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1 Éloquence sensible, éloquence à la Jean-Jacques : un idéal lyrique transporté sur un balcon de campagne ou les Discours familiers de Lamartine Dominique Dupart p. 17-25 DUPART, Dominique. Éloquence sensible, éloquence à la Jean-Jacques : un idéal lyrique transporté sur un balcon de campagne ou les Discours familiers de Lamartine In : Les Formes du politique [en ligne]. Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg, 2010 (généré le 16 octobre 2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pus/2562>. ISBN : 9791034404964. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pus.2562. 1Sous la monarchie de Juillet, les orateurs politiques sont aussi des « orateurs personnels ». L’expression est de Delphine de Girardin1. Ils parlent à l’auditoire de toute leur âme mise à nu. Rien à voir avec aujourd’hui, où l’éloquence politique, certes héritière de cette intrusion du privé dans l’espace public si féconde à l’époque romantique, offre seulement une vision dégradée de ce qu’un Guizot, un Lamartine ou encore un Louis Blanc étaient capables de faire. Mais vous ne devez pas imaginer que tous les orateurs romantiques parlaient comme Malraux (on a dans l’oreille quelque chose de très ampoulé, n’est-ce pas ?) ou, s’ils le faisaient, vous ne vous en seriez pas le moins du monde rendu compte parce qu’étant homme ou femme de 1830, vous aussi, vous auriez eu le sentiment que les orateurs personnels vous parlaient directement au cœur, et avec le cœur, seulement. 2L’éloquence dont il sera ici question concerne, de plus, un type particulier d’hommes politiques. Elle concerne les orateurs parlementaires rentrés au bercail, dans leur circonscription ou dans leur arrondissement. Elle concerne les orateurs qui soufflent enfin, les orateurs qui peuvent, en toute quiétude, parler à des gens qui les aiment et qu’ils aiment en retour pour cette raison même. Et donc, il n’y a point de lyrisme parlementaire à percevoir dans leurs discours, mais il y a à entendre un idéal lyrique transporté à « un balcon de campagne » – l’expression est de Lamartine – ou encore, un idéal oratoire amoureux de la politique vécu à l’image d’un banquet idéal pendant le siècle. Aujourd’hui on en connaît seulement la méchante caricature qu’en faisait Flaubert dans sa Correspondance au sujet de la campagne pour la Réforme électorale pendant l’année 1847. La campagne mène directement aux journées de Février 18482. Avec Lamartine – dont nous faisons ici le représentant de tous ces orateurs sensibles et romantiques qui, fourbus par la dernière session parlementaire, rentrent au berceau de leur engagement originel, au berceau de leurs plus intimes convictions – il ne s’agit pas même de banquets mais seulement de bonnes petites et paisibles assemblées de province au sein desquelles le « tintement sensible de la voix de l’homme intime, du poète, s’entend en lieu et place d’une voix rationalisante et raisonneuse qui serait émise au moyen d’une bouche intéressée et cynique3 ». À Mâcon, l’orateur romantique abandonne l’éloquence parlementaire. Il parle même contre elle pour se faire entendre de ceux qui aiment la belle éloquence et 2 l’admirent seulement dans la société civile. Lamartine, qui est l’orateur romantique par excellence, figure exactement l’anti-modèle de Vaize, alias Thiers dépeint par Stendhal dans Lucien Leuwen4. 