Alexandre Declos et Claudine Tiercelin (dir.)
La métaphysique du temps : perspectives
contemporaines
Collège de France
Modes d’être et temps
Guillaume Bucchioni
Éditeur : Collège de France
Lieu d'édition : Paris
Année d'édition : 2021
Date de mise en ligne : 15 février 2021
Collection : Philosophie de la connaissance
ISBN électronique : Philosophie de la connaissance
http://books.openedition.org
Référence électronique
BUCCHIONI, Guillaume. Modes d’être et temps In : La métaphysique du temps : perspectives
contemporaines [en ligne]. Paris : Collège de France, 2021 (généré le 15 février 2021). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/cdf/10804>.
Ce document a été généré automatiquement le 15 février 2021.
Modes d’être et temps
Modes d’être et temps
Guillaume Bucchioni
Introduction
1
L’ontologie du temps est aujourd’hui dominée par deux théories incompatibles qui
sont, pour reprendre l’appellation que leur donne Ned Markosian (à paraître), la
« Théorie Dynamique du Temps » d’un côté, la « Thèse de l’Espace-Temps » de l’autre.
Chacune de ces théories peut être vue comme la conjonction de trois thèses.
2
La Théorie Dynamique du Temps est la conjonction du présentisme (seul le présent
existe), de la théorie A (la réalité possède de véritables propriétés temporelles, les
propriétés-A) et du tridimensionnalisme (les entités persistent dans le temps en étant
toutes entières présentes à chaque instant).
3
La Thèse de l’Espace-Temps est la conjonction de l’éternalisme (il n’y a pas de primat
ontologique du présent, tous les temps existent), de la théorie B (il n’y a pas de
propriétés-A mais uniquement des relations temporelles, les relations-B) et du
quadridimensionnalisme (la thèse selon laquelle les objets persistent en ayant des
parties temporelles).
4
Chacune de ces deux théories doit faire face à des critiques. L’argument principal
contre la Théorie Dynamique du Temps est qu’elle est en contradiction avec la physique
contemporaine et plus spécifiquement avec la Théorie de la Relativité Restreinte, alors
que l’argument principal contre la Thèse de l’Espace-Temps est qu’elle est en
contradiction avec le sens commun car elle nie l’existence du changement. De plus,
l’incompatibilité des ces deux théories a pour conséquence qu’il est impossible
d’accepter dans une même ontologie à la fois des entités tridimensionnelles et des
entités quadridimensionnelles.
5
Le but de cet article est de présenter une théorie ontologique, que nous nommerons le
« Pluralisme Temporel », selon laquelle il existe deux modes d’êtres distincts : un mode
d’être atemporel, qui est celui des entités indépendantes de l’esprit, et un mode d’être
temporel qui est celui des êtres conscients et des entités qui en dépendent. Le mode
d’être atemporel correspond au monde décrit par la Thèse de l’Espace-Temps alors que
La métaphysique du temps : perspectives contemporaines
1
Modes d’être et temps
le mode d’être temporel correspond à celui de la Théorie Dynamique du Temps. Nous
souhaitons montrer que le Pluralisme Temporel combine les avantages des deux
théories du temps. Le Pluralisme Temporel est en adéquation avec la Théorie de la
Relativité Restreinte et ne nie pas l’existence du changement. De plus, cette théorie
permet d’accepter à la fois des entités tridimensionnelles et quadridimensionnelles.
Nous procèderons de la façon suivante. Dans une première partie, nous présenterons la
Théorie Dynamique du Temps et la Thèse de l’Espace-temps en exposant les principales
thèses qui les composent. Puis, dans une seconde partie, nous examinerons les
principaux arguments contre ces deux théories. La troisième partie sera consacrée à la
présentation du pluralisme ontologique. Enfin, dans la dernière partie nous
présenterons le Pluralisme Temporel et montrerons les avantages que cette théorie
possède à la fois sur la Théorie Dynamique du Temps et sur la Thèse de l’Espace-Temps.
1. La Théorie Dynamique du Temps et la Thèse de
l’Espace-Temps
6
Dans cette partie, nous allons rapidement définir les différentes thèses qui composent
les deux théories principales de l’ontologie du temps : la Théorie Dynamique du Temps
et la Thèse de l’Espace-Temps. Commençons par le couple de thèses opposées : le
présentisme et l’éternalisme.
1.1. Présentisme et éternalisme
7
Le présentisme1 est la thèse selon laquelle le temps présent est ontologiquement
privilégié par rapport au passé et au futur. Selon le présentiste, tout ce qui existe existe
au temps présent. Les entités passées et futures n’existent pas. L'éternalisme 2, à
l’inverse, est la thèse qui nie le caractère ontologiquement privilégié du présent sur le
passé et le futur. Selon l’éternaliste, les entités passées et futures existent tout autant
que les entités présentes.
8
Pour comprendre plus précisément ces deux thèses nous pouvons reprendre la
distinction proposée par Baptiste Le Bihan (2018) entre « exister » et « exister tout
court ». L’éternaliste et le présentiste vont tous les deux accepter que le passé n’existe
plus et que le futur n’existe pas encore. Cependant ils sont en désaccord sur la façon
d’interpréter cette affirmation. Pour l’éternaliste, le passé n’existe plus et le futur
n’existe pas encore car le passé et le futur existent tout court dans une localisation
temporelle différente de la localisation présente. Pour l’éternaliste le temps se
comporte comme l’espace : de la même manière que certaines entités n’existent pas ici,
comme Manchester ou Donald Trump, mais existent là-bas, des entités comme les
dinosaures ou les bases humaines sur Mars n’existent pas présentement mais existent
tout court dans le passé et dans le futur. Il n’y a pas de privilège ontologique
(existentiel) du présent. Pour le présentiste, le passé n’existe plus et le futur n’existe
pas encore car le passé et le futur n’existent pas tout court. Pour le présentiste, il y a un
privilège ontologique (existentiel) du présent. Manchester et Donald Trump existent
bien mais les dinosaures et les bases humaines sur Mars n’existent pas tout court car
ces entités ne sont pas présentes.
9
Selon La Théorie Dynamique du Temps, le présentisme est vrai, et par conséquent seuls
le présent et les entités qui y sont localisées existent. A l’inverse, selon La Thèse de
La métaphysique du temps : perspectives contemporaines
2
Modes d’être et temps
l’Espace-Temps, il n’y a pas de privilège ontologique existentiel du présent sur les
autres temps.
10
Passons à la distinction entre la théorie A et la théorie B.
