Hommes & migrations
Revue française de référence sur les dynamiques
migratoires
1299 | 2012
Musulmanes et féministes en Grande-Bretagne
Le Musée de la mer à Gênes
Le nouveau pavillon “Mémoire et Migrations”
Nicla Buonasorte et Anna Chiara Cimoli
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/1423
DOI : 10.4000/hommesmigrations.1423
ISSN : 2262-3353
Éditeur
Musée national de l'histoire de l'immigration
Édition imprimée
Date de publication : 1 septembre 2012
Pagination : 123-127
ISSN : 1142-852X
Référence électronique
Nicla Buonasorte et Anna Chiara Cimoli, « Le Musée de la mer à Gênes », Hommes & migrations [En
ligne], 1299 | 2012, mis en ligne le 29 mai 2013, consulté le 22 septembre 2020. URL : http://
journals.openedition.org/hommesmigrations/1423 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
hommesmigrations.1423
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Le Musée de la mer à Gênes
Le Musée de la mer à Gênes
Le nouveau pavillon “Mémoire et Migrations”
Nicla Buonasorte et Anna Chiara Cimoli
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L’Italie est un des pays européens les plus riches en musées consacrés aux migrations :
on en compte presque une trentaine, et d’autres sont en projet. Ils sont consacrés à
l’émigration en premier lieu, ce qui est compréhensible, si l’on considère qu’entre 1861
et 1985, 29 millions d’Italiens sont partis à l’étranger et que les départs – surtout du sud
du pays vers la Suisse – ont continué jusqu’aux années soixante (ce n’est qu’en 1973 que
l’Italie gagne un solde migratoire positif). L’émigration est donc une histoire encore
“présente”, presque superposée à celle de l’immigration. Cette pléthore de musées, sauf
les exemples majeurs – Musée national de l’émigration italienne à Rome ; Musée
régional de l’émigration Pietro Conti à Gualdo Tadino, Musée Paolo Cresci pour
l’histoire de l’émigration italienne à Lucca, Museo Narrante Nave della Sila à
Camigliatello Silano –, est constituée par des petits avant-postes de mémoire, entre
dimension privée et publique. D’autres expériences traitent le sujet des migrations
d’une façon transversale et indirecte : c’est le cas, par exemple, des Musées du mineur
de Casarano (Lecce) et de Fratta di Caneva (Pordenone) rendant un hommage aux
travailleurs partis en Belgique, ou des nombreux écomusées qui racontent des histoires
de voyages sans en faire leur focus principal. Ce n’est que depuis les années quatrevingt-dix que les musées italiens ont commencé à réfléchir à l’histoire de l’émigration
et à se demander comment la documenter. Face à une forme de résistance dictée peutêtre par l’actualité politique récente, quelques musées commencent aujourd’hui à
vouloir réfléchir à l’histoire de l’immigration de façon permanente. Les accents mis sur
l’immigration, et donc sur l’identité, les deuxièmes générations, le multiculturalisme,
etc., font l’objet depuis longtemps d’expériences “pionnières” menées par les
départements éducatifs de quelques musées d’art contemporain (Castello di Rivoli et
Fondazione Sandretto à Turin, MAMbo à Bologne, GAMeC à Bergame, entre autres), ou
bien par des associations culturelles comme Askavusa, qui travaille au projet d’un
musée en plein air sur l’île de Lampedusa où seraient exposés les objets trouvés dans le
“cimetière des bateaux”. Mais, au-delà de ces expériences ponctuelles, que font les
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Le Musée de la mer à Gênes
musées ? Quelles questions se posent-ils par rapport à l’immigration, aux écoles, à la
nouvelle composition démographique de la société ?
La migration au musée : une expérience grand public
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Le pavillon Mémoire et Migrations (MeM) est né d’une exposition temporaire de grand
succès : La Merica ! De Gênes à Ellis Island, le voyage par mer dans les années de
l’émigration italienne. Ouverte au Galata–Musée de la mer de Gênes de 2008 à 2011, elle
fut visitée par 400 000 personnes. Le Galata est la construction la plus ancienne du port.
