Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                

Modes d'être et temps

2020, Alexandre Declos et Claudine Tiercelin (dir.) La métaphysique du temps : perspectives contemporaines Modes d'être et temps

Alexandre Declos et Claudine Tiercelin (dir.) La métaphysique du temps : perspectives contemporaines Collège de France Modes d’être et temps Guillaume Bucchioni Éditeur : Collège de France Lieu d'édition : Paris Année d'édition : 2021 Date de mise en ligne : 15 février 2021 Collection : Philosophie de la connaissance ISBN électronique : Philosophie de la connaissance http://books.openedition.org Référence électronique BUCCHIONI, Guillaume. Modes d’être et temps In : La métaphysique du temps : perspectives contemporaines [en ligne]. Paris : Collège de France, 2021 (généré le 15 février 2021). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/cdf/10804>. Ce document a été généré automatiquement le 15 février 2021. Modes d’être et temps Modes d’être et temps Guillaume Bucchioni Introduction 1 L’ontologie du temps est aujourd’hui dominée par deux théories incompatibles qui sont, pour reprendre l’appellation que leur donne Ned Markosian (à paraître), la « Théorie Dynamique du Temps » d’un côté, la « Thèse de l’Espace-Temps » de l’autre. Chacune de ces théories peut être vue comme la conjonction de trois thèses. 2 La Théorie Dynamique du Temps est la conjonction du présentisme (seul le présent existe), de la théorie A (la réalité possède de véritables propriétés temporelles, les propriétés-A) et du tridimensionnalisme (les entités persistent dans le temps en étant toutes entières présentes à chaque instant). 3 La Thèse de l’Espace-Temps est la conjonction de l’éternalisme (il n’y a pas de primat ontologique du présent, tous les temps existent), de la théorie B (il n’y a pas de propriétés-A mais uniquement des relations temporelles, les relations-B) et du quadridimensionnalisme (la thèse selon laquelle les objets persistent en ayant des parties temporelles). 4 Chacune de ces deux théories doit faire face à des critiques. L’argument principal contre la Théorie Dynamique du Temps est qu’elle est en contradiction avec la physique contemporaine et plus spécifiquement avec la Théorie de la Relativité Restreinte, alors que l’argument principal contre la Thèse de l’Espace-Temps est qu’elle est en contradiction avec le sens commun car elle nie l’existence du changement. De plus, l’incompatibilité des ces deux théories a pour conséquence qu’il est impossible d’accepter dans une même ontologie à la fois des entités tridimensionnelles et des entités quadridimensionnelles. 5 Le but de cet article est de présenter une théorie ontologique, que nous nommerons le « Pluralisme Temporel », selon laquelle il existe deux modes d’êtres distincts : un mode d’être atemporel, qui est celui des entités indépendantes de l’esprit, et un mode d’être temporel qui est celui des êtres conscients et des entités qui en dépendent. Le mode d’être atemporel correspond au monde décrit par la Thèse de l’Espace-Temps alors que La métaphysique du temps : perspectives contemporaines 1 Modes d’être et temps le mode d’être temporel correspond à celui de la Théorie Dynamique du Temps. Nous souhaitons montrer que le Pluralisme Temporel combine les avantages des deux théories du temps. Le Pluralisme Temporel est en adéquation avec la Théorie de la Relativité Restreinte et ne nie pas l’existence du changement. De plus, cette théorie permet d’accepter à la fois des entités tridimensionnelles et quadridimensionnelles. Nous procèderons de la façon suivante. Dans une première partie, nous présenterons la Théorie Dynamique du Temps et la Thèse de l’Espace-temps en exposant les principales thèses qui les composent. Puis, dans une seconde partie, nous examinerons les principaux arguments contre ces deux théories. La troisième partie sera consacrée à la présentation du pluralisme ontologique. Enfin, dans la dernière partie nous présenterons le Pluralisme Temporel et montrerons les avantages que cette théorie possède à la fois sur la Théorie Dynamique du Temps et sur la Thèse de l’Espace-Temps. 1. La Théorie Dynamique du Temps et la Thèse de l’Espace-Temps 6 Dans cette partie, nous allons rapidement définir les différentes thèses qui composent les deux théories principales de l’ontologie du temps : la Théorie Dynamique du Temps et la Thèse de l’Espace-Temps. Commençons par le couple de thèses opposées : le présentisme et l’éternalisme. 1.1. Présentisme et éternalisme 7 Le présentisme1 est la thèse selon laquelle le temps présent est ontologiquement privilégié par rapport au passé et au futur. Selon le présentiste, tout ce qui existe existe au temps présent. Les entités passées et futures n’existent pas. L'éternalisme 2, à l’inverse, est la thèse qui nie le caractère ontologiquement privilégié du présent sur le passé et le futur. Selon l’éternaliste, les entités passées et futures existent tout autant que les entités présentes. 8 Pour comprendre plus précisément ces deux thèses nous pouvons reprendre la distinction proposée par Baptiste Le Bihan (2018) entre « exister » et « exister tout court ». L’éternaliste et le présentiste vont tous les deux accepter que le passé n’existe plus et que le futur n’existe pas encore. Cependant ils sont en désaccord sur la façon d’interpréter cette affirmation. Pour l’éternaliste, le passé n’existe plus et le futur n’existe pas encore car le passé et le futur existent tout court dans une localisation temporelle différente de la localisation présente. Pour l’éternaliste le temps se comporte comme l’espace : de la même manière que certaines entités n’existent pas ici, comme Manchester ou Donald Trump, mais existent là-bas, des entités comme les dinosaures ou les bases humaines sur Mars n’existent pas présentement mais existent tout court dans le passé et dans le futur. Il n’y a pas de privilège ontologique (existentiel) du présent. Pour le présentiste, le passé n’existe plus et le futur n’existe pas encore car le passé et le futur n’existent pas tout court. Pour le présentiste, il y a un privilège ontologique (existentiel) du présent. Manchester et Donald Trump existent bien mais les dinosaures et les bases humaines sur Mars n’existent pas tout court car ces entités ne sont pas présentes. 9 Selon La Théorie Dynamique du Temps, le présentisme est vrai, et par conséquent seuls le présent et les entités qui y sont localisées existent. A l’inverse, selon La Thèse de La métaphysique du temps : perspectives contemporaines 2 Modes d’être et temps l’Espace-Temps, il n’y a pas de privilège ontologique existentiel du présent sur les autres temps. 