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La dignité humaine au cœur de la tradition biblico-chrétienne1
Jean Koulagna, Directeur de l’Institut Al Mowafaqa, Rabat
I. Introduction
La question de la dignité humaine est au cœur de la foi chrétienne. L’histoire de la
révélation biblico-chrétienne est avant tout une histoire de la relation particulière entre Dieu et
les humains présentés comme le sommet de la création et responsables, à ce titre et comme on
le verra, de la dignité du reste de la création. La chute et le péché, tout en modifiant la nature
des relations avec le créateur, n’enlèvent ni n’altèrent cependant cette dignité.
Il est impossible, en l’espace de cette contribution, de décrire un contenu exhaustif de
la pensée chrétienne sur le sujet de la dignité humaine, encore que celle-ci n’est pas sans poser
des problèmes. Il aurait été utile d’aborder par exemple les problèmes conceptuels, ceux liés à
l’histoire biblique de l’ancien Israël et celle de l’Église, ou la question du genre, ainsi que les
questions d’ordre éthique posées par la confrontation de cet idéal avec des réalités
existentielles et la gestion même de cette dignité, etc. Mais nous ne les aborderons pas ici.
Je propose néanmoins ici une réflexion synthétique en quatre points. Les deux
premiers partiront de quelques données bibliques de l’Ancien et du Nouveau Testament, avec
un choix de textes dont j’espère qu’ils sont assez représentatifs de la pensée biblique à ce
sujet ; le troisième tentera d’esquisser un parcours de la pensée chrétienne postbiblique,
depuis l’Église ancienne jusqu’aux textes œcuméniques en passant par ceux du Magistère
catholique et les regards protestants. Le dernier point proposera quelques réflexions sur
quelques-unes des questions éthiques soulevées par la compréhension et le respect de la
dignité humaine.
II. L’Ancien Testament
L’Ancien Testament présente l’être humain, dans ses textes fondateurs, comme une
créature particulière. Examinons sommairement une sélection de traditions qui expriment
cette idée : les traditions de Genèse en Gn 1, 26-27 et 2, 7, et celle représentée par le Psaume
8.
1
Contribution au symposium sur « La dignité humaine dans les religions abrahamiques », le 10 janvier 2019 à
l’Université Mohammed V de Rabat.
2
1. La tradition yahviste
Le récit yahviste de la création en Genèse 2 affirme que Dieu a façonné (yaçar)
l’humain, poussière de la terre (en hébreu ‘afar min hâ-adamah). Cette affirmation appelle
deux observations. Premièrement, le verbe yaçar, qui appartient essentiellement à l’hébreu
classique, désigne une activité manuelle, artisanale. Nos versions modernes l’ont souvent
rendue par « à partir de la poussière du sol ». Cette traduction ne reflète pas l’hébreu, ni le
grec, mais le latin de la Vulgate. En fait, le mot « poussière » (‘afar) est un qualificatif : l’être
humain est poussière. Cela peut sembler le dévaloriser en le réduisant ainsi à une matière
inerte, et c’est sans doute en partie vrai.
Une autre lecture est pourtant possible, et peut-être préférable, au regard de la
responsabilité qu’il recevra de prendre soin de la création et de nommer les animaux.
L’humain est lié à cette terre rouge avec laquelle il est identifié. Le mot ’adam est lui-même
dérivé de ’adamah et signifie aussi rouge (’adom), couleur du sang (dam). Ce sol dont il est
tiré lui est par conséquent pré-donné avec tout ce qui y pousse (le champ à l’état sauvage
(sadeh) aussi bien que le jardin cultivé (gan). Le sol n’est donc pas seulement un lieu de
nature, mais il est aussi, à cause du travail que l’humain doit y effectuer, un lieu de culture de
la nature2, un lieu de délices. C’est d’ailleurs ce que signifie le nom Éden (de l’akkadien
edinu). La Septante traduit le mot par un terme d’origine persane (paradeisos = paradis).
