COLLOQUE DE JÉRUSALEM
Le judéo-christianisme
Aux origines du roman clémentin.
Prototype païen, refonte judéo-hellénistique, remaniement chrétien.
publié dans : Le judeéo-christianisme dans tous ses états (éd. S.Mimouni),
Parisk 2001, p. 231-256
Bernard POUDERON (Université de Tours)
version destinée à l'impression — revue début septembre 1998
Mac — Word 5 — polices : Times et SymbolGreek
Lors du récent colloque de Lausanne sur la littérature apocryphe, nous avions déjà consacré une communication aux origines du roman clémentin
"Flavius Clemens et le proto-Clément juif du roman pseudo-clémentin", Apocrypha 7, 1996, pp. 63-79. Dans le cours de cette étude, nous nous référons continuellement aux études suivantes : W. Heintze, "Der Klemensroman und seine griechischen Quellen", Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur 40, 2, Leipzig, 1914, pp. 1-144 ; O. Cullmann, Le problème littéraire et historique du roman pseudo-clémentin, Paris, 1930 ; J. Rius-Camps, "Las Pseudoclementinas : Bases filologicas para una nueva interpretacion", Revista Catalana de Teologia 1, 1976, pp. 79-158 ; F. Stanley Jones, "The Pseudo-Clementines. A History of Research", The Second Century 2, 1982, pp. 1-33 ; 63-96 ; J. Wehnert, "Abriss der Entstehungsgeschichte des pseudoklementinischen Romans", Apocrypha 3, 1992, pp. 211-235. Nous empruntons nos traductions, pour les Homélies, à A. Siouville, Paris, 1933 (parfois transformée), et pour les Reconnaissances, à A. Schneider (à paraître). Le premier à avoir formuler l'hypothèse du roman juif (mais non du Clément juif à proprement parler) est W. Bousset, "Die Geschichte eines Wiedererkennungsmärchens", Nachrichten der Gesellschaft der Wissenschaften in Göttingen Phil-Hist. Klasse, 1916, pp. 469-551, stt. pp. 529-543.. Nous avions montré que sa source n'était pas un roman païen, comme l'écrivait il y a plus d'un demi-siècle O. Cullmann, mais un roman juif reprenant une trame narrative païenne. Poussant plus loin encore notre investigation, nous avions tenté de montrer que son héros même, Clément, tirait son origine de la figure (historique) du consul Flavius Clemens, parent de l'empereur Domitien, exécuté en 95 pour "mœurs juives"
D'après Dion Cassius (Épitomè de Xiphilin), 67, 4 ; cf. Suétone, Dom. 15. Les premiers historiens chrétiens rattachent à l'Église chrétienne l'épouse de Flavius Clemens, Flavia Domitilla, mais non le consul lui-même : Eusèbe, HE. III, 18, 4 ; Chron. ad ann. 96 (Helm p. 192) ; Jérôme, Epist. 108, 7., et dont la popularité au sein des milieux juifs semble attestée par la célébration de son martyre dans la littérature rabbinique
S'il faut bien voir Flavius Clemens dans le personnage de Keti'a bar Shalom, un noble romain exécuté pour son adhésion au judaïsme à l'époque des voyages à Rome des Tannaïtes (95 ap. J.-C. ?) : TB, Aboda Zara 10 b (confirmé par TalmudBab, Nedarim 50 a-b) ; cf. Midrash rabba II, Vaetchanan 24. Voir notre article cité à la note 1..
Aujourd'hui, nous nous proposons de prolonger notre enquête, et de reprendre la question des origines du roman dans son ensemble, en considérant comme acquise l'hypothèse de l'intermédiaire juif. Nous soumettrons donc à la critique (la vôtre et la mienne propre!) une seconde hypothèse, celle d'un fonds païen originel ; et nous nous efforcerons de déterminer si ce fonds se réduisait à un simple canevas (commun à de nombreux romans païens), ou s'il y eut véritablement un ouvrage littéraire païen unique à l'origine du roman judéo-hellénistique. L'un des ressorts de notre démarche sera d'ordre narratologique : en effet, nous serons amené à considérer comme originels les événements, les personnages et même les discours et débats dont la présence est nécessitée par le déroulement dramatique de l'intrigue. Restera donc à trouver dans le texte actuel du roman clémentin les traces de leur appartenance au roman primitif ou à la version intermédiaire juive.
A. Préliminaires
Vu l'importance que prendra dans la suite de notre étude l'hypothèse d'un intermédiaire juif entre le substrat païen et la rédaction chrétienne du roman clémentin, il nous a paru utile de rappeler ce qui la fonde.
le propagandiste Juif et le Clément judaïsant
Le personnage de Clément ne peut être ramené au compagnon de Pierre, converti par lui au christianisme selon une tradition attestée dès Irénée et Tertullien
Cf. Irénée, Haer. III, 3, 3 ("Clément avait vu les apôtres eux-mêmes et avait été en relation avec eux") ; Tertullien, Praescr. 32, 2 ("l'Eglise de Rome ªrapporte queº Clément a été ordonné par Pierre")., et devenu par la suite le deuxième ou le quatrième "évêque" de Rome. En effet, dans de nombreux passages du roman, Clément ne se convertit pas au christianisme, après la rencontre de Pierre en Palestine, mais au judaïsme, à la suite de contacts avec un propagandiste anonyme, et cela, dès son adolescence romaine
Hom. V, 28, 2 : "Jusqu'à présent, après avoir étudié à fond les systèmes d'un grand nombre de philosophes, je ne me suis rallié à aucun, sinon à celui des Juifs. Car un négociant en toiles de cette nation, étant venu résider à Rome, m'a, par suite d'une heureuse rencontre, exposé avec beaucoup de simplicité la doctrine de l'unité divine" (dispute avec Appion ; pas de parallèle dans les Recogn.) ; comparer avec Hom. V, 26, 3 : "Ayant appris d'un certain Juif à penser et à agir comme il convient à Dieu" (même contexte). Il est vrai que Hom. IV, 7, 2, identifie ce "barbare" avec l'apôtre Pierre ; mais Cullmann, op. cit., p. 120 (et nous avec lui) juge "évident" que l'expression th;n proshgorivan Pevtrou ("du nom de Pierre") est une addition du rédacteur chrétien pour adapter le texte initial (i.e. juif) à son nouveau contexte : car ce n'est pas à Rome que Clément a rencontré Pierre, mais à Césarée ; et Appion, qui n'a pas revu Clément depuis fort longtemps (Hom. V, 29, 1) ne peut évidemment pas faire allusion à la conversion de Césarée. Le Barnabé de Recogn. I, 7, n'est qu'une réplique du propagandiste anonyme de Hom. V, 28, 2 ; ce n'est d'ailleurs pas lui qui, à Rome, initie Clément à la doctrine de vérité, puisqu'il remet de lui-même cette initiation à la venue de Clément en Judée : Recogn. I, 11, 1 ; en fait, Clément sera initié par Pierre : Recogn. I, 14, 1 sq.. Il existe donc dans le roman clémentin deux récits de conversion parfaitement incompatibles l'un avec l'autre : la première a lieu à Rome, avant la fameuse dispute entre Appion et Clément sur le thème de l'adultère, et fait du jeune Clément un prosélyte du judaïsme ; la seconde est le fait de Pierre à Césarée
Clément est en effet "les meilleures prémices des Gentils sauvés par son (i.e. de Pierre) ministère" : Epist. Clem. ad Jacob. 3, 4. Cf. Hom. IV, 7, 2 : "Il (i.e. Clément) s'est laissé entraîner par un barbare du nom de Pierre …" (ou éventuellement de Barnabé à Alexandrie
Cf. Hom. I, 13, 3 ("Barnabé m'initia aux premiers éléments de la doctrine de vérité") ; II, 4, 1 (rappel de l'instruction préliminaire de Barnabé à Alexandrie) ; Recogn. I, 11, 3 (Barnabé repousse l'initiation de Clément à son séjour en Judée, laissant pour ainsi dire le champ libre à Pierre).), et se situe donc après le départ de Clément pour la Palestine. La seule explication possible à cette contradiction insurmontable nous paraît être la suivante : un récit apologétique juif concernant un Clément juif (sans doute inspiré du personnage de Flavius Clemens) a été remanié par un auteur chrétien ayant à l'esprit le Clément chrétien
L'explication que donne Cullmann est tout autre. Il y aurait eu deux Clément : le Clément chrétien serait une création du rédacteur de l'Écrit fondamental (qui aurait combiné la figure de Clément Romain à celle de Flavius Clemens) ; le Clément juif (un noble Romain anonyme) proviendrait d'un ouvrage apologétique juif en forme de dialogue. Notre objection est la suivante : est-il possible qu'ait co-existé dans deux milieux différents deux figures littéraires si proches, l'une chrétienne et l'autre juive ? N'est-il pas évident que ces deux jeunes nobles Romains convertis sont une seule et même personne ? Voir notre démonstration infra. . Le roman clémentin serait donc d'abord l'adaptation au personnage de Flavius Clemens d'un récit didactique d'origine païenne, puis l'adaptation au personnage de Clément de Rome du récit judéo-hellénistique concernant le Clément juif
Ce type d'emprunt (d'un univers religieux à l'autre) est bien attesté dans l'histoire de la littérature. L'un des exemples les plus fameux en est le Roman de Barlaam (fin du Xe siècle ?), qui n'est autre qu'une transposition de la vie du Bouddha (le Bodhisattva, devenu en arabe Budhasaf, puis Yudasaf, en géorgien Iodasaph, et en grec Ioasaph. Voir D.M. Lang, The Wisdom of Balavhar. A Christian Legend of the Boudha, Londres - New York, 1957..
