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AJFS 58.2 2021 DOI:10.3828/AJFS.2021.12 Réalismes déclinistes du polar français contemporain : Nicolas Mathieu, Colin Niel, Antonin Varenne ALICE JACQUELIN Abstract The detective novel has long been described as a form of “authentic” realistic literature (Collovald et Neveu). However, this article analyzes how three contemporary French crime novels—Aux animaux la guerre by Nicolas Mathieu (2014), Seules les bêtes by Colin Niel (2017) and Battues by Antonin Varenne (2015)—challenge and reappropriate conventions of realism. The three country noir novels follow in the lineage of two important traditions of realism, nineteenthcentury French classical realism (Dubois) and the social realism of the 1970s and 1980s “néopolar” (Desnain). Yet rather than anchoring the novels in familiar territory, the authors blur topographical references, create a polyphonic narrative structure and set a horrific tone to provide symbolic and political commentary. The novels thus borrow from magic realism to depict a declining rural and working-class world. Résumé Le polar a longtemps été assigné à une littérature du réel décrite comme « authentique » (Collovald et Neveu). Cet article vise cependant à analyser la façon dont trois polars français contemporains – Aux animaux la guerre de Nicolas Mathieu (2014), Seules les bêtes de Colin Niel (2017) et Battues d’Antonin Varenne (2015) – infléchissent et se réapproprient la représentation réaliste. Si ces trois romans ruraux héritent en effet d’une double tradition réaliste – à la fois le réalisme classique du xixe siècle (Dubois) et le réalisme social du néo-polar des années 1970 et 1980 (Desnain) – ils atténuent cependant la référentialité à un monde connu pour permettre une double lecture symbolique et politique grâce à trois procédés : le flou topographique, la polyphonie narrative et la tonalité horrifique. Ces trois romans se rapprochent ainsi d’un réalisme magique pour construire la représentation d’un monde rural et ouvrier sur le déclin. Dans Les Romanciers du réel : de Balzac à Simenon, étude séminale sur le réalisme et ses déclinaisons chez de grands auteurs du xixe et du xxe siècles, Jacques Dubois n’hésite pas à inscrire un auteur populaire de romans policiers tel que Georges Simenon aux côtés de Maupassant, Balzac, Proust ou Céline.1 Dubois s’en explique 1 Pour Dubois, Simenon constitue le moment de transition du polar français du roman d’énigme 138 Alice Jacquelin en reconduisant la dichotomie entre « haute » et « basse » littérature. Selon lui, le réalisme, remis en cause dans la littérature générale pour son illusion de mimétisme au début du xxe siècle, aurait trouvé un second souffle dans la littérature populaire, et précisément dans le roman policier. Dubois propose cependant la définition paradoxale d’un réalisme allégorique : C’est là où [le roman réaliste] invente un univers, là où il dit les rapports humains en des projections qui confinent à l’allégorie, là où il s’approprie les paroles les plus triviales en des artefacts linguistiques, qu’il propose la grille la plus opératoire et la plus perspicace de déchiffrement de la société.2 Cette définition de Dubois s’est trouvée particulièrement appliquée dans le néo-polar des années 1970 dont le réalisme social et l’écriture behavioriste, sous l’égide de Jean-Patrick Manchette, confinent à une lecture sociologique et symbolique.3 Les critiques du polar post-manchettien insistent d’ailleurs sur cette lecture symbolique du roman noir français. Anissa Belhadjin précise que là où le roman d’énigme procède à la « restauration d’un ordre social » mis à mal par l’émergence d’un crime, c’est au contraire le chemin vers le crime qui importe dans le roman noir.4 De même, Véronique Desnain explique que, là où le roman de détection se centre sur l’univers domestique et sur la responsabilité individuelle du crime, « le polar nous présente le criminel comme un vecteur sociologique/idéologique, dont les actions ne peuvent être séparées d’un ‘système’ ».5 Les trois polars français contemporains de notre étude, Aux animaux la guerre (2014) de Nicolas Mathieu, Seules les bêtes (2017) de Colin Niel et Battues (2015) d’Antonin Varenne s’inscrivent dans cette double filiation – à la fois celle des réalistes du xixe siècle et celle du réalisme sociologique du néo-polar – par l’analyse qu’ils mènent du monde paysan et les représentations qu’ils font de l’espace rural. Dans son premier roman Aux animaux la guerre, paru en 2014 et édité dans une collection policière, Nicolas Mathieu décrit un engrenage criminel dans les Vosges, dans un au roman noir par l’intégration d’« un contenu sérieux et une dimension sociale apte à faire passer la construction artificielle au second plan » in Jacques Dubois, Les Romanciers du réel : de Balzac à Simenon (Paris : Seuil, 2000), p. 329. 2 Dubois, p.12. 3 Alain Lacombe, Le Roman noir américain (Paris, Union générale d’éditions, 1975), p. 161. Lacombe compare le roman noir à une « littérature du comportement » proche des techniques cinématographiques, en ce qu’elle refuse l’introspection et privilégie l’action. Dès lors, les sentiments, valeurs ou pensées des personnages ne peuvent plus être saisis et interprétés qu’à partir de leurs manifestations extérieures. C’est ce qu’on appelle le style behavioriste, qui est particulièrement mis en œuvre chez Manchette et d’autres auteurs de la mouvance néo-polar. 