10 Passons à la distinction entre la théorie A et la théorie B. 1.2. Théorie A et Théorie B 11 La théorie A et la théorie B sont des théories fondées sur la distinction faite par McTaggart (1908) entre la série A et la série B3. La théorie A est la théorie selon laquelle il existe de véritables propriétés temporelles, les propriétés-A, comme « être passé », « être présent » ou encore « être futur ». Selon ces théoriciens, la réalité est intrinsèquement temporelle : les entités, que ce soit des objets, des faits ou des événements, instancient des propriétés temporelles. Nous dirons par exemple que l’élection d’Emmanuel Macron à la Présidence de la République française est un fait qui instancie la propriété d’être passé, le premier pas de l’Homme sur Mars est un fait qui instancie la propriété d’être futur. La théorie B est la théorie selon laquelle il n’y a pas de propriétés-A mais uniquement des relations temporelles, les relations-B, comme « être antérieur », « être simultané » ou encore « être postérieur ». Le « passé » est alors ce qui est antérieur à une certaine localisation dans le temps, le « futur », ce qui est postérieur à une certaine localisation de référence, et le « présent », ce qui est simultané à un certain point de vue dans la dimension temporelle. Selon ces théoriciens, la réalité est atemporelle : il n’y a pas de faits temporels mais uniquement des faits atemporels liés par des relations temporelles. L’élection d’Emmanuel Macron à la Présidence de la République française n’instancie pas la propriété d’être passé mais c’est un fait atemporel, qui instancie la relation « être antérieur » au fait que je suis en train de parler. De même le premier pas de l’Homme sur Mars n’instancie pas la propriété d’être futur mais est postérieur au fait que je suis en train de parler. 12 Le présentisme plus la théorie A forment une théorie selon laquelle la réalité est intrinsèquement temporelle et pour laquelle les entités qui existent instancient la propriété-A d’être présentes. L’éternalisme plus la théorie B forment une théorie selon laquelle la réalité est atemporelle : les entités qui peuplent le monde n’instancient pas de propriétés-A mais des relations-B d’antériorité, de simultanéité et de postériorité. 13 Une dernière distinction importante entre la Théorie Dynamique du Temps et la Thèse de l’Espace-Temps est le fait que ces deux théories acceptent des théories différentes concernant la persistance des objets dans le temps. 1.3. Tridimensionnalisme et quadridimensionnalisme 14 Selon le tridimensionnalisme, un objet persiste par endurance si et seulement s’il est présent tout entier à différents moments. Par exemple la bougie endure si et seulement si la bougie est elle-même présente toute entière à t (le matin lorsque je la pose sur l’étagère), et est aussi présente toute entière à un moment différent t’ (dans l’aprèsmidi quand je reviens). 15 La notion d’être « tout entier présent » doit être comprise en comparaison avec la notion perdurantiste d’être « présent en partie », c'est-à-dire avec la notion de partie temporelle. 16 Selon le quadridimensionnalisme, un objet persiste par perdurance si et seulement s’il a des parties temporelles à différents moments. Par exemple, la bougie perdure si et La métaphysique du temps : perspectives contemporaines 3 Modes d’être et temps seulement si la bougie a une partie temporelle à t (le matin lorsque je la pose sur l’étagère), et une autre partie temporelle à un moment différent t’ (dans l’après-midi quand je reviens). C'est la totalité des parties temporelles de l'objet qui forment l'objet en tant que tout. 17 Nous pouvons maintenant donner une caractérisation plus précise de la Théorie Dynamique du Temps et de La Thèse de l’Espace-Temps. 18 Pour la Théorie Dynamique du Temps, le temps est complètement différent des dimensions de l’espace : a) le temps possède une direction intrinsèque, b) les objets physiques ne possèdent pas de parties temporelles mais uniquement des parties spatiales, c) il y a de véritables propriétés-A qui assurent le passage du temps, enfin d) il y a une distinction ontologique essentielle entre le présent et les autres moments. 19 Pour la Thèse de l’Espace-Temps, le temps est en plusieurs points similaire à l’espace : a) il n’y a pas de direction intrinsèque du temps, b) les objets physiques ont des parties temporelles en plus de leur parties spatiales, c) il n’y a pas de propriétés-A, d) il n’y a pas de passage du temps, e) il n’y a pas de distinction ontologique entre le présent, le passé et le futur. 20 Chacune de ces théories pose problème. Le problème principal que rencontre la Théorie Dynamique du Temps est qu’elle est en contradiction avec la Théorie de la Relativité, alors que le problème principal de la Thèse de l’Espace-Temps est qu’elle nie l’existence du passage du temps et par conséquent semble en contradiction avec les données de l’expérience sensible et le sens commun. Nous allons rapidement exposer ces deux problèmes4. 2. Les arguments contre la Théorie Dynamique du Temps et la Thèse de l’Espace-Temps 2.1. Le présentisme face à la Théorie de la Relativité Restreinte 21 Markosian exprime la contradiction entre le présentisme et la Théorie de la Relativité Restreinte (TRR) sous la forme de l’argument suivant : (1) TRR est vrai. (2) TRR implique qu'il n'existe pas de relation de simultanéité absolue. (3) S'il n'y a pas de relation de simultanéité absolue, alors il n'y a pas de propriété de présent absolu. (4) Le présentisme implique qu'il existe une propriété de présent absolu. (5) Le présentisme est faux. Les justifications de la prémisse (1) sont toutes les preuves empiriques qui soutiennent TRR. La justification de la prémisse (2) est le fait que TRR implique apparemment que la relation de simultanéité ne se produit jamais absolument entre deux objets ou événements, mais seulement par rapport à un cadre de référence particulier. La justification de la prémisse (3) est que s'il existait une propriété telle que le présent absolu, alors tous les objets ou événements qui la possèdent seraient absolument simultanés les uns avec les autres. Et la justification de la prémisse (4) est que si le présentisme permettait à ce qui est présent de l’être de manière relativiste, alors le présentisme impliquerait que ce qui existe existe d’une manière relativiste, ce qui serait une conséquence inacceptable. (Markosian 2004, 76). La métaphysique du temps : perspectives contemporaines 4 Modes d’être et temps 22 La contradiction entre la Théorie Dynamique du Temps et TRR provient du fait que selon cette dernière théorie il n’y a pas de simultanéité absolue. En effet, selon la TRR le temps est relatif au système de coordonnées, ou référentiel, dans lequel on se trouve. Ceci a pour conséquence que la simultanéité n’est pas absolue : deux événements peuvent être simultanés dans un référentiel et successifs dans un autre, ceci étant dû à une différence dans le temps lui-même et non à une différence de vitesse. Par conséquent, s’il n’y a pas de simultanéité absolue il ne peut pas y avoir de propriété-A absolue. En d’autres termes « être présent », tout comme « être futur » et « être passé », ne sont pas des propriétés intrinsèques des événements. Il n’y a pas de fait objectif de la forme « E est présent » ou « E est passé ». Les partisans de la Thèse de l’Espace-Temps en concluent que la Théorie Dynamique du Temps est fausse. 