Ce premier point est d'une telle importance qu'il importe d'en évaluer le poids. Les principales objections qui ont été soulevées contre notre hypothèse sont le fait de Luigi Cirillo et de F. Stanley Jones
Lors d'une rencontre de l'Association pour l'Étude de la Littérature Apocryphe Chrétienne (AELAC), Dole, juin 1998.. La première est la suivante : le propagandiste juif anonyme d'Hom. V, 28, 1, n'est autre que Barnabé, le missionnaire "chrétien"
Ce terme n'est jamais employé dans les écrits pseudo-clémentins. Voir infra note 90. du prologue des Reconnaissances. En fait, les deux personnages, même s'ils présentent d'évidentes similitudes
Puisque, selon notre hypothèse, la figure de Barnabé (ou du missionnaire anonyme d'Hom. I, 7) n'est que la réplique du propagandiste du roman juif primitif ; voir infra. , sont tout à fait distincts. Le Juif des Homélies, "marchand de toiles" de son état et propagandiste d'occasion (il est venu s'installer à Rome pour affaires), a rencontré Clément à Rome par hasard, et l'a initié personnellement à la doctrine des Juifs (à titre amical, pourrions-nous dire)
Cf. Hom. V, 28, 2, et V, 26, 3 (cités à la note 5)., tandis que le Barnabé des Reconnaissances, un missionnaire fraîchement débarqué tout exprès de Judée pour annoncer la bonne nouvelle, proclame en public la venue du Fils de Dieu, déclenchant chez Clément une soif de vérité qui ne sera véritablement satisfaite qu'en Palestine, auprès de Pierre
Cf. Recogn. I, 7, 2-7 : "Un homme se présenta dans un des lieux les plus fréquentés de la ville pour s'adresser au peuple (…) ; l'homme qui parlait ainsi au peuple venait des régions orientales, il était d'origine hébraïque et se nommait Barnabé ; il disait encore qu'il était un de ses (i.e. du Fils de Dieu) disciples, envoyé pour annoncer cette bonne nouvelle …" ; I, 9, 1-2 : "Lorsqu'il eut prononcé ce discours, tous éclatèrent de rire ; de mon côté, rempli de je ne sais quel zèle et enflammé d'une religieuse ardeur …" ; I, 10, 2-3 : "J'emmenais Barnabé chez moi malgré sa résistance et l'y installai (…) ; nous passâmes ainsi quelques jours ensemble, lui me faisant en peu de mots un exposé de la vérité, et moi l'écoutant avec plaisir" ; I, 11, 3 : "Il me dit : Si tu veux vraiment voir notre patrie et apprendre ce que tu désires, embarque-toi donc maintenant avec moi …". Que le rédacteur des Homélies ait pour ainsi dire dédoublé le personnage de Barnabé en deux figures distinctes, d'abord un missionnaire anonyme entendu à Rome sur la place publique, puis Barnabé lui-même rencontré à Alexandrie
Cf. Hom. I, 7, 1 : "Un jour enfin de cette même année (…), un homme se présenta en public criant à haute voix : Romains, écoutez! Le Fils de Dieu est présent en Judée" ; I, 8, 1 : "Je me dis à moi-même : Eh bien! je me rendrai en toute hâte en Judée …" ; I, 8, 3 : "Je m'embarquais et gagnais le large ; mais, au lieu de me faire aborder en Judée, les vents contraires me poussèrent à Alexandrie" ; I, 9, 1 "(les philosophes du pays) me conduisirent, disant : Il y a ici un homme qui non seulement l'a vu, mais est de ce pays ; il prétend même être l'un de ses disciples" ; I, 14, 3 : "(Barnabé) me répondit : Si tu veux voir notre pays et apprendre ce qui est utile, embarque-toi avec moi sur-le-champ ; si tu ne veux pas, je t'indiquerai aujourd'hui les signes auxquels tu pourras reconnaître mon domicile et celui de ceux que tu désires voir (i.e. Pierre et ses disciples)"., ne change rien aux données du problème : la véritable initiation de Clément sera le fait de Pierre, à Césarée
Cf. Hom. II, 4 sq. (Clément initié par Barnabé à la doctrine de la prophétie, mais non à celle du vrai Prophète, qui seule permet d'accéder à la connaissance, et que livrera Pierre) ; Recogn. I, 14 sq. (Pierre se propose d'initier Clément à la doctrine de vérité, dont il ne connaît jusqu'ici que les rudiments, exposés par Barnabé à Rome)..
À cette double contradiction (incompatibilité des deux figures de missionnaires et des deux récits de conversions), s'ajoute la discordance des deux chronologies. En effet, si l'on prête foi aux confidences de Clément à Appion, Clément, après sa conversion "à la doctrine des Juifs", reste à Rome, y mène la vie d'un Juif pieux (par exemple en s'abstenant de relations adultères), y fréquente Appion, mais conserve néanmoins ses inquiétudes jusqu'à tomber malade de désespoir métaphysique (d'ou la méprise d'Appion, qui croit son jeune ami amoureux
Cf. Hom. IV, 6 — VI, 26 (la controverse avec Appion), stt. V, 2 (la langueur de Clément) ; V, 28 (l'aveu que fait Clément à Appion de sa conversion au judaïsme).!) ; en revanche, si l'on suit la logique du prologue des Homélies et des Reconnaissances, Clément, tout juste éveillé à la doctrine de vérité par les propos de Barnabé (ou de son double anonyme romain), s'empresse de quitter Rome pour la Palestine, où il recevra de la bouche de Pierre la véritable initiation
Cf. Hom. I, 8, 3 = Recogn. I, 12, 1 (le départ précipité de Clément pour la Judée).. À ce point de contradiction, nulle ne peut nier qu'il s'agit de deux récits différents, dont l'un (celui de la controverse avec Appion, hérité du roman juif primitif) a servi de modèle à l'autre. Le rédacteur clémentin a conservé le premier, vraisemblablement pour des raisons idéologiques (le judéo-christianisme "ébionite" étant considéré comme le prolongement du judaïsme historique), et l'a inséré dans l'épisode si particulier de la controverse avec Appion, estimant sans doute que son lecteur n'acccorderait pas trop d'importance aux contradictions que nous avons signalées, et qu'il s'est d'ailleurs efforcé de dissimuler tant bien que mal
En accomodant la figure de son missionnaire chrétien à celle du propagandiste juif, et en jouant sur l'ambivalence du terme "juif" (indication ethnique d'une part, religieuse de l'autre ; judaïsme stricto sensu d'un côté, judéo-christianisme de l'autre)..
