Comptes-rendus de sites internets
Paris ville invisible - un diorama sociologique
Bruno Latour, Emilie Hermant & Patricia Reed
Benedikte Zitouni
URL: https://www.ethnographiques.org/2004/Cr-Zitouni
ISSN : 1961-9162
Pour citer cet article :
Benedikte Zitouni, 2004. « Paris ville invisible - un diorama sociologique ».
ethnographiques.org, Comptes-rendus de sites internets [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2004/Cr-Zitouni - consulté le 03.12.2021)
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Paris ville invisible - un diorama sociologique
Bruno Latour, Emilie Hermant & Patricia Reed
Benedikte Zitouni
Sommaire
Introduction
Paris réel, Paris virtuel
Montage d’images
Totalités partielles
Permettre
Notes
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Introduction
Le 26 janvier 2004, un nouveau site est lancé qui, selon ses auteurs, est
probablement le premier livre de théorie sociologique « web ». Site et
livre, Paris ville invisible est les deux. Publié six ans plus tôt sous format
papier par les Empêcheurs de penser en rond / La Découverte, le livre,
déjà, étonnait par sa taille (quasi format A3), sa maquette et ce qui s’y
déroulait. Paris, ses réseaux techniques et ses objets ordinaires, ses
infrastructures et ses panoramas, ses tracées de rues et ses institutions
se laissent voir dans des images et textes à tailles variables, toujours
mutantes ; dans l’enchaînement continu mais dès lors hirsute des
paragraphes ; dans la juxtaposition des photos myopes, tantôt
minuscules, tantôt recouvrant la page entière. Cette mise en scène des
explorations de Bruno Latour et d’Emilie Hermant était l’œuvre du
designer Susanna Shannon. Pour la création du site, le sociologue et la
photographe se sont adressés à Patricia Reed, graphiste du net. S’agit-il
alors de « mettre en ligne » le même livre ? Pas tout à fait. Un sous-titre
est ajouté, la couverture est retravaillée en préface, ici et là le texte est
légèrement transformé, certaines images ont disparu... Mais surtout les
textes et les images sont mis en mouvement, le montage électronique
crée d’autres sens dans le propos et la navigation du lecteur, devenu
internaute, est réorientée. De quoi changer le livre assez radicalement
dans son passage sur le web.
Paris ville invisible est une exploration de la ville mais aussi un traité
sociologique et un manifeste pour la ville. En élaborant ces trois aspects,
j’espère avoir créé un guide de navigation qui permette de s’aventurer
dans les photomontages, de se perdre dans les images et les détails tout
en y retrouvant les astuces du propos tissé à travers le livre web. Quatre
commentaires se succèdent : "Paris réel, Paris virtuel" sont l’enjeu de
Paris ville invisible ; "Montages d’images" sont sa méthode et son
dispositif de recherche ; "Paris, villes partielles" est son fil conducteur ; et
"Permettre" est son mot final, son but.
Paris réel, Paris virtuel
« Ville invisible » : on pourrait croire qu’il s’agit de dévoiler les
infrastructures qui sous-tendent notre vie urbaine, de découvrir le
fonctionnement technique de la ville, de passer en coulisses. Mais ce sont
plutôt les Villes invisibles d’Italo Calvino que les auteurs tentent de
réveiller, des villes indécises, porteuses d’autres possibilités et avenirs
que ceux présentés par le Paris qui nous surplombe aujourd’hui. Ils
appellent cela « passer du Paris réel au Paris virtuel », virtuel non pas
parce qu’il serait factice ou électronique mais parce qu’il aurait des vertus
qui nous permettent de le refaire.
« Cet ouvrage cherche à montrer que les villes réelles ressemblent aux
Villes invisibles d’Italo Calvino. Aussi encombrée, saturée, asphyxiée
qu’elle soit, dans Paris ville invisible on se met à respirer plus à l’aise »
(préface). La ville vertueuse réside donc dans le tissu même de Paris
aujourd’hui. Paris réel, Paris virtuel, les deux existent mais l’un nous
écrase d’un point de vue d’aigle tandis que l’autre nous permet de
recréer un avenir, de « renverser Paris » (plans 28, 51).
Paris réel : un passant isolé et fragile circule dans le cadre plus vieux, plus
dur et plus grand que lui « comme une bille d’acier poli violemment
éjectée dans l’enfer d’un flipper électrique. Il y a le cadre et il y a le
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passant ; il y a le flipper et il y a la bille » (plan 26). Dans le Paris réel, les
interactions privées viennent se nicher à l’intérieur d’une Société «
comme des colombes dans un colombier ou des urnes dans un
columbarium » (plan 26). Toute ville "réelle", entendue comme telle,
aliène mais Paris, plus que d’autres villes, pèse, comme doit nous en
convaincre un des derniers plans du livre web.
