POUR UNE APPROCHE PULSIONNELLE DU MANA
Frédéric Vinot
érès | Insistance
2006/1 - no 2
pages 127 à 138
ISSN 1778-7807
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Vinot Frédéric , « Pour une approche pulsionnelle du mana » ,
Insistance, 2006/1 no 2, p. 127-138. DOI : 10.3917/insi.002.0127
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POUR UNE APPROCHE PULSIONNELLE DU MANA
Frédéric Vinot
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La pratique d’une certaine clinique auprès de
personnes en situation de précarité nous permet de
rencontrer tout un public qui n’a pas complètement
renoncé à se faire entendre, même si l’adresse ne se
fait plus forcément auprès des spécialistes « classiques » de la santé mentale (secteur hospitalier,
professionnels en cabinet, etc.). C’est ainsi que
nombre de psychologues cliniciens sont amenés à
pratiquer au sein de lieux d’accueil ou d’accompagnement. Ces pratiques nouvelles et incertaines dans
leurs contours épistémologiques rendent indispensable une réflexion sur les fondements du lien social.
Dans cette perspective les textes de Freud restent,
pour les cliniciens d’orientation psychanalytique,
une référence à sans cesse réinterroger. Pour Freud le
procès de la civilisation est indissociable de ce qu’il
appelle le renoncement pulsionnel (Triebverzicht).
Cela est valable aussi bien pour les groupes humains
organisés qu’au niveau individuel. Or, l’accent mis
ces dernières années sur la dimension narcissique de
la souffrance psychique liée aux situations de précarité et d’exclusion sociale semble laisser dans l’ombre
la nécessité de maintenir une pensée vivante sur les
fonctions du pulsionnel dans le lien social.
À ce titre, les travaux de Michel Poizat 1 ont
brillamment montré que comme tout objet pulsion-
nel la voix est soumise à régulation sociale. Ces
modalités de régulation diffèrent selon les lieux et les
époques mais ce principe est toujours inscrit au
cœur de l’organisation de toute société. C’est ainsi
que « le social et ses appareils définissent très strictement les lieux, les moments, les modalités où l’on
peut s’adonner à ce plaisir de la façon autorisée par
la société de telle ou telle époque et de telle ou telle
aire géographique et culturelle 2 ». En fait de plaisir,
c’est ce que l’auteur nommera « jouissance lyrique »
qui fait l’objet de cette régulation dont on aura
compris qu’il l’aborde (et il a toujours été très clair
sur ce point) de sa position de sociologue. Si les
premiers écrits de l’auteur mettaient en évidence les
types de régulation sociale de l’objet-voix, c’est à une
démarche quelque peu différente qu’il s’est consacré
dans son ultime ouvrage, à savoir mettre en évidence
comment le social s’organisait autour de la voix. Il ne
s’agissait plus seulement pour un groupe humain de
contenir, de réguler une jouissance, mais au contraire
de se construire autour, avec, ou de s’y dissoudre, à
tel point qu’une des thèses majeures de Vox populi,
vox Dei, est que la voix comme objet pulsionnel est
« constitutive même du lien social 3 ». C’est dans une
veine à la fois similaire et pourtant différente que
j’inscrirais mon propos.
* Frédéric Vinot,
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*
psychologue clinicien,
Nice.
vinot@mageos. com
INSISTANCE N° 2
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NE PAS AVOIR VOIX AU CHAPITRE
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Les entretiens dans la clinique de l’insertion
témoignent souvent d’une revendication à l’égard de
« la société » ou d’une partie d’elle. Cette revendication se fait fréquemment sur un mode particulier :
« J’ai fait des lettres de motivation, et je n’ai même pas
eu une réponse, vous trouvez ça normal ? », « J’ai
laissé un message à l’assistante sociale, elle ne m’a pas
répondu, à quoi bon la rappeler ? », etc. Au-delà des
pratiques souvent peu délicates des recruteurs, des
conditions de travail encore plus souvent difficiles des
travailleurs sociaux, bref au-delà de la réalité effective
des démarches d’insertion sociale (voire de toute
tentative subjective pour nouer un lien), le clinicien à
qui est adressée cette parole peut y entendre de quel
registre pulsionnel elle relève. Il semble bien que
quelque chose de la dynamique de l’appel et de la
réponse vienne modeler qui une plainte, qui une
revendication envers le social, ou plus précisément
envers l’Autre social. En d’autres termes, le sujet
témoigne de ceci qu’il a ce sentiment de ne pas
« avoir voix au chapitre ». La confrontation à la
surdité de l’Autre se fait alors sur un mode de jouissance mortifère. Au travers de ces appels et de ces
réponses dont le sujet nous relate les péripéties, la
pratique clinique dans le champ de l’insertion montre
que la pulsion invoquante se trouve régulièrement
mobilisée par et dans les tentatives d’insertion sociale.
Mon hypothèse, qui vient s’étayer sur celle de
M. Poizat, est que si les représentants langagiers de
l’objet-voix sont si souvent convoqués chez les sujets
rencontrés dans leurs débats et déboires avec l’Autre
social, c’est qu’ils relèvent un voile que notre quotidien ne permet pas de soupçonner. Ce voile porterait
sur le rôle de l’objet-voix dans l’établissement et le
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maintien d’un monde. Ainsi, j’ai été amené à m’intéresser plus particulièrement à ce que les ethnologues ont catégorisé sous le terme mélanésien de
mana. Car après tout, d’une façon très générale, on
pourrait comprendre le mana comme ce qui fait tenir
le monde.