3En 1838, Lamartine se résout à abandonner la circonscription de Bergues pour réintégrer ses pénates devant le tapis rouge qu’ont déroulé devant lui les électeurs de son Mâconnais originel. Il retourne en Bourgogne et parle enfin directement aux gens de son pays natal. Une partie de l’année, il sue sang et eau à la tribune de la Chambre et l’autre partie de l’année, la plus belle, quand la session se termine et qu’il fait beau encore, il parle avec un grand sentiment de contentement dans son pays et aux gens de son pays. Sa tribune repose alors sur le modèle d’une sociabilité antérieure à la nation moderne et qui est modelée progressivement par l’électoralisme pendant ces décennies sous le régime de Juillet. À l’opposé de la démarche analytique d’un Tocqueville décidé à explorer les crêtes visibles et invisibles du nouveau monde démocratique, Lamartine, sur son balcon de campagne, cherche à maintenir un petit forum à dimension humaine. Il appelle les discours qu’il tient alors des Discours familiers. Ils sont rassemblés en 1849 au sein du tome V de l’édition Didot dite des Souscripteurs et sont introduits par cette Note de l’éditeur en laquelle on reconnaît la voix de Lamartine. Le volume réunit une sélection de discours prononcés en marge de la Chambre, de l’année 1837 au mois de novembre 1848 : Ce n’est pas là un livre d’éloquence, c’est un livre de cordialité. En dressant en face de sa tribune politique, le banc modeste ou l’humble balcon de campagne d’où la plupart de ces allocutions sont tombées, l’auteur a voulu perpétuer le souvenir des solennités domestiques qui s’y rattachent. Elles sont restées les fêtes de sa vie ; les discours de sa tribune parlementaire n’en sont que les luttes et les combats5. 4Lamartine a été à ce point un ancêtre heureux du sous-préfet d’Alphonse Daudet qu’il ne ressentait pas même le besoin de s’égarer dans les sous-bois pour faire des vers. Il s’épanouissait déjà en proférant des « cordialités », les « fêtes de sa vie », dit-il. La citation date de 1849. Quelque chose de plaisant et de remarquable, quelque chose de l’ordre du familier, coulait sur l’auditoire pendant les « spitches » de campagne proférés par Lamartine6. J’ai appelé cette éloquence une éloquence à la Jean-Jacques car elle recycle en définitive la langue de Rousseau à des fins épidictiques. Qu’elle recycle Rousseau ne la dégrade pas, mais l’élève. Il s’agit d’un Lamartine qui parle comme un Rousseau s’adressant à ses concitoyens de Genève pour leur dédier d’une voix douce et pathétique son discours Sur l’origine et les fondements de l’inégalité. Mes chers concitoyens [écrivait Rousseau], ou plutôt mes frères, puisque les liens du sang ainsi que des lois nous unissent presque tous, il m’est doux de ne pouvoir penser à vous, sans penser en même temps à tous les biens dont vous jouissez et dont nul de vous peut-être ne sent mieux le prix que moi qui les ai perdus7. 3 5Il est significatif que le discours des Comices inséré sous forme de découpures ineptes dans Madame Bovary ne retienne rien de l’héritage transmis par Rousseau au siècle romantique dans cette éloquence à la Jean-Jacques. Flaubert a saisi avec lui la quintessence de l’inaudible dans les discours de l’époque qui est l’épidictique agricole, cet inaudible dont il n’est pas sûr qu’il ait totalement disparu aujourd’hui des Salons, salons de l’agriculture et autres. Lieuvain – savourons le jeu de mot – prononce en conseiller de préfecture, à Yonville, sa harangue, en lieu et place du préfet retenu pour d’autres civilités. En brandissant cet épouvantail et son éloquence, Flaubert, qui méprisait Lamartine, l’expulse tout simplement de la tribune à laquelle il parlait extraordinairement et, par là, l’expulse de toute l’éloquence de l’époque, et plus encore, de tout un pan de la mémoire du siècle. Il y a bien peu de jours, bien peu d’heures que je luttais péniblement au milieu du tumulte des assemblées délibérantes, tombant ou me relevant tour à tour, tantôt aux murmures, tantôt aux applaudissements de la foule, comme dans une mêlée ; et aujourd’hui me voilà à cent lieues de cette poussière d’opinions qui s’élève et s’abat si vite au milieu du pays que j’aime le plus, dans la campagne rajeunie par le printemps qui revient, sous le toit de mes pères, à table avec mes amis, et surpris tout à coup dans cette détente d’esprit et de cœur par une musique inattendue qui vient de si loin étonner le silence des vieux arbres, et me dire, en notes sympathiques, que mon pays est content de moi. (Applaudissements.) Qu’il y a loin de là, convenez-en, à la Chambre des députés !