La seconde objection est la suivante : le Clément juif n'apparaît que dans les Homélies (controverse avec Appion), et non dans les Reconnaissances : rien ne prouve donc qu'il figurât dans l'Écrit de base des deux versions du roman clémentin. En fait, la controverse entre Appion et le Clément juif figurait bel et bien dans l'Écrit de base, non seulement parce que les personnages d'Appion et d'Annubion apparaissent dans les Reconnaissances, à savoir en Recogn. X, 52, 2 sq. (un passage repris des Homélies d'après Rufin, Préface à Gaudentius), mais surtout parce que les thèmes polémiques de cette controverse apparaissent dans la discussion finale entre Clément et Faustus au sein de passages des Reconnaissances que l'on ne rattache ordinairement pas à l'interpolation rufinienne. Par exemple, Hom. V, 12-13 (énumération des amantes de Zeus au sein de la lettre d'amour rédigée par Appion) dépend de la même source que Recogn. X, 22 (exposé de Clément) : une source plus complète que les deux écrits qui la reprennent
Les noms des amantes ne sont pas tout à fait les mêmes dans les deux passages ; voir notre communication au Colloque de Tours sur la littérature épistolaire : "La littérature pseudo-épistolaire dans les milieux juifs et chrétriens des premiers siècles. L'exemple des Pseudo-Clémentines", à paraître., et qu'il faut nécessairement situer dans l'Écrit de base .
la prosélyte Justa et les deux jumeaux
Un constat identique peut être fait pour les doubles de Clément, à savoir les deux jumeaux Faustinus et Faustinianus : la Cananéenne (ou Syro-Phénicienne) Justa ne les éduque pas dans la foi chrétienne, mais dans la religion juive, qu'ils abandonnent pour le christianisme à la suite de leurs déboires avec Simon et surtout de leur rencontre avec Zachée
Hom. XIII, 7, 3 : "Une femme de la plus haute distinction, nommé Justa, prosélyte de la religion juive, nous acheta, nous garda comme ses enfants et nous fit donner avec soin toute l'éducation hellénique. Ayant pris de la raison avec l'âge, nous aimâmes la religion …" (parall. Recogn. VII, 32, 2) ; Hom. II, 20, 1-3 ; 21, 1 : "Cette femme, ayant embrassé le genre de vie prescrit par la Loi, acheta et éleva deux enfants, qui lui tinrent lieu de fils. Ceux-ci, élevés dès l'enfance avec Simon le magicien, sont au courant de tout ce qui concerne le personnage (…) Quand Zachée vint se fixer ici, ils le rencontrèrent et furent initiés par lui à la doctrine de vérité" (parall. Recogn. VII, 33, 1).. Cette première conversion me semble tout à fait inutile à l'intrigue, dans la mesure où Justa n'apparaît nulle part dans le cours du récit (comme hôtesse de Clément, Nicète et Aquila, elle est remplacée par sa fille Bérénice, qui est chrétienne
Hom. III, 73, 2 ; IV, 1, 1-2 ; IV, 4, 1 ; IV, 6, 2 (pas de parall. dans les Recogn., qui ignorent le personnage de Bérénice). Voir G. Strecker, Die Pseudo-klementinen, III, Konkordanz zu den Pseudoklementinen, Berlin, 1989, p. 483 (s.v. Bernivkh).), et où l'adhésion des deux jumeaux aux thèses de Simon, essentielle à la progression dramatique (et spirituelle), ne réclame pas d'être précédée d'une conversion au judaïsme.
Sur un plan plus général, la conversion au judaïsme stricto sensu (Justa, Clément, les deux jumeaux) occupe une place trop importante dans le récit pour qu'elle puisse être attribuée à un rédacteur chrétien ; elle est nécessairement le fait d'un rédacteur juif. La prise en compte de cet intermédiaire juif oblige donc à reconsidérer les hypothèses qui ont été avancées jusqu'à ce jour pour expliquer la genèse du roman. La nôtre est que le roman chrétien (notre roman pseudo-clémentin) s'est greffé sur un prototype juif, lui-même dérivé d'un roman païen de reconnaissances.
B. Le roman païen
Nul ne peut en effet nier que la trame narrative du roman clémentin est celle des romans de reconnaissances de l'époque
Voir l'ouvrage fondamental de E. Rhode, Der griechische Roman und seine Vorlaüfer, Leipzig, 1876 (Darmstadt, 1974 5) ; plus récemment, M. Fusillo, Il Romanzo greco. Polifonia ed Eros, Venise, 1989 (trad. fr. Paris, 1991) ; A. Billault, La création romanesque dans la littérature grecque à l'époque impériale, Paris, 1991 ; M.F. Baslez, Ph. Hoffmann, M. Trédé (éd.), Le monde du roman grec, Paris, 1992. Contiennent au moins un chapitre consacré au roman clémentin les ouvrages de : K. Kerényi, Die griechisch-orientalische Romanliteratur in religionsgeschichtlicher Beleuchtung, 1927 (repr. Darmstadt, 1962), stt. pp. 67-94 ; B.E. Perry, The Ancient Romances. A Literary-Historical Account of their Origins, Berkeley-Los Angeles, stt. pp. 285-286 ; 291-295 ; J.R. Morgan - R. Stoneman (éd.), Greek Fiction. The Greek Novel in Context, Londres, 1994 ; P. Boulhol, ∆Anagnwrismov". La scène de reconnaissance dans l'hagiographie antique et médiévale, Aix, 1996.; on ne peut en aucun cas qualifier cette intrigue de typiquement juive ou chrétienne. Mais l'on ne peut pas non plus réduire le substrat païen à une simple trame, un canevas générique offert aux variations des auteurs. En effet, les deux versions actuelles du roman clémentin conservent les traces d'une intrigue, d'un cadre, de personnages empruntés au monde païen, qui sont autant de vestiges d'un travail antérieur d'élaboration de la matière romanesque, dans la réalité concrète d'une œuvre littéraire.
l'époque
Ce roman originel peut être daté grosso modo de la période julio-claudienne. En effet, la famille dont il relate les tribulations est apparentée à l'empereur Tibère (imper. 14-37), présenté comme étant le prince régnant
Hom. I, 6, 1 ("sous le règne de Tibère César") = Recogn. I, 6, 1 ; Hom. IV, 7, 2 ("cet homme — i.e. Clément — est de la famille de Tibère César").. Le principat de Tibère forme donc le terminus post quem de la rédaction du roman originel, qu'il faudrait situer approximativement dans la seconde moitié du Ier siècle (disons entre 40 et 100)
Le terminus ante quem est fourni par la rédaction juive, postérieure à l'exécution de F. Clemens et à l'activité d'Appion ; cf. infra.. Ce cadre chronologique ne provient sans doute pas des remaniements juif et chrétien, puisque les deux personnages qui remplacent le (ou les) fils du vieux Faustus, à savoir Flavius Clemens pour le roman juif
D'après la datation de G. Townend, "Some Flavian Connections", The Journal of Roman Studies 51, 1961, pp. 58-62 : naissance vers 60, exécution en 95., et Clément de Rome pour le roman christianisé
Chronologie difficile à établir : Lettre aux Corinthiens : vers 96/98, au lendemain de la persécution de Domitien ; charge épiscopale à Rome depuis la douzième année du règne de Domitien, soit en 92, jusqu'à la troisième de celui de Trajan (Eusèbe, HE. III, 15 ; III, 34), c'est-à-dire en 100 ; éventuelle collaboration avec Paul vers 50 (d'après Origène, In Ioan. comment. 1, 29 = VI, 54 = SChr pp. 341-343, ou Eusèbe, HE. III, 15, s'appuyant sur Phil 4, 3)., sont postérieurs de plusieurs décennies au protagoniste originel
Quelques éléments épars permettent de restituer la chronologie au sein de la diégèse (en prenant comme base l'année 30 pour la mort de Jésus, et en attribuant à la mission de Jésus une durée d'une à trois années).
. vers 35/37 : rencontre de Pierre et Clément (âgé de 32 ans au moment des faits), d'après Recogn. IX, 29, 1 ("voici que sept ans à peine sont écoulés depuis la venue du juste et vrai Prophète").
. vers 28/30 : Clément entend parler à Rome de la prédication de Jésus en Palestine, d'après Hom. I, 6, 1 = Recogn. I, 6, 1.
. vers 15/17 : Faustus quitte Rome à la recherche de sa famille, d'après Hom. XII, 10, 4 = Recogn. VII, 10, 4 : "voici déjà vingt ans que ces événements se sont passés." Clément est alors âgé de douze ans, d'après Hom. XII, 10, 2 = Recogn. VII, 10, 2 : "… me laissant à Rome âgé de douze ans".
