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EVOLUTION DU METIER D'ENSEIGNANT ET NOUVELLE RÉGULATION DE L'ÉDUCATION CUudE LESSARD* Résumé Abstact Après avoir rappelé le sens du concept de professionnalisation, l'au teur analyse quatre changements dont l'effet combiné contribue à la mise en place d'une nouvelle régulation de l'éducation. Celle-ci est caractérisée par le passage 1) d'une domination de l'offre à celle de la demande, 2) d'un contrôle bureaucratique des processus à une reddition de compte « professionnalisante », 3) d'une priorité accor¬ dée à l'accessibilité à une obligation de résultats (quantitatifs et qua¬ litatifs), 4) d'un système contôle en son centre à des unités pleinement participatives à un projet éducatif peut ête national dans ses grandes lignes, mais de plus en plus défini et construit localement, 5) à des statégies de changement axés sur l'évolution du paradigme de l'en¬ seignement vers le paradigme de l'apprentissage et de l'organisation apprenante. L'auteur aborde les conséquences pour l'enseignement et sa professionnalisation. Il conclut à un tavail en cours de reconstruc¬ tion identitaire qu'il importe de mieux connaître. After a brief clarification of /fie concept of professionnalisation, the author analyses four changes that, combined together, contribute to a new regulation of education. This new regulation is caracterized by the evolution 1) from a domination of educational offer to that of educational demand, 2) from a bureaucratic contol of educational processes to a more "professionnal" forms of accountability, 3) from a priority put on access to education, to an emphasis on obligation of * - Claude Lessard, LABRIPROF-CRIFPE, Département d'études en éducation et d'administra¬ tion de l'éducation, Faculté des sciences de l'éducation, Université de Montréal (Laboratoire de recherche et d'intervention portant sur les politiques et les professions en éducation. Ce laboratoire est membre du Centre de recherche interuniversifaire sur la formation et la pro¬ fession enseignante, reconnu par le Fonds FCAR du Québec). Pages 91-116 RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 91 Evolution du métier d'enseignant et nouvelle régulation de l'éducation results (both quantitative and qualitative), 4) from a system controlled at the center to organisational units more autonomous, and 5) by change strategies geared to facilitate the implementation of the lear¬ ning paradigm. The author discusses the possible consequences of this new regulation on teaching and its professionnalisation. He concludes on the necessity of knowing more on on-going processes of identity tansformation. EN GUISE D'INTRODUCTION, QUELQUES RAPPELS CONCEPTUELS Ce numéro de Recherche et Formation est consacré aux dispositifs de formation à l'enseignement et à leur contribution à la professionnalisation. Dans ce cadre, ce texte tente de contextualiser l'analyse des dispositifs de formafion, en s'interrogeant sur l'évolution du méfier. Car la question se pose ; quels dispositifs pour quel métier ? Un méfier idéal ou le métier réel ? Si, comme c'est le cas de la démarche suivie ici, on opte d'abord pour le métier réel (1), alors comment, dans le contexte actuel, le métier d'enseignant évolue-t-il ? Que se passe-t-il au plan du métier et de son enca¬ drement, sur le terrain de l'établissement et plus largement, sur celui des systèmes éducatifs ef des politiques qu'ils poursuivent ? Il nous semble nécessaire de répondre à ces questions, si l'on veut êfre en mesure d'aborder l'étude des dispositifs de for¬ mation et leur ajustement aux exigences anciennes ef nouvelles du métier. 92 Pour se faire, nous allons d'abord clarifier les concepts couramment utilisés pour analyser l'évolution du métier d'enseignant ; nous allons aussi les critiquer, espérant ainsi contribuer à leur éventuel dépassement ou à une conceptualisation plus adap¬ tée aux réalités d'aujourd'hui. Puis, nous analyserons quatre grandes catégories de changements en cours, ainsi que la nouvelle régulation (2) de Féducation qu'ils sem¬ blent induire, avant d'en dégager des conséquences pour l'enseignement. D'abord, quelques clarifications conceptuelles, et notamment de deux concepts cen¬ traux, ceux de profession et de professionnalisation. Notre propos n'est pas de pré¬ senter une synthèse de l'ensemble des écrits sur cette question, mais de fournir les points de repères essentiels à une compréhension de la démarche interprétative développée plus avant dans ce texte. 1 - Que l'on souhaite par ailleurs voir évoluer... 2 - Entendons par régulation le processus de production de règles et d'orientation des conduites des acteurs dans un espace social déterminé (Reynaud, 1988). RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 Claude LESSARD Au sens du Dictionnaire Robert, une profession est « une occupation déterminée dont on peut tirer ses moyens d'existence » (1968, 1399). Elle est alors synonyme de métier, fonction, état. Une profession peut aussi être entendue comme référant à « un métier qui a un certain prestige par son caractère intellectuel ou artistique, par la position sociale de ceux qui l'exercent » (1968, 1399). Il s'agit par exemple, dans ce second cas, des professions établies, les professions libérales. On a donc ici affaire à un sous-ensemble des occupations ou des professions, un sous-ensemble qui est socialement reconnu comme « professionnel ». Ce sont là les deux principaux sens du terme profession. Le premier est davantage utilisé en France : il est alors synonyme du terme américain « occupation » ; le second est d'usage courant dans les pays anglo-saxons ef dans la sociologie fonctionnaliste des professions. On pourrait dire, d'une manière très simplifiée, que la professionnalisation se conçoit comme le passage du premier au second sens du terme profession, et pour un groupe occupationnel donné, comme la capacité de se construire une identité et de la faire reconnaître en fonction du second sens du terme. Selon la littérature fonctionnaliste et anglo-saxonne (Bourdoncle,! 991, 1993 ; Parsons, 1 968), la professionnalisation est un processus historique au cours duquel un groupe occupationnel se constitue et se mobilise dans le but de faire reconnaître l'ac¬ tivité à laquelle il se consacre, ainsi que lui-même en tant qu'expert, maître d'un savoir et d'un savoir-faire, et en tant que porteur des valeurs générales liées à cette activité. Soulignons que la constitution du membership du groupe occupationnel peut évoluer au cours du temps. Aux questions : qui fait partie du groupe ? Qui en est exclu ? on ne répond pas toujours de la même manière. Par exemple, il fut un temps au Québec, où directeurs d'écoles, cadres scolaires et enseignants étaient membres des mêmes associations syndicales et professionnelles ; il était alors convenu que l'enseignement comprenait toutes les personnes y uvrant à un titre ou à un autre, à l'emploi d'une commission scolaire ou d'une institution privée reconnue. Plus tard, il fut plutôt retenu que les directions d'écoles et les cadres scolaires n'étaient pas des enseignants, mais les supérieurs hiérarchiques de ces derniers ; leurs intérêts n'étant plus perçus comme identiques et/ou convergents, il fut décidé d'exclure du mem¬ bership des associations syndicales d'enseignants ces catégories d'administrateurs qui alors mirent sur pied leurs propres associations professionnelles. De même, l'apparition de spécialistes dans l'enseignement a posé, à des moments précis de l'histoire de l'enseignement, la question de leur appartenance ou non à la profession enseignante, ainsi que celle de leurs rapports aux enseignants responsables d'une classe d'élèves. On le voit, les contours d'une profession peuvent évoluer, et dans le cas qui nous intéresse, de fait, se transforment dans le temps. On ne peut définir, lorsqu'on utilise une approche socio-historique, le membership de l'enseignement d'une manière fixe et immuable : cette définition est le produit de l'histoire et elle est souvent changeante. RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 9? Evolution du métier d'enseignant et nouvelle régulation de l'éducation Revenons au processus de professionnalisation. S'il est couronné de succès, ce pro¬ cessus qui comprend plusieurs étapes, mène à une reconnaissance officielle de l'ac¬ tivité en tant qu'activité professionnelle et à une sorte de contrat - un mandat, selon l'expression a'E.C. Hughes (1958) - entre le groupe professionnel, la société et l'Etat, à la fois garantissant, au moins formellement, la protection de la société contre le