1.2. Théorie A et Théorie B
11
La théorie A et la théorie B sont des théories fondées sur la distinction faite par
McTaggart (1908) entre la série A et la série B3. La théorie A est la théorie selon laquelle
il existe de véritables propriétés temporelles, les propriétés-A, comme « être passé »,
« être présent » ou encore « être futur ». Selon ces théoriciens, la réalité est
intrinsèquement temporelle : les entités, que ce soit des objets, des faits ou des
événements, instancient des propriétés temporelles. Nous dirons par exemple que
l’élection d’Emmanuel Macron à la Présidence de la République française est un fait qui
instancie la propriété d’être passé, le premier pas de l’Homme sur Mars est un fait qui
instancie la propriété d’être futur. La théorie B est la théorie selon laquelle il n’y a pas
de propriétés-A mais uniquement des relations temporelles, les relations-B, comme
« être antérieur », « être simultané » ou encore « être postérieur ». Le « passé » est
alors ce qui est antérieur à une certaine localisation dans le temps, le « futur », ce qui
est postérieur à une certaine localisation de référence, et le « présent », ce qui est
simultané à un certain point de vue dans la dimension temporelle. Selon ces
théoriciens, la réalité est atemporelle : il n’y a pas de faits temporels mais uniquement
des faits atemporels liés par des relations temporelles. L’élection d’Emmanuel Macron à la
Présidence de la République française n’instancie pas la propriété d’être passé mais c’est
un fait atemporel, qui instancie la relation « être antérieur » au fait que je suis en train
de parler. De même le premier pas de l’Homme sur Mars n’instancie pas la propriété d’être
futur mais est postérieur au fait que je suis en train de parler.
12
Le présentisme plus la théorie A forment une théorie selon laquelle la réalité est
intrinsèquement temporelle et pour laquelle les entités qui existent instancient la
propriété-A d’être présentes. L’éternalisme plus la théorie B forment une théorie selon
laquelle la réalité est atemporelle : les entités qui peuplent le monde n’instancient pas
de propriétés-A mais des relations-B d’antériorité, de simultanéité et de postériorité.
13
Une dernière distinction importante entre la Théorie Dynamique du Temps et la Thèse
de l’Espace-Temps est le fait que ces deux théories acceptent des théories différentes
concernant la persistance des objets dans le temps.
1.3. Tridimensionnalisme et quadridimensionnalisme
14
Selon le tridimensionnalisme, un objet persiste par endurance si et seulement s’il est
présent tout entier à différents moments. Par exemple la bougie endure si et seulement si
la bougie est elle-même présente toute entière à t (le matin lorsque je la pose sur
l’étagère), et est aussi présente toute entière à un moment différent t’ (dans l’aprèsmidi quand je reviens).
15
La notion d’être « tout entier présent » doit être comprise en comparaison avec la
notion perdurantiste d’être « présent en partie », c'est-à-dire avec la notion de partie
temporelle.
16
Selon le quadridimensionnalisme, un objet persiste par perdurance si et seulement s’il a
des parties temporelles à différents moments. Par exemple, la bougie perdure si et
La métaphysique du temps : perspectives contemporaines
3
Modes d’être et temps
seulement si la bougie a une partie temporelle à t (le matin lorsque je la pose sur
l’étagère), et une autre partie temporelle à un moment différent t’ (dans l’après-midi
quand je reviens). C'est la totalité des parties temporelles de l'objet qui forment l'objet
en tant que tout.
17
Nous pouvons maintenant donner une caractérisation plus précise de la Théorie
Dynamique du Temps et de La Thèse de l’Espace-Temps.
18
Pour la Théorie Dynamique du Temps, le temps est complètement différent des
dimensions de l’espace : a) le temps possède une direction intrinsèque, b) les objets
physiques ne possèdent pas de parties temporelles mais uniquement des parties
spatiales, c) il y a de véritables propriétés-A qui assurent le passage du temps, enfin d) il
y a une distinction ontologique essentielle entre le présent et les autres moments.
19
Pour la Thèse de l’Espace-Temps, le temps est en plusieurs points similaire à l’espace :
a) il n’y a pas de direction intrinsèque du temps, b) les objets physiques ont des parties
temporelles en plus de leur parties spatiales, c) il n’y a pas de propriétés-A, d) il n’y a
pas de passage du temps, e) il n’y a pas de distinction ontologique entre le présent, le
passé et le futur.
20
Chacune de ces théories pose problème. Le problème principal que rencontre la Théorie
Dynamique du Temps est qu’elle est en contradiction avec la Théorie de la Relativité,
alors que le problème principal de la Thèse de l’Espace-Temps est qu’elle nie l’existence
du passage du temps et par conséquent semble en contradiction avec les données de
l’expérience sensible et le sens commun. Nous allons rapidement exposer ces deux
problèmes4.
2. Les arguments contre la Théorie Dynamique du
Temps et la Thèse de l’Espace-Temps
2.1. Le présentisme face à la Théorie de la Relativité Restreinte
21
Markosian exprime la contradiction entre le présentisme et la Théorie de la Relativité
Restreinte (TRR) sous la forme de l’argument suivant :
(1) TRR est vrai.
(2) TRR implique qu'il n'existe pas de relation de simultanéité absolue.
(3) S'il n'y a pas de relation de simultanéité absolue, alors il n'y a pas de propriété
de présent absolu.
(4) Le présentisme implique qu'il existe une propriété de présent absolu.
(5) Le présentisme est faux.
Les justifications de la prémisse (1) sont toutes les preuves empiriques qui
soutiennent TRR. La justification de la prémisse (2) est le fait que TRR implique
apparemment que la relation de simultanéité ne se produit jamais absolument
entre deux objets ou événements, mais seulement par rapport à un cadre de
référence particulier. La justification de la prémisse (3) est que s'il existait une
propriété telle que le présent absolu, alors tous les objets ou événements qui la
possèdent seraient absolument simultanés les uns avec les autres. Et la justification
de la prémisse (4) est que si le présentisme permettait à ce qui est présent de l’être
de manière relativiste, alors le présentisme impliquerait que ce qui existe existe
d’une manière relativiste, ce qui serait une conséquence inacceptable. (Markosian
2004, 76).
La métaphysique du temps : perspectives contemporaines
4
Modes d’être et temps
22
La contradiction entre la Théorie Dynamique du Temps et TRR provient du fait que
selon cette dernière théorie il n’y a pas de simultanéité absolue. En effet, selon la TRR le
temps est relatif au système de coordonnées, ou référentiel, dans lequel on se trouve.
Ceci a pour conséquence que la simultanéité n’est pas absolue : deux événements
peuvent être simultanés dans un référentiel et successifs dans un autre, ceci étant dû à
une différence dans le temps lui-même et non à une différence de vitesse. Par
conséquent, s’il n’y a pas de simultanéité absolue il ne peut pas y avoir de propriété-A
absolue. En d’autres termes « être présent », tout comme « être futur » et « être passé »,
ne sont pas des propriétés intrinsèques des événements. Il n’y a pas de fait objectif de la
forme « E est présent » ou « E est passé ». Les partisans de la Thèse de l’Espace-Temps
en concluent que la Théorie Dynamique du Temps est fausse.
