Le modèle IDRC « Interprétation-Décisions-Ressources Contraintes » de la Traduction :
une optique didactique
Daniel Gile
ESIT, Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle
Published in Laplace, Colette, Marianne Lederer & Daniel Gile (eds). 2009. La traduction
et ses métiers. Aspects théoriques et pratiques. Cahiers Champollion N° 12. Caen: Lettres
Modernes Minard. p. 73-86.
1. Introduction
Si la communauté traductologique est composée essentiellement d‟enseignants qui sont euxmêmes chercheurs, d‟autres formateurs de traducteurs et bien des praticiens de la traduction et
de l‟interprétation (ci-après Traduction – la majuscule indique dans cet article les
hyperonymes Traducteur pour „traducteur et interprète‟ et Texte pour „texte écrit et discours‟)
accueillent la théorie avec méfiance, voire avec hostilité (voir entre bien d‟autres exemples
Roberts 1988, Shuttleworth 2001, Lee 2006). Les praticiens considèrent de manière générale
que la réflexion théorique ne leur est d‟aucune utilité pratique, mais lui font aussi des
reproches précis, l‟accusant notamment de présenter des descriptions et des idées qui ne
correspondent pas à la réalité. Ainsi, si l‟on prend les deux paradigmes les plus répandus dans
la formation, la Théorie interprétative de la traduction (TIT) et la théorie du skopos, on
reproche souvent à la première d‟idéaliser la déverbalisation (voir par exemple Ito-Bergerot
2006 et Setton 2007, page 63) et à la seconde de dénier au texte de départ le rôle important
qu‟il a dans la pratique comme déterminant du contenu du texte d‟arrivée, donc de tourner le
dos aux principes mêmes de la « fidélité » (voir à ce sujet une réponse des fonctionnalistes
dans Nord 1997).
Les étudiants semblent eux aussi majoritairement réticents face à la théorie. D‟une part,
ils n‟en perçoivent pas l‟utilité dans l‟apprentissage de ce qui leur apparaît comme des
compétences pratiques, et d‟autre part elle leur demande un investissement dans l‟assimilation
de concepts et de structures abstraites dont ils n‟ont pas nécessairement le goût
Et pourtant, dans la mesure où, comme le souligne Marianne Lederer (2008, p. 110),
l‟un des objectifs de la formation est de permettre aux apprenants de gagner du temps en leur
évitant notamment d‟apprendre par tâtonnements, les éléments théoriques apparaissent
comme potentiellement utiles en les guidant (voir aussi Sawyer 2004, Gile 1995, 2005).
Le présent article part de l‟idée de cette utilité pratique de l‟outil théorique. Il cherche
à renforcer son acceptabilité auprès des praticiens, des enseignants et des étudiants en
proposant un cadre intégrateur ancré dans la réalité et en montrant les parties de celle-ci où les
théories traductologiques sont susceptibles d‟aider à comprendre et à s‟orienter. La plateforme
ainsi constituée devrait permettre d‟approfondir ensuite la réflexion et la théorisation selon les
préférences de chacun.
2. Le modèle IDRC “Interprétation-Décisions-Ressources-Contraintes” de la traduction
2.1 Présentation schématique du modèle
Le modèle schématise le processus de Traduction en une succession de phases de
compréhension et de reformulation – voir fig.1. Cette succession s‟applique à chaque unité de
Traduction et, de manière moins linéaire, à des agrégats d‟unités de Traduction (à propos du
choix du concept d‟unité de Traduction voir Gile 1995, 2005), mais le jeu des itérations et ses
variantes, ainsi que le périmètre des différentes unités de Traduction en jeu (mots, syntagmes,
propositions, phrases, groupes de phrases, textes etc.) n‟y sont pas précisés. La multiplicité
des possibilités est en effet patente, et tenter de les représenter toutes rendrait impossible la
présentation d‟un cadre conceptuel simple.
Lors de chaque phase de compréhension, le segment de Texte de départ concerné est
interprété avec les ressources existantes et des décisions sont prises. Lors de la phase de
reformulation, des décisions interviennent dans le choix des mots et des structures
linguistiques à employer, mais aussi dans la sélection des informations que l‟on gardera, que
l‟on modifiera, que l‟on ajoutera par explicitation, là aussi en fonction des ressources et des
contraintes, y compris le cahier des charges du client, les connaissances qu‟il semble
raisonnable d‟attribuer aux lecteurs ou auditeurs de la Traduction, etc.