charlatanisme, l'incompétence ou l'exploitation ces notions étant socialement construites, juridiquement formalisées et incorporées dans un code d'éthique expli¬ cite -, et aussi assurant une grande autonomie au groupe et un contrôle assez étendu sur la pratique professionnelle, ses conditions et son organisation. Une activité est jugée professionnelle si elle est considérée comme essentielle à la société, si elle est exercée selon un idéal de service, par des individus dotés d'une formation spéciali¬ sée, longue, exigeante ef - depuis le vingtième siècle - en liaison avec l'université, mobilisant un ensemble de savoirs complexes, sinon scientifiques, du moins toujours abstraits, systématisés et codifiés (Friedson, 1 986). Dans son activité, le profession¬ nel exerce un jugement, éclairé par les savoirs qu'il maîtrise et qu'il doit constam¬ ment mettre à jour : il n'applique pas des règles et ne procède pas en fonction d'automatismes appris, il doit constamment tenir compte des spécificités des situa¬ tions et des cas qui se présentent à lui et exigent son intervention : là est ultimement son expertise, ou sa virtuosité. - 94 L'on pourrait aisément soutenir que l'enseignement n'est pas loin de satisfaire à l'ensemble de ces critères : l'éducation est considérée comme une activité essentielle dans notre société ; les enseignants travaillent en général selon un idéal de service pour le bien des élèves et non pour leur bénéfice personnel ; ils ont une formation qui au cours du vingtième siècle s'est allongée et spécialisée, tant dans sa compo¬ sante disciplinaire que dans sa composante pédagogique, et dans plusieurs pays, cette formation s'est universifarisée, assurant ainsi une liaison plus étroite avec à la fois les développements disciplinaires et aussi les progrès de la recherche en éduca¬ tion ; n'entre pas dans l'enseignement qui veut : des standards professionnels et des règles de certification existent et sont respectés sauf, il faut le reconnaître, en période de pénurie d'enseignants ; la pédagogie active mise en avant depuis plusieurs décennies dans la plupart des pays occidentaux et la remise en question d'anciennes règles d'un apprentissage trop axé ou perçu comme tel, sur la mémoire, la répéti¬ tion et le conformisme intellectuel, ces développements impliquent que l'enseignant doit être lui-même actif et créateur, capable de développer de manière autonome du matériel d'enseignement ainsi que des situations d'apprentissage adaptés à ses élèves, afin de leur assurer un apprentissage significatif, intégré et de haut niveau. L'évolution de la pédagogie contemporaine faif de lui un spécialiste de l'intervention pédagogique, exerçant quotidiennement le jugement typique du professionnel en exercice. Elle fait aussi reposer sur ses épaules de grandes responsabilités. Pour le moment, il importe de reconnaître que cette « nouvelle » pédagogie est « profes¬ sionnalisante », au sens défini plus haut. RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 Claude LESSARD Pour toutes ces raisons, nous n'avons aucune réserve à soutenir que la plupart des enseignants ont un comportement typiquement professionnel, qu'ils sont, en ce sens, des « professionnels », au même titre que bien d'autres catégories de travailleurs dans la société. Pourtant, malgré ce qui précède, l'enseignement n'est pas véritablement reconnu par l'ensemble de la société comme une profession et ne le sera vraisemblablement pas dans un avenir rapproché. On peut penser que cela a beaucoup à voir avec le sta¬ tut incertain des savoirs pédagogiques et peut-être avec certaines caractéristiques de l'enseignement qui inhibent et continueront d'inhiber sa complète professionnalisa¬ tion. Quoi qu'il en soit, pour ce cas, comme pour celui de professions voisines, des sociologues ont inventé les termes de semi-profession (Etzioni, 1 969) ou de « not-quite profession » (Goodlad, 1990). Pour comprendre cette évolution, qu'elle soit complétée ou inachevée, les sociologues fonctionnalistes ont essayé de reconstituer des processus historiques de profession¬ nalisation, dont ils ont extrait un processus-type. Habituellement (Wilenski, 1 964), la professionnalisation comporte les principales étapes suivantes : Un certain nombre d'individus commencent à exercer une activité à temps plein, ef non en dilettante ou en « amateur » ; éventuellement, l'exercice de l'activité devient une « carrière ». Les praticiens conçoivent l'activité en fonction d'une logique qui lui est spécifique, émancipée de logiques concurrentes. Par exemple, la professionnalisation de l'en¬ seignement est liée à la sécularisation de l'éducation et à l'autonomisation du champ éducatif par rapport au domaine religieux et au contrôle de l'Eglise. De plus, elle implique que la recherche en éducation et le développement en général de la pédagogie soient tels qu'un savoir pédagogique soit produit, explicité, trans¬ mis et utilisé dans la conduite et l'orientation de l'enseignement. - Pour asseoir sa crédibilité et sa légitimité, le groupe cherche à contrôler l'entrée dans la profession, à assurer une formation aux recrues souvent en liaison avec l'université et à systématiser les savoirs à la base de l'expertise du groupe. Il se dote aussi d'un code d'éthique, donnant ainsi à voir son désintéressement et son engagement à l'égard d'un idéal de service approprié au champ d'activité. Les praticiens se rassemblent dans une association qui développe une plate-forme revendicative. Le groupe se mobilise et cherche à se faire reconnaître. Le mono¬ pole sur l'activité professionnelle et le contrôle de sa pratique sont recherchés et idéalement obtenus. - Couronné de succès, ce processus a historiquement mené à une reconnaissance juridique des praticiens regroupés dans une corporation professionnelle, à la clarification juridique du titre et de l'acte professionnel, et à des standards de compétence et par extension, de formation. Un monopole a été ainsi concédé par l'État sur un champ d'activité, dont les contours ont parfois fait l'objet de - - - - - RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 95 Evolution du métier d'enseignant et nouvelle régulation de l'éducation - - 96 tractations avec des groupes professionnels voisins et/ou concurrents. Le groupe professionnel reconnu jouit d'un prestige élevé et d'avantages importants. La bureaucratisation de l'ensemble des secteurs d'activité contemporains modifie les conditions de la pratique de plusieurs professions. Par exemple, notamment dans les sociétés où une forme d'assurance-maladie existe, les médecins sont inté¬ grés dans de vastes ensembles organisationnels responsables de la distribution des soins sur un territoire donné ; s'ils demeurent pleinement responsables des actes médicaux qu'ils posent, s'ils ont toujours un grand pouvoir dans le fonction¬ nement quotidien des hôpitaux, ils doivent cependant composer de plus en plus avec des contraintes de système et des administrateurs professionnels d'hôpitaux, responsables devant l'Etat de la bonne gestion des fonds, des équipements et des services disponibles. Il en est de même des avocats au sein de l'immense et com¬ plexe appareil judiciaire. La professionnalisation, même dans le cas des profes¬ sions dites établies, n'est pas sans limites et contraintes. Plusieurs groupes ne réussissent pas à se professionnaliser au sens ci-haut esquissé. Plusieurs voient leurs efforts contrés soit par un État peu intéressé à voir se multiplier les professions et donc à déléguer en quelque sorte son pouvoir d'or¬ ganisation et de contrôle dans ces domaines, soit par des groupes concurrents, soit par une opinion publique peu sympathique aux privilèges perçus des profes¬ sionnels ou peu encline à reconnaître une expertise particulière, soit par une com¬ binaison de tous ses éléments. D'autres groupes, prenant acte de ses difficultés et échecs, ou étant - ou devenant - idéologiquement peu portés à s'identifier au monde des professions établies, élaborent une stratégie de promotion du groupe ainsi qu'une rhétorique de reconnaissance où certains éléments du modèle pro¬ fessionnel sont recherchés, mais pas tous ef pas nécessairement sous la forme his¬ torique des professions établies. C'est, nous semble-t-il, le cas des enseignants. Les associations enseignantes, pro¬ fessionnelles ou syndicales, ont au fil des ans revendiqué une meilleure reconnais¬ sance de l'éducation et de ses agents dans la société, la clarification des standards d'entrée dans l'enseignement, une plus grande autonomie curriculaire des ensei¬ gnants, la participation des enseignants aux décisions