L’AVENTURE DU SENS ET SA PROBLEMATICITE
DELIA POPA
Abstract. Underlying the importance of meaning when describing the way that
experience takes birth and develops, phenomenology hasn’t always clearly specify its
concrete nature and its practical consequences. Following Patocka’s suggestions, the
paper confronts the notion of meaning with those of being, life, value and finality, in
order to show that its nature reveals only in its concrete experimentation, when meaning
is lost or about to be lost, when it remains unknown or to be discovered. The necessity
of meaning for living is thus to be defended from the point of view of those who share
it in the clear lucidity of its fragility and through the hope to sustain its revival.
Key words: Meaning, Experience, Epochè, Being, Value, Finality, Freedom.
« Je ne peux parvenir à aucune conception rigoureuse d’une
possible détermination du sens (…) qui ne parie pas sur
une transcendance, une présence réelle… »1
Au premier regard la notion de sens paraît pouvoir s’appliquer à tous les
domaines de l’existence, des plus négligeables aux plus importants, des plus
infimes au plus signifiants, jusqu’à embrasser l’existence même pour en rendre
compte comme totalité. De chaque pratique, de chaque partie de nos vies et de
chaque expérience nous pouvons tenter de saisir le sens, comme si quelque chose
présidait nécessairement à leur déroulement pour en fournir à la fois la raison
suffisante et la direction. Entre ces deux principales dimensions du sens qui se
proposent spontanément, la dernière apparaît comme étant la plus à même de le
définir en propre. Car le sens ne peut être rapporté à une raison suffisante – voire à
un fondement – qu’après avoir fait valoir sa qualité dynamique d’orientation qui se
dégage sur une certaine longueur de temps de l’évolution d’une chose et qui peut
rendre compte de son devenir spécifique. Le sens apparaît ainsi comme solidaire
Delia Popa
Chargé de Recherches FNRS, Université Catholique de Louvain, Centre de Philosophie du
Droit, Collège T. More, Pl. Montesquieu, 2, 1348, Louvain-la-Neuve, Belgique ; e-mail :
delipo@yahoo.fr
1
G. Steiner, Le Sens du sens. Présences réelles, tr. M. Philonenko, Paris, Vrin, 1988, p. 67.
Rev. Roum. Philosophie, 54, 2, p. 205–218, Bucureşti, 2010
206
Delia Popa
2
d’une certaine temporalisation de nos vécus, qui leur permet de se répondre et de se
correspondre, à l’aune d’un rythme qui est toujours à redécouvrir à même leur
enchaînement.
Parmi les courants philosophiques qui ont abordé la question du sens, la
phénoménologie se distingue par l’importance croissante qu’elle lui a reconnue
dans le cadre de ses analyses. Bien plus qu’un thème de recherche, le sens est
devenu une composante essentielle de sa méthode, dont dépend la compréhension
nouvelle de l’expérience qu’elle propose. Toutefois, si la phénoménologie a fait du
sens son repère, elle n’en a pas pour autant toujours suffisamment explicité les
enjeux problématiques. Ces dernier ont ainsi à la fois été mis en lumière et occultés
pas le rapport qui s’institue entre le sens et ce qu’il doit orienter dans ses
mouvements et dans son développement, à savoir le domaine de l’expérience,
compris au sens large de ce qui est entrepris et éprouvé. Cette philosophie qui a axé
ses interrogations sur les modes de production du sens nous doit ainsi encore une
théorie du sens qui explore non seulement ses conditions d’engendrement, mais
aussi ses conditions d’expérimentation et qui prenne ainsi la mesure de ses
conséquences pratiques.
Nous nous proposons d’explorer dans ce qui suit quelques-unes de ces
conditions, en insistant sur la dimension pratique du sens vécu. Le sens sera ainsi à
distinguer d’emblée de la signification, et rapproché des actes intuitifs et de la
temporalisation intersubjective qui leur est constitutive.
I. LE SENS ET L’EXPERIENCE
On peut parler du sens d’une rencontre, de celui d’un métier ou d’un voyage,
du sens de l’art, du sens de l’histoire ou de celui de la vie. Son aire
d’expérimentation apparaît au premier regard comme étonnamment flexible, ce qui
interdit d’en faire l’apanage d’un domaine particulier et ce qui met également à mal
les tentatives de le cerner. Dans ce que nous vivons, il n’y a pas des parcelles qui
soient nécessairement assignées au sens, alors que d’autres seraient vouées à en
manquer irrémédiablement. Tout peut accéder au sens, de la même manière que
tout peut en être dépourvu : c’est en cela que consiste l’étrange aventure qui est la
sienne, faite de l’abondance d’un hasard où nous nous risquons entièrement. Est-ce
à dire que le sens est une qualité qui ne s’attache à aucune nature et à aucun
devenir particulier, et que rien ne peut influer de manière principielle sur
l’expérience de son acquisition et sur celle de sa perte ? Avant d’embrasser de
telles hypothèses qui ouvrent la porte au plus puissant des nihilismes, celui que
toute expérience concrète indiffère, il y a lieu de montrer que le sens est toujours
solidaire d’une expérience, et que, conséquemment, son épanouissement ou son
ébranlement dépendent de l’évolution de celle-ci, et en sont les fidèles expressions.
Tout le problème sera de définir les conditions de cette expérience et de son lien
au sens.