2.2. L’éternalisme face au sens commun 23 Le problème que rencontre la Thèse de l’Espace-Temps concerne le passage du temps, ou pour le dire autrement, le changement. Le changement ne nous est pas donné par les relations-B mais uniquement par les propriétés-A. En effet, un événement ne peut changer les relations temporelles (relations-B) qu’il possède avec les autres événements puisque celles-ci sont des relations permanentes. Si l’élection d’Emmanuel Macron à la Présidence de la République française est antérieure au premier pas de l’Homme sur Mars, elle a été, elle est et elle sera toujours antérieure au premier pas de l’Homme sur Mars. En fait, comme l’a montré McTaggart (1908), un événement ne change que sous un unique aspect : il a commencé par être un événement futur, puis il est devenu après chaque moment un événement d’un futur plus proche et enfin il a été présent. Après cela il est devenu passé et le restera à jamais, bien qu’après chaque moment il s’éloigne dans un passé de plus en plus lointain. La mort de Stephen Hawking a d’abord été future. Puis elle s’est rapprochée de plus en plus du présent et est devenue présente. Enfin elle s’est éloignée du présent et est devenue passée. Elle sera de plus en plus passée. Il ne change que sous un unique aspect : il a commencé par être un événement futur. Il est devenu après chaque moment un événement d’un futur plus proche. Enfin il a été présent. Puis il est devenu passé et le restera à jamais, bien qu’après chaque moment il s’éloigne dans un passé de plus en plus lointain. Nous sommes donc amenés à conclure que tout changement n’est un changement qui affecte les événements qu’en raison des caractéristiques qui leur sont attachées à la suite de leur présence à l’intérieur de la série A, que ces caractéristiques soient des qualités ou des relations. (McTaggart 1908, 461) 24 Le changement pour un événement consiste donc à posséder successivement les propriétés-A. Puisque les partisans de la Thèse de l’Espace-Temps nient l’existence des propriétés-A, ils nient de ce fait l’existence du changement. Cependant le changement est une caractéristique essentielle de notre expérience et par conséquent il doit faire partie de la réalité. Les partisans de la Théorie Dynamique du Temps en concluent que la Thèse de l’Espace-Temps est fausse. 25 Nous avons vu que la Théorie Dynamique du Temps rencontre un problème avec TRR alors que la Thèse de l’Espace-Temps est en contradiction avec le sens commun puisqu’elle nie l’existence du changement. L’acceptation de l’une ou l’autre de ces théories va poser un autre problème, celui de l’impossibilité d’accepter à la fois des entités tridimensionnelles et quadridimensionnelles. Nous nommerons ce problème le Problème de l’Incompatibilité. La métaphysique du temps : perspectives contemporaines 5 Modes d’être et temps 2.3. Le Problème de l’Incompatibilité (PI) 26 Nous pouvons formuler PI de la façon suivante5 : (P1) Le présentisme entraîne le fait qu’il n’y a pas d’entités quadridimensionnelles (P2) L’éternalisme entraîne le fait qu’il n’y a pas d’entités tridimensionnelles (P3) Soit le présentisme est vrai, soit l’éternalisme est vrai (C) Il n’y a pas à la fois d’entités quadridimensionnelles et d’entités tridimensionnelles 27 L’argument étant valide, si les prémisses (P1), (P2) et (P3) sont vraies alors la conclusion (C) est vraie. Regardons la façon dont il est possible de justifier les trois prémisses. 28 La justification de (P1) est basée sur la thèse selon laquelle une entité ne peut pas exister si l’ensemble de ses parties n’existent pas. Nous nommerons cette thèse la Nécessaire Existence de toutes les Parties d’une Entité (NEPE). NEPE est impliquée par la théorie de l’actualisme sérieux selon laquelle un objet peut exemplifier une propriété uniquement dans un monde où il existe. 29 En acceptant NEPE nous pouvons justifier (P1) de la façon suivante : i) Les entités quadridimensionnelles ont des parties non-présentes ii) Si le présentisme est vrai alors ces parties n’existent pas iii) Une entité ne peut pas exister en ayant des parties qui n’existent pas iv) Si le présentisme est vrai alors il n’y a pas d’entités quadridimensionnelles 30 D’après le quadridimensionnalisme, les entités perdurent dans le temps, c’est-à-dire qu’elles persistent dans le temps en ayant des parties temporelles. Puisqu’une entité quadridimensionnelle possède des parties temporelles, elle possède des parties qui existent à différents moments et des parties qui ne sont pas présentes. Prenons par exemple l’événement qu’est le règne d’Elisabeth II. Ce règne a des parties passées, des parties présentes et des parties futures. D’après la définition même du présentisme tout ce qui existe existe au moment présent : les entités passées et futures n’existent pas. Donc si le présentisme est vrai alors les entités quadridimensionnelles possèdent des parties (les parties passées et futures) qui n’existent pas. Ce fait est exclu par NEPE : un objet ne peut pas avoir un autre objet pour partie si cet autre objet n’existe pas. En d’autres termes, une entité ne peut pas exister en ayant des parties qui n’existent pas. Toutes les parties d’une entité doivent exister pour que cette entité existe. Nous pouvons donc en conclure que si le présentisme est vrai alors il n’y a pas d’entités quadridimensionnelles. 31 La justification de la prémisse (P2) se base sur le problème des temporaires intrinsèques (PTI)6. PTI est un problème concernant le changement et plus spécifiquement un problème qui apparaît avec l’application du principe de l’indiscernabilité des identiques à l’identité diachronique. Merricks (1994) le formule ainsi : (1) O à t est identique à O at t* (2) O à t est courbé (3) O à t* n'est pas courbé (4) Si O à t est identique à O à t*, alors O à t est F ssi O à t* est F (5) Par conséquent, O à t est plié et n'est pas plié 32 (1) est justifiée par le fait que pour qu’il y ait changement il est nécessaire que ce soit le même objet qui possède des propriétés contradictoires (c’est la distinction entre un changement et une différence). Il est donc nécessaire que l’objet avant le changement (O à t) soit identique à l’objet après le changement (O à t*). (2) et (3) sont justifiées par La métaphysique du temps : perspectives contemporaines 6 Modes d’être et temps le fait qu’un changement consiste en la possession de deux propriétés contradictoires par le même objet à deux instants différents. (4) est justifiée par le principe de l’indiscernabilité des identiques : deux objets sont identiques si et seulement s’ils possèdent exactement les mêmes propriétés. (5) découle logiquement de (1), (2), (3) et (4). 