Ressources
Texte de départ
↓
Interprétation
avec décisions
↓
Reformulation
avec décisions
↓
Texte d‟arrivée
Contraintes
Fig.1: Le modèle IDRC Interprétation-Décisions-Ressources-Contraintes
2.2 Caractéristiques du modèle IDRC
Une première caractéristique importante du modèle est son caractère descriptif – il ne
véhicule en principe aucune idée prescriptive susceptible d‟être contestée par des partisans
d‟approches particulières, et peut accueillir des réflexions sur toutes les catégories de la
Traduction humaine, des plus techniques aux plus littéraires, car l‟interprétation, les décisions,
les ressources et les contraintes s‟y retrouvent toujours.
Deuxièmement, il s„agit d‟un modèle de processus et non pas de produit. Il se place
donc résolument dans l‟optique d‟une Traduction-action et non pas dans une démarche de
linguistique comparative, bien que celle-ci puisse y intervenir pour expliquer certaines
contraintes et proposer certaines ressources.
Troisièmement, le concept d‟interprétation (du Texte de départ) lors de la phase de
compréhension y occupe une place centrale. D‟après les travaux des psycholinguistes réalisés
au cours des trente dernières années sur la compréhension du langage, le passage par une telle
interprétation, ensemble complexe d‟opérations cognitives, est incontestable dans la
reconnaissance d‟unités linguistiques à partir de signaux visuels ou sonores et dans
l‟interprétation grammaticale des phrases – voir ci-dessous. Elle l‟est aussi dans l‟attribution
du sens aux ensembles linguistiques identifiés dans le contexte et en situation dans la mesure
où le langage sous-détermine la réalité qu‟il désigne. L‟ampleur et la profondeur de cette
interprétation sont variables, mais sa présence à un niveau minimum est évidente dans la
Traduction humaine même dans les cas (rares ou limités à de petits segments de Texte) où elle
relève du transcodage.
Une quatrième caractéristique du modèle IDRC est la position centrale qu‟il accorde
aux décisions du Traducteur. L‟interprétation d‟un signe visuel ou sonore implique en effet un
processus de décision, certaines caractéristiques phonologiques ou visuelles des signes perçus
par le Traducteur évoquant plusieurs unités linguistiques potentielles parmi lesquelles il va
falloir choisir (comme dans d‟autres situations de lecture et de compréhension à l‟écoute). De
même, l‟interprétation des ensembles linguistiques identifiés comme ayant un sens particulier
passe par la sélection d‟une possibilité parmi d‟autres. Les décisions interviennent aussi pour
déterminer la profondeur du traitement qui sera mis en œuvre pour parvenir à une
compréhension adaptée aux besoins : selon les ressources disponibles, les contraintes, la
fonction de la Traduction et les normes applicables, le Traducteur peut par exemple décider de
se contenter d‟analyser la structure logique sous-jacente du texte de départ et de repérer les
termes spécialisés éventuels pour en rechercher des équivalents potentiels dans des sources
appropriées, ou encore rechercher les véritables intentions de l‟auteur dans un Texte qui en
surface est maladroit, contradictoire, ambigu ou erroné. Les décisions sont donc très présentes
dans la phase de compréhension.
La reformulation passe elle aussi obligatoirement par la prise de décisions, ne serait-ce
que dans le choix d‟une grande partie des mots et des structures syntaxiques qui formeront le
Texte d‟arrivée (même si d‟autres mots et structures s‟imposent spontanément). Le
Traducteur peut notamment décider d‟employer des « équivalents » plus ou moins standard
qu‟il connaît ou qu‟il a trouvés dans des glossaires ou autres sources documentaires ou que lui
ont indiqués des informateurs, ou encore opter pour des tactiques globales ou locales de
modification du style ou de l‟information dans le sens d‟un ajout ou d‟une omission selon
différents critères.
2.3 Les ressources du Traducteur dans le modèle IDRC
Par commodité, les ressources du Traducteur seront classées ici en un petit nombre de
catégories sans prétention à l‟exhaustivité. Ne seront pas traitées la personnalité du Traducteur,
sa voix, son apparence physique et autres caractéristiques personnelles qui sont des ressources
évidentes mais ne sont pas l‟objet direct d‟une théorisation traductologique.