Dans un premier temps nous prendrons donc
comme point de départ Totem et tabou, en nous arrêtant sur ce qu’on pourrait appeler « la conception
freudienne implicite du mana », pour ensuite nous
reporter à l’une des sources de Freud, le texte historique de Marcel Mauss (« Esquisse d’une théorie
générale de la magie », 1902). Dans un second
temps, il nous faudra nous référer à des auteurs ultérieurs (notamment Claude Lévi-Strauss et certains
psychanalystes contemporains) afin de soutenir l’hypothèse d’une approche pulsionnelle du mana.
À PARTIR DE « L’EXCEPTION »
Dans Totem et tabou Freud écrit que l’individu qui
a transgressé le tabou devient lui-même tabou car « il
éveille l’envie 4 », envie non pas endormie mais
refoulée. En fait il attise l’ambivalence de son proche
et induit en lui la tentation de transgresser à son tour
l’interdit. Ce qui fait que la plupart des positions
d’exception (Ausnahmestellungen) et états d’exception
(Ausnahmezustände) sont tabous (en permanence ou
temporairement) car l’homme en position d’exception « se trouve dans un état propre à exciter les
désirs interdits des autres 5 ».
On pourrait comprendre cette envie en ce qui
concerne les positions de pouvoir ou d’autorité,
positions que l’on pourrait croire bénéficier de
nombreux avantages. Mais il ne s’agit pas que de cela
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Voilà donc une proposition étonnante pour qui
se penche sur la clinique de la précarité et de l’exclusion. Car paradoxalement, même si le nombre des
« exclus » augmentait sans cesse, cette position
garderait son lien avec « l’état d’exception ».
Autrement dit, s’il y a bien une position d’exception,
c’est celle de l’exclu : le préjudice ne se partage pas.
PASSAGE PAR LE PRÉJUDICE
Cette exception qui se légitime d’un préjudice,
P.-L. Assoun l’a nommée « syndrome d’exceptionnalité » ou « sujet du préjudice » et la tire du texte freudien « Quelques types de caractères tirés du travail
psychanalytique » (1916). De quoi y est-il question ?
Freud évoque dans ce texte certains moments où le
patient s’indigne, se cabre, revendique avec « une
motivation particulière » contre l’exigence de
« renoncement temporaire à quelque satisfaction de
désir 7 », exigence dictée par le traitement. De plus,
cette revendication « d’être une exception »
(Ausnahmen) est argumentée au nom des souffrances
et des privations passées. La réponse systématique
du sujet du préjudice serait, comme l’a résumée P.L. Assoun : « Nul n’a plus rien à me demander, ni à
exiger de moi, compte tenu de ce que l’on – l’Autre
– m’a fait 8. » Cette position subjective qui revendique son exclusion au nom du préjudice, sans être
une nouvelle catégorie nosographique, se retrouve
très régulièrement dans la population que rencontre
le clinicien du champ de l’insertion.
Le lecteur aura remarqué que Freud emploie des
signifiants similaires pour désigner en 1912 l’exception des positions taboues (Ausnahmestellungen) ou
des états tabous (Ausnahmezustände) et en 1916 l’exception du syndrome du préjudice (Ausnahmen). On
y reviendra plus bas.
À la liste des états d’exception que dresse Freud
(le souverain, le mort, le nouveau-né, la femme souffrante, ainsi que « l’individu tout juste parvenu à la
maturité sexuée [qui] excite par la jouissance
[Genuss] nouvelle qu’il promet 9 »), je propose donc
de rajouter celui de l’exclu. Il ne s’agit pas là du sujet
(qu’est-ce que serait un « sujet exclu » ?), mais plutôt
d’une « figure » de l’exclu comme le sont dans la liste
freudienne « le » nouveau-né, « le » souverain, etc.
Cette hypothèse de P.-L. Assoun sur le syndrome
d’exception, nous allons la voir s’étoffer à la lumière
de la conception du mana, tel que Freud l’évoque
rapidement dans Totem et tabou.
LE MANA CHEZ FREUD
En effet, si l’on adopte la logique freudienne, la
détresse propre à ces situations d’exception ne serait
pas d’entrée source de détournement, d’évitement,
mais bien plutôt d’excitation ! Sur le mode ethnologique, entendons : ces positions seraient, elles aussi,
détentrices de cette force mystérieuse et dangereuse
que les ethnologues des systèmes totémistes ont
baptisée mana 10. Comment comprendre que la position d’exclusion puisse susciter l’excitation ? Quelle
INSISTANCE N° 2
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car Freud remarque que « le mort, le nouveau-né, la
femme dans ses états de souffrance excitent (reizen)
par leur désaide (Hilflosigkeit) particulier 6 ». Ces
personnes en état ou situation d’exception seraient
donc taboues en ce qu’elles éveillent à la tentation…
« tentation » représente-t-elle ? Cela semble défier
toute raison, du moins toutes les représentations
courantes que « l’exclu » évoque imaginairement et
qui auraient plutôt tendance à provoquer un sentiment de rejet ou d’évitement, voire de dégoût. Or, la
psychanalyse parle, elle, d’excitation… Comment
soutenir cette curieuse assertion ?
