Philippe BOURRINET
CAPITALISME, GUERRES, PANDÉMIE :
La crise mortelle de 2020 ?
Ludwig Kirchner, 1920, Der Kranke (Le Malade)
Otto Griebel, 1920, Der Arbeitslose (Le Chômeur)
Paris, mai 2020, Éditions moto proprio
我的摩托车出版社
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Avertissement
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Capitalisme, guerres, pandémies : crise mortelle ?
XI JIN PING, 10 février 2020 : «C’est une guerre que nous devons mener tous ensemble ».
MACRON, 16 mars 2020 : « Nous sommes en guerre ».
TRUMP, 18 mars 2020 : « Je suis un président en temps de guerre ».
MERKEL, 18 mars 2020 : « C’est sérieux. Prenez également la chose au sérieux. Depuis la Réunification allemande,
en fait depuis la Seconde guerre mondiale, il n’y a eu aucun défi lancé à notre pays qui ne dépende autant de
notre solidarité commune».
BERLUSCONI, ex-premier ministre italien, 20 mars 2020 : « Nous sommes en guerre. Restons proches de ceux
qui gouvernent »
Pas plus que les sociétés de classe avant lui, fondées sur les échanges et le commerce, le
capitalisme – en dépit de ses formidables avancées technologiques et médicales – ne peut arrêter
la propagation des épidémies, qu’il a d’ailleurs favorisées en détruisant l’environnement naturel, en
recherchant un profit-plaisir immédiat (comme celui de la DROGUE), en laissant inexorablement
s’effondrer à coup de «coupes budgétaires» tout le système sanitaire, pour autant qu’il soit une
réalité pour les deux tiers de l’humanité vivant dans la misère, en faisant du logement des cages à
poules – semblables à des BATTERI ES DE POULES PONDEUSES – où sont entassés dans la pire
promiscuité des milliards d’êtres humains, élevés, dressés, nourris, soumis idéologiquement à «la
puissance et la gloire» de la machine de guerre médiatique du Capital, souvent réprimés dans le
sang, parfois jetés dans des guerres où ils servent de chair à canon pour des camps opposés, mais
unis par leur soif du pouvoir et du profit.
La guerre est depuis des temps immémoriaux un facteur multiplicateur, favorisant la propagation
de l’épidémie. Celle-ci, en retour, engendre des guerres contre le «bouc émissaire» intérieur
condamné à être éradiqué, comme les rats et les puces au temps de la peste et du typhus. Pire,
les épidémies peuvent être utilisées comme arme de guerre contre «l’ennemi intérieur» ou
«extérieur».
I.
Marchandise, commerce et confinement
Les pandémies, ce que l’on appelait les «pestes» sous l’Ancien Régine, ont toujours existé, se
propageant à la vitesse de l’éclair dans les grands centres urbains de l’Antiquité. C’est ainsi que
l’épidémie dite « peste d’Antonin » – conjonction de différentes maladies (typhus exanthématique,
variole, etc.) – atteignit l’Italie puis la Gaule et tua des millions d’habitants entre 165 et 180 après
J.-C. À Rome même, en 167, la mortalité quotidienne atteignit parfois 3.000 personnes. La guerre était bien à
l’origine de cette «peste». Lorsque l’armée romaine revint victorieuse de Syrie après la prise de
Séleucie (165), le Sénat fit au général Lucius Aurelius Verus et à l’empereur Marc Aurèle un
triomphe auquel assista une foule considérable. Ce gigantesque rassemblement fut le facteur
déclencheur de l’épidémie.
Le cas de la VRAIE peste (sous ses deux formes : bubonique et pulmonaire) illustre la réalité
politique, économique, sociale et idéologique d’une pandémie dans les sociétés commerciales
développées.
Dans le cas de la peste pulmonaire, l’incubation est très brève et la grande faucheuse fait son office
en deux ou quatre jours. La première pandémie connue par son ampleur, qui venait d’Éthiopie,
3
dite peste de Justinien (du nom de l’empereur byzantin), dévasta les bords de la Méditerranée de
541 à 767, se propageant grâce au cabotage côtier et fluvial, sans entrer trop à l’intérieur des terres.
On mourait en quelques heures, les malades de la peste ayant auparavant contaminé leurs proches
par leur toux et leurs éternuements. Le confinement de familles entières signait leur arrêt de
mort. De cette épidémie date l’expression «Dieu vous bénisse» car, s’il arrivait que quelqu’un éternuât,
souvent il rendait l’âme…
Une autre «peste» moins connue, la «peste jaune» ravagea au VIe et VIIe siècle l’Irlande et l’Angleterre.
Peut-être importée de Gaule, elle ravagea l’Irlande. Les chroniqueurs de l’époque parlent de la
moitié des habitants. Or cette île, grand centre chrétien (et intellectuel), abritait l’élite des
continentaux chassés par les invasions barbares et le complet déclin de l’Empire romain 1. Cette
«peste» n’était autre que la variole.
On ne soulignera jamais assez que les épidémies les plus mortelles ont surgi à la faveur du décollage
du capital commercial et de l’explosion des échanges marchands à la fin du Moyen Âge. C’est par
les routes de la soie et des épices – auxquelles la Chine capitaliste (dite «communiste») du dictateur
Xi Jinping veut donner cette fois une dimension planétaire – que la peste passe de l’Asie centrale à
Caffa (Theodosia, qui signifie « don de Dieu » !) en Crimée, où étaient installées des colonies de
marchands italiens.
Comme de coutume, la pandémie de peste va emprunter les chemins de la MARCHANDISE, du
COMMERCE et de la GUERRE. En 1347, les Mongols – qui faisaient payer tribut aux principautés
russes et razziaient des populations slaves, revendues aux Osmanlis comme esclaves – vinrent
assiéger le comptoir génois de Caffa. Lorsque la peste se propagea parmi eux, avant de se retirer,
leurs généraux ordonnèrent de catapulter dans la ville les cadavres de pestiférés. Les Gênois se
rembarquèrent en toute hâte, mais ils emportaient avec eux le terrible bacille (Yersinia pestis). Leurs
bateaux atteignirent la Sicile, puis l’Italie (Gênes, Florence et Venise). De là, l’infection gagna tout
le bassin de la Méditerranée, puis remonta vers le nord, jusqu’à Paris, Londres et les Flandres, se
propageant jusqu’en Irlande, Pologne, Baltique et Scandinavie. S’il fallut trois ans pour que la peste
passe de la Crimée à la Norvège, c’est en termes de semaines qu’il faut aujourd’hui compter à
l’époque de la mondialisation du capital… et du coronavirus.
La pandémie de peste fit près de 30 millions de morts, entre 1348 et 1350, soit un quart ou un tiers
de la population. Les innombrables processions et prières collectives qui se déroulèrent en Europe
ne firent qu’alimenter le mal. Les confréries de flagellants, en Occident, se réunissaient en masse
sur les places publiques pour se fouetter les uns les autres (à la manière des chiites d’Iran et d’Irak),
chantant « Mère source d’amour/laisse-moi savourer la violence de la douleur/Fais que je pleure avec toi/Enfonce
les plaies du crucifié ». Le mal de la peste n’en devint que plus grand. On peut se moquer des
superstitions moyenâgeuses, mais que dire de ses actuels remugles, où le grotesque le dispute à
l’impuissance. On peut lire sur le site web de l’église sainte Rita de Paris cette prière au temps du
coronavirus distillée comme un élixir par l’Église catholique. Que l’on remplace Notre Père par
Allah, Jéhovah, les dieux polythéistes de l’hindouisme et du bouddhisme, etc., ce seront toujours
les mêmes moulins à prières :
Notre Père,
Nous demandons avec confiance
que le coronavirus de Wuhan
ne fasse plus de mal et que
l’épidémie soit maîtrisée rapidement,
que vous rendiez la santé
aux personnes touchées
et la paix aux endroits où elle s’est propagée.
1
Jacqueline Brossollet, “Épidémies”, in Encylopedia universalis.
4
Accueillez les personnes
décédées de cette maladie,
réconfortez leurs familles.
Aidez et protégez le personnel
de santé qui la combat
et inspirez et bénissez ceux
qui travaillent pour la contrôler 2.
Mais signe des temps du coronavirus, les églises, les temples, les mosquées, les synagogues sont
désespérément vides, et les pèlerinages de La Mecque à Qom, et Lourdes sont même interdits par
les autorités. Il est vrai que celui de Qom dura jusqu’au 28 février, alors que la pandémie
commençait à ravager l’Iran. Le sanctuaire de Fatima, qui a connu le chiffre jamais vu de 6,3
millions de pèlerins en 2019, est vide aujourd’hui. Il n’y a plus que les évangélistes ultras – souvent
conspirationnistes, créationnistes et anti-intellectuels – qui s’enhardissent à proclamer la « liberté »
de réunion religieuse, en dépit du danger de multiplication des foyers de contagion (comme à
Mulhouse, en Alsace).
Des évangélistes américains, fortement soutenus par la chaine ultraconservatrice Fox News, défient
les règles sanitaires de base : « Nous avons le mandat de Dieu pour nous réunir ». Au Brésil, dont le tiers
de la population est évangélique, tout comme son président Bolsonaro, la fermeture des temples
ne peut être qu’une entrave au business religieux : « Les pasteurs sont d’abord des chefs d’entreprise, animés
par une logique entrepreneuriale», pour qui l’absence de leurs ouailles est une catastrophe, lorsque cellesci ne fréquentent plus les méga-temples et ne paient plus leurs contributions 3. Certains délirent
publiquement sur les causes d’un Mal venu du Ciel, pour châtier les pécheurs irrécupérables : « la
propension au lesbianisme et à l’homosexualité », et surtout l’environnementalisme (sic) qui veut « remplacer
la religion » 4.
À l’époque du Bas Moyen Age, les multitudes ignorantes et en complet délire, qui voyaient
s’accumuler des montagnes de cadavres, vite jetés dans des fosses communes, ne se réunissaient
plus dans les églises, comme le constate l’introduction au recueil de nouvelles de Boccace, le
Décaméron. Leur ignorance, souvent confortée par les discours enflammés du bas clergé, contribuait
à alimenter toutes sortes de détestations : il s’agissait de trouver des BOUCS ÉMISSAIRES, de
DIABOLISER les minorités religieuses et nationales. Durant quatre années (1348-1352), des foules
déchainées s’en prennent aux juifs. Les juifs de Bâle sont confinés, puis brûlés dans une grange.
Ceux de Strasbourg et du Midi sont massacrés sans pitié. Les synagogues brûlent malgré les
fulminations du pape avignonnais Clément VI contre de tels actes insensés 5. Ni les lépreux, ni les
« hérétiques » (Vaudois et autres), ni les « vagabonds » (les migrants de l’époque), ni les femmes
jugées comme sorcières, tous condamnés comme « semeurs de peste » ne furent épargnées. Les
pestiférés sont «confinés» dans des granges et finalement brûlés. Tous et toutes sont massacrés
comme suppôts du « diable » 6.
Quand ce n’était pas l’explosion de la haine ou du délire fanatique, c’était, en particulier en « terre
d’islam » l’apologie du martyre, riche en promesse de « paradis », exigeant du croyant la résignation
à son sort, et donc à l’ORDRE SOCIAL, celui de sociétés marchandes soumises déjà à la
MARCHANDISE : « La peste a valeur de martyre pour les musulmans et miséricorde est accordée à ceux qui en
meurent. Pour les infidèles, elle n’est que calamité… [Il faut] se tourner vers Dieu en lui demandant la guérison, la
résignation , et en lui rendant grâce» 7.
2
https://www.sainte-rita.net/espace-priere/autres-prieres/priere-pour-lutter-contre-le-coronavirus.
Le Monde, vendredi 3 avril 2020, p. 4.
4 « Coronavirus. Un conseiller proche de Trump affirme que les homosexuels sont à l’origine du Covid-19 », Ouest-France, 29 mars 2020.
5 Cf. Dominique Lecourt (éd.), Dictionnaire de la pensée médicale, PUF, 2004 (article : « Peste »).
6
Jules Baissac Histoire de la diablerie chrétienne. I. Le Diable, la personne du Diable, le personnel du Diable, 1882. Existe maintenant en ebook (BNF).
7 Jean-Noël Biraben, « La peste noire en terre d’islam », L’Histoire n° 11, avril 1979.
3
5
Au temps du Covid-19, où se vomissent les antiques haines médiévales contre « l’étranger »,
« l’autre », le « forain », mijote dans les chaudrons du capitalisme national le bouillon de la haine, une
haine soigneusement cultivée par les partis ultranationalistes de toute obédience. On assiste à un
développement des sentiments xénophobes en Europe contre tout ce qui ressemble à un Chinois.
L’atmosphère de racisme dans l’Amérique de Donald Trump, qui baptise le coronavirus : «virus
chinois», pourrait vite devenir pestilentielle. Viktor Orban tonne contre les migrants testés positifs
qu’il menace d’expulser. Les rebelles au confinement pourraient faire huit années de prison 8. Dans
des pays comme la Chine (mais dans bien d’autres, dits « démocratiques », comme l’Australie de
Scott Morrison, surnommé le « criminel du climat »), tous les migrants ou rapatriés soupçonnés d’être
porteurs de la « nouvelle peste », opposants politiques ou sociaux pourront se retrouver dans des
camps de concentration 9, où le coronavirus frappera avec bien plus de force que dans les maisons
de retraite européennes 10. Le capitalisme au temps du coronavirus annonce à grandes sonneries de
trompette médiatique que les mesures de confinement transformeront les glorieuses patries du
Capital (de la Chine aux USA) en prisons intérieures pour chaque bloc d’immeuble, en lieux de
détention ou en camps de concentration, si nécessaire. Le capitalisme au temps du coronavirus ne
promet plus des « lendemains qui chantent » – avec l’effondrement économique annoncé – mais
bien un retour au bon vieux darwinisme social de la bourgeoisie du XIXe siècle, celui de la sélection
des «plus aptes» à assurer la survie du système et de ses chiens de garde.
II.
Le précédent de la grippe espagnole : secret défense, bourrage de
crânes et économie de guerre pour un meilleur débitage de la chair
à canon
Le nom de la grippe espagnole doit son nom aux ciseaux d’Anastasie, la sainte protectrice de la
censure militaire. L’Espagne étant neutre pendant la Première Guerre mondiale, ses journaux
paraissent sans être revus et corrigés par la censure militaire. En 1918, la presse espagnole est la
seule qui parle ouvertement de la maladie. Le nom de grippe espagnole provient de cette révélation
par la presse. Dès lors, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et les États-Unis prennent
l’habitude de parler de grippe espagnole (Spanish flu). Un nom qui restera dans l’histoire.
La grippe espagnole, dont le virus est du type H1N1, toucha entre un tiers et la moitié de la
population mondiale. Combinaison d’une souche de grippe humaine et d’une souche de grippe
aviaire, elle anticipe les grippes apparues au début des années 2000. Comme souvent dans ce type
de pandémies, elle se propagea en trois rebonds : mars et octobre 1918, début 1919. La comptabilité
des morts au niveau international est terrifiante : 50 millions de morts, voire plus (100 millions), la
Chine et le Moyen-Orient étant rarement pris en considération 11. Ce bilan, largement dissimulé par
une presse muselée (400.000 morts en France), se précisa grâce aux travaux minutieux des
démographes et historiens plus de 70 ans après.
Comme pour le coronavirus aujourd’hui, la pandémie fut d’abord niée, puis carrément attribuée à
l’ennemi extérieur, des deux côtés du front. Le Matin du 7 juillet 1918 titrait sans la moindre honte :
« La Maladie à la mode – LA GRIPPE ESPAGNOLE A GAGNÉ L’EUROPE – En France, cette influenza est
bénigne et elle est guérie en une semaine environ», la conclusion étant toujours : « Combattez sans trêve le boche
chancelant ! », « de l’autre côté du front les boches semblent très touchés par elle». Un siècle plus tard Boris
Johnson (bientôt admis aux urgences !) et Donald Trump tiennent à peu près le même discours :
«Beaucoup de gens vont l’avoir, et c’est bénin», «Allez travailler !» dans les tranchées de la guerre
commerciale contre la Chine (Trump, 4 mars 2020). C’est l’Empire du milieu qui a produit le «virus
8
« Le premier ministre nationaliste hongrois Viktor Orban a lié immigration et pandémie », Le Monde, 25 mars 2020, p. 10.
« Coronavirus : évacués de Chine, les Australiens mis en quarantaine dans un centre de rétention pour migrants », Le Monde, 4 février 2020.
10
Nicolas Cheviron, «Si le coronavirus atteint les camps du Xinjiang, beaucoup de Ouïghours vont mourir», Mediapart, 9 mars 2020.
11 Niall Johnson & Jürgen Müller, “Updating the accounts: global mortality of the 1918–1920 ‘Spanish’ influenza pandemic”, Bulletin of the
History of Medicine 76.1 (2002), John Hopkins University, p. 105-115.
9
6
chinois». De son côté, le porte-parole de la diplomatie chinoise (Zhao Lijian), affirme
péremptoirement (2 mars) : « Il est possible que ce soit l’armée américaine qui ait importé l’épidémie à Wuhan ».
En toute bonne logique de guerre commerciale !
Cette grippe fut pourtant d’une virulence extraordinaire, prenant des formes pulmonaires aussi
virulentes que celles de la peste noire :
On a laissé un matin un pneumonique en bon état avec un ou deux foyers de condensation et, le soir, on le
retrouve dyspnéique, inquiet, s’agitant dans son lit, avec les lèvres cyanosées. L’homme devient bleu, baigné de
sueurs profuses, commence à râler et la mort survient 12.