2.3.1 Les ressources linguistiques existantes
Une ressource fondamentale pour le Traducteur est l‟ensemble des éléments linguistiques
existants et potentiellement disponibles pour lui : unités lexicales, structures grammaticales,
représentations graphiques des mots et des textes, règles d‟assemblage des unités
fondamentales et règles de représentation graphique, phonologique ou en signes en un Texte
de départ. Aucun Traducteur ne dispose de l‟ensemble de ces ressources à un moment donné
au cours de l‟acte de Traduction (aucun traducteur ne connaît ou n‟a accès à toutes les
ressources existant dans ses langues de travail), mais grâce à la recherche documentaire, il
peut aller au-delà de ses connaissances du moment et rechercher un complément de ressources
linguistiques pour s‟exprimer.
Une autre ressource linguistique est l‟ensemble existant d‟équivalences
terminologiques courantes entre la langue de départ et la langue d‟arrivée dans lequel il a la
possibilité de puiser s‟il le juge souhaitable.
2.3.2 Les connaissances déclaratives du Traducteur
Il s‟agit de „connaissances‟ telles que nous les entendons dans le langage quotidien et qui
pourraient théoriquement être décrites verbalement („déclarées‟) - voir Anderson 1980,
chapitre 8.
Les connaissances déclaratives du Traducteur englobent la connaissance du
vocabulaire, des expressions idiomatiques et des règles grammaticales, stylistiques,
orthographiques et autres de la langue de départ et de la langue d‟arrivée telles que mises en
œuvre dans la culture (au sens large) de l‟auteur du Texte de départ et du groupe de
destinataires du Texte d‟arrivée. L‟aptitude à l‟utilisation effective de ces connaissances dans
la production et la compréhension du discours s‟en distingue et relève d‟habiletés cognitives.
Les connaissances déclaratives du Traducteur comprennent également des
connaissances thématiques (sur le domaine et le sujet concerné), des connaissances sur la
situation de communication concernée, sur les valeurs et normes sociales dans les groupes
socio-culturels auxquels appartiennent l‟énonciateur du Texte de départ et les récepteurs du
Texte d‟arrivée, sur la fonction de la Traduction, sur les normes de Traduction pertinentes, sur
le cahier des charges éventuel du client.
2.3.3 Les habiletés sociales, communicatives, linguistiques et cognitives du Traducteur
Pour mettre en œuvre de manière utile ses connaissances déclaratives dans le processus de
Traduction, le Traducteur a besoin d‟un ensemble d‟habiletés sociales, communicatives,
linguistiques et de compétences cognitives diverses. Ces compétences englobent la capacité
d‟analyser le Texte de départ et de prendre les meilleures décisions à partir d‟un bagage de
connaissances déclaratives, notamment celles ayant trait à la langue de départ et aux normes
de Traduction applicables, ainsi que la capacité de résoudre des problèmes de compréhension
à travers différents types d‟analyse, d‟exprimer des idées d‟une manière acceptable pour les
parties concernées compte tenu de leurs attentes et de leurs valeurs ainsi que d‟une
configuration sociale parfois complexe. Certaines habiletés cognitives sont essentielles dans
l‟interprétation simultanée, et les habiletés „sociales‟ sont centrales dans l‟interprétation de
service public et d‟affaires.
2.3.4 Les compétences techniques du Traducteur
Celles-ci peuvent se définir comme les connaissances et le savoir-faire qui permettent au
Traducteur d‟utiliser des équipements techniques pour l‟interprétation simultanée, pour la
recherche documentaire sur la Toile, pour la rédaction de textes sur un ordinateur avec un
logiciel donné et dans un format donné, pour l‟utilisation des mémoires de traduction et autres
outils d‟aide à la traduction.
2.3.5 Les ressources externes disponibles
Parmi les ressources externes, on peut compter les ordinateurs et logiciels, les mémoires de
traduction, les dictionnaires, glossaires, bases de données et autres documents de référence,
qu‟ils soient électroniques ou classiques, les collègues, experts et autres informateurs
potentiels (ressources humaines), mais aussi l‟espace de travail qui est à la disposition du
Traducteur, l‟argent qui peut être consacré à l‟achat de biens ou de services susceptibles d‟être
nécessaires pour la Traduction proprement dite, sans oublier le temps comme ressource
limitée pour l‟achèvement de la tâche, qu‟il s‟agisse d‟heures ou de jours en traduction ou de
secondes ou fractions de seconde en interprétation simultanée.