4 Anissa Belhadjin, « From Politics to the Roman Noir », South Central Review 27 : 1–2 (2010), 61–81 (p. 61). 5 Véronique Desnain, « Le Polar, du fait divers au fait d’histoire », Itinéraires, 2014 : 3 (2015), <http://journals.openedition.org/ itineraires/2557>, consulté le 3 décembre 2020. Réalismes déclinistes du polar français contemporain 139 contexte de fermeture d’usine aux alentours d’Épinal.6 Colin Niel, en parallèle de sa tétralogie de polars qui se situe en Guyane, a écrit un polar rural intitulé Seules les bêtes (2017) qui raconte comment la misère affective des paysans et les fantasmes qui animent les habitant·e·s de la région des causses en Lozère aboutissent à un drame passionnel.7 Enfin, le sixième roman d’Antonin Varenne, Battues (2015) s’intéresse au meurtre d’un garde forestier écologiste en lien avec des batailles foncières au cœur du Limousin.8 Alors que depuis la critique structuraliste et l’expérimentation du Nouveau Roman dans les années 1960, le soupçon s’est cristallisé sur les possibilités de représentations réalistes du monde par la littérature, le roman noir continue son entreprise d’exploration des milieux sociaux les plus démunis et les plus marginaux, ainsi que sa remise en cause critique, politique et idéologique du système capitaliste. Du côté de la réception, les lecteur·trice·s de romans noirs sont d’ailleurs en recherche de cette littérature jugée « authentique » par rapport à une littérature générale perçue comme expérimentale ou « artificielle. »9 Le polar se place donc, dans le champ des productions et des pratiques littéraires contemporaines, comme un genre capable d’assumer une représentation réaliste et de porter un discours sur le monde social. Cependant, ce réalisme supposé du polar recouvre différents styles et différentes conceptions du réel. Comment le polar français contemporain assume-t-il ce rôle de littérature du réel et de discours « authentique » sur le monde ? Par quels procédés nos trois auteurs, Nicolas Mathieu, Colin Niel et Antonin Varenne, parviennent-ils à décrire un monde ouvrier et paysan en déliquescence ? Comment les trois romans noirs de notre corpus intègrent-ils la double tradition réaliste dont ils héritent tout en l’infléchissant vers un réalisme décliniste ? Si le souci réaliste est effectivement maintenu dans Aux animaux la guerre, Battues et Seules les bêtes par la localisation des intrigues dans des territoires marginalisés identifiables (les Vosges, la Lozère et le Limousin), l’atténuation de la référentialité spatiale et la construction symbolique de l’espace 6 Nicolas Mathieu, Aux animaux la guerre, 2014 (Arles : Actes Sud, 2016). Les références suivantes seront incorporées au texte. 7 Colin Niel, Seules les bêtes (Arles : Rouergue, 2017). Les références suivantes seront incorporées au texte. 8 Antonin Varenne, Battues, 2015 (Paris : Points, 2016). Les références suivantes seront incorporées au texte. 9 Annie Collovald et Érik Neveu, Lire le noir : enquête sur les lecteurs de récits policiers (Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2013), p. 153 : « Les livres policiers sont aussi associés par une majorité de nos lecteurs à une thématique de l’authenticité. Celle-ci se devinait déjà comme une des dimensions antithétiques à l’artificialité, au côté frelaté, prétentieux d’autres genres de fiction. Mais l’authenticité dont parlent les lecteurs est bien autre chose que le revers de l’accessibilité. La séduction des lectures policières apparaît souvent liée tant à la manière réaliste dont ils parlent du monde, qu’à la nature des mondes dont ils parlent. C’est la valorisation dominante de ce réalisme social et documentaire qu’on fera d’abord ressortir des entretiens, avant de chercher à en distinguer quelques variantes. » 140 Alice Jacquelin romanesque, ainsi que la polyphonie et l’éclatement des points de vue permettent cependant une lecture de ces trois romans noirs comme des paraboles déclinistes sous-tendues par une tonalité gothique et horrifique. Infléchissement de la référentialité spatiale Les théoricien·ne·s de la fiction paralittéraire ont établi que les mondes fictionnels sont nécessairement construits dans un rapport d’équivalence plus ou moins proche du monde réel.10 Au sein des paralittératures, on distingue les littératures de l’imaginaire (science-fiction, fantasy, dystopie) et les littératures du réel qui présentent aux lecteur·trice·s un monde « connu ».11 De ces analyses issues des littératures de genre, on peut établir de façon assez nette que le roman noir se situe du côté « réaliste », « mimétique » (Suvin) ou « rationnel » (Bréan) du spectre des mondes fictionnels. Dans les trois romans noirs de notre corpus, le·la lecteur·rice est confronté·e à un monde rural qui renvoie à un réel identifiable : les Vosges de Nicolas Mathieu, la Lozère de Colin Niel et le Limousin d’Antonin Varenne, qui correspondent à des réalités territoriales référentielles. Les trois romans décrivent des territoires ruraux marginaux et enclavés dans des régions semi-montagneuses où l’accès à la grande ville est rendu difficile par l’éloignement ou le relief, comme le