33 Les partisans de l’éternalisme ont une seule solution pour résoudre PTI. Cette solution est d’affirmer que O à t n’est pas identique à O à t*. O possède deux parties temporelles O1 et O2 différentes, O1 à t et O2 à t*. De ce fait O n’est pas à la fois F et non-F : O1 possède F et O2 possède non-F. La seule solution pour l’éternaliste est donc d’accepter le quadridimensionnalisme. L’éternalisme entraîne bien le fait qu’il n’existe pas d’entités tridimensionnelles. 34 La justification de la prémisse (P3) est évidente. Le présentisme et l’éternalisme ne peuvent être vraies en même temps : soit seul le présent existe, soit le passé, le présent et le futur existent. Il ne peut pas exister uniquement le présent et en même temps le présent, le passé et le futur. 35 Puisque les trois prémisses sont vraies nous devons donc accepter (C) :il n’y a pas à la fois d’entités quadridimensionnelles et d’entités tridimensionnelles. Cependant, (C) est une thèse indésirable car une théorie ontologique qui exclut une des deux catégories ontologiques, celle des entités tridimensionnelles ou celle des entités quadridimensionnelles, semble ne pas permettre une description complète de la réalité. En effet, d’un côté, une théorie ontologique qui nie l’existence des objets tridimensionnels ne pourra pas rendre compte des objets ordinaires tels qu’ils semblent nous apparaître. Les partisans de cette ontologie devront affirmer que les objets ordinaires sont des objets quadridimensionnels, ce qui est clairement insatisfaisant. Cependant, d’un autre côté, une théorie ontologique qui nie l’existence des objets quadridimensionnels ne pourra accepter l’existence des événements, des régions d’espace-temps ou des portions de stuff quadridimensionnelles. En effet, ces trois types d’entités sont toutes des entités quadridimensionnelles et semblent bien faire partie de la réalité, peut-être même du niveau le plus fondamental de la réalité. 36 Nous avons vu ce que sont les deux théories principales de l’ontologie du temps ainsi que les problèmes principaux qu’elles engendrent. Nous souhaitons montrer que le Pluralisme Temporel permet de résoudre de façon élégante ces problèmes. Mais avant cela nous devons expliquer la thèse qui est au fondement du Pluralisme Temporel, à savoir le pluralisme ontologique, la thèse selon laquelle il y a des modes d’être. 3. Le pluralisme ontologique 37 Dans cette section, nous allons dans un premier temps caractériser de façon informelle ce que nous entendons par pluralisme ontologique et distinguer cette thèse de sa concurrente, le monisme ontologique. Puis nous allons en proposer une définition plus précise à l’aide des deux notions essentielles à sa caractérisation contemporaine, la notion de quantificateur élite et la notion d’expression naturelle. La métaphysique du temps : perspectives contemporaines 7 Modes d’être et temps 3.1. Caractérisation du pluralisme ontologique 38 Le pluralisme ontologique est la thèse selon laquelle il y a différents modes d’être 7. Dire qu’il y a différents modes d’être ne revient pas simplement à dire qu’il y a différents types de choses mais plutôt qu’il y a des choses qui existent dans des sens différents. A l’inverse, le monisme ontologique est la thèse selon laquelle il y a un unique mode d’être, c’est-à-dire que toutes les choses existent de la même façon. 39 Pour comprendre la différence entre ces deux théories, partons de la notion de structure ontologique8. Acceptons que la réalité possède une structure ontologique, c’est-à-dire un ensemble de propriétés, de relations et de lois liant des entités. Acceptons aussi qu’il existe différentes catégories ontologiques comme par exemple celle des objets concrets, celle des objets abstraits, celle des substances, celle des accidents ou encore celle des événements. 40 La thèse du monisme ontologique peut être comprise comme la thèse selon laquelle il y a une et une unique structure ontologique, les différentes catégories ontologiques étant des divisions de cette structure. Il y a alors une seule façon d’être pour les entités, à savoir appartenir à la structure ontologique. Ces entités peuvent cependant avoir des natures différentes, c’est-à-dire appartenir à des catégories ontologiques différentes. Par exemple, les objets abstraits et les objets concrets existent de la même façon : ils appartiennent à la même structure ontologique (la seule), bien qu’ils soient de nature différente puisqu’ils appartiennent à des catégories ontologiques différentes. 41 La thèse du pluralisme ontologique peut alors être comprise comme la thèse selon laquelle il y a plusieurs structures ontologiques. A l’intérieur de chaque structure, toutes les entités existent de la même façon, mais des entités appartenant à des structures ontologiques différentes existent de façons différentes. Cela signifie qu’à chaque structure ontologique correspond un mode d’être. Il n’est cependant pas nécessaire d’identifier les notions de catégorie ontologique et de structure ontologique. Une même structure ontologique peut contenir différentes catégories ontologiques et, dans ce cas, ces entités de nature différente existent de la même façon. Cependant certaines catégories ontologiques n’appartiennent pas à la même structure ontologique et, dans ce cas, ces entités de nature différente n’ont pas le même mode d’être. 42 Essayons maintenant de formuler plus précisément la thèse du pluralisme ontologique. Depuis les travaux de McDaniel (2017) et de Turner (2010, 2011, 2012), le pluralisme ontologique est formulé à l’aide de deux notions : i) la notion de quantificateur restreint sémantiquement primitif (ou quantificateur élite) et ii) la notion d’expression naturelle. 3.2. Le quantificateur restreint sémantiquement primitif 43 Acceptons d’abord que le sens général d’« être » est adéquatement représenté ou capturé par le quantificateur existentiel non-restreint de la logique formelle « ∃ ». En plus du quantificateur non-restreint il y a des quantificateurs restreints (ce sont ces quantificateurs qui représenteront les sens spécifiques d’« être »). Un quantificateur restreint est un quantificateur qui ne quantifie que sur certains sous-ensembles de ce sur quoi quantifie le quantificateur non-restreint. Nous pouvons alors distinguer deux types de quantificateurs restreints : les quantificateurs sémantiquement complexes et les quantificateurs sémantiquement primitifs. Un quantificateur restreint La métaphysique du temps : perspectives contemporaines 8 Modes d’être et temps sémantiquement complexe est un quantificateur qui est définissable à l’aide du quantificateur non-restreint et d’un prédicat restrictif. Par exemple nous pouvons construire le quantificateur restreint « ∃b » qui ne quantifie que sur les entités blondes. Alors ∃bx (x est un enfant) pourra être défini comme suit : ∃x (x est un enfant et x est blond). Les quantificateurs restreints sémantiquement complexes sont arbitraires dans le sens où ils sont des restrictions arbitraires du quantificateur existentiel nonrestreint. Il est possible de construire une infinité de ces quantificateurs. D’autre part, un quantificateur restreint sémantiquement primitif est un quantificateur qui ne peut pas subir une telle réduction. Il n’est capable, en vertu de sa signification, de quantifier que sur une partie de ce qu’il y a. Eli Hirsch propose la définition suivante : Il semble parfaitement intelligible de supposer qu'il peut aussi y avoir des quantificateurs sémantiquement restreints c'est-à-dire des quantificateurs qui, à cause des lois sémantiques implicites du langage, sont restreints dans leur domaine de façon particulière. Si les quantificateurs d’un langage sont sémantiquement restreints, ils sont toujours limités dans leur domaine, en regard du contexte conversationnel. (Hirsh 2011, 154). 