs à des fins touristiques concernaient toute la société, exception faite,
peut-être, de ses secteurs sociaux les plus marginaux, les formes de tourisme,
les styles et comportements changeant évidemment d’une catégorie sociale à
l’autre. Pour développer cette hypothèse de travail, il n’y avait à l’époque que
les concepts développés par la géographie sociale allemande et notamment
l’école de Munich (Ruppert, Schaffer, J. Maier et Partzch) avec la théorie
des « fonctions d’existence essentielles des groupements humains (4) ». En
transposant ce schéma conceptuel à la société marocaine et en élargissant
la définition du tourisme à toutes les activités qui découlent de la fonction
de récréation, à partir du moment où ces activités ont des relations avec
l’espace, entraînent des flux importants et sont supposées concerner plusieurs
groupes sociaux, je me suis rendu compte que les déplacements liés au
tourisme ne se limitaient pas aux seuls groupes sociaux les plus nantis. Les
classes moyennes et les autres groupes sociaux ont aussi des pratiques qui
ne ressemblent certes pas à celles des classes dominantes ou des sociétés
industrielles mais qui s’apparentent et correspondent à ce que nous appelons
« déplacement touristique ».
Il fallait vérifier également que la diffusion des conduites touristiques
parmi les sociétés du sud ne relevait pas toujours du mimétisme des modèles
importés de l’extérieur, mais plutôt de comportements authentiques résultant
d’évolutions internes. En effet, poser comme préalable – comme l’ont fait mes
prédécesseurs – que les habitudes touristiques modernes ne touchent que les
catégories sociales supérieures supposait que ces habitudes se diffusent grâce
aux contacts que ces catégories entretiennent avec la culture européenne à
travers les touristes, les résidents étrangers ou les médias. Ceci revenait à
faire de l’intérêt que peut avoir une société tiers-mondiste de l’époque pour
les activités récréatives ou touristiques une simple conduite de mimétisme
de modèles et de comportements exogènes et, partant, présenter cet intérêt
comme un aspect supplémentaire d’acculturation (Bierwirth, 1981).
Face à cette interprétation, j’ai penché pour une explication qui ne
limitait pas la diffusion du tourisme parmi la société marocaine à une banale
tentative d’imitation de l’autre. Cet engouement serait plutôt à replacer dans
l’ensemble des mutations socio-économico-culturelles que vivait cette société
dont les bouleversements des comportements, des aspirations et des attitudes
du citadin dans le domaine des loisirs et des déplacements touristiques qu’ils
peuvent engendrer. Cette société avait eu de tout temps ses fêtes, ses loisirs
60 Critique économique n° 40 • Printemps 2020
Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers
et ses déplacements à caractère récréatif, et elle découvre d’autres variantes
à travers l’exemple étranger, mais en crée de nouvelles à la suite de son
évolution interne.
Cependant, faire des comportements touristiques du citadin marocain
un mélange de pratiques héritées du passé et d’habitudes plus modernes
ne signifiait point l’adoption de l’opposition « tradition/modernité » qui
enferme les concepts de tourisme, loisirs et récréation dans « leurs contextes
socioculturels traditionnels ou modernes » (Grôtzbach, 1981). C’est une
explication plutôt dynamique qui a été privilégiée, faisant de l’ensemble
des pratiques touristiques actuelles l’aboutissement d’une évolution interne
où les facteurs exogènes peuvent intervenir également. Le résultat en est
une variété de styles que l’on peut rencontrer au sein du même ménage ou
chez le même individu. Au-delà du schématisme « tradition/modernité »,
j’ai pensé que la compréhension de plusieurs aspects relatifs à la récréation
pourrait tirer un grand profit de ce que Etiemble, dans ses réflexions sur le
comparatisme en littérature, a appelé les « invariants culturels » (Etiemble,
1988) et qu’il « décèle sous les diversités de maintes et maintes cultures ».
Il fallait démontrer, enfin, que ce tourisme négligé, voire nié à l’époque,
non seulement était un indicateur de changements sociaux, mais pouvait
à son tour avoir de sérieux effets sur la société, l’économie, l’espace et
l’environnement. Le manque d’intérêt des autorités de tutelle vis-à-vis du
tourisme national s’expliquait par le fait que ses retombées étaient supposées
faibles ou inexistantes. La grande majorité des vacanciers marocains, ne
disposant que de revenus modestes, du moins comparés à ceux des touristes
étrangers, il était facile d’imaginer que ce tourisme n’avait guère d’impact
sur les sites qui lui servaient de cadre. De ce fait, le tourisme interne
était supposé marquer peu l’espace, sauf en quelques points précis. A ces
affirmations courantes j’avais opposé trois hypothèses de travail :
(i) Bien qu’il ne s’accompagne pas de rentrées de devises, le tourisme des
nationaux pouvait contribuer à une redistribution spatiale des richesses en
suscitant des transferts financiers interrégionaux avec de fortes chances que les
retombées financières de ces transferts se diffusent plus profondément dans la
région d’accueil que les devises dépensées par le tourisme international, qui
restent souvent dans les banques centrales ou sont directement transférées
vers les pays d’émission de touristes étrangers.
(ii) Le tourisme national était à même de jouer un rôle non négligeable
dans l’organisation de l’espace. Les flux de vacanciers, qu’accompagnent des
flux d’argent mais aussi de biens et d’activités, irriguent le pays, les grandes
villes, principales villes émettrices de ces flux, organisant de véritables
« espaces-mouvements » qui leurs sont propres. Les petites villes et les
villes moyennes ainsi que les petites stations balnéaires étant les principaux
réceptacles de ces flux, elles recevaient des populations originaires d’autres
villes de la région ou de plus loin encore et resserraient ainsi leurs liens avec
le reste de la trame urbaine ; leurs systèmes de relations, notamment avec les
Critique économique n° 40 • Printemps 2020
61
Mohammed Naciri et Mohamed Berriane
grandes villes, principaux points d’émission de touristes, s’étoffent et sont
parcourus par des flux plus intenses.