suggère la comparaison ilienne du causse au début de Seules les bêtes : « La pente de la route s’est adoucie d’un coup, marquant l’arrivée sur le causse, sur cette immense île plate perchée dans le ciel d’été comme si ce n’était pas tout à fait le sien » (Niel, p. 17). Les trois romans supposent une connaissance des caractéristiques régionales : « Ils le savaient, dans les Vosges, les hivers n’ont pour ainsi dire pas de fin » (Mathieu, p. 29). Par ailleurs, les spécificités géographiques et géologiques permettent la localisation précise des espaces décrits, d’autant que certaines villes et certaines chaînes de montagnes sont précisément nommées dès le début des romans : « Devant lui, le Plateau, secteur du parc naturel régional qui s’arrêtait sur ce dernier point haut, les Jaumâtres, avant de se transformer en plaines longuement vallonnées au nord et à l’ouest. Les plaines agricoles, le Plateau forestier » (Varenne, p. 40). Si la référentialité géographique peut paraître assurée, il n’en demeure pas moins que les références au « causse » et aux « Jaumâtres » restent de l’ordre de l’évocation et ne constituent pas nécessairement un savoir géographique partagé. De même, « les Vosges » ne constituent qu’un référentiel élargi peu précis. Dans sa Darko Suvin, Pour une poétique de la science-fiction : études en théorie et en histoire d’un genre littéraire (Montréal, Presses de l’Université du Québec, 1977). Suvin propose une partition utile entre les fictions « réalistes » et les fictions « antimimétiques » de « la connaissance distanciée » (p. 12). 11 Simon Bréan, La Science-fiction en France : théorie et histoire d’une littérature (Paris : PUPS, 2012). Bréan, relisant la théorie de Suvin, propose une typologie plus fine en fonction du niveau d’engagement cognitif et des « réajustements encyclopédiques nécessaires » (sciencefiction) ou non (réalisme) pour appréhender le monde représenté (p. 284). 10 Réalismes déclinistes du polar français contemporain 141 théorie géocritique, Bertrand Wetsphal propose justement d’interroger cette notion de « référentialité »12 pour en examiner avec précision la spéculation qu’elle suppose des liens existants entre le monde et le texte. Dans le cas de nos romans, cette référentialité pose problème car, si la situation géographique générale est identifiable, la localisation précise ne l’est en revanche jamais : C’était un tout petit patelin situé quelque part entre Bruyère, Corcieux et SaintDié, une rue unique et des maisons alignées tout du long. Rita connaissait bien les environs. Non seulement elle habitait dans le coin, mais tout récemment, elle avait consacré pas mal de son temps à un plan social qui se déroulait dans les parages. (Mathieu, p. 32–33) Le flou topographique est maintenu par les expressions « quelque part », « les environs », « le coin » ou encore « les parages », qui ne permettent jamais de situer avec minutie le patelin dont il est question. Par ailleurs, si la référence aux Vosges est trop large, la triangulation des petites villes citées, « Bruyère, Corcieux et SaintDié », ne permet pas non plus de s’orienter. La technique de floutage de Mathieu fonctionne donc par variation d’échelles. Dans Battues, le floutage spatial est rendu encore plus évident encore par la mention tronquée du nom de la petite ville où se déroule l’intrigue et qui n’est désignée que par son initiale : « Quand j’y suis née, R. était encore une ville » témoigne Michèle Messenet, narratrice principale du roman (Varenne, p. 7). Ce jeu sur l’onomastique peut faire signe vers les fictions formalistes du Nouveau Roman et vers un refus du réalisme immersif. L’imprécision dans Seules les bêtes se construit sur une familiarité supposée du.de la lecteur·rice avec la région décrite et une adéquation feinte avec le regard narratorial : C’était une journée sans visite, j’ai fait des courses et réglé deux-trois choses en ville, des occupations pour lesquelles je n’avais pas trop besoin de réfléchir. Et le soir, j’ai repris la route vers les hauteurs enneigées de ma montagne. Jusqu’à ce hameau qui m’avait vue grandir […] Je me suis garée dans la pente, face au fleuve de brouillard gris qui serpentait dans la vallée, engloutissant le moindre village. (Niel, p. 14) La ville n’est pas nommée, et l’usage du possessif (« ma montagne ») et du démonstratif (« ce hameau ») contribuent à placer le récit dans une focalisation interne qui entraîne un « brouillard » géographique et informationnel. Dans les trois cas, l’atténuation et le jeu constant avec la référentialité spatiale tendent vers une généralisation possible de l’intrigue criminelle. Cette dimension allégorique des romans du corpus se retrouve d’ailleurs dans la construction symbolique de l’espace romanesque qui fonctionne, dans les trois 12 Bertrand Westphal, La Géocritique : réel, fiction, espace (Paris : Minuit, 2007). 