concernant l'éducation et sa gestion, l'amélioration de la formation et un partenariat avec les institutions de for¬ mation, une participation à la formation continue, etc. En somme, une logique d'action est professionnelle ef professionnalisante, lorsqu'elle cherche à structurer un champ d'activité - dans le cas qui nous préoccupe, l'ensei¬ gnement -, en référant à une définition à la fois spécifique ef élevée de la fonction remplie et des compétences nécessaires à son accomplissement, à le faire recon¬ naître comme essentiel et à le soumettre, dans la plus grande mesure possible, au contrôle collégial de praticiens dûment formés. S'il n'y a pas ou plus nécessairement revendication de monopole corporatiste, néanmoins la recherche d'un contrôle et RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 Claude LESSARD d'une autonomie certaine du groupe dans l'exercice de l'enseignement, de même que le constant souci de définir et faire reconnaître une expertise spécifique, celle d'un spécialiste de l'intervention pédagogique, travaillant sur et avec l'humain, sont indéniablement des ingrédients fondamentaux d'une professionnalité de l'enseignement. Ce point de vue a été récemment soutenu par V. Lang (1998). S'appuyant sur les notions de « professionnalité » et de « professionnisme » proposées par Bourdoncle et se fondant sur les rationalités instrumentale et communicationnelle d'Habermas, Lang propse d'aborder la professionnalisation en tant qu'articulation de ces deux dimensions ou logiques, par ailleurs irréductibles, la professionnalisation en quelque sorte « globale » devant aboutir à la construction d'une identité sociale et à la consti¬ tution aune autonomie, i.e. « un espace socialement reconnu comme spécifique, fermé, contrôlé, mettant en jeu la responsabilité intellectuelle et éthique de ses membres » (p. 37). L'hypothèse de l'auteur est que cette autonomie est la condition à moyen terme tant de la construction d'une professionnalité spécifique que de la reconnaissance d'un statut social valorisé. Remarquons l'ordre ; l'autonomie est d'abord une condition, et non la conséquence d'une base de savoirs spécifiques ou de la reconnaissance sociale du groupe professionnel. D'où l'importance stratégique des luttes pour l'autonomisation d'un espace de pratiques. C'est parce qu'un groupe de travailleurs contrôle un espace qu'il peuf y développer une professionnalité spé¬ cifique et être dans une position susceptible, toutes choses étant par ailleurs égales, de faciliter sa reconnaissance sociale. La professionnalisation de l'enseignement peut donc être entendue comme le pro¬ cessus d'institutionnalisation et d'outonomisation d'un champ d'activité, de promo¬ tion d'un groupe de praticiens dans le système éducatif et dans la société en géné¬ ral, et de légitimation d'une expertise spécifique. Si des progrès réels ont été accomplis au cours des décennies étudiées, le processus demeure incomplet et on peut même s'interroger sur le caractère déprofessionnalisant de certaines tendances apparues au cours de la période plus récente. Car si l'on peut parler d'avancées ou de progrès sur la voie de la professionnalisa¬ tion, on peut aussi parfois être amené à constater des reculs et des retraits : on par¬ lera alors de déprofessionnalisation (Hoyle, 1 980), dont un aspect important est la déqualification, que les Anglo-Saxons nomment « deskilling », et qui renvoie à une réorganisation du travail qui a pour effet de limiter la sphère d'activité traditionnel¬ lement reconnue au groupe et donc de réduire les exigences nécessaires à l'accom¬ plissement d'une tâche ainsi moins sous le contrôle du groupe. Par exemple, dans renseignement, là où le développement curriculaire échappe de plus en plus aux enseignants en exercice pour devenir le produit d'une « noosphère, sphère des gens qui pensent les pratiques pédagogiques et prétendent les rationaliser » (Perrenoud, RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 97 Évolution du métier d'enseignant et nouvelle régulation de l'éducation 1 995, 1 0-1 1 ), on peut parler d'une certaine déqualification, les enseignants n'exer¬ çant plus une compétence qui jusqu'alors leur appartenait en propre et se voyant réduit au statut d'applicateur de programmes d'enseignement conçus, de manière parfois fort détaillé, par d'autres. Une compétence se perd, parce qu'elle ne s'exerce plus, le champ de l'activité professionnelle se rétrécit et le groupe se voit soumis à des contrôles externes croissants. Chez d'autres auteurs, cette déprofessionnalisation prend le nom de prolétarisation (Densmore, 1 987). En effet, Il existe une littérature d'inspiration marxiste, traitant de l'évolution de la division du travail dans un régime capitaliste (Braverman, 1 976 ; Freyssenet, 1 977). Ce courant procède de la thèse suivante, dite « thèse de la pro¬ létarisation » : l'évolution du capitalisme ne mène pas à une professionnalisation des métiers, mais au contraire à leur disparition, notamment des métiers ouvriers tradi¬ tionnels, au profit, dans un premier temps, d'une taylorisation des tâches dans de grands ensembles organisationnels, puis, dans un second temps, au profit de la robotisation et de l'informatisation des fonctions. 98 Les métiers manuels, sous l'impulsion du changement technologique dans un contexte capitaliste, éclateraient en séquences de tâches répétitives essentiellement de l'ordre de l'exécution, donc nécessitant peu de capacités supérieures et de for¬ mation, tout en étant facilement contrôlables par la hiérarchie. L'accroissement de la productivité économique se ferait dans un démantèlement des métiers et donc dans la régression sociale des travailleurs, puis dans leur transformation en chômeurs. Ce processus à l'uvre dans l'infrastructure économique existerait aussi dans les sec¬ teurs de la superstructure, comme l'éducation (Ozga et Lawn, 1981). Le capitalisme contemporain, dans sa logique même, loin de réduire la division entre travail manuel et travail intellectuel, contribuerait au contraire à son accroissement : il y aurait donc déqualification du travail du plus grand nombre et « surqualification » d'un petit nombre. En ce sens, cette thèse nous dit que le marché subit une division du travail de plus en plus poussée ; il y a de plus en plus de travailleurs exécutants, avec une superstructure d'individus qui pensent le travail mais qui ne l'exécutent pas. On le voit, cette thèse est inspirée de la théorie marxiste traditionnelle. Au cours des années 70, dans certains pays, elle a été reprise par les porte-parole syndicaux des enseignants. Par exemple, elle a constitué, avec les références aux théories de la reproduction, l'idéologie officielle de la Centrale de l'enseignement du Québec, regroupant alors les « travailleurs de l'enseignement ». La thèse de la prolétarisation n'est donc pas qu'un scheme d'interprétation que le sociologue peut utiliser dans une démarche socionistorique : elle a éfé un élément important de l'idéologie syndicale, une décennie après que le monde de l'enseignement ait pris ses distances par rap¬ port à toute référence professionnelle. RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 Claude LESSARD Un aspect important de la thèse de la prolétarisation porte sur l'intensification du ta¬ vail enseignant et la détérioration des conditions ae tavail, thèmes généralement retenus par les porte-parole syndicaux (Hargreaves, 1 992). La professionnalisation n'est donc pas un processus irréversible, menant pour les groupes frappés de cette « grâce » ou porteurs de cette « prétention », à une sorte d'âge d'or des sociétés industrielles avancées ou postindustrielles. Elle n'est pas univoque, non plus, et ne prend pas une seule forme, celle des professions établies. Elle connaît des avancées et des reculs. Enfin, il n'y a pas que cette logique à l'euvre dans le monde du travail, comme nous le rappellent les analystes du « deskillinq » et de la prolétarisation. Son étude est, pour toutes ces raisons, d'emblée socionistorique. A mon sens, la thèse de la prolétarisation, dans sa globalité, n'est pas appropriée à l'enseignement, en tant que métier de l'humain et travail interactif sur, avec et pour l'humain (Tardif, Lessard, 1 999). Car, quelles que soient la nature et l'étendue des contrôles sur le travail de l'enseignant, ce dernier exerce une certaine forme d'intel¬ ligence professionnelle (Carbonneau, Héfu, 1 998) au fil des interactions en classe avec les élèves. Quels que soient les efforts de rationalisation du métier et des curri¬ cula de formation, l'enseignement échappe et résiste, en tant que métier