Sur un fond noir et gris est affichée une toile de plaques et insignes
mortuaires glanés dans les rues de Paris : « Quand la température est
basse, Paris pèse en effet sur les épaules de ses habitants, de ses
travailleurs, comme si chaque immeuble était la plaque mortuaire d’un
vaste cimetière. Quelle différence d’ailleurs entre ses plus célèbres
avenues et les allées du Père Lachaise ? On compte autant de gisants
dans celle-ci que de plaques sur les maisons de celles-là. » (plan 52)
Aliéné, on se demande aujourd’hui comment, « avec quels bras, quelles
bouches, quelles pioches » on pouvait bien renverser les gouvernements
autrefois. A Paris (le "réel"), on enjambe les ossements ; même les pavés
sont enfouis sous une épaisse couche de bitume.
Mais les auteurs nous invitent à réchauffer la ville, à circuler de façon
myope à travers ses couloirs, à détricoter le poids du cadre, à étirer « la
Société » dans des multiples figures et filaments du « social », à desserrer
la surveillance et la détermination. Dans le Paris virtuel, il n’y a plus de
premier ni de second plan, ni de petits individus ou de Société
englobante. Il y a plutôt des constructions de totalités, de diverses « Paris
» qui circulent par des câbles très fins et sont construits dans quelques
mètres carrés. Paris ne surplombe pas mais tient dans une succession de
« si », des réseaux qui produisent les divers Paris dont aucun ne peut
l’englober à lui seul.
La ville se compose donc « d’un entrecroisement d’étoiles [réseaux] dont
les branches de chacune viennent servir aux autres de support,
d’obstacles, d’occasion, de décor, à moins que, et c’est le plus souvent,
jamais elles ne se rencontrent, quand bien même chacune couvrirait la
ville entière. » (plan 26) C’est ceux-là, les réseaux qui produisent des
petites totalités, des Paris en entier, que nous allons découvrir à travers le
travail d’un écrivain, c’est-à-dire d’un sociologue qui écrit, d’une
photographe et d’une graphiste, toutes deux également sociologues sur
le coup.
Montage d’images
« Quelque chose d’autre [que la Société, que le Paris réel] ordonne et
localise, rassemble et situe, relie et distingue, rythme et cadence, mais
qui n’aurait plus la forme d’une Société, et qu’il faudrait suivre à la trace,
par d’autres méthodes. Par la photographie peut-être, ou plutôt, par des
séries de photographies (...) » (plan 4).
Cette autre chose est l’ensemble de conduits et de réseaux qui, chacun
selon des modalités propres, façonnent les agissements et l’agencement
des parisiens. Ainsi, on découvre le contrôle du trafique, le mobilier
urbain, la commande des eaux, la Sécurité publique, l’urbanisme, etc. Ce
sont également ces lieux et couloirs où l’on produit des totalités
partielles, des multiples Paris, par exemple au service de la
documentation foncière, à Météo-France, aux instituts de sondage, etc.
Explorant ces lieux, les auteurs réussissent à dégager treize actions
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structurantes qu’ils appellent les « figures » du social. Dominer, aligner,
référer, perdre/gagner [1], sommer, désigner, commensurer, restreindre,
formater, performer, standardiser, scénariser et instituer sont autant
d’actions qui façonnent la vie urbaine. Le social n’équivaut plus à une
"Société" mais se décompose en filaments, en procédures qui nous
ordonnent et localisent, rassemblent et situent.
Il n’y a dès lors rien d’invisible, d’absent ou de silencieux dans la
structuration du social. Si l’on s’attache à suivre minutieusement chaque
étape d’un façonnement particulier, si on décèle les correspondances
d’un pas à l’autre, alors « La structure apparaît : assignable et visible. On
peut la voir, on peut la photographier et même, par un montage et
maquettage astucieux, en suivre le cheminement. » (plan 5). Par
exemple, un planning horaire n’est pas abstrait ni invisible mais passe de
signes en pancartes, de pancartes en gribouillages, de gribouillages en
ajustements et d’ajustements en décisions ; objets et scènes que captent
bien les séries de photographies. Ou, autre exemple, s’orienter dans les
rues de Paris nous fait passer d’une plaque du nom de la rue à l’atelier de
la mairie, au service de parcellaire et à la gravure des rues sur un plan.