142 Alice Jacquelin cas, comme des systèmes d’opposition qui traduisent des positions politiques.13 Dans Seules les bêtes, l’espace romanesque se construit dans une opposition entre la ville et le causse. La ville est un lieu où l’on passe le plus souvent sans s’arrêter. Les personnages sont en ville, vont à la ville ou reviennent de la ville, mais sans y appartenir. Cette partition élémentaire permet à Colin Niel de construire un discours sur l’isolement des éleveurs du causse, incarnés par les personnages de Joseph et Michel. Dans Battues, l’espace est découpé, comme on l’a vu, entre le Plateau forestier et la Plaine agricole : cette dichotomie traduit en fait les luttes politiques et foncières entre les écologistes qui défendent les dernières parcelles de forêt communale et deux familles d’industriels qui veulent récupérer les terres pour implanter une usine sylvicole et de l’agriculture intensive.14 Enfin, dans Aux animaux la guerre, la structuration de l’espace n’est pas bipartite mais s’organise en cercles concentriques dans une logique dynamique de centre/périphérie en fonction de l’éloignement par rapport aux grandes métropoles. Mathieu, s’attachant ainsi à la description des zones périphériques, hérite donc du mouvement initié par les auteur·trice·s de néo-polar dans les années 1970 par le déplacement de l’intrigue criminelle vers ce que Claire Gorrara appelle « les marges de la société » et les « terrains vagues pour les exclus et les rejetés de la société ».15 La représentation réaliste des zones rurales déshéritées est bien présente mais, comme l’écrit Natacha Levet, « [l]e roman noir va au-delà d’une représentation réaliste, mimétique, des réalités démographiques, économiques et sociales : la marge n’est plus seulement un territoire à part, elle est une forme d’emprisonnement symbolique pour les personnages. »16 De même, le réalisme à l’œuvre dans les trois romans du corpus ne relève pas tant d’un réalisme mimétique et holistique que d’un réalisme symbolique et fragmentaire suggéré par l’éclatement des voix narratoriales. 13 Sur ces constructions symboliques et politiques de l’espace romanesque chez Nicolas Mathieu, Colin Niel et Antonin Varenne, voir Alice Jacquelin, « Enjeux politiques de l’espace romanesque dans le polar français des ‘petites villes’ : Nicolas Mathieu, Colin Niel, Antonin Varenne », in Emilie Guyard and Myriam Roche (éds), Le Polar dans la cité : actes de colloque (Pau : PUPPA, 2021), <https://journals.aau.dk/index.php/ak/article/view/6605/5738>. 14 Concernant la dimension politique et les divergences sur la question écologiste entre Colin Niel et Antonin Varenne, voir Alice Jacquelin, « Identity, Borders and the Environment: New Political Issues in Contemporary French Noir », Academic Quarter, 22 : 1 (2021), <https:// journals.aau.dk/index.php/ak/article/view/6605/5738>. 15 Claire Gorrara, The Roman Noir in Post-War French Culture : Dark Fictions (Oxford: Oxford University Press, 2003), p. 16: « The margins of society […] a wasteland for social outcasts and rejects ». Je traduis. 16 Natacha Levet, « Le Roman noir français et les marges rurales : modalités, enjeux et évolutions », Belphégor (2022), à paraître. Réalismes déclinistes du polar français contemporain 143 Éclatement du réel et polyphonie des voix narratives La mise à distance de la référentialité spatiale permet d’installer dans les trois polars un réalisme plus convaincant qui passe par la mise en place d’une polyphonie et qui suggère un éclatement du réel. Cette nouvelle forme de réalisme à l’œuvre dans Aux animaux la guerre, Seules les bêtes et Battues rend compte d’une fragmentation de la vérité propre au réalisme décliniste, ainsi que de la représentation de mondes sociaux en dislocation – ici le monde ouvrier et le monde paysan. Contrairement au néopolar qui valorisait une construction behavioriste du personnel romanesque, nos trois romans proposent des récits construits sur la subjectivité des personnages. Mathieu, Niel et Varenne valorisent les discours et l’intériorité des personnages selon trois dispositifs polyphoniques spécifiques. Dans Seules les bêtes, la narration est prise en charge en focalisation interne par cinq personnages successifs. Dès lors, l’énigme de la disparition d’Evelyne ne peut être reconstituée que par la mise en regard de ces cinq points de vue qui fonctionnent comme autant de confessions rétrospectives en tuilage successif, chacune apportant un nouvel élément d’explication. Dans sa confession très orale et qui laisse entendre un fort sentiment de culpabilité, le personnage de Maribé revient sur la période révolue que constitua pour elle la disparition de son amante, Evelyne : C’est moi qui l’ai tuée. Dans cette histoire, il y a plein de trucs que je n’ai toujours pas compris, mais ce dont je suis sûre, c’est que j’en sais plus que tout le monde dans cette vallée où je n’ai passé que quelques mois. Plus que les flics surtout, eux ils sont complètement à la rue. Aujourd’hui j’évite de repenser à tout ça, à ce que j’ai vécu là-bas. Ça me fait trop mal, putain. (Niel, p. 103) Dans cette version, les enquêteurs traditionnels du roman policier sont encore plus déficitaires d’informations que Maribé qui, elle non plus, ne possède pas tous les éléments de l’histoire. La vérité éclatée ne peut être accessible qu’au·à la lecteur·rice, qui, seul·e, possède l’intégralité des confessions et donc les clés de lecture. Ce fonctionnement rejoint l’analyse que Véronique Desnain fait du travail des néopolars de Didier Daeninckx et Dominique Manotti. Citant Geldof, Desnain associe ces textes à la méthodologie de la micro-histoire : Comme le souligne Geldof : « Ainsi le récit policier devient-il une généalogie critique