2.2. L’éternalisme face au sens commun
23
Le problème que rencontre la Thèse de l’Espace-Temps concerne le passage du temps,
ou pour le dire autrement, le changement. Le changement ne nous est pas donné par
les relations-B mais uniquement par les propriétés-A. En effet, un événement ne peut
changer les relations temporelles (relations-B) qu’il possède avec les autres événements
puisque celles-ci sont des relations permanentes. Si l’élection d’Emmanuel Macron à la
Présidence de la République française est antérieure au premier pas de l’Homme sur Mars, elle
a été, elle est et elle sera toujours antérieure au premier pas de l’Homme sur Mars. En fait,
comme l’a montré McTaggart (1908), un événement ne change que sous un unique
aspect : il a commencé par être un événement futur, puis il est devenu après chaque
moment un événement d’un futur plus proche et enfin il a été présent. Après cela il est
devenu passé et le restera à jamais, bien qu’après chaque moment il s’éloigne dans un
passé de plus en plus lointain. La mort de Stephen Hawking a d’abord été future. Puis
elle s’est rapprochée de plus en plus du présent et est devenue présente. Enfin elle s’est
éloignée du présent et est devenue passée. Elle sera de plus en plus passée.
Il ne change que sous un unique aspect : il a commencé par être un événement
futur. Il est devenu après chaque moment un événement d’un futur plus proche.
Enfin il a été présent. Puis il est devenu passé et le restera à jamais, bien qu’après
chaque moment il s’éloigne dans un passé de plus en plus lointain.
Nous sommes donc amenés à conclure que tout changement n’est un changement
qui affecte les événements qu’en raison des caractéristiques qui leur sont attachées
à la suite de leur présence à l’intérieur de la série A, que ces caractéristiques soient
des qualités ou des relations. (McTaggart 1908, 461)
24
Le changement pour un événement consiste donc à posséder successivement les
propriétés-A. Puisque les partisans de la Thèse de l’Espace-Temps nient l’existence des
propriétés-A, ils nient de ce fait l’existence du changement. Cependant le changement
est une caractéristique essentielle de notre expérience et par conséquent il doit faire
partie de la réalité. Les partisans de la Théorie Dynamique du Temps en concluent que
la Thèse de l’Espace-Temps est fausse.
25
Nous avons vu que la Théorie Dynamique du Temps rencontre un problème avec TRR
alors que la Thèse de l’Espace-Temps est en contradiction avec le sens commun
puisqu’elle nie l’existence du changement. L’acceptation de l’une ou l’autre de ces
théories va poser un autre problème, celui de l’impossibilité d’accepter à la fois des
entités tridimensionnelles et quadridimensionnelles. Nous nommerons ce problème le
Problème de l’Incompatibilité.
La métaphysique du temps : perspectives contemporaines
5
Modes d’être et temps
2.3. Le Problème de l’Incompatibilité (PI)
26
Nous pouvons formuler PI de la façon suivante5 :
(P1) Le présentisme entraîne le fait qu’il n’y a pas d’entités quadridimensionnelles
(P2) L’éternalisme entraîne le fait qu’il n’y a pas d’entités tridimensionnelles
(P3) Soit le présentisme est vrai, soit l’éternalisme est vrai
(C) Il n’y a pas à la fois d’entités quadridimensionnelles et d’entités
tridimensionnelles
27
L’argument étant valide, si les prémisses (P1), (P2) et (P3) sont vraies alors la conclusion
(C) est vraie. Regardons la façon dont il est possible de justifier les trois prémisses.
28
La justification de (P1) est basée sur la thèse selon laquelle une entité ne peut pas
exister si l’ensemble de ses parties n’existent pas. Nous nommerons cette thèse la
Nécessaire Existence de toutes les Parties d’une Entité (NEPE). NEPE est impliquée par
la théorie de l’actualisme sérieux selon laquelle un objet peut exemplifier une propriété
uniquement dans un monde où il existe.
29
En acceptant NEPE nous pouvons justifier (P1) de la façon suivante :
i) Les entités quadridimensionnelles ont des parties non-présentes
ii) Si le présentisme est vrai alors ces parties n’existent pas
iii) Une entité ne peut pas exister en ayant des parties qui n’existent pas
iv) Si le présentisme est vrai alors il n’y a pas d’entités quadridimensionnelles
30
D’après le quadridimensionnalisme, les entités perdurent dans le temps, c’est-à-dire
qu’elles persistent dans le temps en ayant des parties temporelles. Puisqu’une entité
quadridimensionnelle possède des parties temporelles, elle possède des parties qui
existent à différents moments et des parties qui ne sont pas présentes. Prenons par
exemple l’événement qu’est le règne d’Elisabeth II. Ce règne a des parties passées, des
parties présentes et des parties futures. D’après la définition même du présentisme tout
ce qui existe existe au moment présent : les entités passées et futures n’existent pas.
Donc si le présentisme est vrai alors les entités quadridimensionnelles possèdent des
parties (les parties passées et futures) qui n’existent pas. Ce fait est exclu par NEPE : un
objet ne peut pas avoir un autre objet pour partie si cet autre objet n’existe pas. En
d’autres termes, une entité ne peut pas exister en ayant des parties qui n’existent pas.
Toutes les parties d’une entité doivent exister pour que cette entité existe. Nous
pouvons donc en conclure que si le présentisme est vrai alors il n’y a pas d’entités
quadridimensionnelles.
31
La justification de la prémisse (P2) se base sur le problème des temporaires intrinsèques
(PTI)6. PTI est un problème concernant le changement et plus spécifiquement un
problème qui apparaît avec l’application du principe de l’indiscernabilité des
identiques à l’identité diachronique. Merricks (1994) le formule ainsi :
(1) O à t est identique à O at t*
(2) O à t est courbé
(3) O à t* n'est pas courbé
(4) Si O à t est identique à O à t*, alors O à t est F ssi O à t* est F
(5) Par conséquent, O à t est plié et n'est pas plié
32
(1) est justifiée par le fait que pour qu’il y ait changement il est nécessaire que ce soit le
même objet qui possède des propriétés contradictoires (c’est la distinction entre un
changement et une différence). Il est donc nécessaire que l’objet avant le changement
(O à t) soit identique à l’objet après le changement (O à t*). (2) et (3) sont justifiées par
La métaphysique du temps : perspectives contemporaines
6
Modes d’être et temps
le fait qu’un changement consiste en la possession de deux propriétés contradictoires
par le même objet à deux instants différents. (4) est justifiée par le principe de
l’indiscernabilité des identiques : deux objets sont identiques si et seulement s’ils
possèdent exactement les mêmes propriétés. (5) découle logiquement de (1), (2), (3) et
(4).
33
Les partisans de l’éternalisme ont une seule solution pour résoudre PTI. Cette solution
est d’affirmer que O à t n’est pas identique à O à t*. O possède deux parties temporelles
O1 et O2 différentes, O1 à t et O2 à t*. De ce fait O n’est pas à la fois F et non-F : O1
possède F et O2 possède non-F. La seule solution pour l’éternaliste est donc d’accepter
le quadridimensionnalisme. L’éternalisme entraîne bien le fait qu’il n’existe pas
d’entités tridimensionnelles.
34
La justification de la prémisse (P3) est évidente. Le présentisme et l’éternalisme ne
peuvent être vraies en même temps : soit seul le présent existe, soit le passé, le présent
et le futur existent. Il ne peut pas exister uniquement le présent et en même temps le
présent, le passé et le futur.