2.3.6 Les compétences administratives, organisationnelles et commerciales du
Traducteur
Chez le Traducteur indépendant, de telles compétences sont souvent un facteur de réussite
important dans la mesure où la capacité de prospecter, d‟établir et de maintenir de bonnes
relations avec les clients, d‟établir des devis, de constituer une équipe et la gérer peut avoir un
rôle central dans l‟aptitude à survivre et à prospérer sur le marché (voir par exemple Gouadec
2002).
2.4 Les contraintes dans le modèle IDRC
Pour l‟essentiel, les contraintes dans le modèle IDRC correspondent aux limites des
ressources disponibles énumérées plus haut, mais il s‟y ajoute d‟autres éléments.
2.4.1 Les limites des connaissances déclaratives du Traducteur
L‟infériorité des connaissances thématiques pertinentes du Traducteur par rapport à celles des
interlocuteurs qu‟il sert est un fait connu des praticiens et souvent rappelé dans la littérature. Il
en résulte notamment la nécessité d‟une acquisition de connaissances ad hoc et d‟une analyse
plus systématique et plus poussée du Texte de départ chez le Traducteur que chez le
spécialiste, d‟où une charge cognitive plus importante lors de la lecture en traduction écrite et
lors de l‟écoute en interprétation. En outre, même avec l‟acquisition de connaissances ad hoc
et l‟analyse, une compréhension satisfaisante n‟intervient pas toujours, ce qui appelle la mise
en œuvre de différentes tactiques de Traduction pour limiter les pertes éventuelles.
L‟insuffisance des connaissances terminologiques et phraséologiques idoines dans le
sociolecte concerné ainsi que la compréhension imparfaite de la situation dans laquelle
intervient le Traducteur, de ses tenants et aboutissants, constituent d‟autres contraintes qui
appellent des réactions appropriées au moment de la réexpression du message.
2.4.2 Les limites des habiletés sociales, communicatives, linguistiques et cognitives du
Traducteur
Dans un monde idéal, armés de leurs connaissances linguistiques et extralinguistiques, les
Traducteurs devraient être en mesure de „comprendre‟ les textes et discours en langue de
départ et d‟en produire des versions „équivalentes‟ (au regard de la communication) pour les
destinataires de leur Traduction. En réalité, les limites de leurs habiletés sociales,
communicatives, linguistiques et cognitives les empêchent souvent d‟y parvenir pleinement.
Parmi les limites les plus apparentes se situent celles de leur aptitudes cognitives dans la
séparation entre la langue de départ et la langue d‟arrivée en cours de Traduction, dans la mise
en œuvre des connaissances déclaratives de la langue pour la production du discours d‟arrivée
en interprétation, dans le fonctionnement de leur mémoire de travail en interprétation de
conférence, dans l‟aptitude à contourner des problèmes de manière à trouver instantanément
une interprétation acceptable en interprétation diplomatique.
2.4.3 Les limites des compétences techniques du Traducteur
Dans une grande partie des régions du monde, la quasi-totalité des traducteurs savent
maintenant utiliser des logiciels de traitement de texte, mais la maîtrise des nouveaux outils
d‟aide à la traduction, et notamment des mémoires de traduction, reste très inégale. Il en est de
même de la manipulation de différents supports et environnements de traduction intervenant
dans la traduction de sites web, dans la localisation de produits informatiques, dans le soustitrage etc.
2.4.4 Les limites dans les ressources externes disponibles
Dans la vie quotidienne du Traducteur, la contrainte la plus pesante est probablement le
manque de temps. Le traducteur (de l‟écrit) dispose souvent d‟un délai bien trop court pour
procéder à l‟acquisition ad hoc d‟informations complémentaires suffisantes et à la vérification
de leur fiabilité, trop court également pour laisser „reposer‟ son texte et le relire
ultérieurement avec le recul pour le parachever dans les meilleures conditions. Quant à
l‟interprète de conférence, la charge cognitive avec laquelle il se débat pour terminer le
traitement d‟un segment de discours en simultanée et en consécutive du fait de la pression du
temps est considérée par de nombreux chercheurs comme expliquant, directement ou
indirectement, une grande partie de la difficulté d‟interpréter (voir par exemple les
explications proposées par les Modèles d‟Efforts dans Gile 1995, Laplace 2002, Ito-Bergerot
2006).