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Nous trouvons une première piste dans cette
remarque d’Alain Didier-Weill : « Le sujet peut choisir,
sans être fou pour autant, “l’être” de déchéance. Celui
que l’on nomme “clochard” le démontre : il est celui
qui, choisissant de montrer ce que la loque humaine a
de monstrueux, est notre frère 11. » Ici, il y a à rappeler un axe de toute pratique clinique se soutenant de
la psychanalyse dans le champ de l’insertion : quelles
que soient les conditions économiques et sociales
dans lesquelles l’individu évolue et sur lesquelles, bien
souvent, il ne peut pas grand-chose, il y a toujours un
point où le sujet 12 se manifeste et tente de se faire
entendre, un point où l’on peut parler d’un choix
inconscient à la précarité. C’est en ce sens qu’A.
Didier-Weill parle d’un sujet qui fait le choix de l’être
de déchéance, le choix d’incarner le déchet de l’Autre
social. Et c’est à rencontrer ces sujets qui se veulent
déchets que consiste la clinique de ces pratiques. Or
que se passe-t-il lorsque la proximité avec le déchet
augmente ? Que se passe-t-il lorsque celui qui a choisi
l’être de déchéance, lorsque celui qui se veut être l’objet a de l’Autre social, surgit dans le monde dans un
rapport de proximité tel qu’il nous « touche » (dans
tous les sens du terme) ? Certes l’angoisse apparaît,
mais également le spectre de la Jouissance. Le contact
avec le déchet, avec le tabou, est risque de jouissance
et est donc, à proprement parler, source d’excitation
130 INSISTANCE N° 2
intolérable. En ce sens, on peut comprendre métapsychologiquement comment et pourquoi l’exclu excite.
La reprise de Totem et tabou nous permettra
peut-être d’avancer sur cette étrange tentation de la
Jouissance que représente l’exclu. En effet, Freud en
vient à poser que « l’expiation de la transgression du
tabou par un renoncement démontre que l’observance du tabou a pour fondement un renoncement 13 ». Ainsi, celui qui est tabou, celui qui
(réellement ou non) a transgressé le tabou, est celui
qui a cédé sur un renoncement. C’est en cela que le
terme de « jouissance », utilisé dans le texte freudien
sous le signifiant « Genuss 14 », paraît particulièrement approprié : l’individu tabou est celui qui n’a
pas respecté le nécessaire renoncement. C’est à strictement parler ce que Lacan développera sous le
concept de Jouissance. Nous prenons alors le risque
de cette déduction : le mana serait ainsi en lien avec
ce que Freud appelle « pulsion ». En effet, tout se
passe comme si le mana se déchaînait (par sa caractéristique de se transférer d’un être à un autre) suite
à la transgression, suite au manquement au renoncement. Or, le renoncement porte avant tout sur le
pulsionnel, comme Freud ne cessera de le rappeler
(Triebverzicht). Par ces rapprochements, nous ne
disons pas de suite que le mana est la pulsion. Il
serait plus prudent d’avancer dans un premier temps
que le mana serait le nom donné socialement et
symboliquement à la perception interne de cette
étrange et mystérieuse force du « ça 15 ». Pour
appuyer cette hypothèse, il faudra nous référer plus
bas au matériel anthropologique dont disposait
Freud à l’époque. Pour l’instant, contentons-nous de
relever que la façon dont Freud aborde le mana se
rapproche indéniablement de la façon dont il élabore
le pulsionnel.
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VARIA
PULSION <TRAUMA> SOCIAL
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Autre point que je rajoute au crédit de cette hypothèse : Freud prend très souvent soin de présenter le
déchaînement (ou le transfert) du mana en termes
quantitatifs. Par exemple : « les souverains ont un
mana plus puissant que les prêtres qui, eux-mêmes,
ont un mana plus puissant que les gens du
peuple » 16. On voit ici comment c’est en terme quantitatif que les choses sont pensées. On pourra trouver
également un autre exemple dans la métaphore de la
décharge électrique : « [les personnes ou choses
taboues] sont le siège d’une force terrible qui se
communique par toucher et dont la déliaison (entbinden) a des effets funestes quand l’organisme qui
provoque la décharge est trop faible pour lui résister 17. » On le constate dans ces deux exemples, Freud
approche la violence contagieuse inhérente au mana
sous un angle économique, c’est-à-dire quantitatif.
Or, sur un plan plus métapsychologique, nous
sommes également exactement dans la période où
Freud appréhende la théorie du trauma sous l’angle
principalement économique, avec l’effraction du
« pare-excitation ». Rappelons-nous une des définitions que Freud donne du trauma : « Nous
nommons ainsi un événement qui apporte à la vie
psychique en un court laps de temps une augmentation d’excitation (Reizzuwachs) si puissante que l’élimination ou l’élaboration de celle-ci de la façon
normale et habituelle échoue 18. » N’y a-t-il pas ici
une étrange familiarité avec la phrase citée ci-dessus ?