35
Puisque les trois prémisses sont vraies nous devons donc accepter (C) :il n’y a pas à la
fois d’entités quadridimensionnelles et d’entités tridimensionnelles. Cependant, (C) est
une thèse indésirable car une théorie ontologique qui exclut une des deux catégories
ontologiques, celle des entités tridimensionnelles ou celle des entités
quadridimensionnelles, semble ne pas permettre une description complète de la réalité.
En effet, d’un côté, une théorie ontologique qui nie l’existence des objets
tridimensionnels ne pourra pas rendre compte des objets ordinaires tels qu’ils
semblent nous apparaître. Les partisans de cette ontologie devront affirmer que les
objets ordinaires sont des objets quadridimensionnels, ce qui est clairement
insatisfaisant. Cependant, d’un autre côté, une théorie ontologique qui nie l’existence
des objets quadridimensionnels ne pourra accepter l’existence des événements, des
régions d’espace-temps ou des portions de stuff quadridimensionnelles. En effet, ces
trois types d’entités sont toutes des entités quadridimensionnelles et semblent bien
faire partie de la réalité, peut-être même du niveau le plus fondamental de la réalité.
36
Nous avons vu ce que sont les deux théories principales de l’ontologie du temps ainsi
que les problèmes principaux qu’elles engendrent. Nous souhaitons montrer que le
Pluralisme Temporel permet de résoudre de façon élégante ces problèmes. Mais avant
cela nous devons expliquer la thèse qui est au fondement du Pluralisme Temporel, à
savoir le pluralisme ontologique, la thèse selon laquelle il y a des modes d’être.
3. Le pluralisme ontologique
37
Dans cette section, nous allons dans un premier temps caractériser de façon informelle
ce que nous entendons par pluralisme ontologique et distinguer cette thèse de sa
concurrente, le monisme ontologique. Puis nous allons en proposer une définition plus
précise à l’aide des deux notions essentielles à sa caractérisation contemporaine, la
notion de quantificateur élite et la notion d’expression naturelle.
La métaphysique du temps : perspectives contemporaines
7
Modes d’être et temps
3.1. Caractérisation du pluralisme ontologique
38
Le pluralisme ontologique est la thèse selon laquelle il y a différents modes d’être 7. Dire
qu’il y a différents modes d’être ne revient pas simplement à dire qu’il y a différents
types de choses mais plutôt qu’il y a des choses qui existent dans des sens différents. A
l’inverse, le monisme ontologique est la thèse selon laquelle il y a un unique mode
d’être, c’est-à-dire que toutes les choses existent de la même façon.
39
Pour comprendre la différence entre ces deux théories, partons de la notion de
structure ontologique8. Acceptons que la réalité possède une structure ontologique,
c’est-à-dire un ensemble de propriétés, de relations et de lois liant des entités.
Acceptons aussi qu’il existe différentes catégories ontologiques comme par exemple
celle des objets concrets, celle des objets abstraits, celle des substances, celle des
accidents ou encore celle des événements.
40
La thèse du monisme ontologique peut être comprise comme la thèse selon laquelle il y
a une et une unique structure ontologique, les différentes catégories ontologiques étant
des divisions de cette structure. Il y a alors une seule façon d’être pour les entités, à
savoir appartenir à la structure ontologique. Ces entités peuvent cependant avoir des
natures différentes, c’est-à-dire appartenir à des catégories ontologiques différentes.
Par exemple, les objets abstraits et les objets concrets existent de la même façon : ils
appartiennent à la même structure ontologique (la seule), bien qu’ils soient de nature
différente puisqu’ils appartiennent à des catégories ontologiques différentes.
41
La thèse du pluralisme ontologique peut alors être comprise comme la thèse selon
laquelle il y a plusieurs structures ontologiques. A l’intérieur de chaque structure,
toutes les entités existent de la même façon, mais des entités appartenant à des
structures ontologiques différentes existent de façons différentes. Cela signifie qu’à
chaque structure ontologique correspond un mode d’être. Il n’est cependant pas
nécessaire d’identifier les notions de catégorie ontologique et de structure ontologique.
Une même structure ontologique peut contenir différentes catégories ontologiques et,
dans ce cas, ces entités de nature différente existent de la même façon. Cependant
certaines catégories ontologiques n’appartiennent pas à la même structure ontologique
et, dans ce cas, ces entités de nature différente n’ont pas le même mode d’être.
42
Essayons maintenant de formuler plus précisément la thèse du pluralisme ontologique.
Depuis les travaux de McDaniel (2017) et de Turner (2010, 2011, 2012), le pluralisme
ontologique est formulé à l’aide de deux notions : i) la notion de quantificateur
restreint sémantiquement primitif (ou quantificateur élite) et ii) la notion d’expression
naturelle.
3.2. Le quantificateur restreint sémantiquement primitif
43
Acceptons d’abord que le sens général d’« être » est adéquatement représenté ou
capturé par le quantificateur existentiel non-restreint de la logique formelle « ∃ ». En
plus du quantificateur non-restreint il y a des quantificateurs restreints (ce sont ces
quantificateurs qui représenteront les sens spécifiques d’« être »). Un quantificateur
restreint est un quantificateur qui ne quantifie que sur certains sous-ensembles de ce
sur quoi quantifie le quantificateur non-restreint. Nous pouvons alors distinguer deux
types de quantificateurs restreints : les quantificateurs sémantiquement complexes et
les quantificateurs sémantiquement primitifs. Un quantificateur restreint
La métaphysique du temps : perspectives contemporaines
8
Modes d’être et temps
sémantiquement complexe est un quantificateur qui est définissable à l’aide du
quantificateur non-restreint et d’un prédicat restrictif. Par exemple nous pouvons
construire le quantificateur restreint « ∃b » qui ne quantifie que sur les entités blondes.
Alors ∃bx (x est un enfant) pourra être défini comme suit : ∃x (x est un enfant et x est
blond). Les quantificateurs restreints sémantiquement complexes sont arbitraires dans
le sens où ils sont des restrictions arbitraires du quantificateur existentiel nonrestreint. Il est possible de construire une infinité de ces quantificateurs. D’autre part,
un quantificateur restreint sémantiquement primitif est un quantificateur qui ne peut
pas subir une telle réduction. Il n’est capable, en vertu de sa signification, de quantifier
que sur une partie de ce qu’il y a. Eli Hirsch propose la définition suivante :
Il semble parfaitement intelligible de supposer qu'il peut aussi y avoir des
quantificateurs sémantiquement restreints c'est-à-dire des quantificateurs qui, à
cause des lois sémantiques implicites du langage, sont restreints dans leur domaine
de façon particulière. Si les quantificateurs d’un langage sont sémantiquement
restreints, ils sont toujours limités dans leur domaine, en regard du contexte
conversationnel. (Hirsh 2011, 154).
44
Prenons par exemple le quantificateur restreint « ∃a » qui ne quantifie que sur les
entités abstraites. Alors si ce quantificateur est un quantificateur sémantiquement
primitif, ∃ax (x est un nombre) ne peut pas être réduit à ∃x (x est une entité abstraite et
x est un nombre). La proposition « Il y a un nombre » sera alors exprimée par ∃ ax
(x = y). Les quantificateurs restreints sémantiquement primitifs ne sont pas des
restrictions arbitraires du quantificateur existentiel non-restreint. Ils vont représenter
les différents modes d’être.