… 6Lamartine prononce cet exorde à la Société de musique de Mâcon, le 25 mai 18458. En note du discours, on découvre que « M. Liszt assistait à cette sérénade et avait porté un toast à M. de Lamartine ». Lamartine l’affirme, son pays est content de lui. L’épidictique double le délibératif. Il sert le dessein secret de l’orateur qui est d’obtenir l’adhésion sans la discussion et d’édifier au cœur du pays une Chambre idéale. Les acclamations des assemblées provinciales sont une musique, un sentiment qui se substituent à la « mêlée » parlementaire et aux « poussières d’opinion ». La germination de la campagne, ce canevas utilisé par les poètes pour chanter l’amour et la jeunesse, est sollicité par l’orateur pour avérer l’existence d’un engagement politique fondé sur le sentiment, presque sur le silence. Lamartine, ému, ne mentionne-t-il pas le « silence des vieux arbres » pour définir le cadre enchanteur de l’allocution ? 7Faut-il voir en cette assemblée réunie en Bourgogne autour de Lamartine l’image d’une démocratie vivante dont Rousseau disait qu’elle était trop parfaite pour les hommes ? Elle nécessite la réunion impossible de différentes conditions, telles qu’un « État très petit où le peuple soit facile à rassembler et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres ». Mâcon serait presque une nouvelle et minuscule Genève et Lamartine, alors, presque son premier magistrat, s’il était question de lois et non de discours, de magistrature institutionnelle et non de magistrature oratoire9. 4 8Une conception organique de la société suscite en effet une transfiguration aimante et aimable de l’orateur en « concitoyen ». Donnons des phrases d’amour pour le peuple, recommandait Marie-Antoinette à son époux10. Madame de Staël n’est pas bien loin non plus de Lamartine. Elle préconisait l’éloquence comme ciment amoureux entre les citoyens d’une même patrie. « Jetez les yeux sur une foule nombreuse ; combien ne vous arrive-t-il pas de rencontrer des traits dont l’expression amie, dont la douceur, dont la bonté vous présage une âme encore ignorée, qui entendrait la vôtre et céderait à vos sentiments ! Eh bien ! cette foule vous représente la véritable nation11 ». Parlez pour elle comme un ami parle à son cœur, ajoutaitelle. La défiance du siècle envers l’éloquence pathétique s’interrompt au seuil de l’héritage sensible transmis par Madame de Staël en écho à l’éloquence royale d’un pater familias. 9L’orateur familier ne peut pas être soupçonné de vouloir duper son pays. Il est forcément loyal et sincère. Il n’est pas assimilable à la figure de l’orateur populaire et fourbe qui ménage ses effets en les préparant par avance dans les coulisses de la tribune. Il prononce donc exactement une éloquence opposée à l’éloquence, une éloquence dont l’anti-modèle est justement le discours des Comices. Lieuvain déforme l’univers intime des vachers et bergers qui l’écoutent avec leur bêtes. Il le coule – au sens propre et au sens figuré – dans le moule d’une éloquence officielle située à mille lieues de l’idéal lyrique transporté à un balcon de campagne. CatherineNicaise-Élisabeth Leroux reçoit une médaille d’argent pour « un demi-siècle de servitude », raconte Flaubert. Et elle ne comprend pas l’allocution qui lui est adressée. « Ah ! qu’elle est bête ! », entend-on alors dans la foule. La recherche de l’élocution dans les Discours familiers vise au contraire chez Lamartine à grandir l’auditoire et toutes les Catherine-NicaiseÉlisabeth Leroux susceptibles d’en faire partie. Les éloges déclamés par Lamartine chantent alors le peuple en vertu du don démocratique de sa personne et en vertu de son style improvisé pour tous et avec tous. Le beau, but ultime de l’éloge familier, est l’indice du point de vue du peuple adopté par Lamartine. 