Les ressemblances entre transmission du mana et
trauma sont tout de même surprenantes. Tentons
d’en dresser la liste :
a) non seulement les descriptions des processus
sont sensiblement les mêmes :
– la métaphore de la décharge électrique et l’augmentation traumatique lors du court laps de temps
sont point par point superposables ;
– l’effraction du « pare-excitation » et le contact par
toucher évoquent tous deux un rapprochement
insupportable aux conséquences redoutables ;
b) mais les signifiants freudiens se mettent également de la partie :
– on retrouve le signifiant « excitation » à la fois dans
l’effet induit par la position de « désaide » des sujets
en position d’exception (reizen), mais aussi dans la
définition freudienne du trauma (Reizzuwachs) ;
– l’Ausnahme est le même signifiant qui vient
nommer l’exception du tabou et l’exception de l’exclu comme préjudicié ;
– et que dire de la « déliaison » (entbunden) du mana
qui ferait suite à sa transmission chez un organisme
trop faible pour le contenir, lorsque l’on sait que la
déliaison pulsionnelle (conceptualisée comme
Entbindung 19 par Freud) est l’effet traumatique par
excellence ?
Bref, tout se passe comme si nous nous trouvions
en face de deux processus extrêmement proches l’un
de l’autre, du moins tels que Freud se les représente
et les écrit. Il s’en déduit à la lumière freudienne que
le rôle du pulsionnel dans l’institution et l’inscription du lien social ne peut se comprendre dans sa
complexité sans le concept-poinçon 20 qui vient en
articuler les rapports, à savoir le trauma. Le trauma
non pas sous la forme que lui donne l’imaginaire
collectif actuel 21 et qui est assigné comme cause de
la souffrance psychique 22, mais bien sous celle que
la psychanalyse lui donne, c’est-à-dire cette fonction
qui peut-être aussi bien structurante (« le refoulement
est une action psychique traumatique 23 »), que déstrucINSISTANCE N° 2
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POUR UNE APPROCHE PULSIONNELLE DU MANA
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Essayons maintenant de synthétiser ce que nous
tentons difficilement de cerner au travers de tous ces
rapprochements :
1. Il y aurait communauté entre les positions d’exception relevant du tabou et la position d’exclusion,
et ce par le biais du « sujet du préjudice » comme
maintien et revendication d’une exception idéalisée ;
2. Cette position représenterait une « tentation »
allant à l’encontre du système social. Cette tentation
est en fait, selon nous, un appel au non-renoncement pulsionnel ;
3. Le transfert par contagion de mana, qui justement
représente la punition pour avoir transgressé le
tabou, se présente exactement comme le trauma, par
une effraction d’ordre économique ;
4. Or le trauma a justement pour effet la déliaison
pulsionnelle.
Autrement dit, tout comme la pulsion, le mana
est ce sans quoi le social ne saurait tenir et qui pourtant représente le plus grand des dangers. De plus,
par le biais de l’étrange similitude entre le transfert
du mana d’une part, et le traumatisme comme déliaison pulsionnelle d’autre part, nous sommes menés à
supposer chez Freud une parenté entre ses conceptions du mana et du pulsionnel. Si cette hypothèse
s’avère juste, nous devrions pouvoir en retrouver
quelques traces (ou échos) dans les recherches
ethnologiques, que ce soit celles sur lesquelles Freud
pouvait en son temps s’appuyer, ou celles qui en ont
132 INSISTANCE N° 2
découlé plus tard. En ce sens, le recours aux textes
de Marcel Mauss et ceux de Claude Lévi-Strauss
s’avèrent du plus grand intérêt.
LE MANA SELON MARCEL MAUSS
La notion de mana a joué un rôle décisif dans le
texte de M. Mauss « Esquisse d’une théorie générale
de la magie » (1902). Freud en avait pris connaissance et le cite dans Totem et tabou. Commençons par
en donner l’usage maussien. Mauss indique que le
mot mana est commun à toutes les langues mélanésiennes et est bien en peine de pouvoir en donner
rapidement une définition exacte tant ses usages et
significations sont multiples : « Le mana n’est pas
simplement une force, un être, c’est encore une
action, une qualité et un état. En d’autres termes, le
mot est à la fois un substantif, un adjectif, un verbe.
[…] Il réalise cette confusion de l’agent, du rite et
des choses qui nous a paru être fondamentale en
magie 24. » Qu’on juge par cette citation du foisonnement des usages linguistiques et symboliques de la
notion de mana. Face à cette profusion, Mauss réussit à proposer un triptyque (qualité – substance –
force) qui lui permit d’établir un premier repérage :
– le mana peut être une qualité différente de la chose.
On dit alors qu’une chose est mana (ce peut être une
qualité comme lourd, puissant, chaud, étrange, indélébile, extraordinaire, etc. selon les régions) ;
– le mana peut être une substance, une essence
maniable, qui possède certaines caractéristiques
comme l’indépendance (séparée du monde concret
puisque dépendant du registre des esprits) et la
transmission par contagion. On retrouve ici le même
terme que chez Freud. Le mana comme substance se
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turante, avec son effet de désunion pulsionnelle. Le
trauma, comme concept, fait donc poinçon entre la
pulsion et le social. On comprend dès lors que le
mana, considéré comme ce que le social pressent de
la pulsion, soit forcément articulé au trauma.
POUR UNE APPROCHE PULSIONNELLE DU MANA
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Par ailleurs, la notion de mana est associée à
toute la dimension rituelle : c’est la force du magicien mais aussi la force du rite. On donne même le
nom de mana à la formule magique ou à l’incantation. Ainsi, le statut du mana n’est pas simple puisqu’il est « est à la fois surnaturel et naturel, puisqu’il
est répandu dans tout le monde sensible, auquel il
est hétérogène et pourtant immanent […] il nous est
donné comme quelque chose de mystérieux mais
encore de séparé 25 ».