3
L’aventure du sens et sa problématicité
207
L’attachement du sens à l’expérience dans ce qu’elle a de plus concret dans
ses modes de déroulement, mais aussi dans ses possibilités, est, comme Jan
Patočka l’a montré, le principal critère qui distingue le sens de la valeur, permettant
d’interroger son origine spécifique. En revanche, la confusion entre sens et valeur
occulte l’interrogation dans son intention et opère une véritable substruction de la
question du sens. Comment s’explique ce danger, qui fait de la superposition du
sens et de la valeur une tentation subtile et trompeuse ? Le problème vient de ce
que, tout en tenant les valeurs – le bien, le beau, la justice – pour une source de
sens pour l’expérience, nous les comprenons, elles et le sens qui devrait s’y
identifier, comme « un étant positif qui est en toutes circonstances ce qu’il est »2,
comme quelque chose d’autonome par rapport à toute situation. Le sens apparaît
alors comme « donné une fois pour toutes », garanti par des instances métaphysiques
qui ne sauraient être tenues pour responsables des mésaventures comme celles du
désespoir existentiel, de l’absurde situationnel et historique ou du scepticisme dans
la connaissance, pour ne nommer que quelques-uns des cas où le sens apparaît sous
une lueur incertaine. La précarité et la problématicité qui y sont liées seraient à
attribuer non pas à ce qui porte le sens – les valeurs – mais à ceux à qui il est
attribué, qui, pour des raisons mystérieuses, ne parviennent plus à les assumer.
Contre une telle position qui tient le sens pour quelque chose de gagné
d’avance et sa déperdition pour incompréhensible, il faut rappeler que « le sens et
la perte de sens sont des phénomènes de l’expérience concrète »3, ce qui engage à
interroger plus radicalement son origine, sa crise et son possible renouveau. Or, si
nous nous astreignons à envisager le sens à partir de ce que l’expérience a de plus
immanent, non pas comme principe extrinsèque de son déroulement, mais comme
ce qui naît dans son évolution la plus intime, il se montre bien plus difficile à
déceler comme tel. S’il ne peut être ramené à aucun élément positif, comme
Patočka le soutient, comment le sens pourra-t-il se définir ?
Il se peut que le problème du sens commence ici, dans cette première
confusion quant à ce que signifie, très précisément, qu’une expérience en soit
pourvue ou qu’elle en manque, lorsque l’on s’en tient à la description de sa simple
manifestation, celle par laquelle sa vie s’exprime. Car en elle-même, toute vie
paraît adhérer spontanément au sens ; et pourtant, il peut la déserter et la laisser
en proie au plus grand des désarrois, celui de la désorientation absolue qui naît
de l’absence de toute raison de poursuivre et de tout principe opérant à même
les vécus.
D’où nous vient le sens, pour qu’il resplendisse parfois de manière aussi
impressionnante dans les choses et les êtres ? Et qu’est-ce qui fait que nous en
déplorons le plus souvent l’absence, le déclin, voire la crise ? L’origine du sens
serait-elle à chercher dans l’ordre des choses de la nature, dans une cohésion du
2
J. Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, tr. E. Abrams, Paris, Verdier,
1999, p. 80.
3
Ibidem, p. 81.
208
Delia Popa
4
cosmos préalable à toute initiative qui nous serait propre ? Se trouverait-elle dans
l’ordre de l’action des humains, dans lequel leur pensée et de leur volonté trouve
une concrétisation ? Serait-elle à trouver dans le déroulement de la vie –
indistinctement vie du cosmos et vie de la pensée –, dépendant de ses montées en
intensité et de ses tristes retombées ?
II. L’ANTINOMIE DE L’ETRE ET DU SENS
Afin d’avancer vers la source de cette problématicité concrète du sens, une
remarque doit être dégagée du constat que « tout peut accéder au sens et tout peut
en être dépourvu », qui nous donne l’axiome de son aventure : c’est le rapport du
sens avec la totalité de ce qui existe. S’il ne peut être circonscrit en rapport avec
telle ou telle région de l’étant, le sens s’éclaire en rapport avec la totalité de ce qui
est, dans la mesure où il peut l’embrasser en entier, de même qu’il peut la déserter.
Nous pourrions penser que c’est le premier type d’expérience qui est le plus à
même de révéler la spécificité du sens. Mais, étrangement, lorsque dans tout ce qui
est, règne l’expérience sensée, le sens même est difficile à déceler, comme si,
occulté par son efficacité, il opérait de manière invisible dans ce qui vit. Toutes
autres sont les potentialités de l’expérience de la perte du sens, et cela d’autant plus
si elle est massive.
C’est ce qui a été mis en évidence par les analyses de Martin Heidegger dans
Etre et temps4 : lorsque ce qui nous entoure se vide de sens, lorsque la totalité de
l’étant intramondain se retire dans l’insignifiance, commence à briller pour nous
l’être dans sa pureté brute. La perte soudaine de significativité dans l’angoisse
entraîne une ouverture du « monde comme monde » et une révélation de « l’êtrepour le pouvoir-être » le plus propre du Dasein qu’est « l’être-libre pour la liberté
de se-choisir-et-de-se-saisir-soi-même » 5 dans sa singularité la plus radicale. La
chute dans le « rien » d’un non-sens généralisé à la totalité de ce qui est, qu’assure
la parfaite indétermination de l’affect fondamental de l’angoisse, permet au Dasein
de découvrir le phénomène plus originaire du « hors-de-chez-soi » (das Unzuhause) qui lui révèle l’authenticité et l’inauthenticité en tant que possibilités
fondamentales de son être6.
Cette situation ontologique analysée par Martin Heidegger met en évidence,
comme Jan Patočka l’a montré 7 , une antinomie entre le sens et l’être, dans la
mesure où la perte totale du sens de l’expérience courante est la condition de
l’ouverture du Dasein à son être. Il s’agit d’une antinomie qui en entraîne d’autres,
4
M. Heidegger, Etre et temps, tr. E. Martineau, Paris, Authentica, 1989, p. 144 sq. (Sein und
Zeit, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 2001, § 40, p. 184 sq.)