10L’éloquence familière ne renie pas l’inspiration lyrique. Lamartine suit son sillon tiré exemplairement jusque hors du poème. Dans la Lettre à Monsieur d’Esgrigny écrite en 1849 en guise de prologue aux Harmonies poétiques et religieuses, Lamartine associe le poète à la figure du laboureur : Ce prologue, je l’ai promis dans le prospectus de mes œuvres revues, épurées, commentées et publiées par moi-même. Le laboureur retourne ainsi son champ aux premières brumes d’automne, et enterre, sur le revers du sillon les herbes parasites qui ont poussé inutilement entre la dernière moisson et la prochaine semaille12. 11Le 1er septembre 1839, à la séance publique de la société d’agriculture de Mâcon, Lamartine déclarait : « nous sommes les députés de l’agriculture. Nous sommes des paysans, des laboureurs comme vous. Comme vous, nous avons toutes nos racines dans le sol. Nos meilleurs fruits doivent retomber sur cette terre qui nous a portés comme vous13 ». La convergence en 5 cette figure du laboureur, du député, du poète, de l’éditeur et du peuple manifeste que l’éloge démocratique, son style bas, sont une didactique de l’inspiration lyrique. Elle accomplit dans la langue parlée pour tous une incarnation possible du poème, à la manière d’une édition de poésie illustrée pour le plus grand nombre. « Nos meilleurs fruits » sont les plus belles productions de l’orateur14. 12Cette éloquence actualise sur une scène oratoire un désir de littéralité propre au lyrisme. L’unanimité des acclamations montre que l’éloquence entendue n’est pas réductible à la prose. À Mâcon, elle déborde le discours. Elle le consume en vivats et en musique. Les pierreries pleuvent des lèvres de l’orateur sensible qui retourne au bercail de la poésie. Ses improvisations rivalisent par l’intensité de leur réception avec l’écriture de la poésie car elle figurent la langue de tous, la langue de tous qui est l’avenir du lyrisme pour Lamartine. Surtout, il tente de parler à un auditoire comme le poète parlerait en nous : […] je vais donc chercher quelques mots dans mon cœur ; heureusement, il ne faut pas de science pour cela : les œuvres de Dieu dans la nature n’ont pas besoin d’être expliquées pour être admirées et senties ; elles se communiquent directement, sans intermédiaire, sans interprète, à l’âme par les yeux. Les enfants ont cueilli des fleurs et les femmes ont respiré des bouquets avant que la science eût inventé ses nomenclatures et que la botanique eût compilé ses catalogues. (On applaudit.)15 13En exorde au discours prononcé à la Société d’Horticulture de Mâcon en septembre 1846, Lamartine pratique l’éloquence des femmes et des enfants. Il ouvre la tribune au registre de l’intimité démocratique. « Puis je pense tout haut pour eux ; le cercle écoute. / Et mon cœur dans leurs cœurs se verse goutte à goutte », écrivait en 1836 Jocelyn dans son journal pour dépeindre son catéchisme auprès des enfants de Valneige16. Lamartine ressemble à Michelet, à un Michelet lu par Jacques Rancière et pour lequel la prose offre « l’identification de la fin du poème à l’avènement de l’existence poétisée17 ». Ses discours familiers offrent « un lieu au non-lieu ». Ils créent une adéquation des mots aux choses, « une utopie du discours sans extérieur, du récit qui rassemble tout, qui ne connaît pas le vide des mots18 ». Le lyrisme de campagne apparaît comme une forme transitoire de l’inspiration poétique. Il prétend presque se passer de mots. Il vaut seulement pour les circonstances de sa formulation et l’assemblée de simples citoyens qui l’encouragent. 