Mauss ne craint pas de continuer à élargir le sens
de ce mot puisqu’il écrit que « le mana est la force
par excellence, l’efficacité véritable des choses, qui
corrobore leur action mécanique sans l’annihiler.
C’est lui qui fait que le filet prend, que la maison est
solide, que le canot tient bien à la mer 26 ». Pour résumer, le mana est ce qui permet d’attribuer un sens au
réel du monde, c’est ce qui fait tenir le monde. On
le voit la notion de mana telle que Mauss la développe est bien plus élargie que ce qu’en dit Freud
dans Totem et tabou, qui la restreint principalement à
ses liens avec le tabou.
Or cette notion de mana, Mauss et ses contemporains ne la repèrent pas qu’en Mélanésie, mais
également dans bien d’autres régions de la planète :
chez les Malais des Détroits (sous le nom de kramât),
chez les Ba-hnars de l’ex-Indochine française (Deng),
à Madagascar (hasina), au Mexique et en Amérique
centrale (naual), et chez les Iroquois ou Hurons
(orenda). C’est ce dernier exemple qui va nous occuper plus spécifiquement.
L’ORENDA :
LA VOIX CAUSE PAR EXCELLENCE
Parmi ses usages et significations, l’orenda (tel
qu’il est présenté par Mauss dans son texte) met en
avant une particularité qui attire notre attention.
S’appuyant sur les travaux de J.N.B. Hewitt 27, un
ethnographe amérindien, Mauss reprend : « L’orenda
est le son qu’émettent les choses ; les animaux qui
crient, les oiseaux qui chantent, les arbres qui bruissent, le vent qui souffle expriment leur orenda. De
même la voix de l’enchanteur est de l’orenda. L’orenda
des choses est une sorte d’incantation. Justement, le
nom huron de la formule orale n’est autre qu’orenda,
et d’ailleurs orenda signifie, au sens propre, prière et
chants […] Mais si l’incantation est l’orenda par
excellence, M. Hewitt nous dit expressément que
tout rite est aussi orenda 28. » On voit donc ici que la
dimension sonore et vocale semble particulièrement
mise en exergue par le système iroquois, et le lecteur
commencera peut-être à faire un lien avec la pulsion
invoquante, celle dont l’objet est la voix.
Mais voici qui va nous intéresser encore davantage. Pour rendre compte du rôle de l’orenda dans le
système de causalité iroquois, Mauss écrit : « La
cigale est appelée le mûrisseur de maïs, car elle
chante les jours de chaleur, c’est que c’est son orenda
qui fait venir la chaleur, qui fait pousser le maïs ; le
lièvre “chante” et son orenda a pouvoir sur la
neige 29. » Au-delà de l’évocation puissamment
poétique de ce système de causalité littéralement
fondé sur le chant, c’est bien une nouvelle fois la
dimension vocale qui apparaît ici et c’est ce qui
permet à Mauss d’écrire : « Ces textes nous donnent
en outre une idée de la façon dont les Iroquois se
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manifeste également par certains événements matériels, par exemple « le bruit dans les feuilles » ;
– enfin, le mana est une force, celle des êtres spirituels, des ancêtres et des esprits de la nature.
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représentent la causalité. Pour eux, la cause par
excellence, c’est la voix 30. »
Le système de causalité universelle des Hurons
(tel que Mauss et Freud y avaient accès) reposerait
donc sur la voix. C’est, selon nous, une façon de dire
que la voix est ce qui fait tenir ensemble les choses,
puisque l’orenda unit différents termes apparemment
hétérogènes dans des classifications symboliques. Ici
c’est donc la voix qui fait lien. Lien non seulement
social, mais également causal. C’est la voix qui fait
tenir le monde. On ne pouvait pas trouver meilleur
exemple de ce que notre intuition commence à repérer comme une véritable fonction centrale de l’objet
voix 31 dans le lien social.
Nous voilà donc revenus, par ce détour amérindien, à l’hypothèse plus haut mentionnée, celle
d’une notion type mana très proche de la pulsion
freudienne. Certes, le rapprochement pourra peutêtre paraître périlleux mais nous pensons l’avoir déjà
bien assuré au travers de notre lecture de Totem et
tabou, ainsi qu’avec cette conception de l’orenda.
Pour poursuivre cette piste, n’hésitons pas à continuer notre parcours autour du mana et à aborder
maintenant ce qu’en a dit Claude Lévi-Strauss.
CLAUDE LÉVI-STRAUSS :
POUR UNE AUTRE APPROCHE
DU « SIGNIFIANT ZÉRO »
Dans sa préface à Marcel Mauss, Claude LéviStrauss est revenu sur la notion de mana pour en
donner sa propre théorisation, forgée à la pratique de
la linguistique structurale. Depuis Mauss, les
conceptions de type mana se sont en effet révélées si
fréquentes et si répandues qu’elles ne sont plus du
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tout l’indice caractéristique de certaines civilisations,
ou stades civilisationnels 32. Et Lévi-Strauss de
prendre l’exemple dans notre langue des mots comme
« truc » ou « machin » qui, dans différentes expressions, recèlent les idées de pouvoir, d’adresse, de
hasard ou encore de charme indéfini (c’est-à-dire de
tentation) 33.
