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UN MONDE DE CAMPS

2014

Sous la direction de Michel Agier, avec la collaboration de Clara Lecadet et les contributions de Hala Caroline Abou Zaki Marc Bernardot Tristan Bruslé Pierre Centlivres Olivier Clochard Alice Corbet Kamel Doraï Jean-Louis Edogué Agnès de Geoffroy François Gemenne Manuel Herz Sandi Hilal Alexander Horstmann Bram Jansen David Lagarde Clara Lecadet Pedro Neto Martin Olivera Alessandro Petti Sara Prestianni Nicolas Puig Stellio Rolland Anooradha Siddiqi Louise Tassin Simon Turner Hélène Thiollet Eyal Weizman. Les camps se multiplient et se banalisent partout sur la planète. Ils sont aujourd’hui des milliers, dessinant peu à peu un nouveau paysage mondial. Gouvernements nationaux et agences internationales adoptent de plus en plus systématiquement cette solution pour « regrouper » les réfugiés humanitaires, pour « parquer », faire « transiter », « retenir » ou mettre à l’écart les « déplacés » et les migrants, les « clandestins » et autres indésirables. Douze millions de personnes vivent dans ces camps, des millions d’autres dans des campements de fortune, au creux des forêts, dans les interstices des villes, le long des frontières ; d’autres encore sont piégés dans des centres de rétention, des zones d’attente ou de transit. Si ces « hors-lieux » sont des espaces de parias, nombre d’entre eux s’inscrivent dans la durée et se transforment au fil du temps : la vie s’y renouvelle, s’y attache, et l’emporte le plus souvent sur la mort ou le dépérissement. En vingt-cinq monographies (qui nous font faire un tour du monde des camps, du plus ancien à Chatila au Liban, au plus grand à Dadaab au Kenya, regroupant 450 000 habitants, en passant par le plus informel à Canaan en Haïti ou le plus précaire à Calais), cet ouvrage fait découvrir la vie intime et quotidienne de leurs habitants. Loin d’être l’« exception » que l’on évoque généralement dans un cadre humanitaire ou sécuritaire pour en justifier l’existence, les camps font durablement partie des espaces et des sociétés qui composent le monde aujourd’hui. Dans ces lieux s’inventent de nouveaux modèles sociaux, à côté ou au-delà du périmètre des États-nations, qui préfigurent peut-être de nouvelles formes de citoyenneté mondiale.

TABLE DES MATIERES Introduction. L’encampement du monde Par Michel Agier Un monde de camps, global et divers L’ambivalence des camps contemporains Peuples en exil, personnes déplacées, et vice versa La forme-camp. Extraterritorialité, exception, exclusion La circulation des personnes, des organisations et des savoirs. Un dispositif de camps L’exemplarité des camps ou ce que les camps nous disent de l’avenir du monde PREMIERE PARTIE TEMPS LONG, ESPACES EN CONFLIT : LES CAMPS DE REFUGIES ENTRE IDENTITE, MEMOIRE ET POLITIQUE Chatila (Liban). Histoire et devenir d’un camp de réfugiés palestiniens Par Hala Abou-Zaki Le camp, écho de la Palestine La construction et l’extension du camp de Chatila Kacha Garhi (Pakistan). Les camps de réfugiés afghans au Pakistan (19802012) Par Pierre Centlivres Kacha Garhi et d’autres camps… les réfugiés afghans en exil Les Afghans dans et hors des camps Les partis et le djihad Les Afghan Refugee Villages, espaces incertains entre Afghanistan et Pakistan Maheba (Zambie). Le camp et la question du retour des réfugiés angolais Par Pedro Neto Le camp de Maheba « Plus ça change, plus c’est la même chose. » Post-Scriptum Lukole (Tanzanie). Victimes ou fauteurs de troubles. Humanitaire et politique dans les camps Par Simon Turner Les réfugiés, victimes sans voix « Encourager la communauté » à Lukole Négocier la position de victime Négocier avec le passé Mae La (Thaïlande). Humanitaire, nationalisme et religion dans les camps karens à la frontière thaïlando-birmane Par Alexander Horstmann Gouvernance et distribution de l’aide. Le camp de Mae La Les camps, creuset du projet national karen Religion, nationalisme et gouvernance des camps Tindouf (Algérie). Les camps sahraouis, préfiguration de l’État Par Manuel Herz Brève histoire du Sahara occidental et des camps sahraouis Portrait d’un camp à travers ses activités urbaines Entre le temporaire et le permanent : la ville contre le camp ? Le camp comme catalyseur, le camp comme projet Agamé (Bénin). Le feu et la révolte. Le camp comme foyer politique Par Clara Lecadet De la protestation dans les camps au « gouvernement » des réfugiés Contre le rapatriement : la carte de réfugiés ou l’asile Justice et politique : les réfugiés face au HCR Sainte-Livrade (France). Une situation coloniale sans fin. Le Centre d’accueil des Français d’Indochine (1956-2006) Par Marc Bernardot Sur la route du camp De camps en camps C’est la fête au CAFI Le CAFI des descendants Le CAFI dans la longue durée des camps français DEUXIEME PARTIE CAMPS, VILLES ET TERRITOIRES. DE L’INDUSTRIE HUMANITAIRE A L’AMENAGEMENT DES ESPACES LOCAUX Dadaab (Kenya). L’histoire architecturale d’un territoire non identifié. Par Anooradha Iyer Siddiqi État des lieux Une géographie humanitaire-réfugiés Histoire des premiers réfugiés et travailleurs humanitaires de Dadaab Mises en images du complexe de Dadaab Dadaab comme événement culturel Kakuma, Kenya. Le camp dans l’économie de la ville, de la région et du monde Par Bram J. Jansen Jonglei 2012 : la marque du camp Kakuma 1992 : la création du camp La représentation humanitaire des camps de réfugiés L’articulation du camp à la ville, au pays et au monde Nahr al-Bared (Liban). Le camp et ses doubles Par Nicolas Puig Été 2007 : « Romance triste pour Nahr al-Bared » Sur les berges du fleuve froid « Le camp n’est pas mort » (retour à Bared) Le camp retrouvé Dheisheh (Cisjordanie). Retours. Penser le futur dans l’extraterritorialité (un projet architectural) Par Sandi Hilal, Alessandro Petti et Eyal Weizman Extraterritorialité et retour Les retours au présent Extraterritorialité future Wad Sharifey, Kishm el-Girbâ, Asotriba… Métamorphoses d’un réseau régional de douze camps de réfugiés érythréens dans l’Est du Soudan (19622013) Par Hélène Thiollet Un réseau de camps dans l’Est du Soudan Les camps de l’Est du Soudan : entre mobilité et encampement Des camps sans réfugiés ? Les camps après la clause de cessation de 2002 La transformation du paysage des camps depuis 2004 Exil prolongé, l’asile « durable » Damas (Syrie). Asile, camps et insertion urbaine des migrants et réfugiés au Moyen-Orient. Une mise en perspective régionale Par Kamel Doraï Du camp à la ville : asile et migration des Palestiniens au Moyen-Orient Les Irakiens à Damas TROISIEME PARTIE CAMPS DE DEPLACES : URGENCES, MARGES URBAINES ET VIES PRECAIRES Corail-Canaan (Haïti). D’un camp l’autre Par Alice Corbet Corail : l’avenir incertain d’un camp trop rigide Canaan : installer la vie, installer la ville Camp et peuplement Après Fukushima. La vie préfabriquée François Gemenne Contexte Dans les camps, une attente qui n’a pas de fin La zone contaminée, un camp qui ne dit pas son nom Khartoum (Soudan). Le sort des déplacés et la transformation des camps après l’indépendance du Soudan du Sud Par Agnès de Geoffroy Crises et déplacements : des périphéries vers le centre Les déplacés à Khartoum : enjeux politiques et sécuritaires Les espaces de la relégation Les années 1990, isolement et contrôle Les années 2000, ouverture et réconciliation Indépendance du Soudan du Sud, la fin des camps ? Pavarando (Colombie). Des « communautés de paix » aux « zones humanitaires » Par Stellio Rolland De la dynamique du déplacement forcé à la formation du campement de Pavarando La délimitation d’espaces protégés par rapport au conflit armé La difficile reconnaissance de la condition de « civil » et de « paysan » des déplacés QUATRIEME PARTIE CAMPEMENTS, CAMPS DE TRAVAILLEURS, CENTRES DE RETENTION : ENTRE PRISON, BIDONVILLE ET GHETTO Qatar. Vie quotidienne et intimité dans un camp de travailleurs migrants Par Tristan Bruslé Les zones industrielles, le camp et la clôture : la relégation comme politique Faire du camp un lieu par la routine quotidienne Le lit, l’intimité et la métaphore du prisonnier Le camp, un lieu hybride pour une vie de subalterne Kofinou (Chypre). Du confinement à la mise au travail des demandeurs d’asile Par Olivier Clochard Le centre de Kofinou dans l’étau de l’accueil et de la surveillance Kofinou : un camp de travailleurs ? Migration et autres dispositifs de main-d’œuvre dans l’espace européen Lampedusa. Un laboratoire de la rétention en Europe Par Louise Tassin L’enfermement des étrangers en Europe, enjeu politique et critique Le centre de Lampedusa, une institution incertaine Et si le paradoxe n’en était pas un : un flou fonctionnel ? Calais, Patras, Subotica. Les « jungles » de l’Europe Par Sara Prestianni Naissance, destruction et reconstruction de la « jungle pachtoune » à la frontière franco-anglaise Calais, Patras, Subotica, un dispositif de camps à l’échelle européenne Le Hanul (Saint-Denis, France). Du bidonville au « campement illicite ». La « question rom » en Europe et en France Par Martin Olivera Émigration et immigration des Roms de Roumanie : quelques éléments Le platz : un habitat par défaut De l’encampement juridique au « campement illicite » : enfermés dehors Belyounech (Maroc). L’empreinte de la souillure dans les campements près de la frontière Par Jean-Louis Edogué Ntang Les migrants, cachés dans la forêt Organisation sociale et politique des campements De Tinzawaten à Bamako (Mali). Les ghettos de l’expulsion Par Clara Lecadet Le ban et la langue du ghetto Ceci n’est pas un camp Quelle aide pour les expulsés ? Bibliographie Présentation par Michel Agier Bibliographie générale des œuvres citées Index Organisations Localités et populations Présentation des auteurs Introduction. L’encampement du monde Par Michel Agier Camps de réfugiés, camps de déplacés, campements de migrants, camps d’étrangers, zones d’attente pour personnes en instance, zones de transit, centres de rétention ou de détention administrative, centres d’identification et d’expulsion, points de passage frontalier, centres d’accueil de demandeurs d’asile, centres d’accueil temporaire, villages de réfugiés, villages d’insertion de migrants, « ghettos », « jungles », foyers, maisons des migrants… Ces mots, dont la liste s’allonge sans cesse, sont devenus depuis la fin des années 1990 chaque jour davantage présents dans l’actualité sociale, politique et médiatique de tous les pays. Presque familiers déjà, ils désignent une réalité aussi évidente que polémique et complexe : les camps sont en train de devenir l’une des composantes majeures de la « société mondiale », et le lieu de la vie quotidienne de dizaines de millions de personnes dans le monde. Tel est le premier constat qu’établit cet ouvrage, issu d’un ensemble d’enquêtes de terrain menées au cours des quinze dernières années sur tous les continents par une équipe de chercheurs