Ce qui importe n’est pas l’image elle-même mais le montage des images,
le passage et la cascade de celles-ci. « Le phénomène n’apparaît jamais
sur l’image, mais il devient (...) visible dans ce qui se transforme, se
transporte, se déforme d’une image à l’autre » (plan 19). Ainsi, un
planning ne peut être capté instantanément mais il se révèle à travers
une succession d’étapes captée par la photographe. « Il faut un respect
infini pour l’image, une iconophilie, et en même temps il ne faut pas
s’arrêter sur l’image, y rester fasciné, puisqu’elle indique autre chose, qui
est le mouvement de sa transformation : l’image qui la suit dans la
cascade et celle qui la précède. » (plan 19).
La photographe ne peut faire de sauts diaboliques vers le résultat de
l’acheminement (par exemple, un horaire ou le temps standardisé). Elle
doit être myope si elle veut garder la trace qui relie les étapes ;
minutieuse si elle veut saisir le mouvement du social (construction d’un
horaire, standardisation du temps) ; patiente si elle veut dessiner le
filament qui façonne une vie collective (dominer, standardiser). « Oui, on
touche, on réfère, on voit, mais à condition de désigner du regard, du
doigt, le cheminement d’une trace à l’autre à travers les abîmes
successifs de la transformation. Si l’on a cette vertu, alors oui, on voit, on
peut figurer le social, le monde qui nous entoure. » (plan 19)
La graphiste, elle, met en mouvement la maquette et détermine la
navigation. En d’autres mots, elle épaissit le propos. Le premier montage
est un tunnel soutenu par des cintres successifs ; chaque cintre
correspond à une image et donc, pour passer de l’une à l’autre, il faut
déplacer et cliquer la souris. Dans l’action l’internaute s’aperçoit qu’un
zoom n’est jamais glissant et que le saut du micro au macroscopique
passe sous silence un nombre important d’opérations et de
transformations. Dans la deuxième séquence, le montage est plus simple
à l’utilisation puisqu’il s’agit d’un enchaînement lisse d’images sous forme
de banderole dont les parties s’activent sous l’effet d’un simple clic.
L’internaute circule latéralement par les conduits et passe à travers des
mondes incommensurables qui sont néanmoins tous reliés par une même
trace sans que l’un ne surplombe ou n’englobe l’autre (voir par exemple
le système électoral, plan 27). Dans la troisième séquence, les images
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sont agencées en forme de feuilletage ; forme la plus aisée pour la
navigation car il suffit de déplacer la souris le long des signets attachés
aux images superposées afin que celles-ci s’affichent. L’internaute
apprend ici à naviguer dans l’épaisse étoffe des transformations légères
qui composent la figuration du social.
Ainsi, l’écrivain, la photographe et la graphiste ne s’en tiennent pas
seulement à détricoter le Paris "réel" mais ils réussissent également à
nous offrir une théorie sociologique qui substitue à la "Société" un
ensemble de filaments et de figurations du social.
Totalités partielles
Paris ville invisible veut « par le texte et par l’image, cheminer à travers
la ville en explorant quelques unes des raisons qui empêchent de
l’embrasser facilement d’un seul coup d’œil. » (préface). Une quête
narrative nous guide du premier au dernier plan : l’impossibilité de
trouver un « tout Paris », une totalité absolue, est en fait un heureux
échec qui permet de découvrir des totalités partielles, leur production, et
le perspectivisme qui en découle.
Un panorama de la ville nous introduit dans la première séquence mais
dès le deuxième plan, les auteurs nous font sentir l’impossibilité d’un «
tout Paris ». On passe alors au diorama, maquette d’une réalité ou
tableau éclairé, car pour embrasser la ville, il faut qu’elle soit devenue
petite. Les dioramas se multiplient partout où les Paris sont produits. «
Nous allons dans ce petit livre passer (...) de Paris tout entier saisi aux
multiples Paris qui se trouvent dans Paris, dont l’ensemble, que rien
jamais ne rassemble, compose tout Paris. » (plan 4) D’abord l’idée d’une
domination invisible est annulée car toute domination et régulation de
Paris implique un truchement d’action et d’objets, entre autres le
diorama, qui crée et maintient la structure. Ensuite est annulée l’idée qu’il
y ait un cadre hors d’atteinte car tout "cadre", qui dès lors ne l’est plus,
est produit par un alignement par où circule sa construction.