44 Prenons par exemple le quantificateur restreint « ∃a » qui ne quantifie que sur les entités abstraites. Alors si ce quantificateur est un quantificateur sémantiquement primitif, ∃ax (x est un nombre) ne peut pas être réduit à ∃x (x est une entité abstraite et x est un nombre). La proposition « Il y a un nombre » sera alors exprimée par ∃ ax (x = y). Les quantificateurs restreints sémantiquement primitifs ne sont pas des restrictions arbitraires du quantificateur existentiel non-restreint. Ils vont représenter les différents modes d’être. 45 Les modes d’être sont donc exprimés par un type très spécial de quantificateur, que McDaniel nomme les quantificateurs restreints sémantiquement primitifs. En suivant Ben Caplan (2011) nous appellerons ces quantificateurs des quantificateurs élites. 46 Les quantificateurs élites sont des expressions qui « découpent la nature à ses jointures » et permettent au métaphysicien de découvrir la (ou les) structure(s) ontologique(s) ultime(s) de la réalité. Nous devons donc trouver un moyen de découvrir quels sont ces quantificateurs. Pour ce faire nous allons utiliser la notion d’expression naturelle. 3.3. La notion d’expression naturelle 47 David Lewis (1983) a développé la notion de propriétés et relations naturelles. Lewis distingue deux types de propriétés : les propriétés « rares » et les propriétés « abondantes ». Les propriétés rares sont les propriétés naturelles : Leur partage forme la similitude qualitative, elles découpent au niveau des articulations, elles sont intrinsèques, elles sont très spécifiques, (…) elles sont suffisantes pour caractériser complètement et sans redondance les choses. (...) les propriétés rares ne sont qu'une partie – une très petite minorité – des propriétés abondantes (...). Quand une propriété appartient à la petite minorité, je l'appelle une propriété naturelle. (Lewis 1986, 60) 48 Ce type de propriété est censé fonder la similarité objective des entités, elles sont les propriétés et relations qui permettent de découper la nature à ses jointures réelles. Considérons par exemple les deux propriétés suivantes : P1 (avoir la charge -1) et P2 (avoir la charge -1 ou être un grand chanteur). Supposons que les électrons possèdent P1 et P2 et que Bob Dylan possède P2. La différence est qu’avoir la charge -1 permet de rendre La métaphysique du temps : perspectives contemporaines 9 Modes d’être et temps compte de la similarité objective de deux électrons alors qu’avoir la charge -1 ou être un grand chanteur n’entraîne pas la similarité objective de Bob Dylan et de l’électron. Nous dirons alors que P1 est une propriété naturelle alors que P2 ne l’est pas, ou encore qu’avoir la charge -1 découpe la nature à ses jointures alors qu’avoir la charge -1 ou être un grand chanteur est une simple disjonction de propriété. 49 Selon Lewis, la notion de naturalité admet des degrés : Il serait probablement préférable de dire que la distinction entre propriétés naturelles et autres admet des degrés. Quelques propriétés sont parfaitement naturelles. D’autres, même si elles peuvent avoir quelque chose de disjonctif ou d’extrinsèque, sont au moins naturelles de manière dérivée, dans la mesure où elles peuvent être atteintes par des chaînes simples de définissabilité à partir des propriétés parfaitement naturelles. (Lewis 1986, 61) 50 Par exemple, bien que la propriété être un atome d’hydrogène et la propriété être un atome d’hydrogène ou aimer Bob Dylan ne sont pas des propriétés parfaitement naturelles, la propriété être un atome d’hydrogène est plus naturelle que la propriété être un atome d’hydrogène ou aimer Bob Dylan. 51 Comme l’a montré entre autres Sider (2011), cette notion de naturalité peut être appliquée au langage lui-même ou aux expressions que contient un langage. Dans ce cas, certaines expressions sont plus naturelles que d’autres. Les expressions naturelles sont celles qui découpent la réalité à ses jointures. De la même manière nous dirons qu’un quantificateur existentiel restreint est naturel s’il découpe la réalité à ses jointures et non s’il est une simple restriction arbitraire du quantificateur existentiel non-restreint. Par exemple, il semble évident que les quantificateurs restreints ∃ a et ∃c, qui quantifient respectivement uniquement sur les entités abstraites et uniquement sur les entités concrètes, sont plus naturels que les quantificateurs ∃ mr et ∃ te, qui quantifient respectivement uniquement sur les entités moches ou rouges et uniquement sur les entités triangulaires ou qui respirent sous l’eau. 52 Les modes d’être sont donc exprimés par les quantificateurs élites qui sont les expressions qui découpent la nature à ses jointures. Nous pouvons alors formuler la définition suivante des modes d’être. Modes d’être : il y a des façons d’être si et seulement s’il y a plus d’un quantificateur élite. 53 Nous allons maintenant montrer comment nous pouvons appliquer le pluralisme ontologique au problème du temps. 4. Modes d’être et temps 54 La thèse que nous allons présenter dans ce qui suit est la thèse du Pluralisme Temporel. Le Pluralisme Temporel est la thèse selon laquelle il y a deux modes d’être fondamentaux : un mode d’être « atemporel »9 (MA) que nous pouvons représenter par le quantificateur élite ∃α et un mode d’être temporel (MT) que nous pouvons représenter par le quantificateur élite ∃τ. McDaniel (2017), Baker (2009) ou encore Grenon et Smith (2007) ont proposé, chacun à leur façon, une théorie dans laquelle il y a des modes d’être temporels différents10. La différence entre le Pluralisme Temporel et ces différentes théories est que les deux modes d’être (MT et MA) recoupent une distinction ontologique fondamentale : celle entre les êtres conscients et les entités qui dépendent de l’esprit d’un côté, et de l’autre les êtres indépendants de l’esprit. MA est La métaphysique du temps : perspectives contemporaines 10 Modes d’être et temps le mode d’être des entités indépendantes de l’esprit. Ces entités ne possèdent pas de propriétés-A mais sont liées entre elles par des relations-B, elles sont des entités quadridimensionnelles. MT est le mode d’être des entités conscientes et des entités qui dépendent de l’esprit. Ces entités possèdent de véritables propriétés-A, plus précisément la propriété d’être présent, et sont des entités tridimensionnelles. 