de la modernité qui, implicitement et explicitement, démystifie les mythes et les emblèmes de l’Histoire officielle et dont les acteurs principaux sont ceux ou celles qui, d’habitude, ne figurent pas dans les grands récits. L’Histoire éclate en une multitude de petites histoires, de faits divers. Cette anamnèse polychrome et critique vise surtout l’amnésie orchestrée par le Pouvoir, les médias, une certaine littérature et une certaine culture. »17 17 Desnain, « Polar », consulté le 12 décembre 2020. Citation de Koenraad Geldof, « Une écriture de la résistance : histoire et fait divers dans l’œuvre de Didier Daeninckx », dans 144 Alice Jacquelin L’analyse de Geldof sur le récit policier, appliquée par Desnain au néo-polar, fonctionne pour nos romans qui mettent aussi en scène l’éclatement d’une vérité qui ne peut être ressaisie que dans une « anamnèse » polyphonique de petites histoires isolées et minimes – le fait divers de la mort d’Evelyne devenant alors le symptôme d’un dysfonctionnement sociétal plus large. Cependant, si Manotti et Daeninckx exploitent cette technique « polychrome », c’est dans un rapport à la grande Histoire bien plus prononcé que nos trois romans ruraux. Desnain explique d’ailleurs que Manotti et Daeninckx entretiennent un rapport très étroit à la véracité historique : Ce mélange de fiction et de réalité, ou plutôt cette exposition de la réalité au travers de la fiction, se retrouve très clairement chez Daeninckx et chez Manotti, qui poussent d’ailleurs le concept plus loin et créent un « effet de réel » à deux niveaux : d’une part en basant leurs textes sur des événements connus et nommés en tant que tels […], d’autre part en incorporant à leurs textes des documents tels que titres et articles de journaux, dépêches AFP ou statistiques authentiques, liés à ces événements.18 Cependant, si les histoires racontées semblent relever du simple fait divers, elles remontent à la source des événements pour dénoncer le système menant à la perpétration du crime : la misère affective des paysans chez Niel, l’appât foncier des industriels chez Varenne et le déclassement des ouvriers chez Mathieu. Le réalisme social de nos récits réinscrit des sujets sociaux contemporains – la fermeture d’une usine, le suicide des éleveurs ou encore la résistance écologiste dans les poches rurales – au sein d’un système capitaliste violent. Ces récits ne traitent pas de scandales historiques étouffés comme chez Daeninckx ni de tractations mafieuses des puissants comme chez Manotti mais de drames sociaux du quotidien, qu’ils généralisent en les abstrayant de leur référentiel spatial précis. Même si les faits relatés ne sont pas précisément « historiques », Niel, Mathieu et Varenne utilisent bien des « effets de réel ». Chez Varenne, la construction narrative des vingt-deux chapitres est structurée sur l’alternance entre le récit du narrateur omniscient et les interrogatoires de Michèle Messenet (chapitres 1, 4, 6, 9, 11) et de Rémi Parrot (chapitres 13, 15, 18). Cette structure permet de confronter la déposition des deux suspect·e·s à la police avec ce qui s’est réellement passé, dans une conception assez traditionnelle de la narration omnisciente comme garante de l’authenticité et de la véracité du récit. Dès lors, et comme le remarque David Platten citant les travaux de Marie-Laure Ryan sur la puissance immersive, le récit de Varenne renoue avec la grande tradition réaliste du xixe siècle : P. Pelckmans et B. Tritsmans (éds), Écrire l’insignifiant : dix études sur le fait divers dans le roman contemporain (Atlanta : Rodopi, 2000), p. 135–153 (p. 141). 18 Véronique Desnain, « Style et idéologie dans le roman noir », Itinéraires, 2015 : 1 (2015) <https://journals.openedition.org/itineraires/2685>, consulté le 18 janvier 2021. Réalismes déclinistes du polar français contemporain 145 La question qui en découle concerne la nature de cet engagement – quant à savoir si l’expérience de lecture de récits criminels est spécifiquement plus immersive que la lecture de romans ordinaires –, et implique la notion traditionnelle de « suspension consentie de l’incrédulité ». Si c’était bien le cas, comme le suggèrent les théories de Marie-Laure Ryan sur l’immersion littéraire, cela rapprocherait le récit criminel de sa source générique en sa qualité de descendant direct du « grand réalisme » du roman du xixe siècle.19 Dans nos trois récits, la projection en focalisation interne rejoue les caractéristiques du réalisme traditionnel tout en l’infléchissant vers des dispositifs polyphoniques, les seuls à même de reconstituer un réel postmoderne fragmenté. Dans Aux animaux la guerre, le récit criminel mis en place par Mathieu fonctionne selon un régime narratif autour d’un narrateur omniscient capable d’examiner, de l’intérieur, la psyché de ses personnages. Le roman est d’ailleurs construit sur l’alternance de focalisations d’une foule de personnages. Seuls trois chapitres dérogent à cette structure. Le premier est le prologue, intitulé « 1961 », qui se déroule à Oran et permet d’explorer le passé criminel de Pierre Duruy, ancien militaire, tout en ancrant la petite histoire dans la grande Histoire de la guerre d’Algérie. Le second est un chapitre intitulé « Mars Avril » qui revient sur le passé de Rita, inspectrice du travail