Il fut restauré par l’architecte Guillermo Vazquez Consuegra. Il s’agit d’un bâtiment aux
vastes surfaces en verre et aux terrasses plongeant sur le port, situé à côté de
l’aquarium (l’une des attractions touristiques majeures en Italie). Les deux institutions
ont été inaugurées en 2004, l’année où Gênes fut nommée capitale européenne de la
culture. L’architecture du Galata évoque celle d’un navire et son grand mirador au
dernier étage suggère déjà l’expérience du voyage transocéanique. Il est intéressant de
remarquer que le MeM, institution muséale d’avant-garde pour le choix du sujet et la
façon dont il le traite, fait partie d’un Musée de la mer avec une physionomie bien
précise – c’est-à-dire avec un fort intérêt touristique et une approche “grand public” –
et non pas d’un musée de la ville, d’histoire, d’anthropologie. Est-ce que le lieu
apparemment “neutre” et l’accent sur l’idée du voyage contrebalancent, du point de
vue de la communication, les contenus explicites et les parti-pris parfois courageux de
cette section ? Bien sûr, pas de déclarations politiques, pas de provocations dans les
salles : tout est soutenu par des données objectives, dont les sources sont toujours
citées. Ainsi, dans le MeM, l’accent est mis sur la “normalité”, sur l’idée d’une vie
quotidienne partagée (à l’école, sur les lieux de travail, etc.). Le MeM est le premier
pavillon muséal italien qui consacre une section importante à l’histoire de
l’immigration. Ouvert en novembre 2011, il a depuis lors été visité par le président de la
Chambre des députés Gianfranco Fini et par le ministre de la Coopération
internationale et de l’Intégration Andrea Riccardi. L’affiche géante qui nous accueille
dès l’entrée montre la photographie sépia d’un ancien navire sur lequel un jeune
homme africain, chemise rouge et blue-jean, nous regarde dans les yeux. Un voyage par
mer à la découverte du passé pour comprendre le présent, voilà le slogan sur l’affiche :
le message est donc très clair et explicite dès le départ. L’objectif est de lier histoire et
chronique, mémoire et défis contemporains, en essayant de jeter un pont sur les années
d’oubli collectif que l’Italie a vécu depuis l’après-guerre jusqu’à très récemment, peutêtre trop occupée à vivre sa première, soudaine, saison de bien-être économique. Fruit
de la réflexion conjointe du directeur du Musée de la mer, Pierangelo Campodonico, et
de son équipe d’un côté, et de l’architecte Deborah Bruno de l’autre, le pavillon joue,
dans la partie consacrée à l’émigration, la carte de l’empathie, de la “mise en situation”,
de la reconstruction d’ambiance. Le visiteur, qui reçoit avant l’entrée la copie d’un vrai
passeport – selon le modèle des musées de la Shoah –, est appelé à s’identifier, à vivre
une expérience, plutôt qu’à la “comprendre” de façon intellectuelle. Il ignore “son”
destin avant le départ et il va le découvrir peu à peu à travers les photographies et les
documents de voyage, jusqu’à connaître l’issue de son voyage, son succès ou bien son
échec. Pas de panneaux de chiffres, pas de cartes du monde avec les routes des voyages,
pas de longs textes à lire : les explications existent, bien sûr, mais l’invitation est à
partir en voyage, physiquement et émotionnellement, main dans la main avec les
émigrants. Ainsi, dans cette partie du MeM, les documents (lettres, textes, récits…) sont
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Le Musée de la mer à Gênes
écrits et lus sous nos yeux par des acteurs habillés “à l’ancienne” qui apparaissent sur
des moniteurs au lieu d’être montrés dans des vitrines. Dans la première salle, par
exemple, on trouve la reconstruction d’un “caruggio” (les anciennes ruelles de Gênes),
avec les maisons peintes de couleurs vives selon la tradition régionale. Penchés aux
fenêtres-vidéos des maisons, des habitants-acteurs parlent entre eux et avec le
voyageur, mélangeant lieux communs et recommandations.
