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Qu’est-ce qu’une fonction biologique ? Dans : Kupiec, J.J. (dir.) (2013). La Vie, et alors ? Belin, Paris, 223-235 Matteo Mossio La fonction est une notion centrale du langage scientifique dans toutes les sciences de la vie, que ce soit la biologie, la médecine, ou encore l’écologie. À l’échelle des organismes individuels, cette notion intervient à propos d’un grand nombre de structures, traits ou processus qui les composent à différents niveaux, par exemple les systèmes, les organes, les cellules, les molécules, jusqu’aux ions et aux atomes. De même, la fonction est évoquée lorsqu’on considère des échelles plus larges, de sorte que les organismes eux-mêmes, ainsi que les populations et les espèces, peuvent être concernés par le discours fonctionnel. Ainsi, comme Jean Gayon le remarquei, les attributions fonctionnelles sont omniprésentes et, de plus, ont souvent un caractère imbriqué : les parties d’une entité fonctionnelle donnée peuvent elles-mêmes exercer des fonctions et, réciproquement, le système qui contient des entités fonctionnelles peut aussi faire l’objet d’attributions fonctionnelles. 1. Le problème de la fonction Quel est le statut de la notion de fonction ? En première approximation, il existe un large consensus autour de l’idée que les fonctions ont un pouvoir explicatif, qui rend compte d’aspects et de propriétés essentiels des entités auxquelles elles sont attribuées. Ainsi, attribuer une fonction à un trait ne se réduit pas à une simple description, mais véhicule, en particulier, une explication de sa présence dans le système auquel il appartient. Le rôle explicatif de la fonction semble être si fondamental dans les sciences de la vie que l’on pourrait soutenir l’idée que l’explication biologique est essentiellement fonctionnelle : la spécificité de l’explication biologique, par contraste avec une explication physique ou chimique, consisterait précisément en ce qu’elle fait appel à des fonctions. Sans prétendre adopter ici une position définitive sur cette dernière question, il n’en reste pas moins que la notion de fonction est au cœur de toute entreprise explicative dans les sciences de la vie. Or, la nature même de la fonction pose un problème épistémologique majeur car elle est en conflit, du moins en apparence, avec la structure ordinaire de l’explication scientifique, en raison de deux dimensions caractéristiques, c’est-à-dire sa téléologie et sa normativité. Qu’est-ce cela veut dire ? 1 D’une part, l’attribution d’une fonction semble introduire une dimension « téléologique » dans la logique du discours scientifique : lorsqu’on attribue une fonction à une entité, on fournit une explication de sa présence dans le système en faisant appel aux effets de son activité. L’affirmation que « la fonction du cœur est de faire circuler le sang » ne correspond pas simplement à une description de ce que le cœur fait mais, crucialement, mobilise une explication de son existence dans l’organisme à partir de certains de ses effets. Ainsi, la fonction du trait contribuerait à expliquer l’existence même du trait, en inversant ainsi l’ordre entre cause et effetii. D’autre part, la notion de fonction possède une dimension normative, car elle fait référence à un (ou plusieurs) effet(s) que le trait ou structure est censé produire, en dépassant ici encore la causalité classiqueiii. Attribuer une fonction suppose de postuler, en même temps, l’existence d’une norme que l’entité fonctionnelle doit respecter et qui permet d’identifier les fonctions parmi l’ensemble d’effets causaux qu’une entité peut produire dans un système. Pour reprendre le même exemple, l’affirmation que « la fonction du cœur est de faire circuler le sang » implique aussi que le cœur doit faire circuler le sang. Alors que, en général, les effets causaux se réalisent tout simplement, les effets causaux fonctionnels doivent se réaliser. La notion de fonction, en raison de ses dimensions téléologique et normative, semble constituer une entorse à la structure de l’explication scientifique, telle qu’elle est généralement admise. La question centrale est donc la suivante : les explications fonctionnelles sont-elles légitimes et admissibles en tant qu’explications scientifiques ? Devant cette question, deux stratégies sont possibles. La