au cœur de l’intrigue : Qu’elle le veuille ou non, Rita appartient à ce monde où les gens meurent au travail […] Rita n’en tire pas de fierté particulière. Elle ne se dit pas que les siens sont le sel de la terre ou ce genre de truc. Les braves gens sont des salauds comme vous et moi, c’est tout. (Mathieu, p. 354) Le début sociologisant de l’extrait refuse la subjectivité de Rita (« qu’elle le veuille ou non »), mais l’introspection rentre ensuite dans la pensée du personnage de façon détournée grâce à du discours indirect négatif (« Elle ne se dit pas […] ») et du discours indirect libre (« ce genre du truc »). La clôture morale finale qui allie, par un dicton populaire, la pensée de Rita à celle du narrateur, unit les deux instances dans le pronom tonique « moi ». Ce mélange des discours est typique de l’écriture de Mathieu, comme le prouve aussi l’avant-dernier chapitre du roman intitulé « L’usine », qui met en scène la fermeture définitive de Vélocia. Ce troisiéme chapitre non rattaché à un personnage précis procède aussi de cette indistinction des voix, 19 David Platten, « Partners in Crime : Readers, Translators, Characters and the Promotion of a Genre », Itinéraires, 2014 : 3 (2015), <https://journals.openedition.org/itineraires/2623>, consulté le 16 décembre 2020 : « The ensuing question concerns the nature of this engagement, specifically whether the experience of reading crime fiction is inherently more immersive than that of reading standard novels, which conventionally entails the ‘willing suspension of disbelief’. If so, in accordance with Marie-Laure Ryan’s theories of literary immersion, this would restore crime fiction to its generic source, as an offshoot of the ‘high realism’ of the 19th-century novel. » Je traduis. 146 Alice Jacquelin mais cette fois par les discours directs qui se mêlent sans que l’on sache distinctement à qui ils appartiennent : Les gars se faisaient l’accolade, mais alors vite fait. – Allez on va pas faire les pédés. – Hé hé. – Bon. – À la revoyure de toutes façons. – C’est ça. – Putain quand même. – Ouais, ça fait drôle. – Quand on pense à ce qu’on a pu en baver ici. (Mathieu, p. 439) La polyphonie du roman de Mathieu permet ainsi de redonner une voix à celles et ceux qu’on entend rarement, les ouvriers et les petites gens dans un monde démantelé par des impératifs de rentabilité et des techniques managériales sans états d’âme. À propos du roman policier des premiers temps, Uri Eisenzwieg proposait une analyse qui peut s’appliquer ici : « C’est incontestablement au moment des difficultés grandissantes de la narration occidentale du réel qu’émerge et se constitue, historiquement, l’idée d’un genre dont toute la raison d’être thématique tourne précisément autour de l’impossibilité de raconter la vérité. »20 Les dispositifs polyphoniques du roman noir rural contemporain suggèrent à la fois un retour réaliste vers le vécu des personnages mais aussi un éclatement de la réalité sociale qui ne peut plus être saisie que dans la multiplicité des témoignages. Le déclinisme gothique et horrifique de mondes en voie d’extinction Si le réalisme de nos trois romans tend à la fois vers la parabole politique et la représentation d’une vérité fragmentée, certains passages surnaturels et cauchemardesques teintent les récits d’une dimension horrifique qui révèle l’angoisse de voir des mondes s’éteindre. Comme l’écrit Dubois, « [l]à où le roman réaliste réussit le mieux à nous dire la vérité du social, c’est à même le romanesque, à même son imaginaire, à même son écriture ou sa poétique. »21 Le roman de Colin Niel ne cesse de mâtiner la représentation réaliste du monde rural d’éléments surnaturels, de micro-récits superstitieux enchâssés et de descriptions fantomatiques terrifiantes, se rapprochant ainsi d’un réalisme magique.22 Dès le début du roman, la disparition d’Evelyne est rattachée à des croyances populaires : 20 Uri Eisenzweig, Autopsies du roman policier (Paris : Union générale d’éditions, 1983), p. 29. Dubois, p. 11. 22 Le réalisme magique, « realismo mágico », est un concept importé en Europe par des auteurs Sud-américains tels que Gabriel García Márquez, Jose Luis Borges ou Julio Cortázar dans les années 1960 et 1970, et qui connaît une acception concurrente : celle de « réalisme merveilleux ». Ces deux notions, qui décrivent l’intrusion du surnaturel dans un cadre quotidien, connaissent 21 Réalismes déclinistes du polar français contemporain 147 Oui, certains disaient qu’Evelyne Ducat avait été emportée par la tourmente, comme autrefois. La tourmente, c’est le nom qu’on donne à ce vent d’hiver qui se déchaîne parfois sur les sommets. Un vent qui draine avec lui des bourrasques de neige violentes, qui façonne les congères derrière chaque bloc de roche, et qui, disait-on dans le temps, peut tuer plus sûrement qu’une mauvaise gangrène. C’est comme ça que deux enseignantes avaient péri dans les années 1940, je connaissais l’histoire depuis toute gamine. Parties à pied pour rejoindre l’école à seulement deux kilomètres de leur village, les jeunes femmes s’étaient perdues dans la tempête. On les avait retrouvées congelées, collées l’une à l’autre au pied d’un arbre givré. Dans les hameaux, nos aïeux avaient construit des clochers qu’ils faisaient retentir pour guider les