La deuxième séquence introduit l’oligoptique afin d’accentuer la
restriction et la partialité du réseau contrôlé : « L’eau, l’électricité, le
téléphone, la circulation, la météorologie, la géographie, l’urbanisme,
chacun possède son oligoptique : grand tableau central au milieu d’un
bureau fermé où l’on voit sur Paris, avec une grande précision, très peu
de choses à la fois » (plan 20). Ensuite, les auteurs abordent la question
des échelles. Selon eux, des lieux sans dimension sont continuellement
dimensionnés par le mouvement de règles, sommateurs, classeurs, etc. Il
n’y a pas d’emboîtement ni de zoom mais de la circulation et de la
construction ; il n’y a pas de poupées russes mais un travail de
commensuration qui relie et détermine à chaque fois la taille et
l’importance ; il n’y a pas de cadre ni d’encadré mais des changements
incessants de positions.
Tel est le perspectivisme que met en place ce livre web : chaque lieu
totalise partiellement Paris, chaque individu tisse un réseau qui recouvre
la ville (le moi redistribué), chaque élément est tour à tour cadre et
encadrement selon la situation. En d’autres mots, une vue de nulle part
est remplacée par une perspective située qui ordonne et agence, selon
son emplacement, les éléments et leur sens. En suivant les oligoptiques
dont chacun compose l’ensemble et forme un peu de Paris « Nous savons
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(...) comment visiter la capitale sans jamais passer par cette vue de nulle
part qu’on appellerait la Société dont la présence obsédante venait
refroidir la grande ville » (plan 26).
Dans la troisième séquence, on aborde le rôle de la matière, des
intermédiaires, des objets dans la ville qui transmettent l’action des morts
ou celle des absents, qui agissent et peuvent devenir littéralement un «
poids » ou une « contrainte ». Le "moi" qui vit et circule dans la ville n’est
jamais dépassé par un cadre ou une société mais par une multitude
d’êtres qui participent à son action. Les objets font faire et discriminent
tout parisien qui ne correspond pas à leur étalon ; le territoire est
irréversiblement modifié par les interventions urbanistiques et
architecturales ; une réelle volonté de totalisation existe qui scénarise
Paris et la société comme une sphère et une totalité. Et néanmoins les
auteurs veulent démontrer que ces obstacles, poids et contraintes
circulent eux aussi par des lieux et conduits étroits, par un truchement
d’actions, de décisions et de procédures. « Le Paris qui tient, dit le
proverbe, dans une bouteille, ne parvient à franchir l’étroit goulot que par
une longue poussée de « si ». » (plan 52)
Au bout de ce cheminement on peut enfin aborder la dernière séquence,
la conclusion du livre qui nous fait passer entièrement dans la ville
vertueuse, la ville invisible remplie de possibles. En acceptant les totalités
partielles, en faisant le deuil d’un « tout Paris » on pourra peut-être
apprendre à « se permettre » :
« Oui, il existe bien un monde en commun, des existences pleines et
entières, des civilisations, mais il faut accepter de suivre les totalités dans
les lieux étroits et provisoires où elles dessinent leurs tableaux ; les suivre
ensuite dans les mondes qu’elles performent rues, couloirs, lieux, places,
mots, clichés, lieux communs, standards ; il faut accepter encore de
suivre comment ces totalités éparpillées fournissent à des êtres, euxmêmes multiples et variables, de quoi se saisir partiellement,
provisoirement comme des ensembles. Après avoir appris à cheminer le
long de ces traces, à dimensionner les relations sans jamais passer par la
Société, après avoir appris comment se formatent les interprétations, on
pourrait aller un peu plus loin et chercher à comprendre comment l’on
peut permettre au lieu d’interdire, se permettre, au lieu de rester interdit.
» (plan 50)
Permettre
Regarder le panorama ou adopter le point de vue absolu n’est que cécité ;
voir c’est abonder cette fenêtre-là, vers l’extérieur sensible et totalisante,
et se lier aux truchements d’informations, aux circuits et dioramas de la
ville ; c’est accéder à des multiples Paris qui aboutissent, après une
cascade de transformations (informations) sur un écran, sur un plan ou
dans une maquette. Mais attention, l’écran, le plan ou la maquette ne
sont jamais des représentations d’un être macroscopique ; plutôt, ils nous
relient à celui-ci.