2. La tradition sacerdotale
Pour cela, la création de l’être humain semble avoir pris du temps au créateur. Le récit
sacerdotal en Gn 1, 26-27 reprend et développe cette idée : Dieu conçoit, puis « fait »
l’homme à son image. L’auteur utilise le verbe ‘asah, contrairement à bara’ qu’il associe avec
la parole. En d’autres termes, alors que Dieu crée toutes choses juste en ordonnant leur venue
à l’existence, il conçoit et fait, comme un artisan, l’être humain. Bien plus, il ajoute un
qualificatif : « à notre image, selon notre ressemblance » (beçalmenu ubdemutenu).
L’idée de l’homme créé à l’image de Dieu n’est pas exclusive à Israël. Elle est très
répandue dans le monde antique, et en particulier chez les Babyloniens. L’épopée de
Gilgamesh en est une illustration. Dans l’ancien Orient, l’image avait pour rôle et fonction de
représenter quelqu’un. Par exemple, l’image (ou la statue) d’un dieu représentait la présence
de ce dieu. On lui adressait à cet effet prières et offrandes. De même, le roi qui faisait dresser
2
G. SIEGWALT, Dogmatique pour la catholicité évangélique : système mystagogique de la foi chrétienne, vol.
4 : L’affirmation de la foi, Genève, Labor et Fides, 2005, p. 201-204.
3
son image dans les provinces lointaines entendait se faire représenter par elle d’une façon
personnelle et concrète.
En quoi consiste cette ressemblance dans Gn 1 ? Elle n’est certainement pas physique,
puisque Dieu est esprit. Cependant, parler de ressemblance permet ensuite de lui prêter des
caractères et des sentiments humains (anthropomorphisme et anthropopathie) ou, à l’envers,
les anthropomorphismes et anthropopathies ont pu dicter cette caractérisation de l’homme
comme image de Dieu.
L’image de Dieu n’est pas quelque chose « en l’homme », mais l’homme lui-même.
Cette image ne lui a pas été donnée après sa création, mais c’est un don de la création même.
On ne peut pas parler de l’homme en dehors de cette image. Le concept de l’image de Dieu en
l’homme dans l’Ancien Testament s’adresse à sa communion avec Dieu et à l’harmonie de
l’intelligence et de la volonté de l’homme avec celles de Dieu avant la chute.
3. Le psaume 8
La ressemblance est donc, au moins de ce point de vue, une ressemblance de pouvoir.
Cela nous renvoie au texte du Psaume 8, 3-7 qui affirme : « Tu l’as fait presque dieu3… et tu
l’as couronné de pouvoir et de magnificence » (v. 7). L’homme est conçu comme le
couronnement et roi de la création. On dirait que tout est préparé pour aboutir à cela. La
tournure « de peu inférieur à Dieu » (ou « presque Dieu ») souligne à la fois la grandeur de
l’être humain (qui est ainsi rendu gestionnaire de la création) et sa place en tant que créature.
Remarquez le malaise des traducteurs de la Septante qui préfèrent le comparer aux anges,
peut-être pour atténuer ce rapprochement hardi. Le judaïsme postexilique ne tolère pas un tel
rapprochement de l’humain avec Dieu. Presque aussi grand qu’un dieu, l’homme n’en a pas
moins été fait par Dieu et compte parmi les créatures de celui-ci.
Le récit sacerdotal et le texte du Psaume 8 reprennent et développent ici la
responsabilité de l’humain dans la création en employant les verbes « dominer » et
« assujettir », qu’il faudrait sans doute entendre par « contrôler », et qui a été compris, dans le
contexte d’une économie intensive, comme « exploiter » ou « disposer de ». Il en a résulté
une tendance l’exploitation abusive de l’environnement, qui contredit l’esprit des deux
traditions bibliques qui assignent à l’humain une responsabilité semblable à celle de Dieu luimême4 : administrer royalement de manière à apporter la vie aussi bien à l’humain lui-même
3
Littéralement « tu lui as fait manquer [de peu] d’être Dieu ».