14À Yonville, Lieuvain impose une véritable magie oratoire à son auditoire. Flaubert raconte que « toutes les bouches de la multitude se tenaient ouvertes comme pour boire ses paroles ». L’auditoire agricole est littéralement médusé par la vacuité d’un discours en lequel, vain, abruti et stupide, il se reconnaît. Personne n’entend ce qui est dit, de toutes les façons, et la petite musique oratoire compte plus que les mots effectivement prononcés. Cette magie s’évanouit aussitôt le dernier mot prononcé. Flaubert raconte : « La séance était finie ; la foule se dispersa ; et, maintenant que les discours étaient lus, chacun reprenait son rang et tout rentrait dans la 6 coutume ; les maîtres rudoyaient les domestiques et ceux-ci frappaient les animaux, triomphateurs indolents qui s’en retournaient à l’étable, une couronne verte entre les cornes19 ». Mais Flaubert romancier dépeint des personnages et un décor, là où Lamartine prononce seulement un discours. Le discours des Comices s’effondre doublement, en vertu de l’ineptie de son texte et de la peinture d’un auditoire délivré de son charme. En revanche celui de Lamartine se consolide, en vertu, symétriquement, de l’unicité du Je oratoire et de son double fantasmatique, l’auditoire, qui est retranscrit euphoriquement dans la presse régionale au moyen de didascalies efficaces. Ni Catherine Nicaise, ni bêtes indolentes n’affleurent en surface de discours pour miner l’orateur familier et son éloquence, et transformer son idéal lyrique en illusion romanesque chez Lamartine, seulement la voix lisse et révérée d’un orateur adoré, qui offre son intimité en gage de son amour et de sa sincérité démocratique. 15Lamartine risque même impudiquement son enfance au balcon de campagne. Il donne sa sensibilité et son histoire personnelle en gage de lyrisme au peuple en miniature qui réside en Bourgogne. Dans l’improvisation à la séance générale de la Société d’Horticulture de Saôneet-Loire, le 20 septembre 184720 : […] si vous saviez le latin aussi bien que vous savez la langue universelle de la végétation, je pourrais m’écrier au milieu de vous, comme le berger de Virgile : Et in Arcadia ego ! c’est-àdire, et moi aussi j’ai été jardinier ! Oui : et moi aussi, j’ai eu pour premier berceau un petit et agreste jardin entouré de murs de pierres sèches sur une de ces collines arides et sombres que vous apercevez d’ici à l’extrémité de votre horizon ; il n’y avait là (la médiocrité plus que modeste de la fortune de mon père ne le permettait pas) ni vaste étendue, ni ombrages majestueux, ni eaux jaillissantes, ni fleurs rares, ni fruits précoces, ni plantes de luxe, c’étaient quelques allées étroites parquetées de sable rouge, encadrées d’œillets sauvages, de violettes et de primevères, et bordées de carrés de légumes pour la nourriture de la famille. […] J’habite maintenant des jardins plus vastes et plus artistiquement plantés, mais j’ai conservé ma prédilection pour celui-là ! Je le garde précieusement dans son ancienne pauvreté, d’ombre, d’eau, de fleurs, de fruits ! Et quand j’ai quelques rares heures de liberté et de solitude arrachées aux affaires publiques ou aux travaux d’esprit à donner à ces vagues entretiens avec moi-même, c’est dans ce jardin que je vais les passer ! (Sensations et marques d’attendrissement dans l’assemblée.) Oui, pardonnez-moi ces détails intimes, ces retours sur la vie domestique. Ils ne sont pas déplacés ici ; nous sommes tous concitoyens, tous amis, tous de la même fibre et de la même chair ! N’ayons un moment qu’une âme ensemble, comme nous n’avons qu’une patrie ! (Émotion générale et interruption.) 