(iii) Le tourisme national se révélait aussi comme un agent actif de la
dégradation des milieux naturels. Peu organisé, ne bénéficiant d’aucune
structure d’accueil programmée d’avance, le tourisme populaire a tendance
à se concentrer sur certains sites côtiers qu’il occupe spontanément. Les
touristes appartenant aux classes supérieures et moyennes disposent de
moyens plus importants et se lancent dans l’acquisition de résidences
secondaires, soit sous forme de constructions agressant les sites par leur
inadaptation à l’architecture locale et leur localisation, soit en acquérant
des lots proposés par des promoteurs privés officiels ou par les collectivités
locales, mais dont la conception et l’implantation ne sont pas toujours
heureuses. Afin d’éviter la dégradation irréversible de milieux fragiles,
l’analyse approfondie des mécanismes qui règlent les équilibres précaires de
ces milieux était nécessaire, mais la connaissance des comportements des
utilisateurs multiples qui se disputent cet espace ne l’était pas moins.
Bref, à une époque où les études consacrées au tourisme dans les pays
du sud s’ordonnaient le plus souvent autour du binôme classique offredemande, la démarche proposée essayait de dépasser ce cadre assez étroit
pour contribuer à l’enrichissement de la problématique plus générale des
études ayant comme objet la ville et le citadin. En privilégiant les faits
sociaux dans l’explication de la diffusion du tourisme et des innovations qu’il
véhicule, mais aussi dans la compréhension des localisations et des incidences
macro- ou micro-spatiales, cette démarche se voulait sociogéographique.
Les objectifs d’une démarche collective méditerranéenne
Depuis, la plupart des hypothèses émises se sont confirmées, et le
développement remarquable des études sur le tourisme est là aujourd’hui
pour attester la pertinence de cette démarche. Mais le phénomène comme la
société étant en perpétuels mouvements, il fallait reprendre régulièrement les
analyses pour les affiner et les compléter. C’est ainsi qu’après avoir démontré
l’importance de cette composante interne du tourisme, qui est désormais
reconnue officiellement car utilisée comme réserve pour compenser les
fluctuations de plus en plus fréquentes de la demande internationale, il fallait
revenir à la composante externe, mais pour sonder ses articulations avec
la première. D’où le projet de recherche dont rend compte ce livre et qui
cherchait à sonder la rencontre inévitable des deux types de tourisme dont
les lieux de rencontre sont multiples.
L’interrogation principale tournant ici autour des relations interculturelles,
il fallait partir là aussi de l’état des savoirs à propos des approches
théoriques, des concepts et des modèles essayant de comprendre l’influence
interculturelle du tourisme au niveau national et international. D’où la
mise au point sur les modèles généraux qui existaient dans l’école anglo62 Critique économique n° 40 • Printemps 2020
Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers
saxonne. A ce propos, tu t’interroges « sur la possibilité d’envisager une
étude, prenant plutôt la forme d’une présentation critique de ces approches
novatrices, afin d’en indiquer les apports et les limites de mon point de
vue ». Cette approche est envisageable, certes, mais dans le contexte du
projet de recherche en question l’attention a été focalisée volontairement sur
la question des relations interculturelles entre tourisme national et tourisme
international, alors que ces modèles embrassent la problématique touristique
dans sa globalité. Il faut ici préciser que d’autres modèles aussi importants
expliquant le phénomène touristique existent par ailleurs mais n’ont pas été
mentionnés car plus focalisés sur d’autres aspects du tourisme comme celui
de Jean-Marie Miossec qui traite de l’espace touristique (Miossec, 1977).
Tu fais mention et à juste titre de la similarité de certains de ces modèles
avec le paradigme khaldounien ; or, justement, le modèle de Miossec fait
penser à la problématique khaldounienne que l’on peut également visiter
pour expliquer le phénomène touristique !! Il reste donc que dans notre
propos sur ces modèles il ne s’agissait pas d’une étude critique et exhaustive
sur les modèles explicatifs du tourisme en général. Celle-ci reste à faire. Les
auteurs de ces modèles sont par ailleurs essentiellement des géographes et
des anthropologues américains, britanniques et allemands, mais qui se sont
spécialisés dans les réflexions sur le tourisme et les loisirs et leurs rapports
avec les sociétés et l’espace.
Dans cet appel fréquent aux modèles explicatifs développés sous d’autres
cieux, il ne s’agissait pas de céder à une mode quelconque ou de respecter
une démarche académique standardisée. Mais la compréhension de ces
phénomènes sociaux ne peut se concevoir à mon sens que si on les replace
dans les réflexions globales menées ailleurs, car c’est en identifiant les
invariants culturels qui recoupent de façon transversale les différentes sociétés
du globe que l’on peut rendre intelligible la complexité de l’être humain.
Cette nécessité est d’ailleurs fortement présente dans mes réflexions actuelles
sur les nouveaux développements du tourisme. Car comment comprendre,
par exemple, l’installation croissante au cours de ces dernières années dans
les arrière-pays du Maroc des étrangers qui acquièrent de vieilles demeures
qu’ils rénovent ou en construisent de nouvelles pour les transformer en
maisons d’hôtes induisant des dynamismes inédites dans ces arrière-pays,
si on ne tient pas compte de phénomènes similaires développés partout
sur tous les continents et de modèles explicatifs esquissés ailleurs tout en
les confrontant à nos réalités ? Interroger ce phénomène ne relève plus de
la seule problématique du tourisme et renvoie à un champ d’observation
beaucoup plus vaste qui concerne les mobilités dans leurs multiples facettes
et la question de la distinction entre flux touristiques et flux migratoires.