. vers 11/13 : départ de Mattidie pour la Grèce, et naufrage, d'après Hom. XII, 9, 3 = Recogn. VII, 9, 3 : "… de nouveaux messagers qui revinrent la quatrième année, rapportant qu'ils n'avaient vu ni ma mère, ni mes frères, et déclarant que ceux-ci n'avaient jamais résidé à Athènes …"
. vers 3/5 : naissance de Clément (âgé de douze ans vers 15/17).
Bien entendu, on peut aussi supposer que c'est le rédacteur chrétien qui a tenu à situer sous Tibère les tribulations de la malheureuse famille, pour les faire coïncider avec la mission de Jésus et celle de Pierre. Mais rien ne l'obligeait à faire débuter leurs malheurs si tôt, c'est-à-dire près de vingt ans avant la mort de Jésus ; quitte à faire des transpositions, il eût été plus simple de resserrer la chronologie du récit, et d'en situer les principaux événements à la fin du règne de Tibère (disons vers 30 de notre ère)..
l'intrigue
La trame narrative est celle des romans de reconnaissances : séparation des membres d'une même famille à la suite d'une double péripétie (d'abord un songe ou la menace d'un adultère, puis une tempête), longue quête des uns et des autres, événement providentiel engendrant la succession des reconnaissances, dénouement heureux
La conversion familiale peut elle aussi avoir un prototype païen, car plusieurs romans antiques ont un dénouement religieux : Héliodore, Les Ethiopiques (Théagène et Chariclée se marient et deviennent prêtre et prêtresse du soleil) ; Apulée, L'Âne d'or (Lucien devient fidèle d'Isis).. Les romans de l'époque offrent plusieurs exemples de récits similaires
Voir A. Billault, op. cit., pp. 191-221.. L'intrigue des deux versions du roman clémentin mérite un examen attentif, car elle est l'un des meilleurs témoins de ce que pouvait être le roman originel. On peut en effet considérer comme ayant appartenu au roman originel les éléments proprements narratifs dont l'absence rendrait l'intrigue inopérante ; ou bien encore (mais c'est là un critère beaucoup plus subjectif) ceux qui ne semblent pas résulter des remaniements successifs juif et chrétien, en tout premier lieu parce qu'ils n'auraient été d'aucune utilité apologétique, ou qu'ils ne se justifieraient pas par le changement de contexte.
Le déplacement de l'intrigue de Rome (ville d'origine de Faustus et de sa famille) en Palestine (lieu de retrouvaille des différents membres de la famille) peut fort bien avoir appartenu au roman primitif
Sur l'attrait qu'exerçait la Phénicie, voir l'article de F. Bricquel-Chatonnet, "L'image des Phéniciens dans les romans grecs", Le monde du roman grec (cité à la note 12), pp. 189-197, stt. p. 189 : "La Phénicie est l'objet de l'intérêt de presque tous les romanciers.".. En effet, les villes visitées par nos héros ne sont pas juives, mais phéniciennes, grecques ou romaines : Césarée, Tyr, Sidon, Béryte, Byblos, Tripoli, Orthosia, Antarados et Arados, Balania, Paltos, Gabala, Laodicée, puis Antioche
J. Wehnert m'a dit rattacher le lieu de la première mission de Pierre contre Simon (la Syro-Phénicie) à une tradition proprement pétrinienne, illustrée entre autres par AcPierre 5 : "Simon, que tu (i.e. Pierre) as démasqué comme magicien et chassé de Judée" (d'après Ac 8, 9-24) — la seconde mission étant précisément la mission romaine rapportée par les AcPierre. Mais la Judée (où Pierre est cantonné pour une douzaine d'annnées d'après AcPierre 5) n'est pas la côte syro-phénicienne, et la conversion des Juifs (l'objectif prioritaire assigné par Dieu aux disciples pour une douzaine d'années d'après Kerygm. Petri 6) n'est pas celle des Gentils. Rappelons que la conversion de Clément se situe sept ans seulement après la venue du Messie : Recogn. IX, 29, 1.. On peut de la même manière assigner au roman païen le désir manifesté par les fils de Faustus de visiter l'île d'Arados et ses merveilles artistiques
Remarque déjà présente chez Cullmann, op. cit., p. 140.. Reste alors à expliquer pourquoi les protagonistes ont quitté l'Italie pour gagner l'Orient. Faustus, c'est bien évident, était à la recherche de son épouse et de ses fils disparus sur la route d'Athènes, et sa quête pouvait le conduire dans n'importe lequel des points du bassin méditerranéen oriental. Quant à son dernier fils, s'il appartenait déjà au roman, il a pu être guidé lui aussi par le désir de retrouver les siens, mais aussi être mû par son inquiétude et sa curiosité à découvrir les sagesses orientales, qu'elles fussent égyptiennes ou chaldéennes
D'après le prologue des Reconnaissances, I, 5, 1-2 : "Que faire donc ? Voici ce que je ferai : je me rendrai en Égypte et, là-bas, je deviendrai l'ami des hiérophantes ou prophètes qui gèrent les sanctuaires et je prierai un magicien gagné par eux à prix d'argent de faire venir pour moi une âme des Enfers au moyen de ce qu'on appelle la nécromancie, feignant de vouloir la consulter à propos d'une affaire quelconque. En fait, voici quel sera l'objet de ma consultation : si l'âme est immortelle." Le fait est que Clément passe par l'Égypte avant de rejoindre la Palestine : Hom. I, 8 sq. (épisode absent des Recogn.). Ce type d'inquiétude est un thème des romans païens : Lucien, Ménippe 3 sq. ; mais aussi Antonius Diogène, Merveilles d'au-delà de Thulé, chez Photius, Bibl. cod. 166 (le motif d'un des voyages est "la recherche de nouvelles connaissances")..
les personnages
Appartenaient donc nécessairement au roman primitif les personnages suivants :
.le couple romain de noble origine, à savoir Faustus et Mattidie dans les Homélies clémentines
Il n'y a pas de raison majeure de supposer que tel ne fut pas leur nom dans le roman originel. Contra : Cullmann, op. cit., p. 134, qui rapproche les noms de Faustus et Mattidie de ceux de membres de la famille impériale sous les Antonins. De même, la noble origine des protagonistes n'a rien que de très banal dans les romans antiques ; cf. B.P. Reardon, Courants littéraires grecs des IIe et IIIe siècles après J.-C, Paris, 1971, p. 344. ;
.les deux jumeaux, à savoir Faustinus et Faustinianus dans les Homélies
Leur histoire peut être rapprochée de celle des Ménechmes, à ceci près que chez Plaute, les deux jumeaux sont séparés, et que c'est l'un d'eux, Sosiclès, qui joue le rôle de Clément, en partant à la recherche de son frère perdu. Voir aussi le récit (daté du Ier siècle de notre ère) conservé dans la plus ancienne recension de la Vie d'Ésope : Vita G, éd. B.E. Perry, Aesopica I, Urbana, 1952, pp. 19-20, et p. 77 .;
.les pirates, dont le rôle narratif est de permettre la séparation de la mère et des enfants
Naufrage et piraterie sont des thèmes quasi obligés des romans antiques ; voir A. Billault, op. cit., pp. 134-139 et 193-199. Sur l'événement séparateur et les auxiliaires de séparation, voir aussi P. Boulhol, op. cit., pp. 11-14..
Appartenaient vraisemblablement au roman primitif :
.la femme syro-phénicienne qui recueillit les deux jumeaux (Justa dans les versions juive et chrétienne), permettant ainsi leur survie jusqu'au dénouement heureux
L'adoption est un autre thème récurrent des romans et de la comédie antiques: Héliodore, Éthiopiques (Chariclée recueillie par Chariclès et Calasiris) ; Longus, Daphnis et Chloé (Chloé adoptée par Myrtalé et Lamon, Daphnis, par Dryas et Napé) ; Plaute, Ménechmes (le marchand d'Épidamne). ;
.la veuve qui recueillit Mattidie après le naufrage sur l'île d'Arados, et dont le rôle dramatique est tout à fait semblable à celui de Justa ;
.le frère adultère, qui est à l'origine de la première péripétie (l'embarquement pour la Grèce)
Nous ne nions pas la contradiction signalée par Heintze (p. 116), et après lui Cullmann (pp. 136-138) : "Toute l'histoire de l'amour du beau-frère a été ajoutée par l'auteur de l'Écrit fondamental pour rendre hommage à la chasteté de Mattidie" ; voir infra note 51. — à moins qu'il ne fût une addition du rédacteur juif, désireux de donner à son lecteur un (bien triste) exemple de l'incontinence.