16Nous interrompons la citation du paragraphe avant sa dernière envolée, en laquelle se réitèrent l’aveu d’humilité et le choix du petit jardin. L’éloquence se nourrit et enfle proportionnellement à sa réception heureuse. Là, elle s’altère aussi en oraison funèbre. Elle accomplit en dernier ressort l’élévation de l’auditoire ; elle l’accomplit en mémoire de simples 7 citoyens. Point de Prince de Condé, mais la mère ou la fille de Lamartine dans la péroraison qui clôt sur ses mots le discours21 : […] mais je retourne y cultiver surtout ces images des choses et des personnes aimées et perdues ! ces mémoires des tendresses évanouies, ces traces vivantes, saignantes souvent, d’une vie déjà à moitié écoulée !… (L’orateur s’arrête un moment comme s’il cherchait une expression, comme s’il délibérait avec lui-même.) J’hésite, Messieurs ! j’hésite, irai-je plus loin ? (Il s’arrête encore.) Non, je n’en dirai pas davantage ; il y a des pudeurs sur tous les sentiments profonds ; il ne faut pas arracher les derniers voiles de l’âme humaine ; il y a des larmes qui ne doivent tomber que dans le silence et dans le secret du cœur !… Je vais donc, vous disais-je, retrouver dans cet asile de mon enfance des charmes plus puissants pour moi, pour nous tous, que les plus odorantes floraisons de vos expositions : le parfum des souvenirs, l’odeur du passé ! (Sensation) les voluptés même de cette mélancolie qui est la fleur d’automne de la vie humaine (Vive émotion), toutes ces choses qui sont pour nous, Messieurs, comme des émanations de la terre, comme une senteur lointaine, comme un avant-goût de ces Élysées, de ces Édens, de ces jardins éternels où nous espérons tous retrouver dans le bonheur ceux que nous avons aimés et quittés dans les larmes !… toutes choses qui font désirer à l’homme de la nature, à quelque distance, dans quelque abîme, ou à quelque hauteur que la fortune l’ait jeté, de revenir achever ses jours sur la terre qui l’a vu naître, et d’avoir au moins sa tombe dans le jardin où il eut son berceau ! (Impression unanime d’émotion et de d’attendrissement. – On n’applaudit pas.) 17Pour exister pleinement, le discours familier suscite hors de lui son propre cadre : ce sont les didascalies de réception. Elles confèrent une puissance indestructible à la petite musique oratoire qui est jouée sempiternellement. La réussite du moment tient aussi au refus réitéré de l’orateur de s’engager pleinement dans l’exercice de l’oraison. L’orateur lyrique qu’est Lamartine devance et banalise alors le sujet lyrique aphone de la fin du siècle : « J’hésite, Messieurs ! j’hésite, irai-je plus loin ? ». La didascalie renouvelle l’arrêt dramatique sur le seuil du genre : (Il s’arrête encore.) Cette avancée à reculons sollicite l’auditoire au moyen d’un éventail de figures qui s’étagent de la litote à la prétérition. Elle délivre une confession intime sous les atours d’une parole publique qui module un échange et une inversion ultimes : l’inspiration domestique, l’amour filial et paternel sont sacrés sur la tribune de la démocratie. Tel est le discours familier de Lamartine. Il célèbre une inspiration intime qui capte l’assentiment de l’auditoire en lui livrant le corps vrai de l’orateur. C’est le signe d’un transfert symbolique des pouvoirs de l’éloquence, un transfert démocratique, doté par Lamartine des vertus et des devoirs de la parole lyrique. NOTES 1 Delphine de Girardin, Lettres parisiennes du vicomte de Launay, t. I, 1839, Lettre II, 12 janvier 1839, p. 378. 