D’où vient le virus de la grippe espagnole ? Il semble apparaître en Chine en 1917, en passant du
canard au porc, puis à l’homme (chaîne animal/homme désormais classique lors des pandémies du
XXIe siècle). Un mutant particulière d’une extraordinaire virulence fait une entrée fracassante en
1918 aux États-Unis, probablement parmi des ouvriers ayant travaillé dans des abattoirs. Le Spanish
flu se répand à toute vitesse dans les camps militaires, où sont entraînées des troupes qui se
préparent à intervenir en Europe, sur ordre du président Wilson. À la fin de l’été 1918, une
mutation virulente du virus apparaît en plusieurs endroits. En Amérique du Nord, le camp militaire
de Fort Devens, juste à côté de Boston (Massachusetts), devient vite un abattoir humain. Environ
45.000 soldats y vivent entassés les uns sur les autres. L’hygiène est inexistante pour la future chair
à canon. Dans les immenses dortoirs, les draps d’un lit sont très rarement lavés. La progression de
la maladie est fulgurante. Le 1er septembre, quatre soldats tombent malades. Ils sont 1.543 une
semaine plus tard. À la mi-septembre, plus de 6.000 soldats sont alités. Plus de 100 hommes
meurent chaque jour, victimes de ce qui ressemble à une pneumonie foudroyante.
Entre 1918 et 1919, la grippe tue 550.000 Américains, civils ou militaires, soit plus que les deux
guerres mondiales, la guerre de Corée et celle du Vietnam réunies13. L’espérance de vie est bien
plus réduite que sur les champs de bataille : quatre mois après leur infection, 90 % des malades
passent de vie à trépas.
Le corps médical est totalement impuissant à enrayer la pandémie et préconise : le simple alitement,
la pose de ventouses, des saignées répétées pour purifier les « humeurs » (comme au temps des
médecins de Molière), les injections sous-cutanées d’oxygène, de toniques cardiaques (caféine,
digitale, huile camphrée, adrénaline, essence de térébenthine), l’administration d’antithermiques
(antipaludéen : quinine, cryogénie, citrophène), les enveloppements froids de la poitrine, une
alimentation liquide et légère, « thérapeutique » qu’une politique de restrictions a déjà mise en place.
Les offices sanitaires préconisent le rhum sur ordonnance, comme les autorités sanitaires françaises
d’aujourd’hui conseillent de délivrer les masques de protection en pharmacie, sur ordonnance.
Certains médecins, en 2020 (comme en 1918), préconisent un antipaludéen de la quinine dont la
chloroquine est le substitut synthétique, et qui peut se révéler dangereuse à haute dose 14. Celle-ci
pourrait être un «don du Ciel», selon le docteur ignorantin Donald Trump, qui veut voir «les églises
pleines à Pâques» et les usines tourner à plein régime, avec ou sans masques, même si cela doit coûter
200.000 morts 15.
12
Olivier Lahaie, «L’épidémie de grippe dite « espagnole» et sa perception par l’armée française (1918-1919)», Revue historique des armées
[En ligne], n° 262, 2011.
13 Olivier Lahaie, loc. cit.
14 « Didier Raoult, la nouvelle égérie des complotistes », Le Monde, 30 mars 2020, p. 11. Le docteur Didier Raoult, qui est la coqueluche des
souverainistes, va être bientôt l’objet de leur ire. Celui-ci, qui dénonce fermement comme anti-scientifique le concept de «Français de
souche», est traité par l’ultradroite d’«ordure cosmopolite» et d’«agent du Mossad». Pour la toxicité de l’antipaludéen, cf. Dorosz (VidalDurand & Le Jeunne), Guide pratique des médicaments, Maloine, 2019, p. 1706, qui insiste sur les effets indésirables possibles : «vertiges,
vision floue, hypotension, possibilité d’arrêt cardiaque et respiratoire», si SAMU : «perfusion d’épinéphrine, thiopental après intubation,
diazépam». Or ce sont plutôt d’autres médicaments (Remdesivir, Kaletra associé à Interferon; tocilizumab), qui figurent en tête de liste des
médicaments réduisant l’impact de la pathologie. Les recherches prometteuses menées depuis la crise du SRAS ont été plus ou moins
négligées faute de crédits suffisants…
15
« Coronavirus. Donald Trump voit la chloroquine comme un don du Ciel si le traitement fonctionne », Ouest France, 24 mars 2020.
Interview à Foxnews, chaîne d’extrême droite, où le milliardaire précise : ««Il faut retourner au travail, beaucoup plus tôt que les gens ne le
pensent».
7
En avril 1918, la presse patriotarde alliée affirme que la maladie « vient d’Allemagne », que la maladie
est une MALADIE BOCHE (HUN DESEASE) : «Des bruits couraient dans le public que la maladie avait été
provoquée par des conserves venues d’Espagne et dans lesquelles des agents allemands auraient introduit des bacilles
pathogènes».
Les bobards (les fake news) vont bon train pour ranimer une fibre patriotique déjà bien ébranlée par
le formidable écho international de la Révolution russe. Le service de propagande français prétend
que Bayer, l’inventeur de l’aspirine, a introduit l’agent de la grippe dans les cachets d’acide
acétylsalicylique (AAS). Certains, très imaginatifs, prétendent que des sous-marins allemands, font
surface près des «côtes alliées» et apportent des fioles pleines du virus de la grippe, déversées dans
les réservoirs d’eau ou dans l’atmosphère, comme en France et aux USA, où se rassemblent de
«bons patriotes » qui se hâtent d’acheter les emprunts de guerre 16. Quant à la propagande allemande,
tout comme la propagande alliée, elle minimise à dessein l’impact du virus sur les troupes, qui
devront garder un moral d’acier pour mieux se faire faucher par les obus et les mitrailleuses. La
presse du Kaiser prétend que la grippe est arrivée en Europe occidentale avec les bataillons de
troupes coloniales indochinoises. Dans les arrière-cuisines de la propagande impériale, on fait
mijoter un bouillon toxique de racialisme, celui du « péril jaune » (Gelbe Gefahr), d’autant plus que
l’impérialisme japonais s’est engagé aux côtés des Alliés, pour mieux rafler les colonies allemandes
d’Asie et du Pacifique. Par contre, dans la Pologne devenue indépendante, et dirigée par Piłsudski,
le pouvoir contre-révolutionnaire n’hésite pas à définir la maladie comme une chorobą czysto rosyjską,
une maladie purement russe, bolchevik 17.
Aujourd’hui, les actuels auteurs des bobards, les «souverainistes » de tout poil prêts à en découdre
avec tout ce qui est «forain » (étranger) – le juif, le musulman, l’Asiatique, le réfugié ou l’immigrant
–, s’en donnent à cœur joie. Leur paranoïa «complotiste» se met au service d’une propagande
belliciste, où il s’agit de mener, à grands roulements de tambour, une guerre contre le « virus chinois »,
autrement dit les exportations chinoises. On peut lire actuellement dans une « certaine presse » ou
certains «réseaux sociaux» que le SARS-CoV2 (Covid-19) aurait été fabriqué dans le laboratoire P4
de Wuhan, et que des brevets auraient été déposés par de grands laboratoires pharmaceutiques
pour profiter de la vente du vaccin salvateur, qui ne serait disponible sur le marché qu’une fois que
son prix aurait atteint des sommets himalayens au terme d’une accumulation de millions de morts 18.
La Première guerre mondiale avait vu l’instauration dans tous les pays d’un capitalisme de guerre,
baptisé «économie de guerre», où il s’agissait de produire plus de 12 heures par jour, au moins six
jours par semaine, des engins de mort, des obus, des balles, des armes chimiques, au détriment de
la consommation des masses laborieuses, déjà affamées et particulièrement affaiblies. Sauf pour le
bloc des pays alliés, épaulés par l’exploitation féroce de leurs empires coloniaux, cela impliquait une
stricte autarcie, tempérée par un impitoyable brigandage opéré par les grands groupes capitalistes :
sur tous les continents, les sources d’énergie, les métaux nécessaires à l’industrie d’armement, les
métaux précieux, les biens alimentaires produits et exportés devaient renforcer l’effort de guerre,
une guerre aussi bien militaire qu’économique.
Dans la crise du coronavirus, les responsables politiques, notamment en France, se prononcent
pour une économie de guerre, dont la vertu, comme celle de la femme de César, devrait être
insoupçonnable. Il s’agit de mener une « guerre sanitaire », en passant sous silence la réalité visible
d’une guerre commerciale exacerbée, menant à la longue à la guerre tout court contre l’ennemi
16 Jay Winter, «La grippe espagnole», in Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918, Bayard, 2004, p. 943-948; Vinet (Freddy), La grande
grippe : 1918, la pire épidémie du siècle : histoire de la grippe espagnole, Vendémiaire, Paris, 2018.
17 Józef Piłsudski, interview au correspondant du quotidien londonien Times, 8 octobre 1919. Lors du putsch de mai 1926, qui lui donnait le
pouvoir et abolissait (temporairement) le système parlementaire, il reçut le soutien du KPP (Parti communiste polonais).
18 Site de l’INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale), 23 mars 2020, «‘Fake news’ et désinformation autour du
coronavirus SARS-CoV2» : https://presse.inserm.fr/fake-news-et-desinformation-autour-du-coronavirus-sars-cov2/38324/
8
extérieur. C’est ainsi que le Premier secrétaire du Parti socialiste Olivier Faure a exigé, dimanche 22
mars, dans une lettre ouverte à son ancien «camarade de parti» Emmanuel Macron, l’instauration
d’une «économie de guerre», en prônant des réquisitions massives d’entreprises pour produire masques
ou tests de dépistage du coronavirus 19.
La social-démocratie française a une riche expérience d’économie de guerre. Le Parti socialiste, qui
est le successeur de la SFIO de Guy Mollet, a su dans le passé instaurer une économie de guerre
pour armer les troupes régulières en Algérie et mobiliser un contingent de millions de jeunes
envoyés au casse-pipe dans les djebels.
L’ancien conseiller socialiste de Mitterrand, le faiseur de rois Jacques Attali, celui même qui a taillé
le costume présidentiel de Macron, opine du chef : « Face à ces innombrables virus, il faut se mettre
définitivement en économie de guerre et ne se consacrer qu’à l’essentiel» 20. Que l’essentiel soit la survie
du système capitaliste comme un tout et le maintien de ses profits, la préservation des chasses
gardées d’un impérialisme français bien moribond, Attali se garde bien de le confesser 21.
Le reste du discours d’Attali sur l’économie de guerre est une grotesque incantation pour une
«économie heureuse », sachant très bien que les capitalistes (ses détenteurs et ses fonctionnaires)
ne peuvent qu’instaurer une économie du malheur : «Pour éviter le retour de ces malheurs, pour éloigner
ce virus autant que les suivants, il faudra enfin admettre qu’une société pourrait parfaitement fonctionner, et être
heureuse , en consacrant bien plus de la moitié de ses activités créatrices de richesses aux industries et services de la
santé, de l’alimentation, de l’hygiène, de l’éducation, de l’environnement et de la culture. Et aux technologies qu’elles
nécessitent ».
Tous ces politiciens et autres galonnés de la bourgeoisie, qui s’agitent devant les micros de médias
aux ordres, savent très bien que la proclamation de la guerre (« nous sommes en guerre ») implique une
réelle préparation de la population à l’idée d’une guerre mondiale, OÙ TOUT SERA PERMIS : DES
ARMES CHIMIQUES ET BACTÉRIOLOGIQUES À L’ARME NUCLÉAIRE.
III.
Capitalisme, impérialisme et guerre des microbes
En 1913, à la veille de la guerre, Rosa Luxemburg soulignait avec force que l’ascension du
capitalisme n’est rien d’autre que l’histoire de ses crimes, de ses violences à l’échelle de la planète,
qu’il enfonce dans des convulsions irrémédiables :
Le capital n’est pas qu’à sa naissance ‘dégouttant de sang et de boue par tous les pores’, mais pendant toute sa marche
à travers le monde; c’est ainsi qu’il prépare, dans des convulsions toujours plus violentes, son propre
effondrement 22.
a) LE MOLOCH DE L’ARGENT
Le développement du capitalisme, d’abord sous sa forme commerciale, s’est accompagné d’une
première mondialisation. Celle-ci qui a largement été d’abord une politique d’EXPANSION, de
CONQUÊTES MILITAIRES, de COLONISATION et d’EXPLOITATION à l’échelle de continents entiers.
La «découverte» de l’Amérique par Colomb inaugure la mondialisation microbienne. Les bactéries
et virus qui prospèrent sur le continent euro-asiatique se répandent partout au fil de la conquête.
Des infections comme la rougeole, la variole, le choléra, la tuberculose détruisent des populations
entières. Au Mexique, la population amérindienne passe de 25 millions en 1519 à 1,5 million en
19 https://www.lefigaro.fr/flash-eco/coronavirus-le-parti-socialiste-demande-a-emmanuel-macron-une-economie-de-guerre-20200323 (Le
Figaro, 23 mars 2020).
20
Attali, «Pensez et vivre positif», 24 mars 2020 : http://www.attali.com/non-classifiee/pensez-et-vivre-positif/
21 Dans son livre Une brève histoire de l’avenir, Fayard, 2006, le «futurologue» J. Attali prophétise un avenir radieux du capitalisme : les
«hommes», entendez les consommateurs-producteurs seront «libérés» et nomadisés sous la direction d’une hyper-élite («les
transhumains»), portée par la mission de faire triompher mondialement la «démocratie du marché», sous la houlette d’une socialdémocratie ultralibérale. Que la social-démocratie et le marché soient en complète déconfiture en 2020, cela ne semble pas troubler notre
«futurologue» chevronné.
22 Rosa Luxemburg, L’Accumulation du capital (1913), Agone/Smolny, Marseille/Toulouse, nov. 2019.
9
1580. Au Pérou, la chute est tout aussi brutale : 10 millions d’habitants vers 1530 23. Même constat
apocalyptique en Amérique du Nord. Les épidémies d’Amérique du Sud et du Centre progressent
vers les États-Unis actuels dès le début du XVIe siècle. Les colons français s’installent au Canada et
la dépopulation débute immédiatement à la faveur des contacts entre communautés indiennes –
sous forme commerciale et guerrière – et bon nombre de communautés disparaissent avant même
d’apprendre que des navires étrangers ont atteint leurs côtes 24 . Cette marche meurtrières des
pandémies dura jusqu’au XIXe siècle : au début des années 1880, lorsque le capital construit une
ligne de chemin de fer du Pacifique canadien à travers la province intérieure du Saskatchewan, les
indigènes de la province, jusque-là protégés des germes des Blancs, meurent au rythme de 9 p. 100
par an 25.
Ajoutons que le système d’élevage massivement importé par les colons européens, qui vivaient
pratiquement immunisés à proximité d’animaux domestiques (bœuf, porc, chèvre, cheval et
volailles, favorisa aussi incontestablement l’apparition d’épidémies infectieuses inconnues en
Amérique.
S’il ne s’agit pas d’un génocide délibéré, où le vainqueur aurait sciemment utilisé l’arme microbienne,
il est évident que la Conquista comme toute conquête militaire menée à grande échelle – en cela elle
est comparable aux conquêtes mongoles au XIIIe et XIVe siècle, suivant les chemins de la pandémie
pesteuse 26 – a été un désastre humain irréversible. Le dominicain Bartolomé de Las Casas, qui ne
parle jamais de ces épidémies mortelles, a donné un tableau saisissant de la conquête par le fer et
par le feu des Caraïbes et des Amériques :
En quarante ans, par suite de la tyrannie et des actions infernales et injustes des chrétiens, douze millions d’âmes,
hommes, femmes et enfants sont morts. Et à vrai dire, je crois, et je ne pense pas me tromper qu’il y en a eu
plus de quinze millions. […] Au cours de ces douze ans, sur ces quatre cent cinquante lieues [de NouvelleEspagne], les Espagnols ont tué au couteau et à la lance plus de quatre millions d’habitants, femmes, enfants,
jeune gens et vieillards, ou les ont brûlés vifs 27.
Mais c’est sans doute l’utilisation du travail forcé par les autorités coloniales qui porte le
coup de grâce, frappant une population déjà terrassée par le choc microbien . Assoiffé d’or
et d’argent, l’Empire d’Espagne réduit les autochtones, libres et non libres, à un quasi-esclavage
dans les mines, mais aussi servage sur d’immenses domaines agricoles. S’appuyant sur la noblesse
indigène (les CACIQUES), qui a soutenu Cortès pour mieux abattre la puissance aztèque et maintenir
ses privilèges de caste, l’aristocratie des hidalgos s’enrichit en imposant l’esclavage salarié, c’est-àdire un salaire de misère fixé par l’État colonial.
L’interdiction de la réduction en esclavage des autochtones, à partir de 1542, ne fait qu’officialiser
leur réduction à l’état de serfs. Elle s’accompagne aussi d’un trafic florissant d’esclaves noirs, déjà
utilisés sur les plantations des Canaries. Las Casas, qui avait d’abord accepté l’importation d’esclaves
noirs à usage domestique, s’en repent vite. «Se jugeant coupable par inadvertance», le dominicain martèle
alors : «L’esclavage des Noirs est aussi injuste que celui des Indiens» 28.