Peuvent aussi avoir appartenu au roman primitif, sous une forme ou sous une autre :
.un protype du personnage de Clément, c'est-à-dire le fils cadet du couple Faustus-Mattidie, qui faisait peut-être déjà fonction de narrateur
Sur la fiction autobiographique dans le roman antique, voir Fusillo, op. cit., pp. 166-178. ; en effet, le caractère auto-biographique du roman primitif semble assez nettement affirmée, à la fois dans l'intrigue principale, et dans l'intrigue secondaire des amours de Clément ; il aura tendance à se réduire fortement dans les parties proprement chrétiennes (intrigue de Pierre et Simon)
La trame principale est un récit à la première personne, et le "porteur de regard" est très clairement le narrateur, c'est-à-dire Clément. Il n'en va pas de même dans le récit secondaire, à savoir l'affrontement de Pierre et Simon : Clément n'est plus qu'un spectateur parmi d'autres, désignés collectivement à la troisième personne, sous le regard d'un narrateur omniscient ; J. Wehnert, art. cit., cite quelques passages où Clément figure anonymement parmi les disciples de Pierre : Hom. VII, 12, 2 — VIII, 1, 1 ; VIII, 24, 3 ; IX, 1, 1 ; XI, 34, 1 (parall. Recogn. VI, 15, 1).;
.un prototype du personnage de Pierre, c'est-à-dire le personnage qui accueillit notre cadet en Syrie, et servit ensuite de lien entre les différents membres de la famille, recueillant les confidences des uns et des autres et permettant ainsi les reconnaissances successives ; quelle qu'ait pu être sa figure originelle, sa présence est indispensable à la progression dramatique
En ce sens, Pierre est un "réunisseur" obligé ; sur ce rôle, voir P. Boulhol, op. cit., pp. 17-18. ;
.un prototype du personnage d'Appion, c'est-à-dire l'ami de la famille, qui joue un rôle essentiel dans ce "récit dans le récit" qu'est l'épisode des (pseudo-)amours de jeunesse de Clément
Si du moins l'on admet que l'épisode (véritable "récit dans le récit") appartenait au roman primitif. Sur la fiction épistolaire dans l'antiquité grecque, voir en dernier lieu N. Holzberg (éd.), Der griechische Briefroman, Tübingen, 1994. Sur les "récits dans le récit", voir Fusillo, op. cit., pp. 142-165..
D'autres figures pourraient elles aussi dériver du roman païen :
.Annubion, dans le rôle de l'astrologue égyptien qui révèle à Faustus la mort de son épouse et de ses enfants
Hom. XIV, 11, 2. Cet astrologue, que Faustus présente comme un compagnon de ses voyages, ne peut pas être purement et simplement identifié à l'Annubion compagnon de Simon (Hom. IV, 6, 2, et passim) — ou alors le hasard aurait (trop) bien fait les choses ! ;
. Simon, dans le rôle du nécromancien, puisque aussi bien un personnage de ce type apparaît dans le prologue narratif du roman
Recogn. I, 5 (Clément manifeste son désir de consulter un nécromancien pour savoir si l'âme est ou non immortelle) ; à rapprocher des "expériences" que Nicète et Aquila attribuent à Simon : Hom. II, 29-32 (parall. Recogn. II, 13-16)..
C'est sur la présence dans le roman païen d'un proto-Clément et d'un proto-Appion que nous nous arrêterons en premier lieu. Et d'abord, y avait-il dans le roman païen un troisième fils du couple Faustus-Mattidie ? À cette question, il a généralement été répondu par la négative
Voir en particulier les arguments développés par O. Cullmann, op. cit., p. 135.. Parmi les arguments qui ont pu être avancés, nous retiendrons surtout des impossibilités qui sont intimement liées à l'intrigue principale, et ne peuvent être attribuées à la maladresse des remaniements successifs.
.Mattidie, dans son départ précipité pour Athènes, emmène avec elle les deux jumeaux, mais laisse à son époux la garde de son plus jeune fils — ce que ne saurait faire une bonne mère ;
.Faustus, quand il part à son tour à la recherche de Mattidie et des deux jumeaux, abandonne son fils, qui n'a que douze ans, aux mains de précepteurs ;
.Faustus, quand il apprend que les deux jumeaux ont péri (et que son épouse l'a honteusement trompé), décide de rester en Syrie et de renoncer au monde, alors qu'il devrait savoir que son plus jeune fils l'attend à Rome.
À ces arguments de simple vraisemblance, peut en être opposé un autre, assez puissant, qui tient à la nécessité du récit. En effet, si le fils cadet n'avait pas été abandonné à Rome d'abord par sa mère, puis par son père, le roman primitif aurait-il pu exister dans la forme qui fut la sienne ? Autrement dit, y aurait-il eu la cascade de séparations, de quêtes et de reconnaissances qui forment les ressorts narratifs de l'ouvrage ? L'abandon du cadet peut ainsi être considéré comme un événement constitutif du récit, et non comme le fruit d'un remaniement maladroit. Si donc il se trouve des invraisemblances dans le récit tel qu'il est constitué dans le roman clémentin, elles peuvent résulter des lois du genre, et non de la maladresse des remanieurs juif et chrétien.
Mais il est plusieurs manières de supposer en Clément (sous un autre nom, bien sûr) l'un des protagonistes du roman primitif. La première consiste à voir en lui le troisième fils de Faustus, celui dont la quête spirituelle amènera le cycle des reconnaissances (c'est l'intrigue de notre roman clémentin). La seconde, conforme à l'intrigue traditionnelle des jumeaux séparés, consiste à faire du proto-Clément l'un des deux jumeaux
Mattidie, dans sa fuite en Grèce, n'aurait donc emmené qu'un seul des deux jumeaux, le second restant avec son père, "pour sa consolation" (Hom. XII, 15, 45 = Recogn. VII, 15, 4). ; elle permet de sauvegarder l'un des principaux ressorts dramatiques du roman, à savoir la séparation des frères, et de conserver à l'un des fils de Faustus le rôle de narrateur.
Reconnaître en Clément un personnage du roman primitif oblige à voir dans Pierre un autre vestige de l'œuvre originelle. En effet, la présence d'un proto-Pierre dans les Reconnaissances païennes est appelée par le rôle qu'il joue dans l'intrigue comme "adjuvant" des protagonistes : d'abord, en recueillant le jeune Clément à son arrivée sur la terre de Syrie
Pierre devenant pour ainsi dire le "père" de Clément : Recogn. I, 25, 1, et passim., toute comme Justa recueille les deux jumeaux ou la veuve syro-phénicienne leur mère Mattidie, et surtout en servant de lien entre les différents personnages : entre Mattidie et ses enfants ; entre Faustus et Mattidie. Si l'on supprime Pierre, l'intrigue est susceptible de ne pas fonctionner. On est donc tenté de dire qu'il y eut nécessairement un proto-Pierre, parce que sans lui, il n'y avait pas de reconnaissances possibles. Mais de ce proto-Pierre, nous n'admettrons l'existence que s'il y eût aussi un proto-Clément païen, tant paraissent fort dans le roman les liens qui unissent Pierre à Clément ; or si l'existence d'un proto-Clément païen nous paraît maintenant possible, nous ne la jugeons pas pour autant assurée.