On ne peut dans ce cas faire l’économie d’interroger les recherches anglosaxonnes récentes qui ont essayé récemment de conceptualiser ces nouvelles
situations en proposant des catégories d’analyse à cheval sur le tourisme et
Critique économique n° 40 • Printemps 2020
63
Mohammed Naciri et Mohamed Berriane
la migration à travers notamment le concept de « Lifestyle migration » ou
« migration d’agrément » (Benson and O’Reilly, 2009).
Cela ne signifie pas que l’on s’éloigne du tourisme, mais qu’on le place au
centre de l’évolution des sociétés globalisées en l’intégrant fortement dans les
sciences sociales, ce qui ne manque pas de lui affecter sa propre valeur, loin
du comptage des lits d’hôtel, des nuitées et des arrivées.
Reste ta question dans laquelle tu relèves une contradiction lorsque
j’affirme que le modèle de Ratz est le premier à introduire la variable de la
« distance socioculturelle et économique entre cultures » tout en disant que
cette approche n’était développée « ni pour la première fois, ni par Ratz
seul ». En fait, c’est là une contradiction apparente car ce que je voulais dire,
c’est que si cette approche existait par ailleurs dans d’autres raisonnements,
c’est Ratz qui l’introduit pour la première fois dans les modèles explicatifs du
tourisme sans avoir été lui-même à l’origine de l’approche.
Tourisme et migration, vers un champ de recherche sur les mobilités
Quant à ton interrogation/étonnement sur le pourquoi qui m’a amené à
m’intéresser aux deux axes de recherche, tourisme et migration, cela est loin
d’être un simple hasard et traduit un cheminement logique de ma démarche
et de ma pensée. Fasciné par tout ce qui relève des flux en géographie depuis
mes premiers pas d’assistant-chercheur avec Jean-François Troin, avec qui
j’ai visité plusieurs souks dans le cadre de sa thèse d’État pour identifier les
origines et les aboutissements des flux de marchandises, je n’ai pas hésité,
lorsque j’ai commencé à chercher un sujet de recherche qui me soit propre, à
opter pour une thématique portant sur les flux. Et effectivement et comme tu
le dis, les deux thèmes, le tourisme et la migration, sont deux représentations
d’une même réalité, constatation à laquelle j’ai abouti progressivement.
A la fin des années 70, le Maroc se vantait d’être une nouvelle destination
touristique de la rive sud de la Méditerranée, et à part un mémoire de
diplôme des études supérieures, de l’époque, d’un collègue économiste et
une mise au point de Jean-François Troin dans la Revue de géographie du
Maroc, personne n’accordait la moindre importance à ce choix des politiques
publiques. J’ai décidé donc de voir ce que la géographie pouvait apporter à la
compréhension de ce phénomène qui commençait à avoir des effets visibles
sur l’espace et la société. Théories et études empiriques dans le monde niaient
à l’époque la possibilité que des pays du sud puissent générer une demande
touristique interne, et, m’inscrivant dans cet état des lieux, je me suis attaché
surtout au tourisme international qui se dirigeait vers notre pays. Mais en
rédigeant la conclusion de mon premier travail, j’attirais l’attention sur le
fait que, contrairement à ce qui est admis, j’avais rencontré lors de mes
investigations, ici et là, les signes de l’émergence d’une demande touristique
marocaine nationale indéniable à laquelle je promettais de revenir.
64 Critique économique n° 40 • Printemps 2020
Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers
Et c’est au milieu des années 80 que j’ai décidé de consacrer ma thèse
d’État à la compréhension de cette demande interne, son sens aussi bien
géographique, économique que sociologique. Je suis donc arrivé à démontrer
que cette demande non seulement existe mais prend de l’ampleur tout en
recoupant les différentes classes sociales marocaines et sans être ramenée à de
simples mimétismes des touristes étrangers car elle prend ses origines dans
des pratiques traditionnelles authentiques. Et là ma surprise a été grande
lorsque j’ai compris que l’influence étrangère, quand elle existait, n’était pas
le fait des étrangers seuls, mais surtout des Marocains du monde. Et c’est
comme ça que j’en suis arrivé à la nécessité d’intégrer l’émigration dans ma
réflexion.
Menées de façon parallèle durant la décennie 90 du siècle dernier et
la décennie qui l’a suivie, mes recherches se rapportant aux thèmes se
rejoignent aujourd’hui de façon spectaculaire. Inscrits dans le phénomène
global des mobilités, les flux du tourisme et de la migration ne font plus
qu’un avec une hybridation remarquable. Et j’ai déjà cité plus haut le cas
des touristes étrangers qui, au terme de leurs multiples visites au pays, se
décident à acquérir une demeure en médina ou dans une oasis pour s’y
installer tout en les transformant en maison d’hôtes ou en hôtel de charme.
Sont-ils des touristes ? Sont-ils des immigrés ? Et dans ce cas des immigrés
économiques puisqu’ils exercent une activité économique, ici l’hébergement
touristique ? Ainsi comme tu le vois, tourisme et migration se rejoignent
dans des situations d’entre-deux et d’hybridité qui nécessitent désormais
de nouveaux outils d’analyse car ne rentrant plus dans les grilles d’analyse
utilisées jusqu’à maintenant.
Diverses autres interrogations
Tu poses à juste titre la question des définitions, question fondamentale
dans toute recherche, mais incontournable dans les domaines qu’embrasse la
recherche en sciences humaines et sociales dans la mesure où la diffusion des
concepts est tellement rapide et les contextes culturels tellement diversifiés
que le sens des mots change d’un contexte à l’autre et d’une époque à l’autre.