Le développement du fléau de l’esclavage aux Amériques eut aussi pour effet pervers d’importer
d’autres fléaux microbiens inexistants sur ce continent. L’introduction du virus de la fièvre jaune,
23
Carmen Bernand et Serge Gruzinski, Histoire du Nouveau Monde. De la Découverte à la conquête, Fayard, Paris, 1991; Nathan Wachtel, La
vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la conquête espagnole, Gallimard, Paris, 1971.
24 Frédéric Dorel, «La thèse du ‘génocide indien’ : guerre de position entre science et mémoire», Amnis n° 6, 2006 (article mis en ligne).
25
Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés, Gallimard, 2000, p. 210.
26 La prétendue pax mongolica – 60 millions de morts en Chine ! – fut marquée par la désintégration des khanats et des empires,
l’accumulation de montagnes de crânes. La pandémie de peste noire venue d’Asie emprunta les routes du commerce pour atteindre son pic
de morbidité au milieu du XIVe siècle. Sur les «routes de la soie», la guerre n’était pas une guerre en dentelles : empoisonnement des puits,
introduction de la peste dans les villes qui résistaient, et destruction systématique de ses habitants (comme à Bagdad, en février 1258).
27 Très brève relation sur la destruction des Indes, Mouton, Paris-La Haye, 1969, p. 26 et 48.
28 Saint-Lu (André), «Bartolomé de las Casas et la traite des nègres», Bulletin hispanique, tome 94, n° 1, 1992, p. 37-43.
10
véhiculé par les singes d’Afrique eut pour effet de décimer les singes et les autochtones des
Amériques.
Le travail forcé, au même titre que l’esclavage 29, n’a fait que se propager à l’apogée du système
capitaliste, aussi bien en Asie [Indes néerlandaises, avec le système de cultures obligatoires
(Cultuurstelsel)] qu’en Afrique. Sous Léopold II, le Congo belge, qui est sa propriété personnelle, se
vit imposer un féroce servage au profit des grandes sociétés minières et des gros planteurs qui
partagent leurs profits pharamineux avec la Couronne. L’administration coloniale importa en outre
plus de 44.000 travailleurs d’Angola et de Rhodésie du Nord. Ces travailleurs mouraient de fièvre
à tiques (causée par la bactérie rickettsia africae), de grippe, de pneumonie, d’épuisement ou de
«catastrophes» minières à répétition.
On connaît, par les témoignages d’Albert Londres et d’André Gide, sur la catastrophe humaine de
la construction par le capital français de la ligne de chemin de fer Congo-Océan. Elle fit plus de
23.000 victimes.
L’historien Elikia M’Bokolo a très bien résumé le désastre écologique, démographique et sanitaire
véhiculé par l’introduction brutale du système capitaliste transformant l’être humain en chair à
profit ou à canon :
Le désastre écologique et la catastrophe démographique provoqués par le système des compagnies
concessionnaires dans les deux Congo ne furent que la forme extrême d’un phénomène beaucoup plus général
qui frappa presque toutes les régions colonisées : épidémies spectaculaires ou meurtrières à Madagascar (peste)
comme au Sénégal (fièvre jaune, peste) ou en Côte d’Ivoire (fièvre jaune); sécheresses et famines dans des zones
aussi différentes que le Sahel et l’Angola; épidémies, épizooties, famines, guerres et surmortalité mélangées dans
un cycle infernal en Afrique centrale et orientale 30.
Des populations entières ont donc été soumises au joug du capitalisme ascendant depuis le XVIe
siècle. Exploitées à mort, affaiblies par le travail forcé ou l’esclavage, incapables de résister aux
pandémies qui empruntaient les routes maritimes et terrestres du commerce, elles ont été sacrifiées
au grand Moloch, au dieu Mammon, celui de l’argent étendant son emprise sur le monde entier :
L’argent est le bourreau de toute chose, le Moloch à qui il faut tout sacrifier. […] L’argent apparaît effectivement
comme le Moloch à qui l’on sacrifie la richesse réelle 31.
Le capital apparaît comme le Moloch qui exige qu’on lui sacrifie le monde entier 32.
b) L’ARME BIOLOGIQUE À L’ÉPOQUE DE LA NÉCROSE DU CAPITAL
L’utilisation de l’arme biologique (bactéries et virus) est aussi ancienne que la guerre. Les soldats de
l’Antiquité renforçaient la puissance destructrice de leurs flèches en les trempant dans de la chair
en putréfaction ou dans du sang corrompu, c’est-à-dire en les rendant non seulement toxiques mais
aussi infectantes. Le skythikon, spécialité toxique des archers scythes, était composé autant de
poisons que de produits biologiques infectants, mijotés dans du fumier : ce mélange provoquait
non seulement un envenimement mais, aussi, une gangrène gazeuse, un tétanos ou tout autre
infection foudroyante 33.
Au tout début de l’expansion du capitalisme, on note la première utilisation de l’arme biologique,
à l’occasion d’une guerre commerciale et coloniale. C’est à l’occasion de la guerre de Sept Ans
(1756-1763) qu’est utilisée la variole par le général Jeffery Amherst, commandant en chef des
troupes britanniques en Amérique du nord. Il écrit en juillet 1763, pendant la guerre de Pontiac,
29
Elikia M’Bokolo, «Le travail forcé, c’est de l’esclavage», L’Histoire, n° 302, oct. 2005.
M’Bokolo, Afrique noire. Histoire et civilisations du XIXe siècle à nos jours, Hatier-AUF, 2004, p. 315.
31 Marx, Grundrisse, Éditions sociales, 2011, p. 159.
32
Marx, Théorie sur la plus-value, tome III, Éditions sociales, p. 540.
33 Grmek (Mirko), «Ruses de guerre biologiques dans l’Antiquité», Revue des études grecques, tome 92, fascicule 436-437, janvier-juin 1979,
p. 144.
30
11
alors que gronde la révolte de peuples autochtones. L’utilisation de l’arme biologique fait partie
d’un plan de «nettoyage ethnique», véritable génocide avant la lettre :
Ne pourrait-on pas trouver un moyen de répandre la variole parmi ces tribus d’Indiens mécontentes ? À cette
occasion, nous devons utiliser tous les stratagèmes en notre pouvoir pour les vaincre 34.
Et cette «interrogation» est suivie d’une rapide application au moyen de couvertures contaminées
par le virus de la variole. Ce beau travail lui valut finalement de siéger à la chambre des Lords de
Sa Glorieuse Majesté britannique.
Cette technique d’anéantissement de peuples autochtones ne fut pas oubliée les deux derniers
siècles. Elle demeure un « classique » du genre. Prenons, entre autres exemples, celui du Brésil. Les
grands propriétaires fonciers et leurs séides «offraient» aux Indiens autochtones des vêtements
provenant des hôpitaux afin de les contaminer avec la variole ou d’autres maladies propres à
décimer leurs villages 35.
Le plein développement du capitalisme et la confrontation mortelle des impérialismes à l’échelle
de la planète a conduit à l’étude scientifique de tous les agents biologiques qui pourraient être
«MILITARISABLES», c’est-à-dire être utilisés au même titre qu’une arme chimique (et nucléaire depuis
1945). Pour maximiser sa létalité, l’arme biologique doit répondre à plusieurs critères – dits critères
de Theodor Rosebury (1904-1976) – à savoir : contagiosité directe, dose minimale infectante, voie
d’infection ou d’intoxication, durée d’incubation ou d’apparition des premiers symptômes, survie
dans l’environnement, facilité de production et de stockage, stabilité des produits stockés,
(éventuelle) thérapeutique 36.…
Au cours d’études menées dans le plus grand secret, les stratèges militaires – USA, Royaume-Uni,
Japon, URSS, France, Italie, etc. – notèrent les «prodigieux effets» du bacille de l’anthrax (Bacillus
anthracis), stable dans l’environnement, conditionnable en poudre ou en spray, déjà utilisé pendant
la première guerre mondiale 37. Mais aussi du bacille de la peste (Yersinia pestis), de l’agent de la
tularémie [maladie transmise à l’être humain par contact avec des animaux infectés ou par le biais
de vecteurs (tiques)]. Les savants de la mort notèrent aussi les «merveilles» des virus, très intéressants
par leur taille microscopique : ils peuvent traverser les éléments filtrants des appareils de
confinement et des respirateurs individuels; il n’y a pas de thérapeutique efficace en dehors
de la prévention par vaccination .
Le «chouchou» des militaires est peut-être maintenant le virus de la variole – déclarée éradiquée par
l’OMS, le 8 mai 1980 –, qui peut être réactivé en laboratoire et propagé, sans qu’il y ait de vaccin
pour s’y opposer 38. On peut y ajouter les virus responsables d’encéphalites (encéphalite à tique,
chikungunya, dengue 39 , fièvre jaune, encéphalite équine du Venezuela), transmis par des
arthropodes. Ou bien les virus transmis par des chauves-souris, très étudiés, surtout dans les
laboratoires chinois : virus Marburg, Lyssavirus d’Australie, virus Nipah (Malaisie, Inde,
Bangladesh), etc. Dans le cas des insectes, ceux-ci correctement utilisés dans des programmes
militaires (GUERRE ENTOMOLOGIQUE) 40 peuvent servir de transmetteurs biologiques de la peste,
du choléra, etc.
34
L’Encyclopédie
canadienne,
21
juin
2019,
article
«Jeffery
Amherst,
premier
baron
Amherst»
:
www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/amherst-jeffery-1er-baron-amherst
35 Mércio Pereira Gomes, Os Índios e o Brasil, Editora Vozes, Petrópolis (État de Rio de Janeiro), 1991.
36 Lepick & Binder, art. «Guerre biologique», in Dominique Lecourt, Dictionnaire de la pensée médicale, PUF, Paris, 2004.
37 Les armées allemande et française ont utilisé les agents de la maladie du charbon et de la morve contre le bétail «ennemi» (idem, p. 555).
38 On peut y ajouter le virus de la grippe espagnole, dont l’ARN a été retrouvé en 2002 sur des victimes enterrées dans le permafrost norvégien.
L’ARN a été séquencé en 2005. La fuite involontaire ou délibérée des échantillons sauvegardés dans un ou plusieurs laboratoires pourrait
engendrer une pandémie de l’ampleur de celle de 1918-1919, voire pire.
39 De janvier à début avril 2020, l’Organisation panaméricaine de la santé (PAHO) a recensé près de 1.173.000 cas de dengue et 355 décès
des suites de la maladie (https://www.actulatino.com/2020/04/09/amerique-latine-forte-epidemie-de-dengue-alors-que-le-covid-19commence-a-se-repandre/).
40 Avant et pendant la seconde guerre mondiale, le Japon, le Canada, les USA, l’Allemagne se sont lancés dans des programmes d’insectes
vecteurs : puces porteuses de la peste, moustiques et mouches piqueuses, doryphores dans le cas allemand. La Guerre froide fit exploser la
12
Tous ces programmes menés dans des laboratoires militaires ultra-secrets préparent les guerres
biologiques du futur, qui s’apparentant à des génocides purs et simples. Utilisés à titre
«expérimental» dans le passé, ils eurent des effets meurtriers, même si ce fut à petite échelle.
La Mandchourie occupée par l’armée impériale nippone (1932-1945) servit de banc d’essai à cette
guerre des microbes. Le principal centre de recherche (UNITÉ 731), situé à Pingfan (province de
Harbin), comprenait plus de 150 bâtiments, cinq camps satellites et employait au moins 3.000
scientifiques et techniciens. Ces savants criminels testèrent à grande échelle sur des prisonniers de
guerre chinois les agents du choléra, de la peste et du charbon. Près de 3.000 prisonniers périrent
dans d’atroces souffrances. Des attaques biologiques furent menées à 12 reprises contre des villes
chinoises, en contaminant les réserves d’eau potable et de nourriture par les agents du choléra, de
la peste et de l’anthrax. Le bilan fut de plusieurs milliers de morts.
Lors de la guerre d’Éthiopie (1935-1936), Mussolini – à côté des gaz qu’il utilisa abondamment
contre la population et l’armée du Négus – fut à deux doigts d’expérimenter ses armes
bactériologiques. Le maréchal Badoglio l’en dissuada, non par «humanisme», bien sûr, mais par
simple réalisme stratégique.
Toutes ces «expériences», après la défaite du Japon et le démantèlement de l’Unité 731, servirent
de «modèle» au «génie bactériologique» de l’URSS et des USA.
Les USA menèrent leurs recherches de 1942 à la fin des années 1960. Des substances mortelles
furent testées sur leur population, en particulier sur les populations carcérales et les objecteurs de
conscience. Pendant la guerre de Corée (1950-1953), les bacilles de l’anthrax, de la peste et du
choléra furent répandus parmi l’ennemi nord-coréen et chinois. Mouches, puces, etc., furent mises
à contribution, mais aussi les aérosols. Dans ce dernier cas, par la voie des airs, l’armée américaine
procéda à des pulvérisations 41 . Comme les résultats furent mitigés, et suite à divers incidents
(«fuites» de bacilles et virus), les stocks d’armes biologiques américains furent (officiellement)
détruits entre mai 1971 et février 1973…
Le capitalisme d’État soviétique – baptisé «socialisme réel» par sa classe dirigeante – ne fut pas en
reste dans cette course aux armements biologiques, de Staline à Gorbatchev. La militarisation d’une
dizaine d’agents pathogènes entra dans les programmes de laboratoires : charbon, tularémie,
brucellose, peste, encéphalite équine du Venezuela, typhus, fièvre Q [zoonose, maladie
transmissible d’un animal vertébré (bovins, ovins, caprins) à l’homme], toxine botulinique produite
par une bactérie. En 1973, quelques mois après la mise sur pied d’un traité international interdisant
toute recherche sur les armes biologiques [CABT/BWC, ouvert à la signature le 10 avril 1972, entré
en vigueur en 1975], un décret d’État instituait une entité (BIOPREPARAT = Préparation de
substances biologiques), forte de 40 centres de recherche et sites de production d’armes
bactériologiques. La fabrication de missiles, roquettes et bombes ad hoc trouverait sa finalité dans la
dissémination d’agents pathogènes. Un programme officiellement stoppé en 1992…
De tels programmes peuvent viser aussi la population d’un État, où la classe capitaliste dominante
numériquement minoritaire planifie un génocide racial de masse . Dans l’Afrique du Sud blanche
de l’Apartheid, un projet ultra-secret – conduit en 1985 par le «Docteur la Mort» Wouter Basson –
fut mis en place. Il prenait pour cible la population noire, par l’utilisation de moyens extrêmes :
utilisation de l’Anthrax, du virus d’Ebola, du sida, du choléra, stérilisation de masse, utilisation de
poisons chimiques ethniquement sélectifs 42.
recherche dans tous ces domaines, où les USA et l’URSS étaient les leaders. Un programme militaire américain, qui utilisait le «bon vecteur»,
estimait le taux de mortalité à 50 % dans le cas d’une attaque contre une ville, pour le modique prix de 0,29 dollar (1976).
41 Stephen Endicott & Edward Hagerman, The United States and Biological Warfare: Secrets from the Early Cold War and Korea, Indiana
University Press, Bloomington, 1998. Voir aussi : Gordon Thomas, Les armes secrètes de la CIA, Nouveau Monde, 2006.
42 Voir : Tristan Mendès France, Dr la Mort. Enquête sur un bioterrorisme d’État en Afrique du Sud, 2002; Chandré Gould, « Armes chimiques
et biologiques : leçons d’Afrique du Sud », Politique étrangère, n° 1, 2005, p. 109-121.
13
Le cas de l’Iraq est un cas d’école d’une guerre NRBC menée contre les «ennemis de l’intérieur» 43.
Dotée d’un arsenal biologique impressionnant, l’Iraq de Saddam Hussein se limita à l’usage de
l’arme chimique contre les Kurdes. Du 16 au 19 mars 1988, au-dessus de la ville kurde d’Halabja,
chasseurs-bombardiers Mig (russes) et Mirage (français) de l’armée irakienne déversèrent des gaz
tueurs : gaz moutarde, sarin et tabun. Le bilan fut de 5.000 morts. Fait notable, ces armes « étaient
principalement fournies par des sociétés françaises, belges et allemandes , dont les ingénieurs et chimistes
savaient exactement ce que Saddam préparait… Durant des années, les États-Unis et leurs alliés ont
bloqué les campagnes internationales visant à faire condamner Saddam pour son
utilisation du gaz moutarde et des gaz neurotoxiques » 44.
Il est bien évident que les grandes puissances capitalistes (Chine et Russie inclus) n’ont nullement
l’intention d’interrompre leur programme de guerre biologique. Les fuites accidentelles d’agents
biologiques et/ou chimiques sont bien documentées. Celle de Dugway (Utah) en 1968 couta la vie
à 6.000 moutons. Celle de Sverdlovsk (Russie soviétique), en avril 1969, fut beaucoup plus grave.
L’épidémie se propagea au bétail jusqu’à 50 km à l’entour. Le centre de recherche militaire de la
banlieue d’Ekaterinbourg (à l’époque Sverdlovsk) était au centre de la fuite.
Ces «fuites» peuvent être délibérées, causées par des formes multiples de bioterrorisme, mettant en
cause des sectes religieuses ou extrémistes – parfois émanant d’États qui arment en sous-main des
groupes terroristes.