de l'humain, aux formes excessives de rationalisation du travail. Les enseignants ne sont pas des pièces interchangeables d'un processus de production entièrement mécanisé et robotisé. Si le métier comporte, comme tout métier, des routines ef des automatismes, il exige une certaine forme de « réflexivité » dans l'action, ce qui nous éloigne considérablement de la thèse de la prolétarisation. Peut-être faudrait-il s'éloigner d'une analyse construite en fonction du couple pro¬ fessionnalisation et prolétarisation, comme si l'évolution des occupations n'obéissait qu'à cette logique-là et que cette opposition, qui dessine néanmoins une ligne d'évo¬ lution, était en quelque sorte inscrite dans le sens de l'histoire. Mais alors, comment appréhender ce qui se passe ? Car il n'y a pas que des processus soi-disant objec¬ tifs à ; il y a aussi des discours produits par les acteurs pour conduire ces processus en fonction de leurs objectifs. l' En ce sens, peut-être est-il plus approprié de concevoir la professionnalisation essen¬ tiellement comme une rhétorique, un discours que produit et diffuse un groupe occu¬ pationnel dans sa lutte constante pour l'autonomie et la reconnaissance d'une pra¬ tique qu'il cherche à maintenir et à contrôler. À divers moments de l'histoire et en fonction de différents paramètres, le discours se transforme, mais le combat est tou¬ jours le même dans ses caractéristiques de base. Suivant cette ligne d'analyse, ce qui se passe actuellement ne peut être expliqué uni¬ quement par le couple professionnalisation et prolétarisation. Il serait davantage RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 99 Évolution du métier d'enseignant et nouvelle régulation de l'éducation compris comme une tentative de recomposition symbolique d'un métier dont on veut voir la légitimité renouvelée, ainsi que la position revalorisée. Dans ce qui suit, nous voudrions nous centrer sur des changements en cours qui induisent une nouvelle régulation de l'éducation, celle-ci pouvant conduire à la fois à une certaine déprofessionnalisation ou à certaines dimensions de la prolétarisa¬ tion et à une certaine reprofessionnalisation dont j'essaierai d'esquisser quelques caractéristiques. L'ANALYSE DES CHANGEMENTS EN COURS Pour comprendre les processus en cours et scénariser l'avenir immédiat du méfier, quels paramètres incontournables doivent être pris en compte ? J'en propose quatre dont l'effet combiné me semble contribuer à mettre en place de nouveaux modes de régulation de l'éducation : 1 . des politiques éducatives qui oscillent entre une tendance néo-libérale et des pré¬ occupations humanistes et égalitaires ; 2. la transformation du rôle de l'État ; 3. la montée du modèle marchand en éducation ; 4. les nouvelles technologies de l'information et de la communication. Des politiques éducatives qui oscillent entre une tendance néo-libérale et des préoccupations humanistes et égalitaires 100 Au risque de schématiser grossièrement, deux grandes tendances se dégagent dans la manière de lire ef de comprendre la société. En effet, suivant la première ten¬ dance, la situation actuelle doit surtout être analysée en termes de développement économique, de recherche de l'efficience et de la productivité, dans un contexte de mondialisation. Dans cette perspective, la fonction instrumentale de l'école est pré¬ pondérante : elle consiste principalement à produire le capital humain utile au déve¬ loppement économique et à l'adoption des attitudes nécessaires à une autonomie fonctionnelle. Suivant la seconde tendance, le principal souci porte sur le dévelop¬ pement de la collectivité reposant non seulement sur des impératifs économiques, mais également sur des exigences d'équité et de justice sociale. On insiste, au sein de cette tendance, tout particulièrement sur les idées de participation collective et de développement de la citoyenneté, ainsi que sur une sensibilité aux dimensions cultu¬ relles de la vie sociale. En somme, en empruntant les catégories de Touraine, on pourrait parler d'une sorte de clivage ef de conflit entre l'économique et le social (3). 3 - Voir à ce sujet A. Touraine, Pourrons-nous vivre ensemble ? Égaux et différents, Paris, Fayard, 1997. RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 Claude LESSARD Cette conception différenciée de l'organisation sociale trouve d'ailleurs un certain écho dans les préoccupations de l'OCDE et de l'UNESCO. Le premier organisme appréhende les problèmes sous l'angle économique et fonctionnel faisant abon¬ damment état des questions d'efficience, de développement, de concurrence, d'investissement et de performance alors que le second opte davantage pour une vision plus humaniste du développement abordant les questions d'éthique, de lutte à l'exclusion sociale, de développement humain, de participation démocratique, etc. Encore qu'ici des nuances s'imposent : l'OCDE, au nom même du développement économique, se préoccupe aussi du « lien social », c'est-à-dire de la cohésion sociale nécessaire pour appuyer le développement économique. Au cur de cette cohésion, il y a des considérations de justice sociale, de solidarité et de partage. Bref, l'économique bien compris mène au social ; l'inverse est aussi soutenable. clivage actuel entre l'économique et le social traverse tous les pays occidentaux. formes que prend ce clivage et ce conflit varient en fonction des contextes natio¬ naux. Ce conflit imprègne les politiques éducatives actuelles qui après plusieurs décennies d'accent mis sur la démocratisation du savoir et l'accessibilité du plus grand nombre au maximum d'éducation possible, opèrent présentement un virage vers des préoccupations de rentabilité des investissements en éducation en fonction d'impératifs économiques - c'est le thème de l'« économie du savoir » -, de trans¬ ferts des coûts croissants aux usagers, et d'élimination d'un certain nombre de freins aux inégalités sociales devant l'éducation. Au nom de la compétitivité économique, l'éducation est soumise à une cure d'amaigrissement et surtout, elle est subordonnée et intégrée à la nouvelle économie du savoir. Le Les La transformation du rôle de l'État en éducation 101 nouveau type de prise en charge de l'éducation par le pouvoir public central qui paraît à plusieurs traduire un désengagement des pouvoirs publics est plutôt fréquent dans les pays occidentaux (Van Haecnt, 1 998). On ne s'étonnera pas qu'au Canada anglophone, par exemple, malgré que les systèmes éducatifs soient fortement décentralisés, le cap se maintienne sur cette décentralisation. Il en est de même aux États-Unis, également dotés de systèmes éducatifs décentralisés, où il est beaucoup question de « site-based management », allant dans le sens d'un transfert de responsabilité du district vers les écoles. Dans ce pays, il existe aussi un mouvement de restructuration scolaire « school restructuring » qui comporte une forte prise en charge par l'équipe-école du devenir de l'école, de son projet éduca¬ tif et de sa position sur le marché éducatif, et qui cherche à encourager l'innovation. Les thèmes de l'« empowerment » et de la professionnalisation sont perçus dans ces milieux comme fortement mobilisateurs (voir Elmore et a///, 1 990 ; Lessard et Bras¬ sard, 1 997). Même si les traditions sont différentes, des mouvements semblables ne sont pas étrangers à la France (de Closets, 1 996) ou en Angleterre, pour ne citer que ces exemples. Le se dessine et qui - - RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 Evolution du métier d'enseignant et nouvelle régulation de l'éducation Ceci ne doit pas nous empêcher de voir que les décisions sont parfois paradoxales, sinon contradictoires. On pourrait considérer, par exemple, que l'Angleterre, du moins pendant les années du gouvernement conservateur, a opté pour une forme de centralisation. En effet, tout comme le Québec qui avait effectué une normalisation poussée du curriculum une quinzaine d'années auparavant, le gouvernement anglais de la fin des années Thatcher s'est appliqué à construire et mettre en suvre un curriculum national. Mais, en même temps, il instaurait une logique de marché au niveau des écoles publiques, les transformant presque en écoles privées (Bail et Van Zanten, 1998). À y regarder de près, il faut bien admettre que les gouvernements occidentaux sont loin de se désintéresser de l'éducation. L'éducation n'a-t-elle pas été un des thèmes principaux tant des dernières élections présidentielles aux États-Unis que des élec¬ tions en Angleterre ? Les États-Unis sont d'ailleurs encore une fois lancés dans un effort national en