Nous avons essayé dans cette œuvre collective de préciser au maximum le sens
donné à chaque terme. Mais la focalisation sur un thème précis ne nous a pas
permis de traiter de toutes les définitions, telle la différence entre tourisme
et loisir, le premier faisant partie du second mais comportant une dimension
de déplacement hors du lieu de résidence et de durée. L’environnement en
général a été largement traité dans les différents chapitres de l’ouvrage. Quant
à l’absence d’un anthropologue au sein de l’équipe, elle s’explique par le fait
que la recherche ayant défini son terrain dans le bassin méditerranéen, le
principal critère était la disponibilité de chercheurs traitant de ces pays de
telle manière que le nord, le sud et l’est du bassin soient représentés. C’est la
même contrainte qui a présidé au choix des pays, le contrat de recherche nous
Critique économique n° 40 • Printemps 2020
65
Mohammed Naciri et Mohamed Berriane
liant à l’Institut universitaire européen de Florence ayant restreint le champ
d’étude à la Méditerranée, ce qui ne permettait pas d’ajouter un pays alpin.
Reste un point essentiel dans ta discussion et sur lequel je voudrais
m’arrêter quelque peu avant de clore cette réponse. Dans la thématique des
définitions tu poses à juste titre le problème de la dichotomie « tradition/
modernité ». Bien que j’aie déjà abordé cette question plus haut, je voudrais
répondre à ta note de bas de page qui précisait que « le pèlerinage n’est ni
loisir, ni tourisme, surtout chez les chiites » et à propos de laquelle il y aurait
beaucoup à écrire. L’intérêt de ce point c’est qu’il montre les dynamiques que
connaît le tourisme et qui nécessitent qu’on revisite constamment ce qu’on
a admis auparavant comme vérité. Aujourd’hui, les définitions du tourisme
englobent de plus en plus les déplacements motivés par la religion. Par
ailleurs, les pèlerinages quelle que soit leur ampleur comportent toujours un
volet ludique ; voir par exemple tout ce que j’avais écrit au début des années
90 sur les moussems du Maroc (M. Berriane, 1993). Des recherches récentes
sur les zyara tijani des Sénégalais à Fès ont pu démontrer l’important volet
des comportements touristiques dans ces pèlerinages et leur intégration avec
d’autres éléments du sacré au produit touristique qu’offre désormais Fès
(J. Berriane, 2015). Enfin, la recherche internationale s’active et s’organise
actuellement pour mettre en évidence les relations de plus en plus étroites
entre tourisme et religion. Depuis 2004, existe l’Association for Tourism
and Leisure Education and Research (ATLAS) au sein de laquelle un groupe
de travail se consacre aux pèlerinages et au tourisme religieux (Religous
Tourism and Pilgrimage Research Group), une revue spécialisée est dédiée à
cette thématique, International Journal of Religious Tourism and Pilgrimage,
et une série de conférences internationales a déjà eu lieu, dont la 7e s’est
tenue en juin 2015 à Gérone sur le thème « Religion, spiritualité, culture et
tourisme » !!! Voilà de nouveaux développements qu’il faut suivre.
Sur ce, encore une fois merci pour ton intérêt et à très bientôt pour un
nouvel échange.
Avec toutes mes amitiés.
3. Mohammed Naciri (20 septembre 2015)
Continuons cet échange stimulant.
Je te remercie infiniment, cher ami, pour ta disponibilité d’esprit en vue
de cet échange entrepris après ma lecture de l’introduction de l’ouvrage que
tu as dirigé, ouvrage qui constitue le couronnement d’un travail d’équipe sur
le tourisme de cinq pays de la Méditerranée. Ta réponse à mes interrogations
lève d’une manière opportune mes incertitudes et mes réserves sur les points
que j’ai déjà signalés. Le développement détaillé de ta problématique sur le
tourisme éclaire et confirme le parti choisi en matière de recherches sur une
activité qui s’avère riche de diversités conceptuelles. Ton approche du tourisme
interne va en effet bien au-delà du « binôme classique offre-demande »,
66 Critique économique n° 40 • Printemps 2020
Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers
laissant de côté les bilans comptables d’une activité protéiforme. Celle-ci offre
des horizons insoupçonnés auparavant dans notre discipline. L’originalité de
ta démarche ouvre ainsi les perspectives d’un traitement du tourisme interne
dans ses multiples impacts et expressions économiques, sociales, spatiales et
environnementales. Tu évoques la possibilité d’une redistribution interne des
richesses et la construction du lien social à travers « l’espace mouvement ».
C’est là un aspect majeur dont l’ignorance par les décideurs montre combien
le système de développement pratiqué dans les pays du sud en général, depuis
un demi-siècle, s’insérait non pas dans une démarche d’auto-développement
de leurs sociétés mais dans le désir d’articulations de leur économie au système
dominant des pays émetteurs de flux touristiques. Tu prends implicitement
le contre-pied de cette orientation structurelle, en explorant les implications
des « articulations interculturelles » en vue d’identifier leurs impacts multiples
sur les sociétés réceptrices ou émettrices d’activités de tourisme. Tu renverses
donc la logique qui explique comment les États et les professionnels se
sont accrochés longtemps à la planche du salut du tourisme international,
pourvoyeur de devises, avant de réviser, en partie, leurs représentations et
leurs appréciations de ses retombées diverses, mais sans prendre une voie
résolue de prise en compte de la demande interne et la considérer comme une
nécessité du développement autocentré.
L’emprunt des concepts aux sciences humaines
J’ai signalé, dans mon commentaire précédent, les risques d’adoption
des concepts sans une critique épistémologique préalable. Il ne s’agit
pas pour moi de ne pas prendre en compte l’apport des sciences sociales
à la compréhension des sociétés. Il faut seulement le faire à partir de
problématiques construites en partant de sa propre discipline. Tu dis que
ta démarche est « sociogéographique », c’est-à-dire que tu ne te contentes
pas des croisements entre spécialités, mais tu pratiques ce que j’appelle
personnellement un « débordement disciplinaire » qui consiste à explorer
à partir de sa propre discipline le recours aux autres spécialités permettant
d’éclairer, conforter, enrichir ou relativiser ses démarches propres. C’est là
la condition d’accéder à la possibilité de parvenir à décrypter la complexité
du fait social à interpréter. L’interdisciplinarité est moins pertinente, à mon
avis, quand elle se traduit par une juxtaposition mécanique de postures, sans
cohérence et sans possibilité de synthèse véritable des apports respectifs des
uns et des autres, dans le cadre d’une problématique assumée collectivement.