Rappelons quelques faits. En septembre 1984, la secte religieuse des Rajneeshees, installée dans le
comté de Wasco (Oregon), répandait des salmonelles sur les salades et crudités servies dans les
restaurants de Dalles, ce qui entraina 45 hospitalisations. Le cas le plus connu est celui de l’attentat
au sarin perpétué par la secte Aun dans le métro de Tokyo le 19 mars 1995, qui fit 5.500 victimes
(dont 12 morts). La secte, forte de 50.000 adhérents, riche d’un butin d’un milliard de dollars,
disposait d’un programme avancé de recherche en armes biologiques. La secte s’était procurée et
avait stocké des bacilles du charbon et de la fièvre Q, ainsi que de la toxine botulinique. Elle chercha
même à se procurer le virus d’Ebola (dont la maladie est mortelle à 90 p. 100 lors des flambées
épidémiques) 45.
*
*
*
Au terme de cette deuxième partie, on peut avancer que :
1. La propagation des microbes (bactéries et virus) est favorisée par l’extrême concentration de la
population mondiale (50 p. 100 de celle-ci vit en ville, souvent dans les pires conditions sanitaires,
dans des villes polluées où les particules fines favorisent la propagation rapide d’épidémies
attaquant les voies respiratoires).
2. Les microbes, qui suivent les chemins de l’hyper-commercialisation et de l’hyperproduction du
Capital, prolifèrent comme agents pathogènes avec la très brutale explosion démographique (3
milliards d’êtres humains en 1960; 7,7 milliards en 2020). Ils trouvent des places gratuites dans les
transports aériens : on dénombrait en 2013 trois milliards de passagers sur l’ensemble des liaisons
mondiales; en 2017, quatre milliards de passagers. Ils se déplacent plus lentement mais tout aussi
inexorablement en mer. La marine marchande, qui assure 90 % du commerce mondial, a connu les
embellies de la mondialisation. Le nombre de navires – y compris passagers, comme les navires de
croisière transformés aujourd’hui en super-«Exodus» – est passé de 2013 à 2018 de 52.000 à 58.000
environ.
43
NRBC = guerre nucléaire, radiologique, biologique ou chimique.
Barry Lando, « Saddam Hussein, un procès sous influence », Le Monde, 17 octobre 2005.
45 Patrick Berche, Une histoire des microbes, John Libbey – Eurotext, 2007, p. 258.
44
14
3. Pour les grands États capitalistes, la préparation et l’entrée en guerre justifie tous les moyens
militaires, y compris l’utilisation des armes NRBC dans un conflit généralisé. L’utilisation des armes
biologiques, qui fut menée à petite échelle et de façon expérimentale (Mandchourie, guerre de
Corée) peut devenir une réalité monstrueuse si un conflit mondial venait à éclater. Le bioterrorisme
serait alors le fait des grandes puissances impérialistes, sous-traitant leurs opérations à des
mercenaires.
Certains complotistes professionnels prétendent que le Covid-19 provenait de laboratoires
militaires chinois. C’est sans doute pour mieux dédouaner leur bourgeoisie nationale de son incurie
habituelle lors de sa propagation. À cela – faute d’une sérieuse enquête scientifique – il faut
répondre que les virus n’attendent pas les élucubrations intéressées des « souverainistes » pour
MUTER encore et toujours.
Ces mutations inéluctables sont le résultat d’une sélection dans la nature, conforme à la doctrine
de Darwin 46. S’il peut y avoir des manipulations délibérées ou accidentelles par le génie génétique,
dont l’issue est incertaine (ouvrir de nouvelles boîtes de Pandore), le meilleur agent des virus les
plus redoutables, c’est non «l’Homme» abstrait mais le Capital lui-même .
En se propageant de façon virale à l’échelle du monde, le Capital exacerbe les pandémies, de moins
en moins maîtrisables, souvent par l’effondrement des systèmes de santé (quand ils existent pour
la moitié de l’humanité) et par la destruction systématique de tout l’écosystème par un CAPITAL
VAMPIRE avide de profits immédiats.
IV.
Destruction des systèmes de santé et de l’écosystème. La
marchandisation du monde
L’éclatement d’une violente pandémie, comme le COVID-19 a semblé tomber brutalement du ciel,
comme une onzième plaie d’Égypte. L’économie américaine semblait prospère, et le chômage était
à l’étiage. Tout le monde, ou presque (sauf les sans-logis ou les innombrables travailleurs précaires)
se rendait chaque jour de sa maison à son lieu de travail, nourrissant l’espoir que tout irait pour le
mieux dans le meilleur des mondes capitalistes possible.
Aujourd’hui près de la moitié de la population mondiale est «confinée» – y compris dans les zones
déshéritées où le «remède» sera pire que le mal (500 millions de nouveaux ultra-pauvres
attendus !). Cet événement sans précédent dans l’histoire humaine n’est une surprise que pour les
gros bras du déni (les Superdupont et autres Captain America du type Trump et Bolsonaro, mais il y
en a tant d’autres). Ce n’en est certainement pas une pour tous les organismes de sécurité nationale
représentés dans la Commission européenne, et en premier lieu pour la CIA étasunienne. Dès 2009,
l’une comme l’autre prévoyaient à l’horizon 2025 un DÉSASTRE PROGRAMMÉ : «une pandémie
aux effets dévastateurs », pour la première; une pandémie apocalyptique pour la seconde, qui
semble miser sur l’apparition d’une peste d’un genre nouveau («un don du Ciel» dans le langage
trumpien) pour réduire la population surnuméraire (pour le capital étasunien) du «tiers-monde»
développé ou pas :
Dans le pire des cas, des dizaines, voire des centaines de millions d’Américains sur le territoire
américain tomberaient malades et les décès se chiffreraient en dizaines de millions. En dehors
des États-Unis, la dégradation des infrastructures de base et les pertes économiques à l’échelle
mondiale auraient les effets suivants : environ un tiers de la population mondiale
tombera malade et des centaines de millions de personnes mourront 47.
46
Cf. Santé blog, 18 mars 2020 : https://blog.santelog.com/2020/03/18/covid-19-on-avance-sur-lorigine-du-coronavirus/
Le monde en 2025, Commission européenne, Bruxelles, 2009; Global Trends 2025: A Transformed World, nov. 2008, US Government
Printing, nov. 2008, p. 75.
47
15
a) DE
NOUVELLES PANDÉMIES PROFITANT D’UN SYSTÈME DE SANTÉ CAPITALISTE À LA
DÉRIVE
Le capitalisme, au niveau mondial, et particulièrement dans ses méga-centres, a longtemps vécu
dans l’illusion qu’il pourrait tout maîtriser, les bugs économiques comme d’éventuelles pandémies.
Tout semblait se passer comme dans un jeu vidéo où le meilleur joueur (toujours le capitaliste)
vient à bout de tous les obstacles et remporte la mise. Dans le cas des pandémies, tout était sous
contrôle. La variole n’était-elle pas éradiquée – selon l’OMS – depuis le 8 mai 1980, jour
commémorant l’Armistice mettant fin à la Seconde guerre mondiale ?
Or les années 80, et les décennies suivantes, qui furent des années de boom économique (grâce
surtout à l’entrée fracassante de la Chine sur le champ de bataille capitaliste), furent celles de l’entrée
en scène de plus en plus insistante de bataillons entiers de l’armée des virus, présentant de nouvelles
stratégies de pénétration des cellules vivantes au gré de mutations sophistiquées.
Une partie des espèces de virus – environ 3.600, dont une centaine est pathogène – qui circulent
maintenant à très grande vitesse sont très archaïques (peut-être trois milliards d’années) et peuvent
être considérés comme des êtres vivants, car issus d’ancêtres vivants 48. Ils ont été, tous comme les
différentes classes capitalistes, les grands bénéficiaires de la mondialisation sauvage qui règne depuis
près de 40 années.
Les «nouveaux virus», dits «émergents», appartiennent à la catégorie des virus tenus en captivité par
une faune et flore « sauvages » restées longtemps épargnées par la «civilisation», celle des marchands
prédateurs. La déforestation systématique (pour «faire» du soja, des biocarburants, etc.) et
l’intégration d’espèces animalières «sauvages» dans les chaînes commerciales ont contribué à y
intégrer ce type de virus. En Chine, et ailleurs, le braconnage de certaines chauves-souris (plus de
1.600 espèces, dont la moitié en voie d’extinction), de pangolins, tous porteurs d’agents virulents
pour l’homme, ont accéléré la propagation de ces zoonoses «émergentes». Or, plus de 100.000
pangolins sont victimes chaque année en Asie et en Afrique d’un trafic illégal qui en fait l’espèce la
plus braconnée au monde, largement devant les éléphants ou les rhinocéros, dont les cornes valent
de l’or sur le marché juteux de la « médecine traditionnelle » chinoise.
Certains virus, en passant d’une espèce à l’autre, puis par des stratégies de mutation, finissent par
franchir la barrière de l’espèce humaine. C’est le cas du SRAS-COV-2 qui ressemble manifestement
(à 80 %) à celui qui toucha une partie du monde en 2002-2004.
L’actuel COVID-19 n’est donc pas une sorte d’ornithorynque pour les scientifiques. Il fait partie de
ces nombreuses nouvelles maladies infectieuses d’origine animale (zoonoses) qui ont émergé au
cours de ce dernier demi-siècle qui a vu la population mondiale passer de 3 milliards à près de 8
milliards d’hommes et de femmes.
Le VIH (SIDA) est le premier virus d’origine animale (simienne) à avoir fait son entrée fracassante,
en 1981, sur la scène des pandémies mondiales. Il a tué près de 40 millions de personnes,
principalement en Afrique, depuis son apparition à Kinshasa à la fin des années 1920 49 . La
pandémie a entraîné à ce jour près de 75 millions d’infections, la plus grande partie en Afrique
subsaharienne. Le SIDA est désormais endémique. L’ONU, très optimiste, se risque à pronostiquer
une « sortie d’épidémie » en 2030, malgré l’effondrement des politiques de prévention sanitaire.
Auparavant, en 1976, Ebola avait contribué à faire tirer la sonnette d’alarme. Avant que n’éclate
cette épidémie, la population d’Afrique centrale avait été confrontée à la fièvre de Marburg, décrite
en 1967 lors de la contamination de médecins soignants. Cette fièvre endémique au Congo est
48
Román Ikonicoff, Science et Vie, 7 avril 2020 : https://www.science-et-vie.com/corps-et-sante/origine-des-virus-le-nouveau-scenario39654.
49 Cf. Jacques Pépin, Aux origines du sida. Enquête sur les racines coloniales d'une pandémie, Seuil, 2019.
16
causée par un virus proche d’Ebola, et véhiculé par un cercopithèque (vivant dans les forêts)
importé d’Ouganda. Le virus Ebola est responsable de fortes fièvres et d’hémorragies souvent
mortelles. Le taux de létalité oscille entre 30 et 90 % selon les épidémies et l’espèce virale. Le
réservoir naturel du virus, là encore, pourrait être une espèce de chauve-souris. Le virus devient
pathogène lors de l’infection d’autres animaux sauvages de la forêt tropicale (simiens), souvent
braconnés. Le virus Ebola a été découvert au Soudan et en République démocratique du Congo.
Depuis, une vingtaine de flambées épidémiques sont apparues en Afrique centrale. En décembre
2013, le virus a atteint l’Afrique de l’Ouest, région jusqu’ici épargnée. En 2014, il a provoqué la plus
meurtrière épidémie connue à ce jour.
Le SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) est la première maladie grave transmissible à entrer
dans le XXIe siècle. L’épidémie, partie de Chine en novembre 2002, est devenue mondiale en 2003
faisant plus de 800 morts (officiellement !). Après une «alerte» déclenchée le 12 mars 2003 par
l’OMS, l’épidémie put être endiguée (en juillet 2003) par des mesures classiques d’isolement et de
quarantaine. Le SRAS est provoqué par un virus de la famille des coronavirus, le SARS-COV-1. Le
réservoir animal de ce dernier est une chauve-souris insectivore. L’hôte intermédiaire qui a permis
le passage du virus à l’homme est la civette palmiste masquée, vendue sur les marchés au sud de la
Chine. Il s’est rapidement propagé au niveau mondial à la faveur des transports aériens, le carburant
le plus explosif en étant les hubs aéroportuaires ou les grandes concentrations humaines.
Le MERS – Coronavirus du syndrome respiratoire du Moyen-Orient – est un autre virus zoonotique,
beaucoup plus dangereux; touchant le tractus respiratoire, il est létal dans 30 % des cas. Ce virus
identifié pour la première fois en Arabie saoudite en avril 2012, puis en Égypte, Qatar, Oman, etc.,
résulterait d’une transmission d’un virus de chauve-souris au chameau, qui contamine ensuite
l’homme.
Le Zika, un flavivirus transmis par les moustiques du genre Aedes, est passé du macaque à l’homme
en Ouganda, vers 1954, s’est répandu en Afrique et Asie, puis a récemment émergé en Polynésie,
Amérique centrale et en Amérique du Sud. Sans qu’il y ait le moindre vaccin pour le combattre, le
zika s’est mondialisé. La maladie se manifeste par des symptômes typiques, tels le syndrome de
Guillain-Barré (paralysie progressive) ou la microcéphalie néonatale.
D’autres candidats à cette mondialisation attendent patiemment leur heure. Les candidats se
bousculent devant le portillon : la fièvre de Lassa (Nigéria, 1969), virus Sabía (fièvre hémorragique
du Brésil, 1989), le virus Junín (fièvre hémorragique d’Argentine, 1957), virus Machupo (Bolivie,
1959), Guanarito et Pirital (Venezuela, 1991 et 1994), Whitewater Arroyo (Nouveau-Mexique,
1991), etc. Beaucoup de ces maladies se sont développées à la faveur de la déforestation, de la
transformation de forêts tropicales en prairies sèches ou en champs, destinés à l’agro-business
capitaliste.
Toutes ces prétendues nouvelles « MALADIES ÉMERGENTES » ne doivent pas être le bosquet qui
cache l’immense forêt des « classiques » maladies virales et bactériennes, prétendument vaincues et
toujours prêtes à reprendre du service. Des maladies virales « classiques », jadis traitées par des
vaccins infantiles efficaces ont brutalement flambé. Les cas de rougeole ont bondi de 300 % dans
le monde au premier trimestre 2019. L’OMS a lancé cette mise en garde : « la rougeole est encore plus
contagieuse que le Covid-19». Aux Samoa, où l’on ne vaccinait plus, la situation s’est aggravée aussi bien
par carence en vitamine A et malnutrition que par la diffusion d’un dangereux vaccin frelaté.
17
La tuberculose décimait encore en 2018 : sur les 10 millions d’infectés, 1.5 million de tubards sont décédés,
dont plus de de 200.0000 enfants. Trois millions de cas ne sont pas traités, et la maladie fait deux fois plus
de victimes que le SIDA 50. Les bacilles de Koch, de plus en plus résistants, se répartissent à moitié en trois
grands ensembles capitalistes : Inde (27 %), Chine (14 %) et Russie (9 %).
Le paludisme, qu’on oublie trop souvent, n’a pour origine ni un virus ni une bactérie, mais un parasite formé
d’une cellule unique qui se multiplie dans les globules rouge. Ce fléau, qui tue chaque année plus de 450.000
personnes, dont 93 % en Afrique, infecte 213 millions de personnes. Aujourd’hui, les décès repartent à la
hausse, après une accalmie.
Pourquoi face à toutes ces maladies, émergentes ou pas – dont l’origine est bactérienne, virale, parasitaire,
fongique ou à prions –, le capitalisme reste-t-il si impuissant ? Pourquoi cherche-t-il à transformer ces
maladies en « catastrophes » naturelles, au même titre que les accidents du travail ou les maladies
professionnelles (comme l’amiante) – 2.000.000 de morts en 2018 (deux fois plus que la grippe de Hongkong
de 1968, dont 40.000 morts en France) ou la pollution (7 millions de morts en 2018, record absolu !) 51.
Dans le cas de la pollution, tous les observateurs scientifiques indépendants mettent en cause les particules
fines. Et l’on sait maintenant que celles-ci favorisent nettement la propagation de virus comme le COVID19.
La boucle est bouclée. Si on veut resserrer la boucle on trouvera à chaque fois le grand cycle de la valorisation
accélérée du capital qui ne s’embarrasse guère de considérations humanitaires. La machine à produire des
profits est aussi une machine à déconstruire tout ce qui touche aux besoins les plus élémentaires de
l’humanité (enseignement, soins, alimentation). Le monde de 2020 au temps du Coronavirus est le résultat
de la transformation du monde en gigantesque Metropolis du Profit, où ce ne sont pas les esclaves du capital
qui stoppent la machine, mais bien le Capital lui-même. Si la machine s’est arrêtée – ou presque – sur la
moitié de la terre, cela est dû à la faillite complète et générale de la politique sanitaire, qui exige une
prévention sur le long terme, et donc des structures solides et adéquates.
C’est un truisme de dire que la capacité de soins représente le facteur premier dans la lutte contre le
Coronavirus. En Italie, 46.500 emplois dans le secteur de la santé ont été supprimés entre 2009 et 2017; près
de 70.000 lits d’hôpital ont disparu. La Grande-Bretagne a suivi la même voie, entre 2000 et 2017, le nombre
de lits disponibles diminuant de 30 % ! La France aussi a connu une réduction drastique du nombre de lits
et une réorganisation ultralibérale de l’offre de soins (privatisation et «managérialisation» de l’hôpital). En
plus de vingt ans, près de 30.000 lits ont disparu.