première, que les philosophes qualifieraient d’« éliminativiste », consiste à nier que la fonction joue un rôle explicatif, et que tout énoncé fonctionnel peut être réduit à un énoncé causal ordinaire sans perte d’information ou de sens. Dans ce cas, la fonction constituerait tout au mieux un raccourci langagier qui ne poserait pas de problèmes épistémologiques spécifiques. La deuxième stratégie, en revanche, consiste à affirmer que les énoncés fonctionnels sont irréductibles aux énoncés causaux ordinaires, et que, cependant, ils sont compatibles avec la structure de l’explication scientifique. Cela suppose, en particulier, une naturalisation des dimensions téléologique et normative de la fonction, c’est-à-dire une justification de l’idée que ces dimensions sont enracinées dans des caractéristiques et des propriétés objectives des systèmes biologiques, et par conséquent analysables dans des termes propres aux sciences de la nature. De manière générale, la réflexion philosophique et biologique autour de la notion de fonction est très ancienne, dans la mesure où elle accompagne depuis toujours l’investigation scientifique et philosophique sur les phénomènes vivants. Toutefois le débat sur la fonction, dans son articulation contemporaine, a été élaboré pour l’essentiel pendant les quatre dernières décennies, au cours desquelles un nombre croissant de travaux ont été développés dans les domaines de la philosophie 2 des sciences et de la philosophie de la biologieiv. Les contributions à l’origine du débat contemporain ont été formulées dans les années 1960 par Ernest Nagelv et Carl Hempelvi qui, en adoptant une stratégie éliminativiste, ont essayé de ramener les énoncés fonctionnels au modèle nomologique-déductif. Face aux difficultés de leur approche (voir section 2), l’essentiel de la littérature qui a suivi a plutôt tâché de justifier le discours fonctionnel par une stratégie de naturalisation. Généralement, on regroupe les approches contemporaines en deux grandes catégories, dites « étiologique » et « dispositionnelle » (voir section 3), auxquelles je rajouterai une troisième, dite « organisationnelle » (voir section 4), dont le développement a été très rapide au cours des dernières années. Chacune de ces approches propose une solution différente au problème philosophique et scientifique de la fonction, et je décrirai succinctement les qualités et défauts de chacune d’entre elles, tels qu’ils sont discutés dans la littérature. 2. Fonctions et modèle nomologique-déductif Croyant à l’unité méthodologique des sciences, Nagel et Hempel ont essayé d’interpréter le discours fonctionnel en montrant qu’il peut être réduit au modèle nomologique-déductif sans perte d’information ou de valeur explicativevii. Les deux auteurs acceptent l’idée que les énoncés fonctionnels sont explicatifs car rendant compte de l’existence du trait fonctionnel. Par conséquent, conformément au schéma nomologique-déductif, il faut démontrer qu’un énoncé fonctionnel permet de déduire logiquement l’existence d’un trait à partir de sa fonction. Pour ce faire, Nagel suggère qu’un énoncé de type « La fonction de A dans un système S avec une organisation O est de permettre à S, dans un environnement E de produire un effet P » est en effet équivalent à « A est une condition nécessaire pour que S puisse produire P dans E ». La notion de fonction est ramenée à celle de condition nécessaire, et donc à une interprétation de la notion de cause qui est conforme au modèle nomologique-déductif. Ainsi, il est possible de déduire l’existence de A à partir de sa fonction car la fonction est « éliminée », réduite à une notion classique de cause. Le problème principal de la solution de Nagel est que cela suppose que le trait A soit effectivement une condition nécessaire pour la réalisation de l’effet. Or, il n’en est rien. Pour un effet donné, il est difficile de soutenir qu’un seul type de structure ou trait peut le produire ; plutôt, il semble raisonnable de supposer qu’une variété de traits peut produire le même effet. Par conséquent, l’approche de Nagel ne semble pas satisfaisante, car elle se fonde sur une prémisse qui ne tient pas suffisamment compte de la réalité biologique. Hempel a tenté d’amender la proposition de Nagel, en suggérant que A doit être conçu comme l’un des éléments de la classe de structures