J. GOLDINGAY, Old Testament Theology, vol. 1: Israel’s Gospel, Downers Grove, InterVarsity Press, 2003,
p. 114ss.
4
4
qu’à l’ensemble de l’univers vivant, en d’autres termes, entretenir un équilibre écologique
essentiel et indispensable à cette vie.
III. Le Nouveau Testament
Ici il n’y a pas, en tant que tel, de texte qui aborde de façon formelle la question de la
dignité humaine, ce qui ne signifie pas que les auteurs du Nouveau ne s’y intéressent pas, au
contraire. Le Christ est au cœur de la dignité humaine. Considérons à ce sujet deux corpus de
textes (ou traditions) : la tradition paulinienne et les évangiles.
1. Paul
Chez Paul, la dignité humaine ne se comprend pas en-dehors de la question du péché.
Le texte de la lettre aux Romains dresse un tableau sombre de la condition humaine. En
s’appuyant sur les passages des Psaumes 14, 1-3 et 53, 2-4, Paul affirme que tous les hommes
ont péché et sont privés de la gloire de Dieu (Rm 3, 23). Aucun homme ne peut donc, par luimême, se prévaloir d’un quelconque mérite ni d’une quelconque dignité.
Mais il faut, pour comprendre cette position radicale, la situer dans le contexte de sa
polémique antijuive. Paul critique une attitude religieuse de type pharisien qui donne au
pratiquant l’illusion de pouvoir, en observant la loi, paraître juste aux yeux de Dieu. Pour lui,
le péché et le mal sont si viscéralement liés à la personne humaine qu’aucun acte religieux ne
peut le rendre juste. Ceci permet à l’apôtre de souligner alors la gratuité du don et de la justice
divine : non pas une justice pratiquée et résultant de l’homme (dikaiosunê), mais une justice
conférée, donnée, un décret par lequel Dieu déclare quelqu’un juste (dikaiôma), et ceci n’est
possible que par la grâce de Dieu et par la confiance à cette grâce, la foi.
Pour Paul donc, la dignité humaine se manifeste par le fait qu’en dépit du péché, Dieu
accepte de justifier l’homme et attend simplement que celui-ci lui fasse confiance. En d’autres
termes, la condition pécheresse de l’homme permet à Dieu de montrer l’importance qu’il lui
accorde en le réconciliant avec Lui, en en faisant une création nouvelle par le Christ et un
agent de réconciliation (2 Co 5, 17-18). C’est au nom de cette initiative divine qui confère à
l’être humain dignité et liberté que Paul se fait l’apôtre des non-juifs, défend avec passion leur
liberté par rapport à la loi juive et n’hésite pas à entrer en polémique contre Pierre (Ga 4, 1114) et contre toute tentation de judaïser les chrétiens d’origine non-juive qu’il considère
comme une forme de colonisation religieuse, voire d’esclavage (Ga 5, 1-6). Cette posture
comporte sans doute ses excès, mais nous ne les aborderons pas ici.
5
2. Les évangiles
Dans les évangiles5 (que nous prenons ici dans leur ensemble), l’accent est mis sur
l’amour et l’attention portés à la personne humaine. Les récits des gestes de Jésus (miracles et
rapports aux hommes) ainsi que les reprises de certaines de ses paroles (enseignements,
paraboles et discours divers) soulignent cet élément. Deux éléments peuvent illustrer cela : les
récits de guérison opérée un jour de sabbat et la parabole dite du bon samaritain.
