Les temps de la mode :
Création, destruction et mémoire
Construire est toujours vouloir durer, défier le temps, lui opposer des remparts. Ainsi du travail de
l'architecte, et de toute production humaine assez solide et massive pour prétendre résister aux
saisons et aux intempéries, s'effriter sans s'effondrer. Ainsi encore, des institutions sociales et des
traditions de pensée, persistant à travers les époques, contre le vent du changement. Derrière ce que
l'on a construit, l'on s'abrite, matériellement et symboliquement, du passage du temps, c'est-à-dire
de l'instabilité, mais aussi plus généralement du désordre, de l'imprévu et du non-sens : de la même
façon que les murs des immeubles, des pyramides ou des cathédrales protègent les esprits et les
corps du chaos du monde, les traditions et institutions offrent des refuges pérennes mais aussi des
points d'ancrage et de mémoire, à partir desquels il devient possible d'organiser le réel et d'y agir
selon des valeurs stables. La mode agit exactement à l'inverse. Force de renouvellement, elle est
aussi, en cela, puissance de déstabilisation. Car le temps de l'innovation dans lequel elle s'inscrit,
temps sériel du surgissement et du pur événement, est un temps de la destruction rituelle, où chaque
renaissance opère comme une table rase, rejetant le passé récent dans le domaine de l'inexistence,
mais aussi, dans celui de l'oubli et de l'impensé. Dès lors, elle ne protège jamais pour longtemps les
corps qu'elle recouvre, mais les entoure seulement de pellicules fragiles, d'abris de fortune,
provisoires et branlants, toujours voués à un effondrement précoce. Ainsi des vêtements eux-mêmes
mais aussi des tendances, et à une échelle plus large de certaines marques qui ne vivent que
quelques saisons ou années, le temps de propositions aussi fortes qu'invivables sur le long terme, ou
encore, de celles qui entrent dans la postérité à coup d'apostasies en série. Il n'est pas jusqu'aux plus
illustres directeurs artistiques qui n'habitent aujourd'hui les grandes maisons de mode qu'à la
manière d'abris précaires : ainsi de Nicolas Ghesquière chez Balenciaga, de Raf Simons chez Dior,
d'Alber Elbaz chez Lanvin, ou encore de Phoebe Philo chez Céline, qui, si brillants furent-ils en
leurs rôles, restent des noms parmi d'autres sur une liste toujours en cours d'écriture, et dont rien
n'arrêtera le mouvement. N'est donc pas du ressort de la mode ce qui résiste au temps, mais au
contraire ce qui accompagne son mouvement, ce qui lui cède et le seconde, voire même ce qui se
confond avec lui : matière d'un présent volatil, elle serait, plutôt que la cathédrale qui se maintient et
persiste dans sa présence, les averses et les incendies auxquelles celle-ci doit résister.
1. Détruire – temps du nouveau, temps tragique
Si la mode détruit plus qu'elle ne déconstruit son passé récent, c'est bien que la destruction, en tant
que force de désorganisation, renvoie son objet à l'informe, à l'indifférencié et donc en dernier lieu
au néant – tant dans son ensemble que dans son détail – tandis que la déconstruction ne s'opère pas
sans méthode. La déconstruction analyse, décompose. Elle disloque l'ensemble, mais au profit d'une
mise en lumière de ses parties, et de leurs relations logiques. Mettant au jour des présupposés
cachés, elle révèle, en même temps qu'elle les démembre, la logique et les valeurs implicites d'un
modèle de construction. Si elle peut en dernière instance viser à démystifier, à démasquer ce qui la
précède, elle vise toutefois à faire émerger de nouvelles strates ou de nouvelles formes de sens :
ainsi de Derrida et de sa relecture de l'histoire de la philosophie occidentale à travers une