grâce 3 auxquelles S peut produire P. Dans ce cas, un énoncé fonctionnel fournit une explication de la présence d’une classe d’éléments fonctionnels, et non pas de l’élément particulier qu’on observe dans un organisme. Le résultat est un dilemme. Ou bien l’on suit Nagel, auquel cas les énoncés fonctionnels constituent des explications déductivement valides, mais fondées sur une prémisse fausse ; ou bien l’on suit Hempel, auquel cas il s’agit de déductions valides fondées sur des prémisses valides, mais qui n’expliquent pas la présence des traits spécifiques que les organismes possèdent. Dans les deux cas, la tentative de réduire le discours fonctionnel au schéma nomologique-déductif échoue, car elle ne parvient pas à justifier adéquatement la dimension téléologique de la fonction. Le développement successif du débat visera à aller au-delà du dilemme de Nagel et Hempel, en rejetant l’idée que la notion de fonction puisse être réduite à une interprétation de la cause en termes de condition nécessaire. Il s’agira donc de proposer des justifications alternatives des dimensions téléologiques et normatives du discours fonctionnel. 3. Approches étiologiques et dispositionnelles À partir des années 1970, le débat philosophique sur les fonctions biologiques a explicitement abordé à la fois le problème de la téléologie et celui de la normativité, et un grand nombre d’approches ont été proposées pour rendre le concept de fonction à la fois explicatif et scientifiquement acceptable. D’un point de vue très général, les approches existantes peuvent être regroupées en deux traditions principales, dites respectivement « étiologique » et « dispositionnelle ». L’approche majoritaire « étiologique », dont la première formulation est due à Larry Wrightviii, définit la fonction d’un trait en référence à son étiologie, c’est-à-dire son histoire causale : les fonctions d’un trait correspondent aux effets passés d’un trait qui expliquent causalement sa présence actuelle. Selon Wright, l’expression « la fonction de X est Z » signifie : – (1) X existe parce qu’il fait Z ; – (2) Z est une conséquence (ou un effet) du fait que X existe. Wright fait explicitement appel, contrairement à Nagel et Hempel, à l’idée que les effets du trait contribuent à expliquer son existence. Toute la question est de savoir comment peut-on interpréter (1) dans des termes naturalisés qui soient scientifiquement acceptables. Dans sa version la plus répandue, dite Selected Effect Theory (SET), l’approche étiologique interprète (1) en termes d’un processus causal historique-sélectif et définit la fonction d’un trait comme étant celle de produire l’effet pour lequel les prédécesseurs du même type de trait ont été retenus par la sélection naturelleix. La SET donne ainsi une interprétation acceptable et élégante de la téléologie, car elle 4 explique l’existence d’un trait individuel comme étant la conséquence des effets réalisés par des prédécesseurs du même trait. En même temps, elle fournit une justification de la normativité : les traits fonctionnels sont censés produire les effets pour lesquels leur type a été sélectionné. La SET identifie donc les normes des fonctions aux conditions évolutionnaires d’existence. Un certain nombre de vertus de la SET ont été soulignées dans la littérature. Entres autres choses, elle est en mesure de distinguer les effets fonctionnels des effets accidentels d’un trait, et elle fournit une définition de la dysfonction : un trait dysfonctionne s’il ne produit pas l’effet pour lequel il a été sélectionnéx. Il est important de souligner que l’élégance de l’interprétation étiologique est indissociable de son caractère historique, dans la mesure où les attributions de fonctions ne concernent pas l’activité ou contribution présente d’un trait dans un organisme, mais le fait d’avoir une certaine histoire sélective. Or, dans la perspective étiologique, une fonction ne fait pas référence à l’organisation courante de l’organisme, car il est impossible d’attribuer des fonctions sans connaître l’histoire sélective du système. Cette implication problématique des théories étiologiques a été très débattue, et elle est vue par un certain nombre d’auteurs comme étant leur faiblesse principalexi, car cela revient à affirmer que le discours fonctionnel ne dit rien sur l’organisation présente du