en sciences sociales, internationale et pluridisciplinaire. Parallèlement, ce livre cherche à comprendre ce que ce monde de camps, divers et interconnecté à l’échelle planétaire, nous dit du monde et de ce qu’on appelle la globalisation. La solution du camp sous toutes ses formes (ou ce que l’on appelle ici l’« encampement ») apparaît comme l’une des façons dorénavant les plus répandues de tenir à l’écart ce qui dérange, de contenir ou rejeter ce qui, humain, matière organique ou déchet industriel, est en trop. L’encampement du monde se présente ainsi comme l’une des formes du gouvernement du monde, une manière de gérer l’indésirable. Tels sont les constats et les questions qui ont motivé cette entreprise de recherche collective. Les résultats des enquêtes apportent des données et des analyses inédites, introduisent de la complexité et des nuances dans cette réflexion tout en nourrissant, entre inquiétude et réalisme, le besoin d’une prise de responsabilité partagée à toutes les échelles (nationales, régionales et mondiales) sur le sens et le devenir des camps d’aujourd’hui. Un monde de camps, global et divers L’ambition de cet ouvrage est tout à la fois descriptive, historique et critique. Les vingt-cinq chapitres qui le composent allient, à une attention minutieuse aux lieux de la mobilité humaine (que celle-ci soit due à des causes politiques, économiques ou environnementales), une connaissance approfondie des contraintes régionales de la politique, de la mobilité et de l’encampement. Et ils sont traversés et reliés par une hypothèse anthropologique forte, celle qui voit (ou prévoit) à l’échelle planétaire la formation d’un « dispositif » des lieux de confinement − un dispositif « global », au sens où il inclut mais dépasse tous les cas particuliers. C’est la raison pour laquelle ce livre constitue un projet d’ethnographie globale. Partant de recherches empiriques locales et régionales, chaque chapitre tente de rendre compte de la complexité et de la diversité des situations concrètes. On verra ainsi le poids et la profondeur de certaines histoires spécifiques – celle des peuples en exil : Karen de Birmanie en Thaïlande, Sahraouis en Algérie ; celle des régions enkystées dans des conflits sans fin : Afghanistan, Soudan, Érythrée, Palestine, Afrique centrale. Puis, en prenant l’angle de l’histoire sociale et urbaine des camps, toujours précisément située, on verra apparaître sur le long terme des réfugiés-citadins, qui transforment leurs vies en inventant une politique sur les lieux mêmes de leur relégation, auxquels ils sont maintenant, de fait, attachés. Partout, le paramètre du temps est indispensable pour comprendre la transformation de ces espaces vides en lieux anthropologiques. À l’heure de la domination de la « liquidité » des choses et de l’instantanéité des communications, c’est pour les auteurs de ce livre le temps long qui est absolument déterminant − on l’aborde dès la première partie de l’ouvrage − car le critère du temps est rendu plus important a contrario par l’urgentisme qui préside à la conception des espaces. L’impression de précarité matérielle, l’évidence d’une organisation provisoire des espaces, la faible empreinte de la forme-camp sur la nature… tout cela donne le sentiment que ce qui est là sous nos yeux maintenant peut avoir disparu demain. Le temps long est donc essentiel pour s’interroger sur les possibilités de la reproduction sociale alors même qu’il semble n’être qu’un présent sans fin, un temps long par accident, qui ne fait pas sens. C’est pourquoi nous cherchons partout la patine du temps dans la vie sociale et matérielle. Des camps établis dans l’urgence, sans avenir imaginé et encore moins planifié par ceux qui les ont créés, existent depuis maintenant vingt ans et plus (comme au Kenya), trente ans et plus (au Pakistan, en Algérie, en Zambie, au Soudan)… ou plus de soixante ans (au Moyen-Orient). Plusieurs générations d’habitants y sont nées réfugiées et « encampées ». Émerge alors ce qui fait l’objet de l’attention réitérée de ces enquêtes : une société et une politique issues des camps, dont les mots d’ordre, l’organisation, la vision du monde se comprendront mieux depuis les vies quotidiennes, la matérialité et les socialisations qui s’y déploient − c’est un devenir urbain, social et culturel autant que politique, dont les camps palestiniens sont aujourd’hui le plus parfait exemple. Des comparaisons ou des lectures transversales permettront de voir se dessiner petit à petit un tableau d’ensemble, celui d’un « paysage global » de camps. Cette expression désigne bien sûr une matérialité spécifique et comparable d’un camp à l’autre. Mais, s’il est important de s’interroger sur la cohérence de ce « paysage » à l’échelle de la planète, plusieurs remarques préalables sont nécessaires. D’abord, il convient d’être vigilant face à ce qu’on peut appeler une « esthétique du camp », gigantesque, monstrueuse et compassionnelle, qui s’est développée subrepticement dans les médias, les documentaires et le photojournalisme. L’abondance de représentations visuelles masque étrangement la faiblesse des informations, des analyses et des débats politiques. L’hypothèse d’un « paysage » de camps suppose donc que soit en permanence mises en question la place prise par cette esthétique monstrueuse voire son imposition dans le domaine public. Ensuite, l’hypothèse d’un paysage global de camps cherche à désigner un objet de réflexion, autant critique et politique que théorique : un ensemble d’espaces locaux interconnectés mobilisant très souvent des organisations de la « communauté internationale » qui se pensent, elles, comme « globales ». L’hypothèse s’inspire aussi, tout en s’en différenciant, des « paysages globaux » dont l’anthropologue indien et américain Arjun Appadurai a fait dans les années 1990 la matrice de sa représentation d’une mondialisation supranationale et excessivement déterritorialisée, sur fond de crise de la localité. Le point de vue adopté ici est quelque peu différent ; c’est celui d’une anthropologie-monde ancrée sur les terrains locaux. Le « paysage » n’est donc pas une abstraction mais se réfère à la réalité concrète des terrains. Idéalement, cette approche impliquerait un dispositif d’enquêtes multi-situées et simultanées pour saisir la dimension à la fois empirique et « globale » d’une réalité existant à l’échelle mondiale. Sans prétendre l’avoir parfaitement atteinte (car il manquera toujours un cas d’étude, ou des centaines de cas, sans doute aussi intéressants que ceux qui ont été retenus), c’est cette démarche à la fois ethnographique et anthropologique, locale et globale, qui a inspiré cette enquête internationale1. Les statistiques institutionnelles ne donnent qu’une idée très partielle de la concentration des réfugiés, déplacés internes, migrants « clandestins » ou demandeurs d’asile dans des camps. On essaiera de donner quelques indications chiffrées, sous réserve d’actualisation et en restant dans des estimations basses. En tenant compte des chiffres disponibles mais hétérogènes, on peut en premier lieu estimer à plus de 450 le nombre de camps de réfugiés officiels administrés principalement par des agences internationales (HCR, UNRWA2) et plus rarement par des administrations nationales. Six millions de personnes au moins vivent dans ces camps. En deuxième lieu, le nombre de camps de déplacés internes est plus difficile encore à établir puisqu’il change rapidement mais il est indubitablement plus important que celui des camps de réfugiés, compte tenu de son mode opératoire plus simple et rapide. Si, d’après un rapport de l’ONG 1 Les lecteurs intéressés par ces questions méthodologiques et théoriques pourront se reporter notamment aux ouvrages de Appadurai (2005), Burawoy (2000), Agier (2004) ainsi qu’à Boucheron et Delalande (2013) pour comparer ce débat avec celui des historiens sur les liens entre l’histoire-monde et l’histoire connectée. Voir également Agier (2012) où une ébauche de ce projet d’ouvrage a été présentée dans la revue Carnets du paysage. 2 Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) et l’Agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (UNRWA). Voir en fin de volume l’index des institutions et leur acronyme. Amnesty International, on en comptait 600 dans le monde en 2008 (dont 65 dans la seule province du Darfour au Soudan, abritant près de deux millions de personnes à ce moment-là), plus d’un millier furent établis en Haïti juste après le tremblement de terre de janvier 2010 (près de la moitié existent encore), faisant ainsi plus que doubler leur nombre à l’échelle mondiale. Compte tenu de ces fluctuations, on peut estimer le nombre de camps de déplacés en 2014 à plus de mille et à six millions au moins le nombre de personnes y vivant. Il convient d’ajouter, en troisième lieu, plusieurs milliers de campements auto-établis, les plus éphémères et les moins visibles, où se trouvent généralement, mais pas uniquement, des personnes sans droit de séjour, des migrants dits « clandestins », ou des personnes déplacées de force dans leur propre pays avant qu’une reconnaissance de leur installation comme camp de déplacés ait éventuellement lieu, ce qui est loin d’être le cas général. Ce sont des regroupements de petite taille parfois appelés « ghettos » ou « jungles », qu’on trouve le long des frontières ou dans les interstices urbains. Si leur nombre dépasse toutes les autres catégories de camps, leur taille est généralement très inférieure à celle des camps de déplacés et, plus encore, à celle des camps de réfugiés. À titre d’exemple, on compterait en France un peu plus de 350 campements dits « roms » pour un total de 17 000 occupants, soit un peu moins de cinquante personnes par campements. Enfin, en quatrième lieu, on doit distinguer les centres de rétention administrative. On en compte plus d’un millier dans le monde, dont 400 en Europe. Ces derniers disposent de 35 000 places et ils connaissent un turn over important, plus de 500 000 personnes transitant chaque année par ces centres. Aux camps de réfugiés les plus officiels, les plus grands, les plus anciens et les plus transformés (parties 1 et 2) et aux camps de déplacés internes sous contrôle d’ONG internationales ou d’administrations nationales (partie 3), s’ajoutent une multitude d’autres formes de vie encampée (partie 4). Deux pôles sont distingués dans ce dernier cas, en reprenant les deux catégories évoquées plus haut. D’un côté, les campements informels. De l’autre, des lieux sous contrôle administratif et/ou assistance humanitaire, fermés ou partiellement ouverts, dédiés à la rétention ou à l’hébergement temporaire des étrangers, même si certains centres (comme à Chypre) regroupent ces deux fonctions. En outre, l’encampement des travailleurs migrants, démographiquement important dans le sud de la Chine et dans les pays du Golfe (dont le Qatar), mais aussi dans certains secteurs du travail en Afrique du Sud, au Canada et au sud de l’Espagne se développe en empruntant ses techniques aux formes existantes des camps pour migrants, pour déplacés internes ou pour réfugiés. Des thèmes récurrents émergent d’une étude de cas à l’autre ; ils reflètent et prolongent les études que mènent sur ces terrains des chercheurs de différents pays et disciplines, et dont le nombre a considérablement augmenté depuis le début des années 2000. Ces thèmes récurrents concernent les liens, ténus jusqu’à la confusion, entre guerre et non-guerre dans les régions d’origine des migrants, ce qui tend à rendre plus périlleux les retours aux lieux d’origine mais aussi plus difficile la reconnaissance de causes claires et uniques du déplacement (l’instabilité politique, les violences sociales, la précarité économique). Comme en écho à cette confusion des situations de départ, on observe en général une superposition entre les statuts administratifs de réfugiés et migrants, attribués de manière aléatoire selon les politiques publiques des pays d’arrivée à l’égard de la migration et de l’asile. On note également dans les différents cas étudiés les liens tout aussi étroits que conflictuels entre les milieux humanitaires, les organisations de réfugiés plus ou moins développées et les forces militaires ou policières entourant les camps. L’importance politique du gouvernement humanitaire des indésirables dans la « gouvernance mondiale » est un autre aspect que révèlent en particulier les situations de réfugiés de longue durée (protracted refugees) et le développement d’une « industrie » des camps, conjuguant l’éphémère et la durabilité. Enfin, la question récurrente des camps-villes rejoint celle, plus générale, de la reconnaissance des urbanisations précaires dans le monde … L’ambivalence des camps contemporains Ce tour du monde des formes contemporaines de camp invite à une interrogation plus générale, plus politique et plus anthropologique, au sens où elle dépasse les spécificités des contextes dans lesquels naissent et durent des camps, pour réfléchir, à partir de leur inscription dans la durée comme de leurs multiples formes et usages, sur les fondements de leur banalité, et sur la place qu’ils occupent d’ores et déjà dans l’ordinaire d’un monde où la précarité, la relégation et l’indifférence sont omniprésentes. Même lorsque le camp est géré par une organisation humanitaire, il a un effet d’enfermement, de privation de liberté et crée un sentiment de souillure qui rejaillit sur la vie et l’identité des encampés. Cela rapproche le camp de réfugiés qu’on trouve en Afrique ou en Asie du centre de rétention pour étrangers en attente d’expulsion qu’on trouve en Europe. Pour autant, de nouveaux espaces de frontières se dessinent dans tous ces lieux (ou « hors-lieux »), avec une grande diversité bien sûr, par exemple entre des centres de rétention administrative, dont certains sont proches du quotidien carcéral, et des camps de déplacés internes qu’on distingue mal des banlieues pauvres. À des degrés divers donc, ces hors-lieux deviennent progressivement de nouveaux milieux sociaux, incertains et toujours « en marge » de quelque chose (d’une ville, d’un État). Mais au fil du temps, ce quelque chose, ce centre référentiel, tend à disparaître de l’horizon de vie des encampés. Le lieu de la relégation, du stationnement, n’est plus alors (ou plus seulement) un lieu d’attente, souvent propice à la dépression et autres pathologies, mais il devient un lieu de vie, de resocialisation, parfois d’une certaine agitation sociale et politique − autant dans les centres de rétention européens, marqués par les incendies ou les grèves de la faim, que dans les camps de réfugiés africains, où les manifestations de rue devant les bureaux des organisation internationales, les séquestrations de travailleurs humanitaires et les boycotts de la ration alimentaire sont des formes d’action politique. Dans ces contextes, le camp retrouve un sens pour celles et ceux qui « l’habitent » dans le fait d’incarner cet entredeux propre à toute situation de frontière, au lieu de s’enfoncer dans le non-sens de l’enfermement. C’est cette ambivalence des camps du XXIe siècle que veut transmettre cet ouvrage, en même temps qu’il est un témoignage du présent, de la réalité bien établie des camps, de leur existence ordinaire et proche, mais peu, ou parfois pas du tout, visible. Cette invisibilité de la banalité des camps est très compatible, avec la mise en exergue de leur caractère extraordinaire, voire « monstrueux », qui appelle le rejet autant que la compassion. Elle est un atout pour les politiques de l’indifférence. Ce livre affirme, au contraire, qu’il faut rendre les camps célèbres, tout comme il faut donner un nom à chaque réfugié, déplacé et migrant « illégal » qui s’y trouve confiné. « Seule la célébrité, écrivait déjà Hannah Arendt en 1951 (l’année même de la création du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés), peut éventuellement fournir la réponse à l’éternelle complainte des réfugiés de toutes les couches sociales : “personne ne sait qui je suis” ; et il est exact que les chances du réfugié célèbre sont plus grandes, tout comme un chien qui a un nom a davantage de chance de survivre qu’un chien errant qui ne serait juste qu’un chien en général » (Arendt 1951/1982, p. 266). Peuples en exil, personnes déplacées, et vice-versa Il faut rendre les camps et les réfugiés célèbres. Mais lesquels et comment ? Palestiniens, Karen, Sahraouis, les réfugiés de longue durée établis dans des camps malgré eux sont pour une part des peuples en exil, chassés de leurs terres ancestrales ou ne réussissant pas à faire valoir un droit territorial. Leur vie est hantée par le retour. Le camp leur apparaît parfois comme un État en miniature, nonobstant le nombre important d’ONG et d’agences internationales qui l’entourent, l’approvisionnent, et gardent l’œil dessus. Mais les réfugiés sont aussi de simples personnes déplacées, des citoyens ayant perdu leur citoyenneté, devenus sans État et dont Hannah Arendt, encore, disait qu’ils mettent en évidence, bien plus radicalement que les minorités, la crise de l’État-nation… Cette différence posée par la philosophe comme la séparation de deux termes – le peuple en exil, la personne déplacée −, nous la retrouvons souvent réunie sur le terrain des camps aujourd’hui. En effet, si les premières – les minorités sans État − manifestent un désir d’État (contenu dans leur demande prioritaire d’un territoire propre), les secondes – les personnes déplacées − vivent cette séparation d’avec l’État d’abord comme un abandon ou un écart vers l’anormalité choses » est « national » − car comme « l’ordre l’a très normal bien des relevé l’anthropologue Liisa Malkki (1995b) à partir de sa recherche pionnière sur les réfugiés hutus du Burundi en Tanzanie dans les années 1980. Puis ces réfugiés montrent, même malgré eux, qu’une vie est possible sur les limites ou aux bords des Étatsnations. Les camps sont ainsi des lieux de l’exil mais des lieux où l’exil peut être habité. Toutes les recherches empiriques sur les camps, de quelque taille qu’ils soient, sur les centres d’accueil ou de détention, les campements aux marges des villes ou dans les forêts, jusqu’à la cabane ou la chambre comme dernier rempart du sujet face à une vie précaire, toutes ces recherches montrent que ces lieux sont l’objet de soins, personnels ou collectifs, de rites quotidiens et d’arrangements esthétiques, qu’ils sont donc très éloignés des représentations qu’on donne généralement des migrants et des réfugiés vivant dans un monde chaotique et souillé. Par ailleurs, sur un plan politique, le camp est le lieu à partir duquel est entretenu le désir d’un territoire propre, identitaire, associé à la demande de retour. Le territoire identitaire et le retour sont réclamés par les représentants d’un « peuple en exil ». Dans ce cadre, l’enfermement du camp semblerait aller dans le « bon sens » car, même s’il n’est pas bon à vivre, il serait « bon à penser » permettant cet artifice politique qui fait se superposer le territoire désiré dans un futur et un ailleurs symboliquement unificateurs et l’espace du camp qui en est ici et maintenant la préfiguration. Pourtant, entre les discours et stratégies des leaders, qui peuvent conforter l’interprétation identitaire des camps, et ce qu’il en est effectivement du destin collectif d’un camp qui regroupe des individus a priori sans communauté, il y a bien un même lieu mais où l’écart se creuse : d’un côté, le camp comme lieu sacrificiel de l’attente du retour d’un peuple en exil ; de l’autre, le camp comme lieu d’un droit à la vie sur place et comme transformation de l’espace occupé ici et maintenant. En outre, au sein de l’enfermement, de la multiplicité se déploie : des réfugiés viennent de plusieurs villages ou de plusieurs régions, voire de plusieurs pays différents ; ils découvrent et parfois apprennent des langues nouvelles ; et enfin tous font l’expérience d’une relation nouvelle et ambiguë avec les travailleurs humanitaires, venus généralement des pays riches avec leurs images, leurs rêves et leurs certitudes sur les pays du Sud. Une langue des camps, pidgin local de l’anglais onusien, s’y répand. Après des enquêtes menées entre 2003 et 2007 dans les camps de la région de la Mano River (Liberia, Sierra Leone, Guinée), j’ai ainsi acquis la conviction, formulée de manière provocatrice, que le monde des camps, du déplacement et de l’humanitaire, pouvait à bien des égards être considéré comme le lieu où naissent de nouvelles « aires culturelles » chères à l’ethnologie ! L’habitat, l’alimentation, les relations matrimoniales et la composition des familles, les formes de sociabilité, les rythmes quotidiens, les langues parlées, toutes ces choses essentielles à l’existence de chacun sont le produit hybride des habitudes antérieures au déplacement, des contraintes du déplacement et des nouveaux apprentissages du camp. Contre les idées trop simples du camp comme lieu d’anomie, de chaos et de pathologie, ou du camp comme espace d’enfermement identitaire, on peut donc opposer le constat de l’ambivalence : les camps sont des lieux d’un relatif enfermement mais ils sont aussi des carrefours cosmopolites. Au croisement de l’un et l’autre facteur, se détermine la manière dont la vie y est réinventée. La forme-camp. Extraterritorialité, exception, exclusion On est en droit de s’interroger alors face à une telle diversité et une telle ambivalence des « camps » contemporains, sur l’idée même d’une « forme-camp » et sur ce que nous apporte aujourd’hui le fait d’appeler « camp » l’ensemble de ces lieux. J’aborderai cette question par un bref détour. Dans un très beau livre sur le sens de la part la plus sombre (la folie, la guerre, la monstruosité) de l’œuvre