Le projet de l’étude du tourisme dans cinq pays méditerranéens satisfait à
cette exigence de cohérence et d’intégration des apports éclairants des autres
sciences humaines. Ce qui fait des résultats de ces recherches non seulement
un ouvrage solide sur le tourisme, mais une contribution essentielle au
décryptage conceptuel et novateur de l’activité touristique.
Critique économique n° 40 • Printemps 2020
67
Mohammed Naciri et Mohamed Berriane
(5) Le texte de cette
conclusion générale, extrait
de l’ouvrage, peut être
consulté et/ou téléchargé
sur le lien suivant :
https://www.academia.
edu/2464931/Tourisme_
international_et_tourisme_
national_dans_les_pays_
des_rives_Sud_et_est_de_
la_M%C3%A9diterran%
C3%A9e_de_
multiples_et_nouvelles_
recompositions
De ce point de vue, ton apport à cette recomposition est essentiel. Je
viens de lire avec beaucoup d’intérêt la conclusion de l’ouvrage (5) que tu
as édité et dont je n’ai lu auparavant que l’introduction. Elle conforte en
l’élargissant les apports de cette introduction en m’apportant un double
éclairage supplémentaire. Il s’agit de ta quête de sens puisé dans des
spécialités aussi diverses que l’anthropologie, la sociologie, la psychologie,
la littérature ou la géopolitique ; ce qui est évident, c’est l’étendue de tes
lectures, dans des langues inhabituelles dans la littérature géographique
française, comme l’allemand par exemple, d’où une diversité des références
dans lesquelles tu as puisé des concepts aussi signifiants que celui de l’illusio,
ou de l’objet-octant, ou bien encore celui de modern liquidity et de lifestyle
migration et bien d’autres notions qui fournissent des outils opératoires
permettant de saisir l’infinie complexité des pratiques touristiques, leurs
impacts, leurs modalités de diffusion et leur marquage de l’espace, de ses
habitants permanents ou éphémères. La démarche est donc engagée à partir
de l’analyse des mobilités, ce qui témoigne de l’ancrage de l’ensemble de
l’équipe dans sa propre discipline.
Ce que j’ai particulièrement apprécié, ce sont les références à l’impact des
pratiques touristiques sur l’espace urbain. Cela rejoint mes préoccupations
sur l’évolution de la ville. J’avoue que je n’avais guère accordé d’importance
à ces marqueurs du paysage urbain produits par les activités de tourisme. La
saisie des lieux touristiques, ouverts ou fermés aux habitants des quartiers,
leur marquage par des équipements d’accueil ou de loisir établissent ou
excluent les convergences culturelles, jetant ainsi des ponts ou traçant des
limites entre les différentes spatialités. Ainsi les « quasi-monuments » que tu
signales constituent-ils en somme des vigies de reconnaissance, des « bornes »
balisant les représentations de l’image de la ville. Les représentations de
l’espace urbain, dans l’imaginaire aussi bien de l’autochtone que du touriste,
ont-elles fait l’objet de recherches comparatives permettant de savoir
comment l’un et l’autre intègrent ou excluent certaines images de l’espace
urbain et quelles significations chacun en tire : attrait, ouverture, exclusion
ou appropriation ? Il y a là un filon qui pourrait intéresser aussi bien
l’urbaniste que le spécialiste des études des pratiques urbaines.
Ce qui m’a véritablement surpris, c’est la réinvention d’une médina,
un archétype culturel assurant le « lissage », voire le « polissage », comme
tu le soulignes, des lieux fréquentés par le touriste étranger, lui assurant à
la fois le dépaysement, la facilité d’accès, d’échanges et de communication
et la sécurité. C’est une recomposition d’un espace culturel privilégié qui
permet de saisir plus concrètement l’instrumentalisation de la culture
« traditionnelle ». Sa mise en œuvre à destination du touriste étranger crée
l’illusio de l’accès à une culture exotique. A-t-on mesuré l’impact d’une telle
« plongée » du touriste dans ce « bain culturel » ? Cette immersion est-elle
prégnante ou éphémère, objet de consommation culturelle vite épuisée ou
accès à de nouvelles représentations de l’espace, suscitant un intérêt et une
68 Critique économique n° 40 • Printemps 2020
Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers
envie de mieux connaître l’originalité des caractéristiques de cette autre
civilisation urbaine ? Est-ce le chemin qu’on lui offre pour « s’extirper du
magma social pour exister, sortir de soi (…) et partir en quête d’une nouvelle
identité » ? La tentative de la part des concepteurs de marier tourisme et
culture annonce-t-elle vraiment l’avènement de la cité de loisir (ou du
désir, désirs de ville ?) de la vie urbaine, permettant justement de sortir de
soi-même par l’effet « d’un adjuvant culturel » ? Les évasions conçues par
les mêmes concepteurs anglo-américains dans les pays du Golfe semblent
plutôt relever du mariage du désert, de la mer et des loisirs, avec ce que
cela déclenche comme spéculations foncière et immobilière. Ce qui est
étonnant, c’est que cette spéculation apparaît dans les villes en liaison avec
les programmes de logement, mais rarement on y voit une conséquence de la
pression des besoins du tourisme, sauf dans les grands projets d’équipement
touristique.
Les difficultés de la cohérence en matière de culture
A propos du concept de culture, nous sommes d’accord sur sa polysémie.