vue d'améliorer la qualité de l'éducation publique (Lessard ef Bras¬ sard, 1997). Le rapport Delors (1996) a connu un grand succès d'édition : on n'en compte plus le nombre de traductions. Les ministères de l'Éducation sont donc à pied d'uvre ef sur plusieurs plans à la fois. Cela est loin d'exprimer un retrait de l'État du champ de l'éducation et de la for¬ mation. Au contraire, le message implicite véhiculé est que l'État a toujours un pou¬ voir en matière d'éducation et qu'il entend l'exercer. L'évaluation de la qualité de l'éducation est également un cheval de bataille du pou¬ 102 voir public central. L'Amérique du Nord est d'ailleurs fort sensible au mouvement des standards, c'est-à-dire à cette propension à mesurer le rendement de l'école par le résultat des élèves, en utilisant des tests standardisés et en fonction de normes pré¬ établies. Plusieurs états américains recourent à ces pratiques. On retrouve sensible¬ ment les mêmes approches en Angleterre et dans la province de Victoria en Austra¬ lie. Au Canada, les ministères de l'Éducation produisent ce type de données, s'échangent de l'information et participent à la construction d'indicateurs de l'édu¬ cation, tout comme l'OCDE pour ses pays membres (CERI, 1 996). Ces données quantitatives constituent un important moyen de régulation du système à partir de son centre, en même temps qu'elles donnent aux autorités qui les utilisent un pouvoir symbolique important dans la construction du discours sur l'éducation et la formation. Ce n'est donc pas parce que le pouvoir public central se voit imposer une cure d'amaigrissement qu'il renonce à exercer sa responsabilité en matière d'éducation. Indéniablement toutefois, son rôle se transforme. On le voit en effet prendre une dis¬ tance par rapport au fonctionnement quotidien et à l'exercice de la responsabilité dévolue aux pouvoirs organisateurs locaux, désormais imputables de l'atteinte de RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 Claude LESSARD leurs objectifs. Il se retranche dans l'élaboration de politiques reposant le plus pos¬ sible sur de larges consensus, et garde avec les mécanismes d'évaluation qu'il impose, l'emprise sur l'atteinte des buts et objectifs convenus. On reconnaîtra ici l'État Distant et l'Etat Evaluateur des sociologues britanniques (MOTE team, 1997; Broadfoot, 2000). On peut donc dire que l'État central se retire de l'avant-scène et laisse à d'autres acteurs (qu'il incite d'ailleurs au partenariat), écoles, commissions scolaires, entre¬ prises, municipalités, non seulement le soin d'agir mais aussi celui de voir en partie le financement de l'éducation. Mais ce même Etat demeure présent, un peu comme le metteur en scène, avec les pleins pouvoirs d'orienter l'action et d'en évaluer les résultats. Il va sans dire que son relatif appauvrissement limite sa marge de mantuvre et sa capacité à contraindre tous les acteurs, mais il dispose toujours d'atouts importants. Actuellement, la main agissante de l'État central n'est pas celle d'un État qui construit des monopoles, étend son action à des territoires jusque-là occupés par le secteur privé et fonctionne en quelque sorte comme un empire en expansion. Cet État-là, l'Étaf-Providence, paraît bel et bien en voie de disparition avec la lutte au déficit et le néo-libéralisme ; mais il n'en demeure pas moins un pouvoir régulateur important, agissant en principe au nom de l'intérêt public. Les syndicats ont bien compris cela, eux qui, après avoir tant critiqué au cours des années 70 cet État libéral « repro¬ ducteur des inégalités et aux mains de la classe dominante capitaliste », selon la rhé¬ torique de l'époque, le défendent maintenant contre le néo-libéralisme qui, lui aussi, produit sa critique de l'État (bureaucratisé, inefficace, coûteux, étouffant l'initiative et la liberté, etc.). Cette évolution du rôle du pouvoir central nous semble importante lorsqu'on réfléchit à l'avenir de l'enseignement en tant que métier et profession. Dans nos pays, le corps enseignant a souvent partie liée avec la notion de système public d'éducation, sinon à une éthique du service public en éducation ; il a assumé, en même temps qu'il en a profité, l'expansion des systèmes éducatifs publics et, en général, possède et tient à une représentation de lui-même fortement coloré par l'éthique du service public d'éducation. La transformation en cours du rôle de l'État force une redéfinition de cette dimension du métier et du professionnalisme enseignant. Qui définit en dernier ressort le ser¬ vice ou l'acte professionnel que rend un enseignant ? Est-ce l'État ? La commu¬ nauté locale ? Le marché ? Les enseignants eux-mêmes ? Un peu tout ce monde, mais dans quel cadre assurant éventuellement une certaine cohérence ou consistance ? - - RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 . | X0J Evolution du métier d'enseignant et nouvelle régulation de l'éducation La montée du modèle marchand en éducation Le « marché » devient donc un puissant régulateur de l'éducation : il rend possible une diversification de l'offre en fonction de la demande effective et en même temps il valorise certaines pratiques et en marginalise d'autres, au nom du sacro-saint pou¬ voir des consommateurs d'école de décider ce qui leur convient. Cette logique, pous¬ sée à son extrémité, fait disparaître la nafure publique de l'éducation au profit de réponses diverses à différents publics qu'un bon gestionnaire ciblera, comme son homologue uuvrant dans le secteur privé. Il revient à chacun de trouver sa niche rentable et de l'exploiter au maximum. Pour l'enseignement, l'introduction de cette logique marchande pourrait mener au retour du modèle canonique d'autrefois ou à un autre modèle dominant, si tel est la vogue du marché et des consommateurs d'école. S'il est vrai que le marché a ten¬ dance paradoxalement à faciliter la constitution des monopoles et de fortes concen¬ trations d'entreprises, nous pourrions nous retrouver dans le monde de l'éducation avec pour l'essentiel un modèle d'éducation, les autres modèles concurrents ayant été en quelque sorte éliminés par les acteurs les plus puissants, les plus habiles stra¬ tèges et les meilleurs publicitaires de leur produit. Le marché peuf aussi s'accommoder d'une multitude de réponses aux divers besoins des consommateurs d'école, tout en répondant à l'exigence du maintien du statut ou mieux encore, à celle de mobilité sociale. 104 Le marché est compatible avec une certaine professionnalisation de l'enseignement, comme en témoigne le faif que dans plusieurs secteurs professionnels, les conditions d'exercice sont encore liées à une forme de marché. Beaucoup de professionnels ne sont pas des employés de l'État ou d'une bureaucratie parapublique. Dans le cas qui nous intéresse, cela n'est possible qu'à la condition que les enseignanfs aient une identité forte, elle-même soutenue par une base de connaissances solides et un répertoire de compétences explicites et relativement efficaces. Autrement, le marché pourrait dicter ses préférences en termes de pratiques, la pédagogie apparaissant alors essentiellement comme une affaire de valeurs personnelles, ceUes-ci dictant des règles de conduite pour les enseignanfs ef pour les élèves, et non pas comme une pratique informée par les sciences pertinentes, rationnellement réfléchie et éprouvée expérienfiellemenf. Les nouvelles technologies de l'information et la mondialisation des communications et de la culture L'impact des technologies de l'information et de la communicafion (TIC) sur les socié¬ tés postindustrielles est majeur. En dehors du faif que les TIC entraînent de nouvelles RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 Claude LESSARD exigences pour les curriculum scolaires, les possibilités qu'elles créent au niveau des rapports sociaux et, simplement, à celui de l'accès à l'information ont des consé¬ quences considérables sur le contrôle qu'avait jusqu'à récemment le système public d'éducation sur les programmes d'études et sur les valeurs communes à promouvoir auprès des jeunes. L'obligation de fréquenter l'école, l'approbation de programmes officiels ajustés aux missions confiées à l'école par les pouvoirs publics, l'établisse¬ ment de critères pour la sélection du matériel didactique, l'évaluation des apprentis¬ sages par le moyen d'examens ministériels sont autant de moyens de contrôle sur le savoir à acquérir et les valeurs à partager dans ce passage obligé de l'école. Or, le contrôle de l'école s'érode progressivement, en partie parce que, avec leur propre logique, les TIC occupent maintenant une place grandissante dans