45
Les modes d’être sont donc exprimés par un type très spécial de quantificateur, que
McDaniel nomme les quantificateurs restreints sémantiquement primitifs. En suivant
Ben Caplan (2011) nous appellerons ces quantificateurs des quantificateurs élites.
46
Les quantificateurs élites sont des expressions qui « découpent la nature à ses
jointures » et permettent au métaphysicien de découvrir la (ou les) structure(s)
ontologique(s) ultime(s) de la réalité. Nous devons donc trouver un moyen de découvrir
quels sont ces quantificateurs. Pour ce faire nous allons utiliser la notion d’expression
naturelle.
3.3. La notion d’expression naturelle
47
David Lewis (1983) a développé la notion de propriétés et relations naturelles. Lewis
distingue deux types de propriétés : les propriétés « rares » et les propriétés
« abondantes ». Les propriétés rares sont les propriétés naturelles :
Leur partage forme la similitude qualitative, elles découpent au niveau des
articulations, elles sont intrinsèques, elles sont très spécifiques, (…) elles sont
suffisantes pour caractériser complètement et sans redondance les choses. (...) les
propriétés rares ne sont qu'une partie – une très petite minorité – des propriétés
abondantes (...). Quand une propriété appartient à la petite minorité, je l'appelle
une propriété naturelle. (Lewis 1986, 60)
48
Ce type de propriété est censé fonder la similarité objective des entités, elles sont les
propriétés et relations qui permettent de découper la nature à ses jointures réelles.
Considérons par exemple les deux propriétés suivantes : P1 (avoir la charge -1) et P2
(avoir la charge -1 ou être un grand chanteur). Supposons que les électrons possèdent P1 et
P2 et que Bob Dylan possède P2. La différence est qu’avoir la charge -1 permet de rendre
La métaphysique du temps : perspectives contemporaines
9
Modes d’être et temps
compte de la similarité objective de deux électrons alors qu’avoir la charge -1 ou être un
grand chanteur n’entraîne pas la similarité objective de Bob Dylan et de l’électron. Nous
dirons alors que P1 est une propriété naturelle alors que P2 ne l’est pas, ou encore
qu’avoir la charge -1 découpe la nature à ses jointures alors qu’avoir la charge -1 ou être un
grand chanteur est une simple disjonction de propriété.
49
Selon Lewis, la notion de naturalité admet des degrés :
Il serait probablement préférable de dire que la distinction entre propriétés
naturelles et autres admet des degrés. Quelques propriétés sont parfaitement
naturelles. D’autres, même si elles peuvent avoir quelque chose de disjonctif ou
d’extrinsèque, sont au moins naturelles de manière dérivée, dans la mesure où elles
peuvent être atteintes par des chaînes simples de définissabilité à partir des
propriétés parfaitement naturelles. (Lewis 1986, 61)
50
Par exemple, bien que la propriété être un atome d’hydrogène et la propriété être un atome
d’hydrogène ou aimer Bob Dylan ne sont pas des propriétés parfaitement naturelles, la
propriété être un atome d’hydrogène est plus naturelle que la propriété être un atome
d’hydrogène ou aimer Bob Dylan.
51
Comme l’a montré entre autres Sider (2011), cette notion de naturalité peut être
appliquée au langage lui-même ou aux expressions que contient un langage. Dans ce
cas, certaines expressions sont plus naturelles que d’autres. Les expressions naturelles
sont celles qui découpent la réalité à ses jointures. De la même manière nous dirons
qu’un quantificateur existentiel restreint est naturel s’il découpe la réalité à ses
jointures et non s’il est une simple restriction arbitraire du quantificateur existentiel
non-restreint. Par exemple, il semble évident que les quantificateurs restreints ∃ a et ∃c,
qui quantifient respectivement uniquement sur les entités abstraites et uniquement sur
les entités concrètes, sont plus naturels que les quantificateurs ∃ mr et ∃ te, qui
quantifient respectivement uniquement sur les entités moches ou rouges et
uniquement sur les entités triangulaires ou qui respirent sous l’eau.
52
Les modes d’être sont donc exprimés par les quantificateurs élites qui sont les
expressions qui découpent la nature à ses jointures. Nous pouvons alors formuler la
définition suivante des modes d’être.
Modes d’être : il y a des façons d’être si et seulement s’il y a plus d’un quantificateur
élite.
53
Nous allons maintenant montrer comment nous pouvons appliquer le pluralisme
ontologique au problème du temps.
4. Modes d’être et temps
54
La thèse que nous allons présenter dans ce qui suit est la thèse du Pluralisme Temporel.
Le Pluralisme Temporel est la thèse selon laquelle il y a deux modes d’être
fondamentaux : un mode d’être « atemporel »9 (MA) que nous pouvons représenter par
le quantificateur élite ∃α et un mode d’être temporel (MT) que nous pouvons
représenter par le quantificateur élite ∃τ. McDaniel (2017), Baker (2009) ou encore
Grenon et Smith (2007) ont proposé, chacun à leur façon, une théorie dans laquelle il y
a des modes d’être temporels différents10. La différence entre le Pluralisme Temporel et
ces différentes théories est que les deux modes d’être (MT et MA) recoupent une
distinction ontologique fondamentale : celle entre les êtres conscients et les entités qui
dépendent de l’esprit d’un côté, et de l’autre les êtres indépendants de l’esprit. MA est
La métaphysique du temps : perspectives contemporaines
10
Modes d’être et temps
le mode d’être des entités indépendantes de l’esprit. Ces entités ne possèdent pas de
propriétés-A mais sont liées entre elles par des relations-B, elles sont des entités
quadridimensionnelles. MT est le mode d’être des entités conscientes et des entités qui
dépendent de l’esprit. Ces entités possèdent de véritables propriétés-A, plus
précisément la propriété d’être présent, et sont des entités tridimensionnelles.
55
56
57
Selon le Pluralisme Temporel la réalité possède donc deux structures ontologiques. La
réalité indépendante de l’esprit est entièrement constituée de relations-B : elle ne subit
aucun changement. La réalité temporelle, possédant des propriétés-A et soumise au
changement, est celle des êtres conscients et des entités qui en dépendent. Chaque
structure ontologique est représentée par un quantificateur élite. Les entités des
catégories ontologiques appartenant à MA ne peuvent pas appartenir à MT (et
inversement). De ce fait chacun des deux quantificateurs ∃α et ∃τ ne peut quantifier que
sur une partie propre de ce sur quoi quantifie le quantificateur existentiel non
restreint. De plus il est possible d’accepter que chacun de ces deux quantificateurs obéit
à une logique qui lui est propre et, par conséquent, les entités appartenant à ces deux
modes d’être obéiront à des ontologies formelles différentes 11.