5
Ibidem, p. 145 (Ibidem, p. 188). Souligné dans le texte.
6
Ibidem, p. 147 (Ibidem, p. 191.)
7
J. Patočka, Essais hérétiques, op. cit., p. 82 sq.
5
L’aventure du sens et sa problématicité
209
dont notamment celle qui oppose le sens et l’existence authentique, ainsi que le
sens et la vérité, le sens apparaissant comme solidaire d’une vie qui doit
nécessairement abdiquer ou, au moins, être suspendue pour que l’authenticité et la
vérité deviennent expérimentables. Les conséquences de ces différenciations
tranchantes sont importantes, car elles contribuent à mettre à l’écart la question
portant sur le sens par rapport aux questions ontologiques et par rapport à celles qui
concernent la vérité.
S’il est vrai que nous pouvons isoler ainsi le sens de l’être et de la vérité,
pour l’attribuer exclusivement à une vie qui ne peut se déployer comme telle, dans
son insouciance et sa naïveté naturelles, qu’en dehors de l’horizon ontologique et
gnoséologique, la vie de ce qui est et les méandres de l’apparence où elle se meut
constitueront les repères à approfondir pour que le sens se voie reconnu dans sa
teneur réelle. Que sera le sens envisagé à partir de son simple rapport à la vie ? Ce
qu’elle aura accepté d’emblée, ce à quoi elle aura adhéré spontanément pour
assurer sa continuité, son intensité et sa force. Le sens ainsi compris est ce que la
vie possède naïvement, sans en interroger la provenance et la nature, mais aussi ce
qu’elle craint par-dessous tout de voir menacé ou de perdre – une sorte
d’articulation intrinsèque ou de souffle intime dont elle ne peut se dispenser sans
souffrir, raison pour laquelle elle se retrouve si démunie lorsque le sens lui fait
défaut. Il apparaît que c’est souvent indépendamment de son être et de sa vérité que
le sens peut se retirer de la vie, qui se retrouve alors déstabilisée dans son cours et
mise en péril, jusqu’à souhaiter sa propre suppression.
La fragilisation de la vie ainsi éprouvée n’en est pas moins instructive quant
au sens qui la soutient. C’est pourquoi, pour saisir le sens dans la vie, « il faut
interroger le phénomène même de la perte du sens » 8 . Un dépassement de sa
naïveté première est pour cela requis, un pas en avant est à faire vers ce qui arrive
lorsque vie et sens se séparent. Qu’y a-t-il à observer ? Lorsque le sens s’absente,
la vie n’est plus la même, et c’est dans ce changement insigne de son régime, qui
peut être poussé jusqu’à la perte totale du sol de l’existence naturelle, que l’origine
du sens doit être interrogée. Nous comprenons pourquoi la phénoménologie, qui a
cherché à établir les conditions de possibilité du sens de l’expérience, a procédé à
la suspension de la position d’existence de la vie naturelle : loin d’une épreuve
arbitraire imposée à la vie, l’épochè phénoménologique a pour finalité de dévoiler
le sens qui est le sien, afin de pouvoir la retrouver dans une plus grande liberté et
dans une compréhension élargie.
Qu’est-ce qui fait, toutefois, que la vie se déroule parfois sur des voies
sensées et qu’elle s’en retire d’autres fois ? Comment certaines choses parviennentelles au cours d’une vie à gagner du sens alors que d’autres le perdent ? Qu’est-ce
qui décide, plus généralement, entre les deux possibilités radicales d’une vie sensée
et d’une vie plongée dans le non-sens? Cette force de décision semble partagée
8
Ibidem, p. 85.
210
Delia Popa
6
entre les jeux de la contingence et l’ipséité à laquelle ces expériences se rapportent,
en dehors de laquelle elles ne sauraient « faire sens ». La vie consciente de cette
ipséité doit dès lors être analysée, comme Husserl l’a montré, sous les espèces
d’une donation de sens (Sinngebung)9. On ne saurait minimiser trop hâtivement les
enjeux de sa leçon phénoménologique, selon laquelle le sens ne gît pas dans les
choses, mais est acquis par elles seulement dans la mesure où quelqu’un en a le
sens. Mais ce quelqu’un – un moi conscient animé par une vie transcendantale – est
toutefois le premier à se heurter au non-sens et à en souffrir comme d’une épreuve
qui le met en péril, même lorsqu’il croit être parvenu à se garantir la plus rassurante
des sécurités. L’expérience de la perte du sens apparaît dès lors comme une
expérience qui dépasse les pouvoirs de la subjectivité intentionnelle. Si elle est le
lieu de la production du sens, la subjectivité se découvre comme incapable de le
maintenir d’en garantir la durée et même, dans certaines situations, de continuer à
le produire. Déconnecté de son propre pouvoir de donner du sens à ce qu’elle vit,
elle est renvoyée alors à elle-même comme à un lieu vide, où résonnent faiblement
les voix des possibilités inaccomplies et les répétitions stériles de ce qui a déjà eu
lieu. Comment peut-on rendre compte des limites de la donation de sens
(Sinngebung) qui est la sienne en tant que subjectivité opérante ? Comment une
phénoménologie qui a exhibé et exalté les pouvoirs sensés du sujet pourra-t-elle
expliquer ce qui les met à mal et ce qui vient vaincre leur efficacité ?