ce qu'on peut désormais appeler le marché de l'éducation et de la formation. On reconnaît que d'autres phénomènes avaient déjà contribué à entamer le monopole des pou¬ voirs publics en éducation, particulièrement la multiplication des bibliothèques publiques ou des centres culturels, l'avènement des communications de masse et de l'audiovisuel. Mais les changements apportés par les TIC risquent d'être plus déci¬ sifs. En effet, parce que l'offre de formation et le nombre des interlocuteurs se trou¬ vent multipliés, le contrôle ne peut plus s'exercer d'en haut ; il se déplace plutôt vers le consommateur de services, ou encore, vers l'apprenant. Les TIC contribuent de la sorte à adapter les produits de l'école virtuelle aux études de marché, c'est-à-dire à la demande des individus ou des groupes, ce qui s'éloigne irréversiblement de la régulation de l'offre de service de l'école publique en fonction d'objectifs collectifs. Par ailleurs, la conception et la mise en marché de produits éducatifs multimédias sont elles aussi soumises aux jeux de la concurrence, et le pouvoir du savoir multimédiatisé se consolide dans les multinationales de l'édition et des communications. Pendant que les produits éducatifs multimédias sont diffusés partout dans le monde, la culture s'uniformise : séduction de l'image, certes, mais aussi logique du rapport au savoir dépendante des possibilités de l'informatique, limites incontournables au regard de la force symbolique des différentes langues et transformation du rapport à l'écrifure. L'école publique a peut-être réussi en maints endroits à maintenir à sa périphérie la culture populaire véhiculée par les médias (Cuban, 1 997), mais le développement des TIC est en voie de créer pour les jeunes et les adultes une école parallèle, loin des programmes officiels et des pratiques éducatives. Quoique l'accès au savoir demeure en partie lié au produit qui le médiatise ef au pouvoir qu'ont sur ce produit les compagnies multimédias, il n'en demeure pas moins que les TIC modi¬ fient profondément le rapport au savoir au point d'entraîner de nouvelles critiques de l'école et de nouvelles attentes. D'aucuns craignent, entre autres, que les programmes scolaires obligatoires soient devenus désuets et qu'ils ne puissent réduire les écarts entre les jeunes qui sont RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 105 Évolution du métier d'enseignant et nouvelle régulation de l'éducation familiers avec les TIC et ceux qui en sont privés. À cause du rapport au traitement de l'information propre aux TIC, il va sans dire que les enfants qui n'y ont accès que d'une façon limitée, auront vraisemblablement à l'école, plus de difficultés à l'inté¬ rieur du système éducatif. D'autres s'empresseront de faire l'éloge de la délocalisa¬ tion de l'éducation et de la formation ; les TIC rendent en effet possibles le cours des études et l'acquisition des diplômes hors des établissements publics. Pour l'enseignement en tant que métier, les TICs peuvent êfre considérées comme des ennemies ou comme des alliées, suivant le point de vue adopté. Elles sont des enne¬ mis quand leur incorporation à l'école et plus globalement leurs impacts sur l'édu¬ cation et l'apprentissage n'obéissent qu'aux volontés de l'économie des communi¬ cations dont le développement semble l'exemple le plus frappant de ce que les théoriciens de la post-modernité appellent l'accélération du changement. Elles sont des ennemis aussi quand elles ne contribuent qu'au divertissement ou à une prolifé¬ ration telle de l'information qui circule, que nous soyons tous davantage incapables de la structurer ef de la maîtriser. Par ailleurs, elles peuvent être des alliées lors¬ qu'elles rendent accessibles à chacun, des informations de qualité, permettant la recherche, la création et l'interaction. 106 Dans un cas comme dans l'autre, elles sont cependant tout à fait incontournables et les enseignants doivent apprendre à les utiliser à des fins pédagogiques. Les nou¬ velles technologies de l'information peuvent transformer le rôle de l'enseignant, en déplaçant son centre de la transmission des connaissances vers leur assimilation et incorporation par des élèves de plus en plus compétents pour réaliser de manière autonome des tâches et des apprentissages complexes. S'il fallait tenter une synthèse de ce qui précède, nous soulignerions les éléments sui¬ vants de ce qu'il conviendrait d'appeler une nouvelle régulation de l'éducation. Nous serions en train de passer : d'une domination de l'offre à celle de la demande. Cela change considérablement le rapport de force entre les acteurs internes et les usagers ou les partenaires externes. Au cours des Trente Glorieuses, il apparaissait prioritaire d'offrir aux plus de personnes possibles des services éducatifs définis au palier central, et pour l'essentiel à l'intérieur du système éducatif ; dorénavant, pour une multitude de raisons, nous assistons à un renversement de perspective : il importe de répondre à une demande soudainement investie d'un pouvoir qu'elle n'avait pas il y a trente ans. Peut-être y a-t-il ici un effet pervers de la scolarisation accrue : plus on est instruit, plus on se croit en mesure de définir l'éducation pour ses enfants, voire pour soi-même en tant qu'adulte. Aussi, plus on diversifie les sources de finan¬ cement, plus il devient inévitable que ceux qui donnent formulent des demandes explicites. RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 Claude LESSARD Comme, par surcroît, il y a moins de ressources consenties à l'éducation, l'offre d'éducation est obligée de se resserrer ; elle ne peut plus fout couvrir ; des choix s'im¬ posent et souvent les acteurs, conscients de la concurrence, optent pour le renforce¬ ment de ce dans quoi ils sont reconnus comme compétents ou excellents, et laissent de côté d'autres éléments, peut-être intéressants et novateurs, mais moins assurés d'un public. d'un contôle bureaucratique des processus à une reddition de comptes « pro¬ fessionnalisante ». Pendant longtemps, nos systèmes éducatifs ont reposé sur une forme de contrôle bureaucratique, les enseignants devant se conformer à une série de prescriptions. Certains y adhéraient pleinement, d'autres s'y confirmaient de manière stratégique, suivant la célèbre typologie de Merton (« strategic compliance »). Quoi qu'il en soit, un enseignant pouvait adopter des comportements ritualistes, fortement « routinisés », gérant sa classe sans bruit, mais sans impact significatif sur ses élèves et leurs apprentissages, puisque ceux-ci adoptaient le même type de comportement que leur enseignant (conformité stratégique et ritualisme). Les travaux des sociologues des organisations ont contribué à faire comprendre que ces comportements étaient en partie le produit d'une structure d'attentes de rôles trop orientée vers le contrôle des comportements et leur prévisibilité, et que leurs effets pervers engendraient des cercles vicieux répétés (renforcement des attentes de conformité, ajout de règles et de prescriptions). Pour s'en sortir, il fallait changer de rationalité, cesser de structurer dans le moindre détail les processus de travail, pré¬ voir une marge de manuvre pour les travailleurs dans le cadre de leur travail, et insister sur une reddition de compte en termes de résultats. Dans le monde de l'éducation, cela s'exprime par une reconnaissance de la com¬ plexité des situations éducatives, de leur singularité et de leur nécessaire mise en contexte, en même temps qu'il est réaffirmé que l'école n'est pas une garderie, un parking pour adolescents désuvrés, qu'elle poursuit des finalités relativement pré¬ cises et qu'elle a une responsabilité sociale dans le développement de la compétence cognitive des citoyens. Pour les enseignants, il y a là, potentiellement, un déplacement d'un mode de contrôle de type bureaucratique à un mode plus professionnel d'encadrement de leur travail. d'une priorité accordée à l'accessibilité à une obligation de résultats (quantita¬ tifs et qualitatifs). L'accent n'est plus uniquement mis sur la massification des effectifs scolaires, de la maternelle à l'université. Les attentes à l'égard de l'école sont à la hausse et RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 107 Évolution du métier d'enseignant et nouvelle régulation de l'éducation s'expriment soit dans le langage des indicateurs de réussite ef des standards de per¬ formance, soit dans celui de la « qualité » de l'éducation. Le premier, plus techno¬ cratique ef gestionnaire, sert à confectionner des palmarès d'établissement et, par le jeu de la compétition, exerce une forte pression de rendement sur les unités du sys¬ tème et sur les acteurs. Le second, plus flou, n'en rejoint pas moins une portion signi¬ ficative de l'opinion publique ef demeure par là même mobilisateur. En effet, un peu partout, on se préoccupe de ce que F. Dumont appelait une « fausse scolarisation », c'est-à-dire un allongement moyen de la période scolaire sans que cela se traduise nécessairement et à coup sûr par des gains réels et substantiels de connaissance et de compétence, notamment entre les générations (Dumont, 1 997). S'exprime ici aussi la préoccupation avec l'acquisition non seulement de connais¬ sances, mais aussi de compétences et notamment de compétences intellectuelles de haut niveau, à la fois constitutives de la tête bien faite et aussi perçues comme essen¬ tielles pour participer à un univers changeant et mobile et à l'économie du savoir. 