Quant à Appion, il peut paraître bien hardi d'en faire un personnage du roman primitif, tant il semble naturel qu'il provienne du remaniement juif. Cela est vrai, mais en partie seulement. L'Appion qui provient du remaniement juif est celui qui débat avec Clément des religions juive et païenne — figure à peine remaniée de l'Apion historique, le grammairien alexandrin "ennemi des Juifs". Mais il est un Appion qui semble tout à fait étranger à la matière apologétique, juive ou chrétienne, c'est celui qui est présenté comme l'ami de Faustus
Cf. Hom. IV, 6, 2 : "Appion le Plistonice, alexandrin, grammairien de profession, qui était mon ami par mon père ". Sur le véritable Apion, voir l'Encyclopaedia Judaica, New York, 1971, t. 3, col. 178, art. "Apion" (A. Schalit). , et qui joue un rôle essentiel dans un chapitre que l'on peut fort bien rattacher au roman primitif, à savoir l'épisode de Clément amoureux. Si l'on admet qu'il y eut dans le roman païen originel l'ébauche du personnage de Clément, et qu'on rattache à ce personnage l'épisode des amours de Clément, alors (mais alors seulement) on doit ranger Appion (ou plutôt son prototype) parmi l'entourage du jeune Clément païen.
le genre didactique
L'étude de l'intrigue pour elle-même ne nous oriente pas vers un romanesque de pur divertissement. En effet, elle semble illustrer deux thèmes qui reviennent souvent dans la bouche des protagonistes du roman : les dangers de l'adultère et la force de la providence divine
La Tuchv (ou la pronoiva divine) et la fidélité (conjuguale ou non) sont deux des principaux ressorts des romans antiques ; voir B.P. Reardon, op. cit., pp. 309-403 passim.. D'abord, c'est le désir coupable du frère de Faustus qui est à l'origine du drame
Cf. Hom. XII, 15, 2-4 (parall. Recogn. VII, 15, 2-4). La version de Mattidie (amour coupable de son beau-frère, prétexte du songe pour le fuir) peut s'accorder avec celle de Faustus (amour coupable de Mattidie pour un esclave, révélé par l'horoscope : Hom. XIV, 6, 2-3), quoiqu'en disent Heintze, op. cit., p. 117, et Cullmann, op. cit., pp. 136-137. En effet, on peut imaginer que, dans l'esprit de Faustus, Mattidie, faute d'avoir pu séduire son beau-frère, a jeté son dévolu sur un simple esclave ; voir Hom. XIV, 7, 2-4, où Faustus lui-même reprend les deux versions. Il n'est pas non plus invraisemblable que Faustus, mari trompé, se soucie encore de sa femme ; outre le fait que ce genre de faiblesse est fréquent (dans la littérature !), on remarquera que Faustus, "fataliste", juge sa femme irresponsable (Hom. XIV, 7, 2), et que, bon père, il a légitimement souci de retrouver ses deux fils disparus en même temps qu'elle. Le thème de la matrone amoureuse de son esclave pourrait paraître dériver de la Bible (Joseph et la femme de Putiphar), mais il existait aussi dans les romans païens : voir par ex. Xénophon d'Éphèse, Les Éphésiaques II, 5, 1-4 : amour de Manto pour Habrocomès ; Jamblique, Hist. Babyl. frag. 35, pp. 27-29 Habrich = ESG I, 364 Hercher (cité par Heintze, op. cit., p. 134) : despovth" douvlou kathgorei' ejpi; moiceiva/ th'" oijkeiva" gameth'" ejxhghsamevnh", wJ" o[nar touvtw/ ejn tw/' th'" ∆Afrodivth" iJerw/' ejmivgh., et les divers personnages de la version christianisée s'étendent si abondamment sur le thème de la chasteté et de l'adultère qu'il est difficile de ne pas y voir un des thèmes primitifs du récit
Hom. IV, 20-21 (débat entre Clément et Appion) ; Hom. V, 3-27 (épisode des pseudo-amours de Clément) ; Hom. XIII, 13-21 = Recogn. VII, 38 (discours de Pierre sur la chasteté). Dans le plan (supposé) des Kérygmes (selon Recogn. III, 75), il n'est pas fait mention de l'adultère.. Ensuite, malgré les malheurs qui accablent successivement la famille (passion funeste, naufrage, piraterie), on pressent assez vite qu'il y aura un dénouement heureux, que les personnages eux-mêmes rattachent à l'action de la Providence
Par ex. Hom. XV, 4, 1-6 (dans la bouche de Pierre) : "Que tout soit gouverné par la Providence, c'est ce que j'affirme et conclus des divers événements de ta vie. (…) Un si merveilleux et si rapide concours de circonstances venant de toutes parts aboutir à un seul et même but consciemment voulu (il s'agit de la conversion de Clément) ne s'est pas produit, à mon avis, sans l'intervention d'une Providence" ; voir aussi Recogn. I, 21, 4 ; Recogn. X, 52, 4..
Aussi ne nous paraît-il pas exagérer de parler de roman didactique. Le récit porterait deux discours, l'un moral, opposant les dangers de l'adultère aux vertus de la fidélité et posant le problème du relativisme moral (l'idée de bien existe-t-elle par nature, ou est-elle un fruit de la coutume ?
Hom. IV, 20, 1-2 (débat entre Clément et Appion) ; Recogn. X, 5, 1 (débat entre Pierre et Faustus). Dans la version christianisée, Faustus n'apparaît qu'en relation avec la controverses sur l'horoscope — sans doute un vestige du rôle tenu par Faustus dans le roman primitif.), l'autre proprement philosophique, mêlant deux couples antagonistes voisins, à savoir le hasard et le déterminisme d'un côté, et la providence et le libre-arbitre de l'autre, nettement liés dans les diverses controverses qui opposent dans la version christianisée Appion ou Faustus à Pierre ou Clément
Par ex. Hom. XIV, 3, 2-3 : "il n'y a ni Dieu, ni Providence, mais tout est soumis à l'horoscope (…). Que tu pries ou ne pries pas, il te faudra nécessairement subir le sort marqué par ton horoscope" (parall. Recogn. VIII, 2, 2-3).. Et s'il fallait rattacher ce roman à une école philosophique, ce serait au stoïcisme, grand défenseur du rôle de la providence divine et de la force toute puissante du destin
D'après Diogène Laërce, VII, 135 ("Dieu, l'Intelligence, le Destin, Zeus sont un seul être") ; 147 ("Dieu est un être vivant immortel … ordonnant par sa providence le monde et les choses qui sont dans le monde") ; 149 ("toutes choses ont lieu selon le destin" ; 'la divinisation existe, puisqu'il y a une providence"). Déjà Heintze, op. cit., pp. 51-110, et Cullmann, op. cit., p. 55, avaient mis en évidence la ressemblance frappante entre les matériaux utilisés à la fin des Reconnaissances et certains textes stoïciens. Mais notre démarche est tout autre : non pas rechercher l'origine des différents matériaux utilisés dans le roman clémentin, mais suivre le cheminement et l'évolution de sa trame narrative (intrigue, personnages) depuis son substrat païen jusqu'à sa version christianisée. Parmi les passages qui ont subi l'influence du Portique, voir : Recogn. VIII, 19, 6. 20, 1. 34, 8 (l'action du Logos dans le monde) ; Recogn. VIII, 26-27 (l'eau comme véhicule de la raison spermatique, par comparaison avec Diogène Laërce, VII, 136 ; Athénagore, Leg. 19, 4 — un thème distinct de celui de l'eau du baptême : Hom. XI, 19-33 = Recogn. VI, 4-14, mais peut-être contaminé par Gn 1, 1). G. Dorival m'a fait remarquer avec pertinence que la Providence stoïcienne est essentiellement d'ordre cosmique et universelle. C'est parfaitement vrai ; toutefois, la doctrine d'une providence individuelle est bien attestée chez les philosophes du Portique : Plutarque, De comm. not. 32 ; Épictète, Diatr. I, 14, 12-14 (le daimon individuel) ; Diogène Laërce, VII, 88 (idem) ; Cicéron, De nat. deor. II, 65, 162-164 (providence générale et providence individuelle). contre l'épicurisme matérialiste et athée — un dogme qu'il s'efforce de concilier tant bien que mal avec le respect de la liberté individuelle
D'après Plutarque, De stoic. repugn. 47, sur les thèses contradictoires de Chrysippe ; Épictète, Diatr. I, 7-20 ; I, 37-43 ; Cicéron, De fato 17-18 (39-42), sur la doctrine de Chrysippe..