déconstruction comprise comme pratique critique, façon de réinterroger des polarités conceptuelles,
et par là un modèle de pensée fondé sur la binarité, que son ancienneté avait placé au-delà de tout
soupçon. Car on déconstruit ce qui à notre avis n'a déjà que trop duré, mais qui était fait pour durer,
voire même, qui avait des prétentions à l'éternité. Dans cette perspective, il y eut bien pour la mode
un moment de déconstruction, celui, bien connu, des années 1990, où furent mis à mal mais aussi
repensés à nouveaux frais les codes formels de l'industrie, savante décomposition des vieilles
habitudes de la création vestimentaire, mise en pièces des silhouettes, dépouillement des défilés,
démembrement des codes photographiques, etc. Mais dans ce moment spécifique ne repose pas son
principe général. Celui-ci n'est ni de construire pour durer, ni de déconstruire pour interroger, mais
plutôt de détruire pour renaître. Sa logique est bien celle de la table rase, avec pour présupposé
constitutif que toute venue au monde implique aussi, en miroir, la mort de ce qui existait avant elle,
la disparition de ce qui la précède : à un sens institué historiquement, et maintenu en place par la
constance d'un effort de préservation active, elle oppose la violence d'un retour cyclique à la case
départ. D'un tel mouvement ne peuvent émerger, comme dans le cas de la déconstruction, des
strates inédites d'intelligibilité. Celui-ci nous met au contraire, dans sa manière d'anéantir à
répétition le passé par l'oubli, face à une profonde mise en danger du sens, car de ce qui vient de
finir, il n'est ici plus rien à dire sinon que l'on n'en veut plus. L'expérience du temps de la mode
ressemble en cela à celle du temps de la vie organique, temps cruel et inéluctable de la succession
des générations, instrument d'une nécessaire direction de tout vivant vers sa mort.
Dans une telle perspective, alors que l'on tend généralement à concevoir le temps de la mode
comme un temps artificiel – temps d'une obsolescence symbolique des objets se déclarant en des
termes purement psycho-sociaux tandis que leur valeur d'usage reste effective, mais aussi,
actuellement, temps accéléré de la production industrielle indexé sur des impératifs économiques de
croissance perpétuelle – il apparaît que ce temps supposément fabriqué et même forcé se constitue
en dernier lieu comme miroir, reproduction ou prolongement du temps naturel de la vie organique,
qui est aussi un temps tragique de l'inéluctable. On peut ainsi dire de la mode qu'elle double, par sa
propension à la destruction, les dégâts du temps de la nature, qu'à la décrépitude annoncée de tout
ce qui vit et meurt, elle ajoute une deuxième strate de mortalité : une mortalité des apparences,
ajoutant sa précarité à celle de la chair. Mais aussi, qu'elle transcende et possède d'abord les
hommes comme la vie transcende le vivant, se perpétuant et se reproduisant à travers eux, image en
cela des cycles mouvementés et répétitifs de la génération, de l'alternance des saisons, ou encore,
des marées et des lunaisons. Dans La dernière mode, Mallarmé de « splendeur parisienne luttant
avec le soleil d'août », rivalisant de beauté ou d'éclat avec les cycles naturels. L'effort humain de
refleurissement du monde par le vêtement vient s'ajouter chez lui à la grande dépense cyclique de la
matière, se fait le symbole du « drame solaire » pour répéter par-dessus les corps, dans
l'inorganique, « la tragédie de la nature » qui ne cesse de mourir. En ce sens, la mode ne sauve pas
le corps d'un destin d'animal mortel, elle répète et rend plus éclatante encore cette condition en s'en
faisant le symbole somptueux.