égarés quand la rudesse de l’hiver s’installait. Maintenant ça faisait partie du folklore, de ce qui nous restait de cette époque où tout était plus dur. (Niel, p. 13) Le récit enchâssé de ces deux institutrices perdues dans la tourmente joue ici un triple rôle : il permet d’abord de relater la rumeur actuelle par l’indéfini (« certains disaient »), mais il rend aussi compte de récits plus anciens devenus superstitions (« le nom qu’on donne », « disait-on ») et il apporte surtout une tonalité gothique par les images de la gangrène, des cadavres glacés et du bruit des cloches dans la tempête. Ces thématiques vont revenir tout au long du récit de Niel qui intègre, dans chacun des récits de ses cinq narrateur·rice·s, des éléments de croyances magiques ou des intrusions surnaturelles: Ce plateau, c’est un vrai gruyère, partout sur nos terrains il y a des avens, ces trous creusés par les pluies dans le calcaire et qui relient la surface aux profondeurs. Là-dessous dans le temps, ils croyaient que c’était le début de l’enfer, qu’à côté des cadavres de chiens, de brebis, d’enfants et de vieillards tombés sans faire gaffe, il y avait aussi des esprits et des monstres. Ils disaient que la nuit, on pouvait entendre tout ce monde d’en bas se plaindre, que les voix des morts remontaient parfois des entrailles de la terre. (Niel, p. 79) Cette description du plateau caussenard engendre une énumération qui vire du banal à l’horreur par la mention des cadavres animaux à ceux d’humains, entassés dans les avens. Elle se transforme même en évocation gothique d’un monde souterrain infernal peuplé de revenants gémissants. Le réalisme magique de Niel met en regard, un certain succès dans les études étasuniennes et francophones des littératures mondiales et postcoloniales. Voir Charles W. Scheel, Réalisme magique et réalisme merveilleux (Paris : L’Harmattan, 2005) ; Xavier Garnier (éd.), Le Réalisme merveilleux (Paris : L’Harmattan, Centre d’études littéraires francophones et comparées de l’université Paris-XIII, 1998) ; Lois Parkinson et Wendy B. Faris, Magical Realism : Theory, History, Community (Durham; Londres : Duke University Press, 1995). 148 Alice Jacquelin d’un côté, les pratiques magiques du personnage d’Armand à Abidjan et de l’autre les croyances des paysan·ne·s du causse, à la recherche d’un sens qui puiserait dans des histoires anciennes et dans un monde encore imprégné de spiritualité. Le rationalisme du roman policier traditionnel est ainsi mis à mal par la représentation des superstitions, des désirs et des fantasmes des personnages, qui sont les véritables moteurs de l’enquête criminelle. L’esthétique gothique est elle aussi présente chez Nicolas Mathieu, par petites touches descriptives. Contrairement à Niel, les éléments gothiques ne sont pas là pour contrecarrer le rationalisme dominant mais plutôt dans une perspective ruiniste afin de rendre compte de la déliquescence d’un monde. On la trouve par exemple, dès le début du roman, dans la description de bâtiments désertés durant l’hiver : Dans les Hauts, les ouvriers du bâtiment étaient encore au chômage technique et les écoles avaient temporairement fermé leurs portes à cause de la neige. Elles étaient comme des vaisseaux fantômes, creux et sonores. Leurs canalisations gémissaient sous l’effet du froid et des congères pendaient des préaux. (Mathieu, p. 29) Les références, dans la même évocation, aux ouvriers et à des nefs à l’abandon renforcent l’idée de toute une classe sociale qui part à la dérive et dont il ne reste plus qu’une coquille vide. Les écoles en déshérence ressemblent à des constructions gothiques d’où pendent des gargouilles de glace. La personnalisation des canalisations qui gémissent fonctionne presque comme une hypallage puisque ce sont les ouvriers au chômage qui devraient gémir de leur sort. De la même façon, le petit patelin évoqué au début de cet article est plus loin décrit comme désertifié et en voie d’extinction : Dans le village aux volets clos et aux pots de géraniums vides, l’activité battait son plein. C’est-à-dire que le vrombissement croissant d’un moteur rompait épisodiquement le silence avant de s’amenuiser dans le lointain. Les cloches paroissiales sonnaient à heures fixes et de temps en temps une silhouette chenue traversait précipitamment la rue. Au-dessus du garage Grandemange, une pancarte articulée Bibendum grinçait dans le vent d’est. Sur une façade, une vieille pub Cinzano s’évanouissait lentement. (Mathieu, p. 33) Cette description d’un village en déclin paraît presque horrifique. L’absence de présence humaine – si ce n’est celle d’une « silhouette » fantomatique – ainsi que la personnalisation de choses inanimées et la sur-description des bruits mécaniques sur fond de silence total (« vrombissement », « sonnaient », « grinçait ») évoquent un monde où les machines ont remplacé les humain·e·s. La déliquescence est suggérée par les verbes de disparition : s’amenuiser, s’évanouissait. Comme l’écrit Dubois, les romanciers du réel ne peuvent s’empêcher de porter sur le monde le regard mélancolique de ceux qui ont perdu leurs illusions. Mais ce n’est jamais là que, réfléchie, la vision du groupe que la fiction met en scène, soit celle d’une classe Réalismes déclinistes du polar français contemporain 149 élue qui agonise