Quant à l'inquiétude métaphysique éprouvée par le narrateur, qui donne le branle au dénouement dans le récit christianisé, il est bien difficile de dire si elle appartenait ou non au roman originel. Mais il est loin d'être invraisemblable qu'elle le fît. En effet, on trouve l'équivalent du prologue du roman clémentin chez Lucien, Ménippe 6 (le héros, saisi d'une crise de scepticisme religieux et en quête d'un guide spirituel, consulte différents philosophes, avant de livrer son sort à un mage chaldéen)
Voir aussi Justin, Dial. 2, 1 — 8, 1 (l'inquiétude du jeune Justin le conduit auprès de différents maîtres philosophiques, avant qu'un vieillard chrétien ne le guide sur la voie de la vérité).— une preuve que le thème n'était pas étranger au romanesque païen. Tout dépend, en fait, de la part de création (ou de créativité) qu'on attribue aux deux remanieurs successifs, juif et chrétien, dans les parties narratives du roman
Les jugements diffèrent du tout au tout selon les critiques. Voir par ex. d'un côté O. Cullmann, op. cit., pp. 148-149 (qui insiste sur l'apport personnel du compilateur chrétien, c'est-à-dire l'auteur du Grundschift) ; et F. Stanley Jones, The Pseudo-Clementines introduced, selected and translated (à paraître, document AELAC) : "while there can be no doubt that the basic author sometimes copied out passages from other works verbatim (...), he was also a creative author and is responsible for the fabrication of the entire novelistic framework") ; et de l'autre J. Wehnert, "Abriss der Entstehungsgeschichte" (art. cit., trad. fr. document AELAC, p. 4) : "que les auteurs et rédacteurs pseudo-clémentins aient été incapables de fondre en une véritable unité les différents matériaux narratifs, etc. ".
la structure
Une fois admis que le roman originel était un ouvrage didactique, il reste à s'interroger sur les parts respectives qu'y tenaient la fiction et la démonstration. Certes, l'intrigue parlait pour ainsi dire par elle-même, montrant dans ses péripéties et son dénouement les dangers de l'adultère et les récompenses que la Providence accordait à celles et ceux qui avaient su faire preuve de vertu
Cf. Recogn. V, 38, 5 (dans la bouche de Pierre) : "En un mot, ce qui s'est passé pour votre mère peut servir d'exemple à cet égard ; toute cette opération de salut a été rendu possible pour elle en récompense de sa chasteté.". Mais il nous semble que le récit s'interrompait parfois pour laisser place à un discours proprement didactique. À titre d'exemple, deux digressions importantes du roman, le débat entre Clément et Appion et celui entre Clément et Faustus, contiennent des développements plus ou moins étrangers à l'apologétique juive ou chrétienne, qui pourraient éventuellement être considérés comme des vestiges du roman primitif : ceux qui concernent l'adultère stricto sensu et le déterminisme — deux thèmes intimement liés à l'intrigue originelle.
De fait, il n'est pas impossible que la scène entre Clément et Appion
En Hom. IV, 6 sq., dont la coloration juive est indubitable (personnage d'Appion, conversion de Clément au judaïsme, personnage de la chaste prosélyte juive, etc.), ait eu son prototype dans le roman païen, sous la forme d'un récit dans le récit (par une forme de "retour en arrière"), comportant entre autres l'épisode de Clément amoureux et l'échange épistolaire. De même, le dialogue entre Faustus et Clément (puis son double Nicétas) sur le déterminisme, qui s'insère si bien dans la trame narrative, peut lui aussi dériver d'une scène du récit primitif
En Recogn. IX et X. Son caractère philosophique est fortement marqué ; les parallèles avec la discussion des Homélies entre Clément et Appion sont nombreux, et font penser à une origine commune.. Pareilles digressions ont leurs parallèles dans les romans grecs de la période, et ne sauraient trop surprendre
Sur les digressions didactiques dans le roman grec, voir A. Billault, op. cit., pp. 265-301 (sont étudiées en particulier les digressions morales consacrées à l'amour) ; sur les "récits dans le récit", voir M. Fusillo, op. cit., pp. 142-165 ; sur le genre oratoire à l'intérieur du roman, voir M. Fusillo, op. cit., pp. 76-81 ; sur l'énonciation de forme épistolaire,voir M. Fusillo, op. cit., pp. 88-92.. Reste à évaluer la possibilité de les rattacher à la trame narrative ou à l'un des personnages du roman originel, à estimer leur importance dans le roman primitif, à apprécier en proportion l'originalité du remanieur juif, puis de son continuateur judéo-chrétien. Autant de points sur lesquels il est bien difficile de se prononcer, faute de certitude sur l'origine exacte des deux scènes en question.
C. Le roman juif
L'existence d'un roman juif comme prototype du roman clémentin nous semble une certitude. Ce qui pose problème, en revanche, c'est la forme qui fut la sienne, les personnages qu'il mettait en scène, le message qu'il véhiculait.
datation ; milieu d'origine
L'ouvrage peut être daté avec relativement de précision. En effet, l'apparition en son sein des personnages de Clément et d'Appion situe nécessairement sa composition après 95 AD : c'est entre 93 et 96 que parut le Contre Apion de Flavius Josèphe, qui popularisa la figure d'Apion comme "ennemi des Juifs" ; et c'est en 95 que fut exécuté Flavius Clemens, parent de l'empereur et consul, condamné pour "mœurs juives", et célébré comme un martyr par la propagande rabbinique sous le nom de Keti'a bar Shalom. La conjonction de ces deux personnages historiques à l'exclusion de tout autre
Je mets à part l'empereur Tibère et Jésus, qui n'interviennent pas dans le récit, ou encore Annubion, Jacques frère du Seigneur, Jean Baptiste, qui sont des figures secondaires sur le plan strictement diégétique. au sein d'un même ouvrage donne à croire qu'ils étaient encore très vivants dans la mémoire populaire, et nous conduit à penser que la rédaction juive ne fut pas de beaucoup postérieure au début du IIe siècle : disons entre 100 et 115-117 (révolte de la diaspora et destruction de la communauté juive d'Alexandrie) ou 132-135 (seconde guerre de Judée et paganisation de Jérusalem). Quant à son milieu d'origine, la présence des personnages d'Appion et d'Annubion
L'un et l'autre alexandrins., l'épisode du séjour de Clément à Alexandrie
Hom. I, 8, 1 (écho de Hom. I, 5, 1). ou encore la place occupée par la polémique contre la zoolâtrie égyptienne
Par ex. Hom. VI, 23, 1 ; X, 16. 18 ; Recogn. V, 20., font nécessairement penser à l'Égypte, plutôt qu'à la Syrie-Palestine.
l'intrigue ; les personnages
L'intrigue reste la même que celle du roman originel. Mais certains personnages se voient attribués une nouvelle personnalité et une nouvelle fonction.
. Les deux jumeaux (Faustinus et Faustinianus) sont recueillis sur le territoire phénicien non par une quelconque femme de cœur, mais par une prosélyte du judaïsme, qui les élève à la fois dans la culture grecque et dans la foi juive
Hom. II, 20, 1 (Recogn. VII, 33, 1) ; Hom. XIII, 7, 3 (Recogn. VII, 32, 2).. Le nom de Justa que porte cette femme évoque les nombreux Justus du judaïsme hellénistique — ce nom étant une transcription transparente de l'hébreu Josua (Josué, Jésus)
Voir par ex. Paul, Col. 4, 11 ("Jésus, surnommé Justus")..
. Leur frère Clément, dont nous ne savons pas s'il provient du roman païen originel ou s'il n'est que le dédoublement d'un des deux jumeaux, connaît à Rome une évolution semblable à celle de ses frères : il se laisse convertir par un marchand de toiles, en qui il faut bien voir un propagandiste juif, et non un missionnaire chrétien
Hom. V, 26, 3. 28, 2 (pas de parall. dans les Recogn.). Voir encore : Hom. IV, 7, 2 (malgré la mention de Pierre, que Clément n'a évidemment pas pu rencontrer à Rome) ; ou même Hom. XX, 22, 2 = Recogn. X, 64, 2 (Faustus ne veut plus voir ses fils, "pour la raison qu'ils sont devenus Juifs"). On opposera cette dureté de Faustus, refusant quasi viscéralement la conversion de ses fils au judaïsme, de l'ironie amusée avec laquelle il considère le receuillement et les prières de Pierre et de ses compagnons : Hom. XIV, 2-3 = Recogn. VIII, 1-2.. De plus, il semble s'être produit une confusion entre le personnage primitif, parent de l'empereur Tibère, et la figure historique de Flavius Clemens, parent de l'empereur Domitien : c'est du moins ainsi que nous expliquons l'attribution du nom de Clément au troisième fils de Faustus
Voir notre article : "Flavius Clemens", cité à la note 1..