Des passages présentent Jésus en conflit avec des responsables religieux à la suite
d’une guérison opérée un jour de sabbat : un homme paralysé d’une main (Mc 3, 1-6 et
parallèles) et un aveugle-né (Jean 9). Le contexte de la polémique qui suit le premier cas n’est
pas très clair. Dans Marc 3, Jésus semble avoir anticipé la réaction de ses adversaires tandis
que dans Matthieu 12 et Luc 6, il répond à leur accusation. Dans tous les cas, il saisit
l’occasion d’inviter ses interlocuteurs à réfléchir sur le sens de la loi, notamment celle du
sabbat, en relation avec la dignité de l’être humain. En posant la question du mouton qui
tombe dans une fosse un jour du sabbat, Jésus amène ses détracteurs à considérer que Dieu
n’a pas donné la loi du sabbat juste comme une règle à observer, mais comme un don lié à la
dignité humaine.
Dans Jean 9, la guérison d’un aveugle-né un jour de sabbat suscite non seulement une
polémique, mais un procès qui aboutit à l’exclusion du bénéficiaire de la synagogue (Jn 9, 3435) mais qui, d’un point de vue narratif, donne à Jésus l’occasion de retourner la situation
contre les chefs religieux en montrant de façon subtile comment l’obsession du sabbat en tant
que règle religieuse les a aveuglés sur le sens de l’humain conféré par cette même loi : les
aveugles, c’est finalement eux (Jn 9, 40-41). Si la loi du sabbat entre en conflit (réel ou
supposé) avec cette dignité, cette dernière l’emporte. C’est pourquoi il peut affirmer de façon
générale que le sabbat a été fait pour l’homme, non l’inverse (Mc 2, 27).
La parabole du bon samaritain (Lc 10, 25-37), elle, oppose l’amour et la solidarité
humaine d’une part, au souci d’une pureté rituelle, d’autre part. Elle répond à la question d’un
légiste sur la définition du prochain. Au lieu d’ouvrir un dictionnaire pour répondre à son
interlocuteur, Jésus raconte une parabole qui met en scène deux responsables religieux (un
prêtre et un lévite) et un samaritain (méprisé du point de vue religieux par les juifs et
considéré comme ennemi, voire impur) en face d’un homme victime d’une agression et laissé
« comme mort ».
5
Il s’agit, dans notre cas, uniquement des évangiles canoniques.
6
Les deux premiers n’osent pas toucher la victime de l’agression parce qu’en le faisant,
ils se rendraient impurs et inaptes à exercer leur fonction au temple s’il se trouvait que la
victime était décédée : ils auraient touché un cadavre. Par professionnalisme religieux, ils ont
opté pour une prudence qui, aux yeux de Jésus, était un manque de considération de la dignité
de la victime en tant qu’être humain. Le samaritain, en revanche, non seulement n’avait pas ce
scrupule religieux, mais avait même surmonté la peur du risque pour porter secours : il aurait
pu être accusé d’homicide si la victime était morte ou mourait entre ses mains et que la police
le trouvait là (il serait en tout cas le suspect numéro 1) ; pire encore, il pourrait subir le même
sort si les agresseurs étaient encore dans le coin.
En posant au légiste la question de savoir qui, entre les deux responsables religieux et
le samaritain, s’était conduit comme le prochain de la victime, Jésus invitait celui-ci à
considérer que la vraie religion consiste à faire passer la dignité humaine avant les
considérations rituelles. Il retournait même la question dans l’autre sens : au lieu de demander
qui est mon prochain, il vaudrait mieux demander de qui je suis le prochain, c’est-à-dire qui je
considère digne de mon attention. C’est à moi que revient le devoir de considérer la dignité de
l’autre.
IV. Théologie chrétienne de l’humain
1. Patristique et Moyen-âge
La théologie chrétienne de la dignité humaine repose avant tout sur la vision qu’en
donne la révélation biblique. Pour les pères, dans l’Église ancienne, cette dignité est liée à
l’affirmation de l’imago Dei. Pour Origène par exemple, la créature humaine est appelée à se
diviniser, et elle s’achemine à cette divinisation par l’accueil de la grâce dans l’exercice de la
liberté6. L’image divine est une source de dignité ontologique, une source de grâces à laquelle
l’humain doit puiser pour vivre pleinement7. Cette image de Dieu est celle du Verbe8, car « il
est là, le Verbe de Dieu, et son opération actuelle est d’écarter la terre de chacune de vos âmes et
d’ouvrir ta source. Il est en toi, en effet, et ne vient pas du dehors, comme aussi le ‘‘royaume de
Dieu est en toi’’ »9.