Dans tous les pays tous les journalistes aux ordres se mobilisèrent pour démontrer qu’il y avait trop de lits
d’hôpital, dans un secteur de santé qui était un ‘gouffre pour les finances’. On peut citer entre autres un
article de Nicolas Beytout, patron de presse, affirmant en novembre 2019, au moment où les soignants
faisaient entendre leur voix et obtenaient de très vagues promesses : « Dommage que [le gouvernement
Philippe] n’ait pas profité de ce moment de générosité [les vagues promesses !] pour exiger en retour quelques mesures
fortes de réorganisation et de chasse aux dépenses inutiles, dans un secteur qui en compte tant» 52. Nicolas
Bouzou, « consultant économique », omniprésent sur les plateaux de télé, avait proclamé en 2014 : « Dans
10 ans, nous aurons deux fois trop de lits d’hôpitaux » 53.
Aux USA, où les soins médicaux et traitements médicamenteux sont trois à quatre fois plus chers qu’en
France, c’est pire encore. Avec un taux de 2,8 lits pour 1.000 habitants, les États-Unis ont un niveau
d’équipement inférieur aux autres pays actuellement touchés par la pandémie. Dans ce pays censé être le
plus riche du monde – avec une brochette de magnats capitalistes [Jeff Bezos (Amazon), Bill Gates
(Microsoft), Warren Buffett, Michael Bloomberg (candidat démocrate en faillite aux présidentielles !), Larry
Ellison (Oracle Corporation), etc.] – l’espérance de vie a fortement décliné depuis trois années. C’est la
première fois que cela se produit depuis la grande pandémie de grippe espagnole. Ce déclin est dû en partie
à la mortalité accrue des adultes américains blancs en raison du nombre de morts par suicide, drogues
(opioïdes) ou alcool qui s’accroissent pour les hommes comme pour les femmes vivant dans une économie
du malheur qui pousse au désespoir des millions d’êtres atomisés par la crise, le chômage, les petits boulots
de survie. Les minorités « ethniques » (Afro-Américains, Hispaniques) endurent plus encore cette forme de
50
Le Monde, 17 octobre 2019.
Les Échos, 2 mai 2018.
52 « Hôpitaux : le gouvernement frappe… fort et cher», L’Opinion, 20 novembre 2019.
53 Action-Critique-Médias : https://www.acrimed.org/
51
18
la « décroissance » capitaliste : celle de l’espérance de vie. Alors que celle-ci était en moyenne de 80 ans aux
USA, elle est aujourd’hui de 78 ans, soit moins qu’à Cuba [le PIB par habitant est 7 fois inférieur à celui de
l’Empire trumpien !].
En Russie, pays de cocagne pour les oligarques du pouvoir poutinien, l’espérance de vie pour un homme
qui était de 65-67 ans de 1960 à 2000 est passée péniblement à 72 ans 54. Mais, dans ce pays, qui a échappé
aux opioïdes, le bon vieux opium russe, la vodka, ne fait plus recette (la consommation d’alcool des Russes
a chuté de 43 % entre 2003 et 2016, selon l’OMS).
Les hommes politiques bourgeois ou leurs sous-fifres – professionnels du bobard en tout genre – font fi
d’une réalité quasi universelle : à coup de coupes budgétaires incessantes, le pouvoir a démantelé tout un
système de protection sociale, ne gardant que ce qui pouvait être rentable pour le capital privé, que ce soit
dans la gestion des hôpitaux, la recherche fondamentale, et l’élaboration de nouveaux médicaments. L’État
s’est désengagé, laissant le champ libre à la course à la maximisation des profits, dans une perspective
purement « immédiatiste », où la santé publique est la dernière roue du carrosse doré des laboratoires
pharmaceutiques. Citons cet extrait d’une enquête sur les géants du secteur aujourd’hui :
Il y a une grande activité quand (les épidémies) font rage, mais dès que la situation s’améliore, les investissements
diminuent. Cela signifie que des technologies médicales prometteuses peuvent être abandonnées en chemin
parce que plus personne n’est prêt à payer la facture 55.
Quand il s’agit de tester les médicaments antiviraux les plus prometteurs, se déclenche une féroce
lutte intercapitaliste pour l’appropriation des brevets, donc pour obtenir un juteux monopole sur
le marché. Prenons l’exemple du Remdesivir, un antiviral développé par la société américaine Gilead
Sciences. Cette dernière, treizième plus grande société pharmaceutique mondiale, a refusé de
participer aux essais du médicament en Chine de peur de voir la manne du brevet lui échapper. Ce
groupe est d’ailleurs connu pour sa maximalisation astronomique des prix et des profits. En fait,
un laboratoire chinois (Wuhan Institute of Virology) a également revendiqué la « paternité » du brevet
du traitement du COVID-19 par le Remdesivir 56. Si son efficacité est purement hypothétique, il y a
une seule certitude : la production de base de la molécule miracle coûte 12 fois plus cher que celle
de l’hydroxy-chloroquine, tombée dans le domaine public 57.
Mais, de toute manière, ce n’est pas la mise sur le marché d’un médicament «miraculeux» qui
arrêtera la propagation de pandémies multiples et mutantes, qui contribuent en partie – et
seulement en partie – à la diminution de l’espérance de vie. Cette lente décroissance de l’espérance
de vie, l’affaiblissement (voire l’effondrement soudain) de la résistance humaine aux pandémies
trouve ses vraies causes ailleurs : dans l’incapacité congénitale du capitalisme à donner une réponse
adaptée aux besoins fondamentaux de la communauté humaine, dans son incapacité flagrante à
prévenir les désastres et à maintenir la vie tout court sur notre planète, se révélant infiniment plus
destructeur que le coronavirus le plus «vicieux» ou la «peste» la plus meurtrière.
b) L’AGRICULTURE DE
« CAPITAL OBÈSE »
LA MORT
: ALIMENTATION
TOXIQUE, FLÉAUX SANITAIRES DU
La pandémie actuelle vient couronner tout un processus accéléré de destruction de l’environnement,
causé par une hyper-capitalisation de l’agriculture devenue intensive et mondialisée. Là où existe
une pénurie de terres arables, des groupes capitalistes, surtout chinois, se livrent à une frénésie
d’achats (land grab) hors de leurs frontières (Argentine, Chili, Brésil, Mozambique, Congo,
Cameroun, Zimbabwe, Éthiopie, Cambodge, Laos, Australie, Nouvelle-Zélande, etc.). Cette
54
Perspective monde. Outil pédagogique des grandes tendances mondiales depuis 1945 (Université de Sherbrooke, Québec, Canada).
Jessica Davis Plüss, «Pourquoi les géants de la pharma boudent le coronavirus», 11 mars 2020 : https://www.swissinfo.ch/fre/covid19_pourquoi-les-g%C3%A9ants-de-la-pharma-boudent-le-coronavirus/45609912.
56
Matthieu Dhenne, «Une pandémie sur fond de guerre des brevets» : https://www.village-justice.com/articles/coronavirus-une-pandemiesur-fond-guerre-des-brevets,34260.html (8 avril 2020).
57 Cf. Philippe Abecassis & Nathalie Coutinet, Économie du médicament, La Découverte, Paris, 2018.
55
19
hypercapitalisation a pour conséquences la pollution massive des terres, des ressources hydriques,
des océans. Pire, elle menace, par ses retombées toxiques, la globalité de la vie animale et humaine.
83 % de la surface agricole mondiale est utilisée pour l’élevage, et il faut 7 kilos de céréales pour
produire 1 kilo de viande de bœuf. Un décompte mondial donne un milliard et demi de bovins.
Le cheptel mondial de tous les animaux d’élevage comporte 28 milliards de têtes pour 8 milliards
de têtes de cheptel humain, du point de vue du capital 58.
Prenons l’exemple le plus parlant, celui du Brésil : 91 % des terres prises à la forêt amazonienne
servent aux pâturages pour produire du soja et des céréales (transgéniques) pour nourrir les
troupeaux prédestinés à finir misérablement dans les assiettes de carnivores humains. Ces forêts,
qui absorbent 30 % du CO2 rejeté dans l’atmosphère, sont inexorablement détruites : 13 millions
d’hectares sont annuellement détruits. Partout, passent de monstrueux bulldozers, tandis que des
escouades de mercenaires du grand capital foncier allument de gigantesques incendies et pratiquent
le tir au pigeon sur les autochtones qui refusent de se faire exproprier.
Même phénomène en Argentine et au Paraguay (Gran Chaco), où la VIANDIFICATION des terres
appropriées par l’agro-business international entraine une déforestation massive, ainsi que des
atteintes irréversibles à la santé par les épandages de glyphosate et autres pesticides. L’Argentine,
par exemple, a perdu à elle seule 22 % de ses forêts entre 1990 et 2015. Et dans la plupart des cas,
ce sont des exploitations de soja transgénique (made in Monsanto/Bayer!) qui les ont remplacées,
avec le soutien très actif des partis politiques.
L’Amazonie, considérée comme «le poumon vert de l’humanité», qui contient la moitié des espèces
animales et végétales terrestres, qui fournit à la planète un cinquième de l’eau douce, est
littéralement condamnée à mort par l’agro-capitalisme : 40 à 55 % de sa superficie devrait
disparaître d’ici à 2050.
La nature vivante végétale est littéralement tuée, dans le sens que lui donne l’actuel président du
Brésil Jair Bolsonaro qui déclarait : « Un policier qui n’a jamais tué n’est pas un vrai policier ».
Il serait tout aussi judicieux d’écrire sur le fronton des temples du capital brésilien (mais aussi US,
chinois, etc., ad infinitum) : Un capitaliste qui n’a jamais massacré la nature, n’est pas un vrai
capitaliste .
Le même massacre des forêts se produit en Asie du Sud-Est. Pour répondre à des besoins
grandissants, notamment en Inde et en Chine (pour la cuisine quotidienne, les fast-foods et
l’alimentaire industriel), mais aussi en Europe pour le « biodiesel », la production d’huile de palme
a explosé : elle a triplé en vingt ans, tandis que de gigantesques incendies faisaient flamber les forêts
tropicales (en 2015 et 2019).
Le capital, quel que soit son écusson national, est pleinement responsable du désastre : des sociétés
capitalistes de production et d’importation chinoise et indienne jusqu’aux grosses multinationales
de l’agro-business : Nestlé (Suisse), Unilever (groupe anglo-batave), Kellogg’s (USA), ColgatePalmolive (USA), Elevance (USA), AFAMSA (Espagne), ADM (USA), Procter & Gamble (USA),
Reckitt Benckiser (Royaume-Uni), etc.
Cet hyper-business agricole basé sur l’élevage bovin fait courir un risque majeur aux ressources en
eau. Une eau qui commencera à manquer à l’horizon 2025. Un kilo de bœuf exige 13.500 litres
d’eau, contre 1.200 litres pour un kilo de blé. Sans compter la pollution des nappes phréatiques par
les déchets animaux, les antibiotiques, les hormones, les produits chimiques, les engrais et toute la
riche panoplie des pesticides, les engrais en excès (phosphates, nitrates) 59. Sans compter aussi ces
«marées vertes» d’algues toxiques qui envahissent les côtes européennes et américaines et dégagent
58
59
Fred Vargas, L’Humanité en péril, Flammarion, 2019.
Fred Vargas, L’Humanité en péril, Flammarion, 2019.
20
un gaz mortel : elles proviennent souvent d’excréments d’animaux qui se transforment en nitrates
polluants.
Cette pollution vient bien sûr s’additionner à la pollution de l’air (CO2, méthane, protoxyde d’azote,
etc.), qui cause 7 millions de morts au moins, comme nous l’avons déjà rappelé. Cette pollution
industrielle, jusque dans l’alimentation, se traduira par un réchauffement climatique global de 4 °C
en 2100 (soit + 10 °C sur les continents !), si le capitalisme continue à perpétrer ses méfaits sur
terre. Dans ce cas, ce dernier ferait mieux que la médiévale peste noire de 1348-1353, qui tua un
tiers de la population européenne. Le capitalisme «hypermoderne», celui de la «révolution
technologique», verrait disparaître les trois quarts de l’humanité! 60
À ces différentes pollutions, vient s’ajouter la pollution de la nourriture. La nourriture offerte dans
les grandes surfaces et consommée par les familles comme par les collectivités est empoisonnée.
Commençons par les produits de base. Les céréales ? Le taux des produits de boulangerie contenant
des pesticides a plus que doublé de 2000 à 2014. Celles servies au petit-déjeuner de nos bambins
contiennent du glyphosate Bayer/Monsanto cancérigène. Les fruits et légumes ? Les ¾ des fruits
et 40 % des légumes (non bio) portent des traces de pesticides, dont la nocivité n’est plus à
démontrer.
Les viandes ? Leur consommation excessive peut menacer la santé humaine, augmentant la
prévalence de divers cancers, maladies cardio-vasculaires, cholestérol, diabète de type 2,
polyarthrite. Ne parlons pas des viandes transformées – présentes dans les plats préparés – qui
reçoivent un assaisonnement cancérigène : le nitrate de sodium, entrainant au moins 40.000 décès
de par le monde.
Les poissons ? Constituant 7 % des protéines consommées par la population mondiale, ils
deviennent de plus en plus rares, voire un produit de luxe. La surpêche, qui a explosé au cours de
ces 60 dernières années, menace au moins le tiers des effectifs de la faune aquatique. Il ne reste plus
que 10 % des poissons de grande taille. La Méditerranée est menacée de devenir une mer morte.
Ajoutons que les océans sont pollués par le mercure et les dangereuses microparticules de plastique
qui sont ingurgités par les poissons. Quant aux saumons d’élevage, boostés aux farines de poisson,
ils peuvent être victimes d’une de ces algues toxiques que le capitalisme a fait proliférer, quand ils
ne sont pas – comme les êtres humains – victimes de virus : celui de l’anémie infectieuse du saumon
(ISAV).
Et le bon vieux pinard, (maigre) consolateur des poilus qu’on envoyait à la mort; « le vin consolateur,
profond comme la tombe » (Marie Dauguet, Poème du vin, 1910) ? Une étude révéla en 2013 que le vin
« nectar des dieux, génie des hommes » recelait 300 fois plus de pesticides que l’eau potable. Et l’on ne
compte pas la soixantaine d’additifs chimiques ajoutés en cuve par les producteurs…
Ce type d’alimentation toxique (junk food, malbouffe) a créé un terrain favorable à la propagation
des virus plus virulents. Les personnes fragilisées par la pollution et des conditions de travail
inhumaines perdent leurs défenses immunitaires. Elles les perdent d’autant plus que leur hygiène
alimentaire est catastrophique, une «hygiène» calquée sur le modèle capitaliste du fast food : ingestion
rapide de repas industrialisés, pas de temps mort pour une reprise rapide du travail. Le temps, c’est
de l’argent pour un capital qui doit circuler toujours plus rapidement ! Un temps où tout se calcule
au millième de seconde près, au risque du krach ! 61
Dans les pays de l’Occident et de l’Orient développés, les individus en situation d’obésité, souvent
diabétiques, plus propres à souffrir de problèmes cardiaques et respiratoires, sont des candidats
idéals pour le COVID-19. Selon les premières données d’un registre français, 83 % des patients en
60
61
Pablo Servigne & Raphaël Stevens, coll. «Anthropocène», Seuil, 2015.
Frédéric Lelièvre & François Pilet, Krach Machine, Calmann-Lévy, 2013.
21
réanimation sont en surpoids 62. La situation est plus dramatique aux USA où 42 % des adultes
américains sont obèses, dont 9 % en situation d’obésité sévère. Les plus pauvres doivent se
contenter d’une nourriture industrielle toxique et à bas prix : un burger «macdo» coûte un dollar,
une salade 10 dollars ! Privés d’accès aux soins – les Noirs en particulier – qui payent la note la plus
élevée : minoritaires démographiquement (32 %), ils représentent 67 % des victimes du coronavirus
à Chicago, et même 70 % en Louisiane 63.
Au Mexique, 72 % des adultes sont en surpoids, souvent diabétiques, du fait de l’ingestion continue
de boissons sucrées, light ou pas. Le coca-cola est la cause première des deux fléaux. Il trouve même
sa place dans le biberon des bébés (un bébé de 11 mois atteignit le poids record de 28 kilos !). Les
sodas sont vendus au même prix que la bouteille d’eau ! Coca Cola est un État dans l’État. Vicente
Fox, qui fut directeur de Coca Mexique, a même présidé le pays de 2000 à 2006 ! 64
À ce régime, les êtres humains ne mourront pas de faim – tant que les circuits d’échange
économique ne seront coupés par une crise XXL (cf. conclusion) – ; ils continueront à être intubés
à la « junk food ». Au régime soda coca-cola (ou Nestlé) : mourir de soif semble un destin
inexorable. Coca Cola au Mexique (mais aussi en Inde, Indonésie, Malaisie, etc.) pompe sans la
moindre retenue les nappes phréatiques. Le résultat ? Les villages raccordés au réseau n’ont plus
rien au robinet; les communautés agraires n’ont plus d’eau pour faire pousser leurs légumes, plus
de revenus, et consomment du coca pas cher pour tromper la faim… Quant aux déchets laissés
par Coca Cola (bouteilles plastique, boues toxiques de ses usines), ils ne seront jamais traités 65. Ils
viennent s’ajouter à ceux laissés par les teintures et traitements textiles, l’industrie chimique (boues
rouges et autres).
Qu’on ne croit pas que ce régime de « junk food » soit propre aux USA et au Mexique. Les Chinois
en surpoids sont déjà 700 millions, soit près de la moitié de la population ! Ce phénomène a explosé
depuis les années 1980, durant les quatre dernières décennies, qui ont vu monter à l’assaut du ciel
un gigantesque crassier de « richesses» – en fait junk foods, junk bonds, et decayed wares soumis à
l’obsolescence programmée. Dans cette société du «capital obèse», tout est XXL, du capital
financier et monétaire en circulation à la taille des sodas (3 litres) et aux big macs. Et en fin de
compte le cercueil qui emporte les victimes de ce « capital obèse » est XXL, quand celles-ci ne sont
pas jetées purement et simplement dans des fosses communes, comme au Moyen Age ou lors des
guerres.