2. Construire pour durer – modes mémorielles
Produire, au sein de la mode, des formes qui ont vocation à durer, mais aussi, privilégier le
souvenir, c'est donc tout de suite être à contre-courant. Lorsque Hedi Slimane choisit la constance
formelle, parcourant des années durant, dans toutes les maisons où il officie, un même univers
esthétique et tentant par là de construire pour durer, un soupçon s'immisce sur la pertinence de son
geste. De façon encore plus nette, lorsque Margaret Howell déploie opiniâtrement, saison après
saison, une même excellence traditionaliste, l'on en vient à se demander si l'on est encore face à de
la mode. La résistance de tels créateurs, qui ayant trouvé leur lieu prennent le parti de s'y tenir – s'y
barricader diront certains – est effectivement étrangère à la logique temporelle de la mode de par
son caractère affectif, sentimental, et de ce fait intrinsèquement mémoriel. La mythologie rock de
Slimane comme la vieille Angleterre racontée par Howell ne sont plus, mais ces mondes révolus ont
pour eux existé, en un temps originaire où ils ont fondé un ordre des représentations, donné des
règles à leur sens esthétique. Œuvrant contre la mort, ce sont des souvenirs qu'ils exhument mais
aussi la possibilité de structures formelles pérennes qu'ils réaffirment sans cesser de les repenser, de
les remettre en jeu, collection après collection. La grande beauté de leur geste est de parvenir à
maintenir vivantes, en ne cessant de les réinventer, des formes qui ont perdu leur substrat originel,
des formes que l'on pourrait dire orphelines de leurs mondes, réminiscences solitaires de passés
révolus. Ils incarnent en cela l'attachement nostalgique aux premières émotions esthétiques dont
parle Proust aux dernières pages du Côté de chez Swann, amour persistant des modes passées alors
même que les époques dont elles étaient solidaires se sont évanouies, et qui prend l'aspect d'une
adhésion quasi-religieuse : « quand il disparaît une croyance, il lui survit – et de plus en plus vivace
pour masquer le manque de la puissance que nous avons perdue de donner de la réalité à des choses
nouvelles – un attachement fétichiste aux anciennes qu'elle avait animées, comme si c'était en elles
et non en nous que le divin résidait et si notre incrédulité actuelle avait une cause contingente, la
mort des Dieux. » Opposant à la passion du nouveau la foi en une expérience primordiale ayant
pour eux fondé une première expérience de la beauté, ils tissent ainsi la trame du présent de mode
de temporalités divergentes, mais qui ne se laissent pas réduire à une quelconque position
réactionnaire. Ils nous renseignent plutôt sur la possibilité d'une mémoire de la mode, mémoire
active, travailleuse, opérante. Car pour transmettre un ensemble de formes et de codes à travers les
décennies comme ils le font, ils ne cessent de les réformer doucement, de les réaménager pour les
rendre toujours habitables. Et de fait, d'y introduire de la discontinuité, de la pluralité, pour
continuer de répondre au présent, de lui riposter pourrait-on dire, pour maintenir vive et valide la
légitimité de leurs propositions, continuer de croire en la pertinence renouvelée des réponses qu'ils
portent. C'est ici non seulement un rythme d'avancée, mais encore un cap qui doit être tenu,
l'investissement des marges temporelles de la mode exigeant l'emploi d'une force volontaire,
constamment dirigée vers une direction précise, force active de la persistance, d'un maintien orienté.
Cela pour dire que de tels projets de mode n'opposent pas au mouvement et à la vitalité du
renouvellement saisonnier des formes un statisme qui serait synonyme de dépérissement : s'y
déploient au contraire des trésors d'énergie et d'inventivité, un désir de continuer à penser des
possibles, tout en se tenant à une histoire – geste qui n'est pas, d'ailleurs, sans résonner avec les
urgences écologiques actuelles, et avec la nécessité face à laquelle nous nous trouvons de repenser
le modèle temporel de l'industrie, pour le rapprocher d'un temps de la préservation et de la
transmission. Mais ce à quoi touche encore la pensée de Proust citée plus haut et qui est inhérent à
l'idée de fétichisme sentimental est aussi, bien sûr, le fait d'un caractère hasardeux de la première
rencontre : pourquoi les formes anciennes seraient-elles plus « divines » que d'autres, pourquoi leur
accorder la préférence et le crédit et de notre foi mais encore tous les efforts de notre volonté de
préservation ? Pourquoi, jeté dans une époque donnée, aurait-on le privilège d'accéder
miraculeusement au meilleur possible ? Si l'expérience fondatrice échue est en effet toujours
arbitraire, le choix de sa reprise ne l'est pas : il s'agit là de prendre à bras-le-corps un destin
esthétique pour le faire sien, de le retravailler à l'endroit même de ses limites pour mieux
appréhender sa richesse, sa singularité et éprouver de fait la profondeur des ressources qui existent
au sein du domaine qui est le sien.