6
ORIGÈNE, Contre Celse IV, 24-32, M. BORRET (édité par), SC 136, Paris, Cerf, 1968, p. 241-267.
ORIGÈNE, Commentaire sur Jean XIII, 41-42, C. BLANC (édité par), SC 222, Paris, Cerf, 1975, p. 55.
8
ORIGÈNE, Homélie sur Genèse I, 12-13, L. DOUTRELEAU (édité par), SC 7bis, Paris, Cerf, 1976, p. 55-65.
9
Cf. M.-J. THIEL (2004), « La dignité humaine. Perspectives éthiques et théologiques », G. VINCENT (édité
par), Le corps, le sensible et le sens, Strasbourg, PUS, p.131-164, version pdf en ligne, p. 19.
7
7
Chez Augustin, par contre, qui propose une conception théologique de la dignité
humaine, celle-ci sera conçue comme une créature, à partir de la condition finie et misérable
de l’homme. La dignité, dans ce contexte, consiste à être capable de Dieu, c’est-à-dire à
participer librement au plan de Dieu. La dignité de l’homme est, de ce fait, incompatible avec
toute forme d’idolâtrie et se confond en quelque sorte avec la pureté chrétienne.
« Jamais la majesté divine n'est propice aux hommages qui prostituent la dignité humaine.
Comment donc ces dieux jaloux de ta dégradation, peux-tu les ranger au nombre des saintes
puissances du ciel, quand leurs ignobles ministres, ces médiateurs d'infamie, sont rayés de ta main
du nombre des derniers citoyens de Rome ? N'est-elle pas incomparablement plus glorieuse, cette
Cité d'en haut, où la victoire, c'est la vérité ; où la dignité, c'est la sainteté ; où la paix, c'est la
félicité ; où la vie, c'est l'éternité ? »10
En conséquence, la dignité humaine, en tant qu’image de Dieu, a un lien avec le libre
arbitre, ce qui justifie par ailleurs la nécessité d’une disposition pénale pour la forcer à
s’harmoniser à la beauté de l’univers. La volonté humaine qui se réalise dans le péché est
honteuse. La disposition pénale lui permet de se mettre « en ordre… de sorte que la peine du
péché répare la laideur du péché »11.
Thomas d’Aquin reviendra plus tard sur la question et affirmera que ce qui est digne,
c’est ce qui a une valeur intrinsèque et qui, de ce fait, constitue en soi une fin. La dignité, écritil dans son Commentaire des sentences, « est de ce qui est dit absolument et c'est pourquoi la dignité du Père et du Fils est le même en nombre, comme l’essence est la même »12. Il en conclut
dans la Somme théologique que la personne (terme qui, selon lui, s’applique à Dieu, et à cause de
cela même) est déjà en soi un titre de dignité13, étant donné que l’homme est à l’image de Dieu.
2. L’Église catholique depuis le Vatican II
L’Église catholique a donc développé, depuis des siècles, une doctrine sociale de
l’Église basée sur le principe de la dignité humaine. Le Concile du Vatican II, dans sa constitution pastorale sur « L’Église dans le monde de ce temps », Gaudium et Spes (GS) en particulier en son chapitre II intitulé « La dignité de la personne humaine », a développé une sorte de
10
AUGUSTIN, La cité de Dieu II, 29, L MOREAU (édité par), Paris, Lecoffre et Cie, 1854, p. 118-119.
AUGUSTIN, Traité du libre arbitre IX, trad. A. SERIAUX, « La dignité humaine, principe universel du
droit ? », Acta philosophica vol. 6 (1997), p. 289-301, spéc. p. 301, n. 98.