La diversité de son usage par les acteurs pose cependant problème. « L’examen
du concept scientifique de culture implique l’étude de son évolution
historique, elle-même directement liée à la genèse sociale de l’idée moderne
de culture. Cette genèse sociale révèle que, derrière les désaccords sémantiques
sur la juste définition à donner au mot, se dissimulent des désaccords sociaux
et nationaux. » Comment peut-on saisir ces variations à travers les pratiques
touristiques ? A cette appréciation du concept de culture par Denys Cuche
s’ajoute à l’appui de sa conception l’opinion d’Abdelmalek Sayad, exprimée
dans un autre contexte, celui de l’émigration. Celui-ci considère, en effet,
que les changements sémantiques du concept de culture se traduisent dans
« la structure des rapports de force entre, d’un côté, les groupes sociaux
au sein d’une même société et, de l’autre côté, les sociétés en relation
d’interaction, c’est-à-dire [soumises] à des changements dans les positions
qu’occupent les différents partenaires intéressés à des définitions différentes
de la notion de culture ». Comme il s’agit ici de l’autre versant des mobilités,
celui de l’émigration vers les pays d’accueil au nord, ne faut-il pas voir là
un contre-type d’articulations interculturelles inverses à celles en action,
affectant des touristes du nord vers les pays du sud ? Comment interpréter le
facteur culturel dans l’un et l’autre cas ? Certes, l’objectif de l’ouvrage n’était
pas de clarifier les différentes connotations du concept de culture. Bien que
je n’aie pas lu la totalité des contributions pour savoir si au préalable le sens
en a été précisé, il me semble cependant que de telles réflexions s’imposent,
même si cela intervient a posteriori, à la lecture de la manière dont l’équipe
a procédé pour avoir une même conception de la culture dans le traitement
des « relations interculturelles ». Les phénomènes d’hybridation signalés
témoignent de la difficulté de saisir toutes les implications de ces relations. Je
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Mohammed Naciri et Mohamed Berriane
suis également sensible à la manière dont tu as constamment nuancé les effets
des pratiques touristiques pour faire apparaître leurs variabilités d’un groupe
à l’autre et d’une circonstance à un contexte particulier. Cette prudence
dans les appréciations, concernant notamment les hybridations, conforte la
nécessité de prendre en considération les nuances des diversités, ce qui évite
de tomber dans le schématisme des opinions faites une fois pour toutes. Tu
as bien fait de souligner que les « pratiques ne sont jamais adoptées telles
qu’elles [se présentent]. Elles s’adaptent aux sociétés, s’hybrident et donc se
diversifient. »
Un angle d’attaque original : l’identité comme signe
J’ai eu une expérience personnelle qui m’a fortement intrigué. Lors d’un
voyage entre Midelt et Azrou, en compagnie d’un couple d’amis invités au
Maroc, j’ai fait une halte dans la haute Moulouya, profitant de l’existence
d’une kheima au bord de la route offrant en principe une collation légère
annoncée pour les touristes. Dès que nous étions sous la tente, j’ai demandé
à l’homme chargé de ce petit coin rudimentaire, mais situé à l’ombre, ce
qu’il pouvait nous offrir : pas grand-chose en réalité, mais il a bien insisté
dans la conversation « qu’il était Berbère » ! Affirmation identitaire devant
des touristes dont il attendait une réaction de sympathie, ou réaction
ordinaire à des interrogations de touristes de passage sur son identité berbère
ou arabe ? Un universitaire géographe interrogé sur sa région d’origine au
Maroc, lors d’une visite collective à un site touristique, par un collègue
français géographe également a répondu : je suis Berbère, au lieu de préciser
la localité ou la région dont il était originaire. Attitude valorisante ou quête
d’une affirmation identitaire déclinant une distinction signifiée au touriste
de passage ? Quelle est la part du touriste, de l’étranger, dans cette activation
de soi ?
Toujours est-il que le croisement des pratiques, des territorialités,
des mobilités et des identités s’avère extrêmement productif de sens et
d’identification de la multiplicité et de la variété des articulations dont
tu saisis avec beaucoup de bonheur les interactions inattendues. C’est
à ce propos que j’ai pris conscience que les mobilités sont productrices
d’évolution, le tourisme favorisant l’appropriation d’éléments constitutifs de
l’identité, marquant le territoire, suscitant des pratiques et en fin de compte
aiguisant la tentation. La mutation de l’identité s’avère être étroitement
activée par les interactions entre les quatre composantes, citées ci-dessus,
de cette mouvante et instable tentation de se renouveler soi-même afin de
se retrouver dans un monde en perpétuel changement. Le groupe social
comme l’individu sont confrontés à des représentations du soi collectif
ou individuel qui fragilisent le tissu social comme elles influencent la
psychologie individuelle du touriste et des habitants tentés par l’adoption
de ses pratiques. Aussi ai-je la possibilité de mieux comprendre et expliquer
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Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers
le désir de partir en quête d’une nouvelle identité. Ce qui était pour moi
un objet d’étonnement devient une matière à réflexion sur les raisons et les
circonstances qui expliquent le besoin d’adoption d’éléments identitaires qui
finissent par marquer la personnalité. La création constante ou successive
des identités doit être également replacée dans ce grand bouleversement
qui affecte le local dans sa relation avec le global. L’enracinement dans le
premier ne procède-t-il pas d’une réaction identitaire contre la globalisation
en train de couvrir le monde de son manteau réducteur ? Peut-on attribuer
à ce phénomène « le changement profond de l’identité humaine » que tu
indiques dans la conclusion ?