C’est dans une telle situation qu’a surgi le coronavirus qui a profité de la catastrophe sanitaire
générale, cumulation de gabegie capitaliste, d’affaiblissement de populations entières, soit par une
alimentation délétère, soit par des carences alimentaires manifestes (sous-alimentation), soit par
l’ingestion de bombes à retardement (viandes composées), soit par la pollution industrielle, soit
enfin et surtout par le modèle capitaliste de productivité à tout prix. La « civilisation » capitaliste au
temps du coronavirus est celle du tout jetable (throwaway society), à commencer par les salariés, bien
plus encore en période de crise ouverte.
Dans les sociétés d’Ancien Régime, les différentes pestes apparaissaient dans un contexte de
famines ou de sous-alimentation. Leur propagation engendrait d’autres famines; la destruction de
communautés entières ne permettait plus la culture des champs. Lorsqu’il y avait reprise, que les
travailleurs agricoles, de par leur rareté, pouvaient négocier au meilleur prix leur force de travail
(comme après la Peste noire), il y avait une reprise, et le niveau de vie s’élevait. Les épidémies
(paludisme, peste, etc.) semblaient reculer avec la reprise d’une certaine normalité, dont la marmite
était la preuve tangible. Un proverbe sicilien affirme : «Le remède du paludisme, c’est le fond de la marmite».
62
«Les personnes obèses sont plus fragilisées par le virus», Le Monde, 8 avril 2020.
«Aux États-Unis, le lourd tribut des Afro-Américains», Le Monde, 10 avril 2020, p. 6.
64 France Info, 28 août 2019.
65 Fred Vargas, op. cit., p. 138-140.
63
22
Dans le monde hypercapitaliste « moderne », toutes les « révolutions » réalisées (agricole,
informatique, biotechnologique, robotique, etc.) ne peuvent repousser les murs d’une bâtisse minée
par ses propres contradictions. Au terme de ces quatre folles dernières décennies, le Capital a
saccagé, comme jamais dans l’histoire, toutes les ressources naturelles et humaines. Déconfinement
ou pas, il n’y aura ni retour à une certaine « normalité » ni de trêve dans cette guerre proclamée dès
le début du confinement qui soumet la moitié de l’humanité à l’état d’exception.
Le capitalisme, en parachevant la marchandisation de la nature, a en fait déclaré une guerre
permanente contre l’humanité et la vie tout court. Non un état d’exception mais un état de quasinormalité d’un système incapable de surmonter ses contradictions.
c) MARCHANDISATION, GUERRE PERMANENTE DU CAPITAL CONTRE LA NATURE
La bourgeoisie, dont l’assise dépendait plus des échanges commerciaux que des manufactures, à
l’époque de l’absolutisme monarchique, avait une vision seigneuriale de la terre : on l’achète, on
l’entretient avec soin, dans l’espoir d’obtenir une particule nobiliaire. Pour Descartes, dans son
Discours de la méthode, il s’agissait de «nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature » 66.
Le terme de possession avait le vieux sens romain d’user et donc d’abuser de ces biens (usare
/abutere), sans autre limite que sa dilapidation, si on ne la gérait pas « en bon père de famille »67.
La bourgeoisie qui conquérait le monde couvrit d’un voile religieux sa rapacité, sa soif inextinguible
de possession et de domination, en puisant dans la Bible, son livre de chevet où il était écrit :
Soyez féconds, multipliez, emplissez la Terre et soumettez-la; dominez sur les poissons de la
mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre.
Mais la classe bourgeoise qui soumettait le monde à son pouvoir inflexible interprétait à sa manière
ce passage de la Genèse : multipliez pour obtenir des bras bon marché pour l’industrie et les grands
domaines, soumettez tous les êtres vivants à votre toute puissance, et s’il faut « naturellement » se
soumettre à la loi de la concurrence, détruisez par le fer et par le feu les hommes et les biens pour
laisser place nette à ceux qui ont été choisis par la divine sélection naturelle darwinienne : les plus
forts, les plus aptes, le capital occidental et nippon.
Les marxistes, lorsque le capitalisme s’est imposé partout dans toute son inhumanité destructrice,
prirent soin – comme Engels (1882) – de souligner que les conquêtes des sociétés de classe sur la
nature se retournaient, toujours (et encore plus sous le règne du capital) contre l’humanité tout
entière :
Nous ne devons pas trop nous vanter de nos victoires humaines sur la nature. Pour chacune de ces
victoires, la nature se venge sur nous. […] Les gens qui, en Mésopotamie, Grèce, Asie mineure et ailleurs,
ont détruit les forêts pour obtenir de la terre cultivable n’ont jamais imaginé qu’en éliminant ensemble avec les
forêts les centres de collecte et les réservoirs d’humidité ils ont jeté les bases pour l’état désolé actuel de ces
pays. Quand les Italiens des Alpes ont coupé les forêts de pins des versants sud, si aimés dans les versants nord,
ils n’avaient pas la moindre idée qu’en agissant ainsi ils coupaient les racines de l’industrie laitière de leur région;
encore moins prévoyaient-ils que par leur pratique ils privaient leurs sources montagnardes d’eau pour la plupart
de l’année. […] [L]es faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme
un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais
que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et que
toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures de
connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement 68.
Au début de l’ère industrielle, un économiste classique, comme Jean-Baptiste Say, industriel du
coton, pouvait naïvement soutenir que l’entreprise de rapt des richesses par le capital était
finalement justifiée, car tout était GRATUIT et INÉPUISABLE comme une corne d’abondance : « Les
66
René Descartes, Œuvres, coll. «Pléiade», Gallimard, 1992, p. 168.
Possession : «Jouissance, faculté actuelle de disposer ou de jouir d’un bien» (https://www.cnrtl.fr/definition/academie8/possession).
68 Friedrich Engels, Dialectique de la nature, Éditions sociales, 1977, p. 180-181.
67
23
richesses naturelles sont inépuisables car sans cela nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne
pouvant être multipliées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques » 69.
Porté par la fausse ivresse de la « chute du communisme » en 1989, par la parousie de la « fin de
l’histoire », le Capital – par la plume du médiocre idéologue Francis Fukuyama – crut avoir atteint
enfin le pays de cocagne, une nouvelle Amérique où les richesses seraient aussi illimitées que les
désirs des consommateurs, drogués par une incessante révolution technologique. Ce devait être le
triomphe de la « démocratie » de la sacro-sainte marchandise :
La technique rend possible une accumulation illimitée de richesses et donc la satisfaction des désirs humains
qui ne connaissent pas de bornes 70.
L’ivresse est vite retombée. Considérons le Capital réel, et non l’Idée d’un capital imaginaire, tel
qu’halluciné par Fukuyama et ses thuriféraires. Au cours de ces trente années de folle accumulation
de pseudo-richesses destinées à alimenter les immenses décharges toxiques du monde, les porteparole du système ont dû se rendre à l’évidence : les richesses naturelles ne sont pas inépuisables,
elles ne se génèrent pas automatiquement et à l’infini. Les désirs dits « humains » ne semblent
illimités que pour le 1 % des plus riches qui possèdent 45 % de la richesse mondiale, alors
qu’ils sont infra-humains pour la moitié de la population mondiale qui vit avec moins de 5,5
dollars par jour.
Sous le capitalisme « obèse » et toxique, rien n’est gratuit, tout est compté et pesé. Tout doit se
payer au centime près pour le seul profit d’un capital, privé et/ou public, qui possède quasiment
tout. Les possessions collectives des anciennes communautés agraires (« les communs »)
appartiennent à la préhistoire du système. La marchandisation de la Terre s’est généralisée et
globalisée. Cette marchandisation suit le cycle effréné de la transformation de l’argent en
marchandise, de la transformation de tout être humain (y compris la moindre partie de son corps),
de tout animal, de tout végétal en argent. Toutes les activités humaines sont des marchandises qu’il
s’agit de payer au prix le plus vil, d’autant plus que le chômage exerce une pression démesurée sur
les salaires. La globalisation achevée c’est l’instrumentalisation de tous les éléments du vivant
(animaux et végétaux), de tout ce qui est susceptible dans l’écosystème d’être coté sur le marché
[eaux, sols, air pollué (réduit à des équivalents CO2)].
Le capitalisme high-tech a réduit l’action humaine à un juteux marchandisage. Le marché
mondial de l’éducation, chiffré à 2.000 milliards de dollars il y a quinze ans, serait de l’ordre de
4.000 milliards de dollars en 2013, celui des médicaments de 1.000 milliards de dollars. Il n’est
jusqu’au marché des insectes pollinisateurs (comme les abeilles), agonisants, sous l’effet des
pesticides Bayer/Monsanto, qui ne soit coté : il représente 30 % de la valeur de base alimentaire
mondiale. La « contribution » (sic) de ces insectes à la production agricole serait de l’ordre de 200
milliards de dollars chaque année. Des scientifiques, dollarisés jusqu’à la moelle par un système qui
les paye grassement, ont même donné un prix à la Terre. Pour eux, elle n’a pas une valeur
inestimable comme la vie humaine et la vie tout court : elle peut être cotée en bourse au prix de 5
billiards de dollars; chaque actionnaire terrestre potentiel pèserait pour au moins 15 milliards de
dollars 71…
Tous ces calculs astronomiques délirants, sortis directement d’un asile d’aliénés, ne peuvent
dissimuler l’insupportable réalité : la destruction accélérée de la vie sur terre. La biodiversité, depuis
30 ans environ, est en chute libre : diminution des aires de répartition des vertébrés (32 %),
diminution de la masse des insectes (75 % en Allemagne et ailleurs); diminution en moins de 20
ans des populations d’oiseaux sédentarisant en milieu agricole (de 30 %); déclin des populations et
des aires de répartition de 42 % des animaux terrestres et plantes en Europe et Asie centrale. Malgré
69
Jean-Baptiste Say, Cours complet d’économie politique pratique, tome IV, J.-P. Meline, Bruxelles, 1832, p. 83.
Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme (1992), Flammarion, 2009.
71 Jean-Marc Jancovici, « Combien vaut la planète ? », Les Échos, 11 juin 2013.
70
24
l’achat par le grand capital de complaisances « scientifiques » et de grands médias virtuoses des fakenews, la réalité est là, têtue : les disparitions d’espèces ont été multipliées par 100 depuis 1900,
à un rythme sans équivalent depuis l’extinction des dinosaures.
Depuis son origine, le système capitaliste a mené une guerre sournoise contre la nature, qui est
devenue une déclaration de guerre permanente à l’ère atomique et aux temps maudits des
Bayer/Monsanto.
Cette guerre est, comme toute guerre, présentée comme une innocente entreprise pour la paix :
« La guerre c'est la paix ! » (Orwell, 1984). Idéologiquement, cette guerre commença avec la campagne
« L’atome pour la paix », lancée par Eisenhower en 1953). Un programme secret, appelé
grotesquement Plowshare (Soc de charrue), lancé en 1957 par la Commission à l’énergie atomique,
proposait de creuser un second canal de Panama à travers le Nicaragua (Pan-Atomic Canal) à l’aide
de 300 bombes nucléaires. Un plan B suggérait d’enterrer 764 bombes sur une ligne traversant la
Colombie et… d’allumer la mèche. Un an plus tard, l’administration Eisenhower étudiait l’emploi
de la bombe H pour construire un port artificiel au cap Thompson en Alaska. Ne manquant pas
d’imagination pour développer le marché des travaux publics, les autorités de l’atome proposaient
de construire atomiquement une autoroute à travers les Bristol Mountains (désert de Californie).
Au Colorado, en septembre 1969, les Américains utilisèrent la bombe A pour extraire du gaz, un
gaz qui se révéla non-commercialisable 72.
Le capitalisme d’État soviétique – appelé plaisamment ou complaisamment «socialisme réel» – ne
fut pas en reste. Le criminel procureur des Procès de Moscou, Andreï Vychinski, nommé
ambassadeur près des Nations Unies, avait tenu en novembre 1949 le même discours sur l’« Atome
au service de la paix », voire de la vie :
Bien que l’Union Soviétique ait autant de bombes que nécessaire dans les circonstances malheureuses de la
guerre, elle utilise l’énergie atomique pour servir son économie intérieure, faisant exploser des montagnes
(sic), changeant le cours des rivières, irriguant des déserts (sic), mettant la vie (sic) dans des régions où l’homme
n’a jamais mis les pieds 73.
Le Programme 7, russo-soviétique, mené entre 1965 et 1988 (169 essais nucléaires) visait à la
réalisation de travaux de terrassement (canaux, barrages, mines) et de « stimulation » (sic) de
l’extraction du pétrole et du gaz. Les retombées ne furent pas économiques, mais de pollution de
l’air et surtout des sols (pour des centaines d’années).
La guerre contre la nature fut menée tambours battants avec l’utilisation militaire massive des
défoliants, dont c’est la spécialité de Monsanto (et Bayer depuis 2018)74. Monsanto, le créateur de
l’«agent orange», se faisait l’agent des desseins criminels de la superpuissance américaine, car violant
délibérément le Protocole de Genève de 1925, interdisant l’utilisation des armes chimiques 75.
Qui se rappelle – ou ose rappeler – que le 30 novembre 1961, le président Kennedy donna le feu
vert à des opérations aériennes visant à détruire les forêts, puis les rizières vietnamiennes ?
L’opération Ranch Hand (« Garçon de Ferme »), qui débuta le 12 janvier 1962, fut la plus grande
guerre chimique jamais menée dans l’histoire humaine. Pour la première fois, la destruction de
l’environnement devient une stratégie de guerre totale. Pour l’impérialisme US, il s’agit de tuer et
d’affamer des paysans hostiles, travaillés par la guérilla Viêt-Cong, ou de les déplacer vers des villes
contrôlées par lui. Ce crime contre l’humanité dura 10 ans, en toute impunité, désertifiant
d’immenses espaces, tuant, mutilant ou handicapant à vie des générations de nouveau-nés, sans que
le capital US verse la moindre réparation aux victimes – ce qu’il fit uniquement pour ses boys.
72
Christophe Bonneuil & Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène, Seuil, oct. 2013, p. 151-152.
Ibid., p. 151.
74
Bayer, issu de la BASF, avait jadis donné sa grande contribution « à la paix » des cimetières : la fabrication du Zyklon B utilisé dans les
chambres à gaz.
75 André Bouny, «Agent Orange, chronique 11 : Le retour» : https://www.mondialisation.ca/agent-orange-chronique-11-le-retour/5344609.
73
25
Plus tard, les «agents oranges» exfoliants ou les herbicides de Monsanto ont été officiellement
utilisés dans des buts «pacifiques». Les forêts au Brésil, à Bornéo et à Sumatra ont payé le prix de
ce « pacifisme » dévastateur, ainsi que les hommes et les femmes victimes de cancers multiples.
De beaux esprits ou de grossiers idéologues, ayant acheté quelques indulgences auprès de leurs
maîtres, ont cherché à absoudre le capitalisme. Celui-ci répète, comme Valmont dans les Liaisons
dangereuses de Choderlos de Laclos : « Ce n’est pas ma faute ! ». Tous répètent à l’envie : « c’est la
faute à Prométhée », « c’est la faute de l’Homme », c’est le résultat d’une pandémie d’instinct de
mort.
Malheureux Prométhée, Titan fils de dieux, qui osa trahir sa classe de dieux parasites
banquetant pour l’éternité dans l’Olympe – comme le font les capitalistes dans leurs palacesforteresses. Il osa apporter la connaissance aux hommes (en dérobant « le feu » divin) pour les
libérer de leurs chaînes et fut lui-même enchaîné à jamais. Qualifiée faussement de prométhéenne,
la théorie de Marx n’a jamais chercher à rendre les hommes égaux à des dieux, dont les capitalistes
se croient l’incarnation : Marx n’a jamais cherché qu’à libérer l’humanité de ses chaînes et toutes
les idoles qui le plongent dans l’aveuglement et l’ignorance.
La classe capitaliste peut proclamer, devant l’étendue des destructions qu’elle a causées : « c’est la
destinée humaine », c’est la faute à la maladie, c’est la conséquence de l’instinct (ou pulsion) de
mort. Pour Freud, qui vécut la première guerre mondiale, les horreurs des guerres ne sont pas le
produit des affrontements entre nations, classes capitalistes, dont l’immense majorité soumise au
joug du profit doit payer le prix par « du sang et des larmes » (Churchill). C’est la lutte éternelle de
deux anges bibliques hellénisés en Eros et Thanatos. Et c’est Thanatos, la mort qui nous est
promise par le système.
Freud, dans sa négation de la réalité mortelle du système qui fit plus de 30 millions de morts en
1914-1918, soutient une vision biologisante et donc infra-humaine de l’existence. Pour lui, il s’agit
de se résigner, et finalement de se soumettre aux lois éternelles de la biologie :
Le but de la vie est la mort, et, en remontant en arrière, le sans-vie était là antérieurement au vivant 76.
Rappelons-nous le vieil adage : si vis pacem, para bellum. Si tu veux maintenir la paix, sois toujours prêt à la guerre.
Il serait temps de modifier cet adage et de dire : si vis vitam, para mortem. Si tu veux pouvoir supporter la vie, soit
prêt à accepter la mort 77.