Nous avions vu plus haut comment M. Mauss
pressentait que le mana était ce qui faisait lien. Mais
pour les ethnologues du courant structuraliste,
l’ordre est précis : ce lien ne se fait pas dans un
second temps, il n’y a pas d’abord les éléments différents qui sont ensuite liés. En effet, contrairement à
ce qu’une compréhension hâtive de la notion de
mana pourrait laisser croire, « le jugement magique,
impliqué dans l’acte de produire la fumée pour susciter les nuages et la pluie, ne se fonde pas sur une
distinction primitive entre nuage et pluie, avec appel
au mana pour les souder l’un à l’autre, mais sur le
fait qu’un plan plus profond de la pensée identifie
fumée et nuage, que l’un est la même chose que
l’autre, au moins sous un certain rapport, et cette
identification justifie l’association subséquente, non
le contraire. Toutes les opérations magiques reposent
sur la restauration d’une unité, non pas perdue (car
rien n’est jamais perdu), mais inconsciente, ou
moins complètement consciente que ces opérations
elles-mêmes 34 ». Rien n’est-il jamais perdu ? Là n’est
pas la question. Le point dans lequel nous trouvons
une nouvelle occasion de rapprocher mana et
pulsion est plutôt ailleurs.
En effet, Lévi-Strauss évoque la « restauration
d’une unité ». Or, en lieu et place du mot d’« unité »
(probablement adéquat à la pensée ethnologique), la
clinique nous pousse inexorablement à proposer
celui de « flux ». La citation de Lévi-Strauss met bien
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en relief une sorte de continuum qui relie structurellement différents éléments complètement hétérogènes à première vue. C’est selon nous plutôt d’un
flux 35 dont il est question avec le mana, un « flux
constant » faisant tenir le monde selon un groupe
social. Nous n’hésitons pas à qualifier ce flux de
constant car le mana ne peut disparaître puisque
c’est sur lui et grâce à lui que repose le système de
causalité. Or, avec ce « flux constant », nous nous
rapprochons explicitement de la façon dont Freud
décrit la source de la pulsion, excitation perpétuelle
à laquelle l’homme ne peut se soustraire. C’est en
effet sous l’ascendant du flux continu que Freud
présenta la pulsion : « Par pulsion, nous ne pouvons,
de prime abord, rien désigner d’autre que la représentance psychique d’une source endosomatique de
stimulations, s’écoulant de façon continue, par
opposition à la stimulation, produite par des excitations sporadiques et externes 36. » À nouveau,
pulsion et mana laissent ici entrevoir leur fraternité.
On trouvera un autre point de rapprochement
(peut-être le plus sujet à controverse) entre le mana
et la pulsion dans la célèbre définition de celui-là
auquel aboutit Lévi-Strauss comme « symbole à l’état
pur, susceptible de se charger de n’importe quel
contenu symbolique », ou « valeur symbolique zéro,
signe marquant la nécessité d’un contenu symbolique supplémentaire à celui qui charge déjà le signifié 37 ». Au sujet de cette définition, la plupart des
commentateurs insistent sur l’aspect « signifiant flottant » ou « signifiant zéro 38 ». Or, c’est sur une autre
dimension que je m’appuierai pour faire valoir mon
hypothèse : à plusieurs reprises, Lévi-Strauss insiste
en effet sur l’apport supplémentaire propre à ce
signifiant zéro. Je le cite : « Dans son effort pour
comprendre le monde, l’homme dispose toujours
d’un surplus de signification […]. Cette distribution
d’une ration supplémentaire […] est absolument
nécessaire pour qu’au total, le signifiant disponible
et le signifié repéré restent entre eux dans le rapport
de complémentarité qui est la condition même de
l’exercice de la pensée symbolique. Nous croyons
que les notions type mana représentent précisément
ce signifiant flottant 39. »
Il nous semble que cela pourrait tout à fait s’envisager dans la proposition lacanienne de « plus-dejouir » insignifiable, c’est-à-dire en objet a. Une sorte
de valeur ajoutée suite à l’inscription d’un zéro, d’un
vide, d’une absence, d’un manque.
C’est d’ailleurs dans des termes tout à fait
comparables que Lévi-Strauss évoquera dans son
Anthropologie structurale « l’institution zéro ». Le
concept d’institution zéro peut être compris comme
une sorte de « contrepartie institutionnelle au
mana 40 ». Il s’agit d’une institution n’ayant « aucune
propriété intrinsèque sinon d’introduire les conditions préalables à l’existence du système social dont
elles relèvent, auquel leur présence – en elle-même
dépourvue de signification – permet de se poser
comme totalité. La sociologie rencontrerait ainsi un
problème essentiel, qui lui est commun avec la
linguistique, mais dont elle ne semble pas avoir pris
conscience sur son propre terrain. Ce problème
consiste dans l’existence d’institutions dépourvues
de sens, sinon d’en donner un à la société qui les
possède 41 ». Une fois de plus, on retrouve cette
fonction propre à l’objet a d’être ce qui, par une
valeur uniquement négativée, permet à une consistance de se mettre en place. Lacan n’indique-t-il pas
que l’objet a est tour à tour ce qui divise le sujet et
ce qui l’unifie 42 ?