12
THOMAS D’AQUIN, Commentaire sur les sentences de Pierre Lombard, traduction et notes par R. BERTON, 2004-2008, Edition numérique http://docteurangelique.free.fr 13 décembre 2008, p. 208.
13
THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, I Question 29 a3. Cf. E. Housset, « Dignité et respect, élaboration
de deux concepts », café théologique du 7 février 2017, consulté le 6 novembre 2019, doc. Web :
http://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/system/files/Emmanuel%20Housset/Dignit%C3%A9%20et%20respect.pd
f
11
8
charte de ce qu’Alain Thomasset14 appelle un « personnalisme chrétien ». La dignité humaine
y est décrite comme une « juste conception de la personne humaine, de sa valeur unique ».
Pour le Concile, tous les hommes, qu’ils soient croyants ou non, s’accordent sur ce principe :
« Croyants et incroyants sont généralement d'accord sur ce point : tout sur terre doit être ordonné à l'homme comme à son centre et à son sommet » (GS 12). Ici aussi, la dignité humaine
est liée à la création de l’être humain à l’image de Dieu ; masquée par le péché, elle est restaurée grâce au salut apporté par le Christ ; déjà effective, elle ne révélera cependant toute sa
mesure qu’avec l’affiliation définitive dans le Fils à la fin des temps15. Ce texte sera repris et
développé dans le Catéchisme de l’Église catholique et fera l’objet d’études fouillées16.
3. Les traditions protestantes évangéliques
Les traditions protestantes, dans leur extraordinaire diversité, insistent également sur ce
point. Déjà la réforme protestante du 16e siècle s’est appuyée sur le mouvement humaniste de
l’époque qui a favorisé sa diffusion et son expansion. Pour le protestantisme contemporain, il
n’y a qu’à voir les Déclarations de diverses organisations protestantes (Fédération Luthérienne Mondiale, Alliance Réformée Mondiale, Conseil Œcuménique des Églises, etc.) et des
comités protestants pour la dignité humaine (Comité Protestant Évangélique pour la Dignité
Humaine, etc.). La Déclaration de Lausanne, document fondateur du mouvement évangélique,
par exemple, affirme en 1974 :
« L’homme étant créé à l’image de Dieu, chaque personne humaine possède une dignité intrinsèque, quels que soient sa religion ou la couleur de sa peau, sa culture, sa classe sociale, son sexe
ou son âge ; c’est pourquoi chaque être humain devrait être respecté, servi et non exploité (…). Le
message du salut implique aussi un message de jugement sur toute forme d’aliénation,
d’oppression et de discrimination. Nous ne devons pas craindre de dénoncer le mal et l’injustice où
qu’ils soient. Lorsque les hommes acceptent le Christ, ils entrent par la nouvelle naissance dans
son Royaume et ils doivent rechercher, non seulement à refléter sa justice, mais encore à la répandre dans un monde injuste »17.
Le Manifeste de Manille, qui lui succède quinze années plus tard, affirme quant à lui :
« Hommes et femmes tirent leur dignité et leur valeur de ce qu’ils ont été créés à l’image de Dieu
pour le connaître, l’aimer et le servir (…). [Ils] demeurent cependant capables, malgré la corrup-
14
A. THOMASSET, « Dignité de la personne humaine », doc. Web en pdf, in https://www.doctrine-socialecatholique.fr/les-principes/52-dignite-de-la-personne-humaine, 2012
15
J. THIEL, p. 18.
16
Par exemple l’ouvrage du Conseil Suprême des Chevaliers de Colomb (2008), La personne humaine : section
quatre de la chrétienté catholique, selon le Catéchisme de l’Église catholique par Peter Kreeft, New Haven.
17
« Déclaration de Lausanne », doc. Web in https://www.lausanne.org/fr/mediatheque/la-declaration-delausanne/la-declaration-de-lausanne.