Il va sans dire que l‟absence de ressources informationnelles extérieures pour
compléter les connaissances déclaratives préexistantes, qu‟il s‟agisse de glossaires, de
documents de référence, de comptes rendus de réunions précédentes du même organisme etc.,
est une contrainte qui pèse lourd sur la capacité du traducteur ou de l‟interprète à approcher le
produit idéal qu‟il souhaiterait réaliser pour son client.
2.4.5 Les normes de Traduction et le cahier des charges du client
Aux limites dans les ressources s‟ajoutent des contraintes distinctes. Ainsi, les normes de
Traduction applicables dans un environnement donné ou le cahier des charges du client
peuvent obliger le Traducteur à traduire d‟une manière particulière, que ce soit par la
terminologie, par le style, par l‟omission obligatoire de certaines références culturelles ou
religieuses ou au contraire par la sélection de formulations connotées, par l‟interdiction
d‟expliciter là où il pourrait estimer qu‟il est nécessaire d‟expliciter, par l‟interdiction
d‟interpréter là où il est pourrait estimer qu‟il serait juste d‟interpréter (dans l‟interprétation
auprès des tribunaux) etc.
3. L’IDRC et la traductologie
Le modèle IDRC représente la Traduction comme un processus de traitement de Textes par
l‟homme en vue de la production d‟autres Textes, processus qui comprend des interprétations
et des décisions. Ce modèle exprime donc un point de vue partagé notamment par la TIT et
les théories fonctionnalistes allemandes. Toutefois, il ne propose pas de théorie propre sur ce
processus au-delà du principe de l‟intervention d‟interprétations et de décisions. Son rôle
principal est plutôt d‟accueillir et de faciliter la présentation, l‟analyse et la comparaison
d‟idées et théories traductologiques existantes.
3.1 La fonction de la Traduction
Une première question importante porte sur la fonction de la Traduction, celle qui va orienter
le Traducteur vers certaines décisions. Les premiers linguistes qui se sont intéressés à la
traduction tels John Catford, Roman Jakobson, Georges Mounin ou Jean-Paul Vinay et Jean
Darbelnet ne se sont pas beaucoup intéressés à cette fonction (Eugene Nida étant une
exception, son étude de la traduction étant axée sur la traduction de la Bible pour transmettre
son Message). Ils ne se sont pas non plus intéressés au Traducteur en tant qu‟acteur central
dans la Traduction. Ils traitaient essentiellement les ressources linguistiques et leurs limites,
en faisant abstraction de la cognition du Traducteur. C‟est en ce sens qu‟ils se démarquent de
la traductologie, dont on peut considérer qu‟elle a pris naissance quand la théorisation a
commencé à se focaliser sur l‟action du Traducteur.
L‟existence d‟une intention dans l‟acte Traductif est postulée par tous les mouvements
de pensée traductologiques actuels, mais ce sont surtout les théories fonctionnalistes qui en
font un concept central (voir Nord 1997).
L‟idée de transmission avec une intention sous-jacente étant admise se pose la
question de la nature de ce qui doit être transmis. La TIT se penche sur la différence entre
« signification linguistique » et « sens » et souligne que ce n‟est pas l‟expression linguistique,
mais le vouloir-dire de l‟énonciateur qui fait l‟objet de la Traduction. La complémentarité
entre les théories fonctionnalistes et la TIT en ce qui concerne la fonction de la Traduction est
patente.
3.2 L’action du Traducteur
Les théories fonctionnalistes considèrent fondamentalement la Traduction comme une action
et la théorie du skopos parle d‟adapter le Texte d‟arrivée à la fonction de la Traduction, mais
sans préciser comment l‟opération se fait. La TIT avance dans ce sens en expliquant que le
Traducteur se sert de ses ressources, dont une bonne maîtrise de la langue de départ et un
« bagage cognitif » (ses connaissances extra-linguistiques pertinentes), pour comprendre le
sens au-delà de la signification, puis « déverbaliser » et reformuler le message en langue
d‟arrivée. Toutefois, elle est peu diserte sur les mécanismes cognitifs précis impliqués et sur
les contraintes auxquelles fait face le Traducteur et sur ses conséquences. C‟est sur ces
contraintes et leurs incidences en interprétation que portent les modèles d‟Efforts de D. Gile.