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POUR UNE APPROCHE PULSIONNELLE DU MANA
RETOUR À LA VOIX
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Ainsi, mettre l’accent sur une interprétation
pulsionnelle du mana c’est mettre en évidence ce
fait : le pulsionnel est nécessaire à double titre : pour
faire tenir le monde dans un flux constant, et pour
faire tenir les hommes ensemble notamment grâce à
ce flux particulier dont les Iroquois ont remarquablement eu la prescience : la voix. Car enfin, ne peut-on
pas rapprocher ce signifiant dépourvu de toute signification de la définition que J.-A. Miller donne de
l’objet-voix comme « tout ce qui du signifiant ne
concourt pas à l’effet de signification 43 » ?
À ce point de notre argumentation, on se tournera vers l’interprétation de Markos Zafiropoulos. Ce
dernier fait du signifiant flottant l’équivalent mélanésien du Nom-du-père du début de l’enseignement
de Lacan (en ce qu’il permet à la pensée symbolique
de s’exercer). Mais l’ombre de la pulsion n’est-elle
pas finalement ce que l’on retrouve chez
M. Zafiropoulos lorsque après avoir cité les travaux
de M. Mauss sur l’orenda et la voix comme cause par
excellence, il écrit : « Comment mieux souligner ce
qui, dans les faits mythiques, magiques ou religieux,
revient à cette voix du père mort que Lacan inscrit en
1953 dans la notion de nom du père 44… » ?
A. Didier-Weill, quant à lui, propose une interprétation très voisine puisqu’il écrit : « Le signifiant excédant le signifié que la psychanalyse reconnaît comme
signifiant du Nom du père [est ce que] Lévi-Strauss,
à notre avis, a reconnu […] comme ce signifiant
mana qu’il interprète comme ce point énigmatique
du langage où surgit un signifiant auquel nul signifié
ne peut être alloué 45. »
Alors, le mana : Nom-du-père ou pulsion ? Il est
possible que les deux possibilités ne soient pas
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contradictoires. Pourquoi une notion aussi protéiforme et complexe ne devrait-elle renvoyer qu’à un
concept ? Néanmoins, cela nécessiterait une articulation que nous ne pouvons pas nous permettre ici. Ce
qui nous importe aujourd’hui, c’est de mettre en
valeur une facette du mana finalement peu reconnue.
Car cette voix du père mort, invoquée par
M. Zafiropoulos, pointe bien (une fois de plus) cette
dimension pulsionnelle du mana, jusqu’à présent si
peu mise en exergue. Car c’est bien cette voix du
père mort qui, même si elle n’est pas explicite chez
Freud, signe l’appel au renoncement pulsionnel. En
effet, il n’y a de renoncement pulsionnel à proprement parler qu’à partir du meurtre du père, mythe
central et organisateur de Totem et tabou. Parler de la
voix du père mort, c’est implicitement parler du
pulsionnel et des avatars de son renoncement.
Ce long parcours autour du mana nous permet
de comprendre l’étonnante insistance avec laquelle
les représentants langagiers de la pulsion invoquante
surgissent chez les sujets en proie à la jouissance de
la surdité de l’Autre social et au tropisme inconscient
pour la précarité. Pour résumer les choses un peu
abruptement, on pourrait dire que jouir d’un Autre
sourd pourrait être un autre nom du déchaînement
pulsionnel dû au transfert de mana.
NOTES
1. Cf. L’opéra ou le cri de l’ange, La voix du diable, ou La voix
sourde.
2. M. Poizat, L’opéra ou le cri de l’ange, Paris, Métailié, 2001,
préface p. II.
3. M. Poizat, Vox populi, vox Dei, Paris, Métailié, 2001, p. 17.
4. S. Freud, Totem et tabou, Œuvres complètes, vol. XI, Paris,
PUF, 1998, p. 235.
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5. Ibid.
6. Ibid., p. 236.
7. S. Freud, « Quelques types de caractères tirés du travail
16. S. Freud, Totem et tabou, ibid., p. 222.
17. Ibid.
18. Selon la traduction personnelle de P.-L. Assoun (« Le trauma
psychanalytique », dans Œuvres complètes, vol. XV, Paris, PUF,
1996, p. 16.
8. P.-L. Assoun, Le préjudice et l’idéal, Paris, Anthropos, 1999,
p. 10.
9. S. Freud, Totem et tabou, op. cit., p. 236.
10. Que l’on se contente pour l’instant de cette première
approche : « Mana » est un mot d’origine mélanésienne désignant une force supérieure et impersonnelle répandue dans la
nature et logeant dans certains êtres et certains objets, et qui
possède cette fameuse capacité de se transmettre, ou de se
« transférer » (A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, t. II, op. cit., p. 1177). Cette notion sera développée et
approfondie plus bas.
11. A. Didier-Weill, Les trois temps de la Loi, Paris, Le Seuil,
1995, p. 216-217.
12. Nous rappelons ici la distinction princeps entre individu et
sujet : alors que le premier, in-divis, n’est pas divisé (c’est l’humain quand il se pense débarrassé des manifestations de l’inconscient), le second est le sujet du désir inconscient qui
justement se manifeste dans ce qui échappe à toute prétention
de maîtrise de l’humain par lui-même. En ce sens, le sujet est
assujetti à une certaine division.