55 56 57 Selon le Pluralisme Temporel la réalité possède donc deux structures ontologiques. La réalité indépendante de l’esprit est entièrement constituée de relations-B : elle ne subit aucun changement. La réalité temporelle, possédant des propriétés-A et soumise au changement, est celle des êtres conscients et des entités qui en dépendent. Chaque structure ontologique est représentée par un quantificateur élite. Les entités des catégories ontologiques appartenant à MA ne peuvent pas appartenir à MT (et inversement). De ce fait chacun des deux quantificateurs ∃α et ∃τ ne peut quantifier que sur une partie propre de ce sur quoi quantifie le quantificateur existentiel non restreint. De plus il est possible d’accepter que chacun de ces deux quantificateurs obéit à une logique qui lui est propre et, par conséquent, les entités appartenant à ces deux modes d’être obéiront à des ontologies formelles différentes 11. ∃α ne peut quantifier que sur les entités indépendantes de l’esprit. La logique de ce type de quantificateur sera une logique atemporelle. De même, l’ontologie formelle fondée sur cette logique sera atemporelle. En acceptant que le stuff forme une catégorie ontologique appartenant à MA, l’ontologie formelle s’appliquant à ce type d’entités sera par exemple la Méréologie Extensionnelle Classique12 et la logique qui fonde cette ontologie formelle sera la logique standard des prédicats, ou l’Ontologie de Leśniewski 13 . D’un autre côté, ∃τ ne peut quantifier que sur les êtres conscients et les entités qui en dépendent. La logique de ce type de quantificateur sera une logique temporelle et l’ontologie formelle fondée sur cette logique sera temporelle. En acceptant par exemple que les objets ordinaires forment une catégorie ontologique appartenant à MT, l’ontologie formelle s’appliquant à ce type d’entité sera par exemple la Méréologie Temporelle développée par Bittner et Donnelly (2007) et la logique qui fonde cette ontologie formelle sera la logique temporelle, ou « l’ontologie temporelle » proposée par Lejewski (1982)14. MA et MT sont donc deux structures ontologiques différentes obéissant à des logiques différentes et dont les entités obéissent à des principes ontologico-formels distincts. Le Pluralisme Temporel affirme donc qu’il y a deux modes d’être et que le mode d’être temporel est celui des êtres conscients et des entités qui en dépendent. Cela signifie qu’en l’absence d’être conscient la réalité est atemporelle et que les êtres conscients contribuent à la réalité temporelle. Expliquons cela plus précisément. Selon cette thèse les êtres conscients contribuent à la réalité temporelle en produisant les propriétés temporelles. Tout ce dont nous faisons l’expérience, que ce soit des événements extérieurs ou des événements intérieurs, est toujours expérimenté comme étant présent. Les entités que nous percevons, tout comme les phénomènes psychiques dont nous sommes conscients, sont présents, possèdent la propriété d’être présent. En suivant Baker (2009) nous pouvons expliquer la contribution des êtres conscients à l’existence des propriétés-A à l’aide de la notion de jugement. Selon Baker, pour qu’un événement quelconque soit présent (possède la propriété-A d’être présent), il est nécessaire que : 1) Je perçoive cet événement 2) Je juge percevoir maintenant cet événement La métaphysique du temps : perspectives contemporaines 11 Modes d’être et temps 3) Mon jugement soit simultané à ma perception de l’événement. 58 Un événement est donc présent en vertu du fait que quelqu’un juge maintenant percevoir cet événement et que ce jugement soit simultané avec cet événement. Si cet événement n’est pas perçu, il peut néanmoins être qualifié de présent s’il est simultané avec un autre événement qui répond aux conditions posées plus haut pour être présent. 59 Les êtres conscients imposent donc en quelque sorte les propriétés-A aux entités appartenant à MT. Notons que cette thèse de la contribution des êtres conscients à la production des propriétés-A possède des similarités avec la façon dont de nombreux théoriciens B expliquent nos croyances en l’existence des propriétés-A. Mellor (2001), par exemple, explique que les propriétés-A et nos croyances en l’existence de telles propriétés est une nécessité pratique. Cependant, la différence essentielle est que pour ces théoriciens B nos croyances ne correspondent pas à une réalité : il n’y a tout simplement pas de propriétés-A. Cette thèse a été développée sous le nom du « mythe du passage du temps »15. Elle est plus généralement une thèse antiréaliste selon laquelle tout ce qui dépend de l’esprit n’existe pas. Cependant il n’y a aucune raison d’accepter ce point de vue. Les êtres conscients et les entités qui en dépendent existent mais dans un mode d’être différent des entités indépendantes de l’esprit. Les propriétés-A existent donc bel et bien. Elles sont des caractéristiques irréductibles des êtres appartenant à MT. 60 Le Pluralisme Temporel partage donc avec la Théorie Dynamique du Temps l’acceptation des propriétés-A et l’acceptation du fait que ce sont ces propriétés qui fondent le changement. Il existe néanmoins une distinction importante entre le Pluralisme Temporel et la Théorie Dynamique du Temps. Dans la théorie A, les propriétés-A sont des propriétés intrinsèques des entités. Par contre, dans le Pluralisme Temporel, elles sont des propriétés extrinsèques. En effet, les êtres conscients sont partie prenante de l’existence des propriétés-A. Les propriétés-A ne sont pas des propriétés intrinsèques des entités de MT puisqu’elles sont dépendantes des êtres conscients. Bien qu’extrinsèques les propriétés-A n’en existent pas moins, elles font partie de la réalité. C’est ce caractère extrinsèque des propriétés-A qui va permettre de résoudre la contradiction qu’il y avait entre la Théorie Dynamique du Temps et la Théorie de la Relativité Restreinte (TRR). En effet, selon le Pluralisme Temporel, la simultanéité est locale : elle est entre un événement mental d’une personne et un événement physique perçu. De ce fait, la simultanéité est relative à un référentiel comme le soutient TRR. Pour citer Baker : La physique fait toujours appel aux relations « avant », « simultané à », seulement aujourd’hui, selon la conception standard, elles sont relatives à un référentiel. De la même manière la métaphysique peut toujours utiliser « passé », « présent » et « futur », seulement aujourd’hui ces propriétés doivent être considérées comme relatives aux êtres conscients. (Baker 2009, 151). 61 Les propriétés-A, étant extrinsèques, elles sont relatives à un référentiel qui est un être conscient. Dans le Pluralisme Temporel nous ne pouvons pas dire qu’un événement est présent de façon absolue, mais uniquement qu’il est présent relativement à un être conscient qui le perçoit, ou qu’il est présent en tant qu’il est simultané à un autre événement présent. 