Par exemple, la météo : « Je regarde sur l’écran de télévision une carte
qui se relie, par une succession de truchements, aux nuages qui couvrent
l’Ile de France » (plan 8) Le téléspectateur est effectivement en lien avec
un autre agent, les nuages, par une succession de mesures, de sélections,
de transformations. Il ne s’affale pas devant un simulacre ou une
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représentation mais est en lien avec une autre part, très matérielle, du
réel. Là se trouve le premier sens du mot « permettre », titre de la
conclusion : adopter le point de vue du « référent circulant » qui nous
relie à tant d’autres agents, ce qui permet de nous défaire de l’opposition
entre les mots et les choses, l’apparence et l’être, le superficiel et
l’authentique. Ainsi, à l’Institut d’Astrophysique on apprend que l’étoile
n’est pas le référent extérieur du code qui s’affiche à l’écran mais que ce
dernier nous relie à la première par des cascades et des conduits de
transformations. « L’accès à la référence ne se fait jamais en sautant les
étapes mais en suivant le feuilletage des transformations légères, sans en
manquer une seule, sans sauter une seule marche. Rien dans
l’information double-clic ne permet de garder trace de ce feuilletage
d’intermédiaires et pourtant, sans ce cheminement, on perd la trace du
social puisque les mots ne réfèrent plus à rien et qu’ils n’ont plus de sens
- c’est-à-dire plus de mouvement. » (plan 15).
D’autre part, le mot « permettre » renvoie aux renversements de sens qui
ont été opérés dans le livre web. On l’a déjà vu : « virtuel » ne veut pas
dire « électronique » - d’ailleurs les auteurs montrent que le monde de
l’informatique est organique et matérielle, fait d’acteurs et de machines ni « abstrait » ou « utopique ». Le virtuel est ce qui est vertueux, rempli
de possibles et d’alternatives, existant et situé dans le tissu même de la
ville. Et le mot « pouvoir » devient un ensemble de circuits dans la ville,
assignables et visibles, qui par de la même nous rendent le verbe «
pouvoir ». « Pouvoir » c’est « les » pouvoirs mais c’est aussi « je peux, tu
peux, Paris peut... ». « Le mot « pouvoir » change de sens. Il ne désigne
plus les états de choses indiscutables, mais ce qui traverse Paris dans des
convois de chambres forts semblables à celles des transporteurs de fond.
Il y a du pouvoir en effet ; c’est-à-dire de la puissance, des virtualités, un
plasma dispersé qui ne demande qu’à prendre forme. » (plan 53).
Nous réapprenons à permettre, à nous permettre, en passant de la ville
réelle à la ville virtuelle. Mais que veut dire ce passage du réel au virtuel
lorsqu’il est pris sur un point concret ? Les auteurs l’expliquent en
conclusion lors d’une visite du Pont-Neuf. Dans la ville « réelle », le pont
apparaît comme une présence indiscutable, un poids lourd et statique,
immémorial. Mais dans le Paris virtuel, le Pont-Neuf est emballé d’une fine
réticulation de tout ce qui le fait exister : les calculs des ingénieurs et le
souci des gardiens ; la surveillance de ses gargouilles et le remplacement
de ses pierres ; la Préfecture et les administrations des Ponts et des
monuments historiques (d’ailleurs le montage est ici réticulaire). « Arrêtez
le mouvement : vous n’aurez plus qu’un gargouillis au fond d’une vasque
verdâtre ; un cadavre ; une ruine effondrée. » (plan 52). Dénouez les liens
avec d’autres agents et le Pont-Neuf se meurt. Virtualiser Paris veut donc
dire qu’on pense et étudie ses agents dans le mouvement et les attaches
qui les font vivre ; c’est comprendre que le stable est en fait un
renouvellement incessant.
Le marché, la géographie, la société, les lois, les techniques, les
sciences... autant de déterminations écrasantes qui depuis quelques
décennies refoulent les parisiens dans les marges étroites de la sphère
intime ou de la vie privée pour y exercer leur créativité (plan 52). Passer
au Paris virtuel, c’est abandonner ces fausses abstractions et les mises en
abîme qui en découlent pour rejoindre les traçages myopes du social.
Cela permet alors de voir les successions de « si », les chaînes du
possible. « Quand l’émeute gronde, personne ne croit qu’il existe une
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Société toujours déjà présente et de petits individus qui viendraient s’y
loger. De chaque point l’insurrection peut venir, une nouvelle totalité, un
nouveau régime, en marche dans Paris, offerts aux Parisiens. Passer des
Paris réel au Paris virtuel, c’est retrouver le chemin de ces totalités en
puissances, de ces virtualités éparses, ou de ces anciennes vertus » (plan
31).
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Notes
[1] Il ne s’agit pas de définir les gagnants et perdants d’une situation ou
d’une collectivité mais de savoir ce qu’on gagne et ce qu’on perd dans
chaque étape de la construction d’une totalité partielle ou dans la
mutation d’un être, d’une information.
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