13. S. Freud, Totem et tabou, op. cit., p. 238.
14. P. Valas, à propos du terme « Genuss » chez Freud, note :
« Ce sont les plaisirs extrêmes, la joie intense, la jubilation, l’extase ou la volupté pour lesquels il [Freud] utilise le plus souvent
du terme « Genuss » (traduit par « jouissance ») et souligne leur
caractère d’excès par rapport au principe de plaisir, dont la
barrière est franchie dans ce cas. Ces manifestations peuvent
être éprouvées comme sensations douloureuses, allant jusqu’à
la répulsion, le dégoût ou l’horreur dans la mesure où le sujet
n’arrive pas à s’en détacher. Il y a sans aucun doute dans l’élaboration de la pulsion de mort une approche de la jouissance
que Freud ne conceptualise pas mais dont il cerne le champ en
traçant la frontière qui la situe au-delà du plaisir. C’est ce qui
constituera le point de départ de Lacan pour définir la jouissance. » (P. Valas, Les dimensions de la jouissance, Toulouse,
érès, coll. Scripta, 1998, p. 40.)
15. Si l’on accepte cet anachronisme, rappelons d’un côté que
le mana est très souvent en lien avec une dimension quotidienne
du mysticisme, et de l’autre que Freud définira en 1938 le
mystique comme « l’obscure autoperception du royaume extérieur au moi, du ça », dans S. Freud, Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 288.
à l’épreuve de la métapsychologie », dans Psychiatrie française,
vol. XXX, nov. 1999). Cette traduction a notamment le mérite de
mettre en valeur le terme « excitation », déjà rencontré au sujet
du tabou, ce que ne fait pas l’équipe des Œuvres complètes en
traduisant le même terme, Reizzuwachs, par celui de « stimulus »
(Œuvres complètes, vol. XIV, Paris, PUF, 2000, p. 285).
19. Dès 1895, dans « L’esquisse d’une psychologie scientifique »,
l’Entbindung (déliaison) est opposée à la Bindung (liaison). Freud
la déploie dans toutes les dimensions, que ce soit déliaison ou
libération de plaisir, de déplaisir, d’excitation sexuelle, d’affect,
ou d’angoisse. Cf. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de
la psychanalyse, Paris, PUF, 1988, p. 222.
20. En parlant de « poinçon », je fais évidemment référence à
l’usage qu’en fait J. Lacan dans ses formules, notamment celle
de la pulsion : $<>D. À noter que lorsqu’il en fait usage à partir
de 1964-1965, c’est pour mettre en valeur les rapports de
conjonction/disjonciton et inclusion/exclusion (cf. Séminaire Les
problèmes cruciaux pour la psychanalyse, inédit, séance du
03.03.1965).
21. Ce que P.-L. Assoun appelle le « pantraumatisme », dans « Le
trauma à l’épreuve de la métapsychologie », op. cit.
22. Cf. F. Vinot, « Politiques de la souffrance psychique et idéologie de l’insertion », dans Cliniques méditerranéennes n° 72,
Toulouse, érès, 2005, p. 173-184.
23. P.-L. Assoun, ibid.
24. M. Mauss, « Esquisse d’une théorie générale de la magie »,
dans Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, coll. Quadrige,
1999, p. 101.
25. Ibid., p. 104-105.
26. Ibid., p. 104.
27. J.N.B. Hewitt (1859-1937), ethnographe huron, sur lequel
Mauss s’appuie notamment pour son article « Orenda and a
définition of Religion », dans American Anthropologist, 1902,
vol. 4 (4), p. 33-46.
28. M. Mauss, ibid., p. 106-107.
29. Ibid., p. 107.
30. Ibid.
31. Plus bas dans le même texte, M. Mauss évoque également
le terme « brahman », notion fondamentale du panthéisme
hindou, qui « veut dire prière, formule, charme, rite, pouvoir
magique ou religieux, c’est aussi le nom du prêtre […] Le bràhman est ce par quoi agissent les hommes et les dieux et c’est,
plus spécialement, la voix », ibid., p. 110.
32. Ibid., p. XLIII.
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réalité, où se passent les rites, où le magicien pénètre, qu’animent les esprits, que sillonnent les effluves magiques »,
M. Mauss, op. cit., p. 111.
36. S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard,
Folio/Essais, 1987, p. 83.
37. C. Lévi-Strauss, ibid., p. L.
38. Sur la reprise psychanalytique du signifiant zéro, lire par
exemple M. Zafiropoulos, Lacan et les sciences sociales, Paris,
PUF, 2001, p.217 ; S. Zizek, La subjectivité à venir, Castelnau-leLez, Climats, 2004, p. 112-114 ; ou encore A. Didier-Weill,
Invocations, Paris, Calmann-Lévy, 1998, p. 170-171.
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39. C. Lévi-Strauss, ibid., p. XLIX. C’est nous qui soulignons.
40. Nous reprenons cette idée de S. Zizek, dans La subjectivité à
venir, op.cit., p. 112.
41. C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Presses
Pocket, 1985, p. 185.
42. Nous reprenons cette indication de E. Porge, Jacques Lacan,
un psychanalyste, Toulouse, érès, 2000, p. 176.
43. J.-A. Miller, « Jacques Lacan et la voix », dans La Voix, Paris,
La Lysimaque, 1989, p. 180.
44. M. Zafiropoulos, Lacan et les sciences sociales, Paris, PUF,
2001, p. 218.
45. A. Didier-Weill, Invocations, op. cit., p. 170-171.
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33. Ibid., p. XLIV.
34. Ibid., p. XLVI-XLVII.
35. M. Mauss évoque quant à lui « une sphère superposée à la