∃α ne peut quantifier que sur les entités indépendantes de l’esprit. La logique de ce type
de quantificateur sera une logique atemporelle. De même, l’ontologie formelle fondée
sur cette logique sera atemporelle. En acceptant que le stuff forme une catégorie
ontologique appartenant à MA, l’ontologie formelle s’appliquant à ce type d’entités sera
par exemple la Méréologie Extensionnelle Classique12 et la logique qui fonde cette
ontologie formelle sera la logique standard des prédicats, ou l’Ontologie de Leśniewski
13
. D’un autre côté, ∃τ ne peut quantifier que sur les êtres conscients et les entités qui en
dépendent. La logique de ce type de quantificateur sera une logique temporelle et
l’ontologie formelle fondée sur cette logique sera temporelle. En acceptant par exemple
que les objets ordinaires forment une catégorie ontologique appartenant à MT,
l’ontologie formelle s’appliquant à ce type d’entité sera par exemple la Méréologie
Temporelle développée par Bittner et Donnelly (2007) et la logique qui fonde cette
ontologie formelle sera la logique temporelle, ou « l’ontologie temporelle » proposée
par Lejewski (1982)14. MA et MT sont donc deux structures ontologiques différentes
obéissant à des logiques différentes et dont les entités obéissent à des principes
ontologico-formels distincts.
Le Pluralisme Temporel affirme donc qu’il y a deux modes d’être et que le mode d’être
temporel est celui des êtres conscients et des entités qui en dépendent. Cela signifie
qu’en l’absence d’être conscient la réalité est atemporelle et que les êtres conscients
contribuent à la réalité temporelle. Expliquons cela plus précisément. Selon cette thèse
les êtres conscients contribuent à la réalité temporelle en produisant les propriétés
temporelles. Tout ce dont nous faisons l’expérience, que ce soit des événements
extérieurs ou des événements intérieurs, est toujours expérimenté comme étant
présent. Les entités que nous percevons, tout comme les phénomènes psychiques dont
nous sommes conscients, sont présents, possèdent la propriété d’être présent. En
suivant Baker (2009) nous pouvons expliquer la contribution des êtres conscients à
l’existence des propriétés-A à l’aide de la notion de jugement. Selon Baker, pour qu’un
événement quelconque soit présent (possède la propriété-A d’être présent), il est
nécessaire que :
1) Je perçoive cet événement
2) Je juge percevoir maintenant cet événement
La métaphysique du temps : perspectives contemporaines
11
Modes d’être et temps
3) Mon jugement soit simultané à ma perception de l’événement.
58
Un événement est donc présent en vertu du fait que quelqu’un juge maintenant
percevoir cet événement et que ce jugement soit simultané avec cet événement. Si cet
événement n’est pas perçu, il peut néanmoins être qualifié de présent s’il est simultané
avec un autre événement qui répond aux conditions posées plus haut pour être présent.
59
Les êtres conscients imposent donc en quelque sorte les propriétés-A aux entités
appartenant à MT. Notons que cette thèse de la contribution des êtres conscients à la
production des propriétés-A possède des similarités avec la façon dont de nombreux
théoriciens B expliquent nos croyances en l’existence des propriétés-A. Mellor (2001),
par exemple, explique que les propriétés-A et nos croyances en l’existence de telles
propriétés est une nécessité pratique. Cependant, la différence essentielle est que pour
ces théoriciens B nos croyances ne correspondent pas à une réalité : il n’y a tout
simplement pas de propriétés-A. Cette thèse a été développée sous le nom du « mythe
du passage du temps »15. Elle est plus généralement une thèse antiréaliste selon laquelle
tout ce qui dépend de l’esprit n’existe pas. Cependant il n’y a aucune raison d’accepter
ce point de vue. Les êtres conscients et les entités qui en dépendent existent mais dans
un mode d’être différent des entités indépendantes de l’esprit. Les propriétés-A
existent donc bel et bien. Elles sont des caractéristiques irréductibles des êtres
appartenant à MT.
60
Le Pluralisme Temporel partage donc avec la Théorie Dynamique du Temps
l’acceptation des propriétés-A et l’acceptation du fait que ce sont ces propriétés qui
fondent le changement. Il existe néanmoins une distinction importante entre le
Pluralisme Temporel et la Théorie Dynamique du Temps. Dans la théorie A, les
propriétés-A sont des propriétés intrinsèques des entités. Par contre, dans le Pluralisme
Temporel, elles sont des propriétés extrinsèques. En effet, les êtres conscients sont
partie prenante de l’existence des propriétés-A. Les propriétés-A ne sont pas des
propriétés intrinsèques des entités de MT puisqu’elles sont dépendantes des êtres
conscients. Bien qu’extrinsèques les propriétés-A n’en existent pas moins, elles font
partie de la réalité. C’est ce caractère extrinsèque des propriétés-A qui va permettre de
résoudre la contradiction qu’il y avait entre la Théorie Dynamique du Temps et la
Théorie de la Relativité Restreinte (TRR). En effet, selon le Pluralisme Temporel, la
simultanéité est locale : elle est entre un événement mental d’une personne et un
événement physique perçu. De ce fait, la simultanéité est relative à un référentiel
comme le soutient TRR. Pour citer Baker :
La physique fait toujours appel aux relations « avant », « simultané à », seulement
aujourd’hui, selon la conception standard, elles sont relatives à un référentiel. De la
même manière la métaphysique peut toujours utiliser « passé », « présent » et
« futur », seulement aujourd’hui ces propriétés doivent être considérées comme
relatives aux êtres conscients. (Baker 2009, 151).
61
Les propriétés-A, étant extrinsèques, elles sont relatives à un référentiel qui est un être
conscient. Dans le Pluralisme Temporel nous ne pouvons pas dire qu’un événement est
présent de façon absolue, mais uniquement qu’il est présent relativement à un être
conscient qui le perçoit, ou qu’il est présent en tant qu’il est simultané à un autre
événement présent.
62
Le Pluralisme Temporel postule l’existence d’un second mode d’existence, MA, qui est
le mode d’être des entités indépendantes de l’esprit. Les entités de ce mode d’être ne
possèdent pas de propriétés-A et ne sont donc pas soumises au changement. Il existe
La métaphysique du temps : perspectives contemporaines
12
Modes d’être et temps
uniquement des relations-B entre ces entités. Le Pluralisme temporel partage donc avec
la Thèse de l’Espace-Temps l’acceptation des relations-B et même l’acceptation d’un
monde « atemporel », ce monde étant celui appartenant à MA. La différence essentielle
est que le Pluralisme Temporel accepte aussi l’existence de propriété-A. Il permet donc,
à l’inverse de La Thèse de l’Espace-Temps, d’accepter que le changement soit une
caractéristique de la réalité.
63
Nous avons vu que le Pluralisme Temporel possède l’avantage d’être compatible avec
TRR et d’accepter l’existence du changement. Cette théorie a un autre avantage : elle
peut nous permettre d’accepter à la fois des entités quadridimensionnelles et des
entités tridimensionnelles dans notre ontologie, la coexistence de ces deux types
d’entités étant, comme nous l’avons vu avec PI, impossible dans une ontologie qui ne
possède qu’un seul mode d’être16. Les entités de MA sont des entités
quadridimensionnelles, alors que les entités de MT sont des entités tridimensionnelles.