62 Le Pluralisme Temporel postule l’existence d’un second mode d’existence, MA, qui est le mode d’être des entités indépendantes de l’esprit. Les entités de ce mode d’être ne possèdent pas de propriétés-A et ne sont donc pas soumises au changement. Il existe La métaphysique du temps : perspectives contemporaines 12 Modes d’être et temps uniquement des relations-B entre ces entités. Le Pluralisme temporel partage donc avec la Thèse de l’Espace-Temps l’acceptation des relations-B et même l’acceptation d’un monde « atemporel », ce monde étant celui appartenant à MA. La différence essentielle est que le Pluralisme Temporel accepte aussi l’existence de propriété-A. Il permet donc, à l’inverse de La Thèse de l’Espace-Temps, d’accepter que le changement soit une caractéristique de la réalité. 63 Nous avons vu que le Pluralisme Temporel possède l’avantage d’être compatible avec TRR et d’accepter l’existence du changement. Cette théorie a un autre avantage : elle peut nous permettre d’accepter à la fois des entités quadridimensionnelles et des entités tridimensionnelles dans notre ontologie, la coexistence de ces deux types d’entités étant, comme nous l’avons vu avec PI, impossible dans une ontologie qui ne possède qu’un seul mode d’être16. Les entités de MA sont des entités quadridimensionnelles, alors que les entités de MT sont des entités tridimensionnelles. 64 L’ontologie du Pluralisme Temporel est une ontologie qui accepte à la fois l’existence du stuff et celle des choses 17. Commençons par décrire le genre de rapport que nous acceptons entre le stuff et les choses. Nous allons nous appuyer sur le paradigme proposé par Jubien (1993) : […] le monde n'est pas naturellement divisé en une gamme de choses discrètes. Il consiste plutôt en « stuff » étalé plus ou moins irrégulièrement et plus ou moins densément dans l'espace-temps. A partir de ce qui vient de nous, à savoir le « schème conceptuel », le stuff occupant une région spatiotemporelle peut être considéré comme constituant une chose, alors que le stuff occupant une autre région ne constitue pas une chose. Mais découper le monde en choses selon notre façon (acceptons pour le moment que nous faisons cela d'une seule façon) n'est pas contraint par les caractéristiques intrinsèques de la distribution du stuff qui est devant nous. Il peut être vrai que, étant donné la façon dont nous sommes faits (spécialement étant donné la façon dont nous sommes équipés pour interagir avec la distribution du stuff), le découpage du monde que nous faisons est, en quelque sorte, optimal ou généralement avantageux, ou autre. Mais un tel fait ne dépend pas d'une caractéristique intrinsèque de la distribution du stuff en dehors de nous. Donc j'affirme comme doctrine ontologique fondamentale que le matériel brut de l'univers physique est le stuff, non les choses, et que l'organisation de ce stuff en choses est donnée par nous. (Jubien 1993, 1-2). 65 Dans ce paradigme nous avons deux types d’entités distinctes : le stuff et les choses. Par stuff nous devons entendre le contenu matériel des régions d’espace-temps, et par choses nous pouvons entendre les objets ordinaires. La thèse de Jubien, que nous acceptons ici, est que le monde est constitué de stuff non-individué et que l’organisation de ce stuff en objets provient de nous, c’est-à-dire dépend des êtres conscients. Les objets ordinaires proviennent de notre « schème conceptuel » et de notre « équipement physiologique ». C'est la façon dont nous sommes constitués et la façon dont nous percevons et pensons le monde qui nous pousse à accepter l'idée que le monde est constitué d'objets. Le découpage du stuff en objets ne dépend pas des caractéristiques intrinsèques du stuff mais « de la façon dont nous sommes constitués ». 66 Selon le Pluralisme Temporel ces deux catégories ontologiques appartiennent à deux modes d’être différents : le stuff est indépendant de l’esprit et appartient à MA alors que les objets ordinaires sont dépendants de l’esprit et appartiennent à MT. Cette appartenance à des modes d’être différents permet de rendre compte des différentes conditions d’identité et de persistance attribuées classiquement à ces deux types d’entités18. La métaphysique du temps : perspectives contemporaines 13 Modes d’être et temps 67 Le stuff, tout comme les régions d’espace-temps qu’il occupe, est une entité quadridimensionnelle, c’est-à-dire qu’elle persiste dans le temps en ayant des parties temporelles différentes à différents moments. De la même façon, le stuff et les régions d’espace-temps possèdent leurs parties de façon essentielle : c’est la thèse de l’essentialisme méréologique. Elles sont aussi liées par un principe non-restreint de composition. Deux portions de stuff quelles qu’elles soient composent nécessairement une nouvelle portion de stuff, tout comme deux régions d’espace-temps quelles qu’elles soient composent nécessairement une nouvelle région d’espace-temps. Toutes ces caractéristiques correspondent à l’ontologie formelle qui s’applique aux entités de MA, à savoir la Méréologie Extensionnelle Classique. Cette méréologie est atemporelle et possède entre autres un principe de fusion non-restreinte. 68 Les choses ou les objets, par contre, sont des entités tridimensionnelles, c'est-à-dire qu’ils persistent en étant présents tout entiers à chaque moment de leur existence. Ils peuvent perdre ou gagner des parties sans cesser d’exister et ne sont pas liés à un principe non-restreint de composition. Cette façon de caractériser les objets ordinaires correspond à une ontologie formelle différente de celle qui caractérise les entités de MA. Cette vision des objets ordinaires est en adéquation avec le sens commun. 69 Le Pluralisme Temporel permet donc, grâce à l'acceptation de deux structures ontologiques distinctes, réglées par des logiques et des ontologies formelles distinctes, d’admettre dans notre ontologie deux types d’entités persistantes : les entités quadridimensionnelles (le stuff et les régions d’espace-temps qu’il occupe) et les entités tridimensionnelles (les objets ordinaires). BIBLIOGRAPHIE BAKER, L. R. (2009). The Metaphysics of Everyday Life: An Essay in Practical Realism. Cambridge, MA: Cambridge University Press. BITTNER, T. & DONNELLY, M. (2007). A Temporal Mereology for Distinguishing Between Integral Objects and Portions of Stuff. Proceedings of the National Conference on Artificial Intelligence, 1, 287-292. BUCCHIONI, G. (2016). Méréologie (version académique). In KRISTANEK, M. (dir.), L’Encyclopédie philosophique, URL = <http://encyclo-philo.fr/mereologie>. CAPLAN, B. (2011). Ontological Superpluralism. Philosophical Perspectives, 25(1), 79–114. CRISP, T. M. (2003). Presentism. In LOUX, M. J. & ZIMMERMAN, D. W. (Eds.), The Oxford Handbook of Metaphysics (pp. 211-245), Oxford, Oxford University Press. GRENON, P. & SMITH, B. (2007). Persistence and Ontological Pluralism. In KANZIAN, C. (Ed.), Persistence, (pp. 33-48), Springer. HINCHLIFF, M. (1988). A Defense of Presentism (PhD Thesis). Princeton University. La métaphysique du temps : perspectives contemporaines 14 Modes d’être et temps HIRSCH, E. (2011). Quantifier