Là aussi, la complémentarité entre trois axes de théorisation est claire, mais c‟est
probablement vers la psychologie cognitive et la neuropsychologie qu‟il faut se tourner pour
avoir à terme une connaissance plus précise des mécanismes en jeu.
Du côté des ressources culturelles et linguistiques, l‟absence d‟ « équivalents », de
même que la tendance de certains auteurs ou cultures à être moins explicites que d‟autres dans
l‟expression verbale, posent également des problèmes pratiques au Traducteur (voir par
exemple Ito-Bergerot 2006 et Kondo 2008 à propos de l‟interprétation du japonais vers les
langues occidentales), problèmes que n‟aborde pas la TIT mais que pourraient aider à décrire
des démarches comparatistes (voir Hansen, dans ce volume). La « synecdoque » de Marianne
Lederer, et de manière plus détaillée, la pragmatique et la théorie de la pertinence de Sperber
et Wilson (1986), expliquent que la sous-détermination de la réalité par l‟énoncé linguistique
n‟entraîne pas nécessairement une perte d‟information et que des stratégies d‟explicitation et
d‟implicitation dans la reformulation peuvent non seulement préserver la fidélité au sens, mais
aussi rendre la communication plus efficace.
Certains théoriciens postulent par ailleurs l‟existence de tendances intrinsèques à la
Traduction sans nécessairement les expliquer. L‟un des ces « universels », le plus connu peutêtre, est « l‟hypothèse d‟explicitation » de Shoshana Blum-Kulka (1986), selon laquelle les
traductions auraient intrinsèquement tendance à être plus explicites. D‟autres « universels »
font maintenant l‟objet de recherches qui sont facilitées par des technologies de recueil et
d‟analyses de corpus (voir par exemple Mauranen et Kujamäki 2004).
D‟autre part, l‟existence de contraintes et d‟un anisomorphisme essentiel entre langues
et cultures de départ et d‟arrivée force des choix qui appellent à leur tour des interrogations
sur la neutralité du Traducteur dans ses interprétations et ses décisions. Certains théoriciens
estiment que celle-ci est illusoire pour des raisons sociologiques et culturelles. Ainsi,
Lawrence Venuti considère que le traducteur travaillant vers une langue appartenant à une
culture qui se sent « forte » aura tendance à naturaliser (domestication) et que le traducteur
appartenant à une culture qui se sent « faible » aura tendance à exotiser (foreignize) sa
traduction (voir Venuti 1998). Pour Gideon Toury, ces choix (souvent inconscients) obéissent
à des normes sociales qui déterminent ce que doit être la Traduction dans un groupe social
donné défini par le temps et l‟espace culturels et font qu‟une Traduction considérée comme
bonne dans un groupe peut être jugée défaillante par un autre. Le cadre étudié par Toury dans
sa théorisation de la traductologie descriptive (Descriptive Translation Studies) (Toury 1995)
est macro-social et se focalise sur la traduction littéraire, mais le principe peut être repris au
niveau micro-social du donneur d‟ouvrage, du réviseur et même du formateur de Traducteurs
qui déterminent certaines normes de fond et de forme auxquelles doit se plier la Traduction.
Au-delà des normes, on peut considérer la pression exercée par des interlocuteurs sur
l‟interprète de service public et l‟interprète auprès des tribunaux en fonction de leur pouvoir
respectif comme une contrainte qui peut elle aussi influencer son comportement.
Il apparaît clairement à travers ces observations générales s‟appuyant sur les concepts
de ressources, contraintes et décisions que chaque théorie et mouvement de pensée examine la
réalité sous un angle peu ou prou différent et peut faire un apport spécifique à la
conceptualisation de la Traduction. Un examen plus approfondi des différentes théories et
écoles de pensée montrera qu‟elles sont plus complémentaires que contradictoires (voir
notamment Hansen, dans le présent volume, concernant la compatibilité entre la TIT et la
théorie du skopos).