système considéré. Ici, les énoncés fonctionnels portent uniquement sur l’histoire sélective du système biologique. L’autre importante tradition, que je nomme ici « dispositionnelle », regroupe un ensemble très varié de théories, incluant la Causal Role Theoryxii (CRT), la Goal Contribution Approachxiii et la Propensity Viewxiv. Toutes ces théories, malgré leurs différences, partagent un fond théorique commun, qui consiste à rejeter la dimension téléologique comme étant constitutive du concept de fonction. En d’autres termes, les fonctions d’un trait n’expliquent pas son existence en faisant appel à ses effets. Simplement, les fonctions constituent une classe particulière d’effets ou « dispositions » produits par un trait qui contribuent à une capacité distinctive de l’organisme. Selon l’approche dispositionnelle classique (la CRT), une fonction F d’un trait X est sa contribution P à une capacité C de niveau supérieur du système S auquel le trait appartient. Dans la CRT, expliquer une fonction signifie décomposer une capacité du système dans les capacités de ses composants, qui contribuent collectivement à l’émergence de la capacité de niveau supérieur. C’est pour cette raison, en particulier, que la CRT restreint les attributions fonctionnelles aux systèmes organisés hiérarchiquementxv. Le débat au sein de la tradition dispositionnelle se focalise sur la manière dont il convient de définir et restreindre les « contributions » et les « capacités » pour lesquelles les attributions fonctionnelles paraissent adéquates, et donc de se limiter à une justification de ce qu’un trait fonctionnel est censé faire, c’est-à-dire sa dimension normative. En opposition flagrante à la nature historique des 5 approches étiologiques, la perspective dispositionnelle se concentre sur l’organisme présent, en essayant de comprendre comment le langage fonctionnel décrit une classe spécifique de relations causales à l’œuvre dans le système que l’on décrit. Toutefois, le débat philosophique a montré que la perspective dispositionnelle ne parvient pas à élaborer une définition suffisamment restreinte des fonctionsxvi. En particulier, quelle que soit la version particulière que l’on considère, cette approche ne parvient pas à tracer une démarcation conceptuelle stricte entre les systèmes ayant des fonctions et ceux qui n’en ont pasxvii ; de plus, elle n’est pas en mesure de distinguer entre des fonctions et des contributions utiles accidentelles. Par conséquent, les définitions dispositionnelles se révèlent systématiquement sous-déterminées, en admettant des attributions de fonctions à des classes de systèmes et capacités pour lesquels le discours fonctionnel ne semble ni commun ni pertinent. L’état actuel du débat semble donc montrer que les théories sur les fonctions biologiques se trouvent encore une fois face à un dilemme. D’une part, les théories étiologiques sont irrémédiablement historiques et incapables de justifier comment les attributions fonctionnelles peuvent se référer à des propriétés présentes des systèmes biologiques. D’autre part, les théories dispositionnelles, tout en interprétant les fonctions comme contributions présentes des parties à l’activité de l’organisme, proposent des définitions trop larges de ce qui compte comme une fonction. Selon un certain nombre d’auteurs, la solution du dilemme consiste à conclure qu’il n’existe aucune définition unifiée des fonctions et que les définitions étiologiques et dispositionnelles doivent être vues comme étant distinctes et complémentairesxviii . En particulier, les deux définitions se rapporteraient à la distinction classique entre causes biologiques ultimes et causes biologiques prochainesxix, et relèveraient donc, respectivement, de la biologie évolutive et de la biologie du fonctionnement (ou physiologie, si l’on veut). D’autres, comme Philip Kitcherxx, ainsi que Denis Walsh et André Ariewxxi , ont soutenu qu’en réalité il existe un concept unique de fonction, duquel les versions étiologiques et dispositionnelles seraient des cas particuliers, chacun s’appliquerait à des ensembles différents de traits et systèmes. Dans la section qui suit, je présenterai une troisième approche, selon laquelle il existe effectivement une définition unique de fonction biologique, qui remplace les interprétations étiologiques et dispositionnelles et qui permet de rendre compte de l’ensemble des cas pour lesquels on a utilisé jusqu’ici alternativement une définition étiologique ou dispositionnelle. 