108 Dans les faits, cette préoccupation comme la précédente, prend la forme d'une régu¬ lation de l'éducation centrée sur la clarification des standards, des profils de sortie, des compétences terminales ou transversales, bref, sur une explicifation du produit désiré et la construction d'instruments de mesure sophistiqués et de processus d'éva¬ luation, permettant une forme de reddition de comptes des établissements et des enseignants qui y travaillent. Le contrôle bureaucratique des processus de travail s'estompe ou se fait discret ; l'autonomie des acteurs et des unités locales est mieux assurée à cet égard, mais il y a néanmoins un produit attendu et les pratiques choi¬ sies et mises en place doivent être cohérentes par rapport au produit attendu. Ce type de régulation est souvent présenté comme professionnalisant. Il est plus exigeant pour les enseignants. d'un système contôle en son centre à des unités responsables et pleinement participatives (autorité déléguée, concept américain d'« empowerment ») à un projet éducatif peut ête national dans ses grandes lignes justificatices, mais de plus en plus spécifiquement défini et constuit localement. Les liens entre le pouvoir organisateur central et les unités dites périphériques se rel⬠chent ; celles-ci sont soumises à d'autres influences, ou plutôt ces influences, pré¬ sentes depuis toujours, ont la possibilité de prend du poids et d'accroître leur effica¬ cité : la communauté locale, les parents, les instances communautaires, les groupes de pression de diverses sortes, les forces du marché pour autant que les acteurs sco¬ laires sont à la recherche de sources de financement alternatives. Il y a ici des risques d'une forte différenciation scolaire socialement inégalitaire, l'avènement d'un système scolaire à deux vitesses, car la participation de la com¬ munauté à la chose éducative est elle-même socialement déterminée ef doit, comme RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 Claude LESSARD toute capacité, être construite. Elle n'est pas également répartie à travers toutes les strates sociales. Pour les enseignants, cette autonomisation locale les oblige à développer ce que Hargreaves appelle un professionnalisme partenarial et des relations interprofes¬ sionnelles articulées. des statégies de changement axés sur le passage du paradigme de l'ensei¬ gnement au paradigme de l'apprentissage et à l'organisation apprenante (4) : vers un collectif de tavail autonome, constuisant de nouvelles pratiques. Dans la plupart des pays occidentaux, les réformes actuelles en éducation proposent à l'ensemble des établissements des changements d'envergure, à la fois flous et très structurants : des curricula construits autour des notions de compétences discipli¬ naires et transdisciplinaires, une organisation en cycle d'apprentissage et non plus en degrés annuels, des pédagogies de projets, des formes d'évaluation des appren¬ tissages dite « authentique », un encadrement et un suivi des élèves reposant sur la collaboration entre enseignants dans le cadre d'approches de « programme », bref, un vaste et ambitieux chantier de nouvelles pratiques pour l'essentiel à construire et à éprouver sur le terrain des classes ef des écoles réelles (et non pas sur celui des enclaves expérimentales ou alternatives). Pour ces changements, il n'y a pas de prêt-à-porter didactique et pédagogique ajusté à chaque contexte et situation prévisible ; les décideurs renoncent à cela ou reconnaissent - finalement ! - l'inutilité d'une telle démarche et son inefficacité. Est proposé plutôt ce que les anglo-saxons appellent un « framework », c'est-à-dire un cadre aux contours raisonnablement définis, mais dans les grandes lignes seulement, un peu comme la structure extérieure d'une maison : il revient aux acteurs d'en amé¬ nager l'intérieur, de l'habiter et de l'animer, au sens fort de ce terme. Ces change¬ ments comportent donc une part de prise de risque, que la rhétorique du change¬ ment essaie de rationaliser. Ce nouvel aménagement des réformes, leur opérationnalisation, ne peuvent être que le fruit d'un travailcollectif des acteurs collaborant au sein d'une organisation appre¬ nante, argumentant et délibérant sur leur pratique et ses fondements et visées. Les réformes reposent sur le pari de l'autonomisation des établissements et de leurs acteurs ; cette autonomie est non seulement reconnue et valorisée, mais en quelque sorte obligée et contrainte par le « système ». En effet, dans la nouvelle organisation - Je suis conscient que ces mots - paradigme de l'enseignement et de l'apprentissage, organisation apprenante - participent à une rhétorique du changement. Je les utilise ici parce qu'ils me semblent bien exprimer une orientation, un horizon à la fois flou ef structurant pour le métier d'enseignant. 4 RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 109 Evolution du métier d'enseignant et nouvelle régulation de l'éducation apprenante, les acteurs doivent non seulement investir le travail ef assumer leur auto¬ nomie, mais ils doivent obligatoirement travailler dans des collectifs responsabilisés, auto-régulés et imputables. Cela est relativement nouveau dans le monde de la fonc¬ tion publique en général, et dans l'enseignement en particulier. Au travail tradition¬ nellement isolé se substitue une injonction de responsabilité et d'auto-régulation col¬ lective et partagée. stratégies de changement ne peuvent plus être adéquatement caractérisées de « top-down », de contraignantes-libérales ou de bureaucratiques-professionnelles. Les Elles sont tout cela à la fois, combinées dans un nouvel amalgame imposant un hori¬ zon de résultats et des moyens privilégiés, mais laissant aux acteurs et à leur collec¬ tif de travail une dose significative de liberté afin qu'ils développent des formes d'auto-régulation efficace et efficiente. Cette nouvelle régulation de l'éducation est encore en gestation. Celle-ci s'éloigne de la régulation traditionnelle de type bureaucratique, hiérarchique et centralisée axée sur la conformité à un programme, à des valeurs et à des comportements et tend à devenir plus complexe parce que plusieurs acteurs différents y contribuent suivant leur logique propre, plus professionnelle en même temps que plus axée sur l'évolu¬ tion et la transformation, plus partenariale et plus soucieuse de re-légitimer l'institu¬ tion par une obligation de résultats relativement clairs et incontestables. no Par ailleurs, cette nouvelle régulation comporte des ambiguïtés et peut être fortement colorée par le néo-libéralisme ambiant, et par certaines dérives marchandes et évaluatives, nuire à la mobilisation des acteurs en renforçant leur individualisme, leur égoïsme catégoriel et les rapports compétitifs. En ce sens, tout n'est pas joué : ce n'est pas parce qu'on s'éloigne de la régulation bureaucratique traditionnelle que le meilleur des mondes est à l'norizon ! LES CONSEQUENCES POUR L'ENSEIGNEMENT De ce rapide survol des forces de changement, retenons que l'enseignement, comme métier, est sérieusement ébranlé par la disparition de certains repères traditionnelle¬ ment significatifs, comme des politiques précises déterminées par le pouvoir central et des structures de contrôle bureaucratique. Ce n'est pas que ces éléments soient dorénavant absents, mais ils partagent leur influence avec des forces nouvelles, dont on connaît mal les effets, comme l'introduction de la logique marchande, l'autono¬ misation des unités dans le cadre d'une décentralisation plus poussée du système, et les nouvelles technologies de l'information. Ces dernières pourraient soit supplanter l'école comme système de distribution du savoir, soit pénétrer les systèmes éducatifs de manière à en bouleverser