J’ai remarqué à ce propos l’absence dans ton texte du vocable
« mondialisation ». Or, en décrivant l’extension du tourisme, tu signales
que celui-ci « tend à faire progressivement coïncider l’espace touristique
avec celui de l’étendue terrestre ». Ne s’agit-il pas là d’un phénomène de
mondialisation. Je sais que ce mot est plein d’ambiguïté et comporte des sens
un peu galvaudés. C’est peut-être l’explication de ta réserve à l’égard de son
emploi. Pourtant, tu montres bien la multiplicité des variables identitaires
qui peuvent peut-être résulter des pratiques de mobilité. Celles-ci peuventelles induire des immersions plus ou moins prégnantes dans des sociétés qui
tendent à travers leur mode de consommation et de loisir à appartenir à un
monde globalisé ? Le texte d’introduction soulève à juste titre l’impact des
médias et de la télévision sur les comportements. Celui-ci est-il tributaire de
la diffusion mondialisée des pratiques touristiques ? Ou bien ces pratiques
sont-elles nées d’un contact direct entre formes, espaces, catégories sociales
et comportements culturels différenciés ?
De quelques retours sur les définitions
1. L’explication donnée pour assimiler pèlerinage à tourisme, bien qu’elle
soit claire et fort argumentée, n’en entame pas pour autant ma conviction
sur la nécessité d’une approche plus serrée. Il faudrait peut-être établir
une gradation des pèlerinages, des plus « laïcs » au plus « sacrés ». Les
moussems sont un exemple de la première catégorie ; dans ce cas-là je n’ai
pas d’objection à relier pèlerinage à tourisme. Le haj à la Mecque me paraît
plus éloigné du tourisme, car l’intention du pèlerin n’est pas d’ordre ludique.
Elle est fondamentalement de caractère spirituel et religieux. Je sais bien
que dans l’adage populaire on parle de Haj-w-haja, mais cela n’implique pas
mobilité, in situ, pour chercher à faire du tourisme, c’est-à-dire se déplacer
pour visiter un lieu et rechercher un loisir. Les emplettes que l’on fait sont
destinées à offrir des cadeaux plus ou moins sanctifiés aux proches et aux
amis lors du retour. Si j’ai soulevé le problème de pèlerinage chiite, c’est
qu’il implique des scènes de violence comportant des flagellations et d’autres
meurtrissures au corps qui sont loin de s’apparenter au tourisme nonchalant
et au loisir ludique. A moins d’inclure à l’occasion du pèlerinage, une fois le
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Mohammed Naciri et Mohamed Berriane
culte accompli, une mobilité individuelle ou collective, hors champ, à partir
du lieu du pèlerinage, comme c’était le cas, avant l’occupation israélienne
de Jérusalem, de la visite de cette ville et de Damas, une fois le pèlerinage
du haj accompli. Ce tourisme-là a été à l’origine de l’existence d’un quartier
spécifique, celui des marhariba, à Jérusalem, détruit par la suite par les
Israéliens quand ils ont occupé la ville sainte. Alors dans ces conditions, on
change complètement de registre où l’on peut s’adonner à des activités à
caractère touristique. Cela étant dit, si, comme tu l’écris, « Aujourd’hui les
définitions du tourisme englobent de plus en plus les déplacements motivés
par la religion », pourquoi pas, il s’agit d’une convention, étant donné
que les spécialistes s’entendent sur les nuances à introduire et prennent les
précautions nécessaires pour lever toute équivoque.
2. Une autre dénomination mérite réflexion. Il s’agit de la différence
entre tourisme et villégiature. La première activité concernerait des catégories
sociales au statut de personnes aisées ayant fait fortune dans l’émigration et
qui possèdent des attaches soit de parenté, soit de possession de demeures,
parfois de luxe, véritables répliques des villas urbaines ; la villégiature
suppose réunions familiales, festivités et domesticité ; elle recrée en somme
un « chez soi » comme tu le signales ; on est dans la situation du « cercle
fermé » ou le « face à la mer ». Dans les Alpes du sud, plus particulièrement
dans le Queyras, la fin du XIXe siècle a connu le développement de la
villégiature, adoptant également le cercle fermé, mais le « face à la montagne
ou à la forêt et aux crêtes » remplace le « face à la mer ». Le tourisme
serait par comparaison le fait de catégories en mobilité restreinte, soit par
hébergement à la semaine, soit de séjour en camping. Le cas du Liban et
de l’Anti-Atlas se prêterait bien à cette distinction. Tu me diras que ce n’est
pas l’objet de recherche du projet d’aborder ce type d’activité de loisir en
montagne. Pourtant le Maroc, comme le Liban, présente ce cas spécifique
de villégiature montagnarde. Des développements concernant ce dernier
pays montrent bien cette face particulière des activités de loisirs à relier
avec le retour estival de la diaspora libanaise ou l’afflux des Soussi ayant
réussi, pratiquant l’effet de démonstration par la construction de villas
urbaines dans l’Anti Atlas. Lier ainsi ces loisirs avec le phénomène de la
migration apporterait ainsi une autre dimension, certainement beaucoup
plus complexe. Mais cela n’interdit pas de réfléchir sur une telle possibilité
si l’occasion se présentait.