Face à ces questions, un retour s’impose à l’ouverture au monde et à l’être
qui est le nôtre, car c’est dans ce commerce avec ce qui nous détermine
indépendamment de notre pouvoir, mais en même temps en étroit rapport avec le
déploiement de celui-ci, qu’est à chercher l’articulation de l’existence à un sens. Ce
qui est à observer à partir des épreuves que la vie subit dans sa significativité, c’est
que « l’ébranlement continuel de la conscience naïve qui se croit en possession du
sens, (…) est un nouveau mode de sens, un sens dont on découvre la connexion
avec le mystère de l’être et de l’étant en totalité »10 .
Il est possible de montrer que l’antinomie entre sens et être que nous avons
décelée avec Patočka est loin d’être absolue et que les oppositions qui en découlent
ne sont qu’apparentes. Prouver leur inconsistance exige de notre part un effort
supplémentaire de remonter à la source de ce qui relie le sens et l’être, par-delà la
négation qu’ils paraissent se témoigner mutuellement. Ce n’est pas l’examen d’un
horizon ontologique dont toute effectivité ontique serait absente qui révélera la
complicité profonde entre le sens et l’être. C’est en envisageant l’implication du
sens auprès de la vie dans son déroulement concret que son élucidation devient
possible.
9
E. Husserl, Idées directrices pour une philosophie et une phénoménologie pure, tr. fr. Paul
Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950, § 55, p. 183 (Hua III, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und
phänomenologischen Philosophie. Erstes Buch: Allgemeine Einführung in die reine Phänomenologie,
hrsg. Walter Biemel, p. 106 sq).
10
J. Patočka, Essais hérétiques, op. cit., p. 86 (c’est nous qui soulignons).
7
L’aventure du sens et sa problématicité
211
Nous avons observé que la vie peut se retrouver d’un jour à l’autre en proie
au désarroi, voire à l’autodestruction, parce que son sens a été dérobé. De cette
situation, on pourrait déduire que la vie ne contient pas en soi sa raison d’être, et
qu’elle exige, pour se maintenir et pour se poursuivre, un sens qui ne dépend pas
d’elle, qu’elle rencontre parfois, mais à l’absence duquel elle doit également
souvent se résigner. Si l’on se penche cependant sur le mouvement propre à la vie,
il apparaît comme celui d’un déploiement affirmatif et d’un perpétuel accroissement
intensif qu’aucun principe extérieur ne peut soutenir. Conséquemment, si sens il y a, il
est intrinsèque à ce mouvement. On pourrait dès lors penser que le sens transparaît
de la manière la plus claire dans cette évolution propre à la vie, comme son
mouvement intime qui la pousse à s’affirmer de manière illimitée. Nous tiendrions
là la définition la plus simple du sens, celle qui le conçoit comme ce qui permet à
l’accroissement intensif de la vie de se déployer, comme ce qui assure l’affirmation
en quelque sorte aveugle de son mouvement naturel.
Cette définition pourrait dissoudre définitivement sa problématicité et mettre
fin à notre interrogation, si le sens ne pouvait si facilement subir une inversion née
de la négation de cet élan affirmatif et de l’étouffement de son développement
premier. Effectivement, lorsque l’affirmation initiale de la vie se meut en négation
de soi, et que le sens qui la soutenait est inversé, son élan se brise. Le symptôme de
la désorientation n’est qu’un effet de cette négation qui survient de manière
intempestive, empêchant la vie de se vivre naïvement et la condamnant à tourner
l’énergie de son déploiement spontané contre soi. Michel Henry décèle la source de
cette déstabilisation qui peut être poussée jusqu’au désir d’autosuppression dans
son « souffrir primordial », celui d’une insoutenable et continuelle épreuve de soi,
au sein de laquelle naît « le vouloir de cette souffrance de n’être plus elle-même et
pour cela de n’être plus la vie »11. Or, il est important de noter que, loin d’anéantir
le sens, cet épuisement vital et ce désœuvrement de l’activité frénétique de la vie
sont la condition nécessaire pour que la question le concernant puisse être posée.
En effet, pour autant que la vie s’affirme de manière naïve, la nécessité d’exhiber
son sens et de l’expérimenter comme tel n’est à aucun moment évidente. Alors
qu’il soutient son entreprise d’autoposition, le sens est condamné à rester caché
dans le mouvement de la vie, occulté par la montée intensive de l’affirmation de
soi qui la caractérise.
C’est peut-être la raison pour laquelle la destruction de la vie ne
s’accompagne pas d’une destruction parallèle du sens, mais d’un dévoilement de
celui-ci. Plus généralement, nous pouvons soutenir que c’est dans l’épreuve qui fait
trembler la vie que le sens se laisse lire dans sa nécessité. Le principal
enseignement de cette radicale secousse existentielle est que le sens n’est pas
donné, qu’il ne peut qu’être recherché comme ce principe dynamique qui,
indispensable au déploiement de toute vie, exige de notre part un effort
d’appropriation, une quête difficile qui seule peut le révéler comme tel. C’est par
11
M. Henry, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987, p. 119.
212
Delia Popa
8
cette nécessité découverte dans la négation de l’affirmation vitale première, que le
sens peut être rapproché de l’être, ce qui n’en rend pas moins problématique le
rapport entre l’horizon du sens et celui de l’ontologie.
Contre Nietzsche qui, partant de la même épreuve du non-sens, arguait la
nécessité d’un sens partiel, fruit du perspectivisme qui caractérise toute existence,
Patočka souligne que, pour que la vie puisse suivre son cours, un sens total doit la
porter. Une des conséquences de ce caractère « entier » du sens sur lequel la vie
s’articule est que, lorsque celui-ci apparaît comme menacé, la vie entre elle-même
massivement en crise. Comme l’être, le sens borderait donc l’existence mondaine
comme une de ses possibilités fondamentales, découvertes dans leur nudité
problématique lorsque cette existence est ébranlée dans ses assises et interrogée.
Loin de se laisser lire comme tel dans le déploiement premier de la vie, le sens se
dévoile dans la secousse violente qui la tourne contre elle-même, l’ouvrant en
même temps à une interrogation qui coïncide avec l’expérimentation même que
nous pouvons en avoir, la seule qui soit par ailleurs possible.
Nous pouvons parler ainsi du sens d’être qui va embrasser toujours plus
qu’un étant singulier, pour le comprendre dans l’économie des mouvements de
cohésion qu’il est en train de tisser ou de rompre, mais aussi dans un horizon plus
large que celui que dessinent ses besoins et ses orientations, ses différenciations et
ses affinités, ses aspirations et ses rejets. Le sens d’être est un sens total qui ne nous
soutient chacun d’entre nous dans nos existences que parce qu’il soutient d’abord
le monde que nous partageons et qui embrasse, en tant qu’ « horizon de tous les
horizons »12, tous les êtres avec leurs horizons particuliers respectifs. Il n’en reste
pas moins que le sens d’être de ce qui est ne pourra être atteint qu’à partir des
expériences qui nous éprouvent en tant qu’étants singuliers, assignés à une ipséité
indépassable comme à la condition même de notre ouverture au monde. Pour que le
sens apparaisse dans sa pureté, nous ne devons pas seulement affronter le monde
comme totalité, mais faire également l’épreuve de la solitude radicale à partir de
laquelle le monde apparaît comme monde : en tant que notre monde et en tant que
celui des autres ipséités. C’est donc à la charnière entre totalité et singularité que le
sens est à saisir, sans qu’il puisse être accordé de manière exclusive ni au monde ni
au moi qui y vit et s’y situe à chaque fois.
Ce qui distingue cependant le sens de l’être est la manière dont ils sont
présents dans ce qui existe. Si nous pouvons invoquer l’être comme ce qui se
révèle dans des situations exceptionnelles – comme celles de l’étonnement ou de
l’angoisse – où le conditionnement existential de la vie se laisse surprendre, le sens
est à éprouver comme de l’intérieur de l’expérience en tant qu’ « ossature » de ses
orientations. C’est cette manière qui lui est propre, de se manifester comme
intrinsèque aux vécus, qui rend le sens impossible à saisir indépendamment de leur
articulation et de leur évolution, et qui impose que son interrogation ait lieu à partir
12
Cf. E. Husserl, Expérience et jugement. Recherches en vue d’une généalogie de la logique,
tr. D. Souche-Dagues, Paris, P.U.F., 1970, §§ 8-9 (Erfahrung und Urteil. Untersuchungen zur
Genealogie der Logik. Redigiert und herausgegeben von L. Landgrebe, Hamburg, Glaassen&Goverts,
1954, p. 35 sq).
9
L’aventure du sens et sa problématicité
213
d’une plongée au sein de l’expérience comprise dans ce qu’elle a de plus ordinaire.
Car le sens est indestructiblement lié aux cheminements qu’une vie fait siens, il en
est comme le reflet que nous pouvons interroger afin de la saisir telle qu’elle est
vécue – même si nous devons adopter, pour que cette interrogation soit possible,
une autre vision que celle que nous engageons dans nos affaires quotidiennes. C’est
la raison pour laquelle toute crise du sens exprime une crise de l’expérience vivante,
le sens reflétant les mouvements essentiels d’une existence, à condition qu’un
regard sache les appréhender dans leur sinueuse cohérence.
III. SENS ET FINALITE
S’il est vrai qu’elle désigne la direction ou le cheminement d’une expérience,
la notion de sens se rapporte nécessairement à celle de finalité. Serait à invoquer ici
l’entéléchie aristotélicienne inscrite dans le devenir spécifique de tout ce qui vit et
plus encore la notion de destination (Bestimmung), comprise par Fichte comme ce
nous revient à poursuivre de plus haut et de plus général13. Saisir le sens signifie
dès lors à déceler dans les devenirs des lignes directrices et des orientations qui
mènent toutes quelque part, pourvu que l’on s’évertue à les suivre lorsqu’elles font
leur apparition dans ce que nous vivons. Ainsi naît la connivence entre le voyageur
et son chemin, et le sens en vient à s’opposer à l’égarement et à la perte qui guette
leur commune aventure. Au futile, il répond avec le nécessaire, même s’il n’est
découvert que trop tard. À ce qui est gratuit, il riposte avec la garantie, et à la
légèreté de vivre, avec la gravité de ce qui reste encore pour chacun à faire, à
accomplir, à honorer. La double dimension que Lévinas sut lire dans la
responsabilité – « répondre à » et « répondre de » – pourrait s’appliquer ainsi au
sens. Car il dit à la fois l’appel de la vocation et le rappel de la participation qu’elle
impose, l’élan qui met sur la route et la motivation à la parcourir.
Faut-il en déduire que le sens doit être décrit dans une perspective
téléologique où sa problématicité trouverait ses solutions ? Le sens serait-il à
confondre avec la finalité ? À cette proposition qui séduisit Husserl – même s’il
s’agissait pour lui d’invoquer la « grande » téléologie de la raison – il faut répondre
qu’une action qui obéit à des fins peut manquer de sens, et qu’inversement une vie
sensée peut se déployer hors de tout système de finalités. Considérer le sens et la
finalité comme équivalents revient à réduire l’horizon de gestation du sens à la
détermination d’un ordre établi selon lequel l’expérience se déroulerait. En
radicalisant la dimension passive impliquée dans sa manifestation, on pourra même
l’envisager comme une voie destinale préalablement attribuée à toute expérience.
Cela conduit à sa transformation en une donnée positive, comme lors de son
identification avec les valeurs. De plus, cette perspective téléologique fera
apparaître le sens comme solidaire de la volonté qui se plie à certaines fins et
comme dépendant donc directement de son efficacité.
13
J. G. Fichte, La Destination de l’homme, tr. M. Guéroult, Paris, Aubier-Montaigne, 1942.
214
Delia Popa
10
Si le sens ne peut être saisi comme une voie prédestinée qui annule tout effort
de transformation, de même qu’il peut se présenter comme indépendant du bon
vouloir de ceux qui l’expérimentent, on comprend pourquoi confondre sens et fin
signifie asservir le sens aux fins. Moritz Schlick ira ainsi jusqu’à parler du
« sombre nuage des buts »14, qui occulte le sens dans ce qu’il a de vivant, et de leur
« malédiction » qui lui ôte sa liberté et sa fraîcheur juvénile, toutes deux assurées
par son caractère indéterminé. Suivant Schiller dans ses analyses sur l’éducation
esthétique de l’homme, Schlick comprend le sens comme ce qui se révèle
uniquement dans cette « activité qui se déploie pour elle-même »15 qu’est le jeu,
dans lequel il voit le modèle de l’existence humaine dans ce qu’elle a de plus libre
et de plus épanoui. Or, cette liberté et cet épanouissement sont impossibles aussi
longtemps que l’existence est soumise à un règne des fins qui en prescrit la ligne
directrice et les objectifs. La vie ne révèle son sens que lorsqu’elle se soustrait aux
buts qui l’assujettissent : c’est ainsi que Schlick résout l’énigme du non-sens qui la
traverse. Sereinement consacrée à l’instant présent, elle apparaît alors « comme la
vie des lys des champs »16, chaque expérience qui la compose étant naturellement
remplie d’un sens propre, « comme un sentier de montagne qui offre des vues
sublimes à chaque pas et de nouveaux enchantements »17. L’expérience serait en
cela semblable au jeu qui contient sa raison d’être intrinsèque sans rien exiger, pour
continuer, de ce qui le dépasse ou de ce qui vient le troubler.
À partir de cette analyse qui envisage le sens du point de vue du libre jeu, on
pourrait prendre en considération la possibilité de le faire coïncider avec un autre
type de finalité que celle des buts objectivement fixés, comme la finalité sans fin
que Kant analyse par rapport au jugement de goût dans la Critique de la faculté de
juger 18 . Cette finalité, où il s’agit de tendre vers un partage esthétique sans
l’identifier à une détermination intellectuelle, peut être rapprochée jusqu’à un
certain point de la notion de sens que nous cherchons à délimiter ici, et même
contribuer à la concilier avec un certain type de valeurs : les valeurs esthétiques.
Sans être nécessairement assigné à une fin objective, le sens peut se comprendre
effectivement à partir de ce libre rapport entre les facultés représentatives qui
définit une finalité purement subjective19. De l’horizon ontologique où nous nous
sommes tenus jusqu’ici, nous nous voyons ainsi transférés vers celui de
l’immanence subjective, où la genèse du sens doit être effectivement observée.
Tout le problème sera dès lors celui de tenir ensemble ces deux perspectives, afin
de reconnaître au sens sa liberté par rapport à la sphère de la subjectivité empirique
14
M. Schlick, Le Sens de la vie, tr. D. Janicaud, in Noésis, n°6, « Les idéaux de la
philosophie », Paris, Vrin/CRHI, 2003 (d’après Spiel, die Seele der Jugend in Philosophical Papers,
vol. II, éd. H. Mulder et B. Van de Velde-Schlick, Dordrecht, Reidel, 1979), p. 47.
15
Ibidem, p. 25.
16
Ibidem, p. 28.
17
Ibidem, p. 29.
18
E. Kant, Critique de la faculté de juger, tr. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1993, §§ 10-11, pp. 84–86.
19
Elle ne bénéficiera pas moins de sa propre objectivité et nécessité assurées par le sens
commun. Voir Ibidem, § 20, pp. 108–109.
11
L’aventure du sens et sa problématicité
215
sans l’isoler pour autant dans une perspective ontologique neutre, qui submerge les
points de vue singuliers20.
Kant nous aide à éclaircir ce problème lorsqu’il précise que la finalité qui
anime le jugement de goût est à comprendre au niveau des conditions de possibilité
de la subjectivité empirique. La réflexion sur ces conditions de possibilité est
poussée, dans la troisième critique, plus loin que dans la première, raison pour
laquelle Kant invoque une finalité purement formelle, sur laquelle n’influe la
formation d’aucune détermination objective. Les investigations kantiennes dans le
domaine de l’esthétique approfondissent ainsi le niveau des synthèses
transcendantales que la Critique de la raison pure avait seulement dévoilé, et le
découvrent comme étant celui où une expérience est possible. Cependant, cet
approfondissement est à peine initié, et le concept formel de finalité que Kant
introduit est le signe d’une limite que ses analyses ne peuvent se permettre de
franchir. Par elle, nous comprenons que le transcendantal n’est pas encore
expérimentable autrement que comme la forme d’une expérience concrète qui va
nécessairement l’occulter dans son effectuation. Or la notion de sens que nous
cherchons à circonscrire exige un cadre différent, à savoir celui où une expérience
du transcendantal est possible pour elle-même de manière intuitive. La définition
formelle de la finalité esthétique sur laquelle Kant s’arrête rend effectivement
impossible son application au sens, car il est certain que, pour ne pas se réduire à
un symptôme aléatoire d’une expérience qui s’ignore, le sens ne peut pas non plus
être réduit à une qualité formelle indépendante de ses contenus. Le mouvement
d’orientation qu’il exprime ne saurait être prélevé comme une trajectoire indicielle
étrangère à ce qu’elle porte, car il ne se dessine qu’au fur et à mesure qu’il est
assumé, comme s’il émanait du développement même de l’expérience qu’il articule.
Si l’on invoque souvent le sens dans sa teneur, c’est pour marquer son
caractère nécessairement « rempli », sa capacité d’investir la manière dont les
divers « contenus » de l’expérience s’arrangent, se répondent et se génèrent
mutuellement. Ceci ne revient pas à faire dépendre le sens d’une factualité
empirique changeante, mais plutôt à soutenir qu’il se définit en rapport avec ce que
l’expérience a d’intuitif, avec son déroulement et son enroulement sensible,
directement saisi et assumé. Cette teneur intuitive du sens fut le principal repère du
testament phénoménologique que Husserl nous légua dans la Crise des sciences
européennes et la phénoménologie transcendantale21. Aux « vêtements d’idées » et
de symboles qui recouvrent et travestissent le sens dans son opérativité concrète,
Husserl opposa ainsi le « monde réellement donné dans l’intuition, réellement
éprouvé et éprouvable, dans lequel toute notre vie se déroule pratiquement »22 afin
20
Cet écueil de l’ontologie a été mis en évidence par la critique lévinassienne de Heidegger
esquissée déjà dans De l’existence à l’existant, Paris, Fontaine, 1947.
21
E. Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, tr.
G. Granel, Paris, Gallimard/Tel, 1976, § 9 « La mathématisation galiléenne de la nature » (Hua VI,
Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie. Eine
Einleitung in die phänomenologische Philosophie, hrsg. Walter Biemel, 1954).
22
Ibidem, § 9, h), p. 59.
216
Delia Popa
12
de saisir une « formation-de-sens originellement vivante »23, exempte des mutations et
des glissements que la formalisation de la science moderne lui a fait subir.
Ce n’est cependant pas uniquement la couche formelle et symbolique de la
connaissance qui doit ainsi être suspendue ; la négation de l’affirmativité première
de la vie naïve, que nous avons observée comme étant la condition de son
dévoilement, doit être envisagée de la manière la plus rigoureuse, afin d’atteindre
cette intuitivité du sens et afin d’ouvrir, au sens strict, la possibilité de son
expérience. Bien qu’intimement solidaire de l’expérience concrète, situationnelle et
historique, le sens ne peut être expérimenté comme tel que lorsque l’expérience qui
l’ignore est contrée dans son mouvement d’expansion, troublée et questionnée.
L’épochè phénoménologique permet de rendre compte de cette situation
gnoséologique paradoxale. Toutefois, il y a lieu d’envisager la possibilité que la
négativité nécessaire à la révélation du sens soit déjà présente au sein de
l’expérience, comme une composante nécessaire à son développement, la
contraignant, en quelque sorte, à aller contre soi pour gagner une certaine
conscience de ce qui l’anime. L’intérêt d’une telle approche n’est pas de négliger
les conséquences de l’épochè phénoménologique telle que Husserl l’a thématisée,
mais de montrer l’inconsistance de la position qui insiste sur son caractère artificiel
et « calculé ». Loin d’une décision théorique imposée arbitrairement à l’expérience
naturelle, la réduction phénoménologique peut apparaître comme solidaire de cette
dernière, dans la mesure où il nous est possible de la retrouver comme une des
conditions nécessaires de sa vivacité, survenant de manière inattendue pour éclairer
son cheminement. Ce sont surtout les analyses phénoménologiques de l’imagination
comprise comme fantaisie24 qui montrent que le cours de l’expérience intuitive est
parsemé par des mouvements d’épochè spontanés qui ne font que raviver son
intuitivité, la maintenant dans une ferveur qui la préserve du recouvrement et du
renfermement des déterminations objectives et symboliques.
Suivi à partir de cette perspective, le tracé du sens est loin d’être purement
formel ; il est à observer dans le rythme de ces actes qui nous installent dans un
rapport direct avec ce qui est à expérimenter, de ces rencontres qui, tout en nous
mettant à l’épreuve, font l’épanouissement de notre activité, elle-même comprise à
l’aune d’un perpétuel échange avec les autres et avec le monde en général. Pour
soutenir les évolutions les plus singulières, le sens est donc impliqué dans cette
condition existentiale que ne connaissent que ceux qui (se) rencontrent, à localiser
dans la zone médiane et perpétuellement mutante de leur rassemblement, qui les
éclaire chacun dans leur spécificité. C’est dans la lumière de ce site partagé que le
sens pourra être compris comme le lieu propre d’une chose ou d’une personne,
23
Ibidem, § 9, k), p. 65 (souligné dans le texte).
E. Husserl, Phantasia, conscience d’image, souvenir. De la phénoménologie des
présentifications intuitives. Textes posthumes (1898–1925), tr. fr. par R. Kassis et J.-F. Pestureau
revue par J.-F. Pestureau et M. Richir Grenoble, Millon/Krisis, 2002, (Hua XXIII, Phantasie,
Bildbewusstsein, Erinnerung. Zur Phänomenologie der anschaulichen Vergegenwartigungen. Texte
aus dem Nachlass (1898–1925). Hrsg. Eduard Marbach, 1980).
24
13
L’aventure du sens et sa problématicité
217
comme ce en quoi elle peut se reconnaître de manière simple et authentique. Dès
lors, nous comprenons pourquoi il ne peut être ramené à une qualité positive, à
fixer une fois pour toutes : le sens ressort des rapports que nous entretenons avec le
monde et se nourrit de la vivacité et de la réalité de ces rapports.