Le croisement des histoires
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Après le départ, le voyage : il est démontré que c’est à partir de l’exploitation des gains
du transport des émigrants que les grandes compagnies maritimes ont pu développer
les navires à vapeur et renouveler la flotte européenne. Les destinations classiques des
Italiens au moment de la grande migration sont l’Argentine, le Brésil, les États-Unis. En
Argentine, dans le quartier de La Boca de Buenos Aires, nous retrouvons une colonie
italienne, ligure en particulier. La deuxième destination retrace une histoire presque
oubliée, celle des Italiens au Brésil, entre plantations de café et forêt tropicale : une
histoire qui a concerné presque deux millions de personnes, la plupart fermiers
pauvres du nord de l’Italie, destinés à se substituer aux esclaves noirs récemment
libérés. Beaucoup se retrouvèrent dans la forêt, au milieu d’Indios parfois hostiles, de
bêtes sauvages, jusqu’au moment de l’exode rural. Ils se déplaceront ensuite dans les
grandes villes comme São Paulo ou Porto Alegre, où ils vont s’insérer dans le melting
pot de la société brésilienne. La troisième destination est “la Merica”, par Ellis Island.
Des grands vitraux du musée, on peut imaginer New York et entrevoir les paquebots
italiens qui, pendant des décennies, transportèrent des millions d’émigrants : le Duilio
et le Rex, parmi d’autres. Le visiteur doit obligatoirement passer le contrôle sanitaire et
psychologique. On voit les visages d’autres émigrants, pour souligner qu’Ellis Island,
“l’île des larmes”, appartient à tout le monde, et non pas seulement aux Italiens. On
aurait pu s’arrêter là, mais les migrations depuis et vers notre pays n’ont jamais cessé.
L’histoire continue et, parfois, se répète. Le passage historique et physique de la partie
consacrée à l’émigration à celle qui parle d’immigration est marqué par les photos
d’Uliano Lucas, qui montrent les derniers émigrés italiens partis en Belgique et en
Allemagne et les figures silencieuses et solitaires des premiers immigrés arrivés à
Turin, Rome, Milan, Gênes – qui, même dans cette phase, joue le rôle de port de la
migration – et aussi à Mazara del Vallo (Sicile), ou dans le riche Nord-Est. La section
suivante est appelée “Cartes postales”. On peut choisir une grande image qui, une fois
posée sur la table, va déclencher une vidéo : du Sénégal, de l’Afghanistan, du Niger,
quelqu’un est parti et nous raconte son voyage vers l’Occident. Mais les voyages ne
finissent pas tous bien, au contraire… C’est ce que nous rappelle un des moments les
plus intenses du parcours : le barcone (“bateau”) de Lampedusa, une des premières
embarcations à rejoindre la côte italienne chargée de réfugiés, telles les 55 000
personnes débarquées en 2011. L’objet, le bateau, donne la dimension réelle de ces
voyages, mais ne suffit pas à en communiquer la dimension tragique : pour cela furent
ajoutés les images des sauvetages, les voix et les témoignages recueillis par les
journalistes durant ces années. L’année dernière, l’écrivain Claudio Magris nous invitait
à nous mettre dans la peau des immigrés. C’est ce que l’on a cherché à faire dans cette
section : les voix, les bruits, les objets retrouvés dans les bateaux témoignent d’une
réalité terrible à laquelle on s’est peu à peu habitués, parce que éloignée de nos yeux,
parce que parfois faite de chiffres et non pas de personnes.Mais cela n’est qu’une
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Le Musée de la mer à Gênes
facette de l’immigration en Italie, une tesselle dans la mosaïque. Lançant une
provocation, les commissaires ont intitulé une section “Qui est-ce qui nous vole le
travail?” Des programmes de la télévision italienne et des vidéos commandées pour
l’occasion permettent de documenter, chiffres à l’appui, la dimension du travail. Aux
immigrés sont souvent laissés les travaux les plus dangereux, payés en moyenne 20 %
de moins qu’aux Italiens ; l’accent est mis ici sur le rôle des femmes immigrées dans le
welfare state “à l’italienne” (soin des personnes âgées, des handicapés, à la maison,
etc.).