radicalement les pratiques. On a le sentiment que, RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 Claude LESSARD présentement, les multinationales engagées dans l'économie de l'information et des communications essaient ces deux stratégies, calculant probablement qu'elles se ren¬ forcent mutuellement. Pour l'enseignement en tant que métier, ces phénomènes sont porteurs de consé¬ quences ambiguës et contradictoires, ainsi que le révèlent bon nombre d'analyses contemporaines. Par exemple, A. Hargreaves estime que l'enseignement aurait traversé au cours des décennies récentes des années 50 à aujourd'hui quatre périodes distinctives par le type de professionnalisme qu'elles ont valorisé. Il y aurait d'abord eu l'âge préprofessionnel, dominé par la tradition et les routines séculaires ; puis, l'âge du pro¬ fessionnel autonome, plus libre que son collègue des années 50 d'innover sur les plans pédagogiques et curriculaires ; selon Hargreaves, cet âge est souvent consi¬ déré par les enseignants comme l'âge d'or de la profession ; il renvoie aux années 60 ; lui a succédé ce qu'il appelle l'âge du professionnalisme collectif, au moment où l'accent est mis, comme condition de la rénovation de l'école et comme réponse au malaise enseignant, sur une dynamique professionnelle positive et sur des cultures de collaboration entre enseignants, de nature à non seulement contrer l'enfermement dans la cellule-classe mais aussi permettre l'émergence de pratiques individuelles et collectives plus adaptées aux exigences de la réussite éducative. Enfin, nous entre¬ rions, toujours selon Hargreaves, dans une période post-professionnelle et post¬ bureaucratique, caractérisée par une valorisation de relations interprofessionnelles et partenariales avec divers acteurs sociaux intervenant auprès des jeunes, les parents, les organismes communautaires et l'environnement en général. - - Par ailleurs, selon certains auteurs, par l'intensification du travail, la privatisation et une certaine marchandisation des outils curriculaires, par la précarisation de l'em¬ ploi, l'embauche de personnel non-qualifié assumant une partie de la fonction ensei¬ gnante, ef par une détérioration globale des conditions de travail, l'enseignement serait en processus de régression statutaire, de déprofessionnalisation ou de prolé¬ tarisation. D'autres estiment que les choses ne sont pas aussi simples et univoques, ainsi que le couple professionnalisation/prolétarisation le laisse entendre, et qu'en fait, il serait plus juste de dire que le professionnalisme enseignant serait en voie de transformation et de recomposition : l'ancien professionnalisme fondé en dernier res¬ sort sur un ethos de service public (Lawn, 1 996), serait remplacé par un profession¬ nalisme de type « managerial », l'enseignant incorporant dans son identité les nou¬ velles réalités du marché et du nouveau management éducatif (Ozga, 1 995). Seddon (à paraître), au terme d'une étude ethnographique d'une école secondaire australienne sérieusement bousculée par la logique marchande et des politiques éducatives néo-libérales, constate que les enseignants, ou du moins des éléments T. RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 111 Evolution du métier d'enseignant et nouvelle régulation de l'éducation dynamiques parmi eux, avaient réussi à conserver et développer une réelle capacité d'action professionnelle (« capacity-building »), qu'elle associe aux neuf caractéris¬ tiques suivantes : 1. une sensibilité contextuelle, la capacité de comprendre et de répondre de manière inventive et « opportuniste » à des circonstances changeantes ; 2. des valeurs démocratiques, collectives et de type « caring » ; 3. un engagement communautaire, la communauté étant perçue comme un ensemble de réseaux sociaux dotés de propriétés culturelles spécifiques ; 4. la reconnaissance de l'importance de soutenir et de développer les ressources culturelles communautaires (savoir, habiletés, attitudes et capacités d'action) si les communautés sont pour survivre ; 5. une orientation organisationneUe, l'organisation étant considérée comme un outil pour construire la collégialité et la collectivité ; 6. la reconnaissance de la diversité des publics et un engagement à publiciser les réussites afin de rendre compte, construire le soutien extérieur et pour rejoindre des communautés plus larges ; 7. des convictions pédagogiques centrées sur l'apprentissage comme moyen d'ac¬ croître les capacités d'action individuelles et de groupe, pour le bénéfice de tous ; 8. des « nous » politiques qui analysent les possibilités d'action d'une manière nonsentimentale et lucide, tout en étant capables d'assouplir les voies du changement ; 9. un optimisme de la volonté ef une humeur engageante (« lightness of spirit »), qui ne plie pas sous le poids de l'incertitude, de la rancur ou du pessimisme irra¬ tionnel. . 112 I Seddon propose de nommer cet ensemble de capacités, d'attitudes et de valeurs ethical entrepreneurialism » ; mais peu importe le nom de baptême, ce qui importe à nos yeux, c'est qu'il y a des équipes enseignantes, battantes et mobilisées, usant d'intelligence, de ruse et d'énergie pour réconcilier des orientations et convictions éducatives d'une part, et les exigences de la nouvelle régulation de l'éducation, d'autre part. Il y aurait donc à l'ouvre des processus de réorganisation identitaire pratique en cours. « On peut parler de reprofessionnalisation, dans la mesure où ces enseignants cher¬ chent à maintenir et réactualiser ce qu'ils jugent êfre l'essentiel du métier, dans un contexte qui les forcent à concilier l'ancien et le nouveau, la pédagogie et l'admi¬ nistration, les processus et les résultats, l'offre et la demande, le qualitatif et le quan¬ titatif. Pas simple tout cela I... RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 Claude LESSARD CONCLUSION Il est trop tôt pour statuer de manière définitive sur les effets des nouveaux modes de régulation de l'éducation sur le travail enseignant et sur sa professionnalisation. Pour les enseignants, ainsi que le soulignent T. Seddon et L. Brown (1 997), les tendances évolutives ne sont pas univoques dans leurs implications. Rien n'est ni totalement blanc, ni totalement noir : « Despite reform advocates' glowing pictures and critics' bleak assessments, there are no simple relationships between contemporary reform and teachers' work. Rather, decentralisation and marketisation drive diverse responses, shifting the pat¬ terns of educational provision and practice in ways that are, in most cases, extraor¬ dinarily double-edged. Neither advocates nor critics of reform capture this com¬ plexity sufficiently. Each group is too quick to flag either the good or the bad, the black or the white, in reform without acknowledging that the contemporary changes in education bring both the good and the bad together in uncomfortable, and often confusing, ways » (1997, 32). Bref, il y a à parier qu'un fort travail de reconstruction identitaire est en cours chez les enseignants, à partir des matériaux que l'évolution sociale, économique et cultu¬ relle leur fournit, et tels que l'institution scolaire les saisit et les retraduit à la lumière des contraintes imposées de l'extérieur et de ses visées de plus en plus négociées tant à l'interne qu'à l'externe. Mais d'une certaine manière on peut penser qu'il en a toujours été ainsi, l'ensei¬ gnement et l'institution scolaire jouant en quelque sorte le rôle d'un filtre entre la société et la culture d'une part, et les jeunes générations, d'autre part. Ce qu'il y a de nouveau, c'est l'accélération de la transformation tant de la société que de la cul¬ ture qui rend la fonction de l'école, certes tout aussi importante qu'autrefois, sinon davantage parce qu'elle rejoint tous les membres d'une génération et pour plus long¬ temps qu'autrefois, mais plus risquée et difficile pour les enseignants parce que les matériaux de construction du travail sont moins assurés qu'autrefois. REFERENCES ANDERSON A. (1997). États-Unis. APPLE M. (1 980). - Transforming Education : Breakthrough Quality at Lower Cost, - « Curricular form and the logic of technical control : Building the posses¬ L. Barton, R. Meighan, S. Walker (eds.), Schooling, Ideology and the Cur¬ riculum, Londres, The Falmer Press, pp. 1 1 -28. sive individual », in BALUON R. (1982). - Les consommateurs d'école, Paris, Stock. RECHERCHE et FORMATION N° 35 - 2000 11? Evolution du métier d'enseignant et nouvelle régulation de l'éducation BALL S., VAN ZANTEN les systèmes français ef A. 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