9
tion de l’image de Dieu en eux, de relations aimantes, d’actions nobles et de beauté dans l’œuvre
d’art (…). La proclamation du Royaume de Dieu exige la dénonciation prophétique de tout ce qui
est incompatible avec lui. Parmi les maux que nous regrettons vivement, citons la violence sous
toutes ses formes, y compris la violence institutionnalisée, la corruption politique, l’exploitation
des personnes et l’usage abusif des ressources terrestres, la destruction de la famille, l’interruption
volontaire de grossesse, le trafic de drogues et le mépris des droits de l’homme. Dans notre souci
des pauvres, nous sommes angoissés par le poids de la dette des pays du tiers monde (qui constituent les deux tiers du monde !). Nous sommes aussi scandalisés par les conditions inhumaines
dans lesquelles vivent des millions de personnes qui portent, comme nous, l’image de Dieu »18.
Même si ces deux documents sont d’origine évangélique, ils recouvrent globalement les
positions du protestantisme traditionnel, luthéro-réformé en l’occurrence. La dignité humaine
se situe donc au cœur de la prédication et de l’action sociale de l’Église chrétienne. Elle
oriente sa mission d’évangélisation qu’en général elle ne confond pas avec du prosélytisme,
même si cela a longtemps été le cas et le reste encore dans certains milieux fondamentalistes.
L’Église prêche l’avènement du règne de Dieu, c’est-à-dire, pour le présent19, d’un monde
dans lequel s’accomplit la volonté d’amour, de respect et de protection pour la personne humaine, quelle qu’elle soit et indépendamment de ses origines et de ses croyances religieuses,
et pour l’ensemble de la création, c’est-à-dire de notre environnement. C’est cette missiologie
qui fonde les théologies de libération et l’action des églises et des organisations ecclésiastiques en faveur des pauvres, le concept de pauvreté renvoyant ici à tous ceux qui sont victimes d’un système social, politique ou économique qui les opprime et les met en minorité.
4. Démarches œcuméniques
Il y a enfin des initiatives et textes œcuméniques. Il nous suffira ici de mentionner la déclaration d’intentions signée entre la Caritas Internationalis et le World Service de la Fédération luthérienne mondiale le 31 octobre 2016 à l’occasion de la commémoration œcuménique
conjointe de la Réforme à Lund, en Suède, qui sans doute est loin d’être unique. L’objectif de
ce texte est de renforcer la collaboration et l’engagement pour promouvoir la dignité humaine
et la justice sociale. On peut y lire que « catholiques et luthériens devraient témoigner ensemble de la miséricorde de Dieu dans l’annonce de l’Évangile et dans le service au monde »
et que « l’engagement œcuménique pour l’unité de l’Église est au service non seulement de
18
« Manifeste de Manille », doc. Web in https://www.lausanne.org/fr/mediatheque/le-manifeste-demanille/manifeste-de-manille.
19
Je laisse ici de côté la dimension eschatologique de ce règne de Dieu, puisque ce n’est pas le sujet de cette
communication.
10
l’Église, mais également du monde, pour qu’il puisse croire ». Les deux parties définissent
ainsi les domaines de leur collaboration :
« Le World service de la Fédération luthérienne mondiale et Caritas Internationalis travailleront
ensemble au niveau mondial dans les domaines suivants :
−
Réfugiés, personnes déplacées à l’intérieur de leur pays et migrants ;
−
Édification de la paix et de la réconciliation ;
−
Préparation et réponse humanitaire ;
−
Mise en œuvre des objectifs de développement durable ;
− Action et programmation interconfessionnelle »20.
V. Questions éthiques
Depuis les sources bibliques, le principe de la dignité humaine pose des questions qui
demandent que ce principe soit toujours relu, réinterprété et repensé dans des situations pratiques diverses. Par exemple, que faire de la dignité des personnes qui décident délibérément
de refuser à d’autres la leur ? Quel sens donner au concept de dignité devant des situations de
souffrance face auxquelles la science propose des solutions techniquement possibles mais
juridiquement et moralement discutables ? Il n’est pas question pour moi d’aborder ces questions dans la présente contribution.