lentement, soit celle d’une classe promue qui voit trop tôt son horizon se fermer, soit encore celle d’une classe exclue qui ne réussit pas à s’extraire de sa déréliction.23 Cette vision dystopique d’une campagne désertée par les humain·e·s se retrouve enfin, dans une perspective décalée, dans Battues d’Antonin Varenne. Ce n’est pas l’exode rural ici qui videra les campagnes mais le retour d’une nature sauvage livrée à elle-même. Sous prétexte de raconter un documentaire visionné par le personnage principal, Varenne propose une vision post-apocalyptique de l’avenir de la planète : C’était comme ce documentaire qu’il avait vu, une sorte de perspective scientifique, un scénario dans lequel les hommes disparaissaient du jour au lendemain. En vingt ans, trente, toutes les prairies du coin seraient envahies de forêt. Les loups qui revenaient par le Massif central pulluleraient en aussi peu de temps. La moitié des animaux échappés des zoos s’adapteraient au climat d’ici et, dans un siècle, des girafes boufferaient les arbres dans les anciennes plaines céréalières des Messenet. Des ours, des loups et des tigres se battraient pour avoir le privilège de s’installer sur les Pierres Jaumâtres, dans des forêts oubliées des Courbier. Les normandes, les charolaises et les limousines s’éteindraient d’elles-mêmes, trop gourmandes, trop sédentaires, à moins qu’elles ne trouvent en hiver des chemins de migration vers le sud. […] Évitant les Alpes, elles passeraient à l’est des Puys, où les attendraient les ours, les loups et les hordes de chiens. Car d’après ces scientifiques, les véritables futurs rois des animaux seraient les rejetons de nos chiens de compagnie. (Varenne, p. 41) Cette représentation de la nature sauvage reprenant ses droits peut rappeler la longue tradition de films post-apocalyptiques comme L’Armée des douze singes (Terry Gilliam, 1995), Le Monde d’après (Roland Emmerich, 2004) ou encore White God (Kornél Mundruczó, 2014). Le long scénario inséré par Varenne dans la narration propose une vision évolutionniste et violente de la domination des forts et de l’anéantissement des faibles qui peut être lue comme une parabole du système capitaliste. On perçoit une angoisse fondamentale et contemporaine : celle d’un laisser-aller des humain·e·s, associé·e·s aux vaches domestiques et incapables de se défendre contre une nature hostile qui ne désarme pas. Ces incrustations magiques, gothiques et dystopiques engendrent un effet de réel paradoxal, à la fois analeptique et proleptique, dans la prophétie d’une catastrophe à venir, mais déjà inscrite dans le paysage. Le réalisme décliniste nous entraîne ainsi dans une forme de fatalité tragique qui ne peut que constater la chute des mondes : le monde des croyances, celui des ouvriers et celui de l’humain maître et possesseur de la nature. Aux animaux la guerre, Seules les bêtes et Battues sont donc pas uniquement des 23 Dubois, p. 14. 150 Alice Jacquelin romans authentiques par le réalisme social qu’ils proposent mais aussi par les désirs, les craintes et les angoisses qu’ils reflètent. Conclusion Le réalisme social reste bien présent dans les romans noirs contemporains, notamment par le choix des espaces et des milieux représentés, ici les espaces ruraux en voie de désertification ou de désindustrialisation. Le roman noir représente ainsi, pour les lecteur·rice·s de polar, une forme d’évasion paradoxale dans le réel, comme le notent Collovald et Neveu : Si le policier fait s’évader, c’est bien souvent vers le drame, la mort, la peur. C’est encore s’évader dans et par des textes souvent très réalistes, très documentés, ce peut aussi être se retrouver dans des univers sociaux marqués par la misère, la déchéance, la banalité d’univers populaires ou ordinaires qui sont rarement ceux où s’établissent les fictions contemporaines.24 Du côté de la réception, le réalisme social n’est pas nécessairement contradictoire avec le sentiment de découverte ou d’exploration. D’autre part, et comme nous l’avons constaté, les espaces romanesques des polars de notre corpus s’éloignent bien souvent de la référentialité pure pour proposer des constructions symboliques et politiques qui tirent l’intrigue vers la parabole morale en replaçant le crime au cœur d’un système plus large. Cette relativisation du crime ou du fait divers s’accompagne d’un relativisme sur la structure même de la vérité qui, dans une vision très postmoderne, ne peut se saisir qu’à travers la polyphonie des témoignages. Cette vision d’un réel fragmenté rendu par la multiplicité des discours permet par ailleurs de redonner une voix à un personnel romanesque habituellement peu représenté, pauvre et marginalisé. Enfin, les descriptions réalistes de mondes sur le déclin s’accompagnent de touches gothiques et horrifiques qui traduisent aussi bien la crainte d’un monde finissant que la mélancolie inhérente à la prise en compte de cette disparition. Peutêtre que le polar rural utilise précisément le réalisme comme une esthétique venue du passé afin de pouvoir porter un discours sur un monde déliquescent. Et finalement, peut-être que le réalisme disparaîtra lui aussi définitivement avec les mondes paysan et ouvrier qu’il n’a eu de cesse de décrire depuis le xixe siècle. Université de Limoges 24 Collovald et Neveu, p. 31.