4. Approches organisationnelles L’objectif théorique fondamental de l’approche organisationnelle des fonctions (AOF) consiste à formuler une interprétation du concept de fonction qui soit capable de rendre compte de sa 6 dimension à la fois téléologique et normative, tout en caractérisant les fonctions comme les contributions présentes d’un trait à l’organisation constitutive de l’organismexxii . L’essence de cette approche consiste à associer la notion de fonction à une caractéristique distinctive des organismes biologiques, à savoir le fait qu’ils réalisent un type spécifique de régime causal, tel qu’un ensemble de parties engendre un réseau complexe de dépendances mutuelles, de sorte que l’organisation globale est capable, collectivement, de se maintenir dans le temps. Je nommerai ce genre de régime causal une « organisation auto-entretenue », au sein de laquelle les fonctions sont interprétées comme des effets spécifiques d’une partie (ou d’un trait) qui contribuent au maintien de l’organisation et, en raison de la dépendance mutuelle entre les différentes parties, de la partie elle-même. L’AOF se fonde sur une vision de l’organisation biologique qui met fortement l’accent sur l’association intime, chez le vivant, entre complexité, différenciation et intégration. Elle s’appuie sur l’analyse des systèmes biologiques développée depuis plus de quatre décennies par des pionniers tels que Robert Rosenxxiii , Francisco Varelaxxiv , Howard Patteexxv et Tibor Gántixxvi . À partir des formulations de ces auteurs, cette perspective a été progressivement enrichie dans différentes disciplines, telles que la biologie théorique, la biochimie et la biologie synthétiquexxvii . L’organisation biologique est vue comme étant constituée par un ensemble de structures et processus qui exercent des actions causales différentes, et qui déterminent, du moins en partie, leurs conditions d’existence à travers leurs interactions réciproques : une telle dépendance mutuelle correspond à ce que l’on nomme, dans cette littérature, « clôture ». L’hypothèse centrale de l’AOF est donc que les attributions fonctionnelles sont pertinentes en relation avec toute organisation qui réaliserait une clôture entre ses parties constitutives. Plus précisément, dans l’AOF, un type de trait T a une fonction si et seulement s’il est soumis à clôture organisationnelle C dans une organisation auto-entretenue O. Cette définition implique de satisfaire trois conditions différentes. Ainsi, un trait ou partie T a une fonction si et seulement si : – C1 : T contribue au maintien de l’organisation O de S ; – C2 : T est maintenu sous quelques contraintes exercées par O ; – C3 : O réalise une clôture C entre ses parties constitutivesxxviii . Par exemple, le cœur a la fonction de pomper le sang parce que (C1), pomper le sang, contribue au maintien de l’organisme en permettant la circulation du sang, ce qui à son tour permet de faire affluer les nutriments aux cellules et d’évacuer les déchets, de stabiliser la température et le pH, et ainsi de suite. En même temps (C2), le cœur est maintenu par l’organisme, dont l’intégrité globale est une condition pour l’existence du cœur. Enfin (C3), l’organisation réalise une clôture, car elle produit un grand nombre de structures mutuellement dépendantes qui contribuent collectivement au maintien du système. 7 Selon les défenseurs de l’AOF, la clôture organisationnelle fonde adéquatement les dimensions téléologique et normative des fonctions. D’une part, la clôture justifie le fait d’expliquer la présence d’un processus en faisant référence à ses effets : un processus, lorsqu’il est soumis à clôture dans une organisation auto-entretenue, contribue en fait au maintien de certaines des conditions requises pour sa propre existence. À la question « Pourquoi X existe-t-il dans ce système ? », il est légitime de répondre « Parce qu’il fait Y ». D’autre part, la clôture fonde la normativité. L’activité d’une composante ou processus soumis à clôture acquiert une valeur intrinsèque pour lui-même, dans la mesure où sa propre existence dépend de son activité. Dans ce sens, la clôture génère un critère naturalisé pour déterminer