. Il est possible que le personnage du frère de Faustus ait été introduit par le narrateur juif, pour illustrer d'un (triste) exemple le thème de l'infidélité
Mais ce n'est pas certain, ni nécessaire ; voir ci-dessus note 51.
. Quant à l'ami de la famille, qui, semble-t-il, jouait un rôle dans l'épisode des amours de Clément, il se voit confondu avec la figure historique d'Apion
Voir ci-dessus, et note 43..
Dans le roman juif, le déplacement de l'intrigue d'Italie en Palestine trouve sa pleine justification. Et l'on peut supposer que c'est parce que l'un des lieux originels du roman était la Palestine qu'un Juif a entrepris de judaïser le récit en plaquant le personnage de Flavius Clemens sur celui d'un des fils de Faustus.
le contenu apologétique
Mais la principale nouveauté du roman est l'élargissement de son contenu didactique. Aux deux problématiques originelles (déterminisme, providence et libre arbitre d'une part ; fidélité conjugale et adultère d'autre part) se joignent des considérations d'ordre apologétique, concernant le polythéisme et la monarchie divine
Ce thème est très présent dans les épisodes qui font intervenir Appion : Hom. IV, 16-25 (l'immoralité des dieux du paganisme) ; Hom. V, 2-29 (idem) ; Hom. VI (contre l'allégorie) ; mais on les trouve aussi dans les discours de Pierre à Tripoli (Hom. VIII à XI).. Cet élargissement s'est opéré par l'introduction dans l'intrigue du personnage d'Appion, dont le rattachement au roman juif semble ne pas faire de doute. En effet, les liens qu'entretient Appion avec l'intrigue principale sont d'ordre primaire, et non secondaire. Appion est lié à la fois au personnage de Clément (liens d'amitié avec sa famille, épisode des pseudo-amours de jeunesse) et aux deux problématiques originelles (déterminisme et adultère). Il ne faut donc pas voir dans le personnage d'Appion l'un des protagonistes d'un second ouvrage juif — en l'occurence un dialogue apologétique —, qui aurait été intégré au roman clémentin par le rédacteur chrétien, comme le croyaient O. Culmann et avant lui W. Heintze
Voir : Heintze, op. cit., pp. 42-51 ; Cullmann, op. cit., p. 55 ; pp. 116-131 (stt. p. 119 : "ªl'auteur de l'Écrit de baseº doit donc avoir emprunté ªles noms d'Athénodore, d'Appion et d'Annubionº à une autre source (…) dans laquelle les trois personnages discutaient, l'un sur la mythologie, l'autre sur le fatalisme, le troisième sur la providence")., mais bien la transformation et l'enrichissement par l'auteur du remaniement juif d'un personnage de l'intrigue originelle, pour en faire le porte-parole de l'anti-judaïsme hellénique et le faire-valoir du discours apologétique juif. Car enfin, si la controverse avec Appion n'avait pas appartenu au roman juif, qu'aurait donc contenu celui-ci qui fût typiquement juif, ou qui eût une quelconque portée apologétique ? Rien, que le récit des différentes conversions.
La confrontation des deux figures du protagoniste de la controverse avec Appion et du héros-narrateur du roman juif fournit un argument d'une tout autre portée. En effet, si l'intrigue Appion-Clément provenait d'un ouvrage juif distinct du roman de reconnaissances judaïsé, combien serait-elle proche de celle du roman chrétien : lien avec la famille impériale, enfance à Rome, conversion à la religion juive après une longue et angoissante quête spirituelle, autant de traits que Cullmann attribue au protagoniste du prétendu dialogue apologétique juif, et que l'on retrouve dans la version juive du roman
Voir Cullmann, op. cit., pp. 119-120. Il n'est que de comparer Hom. 1, 1 sq. (inquiétude et quête spirituelle du jeune Clément dans l'intrigue principale) à Hom. V, 2 sq. (même chose, intégrée au "récit dans le récit" qu'est l'épisode de la rencontre d'Appion, que Cullmann dit dépendre de la seconde source, à savoir l'apologie juive) : qui ne verrait qu'il s'agit du même récit ? . L'hypothèse d'un second ouvrage juif complique donc inutilement le problème. Il suffit de dire que le proto-Appion païen (l'ami de la famille) s'est vu chargé de représenter au sein du roman juif et sous le nom d'Appion le point de vue païen, dans un débat théologico-philosophique sur la monarchie divine et le polythéisme, le fatalisme et la providence
Nous rejoignons sur ce point l'opinion de Cullmann, op. cit., pp. 119-122.. Que les thèmes et arguments de ce débat aient été ou non empruntés à une (ou plusieurs) source(s) juive(s) est une tout autre question, qui n'entre pas dans la problématique que nous avons choisie.
D. Le roman chrétien
Le roman chrétien s'est vraisemblablement constitué par rédactions successives, dont J. Wehnert s'est efforcé de rendre compte dans ses travaux
Entre autres dans l'article "Abriss der Entstehungsgeschichte des pseudoklementinischen Romans" cité à la note 1.. Il n'est pas question pour nous de les reprendre et de distinguer entre les différents couches rédactionelles, mais de considérer la matière commune aux Homélies et aux Reconnaissances dans son ensemble, sous l'appellation commode de roman clémentin.
datation
L'une des couches rédactionnelles du roman clémentin, à savoir les Perivodoi Pevtrou, peut être datée assez précisément. En effet, cet ouvrage est nécessairement antérieur aux deux écrits origéniens qui le citent, à savoir le Commentaire sur la Genèse et le Commentaire sur Matthieu, daté respectivement de 230 et 245 environ
Cf. Cullmann, op. cit., pp. 32-34 ; p. 156. L'authenticité de ces deux passages origéniens a été contestée séparément ; mais il me paraît bien difficile de la dénier à l'un et l'autre à la fois.. Les chercheurs ont mis en avant d'autres indices chronologiques : la reprise de passages du Livre des lois des pays de Bardesane
Ou de son disciple Philippe. Cf. Stanley Jones, art. cit., pp. 20-24, résumant les travaux de W. Cureton (Londres, 1855 : édition du Livre des lois des pays de Bardesane) ; J.P.N. Land (Leiden, 1862) et A. Merx (Halle, 1863) ; A. Hilgenfeld (Leipzig, 1864), P. Wendland (Berlin, 1892) et F. Boll (Leipzig, 1894) ; F. Nau (Paris, 1897) et A. von Harnack (Leipzig, 1904) ; F. Haase (Leipzig, 1910) ; et surtout H. Waitz (Leipzig, 1904, pp. 256-259) ; W. Heintze (Leipzig, 1914, p. 105), suivi par C. Schmidt (Leipzig, 1929, pp. 155-157), O. Cullmann (Paris, 1930, p. 35) et H.J. Schoeps (Göttingen, 1963, pp. 107-116) ; B. Rehm (Philologus 93, 1938, pp. 233-235, et pp. 241 sq.) et G. Strecker (Berlin, 1981, p. 256) ; H.J.W. Drijvers (Assen, 1966, p. 74). Le passage en question figure en Recogn. IX, 19-29., mort en 222 ; l'allusion à un épisode des Actes de Pierre
À savoir le miracle du vol de Simon, en Hom. II, 32, 29 et Recogn. III, 47, 2, d'après AcPierre 32 (= Écrits apocryphes chrétiens, Paris, 1997, t. I, p. 1104). La datation de G. Poupon est moins précise : "du premier tiers du IIe siècle au début du IIIe" (op. cit., p. 1043)., que l'on date approximativement de 180/190 ; une référence implicite à l'édit de Caracalla, promulgué en 212
Recogn. IX, 27, 6 ("les Romains ont soumis au droit de Rome presque tout l'univers et toutes les nations qui vivaient auparavant selon diverses lois"); l'édit de Caracalla accordait la citoyenneté à tous les habitants de l'Empire. Autre allusion possible à un fait historique : Recogn. I, 45, 3 : mention d'Arsace (i.e. le dernier des Arsacides, Artaban V, mort en 224) comme roi des Perses. ; la description de la hiérarchie des Églises
En Epist. