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L’AVENTURE DU SENS ET SA PROBLEMATICITE DELIA POPA Abstract. Underlying the importance of meaning when describing the way that experience takes birth and develops, phenomenology hasn’t always clearly specify its concrete nature and its practical consequences. Following Patocka’s suggestions, the paper confronts the notion of meaning with those of being, life, value and finality, in order to show that its nature reveals only in its concrete experimentation, when meaning is lost or about to be lost, when it remains unknown or to be discovered. The necessity of meaning for living is thus to be defended from the point of view of those who share it in the clear lucidity of its fragility and through the hope to sustain its revival. Key words: Meaning, Experience, Epochè, Being, Value, Finality, Freedom. « Je ne peux parvenir à aucune conception rigoureuse d’une possible détermination du sens (…) qui ne parie pas sur une transcendance, une présence réelle… »1 Au premier regard la notion de sens paraît pouvoir s’appliquer à tous les domaines de l’existence, des plus négligeables aux plus importants, des plus infimes au plus signifiants, jusqu’à embrasser l’existence même pour en rendre compte comme totalité. De chaque pratique, de chaque partie de nos vies et de chaque expérience nous pouvons tenter de saisir le sens, comme si quelque chose présidait nécessairement à leur déroulement pour en fournir à la fois la raison suffisante et la direction. Entre ces deux principales dimensions du sens qui se proposent spontanément, la dernière apparaît comme étant la plus à même de le définir en propre. Car le sens ne peut être rapporté à une raison suffisante – voire à un fondement – qu’après avoir fait valoir sa qualité dynamique d’orientation qui se dégage sur une certaine longueur de temps de l’évolution d’une chose et qui peut rendre compte de son devenir spécifique. Le sens apparaît ainsi comme solidaire Delia Popa Chargé de Recherches FNRS, Université Catholique de Louvain, Centre de Philosophie du Droit, Collège T. More, Pl. Montesquieu, 2, 1348, Louvain-la-Neuve, Belgique ; e-mail : delipo@yahoo.fr 1 G. Steiner, Le Sens du sens. Présences réelles, tr. M. Philonenko, Paris, Vrin, 1988, p. 67. Rev. Roum. Philosophie, 54, 2, p. 205–218, Bucureşti, 2010 206 Delia Popa 2 d’une certaine temporalisation de nos vécus, qui leur permet de se répondre et de se correspondre, à l’aune d’un rythme qui est toujours à redécouvrir à même leur enchaînement. Parmi les courants philosophiques qui ont abordé la question du sens, la phénoménologie se distingue par l’importance croissante qu’elle lui a reconnue dans le cadre de ses analyses. Bien plus qu’un thème de recherche, le sens est devenu une composante essentielle de sa méthode, dont dépend la compréhension nouvelle de l’expérience qu’elle propose. Toutefois, si la phénoménologie a fait du sens son repère, elle n’en a pas pour autant toujours suffisamment explicité les enjeux problématiques. Ces dernier ont ainsi à la fois été mis en lumière et occultés pas le rapport qui s’institue entre le sens et ce qu’il doit orienter dans ses mouvements et dans son développement, à savoir le domaine de l’expérience, compris au sens large de ce qui est entrepris et éprouvé. Cette philosophie qui a axé ses interrogations sur les modes de production du sens nous doit ainsi encore une théorie du sens qui explore non seulement ses conditions d’engendrement, mais aussi ses conditions d’expérimentation et qui prenne ainsi la mesure de ses conséquences pratiques. Nous nous proposons d’explorer dans ce qui suit quelques-unes de ces conditions, en insistant sur la dimension pratique du sens vécu. Le sens sera ainsi à distinguer d’emblée de la signification, et rapproché des actes intuitifs et de la temporalisation intersubjective qui leur est constitutive. I. LE SENS ET L’EXPERIENCE On peut parler du sens d’une rencontre, de celui d’un métier ou d’un voyage, du sens de l’art, du sens de l’histoire ou de celui de la vie. Son aire d’expérimentation apparaît au premier regard comme étonnamment flexible, ce qui interdit d’en faire l’apanage d’un domaine particulier et ce qui met également à mal les tentatives de le cerner. Dans ce que nous vivons, il n’y a pas des parcelles qui soient nécessairement assignées au sens, alors que d’autres seraient vouées à en manquer irrémédiablement. Tout peut accéder au sens, de la même manière que tout peut en être dépourvu : c’est en cela que consiste l’étrange aventure qui est la sienne, faite de l’abondance d’un hasard où nous nous risquons entièrement. Est-ce à dire que le sens est une qualité qui ne s’attache à aucune nature et à aucun devenir particulier, et que rien ne peut influer de manière principielle sur l’expérience de son acquisition et sur celle de sa perte ? Avant d’embrasser de telles hypothèses qui ouvrent la porte au plus puissant des nihilismes, celui que toute expérience concrète indiffère, il y a lieu de montrer que le sens est toujours solidaire d’une expérience, et que, conséquemment, son épanouissement ou son ébranlement dépendent de l’évolution de celle-ci, et en sont les fidèles expressions. Tout le problème sera de définir les conditions de cette expérience et de son lien au sens. 3 L’aventure du sens et sa problématicité 207 L’attachement du sens à l’expérience dans ce qu’elle a de plus concret dans ses modes de déroulement, mais aussi dans ses possibilités, est, comme Jan Patočka l’a montré, le principal critère qui distingue le sens de la valeur, permettant d’interroger son origine spécifique. En revanche, la confusion entre sens et valeur occulte l’interrogation dans son intention et opère une véritable substruction de la question du sens. Comment s’explique ce danger, qui fait de la superposition du sens et de la valeur une tentation subtile et trompeuse ? Le problème vient de ce que, tout en tenant les valeurs – le bien, le beau, la justice – pour une source de sens pour l’expérience, nous les comprenons, elles et le sens qui devrait s’y identifier, comme « un étant positif qui est en toutes circonstances ce qu’il est »2, comme quelque chose d’autonome par rapport à toute situation. Le sens apparaît alors comme « donné une fois pour toutes », garanti par des instances métaphysiques qui ne sauraient être tenues pour responsables des mésaventures comme celles du désespoir existentiel, de l’absurde situationnel et historique ou du scepticisme dans la connaissance, pour ne nommer que quelques-uns des cas où le sens apparaît sous une lueur incertaine. La précarité et la problématicité qui y sont liées seraient à attribuer non pas à ce qui porte le sens – les valeurs – mais à ceux à qui il est attribué, qui, pour des raisons mystérieuses, ne parviennent plus à les assumer. Contre une telle position qui tient le sens pour quelque chose de gagné d’avance et sa déperdition pour incompréhensible, il faut rappeler que « le sens et la perte de sens sont des phénomènes de l’expérience concrète »3, ce qui engage à interroger plus radicalement son origine, sa crise et son possible renouveau. Or, si nous nous astreignons à envisager le sens à partir de ce que l’expérience a de plus immanent, non pas comme principe extrinsèque de son déroulement, mais comme ce qui naît dans son évolution la plus intime, il se montre bien plus difficile à déceler comme tel. S’il ne peut être ramené à aucun élément positif, comme Patočka le soutient, comment le sens pourra-t-il se définir ? Il se peut que le problème du sens commence ici, dans cette première confusion quant à ce que signifie, très précisément, qu’une expérience en soit pourvue ou qu’elle en manque, lorsque l’on s’en tient à la description de sa simple manifestation, celle par laquelle sa vie s’exprime. Car en elle-même, toute vie paraît adhérer spontanément au sens ; et pourtant, il peut la déserter et la laisser en proie au plus grand des désarrois, celui de la désorientation absolue qui naît de l’absence de toute raison de poursuivre et de tout principe opérant à même les vécus. D’où nous vient le sens, pour qu’il resplendisse parfois de manière aussi impressionnante dans les choses et les êtres ? Et qu’est-ce qui fait que nous en déplorons le plus souvent l’absence, le déclin, voire la crise ? L’origine du sens serait-elle à chercher dans l’ordre des choses de la nature, dans une cohésion du 2 J. Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, tr. E. Abrams, Paris, Verdier, 1999, p. 80. 3 Ibidem, p. 81. 208 Delia Popa 4 cosmos préalable à toute initiative qui nous serait propre ? Se trouverait-elle dans l’ordre de l’action des humains, dans lequel leur pensée et de leur volonté trouve une concrétisation ? Serait-elle à trouver dans le déroulement de la vie – indistinctement vie du cosmos et vie de la pensée –, dépendant de ses montées en intensité et de ses tristes retombées ? II. L’ANTINOMIE DE L’ETRE ET DU SENS Afin d’avancer vers la source de cette problématicité concrète du sens, une remarque doit être dégagée du constat que « tout peut accéder au sens et tout peut en être dépourvu », qui nous donne l’axiome de son aventure : c’est le rapport du sens avec la totalité de ce qui existe. S’il ne peut être circonscrit en rapport avec telle ou telle région de l’étant, le sens s’éclaire en rapport avec la totalité de ce qui est, dans la mesure où il peut l’embrasser en entier, de même qu’il peut la déserter. Nous pourrions penser que c’est le premier type d’expérience qui est le plus à même de révéler la spécificité du sens. Mais, étrangement, lorsque dans tout ce qui est, règne l’expérience sensée, le sens même est difficile à déceler, comme si, occulté par son efficacité, il opérait de manière invisible dans ce qui vit. Toutes autres sont les potentialités de l’expérience de la perte du sens, et cela d’autant plus si elle est massive. C’est ce qui a été mis en évidence par les analyses de Martin Heidegger dans Etre et temps4 : lorsque ce qui nous entoure se vide de sens, lorsque la totalité de l’étant intramondain se retire dans l’insignifiance, commence à briller pour nous l’être dans sa pureté brute. La perte soudaine de significativité dans l’angoisse entraîne une ouverture du « monde comme monde » et une révélation de « l’êtrepour le pouvoir-être » le plus propre du Dasein qu’est « l’être-libre pour la liberté de se-choisir-et-de-se-saisir-soi-même » 5 dans sa singularité la plus radicale. La chute dans le « rien » d’un non-sens généralisé à la totalité de ce qui est, qu’assure la parfaite indétermination de l’affect fondamental de l’angoisse, permet au Dasein de découvrir le phénomène plus originaire du « hors-de-chez-soi » (das Unzuhause) qui lui révèle l’authenticité et l’inauthenticité en tant que possibilités fondamentales de son être6. Cette situation ontologique analysée par Martin Heidegger met en évidence, comme Jan Patočka l’a montré 7 , une antinomie entre le sens et l’être, dans la mesure où la perte totale du sens de l’expérience courante est la condition de l’ouverture du Dasein à son être. Il s’agit d’une antinomie qui en entraîne d’autres, 4 M. Heidegger, Etre et temps, tr. E. Martineau, Paris, Authentica, 1989, p. 144 sq. (Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 2001, § 40, p. 184 sq.) 5 Ibidem, p. 145 (Ibidem, p. 188). Souligné dans le texte. 6 Ibidem, p. 147 (Ibidem, p. 191.) 7 J. Patočka, Essais hérétiques, op. cit., p. 82 sq. 5 L’aventure du sens et sa problématicité 209 dont notamment celle qui oppose le sens et l’existence authentique, ainsi que le sens et la vérité, le sens apparaissant comme solidaire d’une vie qui doit nécessairement abdiquer ou, au moins, être suspendue pour que l’authenticité et la vérité deviennent expérimentables. Les conséquences de ces différenciations tranchantes sont importantes, car elles contribuent à mettre à l’écart la question portant sur le sens par rapport aux questions ontologiques et par rapport à celles qui concernent la vérité. S’il est vrai que nous pouvons isoler ainsi le sens de l’être et de la vérité, pour l’attribuer exclusivement à une vie qui ne peut se déployer comme telle, dans son insouciance et sa naïveté naturelles, qu’en dehors de l’horizon ontologique et gnoséologique, la vie de ce qui est et les méandres de l’apparence où elle se meut constitueront les repères à approfondir pour que le sens se voie reconnu dans sa teneur réelle. Que sera le sens envisagé à partir de son simple rapport à la vie ? Ce qu’elle aura accepté d’emblée, ce à quoi elle aura adhéré spontanément pour assurer sa continuité, son intensité et sa force. Le sens ainsi compris est ce que la vie possède naïvement, sans en interroger la provenance et la nature, mais aussi ce qu’elle craint par-dessous tout de voir menacé ou de perdre – une sorte d’articulation intrinsèque ou de souffle intime dont elle ne peut se dispenser sans souffrir, raison pour laquelle elle se retrouve si démunie lorsque le sens lui fait défaut. Il apparaît que c’est souvent indépendamment de son être et de sa vérité que le sens peut se retirer de la vie, qui se retrouve alors déstabilisée dans son cours et mise en péril, jusqu’à souhaiter sa propre suppression. La fragilisation de la vie ainsi éprouvée n’en est pas moins instructive quant au sens qui la soutient. C’est pourquoi, pour saisir le sens dans la vie, « il faut interroger le phénomène même de la perte du sens » 8 . Un dépassement de sa naïveté première est pour cela requis, un pas en avant est à faire vers ce qui arrive lorsque vie et sens se séparent. Qu’y a-t-il à observer ? Lorsque le sens s’absente, la vie n’est plus la même, et c’est dans ce changement insigne de son régime, qui peut être poussé jusqu’à la perte totale du sol de l’existence naturelle, que l’origine du sens doit être interrogée. Nous comprenons pourquoi la phénoménologie, qui a cherché à établir les conditions de possibilité du sens de l’expérience, a procédé à la suspension de la position d’existence de la vie naturelle : loin d’une épreuve arbitraire imposée à la vie, l’épochè phénoménologique a pour finalité de dévoiler le sens qui est le sien, afin de pouvoir la retrouver dans une plus grande liberté et dans une compréhension élargie. Qu’est-ce qui fait, toutefois, que la vie se déroule parfois sur des voies sensées et qu’elle s’en retire d’autres fois ? Comment certaines choses parviennentelles au cours d’une vie à gagner du sens alors que d’autres le perdent ? Qu’est-ce qui décide, plus généralement, entre les deux possibilités radicales d’une vie sensée et d’une vie plongée dans le non-sens? Cette force de décision semble partagée 8 Ibidem, p. 85. 210 Delia Popa 6 entre les jeux de la contingence et l’ipséité à laquelle ces expériences se rapportent, en dehors de laquelle elles ne sauraient « faire sens ». La vie consciente de cette ipséité doit dès lors être analysée, comme Husserl l’a montré, sous les espèces d’une donation de sens (Sinngebung)9. On ne saurait minimiser trop hâtivement les enjeux de sa leçon phénoménologique, selon laquelle le sens ne gît pas dans les choses, mais est acquis par elles seulement dans la mesure où quelqu’un en a le sens. Mais ce quelqu’un – un moi conscient animé par une vie transcendantale – est toutefois le premier à se heurter au non-sens et à en souffrir comme d’une épreuve qui le met en péril, même lorsqu’il croit être parvenu à se garantir la plus rassurante des sécurités. L’expérience de la perte du sens apparaît dès lors comme une expérience qui dépasse les pouvoirs de la subjectivité intentionnelle. Si elle est le lieu de la production du sens, la subjectivité se découvre comme incapable de le maintenir d’en garantir la durée et même, dans certaines situations, de continuer à le produire. Déconnecté de son propre pouvoir de donner du sens à ce qu’elle vit, elle est renvoyée alors à elle-même comme à un lieu vide, où résonnent faiblement les voix des possibilités inaccomplies et les répétitions stériles de ce qui a déjà eu lieu. Comment peut-on rendre compte des limites de la donation de sens (Sinngebung) qui est la sienne en tant que subjectivité opérante ? Comment une phénoménologie qui a exhibé et exalté les pouvoirs sensés du sujet pourra-t-elle expliquer ce qui les met à mal et ce qui vient vaincre leur efficacité ? Face à ces questions, un retour s’impose à l’ouverture au monde et à l’être qui est le nôtre, car c’est dans ce commerce avec ce qui nous détermine indépendamment de notre pouvoir, mais en même temps en étroit rapport avec le déploiement de celui-ci, qu’est à chercher l’articulation de l’existence à un sens. Ce qui est à observer à partir des épreuves que la vie subit dans sa significativité, c’est que « l’ébranlement continuel de la conscience naïve qui se croit en possession du sens, (…) est un nouveau mode de sens, un sens dont on découvre la connexion avec le mystère de l’être et de l’étant en totalité »10 . Il est possible de montrer que l’antinomie entre sens et être que nous avons décelée avec Patočka est loin d’être absolue et que les oppositions qui en découlent ne sont qu’apparentes. Prouver leur inconsistance exige de notre part un effort supplémentaire de remonter à la source de ce qui relie le sens et l’être, par-delà la négation qu’ils paraissent se témoigner mutuellement. Ce n’est pas l’examen d’un horizon ontologique dont toute effectivité ontique serait absente qui révélera la complicité profonde entre le sens et l’être. C’est en envisageant l’implication du sens auprès de la vie dans son déroulement concret que son élucidation devient possible. 9 E. Husserl, Idées directrices pour une philosophie et une phénoménologie pure, tr. fr. Paul Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950, § 55, p. 183 (Hua III, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie. Erstes Buch: Allgemeine Einführung in die reine Phänomenologie, hrsg. Walter Biemel, p. 106 sq). 10 J. Patočka, Essais hérétiques, op. cit., p. 86 (c’est nous qui soulignons). 7 L’aventure du sens et sa problématicité 211 Nous avons observé que la vie peut se retrouver d’un jour à l’autre en proie au désarroi, voire à l’autodestruction, parce que son sens a été dérobé. De cette situation, on pourrait déduire que la vie ne contient pas en soi sa raison d’être, et qu’elle exige, pour se maintenir et pour se poursuivre, un sens qui ne dépend pas d’elle, qu’elle rencontre parfois, mais à l’absence duquel elle doit également souvent se résigner. Si l’on se penche cependant sur le mouvement propre à la vie, il apparaît comme celui d’un déploiement affirmatif et d’un perpétuel accroissement intensif qu’aucun principe extérieur ne peut soutenir. Conséquemment, si sens il y a, il est intrinsèque à ce mouvement. On pourrait dès lors penser que le sens transparaît de la manière la plus claire dans cette évolution propre à la vie, comme son mouvement intime qui la pousse à s’affirmer de manière illimitée. Nous tiendrions là la définition la plus simple du sens, celle qui le conçoit comme ce qui permet à l’accroissement intensif de la vie de se déployer, comme ce qui assure l’affirmation en quelque sorte aveugle de son mouvement naturel. Cette définition pourrait dissoudre définitivement sa problématicité et mettre fin à notre interrogation, si le sens ne pouvait si facilement subir une inversion née de la négation de cet élan affirmatif et de l’étouffement de son développement premier. Effectivement, lorsque l’affirmation initiale de la vie se meut en négation de soi, et que le sens qui la soutenait est inversé, son élan se brise. Le symptôme de la désorientation n’est qu’un effet de cette négation qui survient de manière intempestive, empêchant la vie de se vivre naïvement et la condamnant à tourner l’énergie de son déploiement spontané contre soi. Michel Henry décèle la source de cette déstabilisation qui peut être poussée jusqu’au désir d’autosuppression dans son « souffrir primordial », celui d’une insoutenable et continuelle épreuve de soi, au sein de laquelle naît « le vouloir de cette souffrance de n’être plus elle-même et pour cela de n’être plus la vie »11. Or, il est important de noter que, loin d’anéantir le sens, cet épuisement vital et ce désœuvrement de l’activité frénétique de la vie sont la condition nécessaire pour que la question le concernant puisse être posée. En effet, pour autant que la vie s’affirme de manière naïve, la nécessité d’exhiber son sens et de l’expérimenter comme tel n’est à aucun moment évidente. Alors qu’il soutient son entreprise d’autoposition, le sens est condamné à rester caché dans le mouvement de la vie, occulté par la montée intensive de l’affirmation de soi qui la caractérise. C’est peut-être la raison pour laquelle la destruction de la vie ne s’accompagne pas d’une destruction parallèle du sens, mais d’un dévoilement de celui-ci. Plus généralement, nous pouvons soutenir que c’est dans l’épreuve qui fait trembler la vie que le sens se laisse lire dans sa nécessité. Le principal enseignement de cette radicale secousse existentielle est que le sens n’est pas donné, qu’il ne peut qu’être recherché comme ce principe dynamique qui, indispensable au déploiement de toute vie, exige de notre part un effort d’appropriation, une quête difficile qui seule peut le révéler comme tel. C’est par 11 M. Henry, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987, p. 119. 212 Delia Popa 8 cette nécessité découverte dans la négation de l’affirmation vitale première, que le sens peut être rapproché de l’être, ce qui n’en rend pas moins problématique le rapport entre l’horizon du sens et celui de l’ontologie. Contre Nietzsche qui, partant de la même épreuve du non-sens, arguait la nécessité d’un sens partiel, fruit du perspectivisme qui caractérise toute existence, Patočka souligne que, pour que la vie puisse suivre son cours, un sens total doit la porter. Une des conséquences de ce caractère « entier » du sens sur lequel la vie s’articule est que, lorsque celui-ci apparaît comme menacé, la vie entre elle-même massivement en crise. Comme l’être, le sens borderait donc l’existence mondaine comme une de ses possibilités fondamentales, découvertes dans leur nudité problématique lorsque cette existence est ébranlée dans ses assises et interrogée. Loin de se laisser lire comme tel dans le déploiement premier de la vie, le sens se dévoile dans la secousse violente qui la tourne contre elle-même, l’ouvrant en même temps à une interrogation qui coïncide avec l’expérimentation même que nous pouvons en avoir, la seule qui soit par ailleurs possible. Nous pouvons parler ainsi du sens d’être qui va embrasser toujours plus qu’un étant singulier, pour le comprendre dans l’économie des mouvements de cohésion qu’il est en train de tisser ou de rompre, mais aussi dans un horizon plus large que celui que dessinent ses besoins et ses orientations, ses différenciations et ses affinités, ses aspirations et ses rejets. Le sens d’être est un sens total qui ne nous soutient chacun d’entre nous dans nos existences que parce qu’il soutient d’abord le monde que nous partageons et qui embrasse, en tant qu’ « horizon de tous les horizons »12, tous les êtres avec leurs horizons particuliers respectifs. Il n’en reste pas moins que le sens d’être de ce qui est ne pourra être atteint qu’à partir des expériences qui nous éprouvent en tant qu’étants singuliers, assignés à une ipséité indépassable comme à la condition même de notre ouverture au monde. Pour que le sens apparaisse dans sa pureté, nous ne devons pas seulement affronter le monde comme totalité, mais faire également l’épreuve de la solitude radicale à partir de laquelle le monde apparaît comme monde : en tant que notre monde et en tant que celui des autres ipséités. C’est donc à la charnière entre totalité et singularité que le sens est à saisir, sans qu’il puisse être accordé de manière exclusive ni au monde ni au moi qui y vit et s’y situe à chaque fois. Ce qui distingue cependant le sens de l’être est la manière dont ils sont présents dans ce qui existe. Si nous pouvons invoquer l’être comme ce qui se révèle dans des situations exceptionnelles – comme celles de l’étonnement ou de l’angoisse – où le conditionnement existential de la vie se laisse surprendre, le sens est à éprouver comme de l’intérieur de l’expérience en tant qu’ « ossature » de ses orientations. C’est cette manière qui lui est propre, de se manifester comme intrinsèque aux vécus, qui rend le sens impossible à saisir indépendamment de leur articulation et de leur évolution, et qui impose que son interrogation ait lieu à partir 12 Cf. E. Husserl, Expérience et jugement. Recherches en vue d’une généalogie de la logique, tr. D. Souche-Dagues, Paris, P.U.F., 1970, §§ 8-9 (Erfahrung und Urteil. Untersuchungen zur Genealogie der Logik. Redigiert und herausgegeben von L. Landgrebe, Hamburg, Glaassen&Goverts, 1954, p. 35 sq). 9 L’aventure du sens et sa problématicité 213 d’une plongée au sein de l’expérience comprise dans ce qu’elle a de plus ordinaire. Car le sens est indestructiblement lié aux cheminements qu’une vie fait siens, il en est comme le reflet que nous pouvons interroger afin de la saisir telle qu’elle est vécue – même si nous devons adopter, pour que cette interrogation soit possible, une autre vision que celle que nous engageons dans nos affaires quotidiennes. C’est la raison pour laquelle toute crise du sens exprime une crise de l’expérience vivante, le sens reflétant les mouvements essentiels d’une existence, à condition qu’un regard sache les appréhender dans leur sinueuse cohérence. III. SENS ET FINALITE S’il est vrai qu’elle désigne la direction ou le cheminement d’une expérience, la notion de sens se rapporte nécessairement à celle de finalité. Serait à invoquer ici l’entéléchie aristotélicienne inscrite dans le devenir spécifique de tout ce qui vit et plus encore la notion de destination (Bestimmung), comprise par Fichte comme ce nous revient à poursuivre de plus haut et de plus général13. Saisir le sens signifie dès lors à déceler dans les devenirs des lignes directrices et des orientations qui mènent toutes quelque part, pourvu que l’on s’évertue à les suivre lorsqu’elles font leur apparition dans ce que nous vivons. Ainsi naît la connivence entre le voyageur et son chemin, et le sens en vient à s’opposer à l’égarement et à la perte qui guette leur commune aventure. Au futile, il répond avec le nécessaire, même s’il n’est découvert que trop tard. À ce qui est gratuit, il riposte avec la garantie, et à la légèreté de vivre, avec la gravité de ce qui reste encore pour chacun à faire, à accomplir, à honorer. La double dimension que Lévinas sut lire dans la responsabilité – « répondre à » et « répondre de » – pourrait s’appliquer ainsi au sens. Car il dit à la fois l’appel de la vocation et le rappel de la participation qu’elle impose, l’élan qui met sur la route et la motivation à la parcourir. Faut-il en déduire que le sens doit être décrit dans une perspective téléologique où sa problématicité trouverait ses solutions ? Le sens serait-il à confondre avec la finalité ? À cette proposition qui séduisit Husserl – même s’il s’agissait pour lui d’invoquer la « grande » téléologie de la raison – il faut répondre qu’une action qui obéit à des fins peut manquer de sens, et qu’inversement une vie sensée peut se déployer hors de tout système de finalités. Considérer le sens et la finalité comme équivalents revient à réduire l’horizon de gestation du sens à la détermination d’un ordre établi selon lequel l’expérience se déroulerait. En radicalisant la dimension passive impliquée dans sa manifestation, on pourra même l’envisager comme une voie destinale préalablement attribuée à toute expérience. Cela conduit à sa transformation en une donnée positive, comme lors de son identification avec les valeurs. De plus, cette perspective téléologique fera apparaître le sens comme solidaire de la volonté qui se plie à certaines fins et comme dépendant donc directement de son efficacité. 13 J. G. Fichte, La Destination de l’homme, tr. M. Guéroult, Paris, Aubier-Montaigne, 1942. 214 Delia Popa 10 Si le sens ne peut être saisi comme une voie prédestinée qui annule tout effort de transformation, de même qu’il peut se présenter comme indépendant du bon vouloir de ceux qui l’expérimentent, on comprend pourquoi confondre sens et fin signifie asservir le sens aux fins. Moritz Schlick ira ainsi jusqu’à parler du « sombre nuage des buts »14, qui occulte le sens dans ce qu’il a de vivant, et de leur « malédiction » qui lui ôte sa liberté et sa fraîcheur juvénile, toutes deux assurées par son caractère indéterminé. Suivant Schiller dans ses analyses sur l’éducation esthétique de l’homme, Schlick comprend le sens comme ce qui se révèle uniquement dans cette « activité qui se déploie pour elle-même »15 qu’est le jeu, dans lequel il voit le modèle de l’existence humaine dans ce qu’elle a de plus libre et de plus épanoui. Or, cette liberté et cet épanouissement sont impossibles aussi longtemps que l’existence est soumise à un règne des fins qui en prescrit la ligne directrice et les objectifs. La vie ne révèle son sens que lorsqu’elle se soustrait aux buts qui l’assujettissent : c’est ainsi que Schlick résout l’énigme du non-sens qui la traverse. Sereinement consacrée à l’instant présent, elle apparaît alors « comme la vie des lys des champs »16, chaque expérience qui la compose étant naturellement remplie d’un sens propre, « comme un sentier de montagne qui offre des vues sublimes à chaque pas et de nouveaux enchantements »17. L’expérience serait en cela semblable au jeu qui contient sa raison d’être intrinsèque sans rien exiger, pour continuer, de ce qui le dépasse ou de ce qui vient le troubler. À partir de cette analyse qui envisage le sens du point de vue du libre jeu, on pourrait prendre en considération la possibilité de le faire coïncider avec un autre type de finalité que celle des buts objectivement fixés, comme la finalité sans fin que Kant analyse par rapport au jugement de goût dans la Critique de la faculté de juger 18 . Cette finalité, où il s’agit de tendre vers un partage esthétique sans l’identifier à une détermination intellectuelle, peut être rapprochée jusqu’à un certain point de la notion de sens que nous cherchons à délimiter ici, et même contribuer à la concilier avec un certain type de valeurs : les valeurs esthétiques. Sans être nécessairement assigné à une fin objective, le sens peut se comprendre effectivement à partir de ce libre rapport entre les facultés représentatives qui définit une finalité purement subjective19. De l’horizon ontologique où nous nous sommes tenus jusqu’ici, nous nous voyons ainsi transférés vers celui de l’immanence subjective, où la genèse du sens doit être effectivement observée. Tout le problème sera dès lors celui de tenir ensemble ces deux perspectives, afin de reconnaître au sens sa liberté par rapport à la sphère de la subjectivité empirique 14 M. Schlick, Le Sens de la vie, tr. D. Janicaud, in Noésis, n°6, « Les idéaux de la philosophie », Paris, Vrin/CRHI, 2003 (d’après Spiel, die Seele der Jugend in Philosophical Papers, vol. II, éd. H. Mulder et B. Van de Velde-Schlick, Dordrecht, Reidel, 1979), p. 47. 15 Ibidem, p. 25. 16 Ibidem, p. 28. 17 Ibidem, p. 29. 18 E. Kant, Critique de la faculté de juger, tr. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1993, §§ 10-11, pp. 84–86. 19 Elle ne bénéficiera pas moins de sa propre objectivité et nécessité assurées par le sens commun. Voir Ibidem, § 20, pp. 108–109. 11 L’aventure du sens et sa problématicité 215 sans l’isoler pour autant dans une perspective ontologique neutre, qui submerge les points de vue singuliers20. Kant nous aide à éclaircir ce problème lorsqu’il précise que la finalité qui anime le jugement de goût est à comprendre au niveau des conditions de possibilité de la subjectivité empirique. La réflexion sur ces conditions de possibilité est poussée, dans la troisième critique, plus loin que dans la première, raison pour laquelle Kant invoque une finalité purement formelle, sur laquelle n’influe la formation d’aucune détermination objective. Les investigations kantiennes dans le domaine de l’esthétique approfondissent ainsi le niveau des synthèses transcendantales que la Critique de la raison pure avait seulement dévoilé, et le découvrent comme étant celui où une expérience est possible. Cependant, cet approfondissement est à peine initié, et le concept formel de finalité que Kant introduit est le signe d’une limite que ses analyses ne peuvent se permettre de franchir. Par elle, nous comprenons que le transcendantal n’est pas encore expérimentable autrement que comme la forme d’une expérience concrète qui va nécessairement l’occulter dans son effectuation. Or la notion de sens que nous cherchons à circonscrire exige un cadre différent, à savoir celui où une expérience du transcendantal est possible pour elle-même de manière intuitive. La définition formelle de la finalité esthétique sur laquelle Kant s’arrête rend effectivement impossible son application au sens, car il est certain que, pour ne pas se réduire à un symptôme aléatoire d’une expérience qui s’ignore, le sens ne peut pas non plus être réduit à une qualité formelle indépendante de ses contenus. Le mouvement d’orientation qu’il exprime ne saurait être prélevé comme une trajectoire indicielle étrangère à ce qu’elle porte, car il ne se dessine qu’au fur et à mesure qu’il est assumé, comme s’il émanait du développement même de l’expérience qu’il articule. Si l’on invoque souvent le sens dans sa teneur, c’est pour marquer son caractère nécessairement « rempli », sa capacité d’investir la manière dont les divers « contenus » de l’expérience s’arrangent, se répondent et se génèrent mutuellement. Ceci ne revient pas à faire dépendre le sens d’une factualité empirique changeante, mais plutôt à soutenir qu’il se définit en rapport avec ce que l’expérience a d’intuitif, avec son déroulement et son enroulement sensible, directement saisi et assumé. Cette teneur intuitive du sens fut le principal repère du testament phénoménologique que Husserl nous légua dans la Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale21. Aux « vêtements d’idées » et de symboles qui recouvrent et travestissent le sens dans son opérativité concrète, Husserl opposa ainsi le « monde réellement donné dans l’intuition, réellement éprouvé et éprouvable, dans lequel toute notre vie se déroule pratiquement »22 afin 20 Cet écueil de l’ontologie a été mis en évidence par la critique lévinassienne de Heidegger esquissée déjà dans De l’existence à l’existant, Paris, Fontaine, 1947. 21 E. Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, tr. G. Granel, Paris, Gallimard/Tel, 1976, § 9 « La mathématisation galiléenne de la nature » (Hua VI, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie. Eine Einleitung in die phänomenologische Philosophie, hrsg. Walter Biemel, 1954). 22 Ibidem, § 9, h), p. 59. 216 Delia Popa 12 de saisir une « formation-de-sens originellement vivante »23, exempte des mutations et des glissements que la formalisation de la science moderne lui a fait subir. Ce n’est cependant pas uniquement la couche formelle et symbolique de la connaissance qui doit ainsi être suspendue ; la négation de l’affirmativité première de la vie naïve, que nous avons observée comme étant la condition de son dévoilement, doit être envisagée de la manière la plus rigoureuse, afin d’atteindre cette intuitivité du sens et afin d’ouvrir, au sens strict, la possibilité de son expérience. Bien qu’intimement solidaire de l’expérience concrète, situationnelle et historique, le sens ne peut être expérimenté comme tel que lorsque l’expérience qui l’ignore est contrée dans son mouvement d’expansion, troublée et questionnée. L’épochè phénoménologique permet de rendre compte de cette situation gnoséologique paradoxale. Toutefois, il y a lieu d’envisager la possibilité que la négativité nécessaire à la révélation du sens soit déjà présente au sein de l’expérience, comme une composante nécessaire à son développement, la contraignant, en quelque sorte, à aller contre soi pour gagner une certaine conscience de ce qui l’anime. L’intérêt d’une telle approche n’est pas de négliger les conséquences de l’épochè phénoménologique telle que Husserl l’a thématisée, mais de montrer l’inconsistance de la position qui insiste sur son caractère artificiel et « calculé ». Loin d’une décision théorique imposée arbitrairement à l’expérience naturelle, la réduction phénoménologique peut apparaître comme solidaire de cette dernière, dans la mesure où il nous est possible de la retrouver comme une des conditions nécessaires de sa vivacité, survenant de manière inattendue pour éclairer son cheminement. Ce sont surtout les analyses phénoménologiques de l’imagination comprise comme fantaisie24 qui montrent que le cours de l’expérience intuitive est parsemé par des mouvements d’épochè spontanés qui ne font que raviver son intuitivité, la maintenant dans une ferveur qui la préserve du recouvrement et du renfermement des déterminations objectives et symboliques. Suivi à partir de cette perspective, le tracé du sens est loin d’être purement formel ; il est à observer dans le rythme de ces actes qui nous installent dans un rapport direct avec ce qui est à expérimenter, de ces rencontres qui, tout en nous mettant à l’épreuve, font l’épanouissement de notre activité, elle-même comprise à l’aune d’un perpétuel échange avec les autres et avec le monde en général. Pour soutenir les évolutions les plus singulières, le sens est donc impliqué dans cette condition existentiale que ne connaissent que ceux qui (se) rencontrent, à localiser dans la zone médiane et perpétuellement mutante de leur rassemblement, qui les éclaire chacun dans leur spécificité. C’est dans la lumière de ce site partagé que le sens pourra être compris comme le lieu propre d’une chose ou d’une personne, 23 Ibidem, § 9, k), p. 65 (souligné dans le texte). E. Husserl, Phantasia, conscience d’image, souvenir. De la phénoménologie des présentifications intuitives. Textes posthumes (1898–1925), tr. fr. par R. Kassis et J.-F. Pestureau revue par J.-F. Pestureau et M. Richir Grenoble, Millon/Krisis, 2002, (Hua XXIII, Phantasie, Bildbewusstsein, Erinnerung. Zur Phänomenologie der anschaulichen Vergegenwartigungen. Texte aus dem Nachlass (1898–1925). Hrsg. Eduard Marbach, 1980). 24 13 L’aventure du sens et sa problématicité 217 comme ce en quoi elle peut se reconnaître de manière simple et authentique. Dès lors, nous comprenons pourquoi il ne peut être ramené à une qualité positive, à fixer une fois pour toutes : le sens ressort des rapports que nous entretenons avec le monde et se nourrit de la vivacité et de la réalité de ces rapports. Mais alors, comment s’explique le fait que ce qui devrait briller dans la rencontre des êtres et des choses dans sa plus grande simplicité et authenticité – le sens – reste souvent difficile à saisir, voire s’absente manifestement ? Est-ce le dynamisme foncier de notre commerce avec ce et ceux qui nous entourent qui doit être tenu pour responsable de son instabilité et de sa fragilité ? Difficile d’y acquiescer : si sens il y a, c’est en vertu du cheminement et de la mobilité qui portent nos rencontres, en vertu de l’orientation que nous devons sans cesse inventer et ajuster par rapport à ce que nous attendons et à ce qui arrive. C’est pourquoi il serait plus adéquat d’envisager le sens comme foncièrement problématique. C’est la conclusion à laquelle Patočka aboutit dans ses analyses portant sur la naissance de l’histoire, elle-même redevable, selon lui, à ces changements par lesquels le sens cesse d’entretenir la vie, pour la bouleverser de fond en comble. Or, c’est en cet ébranlement de la vie, qui est à comprendre comme ébranlement du sens auquel elle adhère naïvement, qu’est à découvrir « une teneur de sens plus libre, plus ambitieuse »25, qui ne devient visible que lorsqu’il assume la transformation comme étant son mode propre. Le sens auquel la vie adhère sans interroger sa provenance est, selon Patočka, un sens « modeste », qui n’a pas encore entrevu son potentiel de risque et de problématicité, dévoilé par l’expérience de la perte du sens. Mais si nous ne devons pas nous empresser d’interpréter cette situation de crise comme le symptôme d’un total non-sens, c’est parce qu’elle recèle la possibilité d’un nouveau rapport à ce qui est, à son être et à sa vie, rapport que la philosophie a incarné depuis sa naissance grecque et dont l’histoire est la conséquence concrète immédiate. C’est sur les marges de l’épreuve du non-sens que le sens est donc à découvrir comme opérant, comme réel et vivant. Loin de signifier sa suppression, l’ébranlement du sens marque son éclosion en tant que sens libre, assumé par des consciences individuelles et mis à l’épreuve dans leur rencontre et leur confrontation. Le sens modeste de la vie naïve et le sens dogmatique « donné une fois pour toutes » ne cessent pas pour autant de se disputer le terrain sur le fond du nihilisme. Saisir le sens comme nécessairement problématique revient dès lors à éviter ces deux positions et ce à quoi elles prétendent offrir une alternative26 : entre le sens précaire de la vie naïve et le sens posé de manière dogmatique, se dresse ainsi le profil fragile d’un sens qui ne peut exister que pour autant qu’il est assumé de manière responsable, confronté et 25 J. Patočka, Essais hérétiques, op. cit., p. 88. Selon Patočka le nihilisme ne peut être assumé comme position conséquente, non seulement parce que, à l’instar du scepticisme, il succombe à ses propres arguments, mais aussi parce que « l’homme ne peut pas vivre avec la certitude du non-sens. » Cf. Ibidem, p. 102. 26 218 Delia Popa 14 défendu, perdu et retrouvé, et dans lequel Patočka voit le remède courageux et difficile contre le nihilisme moderne et contemporain. Ce n’est pas en soumettant le sens à une interrogation neutre que sa teneur problématique sera atteinte ; c’est en vivant l’épreuve de sa perte comme lui étant nécessairement constitutive, comme incontournable dans sa formation, comme si le sens était voué à renaître perpétuellement de ses cendres et à ne vivre, en tant que sens libre, que de cette renaissance. La problématicité du sens relève donc, à proprement parler, d’un défi que doivent affronter ceux qui ont traversé l’expérience du non-sens, et qui ne peuvent en faire l’économie lorsqu’ils en viennent à envisager le sens pour lui-même. Le sens ne peut être assumé dès lors que comme nécessairement problématique – car il revient à ceux qui acceptent encore de le chercher après l’avoir perdu et à ceux qui assument, contre son abandon facile, la possibilité de son renouveau. Le problème du sens n’est nullement nourri par une interrogation qui lui serait appliquée de manière abstraite, mais se découvre dans l’épreuve de sa perte et dans la quête nouvelle que cette perte rend possible. Un examen des limites de notre attachement à un sens donné, mais aussi des capacités que nous avons à nous mettre à sa recherche et à créer les conditions de son surgissement, est pour cela nécessaire. Du moment où nous aurons accepté de faire nôtre « le sens en tant que chemin » 27 , à tâtonner et à parcourir, et de devenir ainsi responsables de sa découverte, cette double clause pourra être assumée, à la lumière de l’expérience à laquelle elle se verra appliquée. Si la question du sens comme problème surgit à chaque fois que l’expérience vive entre en crise, c’est de cette expérience que nous devrons partir, c’est à elle que nous devrons nous en tenir. Le plus étonnant reste le fait que, détachée du sens qui la porte, obligée à s’en séparer comme si elle sacrifiait son trésor le plus intime, la vie se nourrit de son épreuve. En perdant son orientation essentielle, elle se voit contrainte à se reconsidérer à partir de la perspective que lui ouvre le péril de la destruction qui plane sur elle et, ainsi, de se régénérer profondément. Avoir perdu la tranquillité de « l’épanouissement et de l’évanouissement du lys des champs »28 signifie alors pour la vie et pour le sens ébranlé qui la porte, la chance d’un ressourcement fondamental, le commencement d’une nouvelle aventure commune où ils n’auront plus à s’occulter mutuellement : celle d’une vie éveillée à la fois à la nécessité et à la fragilité de son sens. 27 28 Ibidem, p. 105. Ibidem, p. 103.