ce que le système est « censé » faire. En effet, l’organisation du système, ainsi que toutes ses parties, doit se réaliser d’une manière spécifique, dans le sens que, sinon, elle cesserait d’exister. L’activité du système devient sa propre norme, ou, plus précisément, les conditions d’existence de ses processus constitutifs deviennent la norme de son activité. La clôture organisationnelle fournit ainsi un fondement naturalisé pour la téléologie et la normativité dans l’organisation courante d’un système auto-entretenu. Ainsi, dans la perspective de l’AOF, la définition organisationnelle remplace les définitions dispositionnelles et étiologiques, car elle rend compte à la fois de la téléologie et de la normativité des fonctions tout en étant non historique. En effet, C1 requiert que le trait fonctionnel contribue au maintien de l’organisation actuelle, alors que C2 impose que le trait soit généré par l’organisation même à laquelle il contribue. Par conséquent, cette définition rend compte à la fois de ce qu’un trait fait et de ce qu’il est censé faire dans le système auquel il appartient, et de son existence au sein de ce système. La définition organisationnelle possède un certain nombre d’implications conceptuelles importantes, dont les qualités et vertus font actuellement l’objet d’un débatxxix . Je ne les détaillerai pas ici car, contrairement aux approches étiologiques et dispositionnelles, l’analyse critique les concernant n’est pas encore stabilisée. On se contentera de noter, à titre d’exemple, que l’OAF est en mesure de tracer une distinction conceptuelle entre fonctionnalité et utilité, ce qui représente un objectif majeur de toute théorie des fonctions. Alors que les fonctions sont la classe de contributions qui satisfont à la fois C1, C2 et C3, les contributions « utiles » sont celles qui satisfont C1 et C3, mais pas C2. Ainsi, un trait est utile s’il contribue à maintenir un système organisationnellement clos, sans pour autant être maintenu par ce même système. Dans ce sens, un grand nombre d’entités de nature très variée, telles que l’oxygène, la nourriture ou la gravité, sont utiles en termes organisationnels sans pourtant avoir de fonction. 5. Conclusion Dans ce chapitre, j’ai tâché de clarifier pourquoi la notion de fonction, si centrale et omniprésente 8 dans le langage des sciences de la vie, pose un problème théorique et épistémologique, car elle semble être en conflit avec la structure de l’explication scientifique, telle qu’elle est acceptée à l’époque moderne et contemporaine. La fonction est partout, et pourtant son statut apparaît équivoque, en raison de ses dimensions téléologiques et normatives : et, selon la formule attribuée à J.S.B. Haldane, « la téléologie est comme une maîtresse pour le biologiste : il ne peut pas vivre sans elle, mais il ne veut pas être vu avec elle en public ». Comme je l’ai évoqué, deux solutions semblent envisageables. Soit on considère que la fonction n’est qu’un raccourci langagier, dépourvu de pouvoir explicatif et donc, du moins en principe, réductible à la structure de l’explication scientifique à l’œuvre dans d’autres sciences de la nature. Soit on estime qu’elle possède un pouvoir explicatif propre, auquel cas il faut en justifier la légitimité épistémologique, par une interprétation naturalisée. On peut dire que le débat contemporain sur cette question – qui concerne, on l’aura compris, l’autonomie épistémologique des sciences de la vie – s’est plutôt orienté vers la deuxième solution, en proposant différentes approches qui toutes développent des justifications naturalisées de la fonction en tant qu’outil explicatif. Chacune de ces approches, que l’on peut regrouper en trois grandes catégories – étiologique, dispositionnelle et organisationnelle –, possède ses qualités et ses défauts, sur lesquels le débat philosophique s’est abondamment penché. C’est dire toute la richesse de la notion de fonction, et son rôle explicatif crucial dans les sciences de la vie. i J. Gayon, « Les biologistes ont‐ils besoin du concept de fonction ? Perspective philosophique », Comptes rendus Palevol, 5, 3‐4, 2006, p. 480. ii D. J. Buller, Function, Selection, and Design, SUNY Press, 1999, p. 1‐7. iii V. G. Hardcastle, « On the normativity of functions », in A. R. Ariew, R. Cummins et M. Perlman (eds.), Functions, Oxford