du peintre espagnol du XIXe siècle, Goya, Tzvetan Todorov (2011) explique – ou constate – qu’il y a une réalité propre de la guerre – une identité, une essence ou une logique de la guerre − qui semble supérieure à tous les individus qu’elle implique, à ce qu’ils pensent ou ressentent. C’est sans doute ce que Goya cherche à saisir avec ses innombrables croquis, dessins et tableaux où les protagonistes montrent leurs visages – si les uns sont effarés et horrifiés, les autres sont placides et tranquilles. Dans des contextes locaux toujours différents, cette répétition oblige à penser la fonction et le sens de l’implacable logique guerrière. De même aujourd’hui, dans un univers assez proche et même si l’on change d’époque, la répétition de l’encampement, qu’il opère sous domination humanitaire, sous domination administrative ou sécuritaire, ou selon la volonté des déplacés de trouver refuge, ainsi que l’évidence du camp elle-même (au nom de l’urgence, de l’efficacité, de sa faible empreinte matérielle), doivent nous alerter et nous amener à nous interroger non plus seulement sur les sens multiples de ces camps à partir de tous leurs contextes d’édification mais, au-delà de la somme ou de l’énumération de ses contextes locaux, sur le sens qu’ils prennent en tant que forme globale, « solution » délocalisée qui s’impose aux situations locales de crise. La radicalité de cette solution marque les individus qui se trouvent mis en camps, ces derniers représentent une « réponse qui excède pour des sujets qui excèdent » (Rahola 2007, p. 65). Mais il me semble important de rapporter l’idée de « forme-camp » à la nécessité autant intellectuelle que politique de poser un modèle auquel se confronter. Je distinguerai donc ce modèle, la forme-camp, de la politique des « encampés », qui ne s’y soumet pas forcément mais doit inévitablement composer avec. Il est possible de caractériser la forme-camp par trois traits qu’on retrouve à des degrés divers dans les situations étudiées : l’extraterritorialité, l’exception et l’exclusion. Premièrement, l’extraterritorialité. Ce sont des hors-lieux, une place à l’écart leur est réservée qui souvent ne figure pas sur la cartographie d’un pays ou d’une région. Ainsi les camps de Dadaab au Kenya, quoique deux ou trois fois plus peuplés que le département de Garissa où ils se trouvent, n’apparaissent pas sur la carte de ce département. Dans le même ordre d’idée, on sait que les zones d’attente, voire les centres de rétention en Europe sont conçus comme des espaces extraterritoriaux, excroissances non identifiées des États-nations pour y contrôler et éventuellement interrompre les passages d’étrangers. Ces horslieux ont une forme, celle des camps bien sûr mais aussi celle des zones de transit portuaires, voire des bateaux ou même des îles – comme les îles de Nauru et de Christmas dans le Pacifique, qui font office de camps de détention pour demandeurs d’asile en Australie. Le sociologue Zygmunt Bauman (2004) a fait du développement des espaces extraterritoriaux l’une des caractéristiques majeures de la mondialisation où la profusion des « déchets », matériels comme humains, demandent une économie et un travail sans cesse renouvelés pour le rejet des restes, objets et matières « surnuméraires ». Deuxièmement, un régime d’exception est associé à cette extraterritorialité. Les espaces extraterritoriaux relèvent d’une autre loi que celle de l’État sur l’espace duquel ils sont établis. Quel que soit leur degré de fermeture ou d’ouverture, ils ont pour caractéristique commune d’écarter, de retarder ou suspendre toute reconnaissance d’une égalité politique entre leurs occupants et les citoyens ordinaires. C’est le cas des camps de réfugiés autant que des centres de rétention (mais moins le cas des camps de déplacés internes, encore qu’une forme d’exception puisse aussi leur être appliquée par des procédés internes de zonage administratif, militaire ou humanitaire). Troisièmement, à l’exception sur le plan juridique et politique, à l’extraterritorialité sur le plan de l’organisation des espaces et des frontières, correspond une exclusion du point de vue de la société. Cette exclusion sociale, le fait d’ostensiblement n’être pas comme les autres, n’être pas intégrable, est la forme sensible d’une altérité qui résulte des deux modes de mise à l’écart précédemment cités. Les occupants des camps et campements ne subissent pas au même degré ces trois fonctions de la forme-camp. Mais ils ont toujours à résoudre le problème qu’elles leur posent, en les contournant, les affrontant, les faisant plier ou se transformer. Il y a toujours et d’emblée une politique des réfugiés qui ne se résume pas à l’identité victimaire ou culpabilisante des encampés mais qui a pour objet de l’affronter sur le lieu même du camp. La circulation des personnes, des organisations et des savoirs. Un dispositif de camps Ce qui précède nous amène à préciser maintenant en quoi ce paysage de plusieurs milliers de camps, campements et centres ou zones pour réfugiés, déplacés et migrants « illégaux », forme en fait un dispositif. Celui-ci intègre de manière transversale et transnationale les milliers de lieux qui le composent, en mettant en relation des personnes, des organisations et des savoirs en circulation. Il s’agit bien sûr des personnes en déplacement. Venant d’Afrique, d’Asie, du Moyen-Orient principalement, ce sont un peu les mêmes personnes qui se retrouvent dans ces lieux : camps de déplacés internes, camps de réfugiés, postes frontières, campements informels, zones d’attente, parcs urbains, forêts, squats, centres de soin d’urgence… Dans ce contexte, des catégories institutionnelles d’identification semblent être des gages de survie avant de se transformer en stigmates. Ce sont des masques officiels posés provisoirement sur les visages qu’ils cachent. Voyons un parcours type. Un déplacé interne libérien vivant en 2002-2003 (soit au plus fort de la guerre civile) dans un camp à la périphérie de Monrovia sera un réfugié s’il part s’enregistrer l’année suivante dans un camp du HCR au-delà de la frontière nord de son pays, en Guinée forestière, puis il sera un clandestin s’il le quitte en 2006 pour chercher du travail à Conakry, capitale de ce pays, où il retrouvera de nombreux compatriotes vivant dans le « quartier des Libériens » de la capitale guinéenne. De là, il tentera peut-être de rejoindre l’Europe, par la mer ou à travers le continent via les routes transsahariennes, et s’il arrive en France il sera conduit vers l’une des cent « ZAPI » (Zone d’attente pour personnes en instance) que comptent ses ports et aéroports. Il sera officiellement considéré comme un maintenu, avant de pouvoir être enregistré comme demandeur d’asile avec de fortes chances de se voir débouté de sa demande. Il sera alors retenu dans un CRA (Centre de rétention administrative) en attendant que les démarches administratives nécessaires à son expulsion soient réglées. S’il n’est pas légalement expulsable, il sera « libéré » puis se retrouvera, à Calais ou dans la banlieue de Rome, migrant clandestin dans un campement ou un squat de migrants africains… Ce parcours type est certes virtuel mais les enchaînements et les statuts qu’il décrit sont réellement vécus, en partie ou en totalité par celles et ceux qu’on rencontre et dont on enregistre les récits d’exil dans les différents lieux du dispositif. Les personnes circulant dans ce vaste réseau de camps sont aussi les travailleurs des organisations onusiennes ou humanitaires qui interviennent dans les différents types d’espace : on retrouve ainsi les travailleurs de la Croix rouge dans un camp de réfugié guinéen comme dans le centre de transit de Sangatte dans le nord de la France, les médecins et infirmiers de Médecins Sans Frontières se retrouvent dans le campement des migrants afghans de la ville de Patras en Grèce comme dans les camps de réfugiés en Afrique, et c’est aussi le cas pour le personnel de Médecins Du Monde et de nombreuses autres ONG. Un vaste marché du travail s’est constitué dont on peut donner une idée en évoquant les plus de 150 ONG internationales et les plus de 400 ONG nationales qui travaillent sous contrat au sein des seuls camps du HCR. La circulation des organisations travaillant à la gestion des camps entraîne une circulation et une diffusion des savoirs spécialisés au sein de ce dispositif. Ainsi, d’année en année, l’organisation des camps est devenue plus structurée et complexe, des savoirs logistiques se sont accumulés, toute une culture du kit permet de faire face aux questions vitales de l’approvisionnement en eau (puits, pipelines, cuves plastifiées, camions citernes), de la voierie et de l’assainissement. Les abris d’urgence sont disposés selon des plans d’« urbanisme » élaborés dans les unités techniques du HCR. Les tentes en toile et plastique sont de plus en plus remplacées par des modules préfabriqués (certains architectes y travaillent). L’étude et le traitement de quelques sujets cruciaux de la vie des camps, en particulier sanitaires ou sécuritaires, ont évolué depuis quelques années dans les ONG internationales et les agences nationales et onusiennes. C’est le cas, par exemple, de la sécurité et de la rapidité du transport en camion et du regroupement des collectifs de réfugiés ou de returnees (« retournés »), ou de la qualité des bâches plastifiées couvrant les abris d’urgence (sur lesquels sont éventuellement testés des produits anti-moustique pour éviter la propagation du paludisme), ou encore de la taille des camps, qui tend maintenant à être réduite pour atteindre, dans le cas des camps de réfugiés, la taille idéale de 5 000 à 10 000 occupants. Un consensus à la fois compassionnel et technique donne sens à l’existence du camp pour ses promoteurs et gestionnaires. Ce consensus se traduit dans la biopolitique appliquée quotidiennement à la vie des camps. Celle-ci est dominée par l’organisation des triages (screening) entre les personnes selon leur état physique, leur âge, la composition des groupes domestiques, par la répartition spatiale et catégorielle des résidents, par la division du travail entre les organisations non gouvernementales en place, etc. Enfin, si les camps de réfugiés sont le lieu par excellence de l’intervention humanitaire voilant, par cette visibilité et cette dramatisation humanitaires, les mécanismes de contrôle des mobilités également présents, à l’inverse le souci d’éviter le scandale ou la « crise humanitaire » est présent en Europe chez les gouvernements les plus avancés dans le contrôle et le rejet des étrangers indésirables, et le recours plus important aux centres de rétention va de pair avec leur aménagement plus « humanitaire ». Ainsi, on trouve aujourd’hui des centres de rétention en Europe dont la construction est assurée par des entreprises privées sous contrat avec l’Union Européenne, et