Je viens par un pur hasard de tomber, dans une brocante, cet été 2015,
sur un livre que tu connais certainement, celui de Louis Brunet : Villégiature
et tourisme sur les côtes de France qui remonte à 1963. La première partie est
intitulée « Deux nouvelles branches de la géographie humaine : la villégiature
et le tourisme ». Dans le premier chapitre, il affirme qu’il est indispensable de
définir le mot « villégiature ». Souvent on le confond avec « tourisme ». Le
terme « touriste », qui vient de l’anglais, aurait été employé en France pour la
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Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers
première fois en 1816. Il indique qu’il s’agit d’un voyageur : « Ses déplacements
sont la « récréation » de l’esprit et du corps après le travail. Ils sont à la fois
une nécessité et un plaisir. » L. Brunet ajoute : « Notre vocabulaire est pauvre
en termes traduisant l’idée de villégiature. Villégiature et villégiateur sonnent
mal ; « séjourner » manque de précision ; estivants et hivernants n’ont pas un
sens général. On peut parler de « géographie de la récréation » impliquant
les deux formes de mobilité en question. » Il insiste sur le fait que « la
villégiature n’est pas le tourisme » et il en décrit l’étymologie. « Le mot vient
de l’italien villégiatura qui signifie séjour à la campagne, ce dernier étant
lui-même tiré du latin villa : maison de plaisance à la campagne. » De toute
façon, ajoute-t-il un peu plus loin : « villégiature » implique l’idée de repos,
alors que « tourisme » implique l’idée de mouvement. Il consacre une bonne
partie du premier chapitre à faire l’histoire de la villégiature, faisant remonter
l’origine de la « villégiature actuelle » au XVIIIe siècle. Je te laisse le loisir de
découvrir des développements pittoresques sur cette thématique. Je tiendrai
ce livre à ta disposition.
3. A propos de l’occupation de l’espace public, ses formes se diversifient :
sont-elles toutes liées au tourisme, ou s’agit-il d’un phénomène urbain,
allant de l’envahissement des trottoirs par les magasins et les cafés dans les
zones touristiques et ailleurs, ou d’une forme très générale affectant tout
l’espace public, notamment les forêts et les côtes maritimes, le domaine
patrimonial de l’État ? Les farrachas qui se développent sur des artères de
fréquentation touristique, maintenant généralisés à tout lieu d’affluence,
seraient-ils une forme résiduelle de cette contestation spatiale de l’État,
après la revendication idéologique du moins d’État et pour l’extension des
intérêts privés ? Quelles sont les formes de régulation que l’État développe à
son tour, sur le plan de la gestion quotidienne comme au niveau législatif,
pour réguler les évolutions inhérentes à l’omniprésence du tourisme, à la
fois pour maîtriser ses transgressions, mais également pour répondre à son
développement ?
4. La conclusion met en exergue le contraste entre l’étalement des
formes de loisirs destinées aux plus nantis et aux catégories sociales
favorisées et la portion congrue du tourisme populaire, notamment le
tourisme interne, dont les acteurs ne manquent pas d’imagination dans
le « bricolage » de conditions de mobilité, d’hébergement et de séjour,
d’emprunt ou d’exclusion de pratiques touristiques considérées comme
inadaptées au contexte culturel et social d’une population aux ressources
limitées. Ce phénomène ne participe-t-il pas à une évolution globale des
sociétés vers un approfondissement des inégalités dans tous les domaines ?
Y a-t-il là une forme de globalisation qui couvre le monde sous sa chape de
plomb malgré les efforts des peuples à en limiter les effets en défendant leurs
conditions de vie par l’affrontement ou le contournement ? La réponse à ces
questionnements est implicite dans tes propres interrogations concernant
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Mohammed Naciri et Mohamed Berriane
l’attitude personnelle de chacun devant le destin implacable que les laisséspour-compte affrontent. Devant tant de nécessités, d’être, de valeur et
de mobilité potentielle, tu te demandes « comment l’individu structure,
exprime et régule un dispositif de mobilités qui lui est propre en fonction
de disposition spatiales et socioculturelles et qui se recompose avec ceux des
autres acteurs ? »
5. Je ne voudrais pas interpréter cette interrogation outre-mesure et
subvertir ta pensée ; ce questionnement date d’il y a quelques années
et se comprend comme une pratique touristique de l’individu. J’y vois
personnellement, appliqué à l’analyse de la situation actuelle du monde, une
autre portée. En émettant la même interrogation, mais avec un changement
de taille puisqu’il y a changement de statut, l’émigré remplaçant le touriste,
le dispositif de mobilités prend une tournure dramatique, voire tragique.
Comment, une fois un conflit déclenché, des centaines de milliers fuient
l’horreur et affrontent un destin sans horizon, traversant la mer, le continent,
trouvent souvent la mort devant eux, parfois l’accueil en attendant un asile
et une intégration problématique ? Tu me diras que ce type de mobilité n’est
pas de la même nature. Certes, la relation entre tourisme et émigration prend
ici une tout autre dimension.
Une interrogation majeure se profile, en conclusion. Elle se rapporte à
ce que tu dis à propos de l’activité touristique : qu’il s’agit d’une intarissable
ressource ! Ce qui se passe actuellement au Moyen-Orient permet-il de
maintenir une telle assertion ? Il s’agit, certes, d’événements imprévisibles.
Depuis la guerre du Golfe, pourtant, la peur du touriste a bien changé la
donne dans de nombreux pays de destination, c’est-à-dire à l’occasion d’un
événement, souligné à juste titre dans le texte. Cette fois-ci, c’est un séisme
qui a affecté le secteur touristique en Syrie, créant des contraintes politiques
dont les répercussions pèsent de leur poids sur la même activité au Liban. Le
même drame affecte la Tunisie. La démarche du chercheur comme l’attitude
de l’acteur touristique doivent-elles tenir compte de l’impondérable qu’est la
situation politique d’un pays ? Comment mettre en balance le permanent et
le volatil, l’acquis et l’incertain ? C’est l’une des difficultés majeures, le défi
de l’excellent travail qui vient d’être réalisé dans les cinq pays objets de cette
étude novatrice sur le tourisme et qui ne cesse comme toute bonne recherche
de soulever interrogations et réflexions.
Ma dernière remarque est une question à laquelle je n’ai pas de réponse.
Comment les sciences sociales peuvent-elles tenir compte de l’impondérable,
de l’inattendu, de l’insolite ou de l’imprévisible dans le décryptage des
faits de société ? Est-ce une gageure qu’on ne peut relever que dans des
circonstances déterminées ? A discuter.
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Tourisme des nationaux, tourisme des étrangers
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