Dans son enseignement, au-delà des principes de base énoncés par un paradigme de
prédilection, quand des obstacles concrets apparaissent dans la Traduction, notamment les
interférences linguistiques ou des contraintes cognitives, un formateur peut compléter avec
des outils pratiques tels qu‟un modèle de la traduction qui schématise le processus
d‟interprétation et de reformulation avec décisions et propose des démarches précises visant
l‟optimisation, ou avec des explications théoriques simples telles que les modèles d‟Efforts. A
un niveau plus théorique d‟explication des relations entre langue, message et cognition, la
théorie de la pertinence complète l‟idée de synecdoque et y introduit l‟idée d‟une économie de
la cognition (l‟économie d‟efforts dans un sens plus général avait déjà été évoquée par Jiří
Levý dans les années 1960 (Levý1967)). Quand apparaissent en cours de Traduction des
divergences entre les appréciations de l‟enseignant et celles des étudiants sur l‟acceptabilité
linguistique de leurs traductions ou sur d‟autres points, il peut être utile de rappeler que l‟une
des contraintes auxquelles fait face le Traducteur est celle des normes, et ce non seulement en
matière de fidélité, mais aussi en matière d‟acceptabilité linguistique. Les normes du client
(ou du réviseur, ou encore de l‟enseignant en environnement de formation) n‟ont pas une
valeur absolue, mais ont une influence déterminante sur les décisions du Traducteur.
4. Le modèle IDRC dans la formation des Traducteurs
Concrètement, comment le modèle IDRC peut-il être mis à contribution dans la formation des
Traducteurs ?
Tout enseignant, quelles que soient ses préférences théoriques (ou a-théoriques), peut
présenter à ses étudiants débutants le schéma IDRC pour souligner que la Traduction est un
processus, qu‟elle implique une interprétation du Texte de départ et des décisions, donc une
responsabilité du Traducteur, que les difficultés rencontrées seront déterminées par des
contraintes et que le Traducteur dispose de certaines ressources pour agir de manière à
optimiser le résultat de l‟opération. S‟il est réfractaire à la théorie, l‟enseignant peut indiquer
que les modalités d‟interprétation et de prise de décision ainsi que les ressources et contraintes
seront explorées par la seule pratique à travers des exercices de traduction. Toutefois, rien ne
lui interdit de signaler que différentes théories ont abordé de manière plus ou moins
systématique certains aspects du processus ainsi que la nature et les effets des ressources et
contraintes, de nommer ces théories et d‟indiquer des textes à lire aux étudiants intéressés.
Dans un programme de formation qui comprend un enseignement théorique formalisé,
une telle présentation initiale, qui peut durer moins d‟une demi-heure, a l‟avantage d‟établir
un lien entre cet enseignement et les cours pratiques.
Dans une formation pratique s‟inscrivant dans un paradigme qui a été théorisé tels la
TIT ou les théories fonctionnalistes, il semble également utile de montrer, à travers le modèle
IDRC, sur quelle partie du processus et de l‟environnement du Traducteur ce paradigme se
focalise. Par exemple, la TIT met l‟accent sur l‟interprétation à base de compréhension (voir
Lederer 2005, p. 77), la théorie du skopos sur la reformulation avec décisions, les modèles
d‟Efforts sur les contraintes cognitives.
Dans un cours où la théorie est enseignée de manière plus systématique, le modèle
IDRC peut faciliter une comparaison plus poussée des différentes théories et écoles de pensée
traductologiques en montrant plus précisément les complémentarités et différences, mais
toujours en référence au cadre conceptuel intégrateur et à ses composantes expliquées plus
haut.
5. Conclusion
Comme il est montré plus haut, la structure IDRC est susceptible d‟aider le formateur et
l‟étudiant à aborder et à intégrer plusieurs théories et mouvements de pensée importants en
traductologie, mais s‟oriente résolument vers l‟action du Traducteur et non pas vers la
Traduction-produit au sens de la linguistique comparative ou la linguistique textuelle, ni vers
la réflexion philosophique sur le rôle du Traducteur dans la société. Ce pan de la traductologie
devra être abordé par un autre biais par ceux qui s‟y intéressent.
Pour l‟utilisation en formation des Traducteurs, nous pensons que la structure simple
du modèle autour de l‟action et son évocation du vécu concret de la Traduction sont
susceptibles d‟intéresser les étudiants et de faciliter un premier contact avec la théorie, qu‟elle
soit interprétative, fonctionnaliste ou autre, quitte à élargir et approfondir ultérieurement selon
les goûts de chacun.