visant à en faire des lieux minutieusement médicalisés, comme c’est le cas en Ukraine. Du campement auto-installé de la « jungle » périurbaine à Calais ou Patras, au vieux camp de réfugiés du HCR en Afrique, en passant par le camp-ghetto palestinien et le camp-ville de déplacés à Haïti ou Khartoum, les camps sont des jalons posés sur plusieurs parcours. Celui des personnes en déplacement pouvant changer de catégorie d’identification d’un lieu à l’autre. Celui des organisations et agences internationales qui déploient d’un camp à l’autre leur technologie, leur travail et leur économie. Le parcours enfin des savoirs experts (humanitaires ou sécuritaires) et des idéologies (compassionnelles ou accusatrices). La vie sociale des lieux confinés dépendra du croisement et de la confrontation entre ces différents réseaux d’acteurs et de significations. L’exemplarité des camps ou : Ce que les camps nous disent de l’avenir du monde. Produit du dérèglement international de la période suivant la fin de la guerre froide, et de la difficulté internationale à « faire monde » face aux bouleversements politiques, écologiques et économiques de ce début de siècle, la prolifération des camps a créé une situation de fait, importante sur les plans démographique et sociologique, mais importante aussi pour toutes les transformations qu’ils traversent et qui peuvent servir d’anticipation pour eux-mêmes et pour d’autres contextes. Tenir compte de leur exemplarité aidera à les sortir de cette « exception » fatale où les tiennent les imaginaires politiques. Le savoir sur l’encampement n’en est plus à ses débuts, comme le montrent ce livre et tous ceux qui sont mentionnés dans la bibliographie en fin d’ouvrage. De nouvelles pistes de recherche ont émergé. De nouvelles réflexions et propositions politiques peuvent être faites. Je voudrais évoquer les unes et les autres, de manière plus programmatique que conclusive. Ce que les camps anticipent de manière radicale, c’est une problématique de la vie et de la citoyenneté aux marges de l’État-nation. Cette question est devenue centrale aujourd’hui pour penser la « société mondiale » de demain. Car, en durant et en s’urbanisant, les camps mettent en scène deux réalités complémentaires, à la fois entièrement globales et entièrement locales, celle de la disparition de l’étranger d’une part, et celle d’une expérience du monde (c’est-à-dire un cosmopolitisme ordinaire) dans les marges et les frontières d’autre part. Enfin, dans cette lutte permanente entre la mort et la vie, la disparition et la transformation, ils anticipent de nouveaux mondes urbains. Les camps mettent en scène, ou plutôt « en espace », la condition de l’étranger comme déraciné, dépaysé, délocalisé, dénationalisé. L’immigré est d’abord un émigré, écrivait le sociologue Abdelmalek Sayad (1999) en évoquant un âge de l’immigration, celui des années 1960-1980, où l’insertion économique et politique des travailleurs migrants dans les cadres nationaux était pourtant bien plus réelles qu’aujourd’hui. Le déplacé arrive dans le camp (terme générique ici qui inclut aussi le camp de réfugiés ou le campement de migrants, éventuellement le centre d’accueil ou la maison de migrants) après un ensemble de pertes – perte, intégrale ou partielle, de ses lieux, de ses biens et de ses liens. Même s’il a, à un moment donné, « choisi » de partir en fonction de telle ou telle contrainte (politique, écologique, économique ou sociale), cette perte est l’empreinte majeure de sa désidentification (terme qui correspond à la plainte de la « perte d’identité »). En outre, tous les dé-placés se trouvent d’une manière ou d’une autre séparés, abandonnés voire rejetés par un État supposé les protéger et les représenter. Le camp est le lieu des Sans-État, dans ce sens il est bien un horslieu, établi dans un intervalle entre les juridictions, les territoires et les sociétés du ou des pays sur l’espace desquels il se trouve ou dont il est limitrophe. Dans le camp qui fait fonction de frontière, le dé-placé n’est qu’exceptionnellement arrivé en communauté ; ce sont des individus qui se retrouvent là dans un camp et cherchent à se reconnaître, se rapprocher, former tout au plus une communauté de survie ou d’existence partagée. Établi dans le camp, le campement ou la zone d’attente de longue durée, le déplacé n’a encore rien mis à la place de sa perte. Il reste déterminé par cette perte du départ et la « douleur du partir » (Aragon), et par l’interruption de sa mobilité dans le camp. Le camp n’est jamais un choix mais au minimum le résultat d’une contrainte vitale (survivre, se soigner, se cacher), ou bien le résultat d’une obligation administrative, d’une opération policière ou militaire. Le déplacé encampé devient pour les locaux (ou les « nationaux ») un étranger. Étranger d’abord au sens d’opposé au local connu et familier (ce que désigne le mot stranger en anglais), au sens ensuite d’opposé au national (foreigner). Mais le camp ajoute à ces deux définitions classiques de l’étranger une troisième, celle qu’avec Michel Foucault on a nommé l’enfermement dehors. On peut craindre en conséquence qu’une certaine radicalisation de cette conceptionlà de l’étranger se développe par la seule logique des effets de l’encampement et de l’invisibilité qui lui est associée. On se retrouverait ainsi dans une conception a priori, non culturelle mais radicale de l’autre, non pas différent (culturellement) mais absent parce que tenu à l’écart du monde où les humains « normaux » circulent, travaillent, habitent. La brutalité du champ discursif de la race qui se répand depuis une vingtaine d’années dans les pays occidentaux riches, à l’inverse d’une tradition civique égalitaire et humaniste dont ces pays se vantent, fait écho à cette déshumanisation et cette disparition sociale de l’étranger encampé associé à l’anormalité et à une moindre humanité. La persistance et la banalisation de la solution du camp sont inscrites (en général encore de manière implicite mais pas seulement) dans les politiques publiques à l’égard des indésirables. Dans ce dispositif d’encampement, toutes les peurs et tous les délires identitaires à l’égard des indésirables pourront être exprimés d’autant plus arbitrairement que ces derniers seront durablement écartés. Dans ce cadre-là, c’est le camp qui fait l’étranger et cet étranger-là me restera inaccessible tant qu’il restera « encampé ». Maintenu là, dans l’inachèvement d’un parcours de mobilité, il n’est ni immigré ni émigré mais suspendu en migration. Le camp est tout à l’image de cette frustration. C’est une expérience du monde vécue dans un maintien à la marge des États, dans un maintien dans l’interstice et l’intervalle spatial, juridique et politique. Verra-t-on disparaître la figure de l’étranger, à travers la déshumanisation et la « disparition » des migrants dans les camps ? La société qui maintient cet « autre » enfermé dehors s’enferme elle-même puisque l’encampement est réciproque − même si le niveau d’enfermement et de liberté n’est évidemment pas le même de part et d’autre. Les camps de réfugiés, de déplacés internes, les campements de migrants dits « clandestins » témoignent d’une tension forte et constante entre deux motifs : celui de l’enfermement dehors ainsi défini du point de vue d’une analyse centrée sur le pouvoir d’État, comme on vient de le voir. Et celui de la diversité culturelle, ethnique, nationale, sociale, en somme du camp comme carrefour mondial et lieu d’un cosmopolitisme ordinaire, comme le montrent les enquêtes menées au cœur de la vie quotidienne des camps. Mobilité et immobilité se croisent au sein même des espaces de confinement qui font office de frontières, pouvant devenir selon les cas aussi bien des « sas » (comme les camps de déplacés de Monrovia ou Khartoum) que des « ghettos » (comme de nombreux camps palestiniens croissant verticalement faute de pouvoir s’étendre horizontalement). Ce qui fait le lien entre ces deux dimensions, c’est ce qu’on peut appeler la pragmatique de la frontière : lieu d’un apprentissage toujours « autre », la vie à la frontière mobilise les capacités de « débrouille » et de transformation, l’art du « faire avec », du « vivre avec », de l’intermédiaire et du passeur, la possibilité des arrangements avec l’adversité, de la résilience et des renaissances. Cette pragmatique de la vie quotidienne peut-elle transformer les lieux de confinement en lieux de la mobilité, jusqu’à les rendre vivables et ouverts, jusqu’à en faire tomber les murs en les grattant, en y perçant des portes et en y posant des échelles ? On peut le penser, et il n’est qu’à voir les arrangements avec la contrainte qu’ont su mettre en œuvre les réfugiés karen de Thaïlande, les réfugiés soudanais et somaliens des camps du Kenya, les réfugiés palestiniens de Cisjordanie, les migrants des campements du Nord du Maroc ou du pourtour de l’Europe, pour vouloir saisir et décrire la vitalité autant que les tensions et conflits qui traversent les camps contemporains. Car nous ne sommes plus à l’heure d’une thanatopolitique des camps. Même si le camp de la mort hante le mot et la réflexion sur les camps en Europe3, on ne peut pas aborder les camps dans le monde d’aujourd’hui d’abord comme des lieux de mise à mort. Et la mort sociale de leurs occupants − qui serait le préalable à leur mort physique et dont l’isolement de tout camp semble a priori porteur − est elle-même réversible sur le lieu même de la mise à l’écart. Vivre longtemps et même bien vivre dans les camps est la question politique la plus actuelle et la plus radicale qu’ait engendrée la politique contemporaine de mise à l’écart des indésirables. Mais les enquêtes réalisées ces dernières années nous permettent d’aller plus loin encore dans cette inversion du regard sur le monde des camps. En effet, les plus anciens parmi les camps palestiniens ou parmi les camps de réfugiés ou déplacés internes en Afrique et en Asie non seulement se sont urbanisés mais sont devenus des pôles d’attractivité urbaine. Des migrants ou des réfugiés d’autres provenances viennent s’y installer ou s’établissent sur leur pourtour. Ils forment le noyau de nouvelles configurations urbaines pauvres et cosmopolites. Certains camps incarnent ainsi une nouvelle « centralité » de la marge4. En outre, le fait que les camps palestiniens aient été d’abord définis comme des camps (et le sont encore aux yeux des autorités et des habitants), même s’ils « ressemblent » à des zones périurbaines denses et populaires, nous dit bien le rapport entre la marginalité urbaine et politique où ils se trouvent encore aujourd’hui et celle 3 4 Voir Agamben (1997) et la critique d’Alain Brossat (2007). Voir Doraï et Puig (2012), Das et Poole (2004). de tout un monde planétaire de favelas, barrios, slums, ghettos et townships5. Ils ne perdent pas complètement les caractéristiques de la forme-camp (exception, extra-territorialité, exclusion) en se développant et en s’urbanisant. Ce sont plutôt les marges urbaines ordinaires qui s’en rapprochent, renforçant le sentiment d’un apartheid généralisé − l’encampement du monde. L’incertitude, l’« indésirabilité » et la précarité restent ce qui caractérise l’empreinte générale de ces lieux. Toute réflexion sur leur devenir doit en tenir compte. Mais trois voies existent d’ores et déjà à l’horizon de leur existence, qui permettent de penser leur avenir possible. L’une est la disparition, comme dans les destructions des campements de migrants à Patras en Grèce ou à Calais en France en 2009, ou comme on le voit encore dans les destructions répétées des campements dits « roms » autour de Paris ou de Lyon. Dans le cas des camps de réfugiés anciens, la disparition pure et simple est toujours un problème comme on le voit à Meheba en Zambie, un camp ouvert en 1971 et devant fermer sans y parvenir depuis 2002. L’autre voie est la transformation progressive, sur la longue durée, qui peut aller jusqu’à la reconnaissance et à un certain « droit à la ville », comme le montrent l’actualité des camps palestiniens au MoyenOrient ou la progressive intégration des camps de déplacés internes du Sud-Soudan dans la périphérie de Khartoum. La dernière voie est celle de l’attente. Cette dernière situation est particulièrement répandue aujourd’hui. Elle est le résultat d’un compromis entre différentes forces agissant sur le présent et l’avenir des camps − les occupants, les agents des organisations internationales et les représentants de l’État national, comme le montre la longue négociation autour des douze camps 5 Voir Agier 1999, Wacquant 2006 et 2010, Davis 2006, Dias 2013. d’« anciens réfugiés » (« former refugees ») érythréens de l’EstSoudan. Ni monstrueux ni pitoyables, ces lieux de l’écart pourront être perçus sous un nouveau jour une fois replacés dans la perspective de la société mondiale à venir. L’on peut en effet considérer que l’existence, la transformation et même la permanence des camps et campements forment progressivement une stratégie d’occupation de l’espace par des personnes et des groupes à qui aucun rôle ni aucune place ne sont attribués. C’est ce qui arrive lorsque des réfugiés refusent la fermeture ou la destruction de leur camp et l’occupent. Ou lorsque des groupes paysans ou forestiers chassés de leurs terres établissent un campement dans la ville voisine pour certains (c’est le cas en Colombie), au centre de la capitale pour d’autres (dans d’autres pays d’Amérique latine), et réussissent à y rester plusieurs années, à la fois comme solution de survie et comme forme de protestation. Cette stratégie de l’occupation associe les deux formes d’agir que sont l’habiter (s’approprier un espace en l’entretenant et le personnalisant) et la politique (faire de cet espace une « cité » où la prise de parole publique est effective et reconnue). Dans ce cadre, on peut regarder les camps comme des lieux expérimentaux environnement précaire de qui présence-au-monde ne prévoit pas dans un pour eux d’organisation et de mobilisation politiques. Cette stratégie rencontre une forme émergente de la politique en général, celle de l’occupation des espaces publics comme forme de la protestation politique et de la demande d’égalité. L’histoire des camps et des campements peut dès lors être réécrite non plus seulement comme celle d’une mise au ban et d’une invisibilité des indésirables, mais comme une présence et une part active dans un monde « global » qui cherche encore, au-delà des cadres nationaux et urbains existants, dans leurs interstices ou leurs limites, où sont les lieux de la politique. Première partie Temps long, espaces en conflit : les camps de réfugiés entre identité, mémoire et politique Présentation par Michel Agier C’est l’installation d’une grande tente pour une famille palestinienne de vingt personnes en exil, en 1949 sur la terre de Chatila à Beyrouth, qui est à l’origine d’un des plus anciens camps de réfugiés existant actuellement dans le monde. Le camp de Chatila a traversé une longue histoire, a connu les épisodes parmi les plus meurtriers du récit des camps palestiniens du Proche-Orient, marqués par le massacre de 1982, la « guerre des camps » et la « bataille interne » (1985-1988). Lieu d’une vie urbaine et politique intense, il a connu plus tard les épisodes de sa reconstruction progressive, de la densification de l’habitat et de la diversification des habitants (p. VV-VV). L’évolution de Chatila illustre celle de la soixantaine de camps de réfugiés palestiniens du Proche-Orient, tous nés en tant qu’installations provisoires, sous tentes, entre la fin des années 1940 et les années 1950, sans projet de fixation et en attendant un retour imminent vers la terre perdue. Ce sont aujourd’hui des espaces urbains consolidés où vivent un million et demi de personnes. Ils sont marqués par une forte marginalité sociale et un épuisement politique, mais leur histoire ne semble pas devoir s’achever. Si la « palestinité » tend à s’y dissoudre, l’urbanité s’y renforce, d’autres réfugiés (syriens notamment) et d’autres migrants s’installent en leur sein ou tout autour. Sans doute a-t-on là, sous une forme paroxystique, les traits généraux des camps de réfugiés les plus établis, les plus anciens, les plus ancrés dans les histoires locales, dont la description occupe cette première partie de l’ouvrage. Des conflits, en s’enkystant, renouvellent les causes de la migration de décennie en décennie. Durables, ils laissent une empreinte profonde dans les régions concernées. Les déplacements puis, en conséquence, l’installation des réfugiés, se produisent en général vers les pays limitrophes : de Palestine vers la Jordanie, la Cisjordanie, Gaza, la Syrie et le Liban ; d’Afghanistan vers le Pakistan et l’Iran ; d’Angola vers la Namibie et la Zambie ; du Sud Marocain vers l’Algérie ; de la Somalie et du Sud-Soudan vers le Kenya ; du Burundi ou du Rwanda vers la Tanzanie, etc. Les camps – et les questions relatives à l’intégration et aux droits des réfugiés hors de « chez eux » − deviennent ainsi des enjeux locaux, qui peuvent être à leur tour source de tensions, sociales ou politiques, nationales, régionales, voire internationales. Les camps de réfugiés afghans au Pakistan (p. XX-XX) ont été bâtis, eux, peu après l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979, et n’ont jamais cessé de servir de lieux d’ancrage autant que de confinement. Ces exilés représentaient 3,2 millions de personnes à la fin des années 1980. Fin 2012, il en demeure encore 1,7 million. Ce qu’il a été convenu d’appeler par euphémisme les « ARV » (villages de réfugiés afghans) est encore la forme d’agglomération de centaines de milliers de personnes qui ont « habité » les lieux et les ont transformés. De plus, ces mêmes lieux deviennent maintenant le refuge possible d’autres déplacés, notamment des Pakistanais, chassés de chez eux par des catastrophes naturelles ou des conflits internes. Au rythme des conflits et de l’alternance, ou de la superposition entre moments de guerre, de paix ou de non-guerre [Bazenguissa et Makki, 2012 ; Debos, 2013], les camps se sont maintenus durant des décennies en gardant la même population ou en accueillant plusieurs vagues différentes de réfugiés, comme c’est le cas aussi du vaste camp de Maheba en Zambie (p. VV-VV). Ouvert en 1971 pour les réfugiés angolais issus des guerres de décolonisation, suivis par d’autres générations venant du même pays tout au long du conflit interne (1974-1975, années 1990, début des années 2000), le camp a vu arriver d’autres réfugiés, venus du Rwanda, du Burundi et du Congo. Tous se sont agglomérés au noyau initial pour former un lieu dont l’histoire ressemble fort à celle des peuplements villageois. Au fil du temps, le camp est devenu la carte vivante des conflits successifs et des déplacements dans la région. Puis, certains événements ont modifié ce panorama socio-spatial, notamment le processus de rapatriement des Angolais, le transfert des réfugiés d’autres camps à Meheba, l’arrivée de nombreux citoyens zambiens, la concentration des résidents dans les zones les plus centrales du camp et l’abandon de ses zones périphériques. Une mémoire des lieux aura vraisemblablement du mal à se constituer dans des contextes supposés provisoires. Elle s’avère pourtant nécessaire à la compréhension par les réfugiés eux-mêmes de leur propre vie, qui semble longue dans le confinement d’un camp. Étrange situation à laquelle les premières générations, au moins, n’étaient pas préparées, et qui est devenue un « chez soi » pour l’enfance des générations suivantes. Peut-on aimer un camp ? S’y attacher ? Le travail de mémoire, à la fois trace et moteur de cette relation, peut se déployer selon deux directions différentes, vers les lieux d’origine et vers les lieux de vie actuelle. Il peut consister à transformer les cadres identitaires des lieux perdus, ethniques ou nationaux, en ressource symbolique, pour donner un sens au présent de la vie dans le camp, comme présent dé-placé. Il fait ainsi des camps les lieux possibles de la relance politique, voire de la re-création de cette mémoire identitaire dans l’exil. C’est la thèse que défend Liisa Malkki [1995a], à partir d’une enquête sur la mémoire et l’exil des réfugiés hutus burundais en Tanzanie dans les années 1980, analyse dont se différencie quelque peu Simon Turner [2010], à partir d’enquêtes dans le même contexte mais une quinzaine d’années plus tard (p. XX-XX). Ce dernier s’intéresse à la confrontation qui a lieu au sein du camp entre l’imagerie humanitaire du réfugié comme victime absolue et la réalité des réfugiés, jamais parfaitement conforme à cette norme. Il met en évidence ce qu’il appelle l’« innocence perdue » des réfugiés, au sens où ceux-ci ne correspondent pas à l’attente des ONG, qui veulent encourager un sentiment de « communauté » et de « dignité » chez les réfugiés, quand ces derniers cherchent davantage de rations alimentaires ou des divertissements jugées non traditionnels par les organisations et semblent peu intéressés par un retour vers le passé. C’est ainsi qu’une autre mémoire se constitue progressivement, contraire ou distincte de la précédente, une mémoire constituée par l’engagement des réfugiés dans les cadres contemporains des camps et de leur environnement (villageois ou urbain) sur la longue durée. Par cette action, les réfugiés se font reconnaître comme tels (et même parfois comme de « vieux réfugiés ») face aux administrations nationales et aux organisations internationales, qu’elles soient humanitaires, sécuritaires, politiques ou religieuses, et les camps deviennent les cadres de nouvelles différenciations sociales qui ne reproduisent pas celles des lieux d’origine. Le temps long produit de la patine sociale et de la mémoire, il