Mais alors, comment s’explique le fait que ce qui devrait briller dans la
rencontre des êtres et des choses dans sa plus grande simplicité et authenticité – le
sens – reste souvent difficile à saisir, voire s’absente manifestement ? Est-ce le
dynamisme foncier de notre commerce avec ce et ceux qui nous entourent qui doit
être tenu pour responsable de son instabilité et de sa fragilité ? Difficile d’y
acquiescer : si sens il y a, c’est en vertu du cheminement et de la mobilité qui
portent nos rencontres, en vertu de l’orientation que nous devons sans cesse
inventer et ajuster par rapport à ce que nous attendons et à ce qui arrive. C’est
pourquoi il serait plus adéquat d’envisager le sens comme foncièrement
problématique. C’est la conclusion à laquelle Patočka aboutit dans ses analyses
portant sur la naissance de l’histoire, elle-même redevable, selon lui, à ces
changements par lesquels le sens cesse d’entretenir la vie, pour la bouleverser de
fond en comble. Or, c’est en cet ébranlement de la vie, qui est à comprendre
comme ébranlement du sens auquel elle adhère naïvement, qu’est à découvrir « une
teneur de sens plus libre, plus ambitieuse »25, qui ne devient visible que lorsqu’il
assume la transformation comme étant son mode propre.
Le sens auquel la vie adhère sans interroger sa provenance est, selon Patočka,
un sens « modeste », qui n’a pas encore entrevu son potentiel de risque et de
problématicité, dévoilé par l’expérience de la perte du sens. Mais si nous ne devons
pas nous empresser d’interpréter cette situation de crise comme le symptôme d’un
total non-sens, c’est parce qu’elle recèle la possibilité d’un nouveau rapport à ce
qui est, à son être et à sa vie, rapport que la philosophie a incarné depuis sa
naissance grecque et dont l’histoire est la conséquence concrète immédiate. C’est
sur les marges de l’épreuve du non-sens que le sens est donc à découvrir comme
opérant, comme réel et vivant.
Loin de signifier sa suppression, l’ébranlement du sens marque son éclosion
en tant que sens libre, assumé par des consciences individuelles et mis à l’épreuve
dans leur rencontre et leur confrontation. Le sens modeste de la vie naïve et le sens
dogmatique « donné une fois pour toutes » ne cessent pas pour autant de se
disputer le terrain sur le fond du nihilisme. Saisir le sens comme nécessairement
problématique revient dès lors à éviter ces deux positions et ce à quoi elles
prétendent offrir une alternative26 : entre le sens précaire de la vie naïve et le sens
posé de manière dogmatique, se dresse ainsi le profil fragile d’un sens qui ne peut
exister que pour autant qu’il est assumé de manière responsable, confronté et
25
J. Patočka, Essais hérétiques, op. cit., p. 88.
Selon Patočka le nihilisme ne peut être assumé comme position conséquente, non seulement
parce que, à l’instar du scepticisme, il succombe à ses propres arguments, mais aussi parce que
« l’homme ne peut pas vivre avec la certitude du non-sens. » Cf. Ibidem, p. 102.
26
218
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14
défendu, perdu et retrouvé, et dans lequel Patočka voit le remède courageux et
difficile contre le nihilisme moderne et contemporain.
Ce n’est pas en soumettant le sens à une interrogation neutre que sa teneur
problématique sera atteinte ; c’est en vivant l’épreuve de sa perte comme lui étant
nécessairement constitutive, comme incontournable dans sa formation, comme si le
sens était voué à renaître perpétuellement de ses cendres et à ne vivre, en tant que
sens libre, que de cette renaissance. La problématicité du sens relève donc, à
proprement parler, d’un défi que doivent affronter ceux qui ont traversé
l’expérience du non-sens, et qui ne peuvent en faire l’économie lorsqu’ils en
viennent à envisager le sens pour lui-même. Le sens ne peut être assumé dès lors
que comme nécessairement problématique – car il revient à ceux qui acceptent
encore de le chercher après l’avoir perdu et à ceux qui assument, contre son
abandon facile, la possibilité de son renouveau.
Le problème du sens n’est nullement nourri par une interrogation qui lui
serait appliquée de manière abstraite, mais se découvre dans l’épreuve de sa perte
et dans la quête nouvelle que cette perte rend possible. Un examen des limites de
notre attachement à un sens donné, mais aussi des capacités que nous avons à nous
mettre à sa recherche et à créer les conditions de son surgissement, est pour cela
nécessaire. Du moment où nous aurons accepté de faire nôtre « le sens en tant que
chemin » 27 , à tâtonner et à parcourir, et de devenir ainsi responsables de sa
découverte, cette double clause pourra être assumée, à la lumière de l’expérience à
laquelle elle se verra appliquée.
Si la question du sens comme problème surgit à chaque fois que l’expérience
vive entre en crise, c’est de cette expérience que nous devrons partir, c’est à elle
que nous devrons nous en tenir. Le plus étonnant reste le fait que, détachée du sens
qui la porte, obligée à s’en séparer comme si elle sacrifiait son trésor le plus intime,
la vie se nourrit de son épreuve. En perdant son orientation essentielle, elle se voit
contrainte à se reconsidérer à partir de la perspective que lui ouvre le péril de la
destruction qui plane sur elle et, ainsi, de se régénérer profondément. Avoir perdu
la tranquillité de « l’épanouissement et de l’évanouissement du lys des champs »28
signifie alors pour la vie et pour le sens ébranlé qui la porte, la chance d’un
ressourcement fondamental, le commencement d’une nouvelle aventure commune
où ils n’auront plus à s’occulter mutuellement : celle d’une vie éveillée à la fois à la
nécessité et à la fragilité de son sens.
27
28
Ibidem, p. 105.
Ibidem, p. 103.