64
L’ontologie du Pluralisme Temporel est une ontologie qui accepte à la fois l’existence
du stuff et celle des choses 17. Commençons par décrire le genre de rapport que nous
acceptons entre le stuff et les choses. Nous allons nous appuyer sur le paradigme
proposé par Jubien (1993) :
[…] le monde n'est pas naturellement divisé en une gamme de choses discrètes. Il
consiste plutôt en « stuff » étalé plus ou moins irrégulièrement et plus ou moins
densément dans l'espace-temps. A partir de ce qui vient de nous, à savoir le
« schème conceptuel », le stuff occupant une région spatiotemporelle peut être
considéré comme constituant une chose, alors que le stuff occupant une autre
région ne constitue pas une chose. Mais découper le monde en choses selon notre
façon (acceptons pour le moment que nous faisons cela d'une seule façon) n'est pas
contraint par les caractéristiques intrinsèques de la distribution du stuff qui est
devant nous. Il peut être vrai que, étant donné la façon dont nous sommes faits
(spécialement étant donné la façon dont nous sommes équipés pour interagir avec
la distribution du stuff), le découpage du monde que nous faisons est, en quelque
sorte, optimal ou généralement avantageux, ou autre. Mais un tel fait ne dépend pas
d'une caractéristique intrinsèque de la distribution du stuff en dehors de nous.
Donc j'affirme comme doctrine ontologique fondamentale que le matériel brut de
l'univers physique est le stuff, non les choses, et que l'organisation de ce stuff en
choses est donnée par nous. (Jubien 1993, 1-2).
65
Dans ce paradigme nous avons deux types d’entités distinctes : le stuff et les choses. Par
stuff nous devons entendre le contenu matériel des régions d’espace-temps, et par
choses nous pouvons entendre les objets ordinaires. La thèse de Jubien, que nous
acceptons ici, est que le monde est constitué de stuff non-individué et que
l’organisation de ce stuff en objets provient de nous, c’est-à-dire dépend des êtres
conscients. Les objets ordinaires proviennent de notre « schème conceptuel » et de
notre « équipement physiologique ». C'est la façon dont nous sommes constitués et la
façon dont nous percevons et pensons le monde qui nous pousse à accepter l'idée que le
monde est constitué d'objets. Le découpage du stuff en objets ne dépend pas des
caractéristiques intrinsèques du stuff mais « de la façon dont nous sommes constitués ».
66
Selon le Pluralisme Temporel ces deux catégories ontologiques appartiennent à deux
modes d’être différents : le stuff est indépendant de l’esprit et appartient à MA alors que
les objets ordinaires sont dépendants de l’esprit et appartiennent à MT. Cette
appartenance à des modes d’être différents permet de rendre compte des différentes
conditions d’identité et de persistance attribuées classiquement à ces deux types
d’entités18.
La métaphysique du temps : perspectives contemporaines
13
Modes d’être et temps
67
Le stuff, tout comme les régions d’espace-temps qu’il occupe, est une entité
quadridimensionnelle, c’est-à-dire qu’elle persiste dans le temps en ayant des parties
temporelles différentes à différents moments. De la même façon, le stuff et les régions
d’espace-temps possèdent leurs parties de façon essentielle : c’est la thèse de
l’essentialisme méréologique. Elles sont aussi liées par un principe non-restreint de
composition. Deux portions de stuff quelles qu’elles soient composent nécessairement
une nouvelle portion de stuff, tout comme deux régions d’espace-temps quelles qu’elles
soient composent nécessairement une nouvelle région d’espace-temps. Toutes ces
caractéristiques correspondent à l’ontologie formelle qui s’applique aux entités de MA,
à savoir la Méréologie Extensionnelle Classique. Cette méréologie est atemporelle et
possède entre autres un principe de fusion non-restreinte.
68
Les choses ou les objets, par contre, sont des entités tridimensionnelles, c'est-à-dire
qu’ils persistent en étant présents tout entiers à chaque moment de leur existence. Ils
peuvent perdre ou gagner des parties sans cesser d’exister et ne sont pas liés à un
principe non-restreint de composition. Cette façon de caractériser les objets ordinaires
correspond à une ontologie formelle différente de celle qui caractérise les entités de
MA. Cette vision des objets ordinaires est en adéquation avec le sens commun.
69
Le Pluralisme Temporel permet donc, grâce à l'acceptation de deux structures
ontologiques distinctes, réglées par des logiques et des ontologies formelles distinctes,
d’admettre dans notre ontologie deux types d’entités persistantes : les entités
quadridimensionnelles (le stuff et les régions d’espace-temps qu’il occupe) et les entités
tridimensionnelles (les objets ordinaires).
BIBLIOGRAPHIE
BAKER, L. R. (2009). The Metaphysics of Everyday Life: An Essay in Practical Realism. Cambridge, MA:
Cambridge University Press.
BITTNER, T. & DONNELLY, M. (2007). A Temporal Mereology for Distinguishing Between Integral
Objects and Portions of Stuff. Proceedings of the National Conference on Artificial Intelligence, 1,
287-292.
BUCCHIONI, G. (2016). Méréologie (version académique). In KRISTANEK, M. (dir.), L’Encyclopédie
philosophique, URL = <http://encyclo-philo.fr/mereologie>.
CAPLAN, B. (2011). Ontological Superpluralism. Philosophical Perspectives, 25(1), 79–114.
CRISP, T. M. (2003). Presentism. In LOUX, M. J. & ZIMMERMAN, D. W. (Eds.), The Oxford Handbook of
Metaphysics (pp. 211-245), Oxford, Oxford University Press.
GRENON, P. & SMITH, B. (2007). Persistence and Ontological Pluralism. In KANZIAN, C. (Ed.), Persistence,
(pp. 33-48), Springer.
HINCHLIFF, M. (1988). A Defense of Presentism (PhD Thesis). Princeton University.
La métaphysique du temps : perspectives contemporaines
14
Modes d’être et temps
HIRSCH, E. (2011). Quantifier Variance and Realism: Essays in Metaontology. New York: Oxford
University Press.
LE BIHAN, B. (2018). L’éternité sans le temps. Revue philosophique de Louvain, 116(3), 441-462.
LEJEWSKI, Cz. (1982). Ontology: What’s Next? In LEINFELLNER, W., KRAEMER, E. & SCHANK, J. (Eds.),
Language and Ontology. Proceedings of the Sixth International Wittgenstein Symposium, Hölder-PichlerTempsky.
LESNIEWSKI, S. (1992). Collected Works (2 vols., éd. et trad. angl. S. J. SURMA et al.). Dordrecht:
Springer.
LEWIS, D. (1986). On the Plurality of Worlds. Oxford: Blackwell.
LEWIS, D. (1983). New Work for a Theory of Universals. Australasian Journal of Philosophy, 61(4),
343-377.
MARKOSIAN, N. (à paraître). Sideways Music. Analysis.