reconvertit aussi le camp en espace politique, aussi « exceptionnel » soit en apparence cet espace. La politique qui s’y déploie reste largement ancrée dans les contextes régionaux. Mais ces histoires longues spécifiques ont toutes quelque chose à voir avec l’histoire mondiale, celle de la guerre froide d’abord, puis celle des dérèglements qui l’ont suivi. C’est le cas des camps pour les minorités sans État tels que les camps karens en Thaïlande depuis le début des années 1980 (p. BB-BB), ou sahraouis en Algérie autour de Tindouf depuis 1975 (p. FF-TT). Dans ces situations-là, le lieu même du camp acquiert une autonomie qui le fait se confondre, dans une superposition presque parfaite, avec l’État attendu, karen ou sahraoui, dans la perspective d’un « retour ». Le camp peut même devenir le lieu d’une « préfiguration » de cet État espéré, renversant la logique de l’attente et de l’action. Car, dans les deux cas, les occupants karens ou sahraouis et leurs organisations respectives − politiques ou religieuses − ont transformé les camps, lieux de désespérance, en lieux de vie et d’espoir. Ils se sont approprié les espaces et en partie leur gouvernance, malgré les contraintes et les contrôles toujours omniprésents des pays d’accueil ou des organisations internationales. Par comparaison, il est intéressant de se pencher sur une histoire relativement courte (moins de dix ans), celle du camp d’Agamé, au Bénin, où des réfugiés togolais ont trouvé refuge en 2005 et d’où ils ont été expulsés en 2013 (p. NN-NN). Dans ce cas-là, les réfugiés se sont très vite organisés contre le pouvoir établi du gouvernement humanitaire, sur les lieux propres de sa « souveraineté mouvante » [Pandolfi, 2000]. Alors qu’ils tentaient de contrôler eux-mêmes la situation, le camp a été fermé beaucoup plus vite qu’ailleurs par les institutions qui en détiennent effectivement la clé. Plus généralement, les désaccords qui opposent les réfugiés entre eux ou aux populations locales, mais surtout aux organisations humanitaires et sécuritaires internationales et nationales, mettent en évidence des conflits de sens autant que de pouvoir. Dans ce voyage vers des camps éloignés du monde occidental, lieux contemporains du « problème des réfugiés de longue durée » (protracted refugees problem), le Centre d’accueil des Français d’Indochine (CAFI) de Sainte-Livrade, situé dans le Sud-Ouest de la France (p. XX-XX), peut faire figure de contre-exotisme ! C’est bien un camp français, créé en 1956 pour les rapatriés franco-indochinois réfugiés en métropole qui est décrit, et qui nous rappelle le passé colonial de la forme camp [Bourdieu et Sayad, 1964]. Il constitue sans doute le plus ancien camp encore en fonctionnement en France, après plus de cinquante ans d’activité, et peut ainsi représenter une sorte de « situation coloniale » sans fin. Le même lieu avait d’abord servi de logement pour les réfugiés espagnols en 1940, puis d’hébergement pour des soldats et des chantiers de jeunesse. La commémoration de ses cinquante ans d’existence en 2006 a été la volonté des enfants nés dans le camp et qui ont voulu en faire un lieu de mémoire même s’ils sont, eux, passés à autre chose. M. A. Deuxième partie Camps, villes et territoires. De l’industrie humanitaire à l’aménagement des espaces locaux Présentation par Michel Agier Avec plus de 450 000 occupants en 2013, Dadaab au Kenya représente la plus grande concentration de réfugiés au monde. Aux trois camps initialement ouverts en 1991 pour y loger des réfugiés somaliens s’échappant de la guerre civile après la chute du régime de Siyaad Barre, un quatrième s’est ajouté dans les années 2000 pour y abriter d’autres Somaliens, fuyant violences et famines. C’est le lieu d’une ample logistique humanitaire, une « industrie » dont l’expérience dépasse le cas local et s’insère dans le monde professionnel global et réticulaire du gouvernement humanitaire (p. VV-VV). Ce que montre « le plus grand camp de réfugiés du monde », c’est que l’intervention humanitaire se réalise de la forme la plus « totale » (c’est-à-dire à la fois complète et englobante) dans sa fonction d’encampement des réfugiés. Deux aspects caractérisent alors l’entreprise humanitaire : son dispositif technologique et sa communication visuelle. Les camps sont devenus des espaces et des équipements logistiques durables même si leur conception est toujours guidée par l’élasticité ou la « liquidité » du présent (Bauman 2007). Dans le même temps, progressivement une culture visuelle du camp contemporain s’est développée à partir des installations d’urgence, que viennent atténuer ou transformer par la suite les pratiques quotidiennes des réfugiés… mais alors leur réalité, de plus en plus ordinaire, ne viendra que très rarement modifier l’imagerie du camp comme exception. La souveraineté territoriale de l’humanitaire, voire sa capacité de domination des crises locales, en font plus généralement un acteur déterminant pour la transformation des espaces urbains et régionaux. C’est l’objet des enquêtes présentées dans cette deuxième partie, qui montrent toute la complexité des situations « globales/locales » qui en résultent. Les questions relatives à la transition entre humanitaire et développement [Atlani-Duaud et Vidal, 2009], à l’intégration économique des camps et à leur aménagement urbain dans un horizon de stabilité sont également abordées dans l’autre très grand camp kenyan, celui de Kakuma (p. VV-VV). Si l’existence du camp est le fruit de multiples imprévus et s’il devient une « ville par accident », il reste que de la vie sociale et économique s’y est recréée parmi les réfugiés mobilisant de multiples réseaux au sein et au-delà du camp. Avec la reconstruction planifiée du camp palestinien de Nahr-al-Bared au Liban (p. VV-VV), le camp, détruit puis réimaginé, renégocié et rebâti, fait figure de chez-soi. Il est un lieu de référence voire de retour pour des Palestiniens qui sont nés réfugiés dans le camp, et qui sont maintenant des migrants parmi tous ceux qui errent autour de la Méditerranée. La nostalgie, le sentiment d’un manque de la terre, d’une absence, peuvent se reporter sur le camp lui-même et susciter des poèmes et des chansons de rap dont le camp − et non plus (ou non plus seulement) le village d’origine de la famille – est le décor voire le sujet. L’installation définitive des réfugiés au sein ou autour des camps est-elle synonyme de non-retour aux lieux d’origine ? Il faut alors redéfinir sur le plan individuel, familial mais aussi politique ce que signifierait un « retour sur place », oxymore qui résume l’état actuel de la question palestinienne mais aussi plus généralement la situation de nombreux réfugiés dans le monde. La transformation urbanistique et les recherches architecturales dans les camps de Cisjordanie (p. VV-VV) sont porteuses d’un sens politique radical, et radicalement nouveau, celui d’un droit de vivre et même de bien vivre dans l’espace de la relégation luimême. Le lieu de l’attente peut alors être transformé en un lieu d’occupation, habitable. Il est la manifestation d’un double dissensus politique. L’un à propos du retour, soit vers un ailleurs devenu de plus en plus hypothétique et toujours reporté, soit vers le présent. L’autre à propos du droit à la ville, revendication devenue d’autant plus évidente que les réfugiés se sentent appartenir au présent, ce qui entraîne la demande d’une reconnaissance de la vie construite dans l’exil. L’implantation des camps de réfugiés porte également à conséquences sur une échelle régionale. Les effets du déploiement du dispositif humanitaire apparaissent nettement, dans une situation peu connue en général, mais pourtant très ancienne et localement très visible, celle du réseau de douze camps de réfugiés érythréens « de longue durée » dans l’Est du Soudan (p. XX-XX). Leur étude montre l’effet structurant sur le plan territorial et économique de la présence durable des camps, ce qui amène finalement les autorités nationales et internationales à reconnaître leur installation définitive et à créer pour leurs occupants le statut spécifique d’« anciens réfugiés » (former refugees). Cette dimension régionale est abordée directement dans une étude des déplacements de migrants et de réfugiés à l’échelle du Moyen-Orient, avec comme exemple central la ville de Damas et sa périphérie (p. XX-XX). La région est d’une telle complexité que la distinction entre réfugiés et migrants, comme celle qui oppose mobilité et immobilité, se trouvent en permanence remises en question. Les différents conflits qui se sont déroulés au Moyen-Orient ont tous entraîné d'importants déplacements forcés. Aux réfugiés palestiniens, les plus anciens, se sont ajoutés depuis les années 1990 les Irakiens et aujourd'hui les Syriens. De même, l’opposition camp/ville se dilue progressivement dans un double mouvement d’urbanisation des camps et de croissance urbaine des périphéries, dû à une très ancienne mobilité, forcée ou non. M. A. Troisième partie Camps de déplacés : urgences, marges urbaines et vies précaires Présentation par Michel Agier Les quatre chapitres suivants concernent des camps établis pour des personnes dites « déplacées de l’intérieur » ou déplacés internes (internally displaced persons, IDPs dans le langage des Nations unies). Elles ont dû fuir leur résidence habituelle, se réfugier ailleurs dans le pays, mais n’ont pas franchi ses frontières. La différence est importante avec les autres situations évoquées précédemment, puisque les camps de déplacés ne relèvent pas du droit international. Si leur nombre est important dans le monde et sans aucun doute supérieur à celui des camps de réfugiés proprement dits, ils peuvent parfois être confondus avec des campements informels, auto-établis par les déplacés eux-mêmes, et restent souvent non officiels jusqu’à ce qu’une organisation humanitaire nationale ou internationale en fasse un lieu d’intervention. Leur décompte est donc toujours incertain. En outre, leur stabilisation dans la durée en tant que camp est plus rare que dans le cas des camps de réfugiés et leur fusion avec les zones marginales urbaines est plus rapide, phénomène que l’on peut l’observer dans la périphérie de Khartoum au Soudan, ou celle de Port-au-Prince en Haïti. En Haïti, après le tremblement de terre du 12 janvier 2010 (p. XX-XX), comme au Japon, après le tsunami suivi de l’accident nucléaire de Fukushima le 11 mars 2011 (p. VV-VV), les déplacements de population, conséquences de ces événements naturels, ont inégalement touché les personnes selon leurs ressources. La « solution » du camp s’impose brutalement dans l’urgence de la catastrophe, elle peut être massive et relativement durable – 450 camps de déplacés existaient encore trois ans après le séisme en Haïti. L’installation sur une longue période dans ces camps concerne surtout les déplacés les plus démunis, comme