Apprendre autrement par l’empathie
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Autre dimension clé : l’école. Le visiteur, face à une “vraie” classe (une vidéo
interactive), peut appeler un des étudiants qui lit un texte concernant sa vraie histoire.
Il y parle de son sentiment d’égalité ou d’inégalité ressenti par rapport aux autres.
Comme le montre l’histoire de la France, il s’agit de se préparer à répondre aux
sollicitations des deuxièmes générations.
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Si nous nous rapprochons un peu, nous rencontrons des personnes, des sentiments, des
espoirs. Et voilà une grande vitrine pleine d’objets : ce sont les objets conservés par les
migrants lorsqu’ils ont quitté leur pays, véritables ponts entre deux cultures et deux
mondes différents, qui permettent de garder son identité même si l’on est à des milliers
de kilomètres de chez soi. Le voyage aboutit en cuisine : chef Kumalé – alias Vittorio
Castellani, journaliste et chef cuisinier –, avec l’aide de quatre chefs de différentes
nationalités, nous montre comment préparer les plats les plus représentatifs de
quelques traditions gastronomiques qui vont peut-être influencer nos propres goûts. À
la fin du parcours, une série de niches rouges, les “confessionnaux de la réflexion”,
abritent des écrans où les conservateurs du musée posent dix questions sur les lieux
communs les plus répandus. Entre quizz et sondage, cette sorte d’auto-examen, avec un
clin d’œil ironique aux reality shows, vise à vérifier ce que nous connaissons réellement
des migrations. C’est le moment d’un bilan avant de sortir, parce que le monde a
changé, mais peut-être que nous, nous n’en sommes pas conscients. Ce parcours impose
quelques réflexions sur les choix muséologiques. Le point de départ des conservateurs a
été le constat de l’insuffisance des photographies, des documents ou des fresques
historiques. Pour parler de l’émigrant, il faudrait le faire parler avec ses propres mots.
Cela a demandé un long et patient travail de collecte de lettres, de récits
autobiographiques, de témoignages sur l’émigration italienne et de transformation en
témoignages oraux, en récits racontés à l’oreille du spectateur. Dans ce but, on a fait
appel aux techniques théâtrales et à des acteurs professionnels. Ainsi le document ne
reste pas muet, mais parle, s’exprime. On a utilisé des registres communicatifs
différents, toujours en pensant que le défi d’emmener un Européen du XXI e siècle dans
la queue pour l’embarquement, de lui faire vivre l’humiliation d’un dortoir de troisième
classe à l’intérieur d’un paquebot, ou de lui faire subir l’interrogatoire d’un
fonctionnaire américain de l’Immigration Service, était une occasion d’expérience
personnelle, et même un risque, à ne pas rater. La recherche sur l’émigration du XIX e
siècle à nos jours est pour l’historien une action sur la chair et sur la mémoire. À partir
de la réflexion et d’une meilleure compréhension du phénomène migratoire dans tous
ses aspects naît une conscience personnelle à l’égard d’un des phénomènes les plus
importants de nos temps. Aux muséologues est dévolue la tâche délicate et importante
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Le Musée de la mer à Gênes
de réaliser une sorte de “courroie de transmission” entre ceux qui produisent le savoir
historique (les historiens, les chercheurs, les instituts spécialisés, etc.) et le grand
public. Pour cela fut choisi le modèle de la reconstitution d’ambiances, c’est-à-dire la
reconstruction de milieux immersifs qui peuvent aider à lire une histoire, à l’imaginer,
à la vivre. Le MeM a pour but d’être compris par tous, et pour cela il joue la carte des
émotions : il veut communiquer à travers l’empathie afin que le visiteur ne se sente pas
comme un observateur de l’histoire, mais un protagoniste qui la vit dans sa chair.
AUTEURS
NICLA BUONASORTE
Curatrice du MeM.
ANNA CHIARA CIMOLI
MeLa project-Politecnico di Milano.
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