8 2 Gustave Flaubert, Correspondance, éd. par J. Bruneau, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1973, Lettre à Louise Colet, fin décembre 1847, t. I, p. 491. 3 Lamartine, Raphaël [1849], Graziella, Raphaël, éd. par Jean des Cognets, Garnier, 1860, p. 156. 4 Stendhal, Lucien Leuwen [1834-1835], éd. par Henry Debray et Michel Crouzet, GF, 1982, t. II, ch. XLVIII, p. 215. 5 Lamartine, Note de l’éditeur [1849], Œuvres, édition dite des Souscripteurs, Firmin-Didot frères, 1849-1850, vol. V, p. 67. 6 Honoré de Balzac, Monographie de la presse parisienne [1843], Les Journalistes, Arléa, 1991, p. 30. 7 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité [1755], À la République de Genève, éd. par Jacques Roger, GF, 1992, p. 150. 8 Lamartine, Allocution à la Société de musique de Mâcon, La France parlementaire (1834-1851), présentation de Louis Ulbach, Librairie internationale, 1864, t. IV, 25 mai 1845, p. 208. 9 La démocratie de Rousseau nécessite la réunion de différentes conditions, telles qu’un « État très petit où le peuple soit facile à rassembler et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres » (Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social [1762], éd. par Pierre Burgelin, GF, 1966, Livre III, IV, p. 107). Lamartine se considère comme un enfant élevé par l’Émile. Sa mère l’élève, selon lui, « d’après le système de J.-J Rousseau qui avait été lié avec sa mère, Mme des Roys, à Paris » (Correspondance d’Alphonse de Lamartine (18301867), éd. par C. Croisille et M.-R. Morin, Champion, 2000-2002, t. II, 37, À Adrien Jarry de Mancy, 1837, p. 574). Il a lu très tôt Rousseau, notamment les Confessions, l’Émile, La Nouvelle Héloïse durant les années 1807-1815 (voir Correspondance d’Alphonse de Lamartine (1807-1815), t. I, p. 76, 143, 157). Lire aussi le 4e livre des Confidences sur l’importance revendiquée de Rousseau dans l’éducation de Lamartine : Les Confidences [1849], Michel Lévy frères, 1856, livre IV, p. 74-75. 10 « Flattons le peuple par des expressions d’amour », écrit Marie-Antoinette. Cité par Mona Ozouf dans Varennes, mort de la royauté, 21 juin 1791, Gallimard, 2005, p. 96. 11 Madame de Staël, De la littérature [1800], éd. par Gérard Gengembre et Jacques Goldzink, GF, 1991, seconde partie, p. 401. 12 Lamartine, Lettre à M. d’Esgrigny [1849], O.C. Souscripteurs, vol. III, t. I, p. 7. 13 Parmi les discours familiers, il est en troisième position après le discours Sur l’enseignement du 24 mars 1837 et le premier discours prononcé à l’Académie de Mâcon du 25 août 1838. Discours prononcé à la séance publique de la société d’agriculture de Mâcon, 1er septembre 1839, O.C. Souscripteurs, vol. V, p. 305-310, La France parlementaire, t. II, 1er septembre 1839, p. 266-270. 14 Dans le poème La Vigne et la maison, le temps en fuite possède encore les attributs de la « masure dégradée et couverte de chaume et de mousse » de la Lettre à Monsieur d’Esgrigny de 1838 et du discours familier de 1839. La Vigne et la maison [1856], Œuvres poétiques complètes, éd. par Marius-François Guyard, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1963, p. 1486-1488. 15 Discours prononcé à la séance publique de la Société d’Horticulture de Mâcon, La France parlementaire, t. IV, 20 septembre 1846, p. 485-486. 16 Jocelyn [1836], Œuvres poétiques complètes, 9e époque, p. 756. 17 Jacques Rancière, Courts voyages au pays du peuple, Éd. du Seuil, 1990, II, p. 126. 18 Ibid., p. 130. 19 Gustave Flaubert, Madame Bovary [1856], éd. par Thierry Laget, Gallimard, 2001, Deuxième partie, VIII, p. 219. 9 20 Improvisation à la séance générale de la Société d’Horticulture de Saône-et-Loire, La France parlementaire, t. V, 20 septembre 1847, p. 70-71 21 Ibid., p. 71-72.