Au-delà des déclarations et de l’action sociale des Églises chrétiennes en matière de
dignité et des droits de l’homme, ces dernières doivent pouvoir apporter des réponses contextuelles pertinentes à ces questions et à bien d’autres. Devant la violence gratuite ou idéologique, la grande criminalité et l’insécurité, quelle réponse apporter, surtout lorsque les auteurs
de ces actes sont pleinement conscients de marcher sur la dignité des victimes ? Entre le réflexe de vengeance et le sentiment de l’impunité et de l’injustice, la gestion de l’idéal de la
dignité de ces personnes est constamment interrogée.
Dans l’actualité récente du Cameroun en contexte de lutte contre la secte Boko Haram
et les preneurs d’otages à des fins crapuleuses, les pouvoirs publics et les populations victimes
des exactions ont exprimé une espèce d’aversion lorsque les organisations de défense des
droits de l’homme ont accusé les autorités de ne pas respecter les droits et la dignité de ceux
qui ont été appréhendés et incarcérés pour avoir semé la mort et la désolation et bafoué les
droits et la dignité de leurs victimes. Dans ce contexte, les populations ont le sentiment que
les droits et la dignité des criminels ont plus de valeur que ceux des victimes, étant donné que
ces mêmes organisations ont gardé le silence devant les exactions des bourreaux. La question
20
Cf. La croix du 4 novembre 2016.
11
que l’on pose fréquemment est : quels sont les droits et la dignité de ceux qui refusent aux
autres les leurs ?
La souffrance pose elle aussi la question de la dignité humaine face aux possibilités
techniques proposées par la science. On peut citer, entre autres, les questions de stérilité et les
solutions de la procréation médicalement assistée, celles des maladies rares et les possibilités
de modification du patrimoine génétique, le cas des personnes souffrant de maladies réputées
incurables et de celles arrivant dans une fin de vie atroce avec les solutions radicales proposées en termes d’euthanasie, etc. Dans ces différents cas de figure, la gestion des droits et de
la dignité de l’homme se trouve souvent coincée entre ce qui est possible, ce qui est légalement autorisé et ce qui est moralement et/ou religieusement acceptable.
VI. Remarques conclusives
La dignité humaine constitue, on l’a vu tout au long de ce parcours rapide, le cœur de
la tradition biblico-chrétienne, au-delà de la diversité des voix bibliques et des confessions
chrétiennes. Cette dignité découle du rapport de l’humain à Dieu, aussi bien à la création que
dans l’histoire humaine. Elle a occupé la première place dans le ministère public de Jésus
dans les évangiles, tant dans ses paroles que dans ses rapports avec les personnes dont il a
croisé le chemin. Depuis l’Église ancienne jusqu’aux églises contemporaines, et à travers les
particularités confessionnelles historiques, elle est au cœur de l’Évangile, la bonne nouvelle
du règne de Dieu, et du témoignage chrétien dans le monde.
L’histoire humaine et celle de l’église chrétienne elle-même montrent que cette lecture
de l’humain n’est cependant pas sans poser des questions. Les conflits et violences qui ont
traversé cette histoire : croisades et autres guerres « saintes », inquisition et bûchers, guerres
de religions à la suite des mouvements de réformes du XVIe siècle, etc. (que nous n’avons pas
abordés dans cette étude – ce n’était pas le sujet) interrogent le rapport de l’Église à ce volet
central de sa théologie. Mais la dignité humaine pose également des questions d’ordre éthique
au regard de l’évolution des sociétés contemporaines, notamment des questions bioéthiques
ou celles liées à la gestion du terrorisme et de la violence aveugle. Tout cela montre que la
centralité et la dignité de l’humain demeurent une démarche jamais achevée, un défi et une
quête permanente.