En tout état de cause, l‟investissement dans la présentation du modèle IDRC aux
étudiants semble faible par rapport au gain potentiel en termes d‟acceptabilité et d‟accès plus
facile à la théorisation.
Bibliographie
Anderson, John (1980), Cognitive Psychology and its Implications (San Francisco, W. H.
Freeman and Company).
Blum-Kulka, Shoshana (1986), “Shifts of Cohesion and Coherence in Translation”, pp.17-35
in House, Juliane & Shoshana Blum-Kulka eds., Interlingual and Intercultural
Communication: Discourse and Cognition in Translation and Second-Language Acquisition
Studies (Tübingen, Gunter Narr).
Gile, Daniel (1995), Basic Concepts and Models for Interpreter and Translator Training
(Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins).
Gile, Daniel (2005), La traduction. La comprendre, l’apprendre (Paris, PUF).
Gouadec, Daniel (2002), Profession : Traducteur (Translation : A Profession) (Paris, La
Maison du Dictionnaire).
Hansen, Gyde (*)
Ito-Bergerot, Hiromi (2006), Le processus cognitif de la compréhension en interprétation
consécutive : acquisition des compétences chez les étudiants de la section japonaise. Thèse de
doctorat, Ecole doctorale de l‟université de la Sorbonne Nouvelle – Paris III. Ecole Supérieure
d‟Interprètes et de Traducteurs.
Kondo, Masaomi (2008), “Mutliple Layers of Meaning – Toward a Deepening of the “Sense”
Theory of Interpreting”, pp.35-40 in Wang, Enmian and Wang, Dong Zhi eds., Towards
Quality Interpretation in the 21st Century. Proceedings of the 6th National Conference and
International Forum on Interpreting (Beijing, Foreign Language Teaching and Research
Press)
Laplace, Colette (2002), « L‟interprète nocher des temps modernes », pp.189-215, in Israël,
Fortunato dir. Identité, altérité, équivalence ? La traduction comme relation en hommage à
Marianne Lederer (Paris, Caen, Lettres Modernes Minard).
Lederer, Marianne (2005), « La place de la théorie dans l‟enseignement », pp. 75-84, in Israël,
Fortunato et Lederer, Marianne dirs. La théorie interprétative de la traduction, tome III, de la
formation à la pratique professionnelle (Paris, Caen, Lettres Modernes Minard).
Lederer, Marianne (2008), “Can Theory Help Translator and Interpreter Trainers and
Trainees?”, pp.107-129 in Wang, Enmian and Wang, Dong Zhi eds., Towards Quality
Interpretation in the 21st Century. Proceedings of the 6th National Conference and
International Forum on Interpreting (Beijing, Foreign Language Teaching and Research
Press)
Lee, Hyang (2006), “Translator Training: Beyond the dichotomy of theory vs. practice”,
Forum vol. 4, n°2, pp.41-51.
Levý, Jiří (1967), “Translation as a Decision Making Process”, pp.1171-1182, in To Honor
Roman Jakobson, vol. 2 (The Hague, Mouton).
Mauranen, Anna & Pekka Kujamäki eds (2004), Translation Universals. Do they exist?
(Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins).
Nord, Christiane (1997), Translation as a purposeful activity. Functionalist approaches
explained (Manchester, St Jerome)
Robert, R. (1988), “The role and teaching of theory in translator training programmes”, Meta
vol. 33 n°2, pp.164-173.
Sawyer, David (2004), Fundamental aspects of Interpreter Education.
(Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins).
Setton, Robin (2007), “Staying relevant: Interpreting in the information age”, pp.53-72 in
Pöchhacker, Franz, Arnt Lykke Jakobsen & Inger M. Mees eds. Interpreting Studies and
Beyond (Copenhagen, Copenhagen Studies in Language, Samfundslitteratur Press).
Shuttleworth, M. (2001), “The role of theory in translator training: Some observations about
syllabus design”, Meta vol. 46, n°3, pp. 497-506.
Sperber, Dan & Deirdre Wilson (1986), Relevance: Communication and Cognition (Oxford,
Basil and Blackwell).
Toury, Gideon (1995), Descriptive Translation Studies and Beyond (Amsterdam/Philadelphia,
John Benjamins).
Venuti, Lawrence (1998), “Strategies of translation”, pp. 240-244 in Baker, Mona ed.
Routledge Encyclopedia of Translation Studies (London and New York, Routledge).