À cette idéologie de la soumission, dans le bref dialogue qu’il eut avec Freud, Einstein répondait
avec plus de bon sens :
QUE PEUT-ON FAIRE POUR DÉTOURNER LES HOMMES DE LA FATALITÉ DE LA GUERRE?
78
Malheureusement, le génial cerveau d’Einstein trouva une réponse erronée : le pacifisme.
Le problème posé maintenant au temps de la pandémie est pourtant simple : quelle classe, quelles
couches sociales ont la force et la volonté de mettre fin à un système qui répand, comme une
nouvelle peste sociale, la mort de masse et la destruction, par la guerre de tous contre tous ? Quelle
révolution peut mettre fin aux guerres de toute sorte – contre les hommes et contre la nature –, qui sont non une
fatalité, mais une nécessité pour les classes dominantes vivant de l’exploitation de l’homme par l’homme.
76
Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920), PUF, 1996, p. 308.
Sigmund Freud, “ Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort ” (1915) : http://psychologue--paris.fr/textes/Freud-considerationssur-la-guerre-et-sur-la-mort.pdf
78 Freud & Einstein, Pourquoi la guerre ? (1933) : http://classiques.uqac.ca/classiques/
77
26
CONCLUSION
ÊTRE ENTERRÉ PAR LE CAPITALISME OU DÉLIVRER LA TERRE ENTIÈRE
D’UN SYSTÈME VAMPIRIQUE ?
-
Une descente aux abysses
Selon les premiers pronostics du FMI, le PIB des États-Unis va se contracter de 6 % au cours du
premier trimestre, d’environ 30 % au cours des deux trimestres à venir. Pour l’année 2020, on
s’attend à une «croissance négative» de 10 % pour les États-Unis et de 18 % pour la zone
euro. Comme ces chiffres sont donnés par le FMI de Washington (instrument du capital américain),
il est possible qu’il faille inverser ces deux chiffres. Aucun institut de prévision ne se risque à prévoir
la forme de la courbe économique : elle ne suivra ni la courbe en V (chute suivi d’un rebond) ni en
U (reflux prolongé avant rebond) ni en L (chute puis longue stagnation). Elle pourrait même être
en I, équivalant à la chute verticale d’une pierre 79.
Les chiffres annoncés de suppression supplémentaire d’emplois au niveau mondial – très largement
sous-estimés – sont de 40 millions pour 2020. Rappelons qu’en 1932, en pleine crise de 29, il y avait
40 millions de chômeurs industriels recensés, dont 13 millions pour les USA (25 % de la population
active). Si Goldmann Sachs donne prudemment 15 % de chômeurs à l’horizon du « rêve
américain » 80, la Réserve fédérale de Saint-Louis donne un tableau bien plus sombre; elle redoute
une suppression de 47 millions d’emplois dans l’Amérique de Donald Trump, ce qui se traduirait
par un taux de chômage de 32 %, un taux proche de celui de l’Allemagne de Weimar en
1932.
Les victimes du chômage seront donc infiniment plus importantes que celles du coronavirus. Privés
souvent de soins, les chômeurs sont les premières victimes : «On observe une surmortalité des chercheurs
d’emploi, avec 10.000 à 14.000 décès imputables chaque année au chômage» 81. L’épidémie de coronavirus,
qui est circonstancielle et non permanente, aura entraîné – fin avril – dans une puissance moyenne
comme la France, la mort de plus de 25.000 personnes. Le bilan sera bien pire pour les sans-travail,
les sans-abri, les précaires, tous ceux que le système ne comptabilise pas et rejette impitoyablement,
en cas de perte d’emploi. Aux USA, ils perdent leur couverture médicale. S’ils sont nouveaux
propriétaires et se retrouvent dans l’incapacité de rembourser leurs emprunts, le capital les jette
sans ménagement à la rue, comme cela s’est déjà produit après 2008.
L’année 2020 ne se terminera pas sans que la situation alimentaire ne se dégrade fortement, même
dans les pays développés. Le journal britannique The Independent évalue à 1,7 million les personnes
actuellement incapables d’acheter suffisamment de nourriture, tandis que 2,2 millions de
Britanniques ne seraient pas en mesure de payer leur loyer. Aux USA, les victimes de la crise se
voient menacer d’être privés d’eau. Avec les licenciements massifs, causés par la fermeture des
entreprises, de nombreux foyers se retrouvent dans l’incapacité de payer leurs factures et se voient
priver de l’accès à l’eau courante. Face à cette situation dramatique, rappelant les pires moments de
la Grande Crise, seuls 13 États ont instauré un moratoire pour le paiement des factures…
Dans les pays plus pauvres, c’est pire. Le confinement se traduit – comme en Équateur, à Guayaquil,
où les plus pauvres ne reçoivent aucune aide – par une politique d’affamement, imposée par les
forces du désordre d’État : «Les policiers sont intervenus à coups de matraque, poursuivant les gens, cognant,
entrant dans les maisons. Mais comment peut-on dire à un pauvre de rester chez lui quand il n’a pas de quoi
79 Cf. Stephen Bouquin, «Une tempête parfaite. Covid-19 et crise du capitalisme», «Révolution permanente» (Site d´information du courant
communiste révolutionnaire du NPA) : https://www.revolutionpermanente.fr/Une-tempete-parfaite-Covid-19-et-crise-du-capitalisme20079 (5 avril 2020).
80
Jérôme Marin, «6,6 millions de chômeurs supplémentaires en une semaine aux États-Unis, nouveau record», La Tribune, 2 avril 2020. Le
taux de chômage avant février 2020 était de 3,5 %, contre 15 % actuellement.
81 Laurent Joffrin, «Le virus de Charybde et Scylla», Libération, 8 avril 2020.
27
manger ? » 82. Et le phénomène s’est généralisé des bidonvilles d’Afrique du Sud à ceux du Brésil et
de l’Inde, où la catastrophe sanitaire ne fait que commencer. Aux Philippines, quelque 23 millions
de personnes, soit près du quart de la population, sont menacées de famine en vertu de la règle
«pas de travail, pas de salaire», dénonce un responsable syndical 83 . Le confinement plonge
inexorablement dans l’infra-misère des centaines de millions d’êtres humains.
Pour les travailleurs des pays les plus pauvres, ce sera une apocalypse en temps réel, selon une étude
de l’OIT. Pour cet organisme, pas moins de 1,6 milliard de personnes perdra ses moyens de
subsistance en raison du confinement et de la récession historique que cette mesure provoque 84.
L’État providence, pour autant qu’il ait existé, ne sera plus qu’un souvenir, dans la lutte à mort que
se livreront les principaux capitalismes pour ne pas perdre leurs anciennes positions sur le marché
mondial. Et face à une explosion de chômage, touchant les plus pauvres et les moins pauvres, la
bourgeoisie dans chaque pays répugnera à accorder des allocations chômage, quand il y en a, et
encore plus des aides aux réfugiés chassés par les guerres ou les effets du réchauffement climatique.
Ce sera le retour du bon vieux malthusianisme bourgeois, où toutes les «bouches inutiles» doivent
être éliminées du «festin», dans une nature devenue totalement capitaliste :
Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille ne peut le nourrir ou si la société ne peut utiliser
son travail, n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture : il est réellement de trop
sur la Terre. Au grand banquet de la Nature, il n’y a pas de couvert mis pour lui. La Nature lui commande de
s’en aller, et elle ne tarde pas à mettre elle-même cet ordre à exécution, s’il ne peut recourir à la compassion de
quelques-uns des convives du banquet 85.
Pour tous ceux qui oseront revendiquer leur juste place, qui devrait être la première, alors qu’ils
sont les créateurs de TOUTES les richesses de la société, travailleurs manuels et intellectuels, la
réponse de Dame « Nature » capitaliste sera toujours la même : la force, la dictature de l’argent
s’appuyant sur l’usage systématique d’une violence aveugle, garantie par le blindage renforcé de
l’État.
Dans les pays les plus pauvres, la dictature du confinement – sans la moindre protection pour ces
nouveaux prisonniers, dont l’autorisation de sortie équivaut à une nouvelle forme de bracelet
électronique – marque le triomphe de l’absolutisme policier 86 et/ou militaire : le ministre en chef
de l’État de Telangana (Deccan, Hyderabad) a mis les points sur les i : « L’administration ne peut pas
arrêter tout le monde et je vais devoir appeler l’armée ou donner l’ordre de tirer à vue. S’il vous plaît, restez à la
maison » 87. Même discours de tueur chez le psychopathe président philippin Rodrigo Duterte, le 2
avril, qui donne ordre aux militaires et policiers de massacrer les «perturbateurs» comme ils le font
déjà avec les dealers : «Compris ? Tués. Je vais vous enterrer » 88.
Ce confinement carcéral équivaut à une descente aux enfers, bien en dessous du seuil de pauvreté.
Dans ces pays où domine l’économie informelle, on en entrevoit les effets : famines, interruption
d’échanges vitaux, et explosion de pandémies anciennes ou nouvelles, d’autant plus que le système
de santé, déjà structurellement défaillant, ne cessera de plonger. Une telle situation ne peut que
favoriser une décomposition sociale endémique, se traduisant par des guerres civiles à répétition
où dominent toutes sortes de bandits ou «seigneurs de la guerre», dont la couverture idéologique
(religieuse ou non) ne peut dissimuler une politique systématique de pillages et de meurtres, et une
soif dévorante de pouvoir (bourgeois bien sûr).
-
Une violence sans fin
82
«À Nigeria, quartier de Guayaquil, la faim effraie plus que le virus », Le Courrier international, 14 avril 2020.
https://www.bilan.ch/economie/la-planete-confinee-et-en-recession-vit-un-1er-mai-inedit
84 Site OIT/ILO : https://www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/news/WCMS_743112/lang--fr/index.htm
85 Malthus, Essai sur le principe de population (1798), traduction (1980), I.N.E.D., Paris, 1980.
86
Laurent Joffrin, «Questions sur le confinement», Libération, 9 avril 2020.
87 Mail Online, 26 mars 2020 : www.dailymail.co.uk/news/article-8154843/Indians-warned-SHOT-defy-coronavirus-lockdown.html.
88 Le Parisien, 2 avril 2020.
83
28
Aux USA, où domine le mythe du cow-boy qui tire plus vite que son ombre, il s’est vendu deux
millions d’armes en mars 2020. Trump a même placé les vendeurs d’armes individuelles sur la liste
des entreprises de première nécessité. Les achats de fusils, de revolvers et de pistolets mitrailleurs
ont DOUBLÉ depuis le début de la crise, prémisses de violences sans fin. Ce «rebond économique»
ne pourra qu’alourdir le bilan funèbre de la gestion sanitaire.
Et au bout du compte, on assistera à des pandémies de violence guerrière, locale, continentale et
même généralisée. La course aux armements, où les USA partent toujours vainqueurs, n’a jamais
été aussi intense depuis dix ans : les dépenses militaires se sont accrues de 4 % en 2019, soit la plus
forte hausse de la décennie écoulée 89 . Le confinement des ouvriers travaillant pour l’industrie
militaire est inconcevable pour toutes les puissances impérialistes. En France, où quelques usines
avaient été fermées sans préavis, la ministre de la défense Florence Parly a rappelé que «l’activité
des entreprises de défense doit continuer» coûte que coûte 90.
Alors qu’il est inévitable que les conflits en cours en différents endroits de la planète (Libye, Syrie,
Turquie, Yémen, Afghanistan, Cachemire, Mindanao (Philippines), Somalie, Sahel…) se perpétuent,
le secrétaire de l’ONU, António Guterres, a lancé un vibrant appel à mettre fin aux nombreux
conflits armés à travers le monde, au nom de la lutte contre un « ennemi commun : le COVID-19».
Un tel appel qui s’appuie sur une pétition en ligne qui vise à rassembler des millions de signatures
est un leurre pour une réalité qui est explosive : des millions de réfugiés de guerre, parqués dans
des camps de fortune, vivant dans les pires conditions sanitaires et alimentaires, et susceptibles de
devenir la proie idéale de toutes les pandémies présentes et à venir.
De tels discours remémorent la faillite politique de la SDN, l’ancêtre de l’ONU, qui fit toujours
appel aux bonnes volontés pacifiques et proclama la mise hors la loi de la guerre, lors du pacte
Briand-Kellogg signé le 27 août 1928, dans un salon du Quai d’Orsay, quelques mois avant la
Grande Crise qui devait déboucher sur la seconde guerre mondiale.
Tous ces beaux discours de tribune, toutes ces belles pétitions en ligne ne sont que du vent. La
cruelle réalité est là : les guerres auxquelles s’ajoutent différentes répressions ont fait plus de 200.000
morts en 2019.
LES CAPITALISTES ET LEUR PERSONNEL POLITIQUE NE FERMERONT JAMAIS LA BOUTIQUE DE LA
GUERRE – qu’elle soit extérieure ou interne à un pays – pour se soumettre à une «trêve mondiale»,
pour cause de pandémie X ou Y. C’est une évidence absolue que seuls des idéologues aux ordres
du système ou de naïfs pacifistes nient avec la dernière énergie.
Pandémie ou pas, les grandes puissances capitalistes continuent leur course aux armements et à la
domination des océans. En ce mois d’avril 2020, le deuxième porte-avions chinois a fait son entrée
dans les eaux de Taiwan. La Chine capitaliste en aura 6 en 2030. Ce qui est loin de faire le poids
face aux 11 porte-avions US (plus les deux autres en construction).
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Des illusions réformistes criminelles sur la possibilité d’«endiguer le capitalisme»
Face à une situation catastrophique au niveau écologique, face aux krachs de toute espèce, face à la
déshumanisation galopante d’une société fondée sur le seul profit, certains intellectuels prêchent
sans jamais siller le retour aux bonnes vieilles solutions sociales-démocrates de compromis et de
consensus entre les classes, fondés sur le droit et le multilatéralisme. Bref, il s’agit de s’en remettre,
à défaut de Dieu, aux Césars qui dominent le monde, en les faisant adhérer à de nouveaux
commandements ou impératifs catégoriques : « tu sauveras la planète que tu exploites dans le seul intérêt
de ton capital », « tu humaniseras la société que tu diriges d’une main de fer par la grâce de ton armée et de ta police ».
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90
Dépêche AFP, Les Échos, 14 février 2020.
«Coronavirus, retour au travail pour les industriels de la défense», Les Échos, 31 mars 2020.
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On peut lire, par exemple dans un livre publié par l’universitaire français Michel Beaud, professeur
émérite d’université, qu’il est incongru de «rompre avec le capitalisme». Il s’agit au contraire d’ :
Endiguer le capitalisme, notamment en engageant un travail législatif de longue haleine pour réduire (sic), et si
possible stopper (resic), les dévastations humaines et environnementales; ouvrir de nouvelles voies en soutenant,
renforçant, démultipliant des actions écologiques et sociales visant à garder notre planète vivante (sic) et à rendre
nos sociétés plus humaines (resic) 91.
Frédérique Audouin-Rouzeau, Fred Vargas dans son habit d’auteure de thrillers, a livré au grand
public une étude (2009), s’appuyant sur les meilleures sources scientifiques, tirant la sonnette
d’alarme sur «l’humanité en péril», centrée sur la destruction de la nature et de tout l’écosystème.
Malheureusement, l’auteur préconise non une révolution sociale radicale au niveau mondial,
conduite par ceux qui créent les richesses, mais une sorte de « troisième révolution », populiste
(« NOUS LES GENS »), écologique certes, mais électoraliste («VOTONS BIEN») et thorézienne
(« RELEVONS NOS MANCHES »), totalement ubuesque en temps de pandémies et d’effondrement du
système capitaliste :
Relevons nos manches et travaillons, agissons, restons vigilants et votons, et votons bien pour des responsables
conscients, actifs, sincères. Et soyons des centaines de millions à le faire, vite, très vite, qui entraîneront d’autres
centaines à la suite. C’est cela, la Troisième Révolution. Nous la réussirons 92.
Il n’y a rien à répondre à cet Himalaya de bêtise électoraliste, qui laisse sans voix (au sens propre et
figuré). Les chemins des contre-révolutions du passé (fascisme, nazisme, dictatures de caudillos des
deux-mondes), qui se proclament toujours « troisième révolution », celle du « peuple », au-dessus
des classes, sont pavés des os de ces champions des pétitions, des marches pacifiques contre le
système, du lobbying politique, des appels au boycott des « produits fascistes », de la cuisine
électorale du passé à la sauce radical-socialiste.
Pour renverser un système capital mondial, s’appuyant sur des classes capitalistes puissantes et des
classes moyennes qui se sont gavées en recueillant de substantielles miettes (200 millions en Chine !),
il faudra bien plus que de la bonne volonté (électorale ou autre).
À l’heure actuelle, le confinement à la maison est loin d’être total. Il ne peut être que partiel pour
les secteurs jugés stratégiques par le capital (fabrication d’armes, de navires, de turbines de sousmarins, etc.; alimentation, transports, construction publique).
Une fois venue l’heure du « déconfinement », celle de la sortie du délétère cocon antivirus, tous les
travailleurs, femmes et hommes, vont se trouver face à l’impitoyable réalité. Le péril qui les
menacera le plus ne sera pas tel ou tel virus, mais le capital lui-même. Ayant montré sa totale
incapacité à anticiper la crise, et donc à la gérer, le système va faire payer la note à ceux sans lesquels
il ne peut engranger ses profits : les prolétaires. Chômage exponentiel, réduction du salaire réel,
abaissement de toutes les charges pour le capital, hausse des taxes, pénuries, militarisation renforcée
de la société, tel sera le retour à la « normalité » dans le pire des mondes capitalistes possible.