pour les réfugiés et les déplacés internes en général. Après les premières impressions parfois de ville nouvelle ou de ville en modules préfabriqués, les occupants se sont vite sentis abandonnés et ont dû ré-imaginer leur vie dans la précarité et dans l’étroitesse des espaces concédés. Dans l’après Fukushima, les différenciations sociales qui se dessinent entre les camps, selon les modes de vie et les projets possibles de transformation ou de départ, reproduisent les délimitations techniques et administratives des zones selon leur degré de contamination, laissant durablement l’empreinte de la catastrophe sur les espaces et sur les hommes. Sécheresses, famines, inondations ou rareté des ressources se combinent depuis longtemps à la réitération des conflits dans plusieurs régions périphériques du Soudan. Tous ces phénomènes ont fait du déplacement une solution vitale et répandue (près de cinq millions de déplacés internes avant la partition du pays en 2012), amenant vers Khartoum et sa périphérie des centaines de milliers de personnes (p. XX-XX). Deux solutions ont cohabité à la fin des années 1980 : l’occupation par les déplacés eux-mêmes de « zones d’habitat illégal » et l’établissement officiel, par l’administration publique, de quartiers planifiés et de camps pour les déplacés. Officiellement, la fin du statut de « déplacé » commence avec l’accès à la propriété d’une parcelle urbaine, mais c’est en réalité un très long processus d’accès au « droit à la ville » [Lefebvre, 2009] qui s’est développé, avec le camp comme premier ancrage dans la marge urbaine. De fait, dans la longue histoire des conflits internes au Soudan, les camps de déplacés en périphérie de Khartoum ont été les « réceptacles de populations en déroute », tout en risquant sans cesse les mesures de « déguerpissement » prises par les autorités, comme pour les autres lieux de la marge urbaine. En Colombie, la recherche d’espaces de refuge par les paysans chassés de leurs terres, subissant le très long conflit interne opposant les guérillas, les paramilitaires, les narcotrafiquants et les forces gouvernementales, a d’abord débouché sur la création de campements proches des villages et des petites villes de la région de départ. Puis, certains se sont transformés en projets politiques, religieux et humanitaires, inspirés d’une forme de « résistance pacifique » inaugurée par les groupes indigènes pris au cœur des combats et progressivement répandue parmi l’ensemble des desplazados. C’est ainsi que la création de ces espaces protégés a pris la forme successive de « communautés de paix » puis de « zones humanitaires ». Résultats de « marches de protestation » et d’occupations des terres, ces lieux de refuge sont, depuis leur fondation, des lieux politiques où des revendications paysannes d’autonomie et de territoires prennent corps. M.A. Quatrième partie Campements, camps de travailleurs, centres de rétention : Entre prison, bidonville et ghetto Présentation par Michel Agier Très différentes en apparence des camps de réfugiés et de déplacés internes que l’on vient de parcourir dans les trois parties précédentes, d’autres formes d’encampement, qui leur sont reliées plus ou moins directement, contribuent à forger l’hypothèse d’un dispositif global de camps. Celles-ci accueillent des travailleurs migrants, des migrants sans-papiers, des migrants expulsés, des personnes retenues ou détenues en attente de légalisation, d’expulsion, ou encore qui errent d’un campement à l’autre. Tous ces exilés ont pu, à un autre moment de leur parcours, être identifiés comme « réfugiés » ou « déplacés internes » et fréquenter des camps comme ceux présentés plus haut. De formes hybrides, hétérogènes, récentes et pour certaines encore expérimentales, ce sont des lieux pour lesquels les noms de prison, de ghetto ou de bidonville seraient parfois mieux adaptés que ceux de camps ou campements. C’est pourtant dans ces exemples (partiels, d’autres émergent en permanence) que l’on observe le mieux les effets élargis du processus d’encampement comme un des modes de la gouvernance mondiale des mobilités. Celui-ci inclut et dépasse le couple fondamental formé par la relation historique en Europe entre l’assistance et le contrôle [Noiriel, 1999] et plus largement dans le monde, par la « solidarité secrète » entre les fonctions humanitaires et sécuritaires [Agamben, 1997] décrites et commentées dans les chapitres précédents. L’encampement des travailleurs est une des modalités de la mondialisation du travail et de la circulation des travailleurs, comme le montre l’étude menée au Qatar (p. XX-XX). Cet habitat dans les zones industrielles éloignées des villes, largement répandu dans le pays, assure « la non-fixation des travailleurs ». À la fois indésirables et utiles, ils considèrent le camp comme la non-ville et la non-citoyenneté, une négation sociale et politique qui fait de l’intime – la chambrée et le lit – le lieu d’un investissement subjectif vital. D’autres exemples de cette utilité (économique) des indésirables (sociaux) désignent le camp en général comme une réserve de main-d’œuvre occasionnelle et bon marché, d’autant plus malléable qu’elle est enfermée dans un hors-lieu à la fois résidentiel et juridique ; une réalité que l’on trouve déjà dans de nombreux camps de déplacés internes et de réfugiés, en Afrique notamment. L’utilité économique du dispositif du camp est aussi exploitée dans les centres d’accueil de demandeurs d’asile à Chypre (p. XX-XX), où la très longue attente des requérants favorise leur mise au travail dans les circuits de l’économie informelle, en particulier pour l’agriculture. Ce cas rapproche, notons-le, les situations de personnes en déplacement souvent distinguées, voire opposées : d’un côté, les réfugiés relevant du droit d’asile et plus généralement des « droits de l’homme » et, d’un autre côté, les migrants dits « économiques », dont on suppose le libre-choix comme donnée première et la force de travail comme seule ressource. Le lien entre ces deux catégories institutionnelles est établi de fait par les usages économiques des différents statuts officiels d’étrangers, dès lors qu’ils correspondent à des statuts précaires dans le travail. Une même personne peut ainsi se trouver dans deux situations qu’elle n’a pas désirées : être à la fois demandeur d’asile en attente d’une acceptation qui n’arrive pas et travailleur informel ou illégal au salaire inférieur à celui des locaux [Morice et Potot, 2010]. La carte des camps dans le monde (p. XX) présente une distribution assez claire entre la profusion des camps de réfugiés dans les pays les plus pauvres, dits « du Sud », et la présence massive des camps d’étrangers ou centres de rétention (ou de détention) administrative dans les pays riches, dits « du Nord ». Le lien entre les deux modalités et ces deux grandes zones planétaires est fait, comme on l’a souligné en introduction, par la circulation des savoirs, des organisations et des personnes en déplacement, celles-ci pouvant aller d’un camp à l’autre au cours de leur voyage. Lors de leur parcours, elles trouvent souvent des lieux aux définitions et aux fonctions incertaines, fluctuant selon les régions et les contextes politiques. C’est ce que montre l’histoire récente (et relativement courte comparée à celle des camps de réfugiés, soit une quinzaine d’années « seulement ») du Centre d’identification et d’expulsion de Lampedusa, alternativement appelé Centre de premier secours et d’accueil (p. VV-VV). L’incertitude au sujet des appellations de cette structure, entre assistance et rejet, est à l’image des polémiques sur les fonctions ambivalentes des « lieux d’accueil » en Europe depuis le milieu des années 1990 [Kobelinsky et Makaremi, 2009]. D’un bout à l’autre de l’Europe, du Sud de l’Italie ou de l’Espagne aux marches orientales, les personnes qui souvent, ne sont reconnues ni comme réfugiées ni comme migrantes, alternent les lieux d’enfermement, d’accueil temporaire et de refuge. Ces derniers, campements auto-établis dans un contexte hostile, sont des abris incertains, fréquemment détruits et reconstruits, associés à une errance de très longue durée, comme ceux de Calais dans le Nord de la France ou de Patras en Grèce (p. XX-XX). Dans ce cadre, un campement un tant soit peu stabilisé peut-il être le lieu d’une vie meilleure dans une vie précaire à l’extrême (Butler 2014) ? Situation que l’on peut comparer à celle des campements dits « roms » en France (p. XX-XX), dont l’existence est étroitement liée à l’errance forcée de leurs occupants. Politiquement, socialement et « médiatiquement », c’est le campement qui fait le Rom et non l’inverse, tant la culture et l’identité des personnes dites roms sont historiquement hétérogènes [Fassin, Fouteau, Guichard et Windels, 2014]. Les politiques sociales et urbaines de mise à l’écart produisent sans cesse des bidonvilles, ici et maintenant, comme habitats par défaut et dont le nom de « campement », voire de « camp » joue un rôle de mise à distance, d’extraterritorialité imaginaire en faisant de ces lieux une supposée altérité radicale. Le campement peut ainsi être alternativement ou tout à la fois le produit de la ségrégation la plus obstinée et le lieu d’un refuge. Plus précaires encore et soumis à la répétition des destructions et des expulsions, au plus profond de la forêt de Belyounech au Nord du Maroc, des campements de migrants africains ou asiatiques tentent de survivre et de s’organiser en attendant l’opportunité d’un passage au-dessus du mur grillagé de Ceuta en Espagne (p. XX-XX). Toujours plus loin, plus sombre, dans les « ghettos » puis les « tranquillos », la fonction d’abri et de cachette du campement informel auto-installé prend là toute sa signification, jusqu’au plastique tendu entre deux arbustes. Cette situation toute particulière et rarement décrite de l’intérieur fait ici l’objet d’un témoignage réflexif, dont l’auteur est à la fois un ancien migrant dit « clandestin » ayant séjourné à Belyounech et un récent diplômé de sciences sociales de l’EHESS. On trouve enfin une organisation sociale comparable à celle de Belyounech dans la précarité des ghettos et des foyers, lieux fondés par les migrants africains expulsés d’Algérie ou d’Europe se retrouvant, en bout de course, au Mali (p.XX-XX). Là, ils croisent parfois la route de ceux qui, se sentant l’âme d’un « aventurier», vont en sens inverse. Surtout, ils cherchent à réélaborer un projet pour lequel le refuge collectif, auto-établi dans des ruines ou des maisons particulières, joue un rôle essentiel comme lieu de rencontres, de ressourcement et de socialisation. Marqué du double sceau de la mise au ban et de la solidarité, ces lieux tiennent du camp tout en y échappant, à la fois par l’auto-organisation qui les fonde et parce qu’ils sont le lieu de la préparation d’une nouvelle sortie vers le monde. M. A.