Variance and Realism: Essays in Metaontology. New York: Oxford University Press. LE BIHAN, B. (2018). L’éternité sans le temps. Revue philosophique de Louvain, 116(3), 441-462. LEJEWSKI, Cz. (1982). Ontology: What’s Next? In LEINFELLNER, W., KRAEMER, E. & SCHANK, J. (Eds.), Language and Ontology. Proceedings of the Sixth International Wittgenstein Symposium, Hölder-PichlerTempsky. LESNIEWSKI, S. (1992). Collected Works (2 vols., éd. et trad. angl. S. J. SURMA et al.). Dordrecht: Springer. LEWIS, D. (1986). On the Plurality of Worlds. Oxford: Blackwell. LEWIS, D. (1983). New Work for a Theory of Universals. Australasian Journal of Philosophy, 61(4), 343-377. MARKOSIAN, N. (à paraître). Sideways Music. Analysis. MARKOSIAN, N. (2015). The Right Stuff. Australasian Journal of Philosophy, 93(4), 665-687. MARKOSIAN, N. (2004). A Defense of Presentism. In ZIMMERMAN, D. W. (Ed.), Oxford Studies in Metaphysics (vol.1, pp. 47-82), Oxford University Press. MCDANIEL, K. (2017). The Fragmentation of Being. Oxford: Oxford University Press. MCDANIEL, K. (2010a). Being and Almost Nothingness. Noûs, 44(4), 628-649. MCDANIEL, K. (2010b). A Return to the Analogy of Being. Philosophy and Phenomenological Research, 81(3), 688-717. MCDANIEL, K. (2009). Ways of Being. In CHALMERS, D., MANLEY, D. & WASSERMAN R. (Eds.), Metametaphysics: New Essays on the Foundations of Ontology (pp. 290-319), Oxford University Press. MCTAGGART, J. M. E. (1908). The Unreality of Time. Mind, XVII, 457-474. MELLOR, D. H. (2001). The Time of Our Lives. Royal Institute of Philosophy Supplement, 48, 45-59. MELLOR, D. H. (1998). Real Time II. London: Routledge. MERRICKS, T. (1999). Persistence, Parts, and Presentism. Noûs, 33(3), 421-438. MERRICKS, T. (1995). On the Incompatibility of Enduring and Perduring Entities. Mind, 104, 523-531. MERRICKS, T. (1994). Endurance and Indiscernibility. The Journal of Philosophy, 91(4), 165-184. MIÉVILLE, D. (2004). Introduction à l’œuvre de S. Leśniewski. Fascicule II : l’ontologie. Neuchâtel: Centre de Recherches Sémiologiques (Travaux de logique). MIÉVILLE, D. (1984). Un développement des systèmes logiques de S. Leśniewski. Protothétique-Ontologie- Méréologie. Berne: Peter Lang. REA, M. C. (2003). Four-Dimensionalism. In LOUX, M. J. & ZIMMERMAN, D. W. (Eds.), The Oxford Handbook of Metaphysics (pp. 246-280), Oxford University Press. SIDER, T. (2011). Writing the Book of the World. Oxford: Oxford University Press. SIDER, T. (2001). Four-Dimensionalism: An Ontology of Persistence and Time. Oxford: Oxford University Press. SIMONS, P. (1987). Parts. A Study in Ontology. Oxford: Clarendon Press. TURNER, J. (2012). Logic and Ontological Pluralism. Journal of Philosophical Logic, 41(2), 419-448. La métaphysique du temps : perspectives contemporaines 15 Modes d’être et temps TURNER, J. (2011). Ontological Nihilism. In ZIMMERMAN, D. W. & BENNETT, K. (Eds.), Oxford Studies in Metaphysics (vol. 6, pp. 3-54) Oxford University Press. TURNER, J. (2010). Ontological Pluralism. Journal of Philosophy, 107(1), 5-34. VARZI, A. (2009). Mereology. In ZALTA, E. N. (Ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Summer 2009 Edition). URL = < https://plato.stanford.edu/archives/sum2009/entries/mereology/ > ZIMMERMAN, D. W., (2011). Presentism and the Space-Time Manifold. In CALLENDER, C. (Ed.), The Oxford Handbook of Philosophy of Time (pp. 163-246), Oxford University Press. NOTES 1. Pour une présentation détaillée et une défense du présentisme, voir Crisp (2004), Hinchliff (1996), Markosian (2004), Merricks (1999), ou encore Zimmerman (2011). 2. Pour une présentation détaillée et une défense de l’éternalisme, voir Mellor (1998), Rea (2003), ou Sider (2001). 3. Ces deux séries sont les deux façons que nous avons de considérer le temps. La série A est la série temporelle dans laquelle chaque position temporelle donnée est successivement future, présente et passée. C’est la vision dynamique du temps dans laquelle chaque événement se tient d’abord dans un futur éloigné, puis se rapproche de plus en plus d’un moment donné pour devenir simultané à ce moment, donc présent, et enfin s’éloigne de plus en plus de ce moment et devient de plus en plus passé. La série B est la série temporelle dans laquelle les positions temporelles forment un ordre permanent de relations d’antériorité, de simultanéité ou de postériorité. C’est la vision statique du temps dans laquelle les événements sont posés et déterminés les uns par rapport aux autres par des relations temporelles. Chaque événement est antérieur, simultané ou postérieur à un autre. 4. Pour une présentation et une discussion détaillée de ces deux arguments, voir Mellor (1998), Sider (2001) et Markosian (2003). 5. Cet argument est présenté de façon différente par Merricks (1995) et Grenon & Smith (2007). 6. Pour une présentation détaillée de PTI, voir Lewis (1986) ou Merricks (1994). 7. Pour une présentation détaillée et une défense du pluralisme ontologique, voir McDaniel (2009, 2010a, 2010b, 2017) et Turner (2010, 2011, 2012). 8. Nous utilisons la notion de structure ontologique dans un sens non-technique. 9. Nous utilisons le terme « atemporel » pour désigner un mode d’être qui n’est pas soumis au changement. Nous pouvons alors distinguer ce mode d’être atemporel du mode d’être nontemporel qui serait celui des objets abstraits qui existent « en dehors » du temps. 10. La thèse qui se rapproche le plus du Pluralisme Temporel est celle de Baker, voir Baker (2009, Chap. 7 et Chap. 11). 11. Pour une analyse de la variabilité des logiques en fonction des modes d’être, voir McDaniel (2017, Chap. 2). 12. Pour une description de la méréologie extensionnelle classique voir Bucchioni (2016), Simons (1987) ou encore Varzi (2009). 13. L’Ontologie de Leśniewski est le système logique qui fonde la Méréologie. Il est lui-même fondé sur la Protothétique. Ce système logique est atemporel. Pour une analyse de l’Ontologie voir Leśniewski (1992) ou Mieville (1984, 2004). 14. Cette « ontologie temporelle » est une extension de l’Ontologie de Leśniewski par l’addition d’une théorie générale du temps que Lejewski appelle la « Chronologie générale ». 15. Pour une présentation du mythe du passage du temps, voir Mellor (2001). La métaphysique du temps : perspectives contemporaines 16 Modes d’être et temps 16. Il est à noter que Grenon et Smith (2007) ont proposé d’accepter une ontologie contenant deux modes d’être pour sauvegarder la possibilité d’avoir une ontologie contenant à la fois des objets tridimensionnels et quadridimensionnels. 17. Pour une analyse du rapport entre stuff et choses et pour une défense de l’existence du stuff, voir Markosian (2015). 18. Pour une analyse détaillée des différentes caractéristiques du stuff et des objets, voir Markosian (2004, 2015). INDEX Mots-clés : pluralisme ontologique, ontologie du temps, pluralisme temporel, persistance AUTEUR GUILLAUME BUCCHIONI Aix-Marseille Université La métaphysique du temps : perspectives contemporaines 17