Après avoir un peu partout claironné dans ses petites trompettes : « Nous sommes en marche »
vers plus de ‘progrès’ (= moins de charges, plus de «pognon de dingue » pour les plus riches), la
classe capitaliste peut marteler : « Nous sommes en guerre ». Oui, il s’agit bien d’une guerre
contre tous ceux qui se rebelleront, contesteront l’ordre économique et social existant, en premier
lieu contre tous ceux qui vivent de leur travail au milieu de la sueur et les larmes et ne veulent plus
subir la peur du lendemain.
La balle est maintenant dans le camp du prolétariat. À lui de relever le gant que lui jette avec
impudence la classe capitaliste !
91
Michel Beaud, Face au pire des mondes, Seuil, 2011, p. 224. La page de couverture appelle à un «esprit de résistance» qui pourrait être
entendu par «des gouvernements authentiquement progressistes ».
92 Fred Vargas, L’Humanité en péril. Virons de bord, toute !, Flammarion, mai 2019, p. 223.
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L’ANNÉE 2020 SERA-T-ELLE CELLE DE LA SECONDE (ET ULTIME) GRANDE CRISE DU CAPITALISME,
APRÈS CELLE DE 1929, ANNONÇANT UN ‘OCTOBRE 1917’ AU NIVEAU MONDIAL ?
Philippe Bourrinet, 18 avril 2020 (révision : 1er mai).
31
32
RÉSUMÉ
Capitalisme, guerres, pandémies : crise mortelle ?
Pas plus que les sociétés de classe avant lui, fondées sur les échanges et le commerce,
le capitalisme – en dépit de ses formidables avancées technologiques et médicales –
ne peut arrêter la propagation des épidémies, qu’il a d’ailleurs favorisées en détruisant
l’environnement naturel, en recherchant un profit-plaisir immédiat (comme celui de la
DROGUE), en laissant inexorablement s’effondrer à coup de «coupes budgétaires» tout
le système sanitaire, pour autant qu’il soit une réalité pour les deux tiers de l’humanité
vivant dans la misère, en faisant du logement des cages à poules – semblables à des
BATTERI ES DE POULES PONDEUSES – où sont entassés dans la pire promiscuité des milliards
d’êtres humains, élevés, dressés, nourris, soumis idéologiquement à «la puissance et
la gloire» de la machine de guerre médiatique du Capital, souvent réprimés dans le
sang, parfois jetés dans des guerres où ils servent de chair à canon pour des camps
opposés, mais unis par leur soif du pouvoir et du profit.
La guerre est depuis des temps immémoriaux un facteur multiplicateur, favorisant la
propagation de l’épidémie. Celle-ci, en retour, engendre des guerres contre le «bouc
émissaire» intérieur condamné à être éradiqué, comme les rats et les puces au temps
de la peste et du typhus. Pire, les épidémies peuvent être utilisées comme arme de
guerre contre «l’ennemi intérieur» ou «extérieur».
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Engels, La question du logement (1872) (extraits)*
L’étude de la solution proudhonienne de la question du logement a montré à quel point la petite
bourgeoisie était directement intéressée par cette question. Mais la grande bourgeoisie ne l’est pas
moins, bien que d’une façon indirecte. Les sciences naturelles modernes ont prouvé que
les « vilains quartiers », où s’entassent les travailleurs, constituent les foyers de toutes les épidémies
qui périodiquement éprouvent nos cités. Les germes du choléra, du typhus, de la fièvre typhoïde,
de la variole et autres maladies dévastatrices se répandent dans l’air pestilentiel et les eaux polluées
de ces quartiers ouvriers; ils n’y meurent presque jamais complètement, se développent dès que les
circonstances sont favorables et provoquent des épidémies, qui alors se propagent au-delà de leurs
foyers jusque dans !es quartiers plus aérés et plus sains, habités par MM. les capitalistes. Ceux-ci ne
peuvent impunément se permettre de favoriser dans la classe ouvrière des épidémies dont ils
subiraient les conséquences; l’ange exterminateur sévit parmi eux avec aussi peu de ménagements
que chez les travailleurs.
Dès que cette constatation eut été établie scientifiquement les bourgeois philanthropes
s’enflammèrent d’une noble émulation pour la santé de leurs ouvriers. On fonda des sociétés, on
écrivit des livres, des projets furent esquissés, des lois débattues et décrétées en vue de tarir la source
des épidémies sans cesse renaissantes. On examina les conditions d’habitation des travailleurs et
l’on tenta de remédier aux maux les plus criants. En Angleterre notamment, où se trouvaient la
plupart des villes importantes et où le danger pour les grands bourgeois était particulièrement
pressant, une intense activité fut déployée; on nomma des commissions gouvernementales pour
examiner les conditions sanitaires de la classe laborieuse; leurs rapports se distinguent
honorablement, par leur documentation exacte, complète et impartiale, de ceux réunis sur le
continent; ils servirent de base à des lois nouvelles qui intervinrent avec plus ou moins d’énergie.
Si imparfaites qu’elles soient, elles l’emportent cependant infiniment sur tout ce qui jusqu’ici a été
tenté dans ce sens sur le continent. Malgré cela, l’ordre social capitaliste engendre sans cesse et
d’une façon si inéluctable les maux qu’il s’agit de guérir que, même en Angleterre, la situation s’est
à peine améliorée.
[…]
Les foyers d’épidémies, les caves les plus immondes, dans lesquelles nuit après nuit le mode de
production capitaliste enferme nos travailleurs, ne sont pas éliminés, mais seulement… déplacés !
La même nécessité économique les fait naître ici comme là. Et aussi longtemps que subsistera le
mode de production capitaliste, ce sera folie de vouloir résoudre isolément la question du logement
ou tout autre question sociale concernant le sort de l’ouvrier. La solution réside dans l’abolition de
ce mode de production, dans l’appropriation par la classe ouvrière elle-même de tous les moyens
de production et d’existence.
*
Friedrich Engels, La Question du logement, Osez la république sociale, 2012.
34
KARL MARX : LE PILLAGE ET LA DESTRUCTION
DE LA NATURE PAR LE CAPITAL
« Et tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le
travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol. Tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité
pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de
cette fertilité. » Le Capital, livre I, 1867.
*
*
*
« L’universalité de l’homme apparaît en pratique précisément dans l’universalité qui fait de la nature
entière son corps non organique, aussi bien dans la mesure où, premièrement, elle est un moyen de
subsistance immédiat que dans celle où, [deuxièmement], elle est la matière, l’objet et l’outil de son
activité vitale. La nature, c’est-à-dire la nature qui n’est pas elle-même le corps humain, est le corps
non organique de l’homme. L’homme vit de la nature signifie : la nature est son corps avec lequel
il doit maintenir un processus constant pour ne pas mourir. Dire que la vie physique et intellectuelle
de l’homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est
indissolublement liée avec elle-même, car l’homme est une partie de la nature ». (Karl
Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Éditions sociales, 1962.)
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ANTON PANNEKOEK
LA DESTRUCTION DE LA NATURE (1909)*
De nombreux écrits scientifiques se plaignent avec émotion de la destruction
croissante des forêts. Or ce n’est pas seulement la joie que chaque amoureux de la
nature éprouve pour la forêt qui doit être prise en compte. Il existe aussi d’importants
intérêts matériels, voire des intérêts vitaux pour l’humanité. Avec la disparition des
riches forêts, des pays connus dans l’Antiquité pour leur fertilité, densément peuplés,
véritables greniers pour les grandes villes, sont devenus des déserts pierreux. La pluie
n’y tombe que rarement, ou des pluies diluviennes dévastatrices emportent les minces
couches d’humus qu’elle doit fertiliser. Là où la forêt des montagnes a été anéantie, les
torrents alimentés par les pluies de l’été roulent d’énormes masses de pierres et de
sable, qui dévastent les vallées alpines, déforestent et détruisent les villages dont les
habitants sont innocents «du fait que le profit personnel et l’ignorance ont détruit la
forêt dans les hautes vallées et la région des sources».
«Intérêt personnel et ignorance» : les auteurs, qui décrivent avec éloquence ce désastre,
ne s’attardent pas sur ses causes. Ils croient probablement qu’il suffit d’en souligner
les conséquences pour remplacer l’ignorance par une meilleure compréhension et en
annuler les effets. Ils ne voient pas qu’il s’agit d’un phénomène partiel, l’un des
nombreux effets de nature similaire du capitalisme, ce mode de production qui est le
stade suprême de la chasse au profit.
Comment la France est-elle devenue un pays pauvre en forêts, au point d’importer
chaque année des centaines de millions de francs de bois de l’étranger et de dépenser
beaucoup plus pour atténuer par le reboisement les conséquences désastreuses de la
déforestation des Alpes? Sous l’Ancien Régime, il y avait beaucoup de forêts
domaniales. Mais la bourgeoisie, qui a pris les rênes de la Révolution française, ne
voyait dans ces forêts domaniales qu’un instrument d’enrichissement privé. Les
spéculateurs ont rasé trois millions d’hectares pour transformer le bois en or. L’avenir
était le cadet de leurs soucis, seul comptait le profit immédiat.
Pour le capitalisme, toutes les ressources naturelles ont la couleur de l’or. Plus il les
exploite rapidement, plus le flux d’or s’accélère. L’existence d’un secteur privé a pour
effet que chaque individu essaie de faire le plus de profit possible sans même penser
un seul instant à l’intérêt de l’ensemble, celui de l’humanité. Par conséquent, chaque
animal sauvage ayant une valeur monétaire, toute plante poussant à l’état sauvage et
dégageant du profit est immédiatement l’objet d’une course à l’extermination. Les
éléphants d’Afrique ont presque disparu victimes d’une chasse systématique pour leur
ivoire. La situation est similaire pour les hévéas, qui sont victimes d’une économie
prédatrice dans laquelle tout le monde ne fait que détruire les arbres sans en replanter
de nouveaux. En Sibérie, on signale que les animaux à fourrure se raréfient de plus en
plus en raison d’une chasse intensive et que les espèces les plus précieuses pourraient
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bientôt disparaître. Au Canada[1], de vastes forêts vierges sont réduites en cendres, non
seulement par les colons qui veulent cultiver le sol, mais aussi par les «prospecteurs»
à la recherche de gisements de minerai ; ceux-ci transforment les versants montagneux
en roches dénudées pour avoir une meilleure vue d’ensemble du terrain. En NouvelleGuinée[2], un massacre d’oiseaux du paradis a été organisé afin de se plier à la lubie
dispendieuse d’une milliardaire américaine[3]. Les folies de la mode typiques d’un
capitalisme gaspillant la plus-value ont déjà conduit à l’extermination d’espèces rares;
les oiseaux de mer de la côte est-américaine n’ont dû leur survie qu’à la stricte
intervention de l’État. De tels exemples pourraient être multipliés à l’infini.
Mais les plantes et les animaux ne sont-ils pas là pour être utilisés par les humains à
leurs propres fins ? Ici, nous laissons complètement de côté la question de la
conservation de la nature telle qu’elle se poserait sans l’intervention humaine. Nous
savons que les humains sont les maîtres de la terre et qu’ils transforment
complètement la nature pour leurs besoins. Pour vivre, nous sommes complètement
dépendants des forces de la nature et des richesses naturelles; nous devons les utiliser
et les consommer. Ce n’est pas de cela dont il est question ici, mais uniquement de la
façon dont le capitalisme en fait usage.
Un ordre social raisonnable devra utiliser les trésors de la nature mis à sa disposition
de telle sorte que ce qui est consommé soit en même temps remplacé, en sorte que la
société ne s’appauvrisse pas et puisse s’enrichir. Une économie fermée qui consomme
une partie des semis de céréales s’appauvrit de plus en plus et doit infailliblement faire
faillite. Tel est le mode de gestion du capitalisme. Cette économie qui ne pense pas à
l’avenir ne fait que vivre dans l’instantanéité. Dans l’ordre économique actuel, la
nature n’est pas au service de l’humanité, mais du Capital. Ce ne sont pas les besoins
vestimentaires, alimentaires et culturels de l’humanité, mais l’appétit du Capital en
profit, en or, qui régit la production.
Les ressources naturelles sont exploitées comme si les réserves étaient infinies et
inépuisables. Avec les néfastes conséquences de la déforestation pour l’agriculture,
avec la destruction des animaux et des plantes utiles, apparaît au grand jour le
caractère fini des réserves disponibles et la faillite de ce type d’économie.
Roosevelt[4] reconnait cette faillite lorsqu’il veut convoquer une conférence
internationale pour faire le point sur l’état des ressources naturelles encore disponibles
et prendre des mesures pour prévenir leur gaspillage.
Bien sûr, ce plan en soi est une fumisterie. L’État peut certes faire beaucoup pour
empêcher l’impitoyable extermination d’espèces rares. Mais l’État capitaliste n’est
après tout qu’un triste représentant du bien commun (Allgemenheit der Menschen). Il
doit se plier aux intérêts essentiels du Capital.
Le capitalisme est une économie décérébrée qui ne peut réguler ses actes par la
conscience de leurs effets. Mais son caractère dévastateur ne découle pas de ce seul fait.
Au cours des siècles passés, les êtres humains ont exploité la nature de manière
insensée sans penser à l’avenir de l’humanité tout entière. Mais leur pouvoir était
réduit. La nature était si vaste et si puissante qu’avec leurs faibles moyens techniques,
ils ne pouvaient lui faire subir que d’exceptionnels dommages. Le capitalisme, en
37
revanche, a remplacé le besoin local par le besoin mondial, créé des moyens techniques
pour exploiter la nature. Il s’agit alors d’énormes masses de matière qui subissent des
moyens de destruction colossaux et sont déplacées par de puissants moyens de
transport. La société sous le capitalisme peut être comparée à la force gigantesque d’un
corps dépourvu de raison. Alors que le capitalisme développe une puissance sans
limite, il dévaste simultanément l’environnement dont il vit de façon insensée. Seul le
socialisme, qui peut donner à ce corps puissant conscience et action réfléchie,
remplacera simultanément la dévastation de la nature par une économie raisonnable.
(ap)
Zeitungskorrespondenz n° 75, 10 Juli 1909, p. 1 et 2. Traduction et notes éditoriales : Ph. Bourrinet (8 juillet
2019).
[1]
La déforestation au Canada représente aujourd’hui la plus grande partie des forêts victimes de déforestation
au niveau mondial. La forêt dite intacte y a diminué de 7,3 % entre 2000 et 2013. En 2014, le Canada arrivait au
premier rang pour la destruction de forêt vierge au niveau mondial, devant la Russie et le Brésil :
https://www.lapresse.ca/environnement/especes-menacees/201409/06/01-4797772-deforestation-le-canadamontre-du-doigt.php.
[2]
La Nouvelle-Guinée en 1909 était aux mains des Pays-Bas, de l’Empire britannique (Australie) et de l’Allemagne.
[3]
En fait, cette destruction répondait aux demandes de riches bourgeoises, tant européennes qu’américaines.
Des dizaines d’années durant, le marché de la mode féminine alimenta une chasse systématique pour les besoins
d’un commerce extrêmement lucratif. Celui-ci culmina au début des années 1900 : 80.000 peaux étaient alors
exportées chaque année de Nouvelle-Guinée pour orner les chapeaux des dames européennes. En 1908, dans
les régions de Nouvelle-Guinée qu’ils administraient, les Britanniques mirent cette chasse hors la loi. Les
Néerlandais les imitèrent seulement en 1931.
[4]
Theodore Roosevelt (1858-1919), ancien chef de la police new-yorkaise, secrétaire à la marine, puis engagé
volontaire en 1898 dans la guerre contre l’Espagne et Cuba, vice-président sous McKinley (qui sera assassiné),
est deux fois président des États-Unis de 1901 à 1909. Sa présidence est notamment marquée, sur le plan
international, par sa médiation dans la guerre russo-japonaise, qui lui vaut le prix Nobel de la paix et son soutien
à la première conférence de La Haye en ayant recours à l'arbitrage pour résoudre un contentieux opposant les
États-Unis au Mexique. Tout cela dans les intérêts bien compris de la puissance américaine. Sa politique
impérialiste, dite du «Gros Bâton», puis le durcissement de la doctrine Monroe, permet le contrôle total du canal
de Panamá par l’État yankee. En politique intérieure, son mandat est marqué par une politique volontariste de
«préservation des ressources naturelles» et par l’adoption de deux lois importantes sur la protection des
consommateurs. Idéologiquement, il justifiait le massacre des Amérindiens par le capital yankee en le niant
purement et simplement : «Aucune nation conquérante et colonisatrice n'a jamais traité les sauvages qui
possédaient les terres à l'origine avec autant de générosité que les États-Unis» (The Winning of the West,
Putnam, New York, 1889).
*
38
39
Peste de Marseille, 1720-1722. Tableau anonyme (1755), Musée d’histoire de Marseille. Son origine
en était un bateau provenant du Levant, dont la cargaison d’étoffes et de balles de coton était
contaminée par le bacille de la peste. La peste de Marseille et de Provence fit 120.000 victimes sur une
population de 400.000 habitants. Malgré la quarantaine proclamée par le Conseil royal en sept. 1720,
la peste connut un mortel rebond l’année suivante. L’enlèvement des cadavres se faisait souvent avec
l’aide des galériens.
Paris, mai 2020, Éditions moto proprio (我的摩托车出版社).
Prix : 3 €
40