University Press, 2002, p. 144. iv Voir les recueils récents de Ariew, Cummins et Perlman (eds.), op. cit. ; Buller, op. cit. ; C. Allen, M. Bekoff et G. V. Lauder (eds.), Nature's Purpose, MIT Press, 1998. v E. Nagel, « Teleology revisited », Journal of Philosophy, 74, 1977, p. 261‐301. vi C. G. Hempel, Aspects of Scientific Explanation, Collier Macmillan Publishers, 1965. vii Selon le schéma nomologique-déductif, une explication est valide si l’on peut déduire le phénomène ou fait que l’on cherche à expliquer (explanandum) à partir d’un ensemble de prémisses (explanans) dont au moins une est une loi (en grec « nomos ») générale. viii L. Wright, « Functions », Philosophical Review, 82, 1973, p. 139‐168. ix P. Godfrey‐Smith, « A modern history theory of functions », Noûs, 28, 1994, p. 344‐362 ; R. G. Millikan, « In defense of proper functions », Philosophy of Science, 56, 1989, p. 288‐302; K. Neander, « Function as selected effects : The conceptual analyst’s defense », Philosophy of Science, 58, 1991, p. 168‐184. x Neander, op. cit. xi C. Boorse, « Wright on Functions », Philosophical Review, 85, 1976, p. 70‐86 ; R. Cummins, « Neo‐Teleology », in Ariew, Cummins et Perlman (eds.), op. cit., p. 157‐172 ; P. S. Davies, « Malfunctions », Biology and Philosophy, 15, 2000, p. 19‐38. xii R. Cummins, « Functional analysis », Journal of Philosophy, 72, 1975, p. 741‐765 ; C.F. Craver, « Role functions, mechanisms, and hierarchy », Philosophy of Science, 68, 2001, p. 53‐74; P. S. Davies, Norms of Nature. Naturalism and the Nature of Functions, MIT Press, 2001. xiii F. R. Adams, « A goal‐state theory of function attributions », Canadian Journal of Philosophy, 9, 1979, p. 493‐ 518 ; Boorse, op. cit. ; C. Boorse, « A Rebuttal on Functions », in Ariew, Cummins et Perlman (eds.), op. cit., p. 63‐ 112. 9 xiv J. Bigelow et R. Pargetter, « Functions », Journal of Philosophy, 84, 1987, p. 181‐196 ; J. Canfield, « Teleological explanation in biology », British Journal for the Philosophy of Science, 14, 1964, p. 285‐295. xv Davies, op. cit., 2001, p. 85. xvi Millikan, op. cit. ; M. A. Bedau, « Goal‐Directed Systems and the Good », The Monist, 75, 1992, p. 34‐49 ; P. McLaughlin, What Functions Explain. Functional Explanation and Self­Reproducing Systems, Cambridge University Press, 2001. xvii Bigelow et Pargetter, op. cit. xviii Godfrey‐Smith, op. cit. ; Millikan, op. cit. xix E. Mayr, « Cause and effect in biology », Science, 134, 1961, p. 1501‐1506. xx P. Kitcher, « Function and design », Midwest Studies in Philosophy, 18, 1993, p. 379‐397. xxi D. M. Walsh et A. Ariew, « A taxonomy of functions », Canadian Journal of Philosophy, 26, 1996, p. 493‐514. xxii G. Schlosser, « Self‐re‐production and functionality : A systems‐theoretical approach to teleological explanation », Synthese, 116, 1998, p. 303‐354 ; McLaughlin, op. cit. ; W. D. Christensen et M. H. Bickhard, « The Process Dynamics of Normative Function », The Monist, 85, 1, 2002, p. 3‐28 ; C. Delancey, « Ontology and teleofunctions : A defense and revision of the systematic account of teleological explanation », Synthese, 150, 2006, p. 69‐98 ; M. Mossio et al., « An Organizational Account for Biological Functions », British Journal for the Philosophy of Science, 60(4), 2009, p. 813‐841. xxiii R. Rosen, Life itself : A comprehensive inquiry into the nature, origin and fabrication of life, Columbia University Press, 1991. xxiv F. J. Varela, Principles of Biological Autonomy, North Holland, 1979. xxv H. H. Pattee, « The Physical Basis and Origin of Hierarchical Control », in H.H. Pattee (ed.), Hierarchy Theory, Braziller, 1973, p. 73‐108. xxvi T. Gánti, The Principles of Life, Oxford University Press, 2003. xxvii P. Luisi, The Emergence of Life : From Chemical Origins to Synthetic Biology, Cambridge University Press, 2006 ; S. Kauffman, Investigations, Oxford University Press, 2000 ; A. Cornish‐Bowden et al., « Beyond reductionism : metabolic circularity as a guiding vision for a real biology of systems », Proteomics, 7, 2007, p. 839‐845. xxviii C. Saborido et al., « Biological organization and cross‐generation functions », British Journal for the Philosophy of Science, 62(3), 2011, p. 583‐606. xxix Voir par exemple M. Artiga, « Re‐Organizing Organizational Accounts of Function », Applied Ontology, 6, 2, 2011, 105‐124. 10