MARKOSIAN, N. (2015). The Right Stuff. Australasian Journal of Philosophy, 93(4), 665-687.
MARKOSIAN, N. (2004). A Defense of Presentism. In ZIMMERMAN, D. W. (Ed.), Oxford Studies in
Metaphysics (vol.1, pp. 47-82), Oxford University Press.
MCDANIEL, K. (2017). The Fragmentation of Being. Oxford: Oxford University Press.
MCDANIEL, K. (2010a). Being and Almost Nothingness. Noûs, 44(4), 628-649.
MCDANIEL, K. (2010b). A Return to the Analogy of Being. Philosophy and Phenomenological Research,
81(3), 688-717.
MCDANIEL, K. (2009). Ways of Being. In CHALMERS, D., MANLEY, D. & WASSERMAN R. (Eds.),
Metametaphysics: New Essays on the Foundations of Ontology (pp. 290-319), Oxford University Press.
MCTAGGART, J. M. E. (1908). The Unreality of Time. Mind, XVII, 457-474.
MELLOR, D. H. (2001). The Time of Our Lives. Royal Institute of Philosophy Supplement, 48, 45-59.
MELLOR, D. H. (1998). Real Time II. London: Routledge.
MERRICKS, T. (1999). Persistence, Parts, and Presentism. Noûs, 33(3), 421-438.
MERRICKS, T. (1995). On the Incompatibility of Enduring and Perduring Entities. Mind, 104, 523-531.
MERRICKS, T. (1994). Endurance and Indiscernibility. The Journal of Philosophy, 91(4), 165-184.
MIÉVILLE, D. (2004). Introduction à l’œuvre de S. Leśniewski. Fascicule II : l’ontologie. Neuchâtel: Centre
de Recherches Sémiologiques (Travaux de logique).
MIÉVILLE, D. (1984). Un développement des systèmes logiques de S. Leśniewski. Protothétique-Ontologie-
Méréologie. Berne: Peter Lang.
REA, M. C. (2003). Four-Dimensionalism. In LOUX, M. J. & ZIMMERMAN, D. W. (Eds.), The Oxford
Handbook of Metaphysics (pp. 246-280), Oxford University Press.
SIDER, T. (2011). Writing the Book of the World. Oxford: Oxford University Press.
SIDER, T. (2001). Four-Dimensionalism: An Ontology of Persistence and Time. Oxford: Oxford University
Press.
SIMONS, P. (1987). Parts. A Study in Ontology. Oxford: Clarendon Press.
TURNER, J. (2012). Logic and Ontological Pluralism. Journal of Philosophical Logic, 41(2), 419-448.
La métaphysique du temps : perspectives contemporaines
15
Modes d’être et temps
TURNER, J. (2011). Ontological Nihilism. In ZIMMERMAN, D. W. & BENNETT, K. (Eds.), Oxford Studies in
Metaphysics (vol. 6, pp. 3-54) Oxford University Press.
TURNER, J. (2010). Ontological Pluralism. Journal of Philosophy, 107(1), 5-34.
VARZI, A. (2009). Mereology. In ZALTA, E. N. (Ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Summer
2009 Edition). URL = < https://plato.stanford.edu/archives/sum2009/entries/mereology/ >
ZIMMERMAN, D. W., (2011). Presentism and the Space-Time Manifold. In CALLENDER, C. (Ed.), The
Oxford Handbook of Philosophy of Time (pp. 163-246), Oxford University Press.
NOTES
1. Pour une présentation détaillée et une défense du présentisme, voir Crisp (2004), Hinchliff
(1996), Markosian (2004), Merricks (1999), ou encore Zimmerman (2011).
2. Pour une présentation détaillée et une défense de l’éternalisme, voir Mellor (1998), Rea (2003),
ou Sider (2001).
3. Ces deux séries sont les deux façons que nous avons de considérer le temps. La série A est la
série temporelle dans laquelle chaque position temporelle donnée est successivement future,
présente et passée. C’est la vision dynamique du temps dans laquelle chaque événement se tient
d’abord dans un futur éloigné, puis se rapproche de plus en plus d’un moment donné pour
devenir simultané à ce moment, donc présent, et enfin s’éloigne de plus en plus de ce moment et
devient de plus en plus passé. La série B est la série temporelle dans laquelle les positions
temporelles forment un ordre permanent de relations d’antériorité, de simultanéité ou de
postériorité. C’est la vision statique du temps dans laquelle les événements sont posés et
déterminés les uns par rapport aux autres par des relations temporelles. Chaque événement est
antérieur, simultané ou postérieur à un autre.
4. Pour une présentation et une discussion détaillée de ces deux arguments, voir Mellor (1998),
Sider (2001) et Markosian (2003).
5. Cet argument est présenté de façon différente par Merricks (1995) et Grenon & Smith (2007).
6. Pour une présentation détaillée de PTI, voir Lewis (1986) ou Merricks (1994).
7. Pour une présentation détaillée et une défense du pluralisme ontologique, voir McDaniel (2009,
2010a, 2010b, 2017) et Turner (2010, 2011, 2012).
8. Nous utilisons la notion de structure ontologique dans un sens non-technique.
9. Nous utilisons le terme « atemporel » pour désigner un mode d’être qui n’est pas soumis au
changement. Nous pouvons alors distinguer ce mode d’être atemporel du mode d’être nontemporel qui serait celui des objets abstraits qui existent « en dehors » du temps.
10. La thèse qui se rapproche le plus du Pluralisme Temporel est celle de Baker, voir Baker (2009,
Chap. 7 et Chap. 11).
11. Pour une analyse de la variabilité des logiques en fonction des modes d’être, voir McDaniel
(2017, Chap. 2).
12. Pour une description de la méréologie extensionnelle classique voir Bucchioni (2016), Simons
(1987) ou encore Varzi (2009).
13. L’Ontologie de Leśniewski est le système logique qui fonde la Méréologie. Il est lui-même
fondé sur la Protothétique. Ce système logique est atemporel. Pour une analyse de l’Ontologie
voir Leśniewski (1992) ou Mieville (1984, 2004).
14. Cette « ontologie temporelle » est une extension de l’Ontologie de Leśniewski par l’addition
d’une théorie générale du temps que Lejewski appelle la « Chronologie générale ».
15. Pour une présentation du mythe du passage du temps, voir Mellor (2001).
La métaphysique du temps : perspectives contemporaines
16
Modes d’être et temps
16. Il est à noter que Grenon et Smith (2007) ont proposé d’accepter une ontologie contenant
deux modes d’être pour sauvegarder la possibilité d’avoir une ontologie contenant à la fois des
objets tridimensionnels et quadridimensionnels.
17. Pour une analyse du rapport entre stuff et choses et pour une défense de l’existence du stuff,
voir Markosian (2015).
18. Pour une analyse détaillée des différentes caractéristiques du stuff et des objets, voir
Markosian (2004, 2015).
INDEX
Mots-clés : pluralisme ontologique, ontologie du temps, pluralisme temporel, persistance
AUTEUR
GUILLAUME BUCCHIONI
Aix-Marseille Université
La métaphysique du temps : perspectives contemporaines
17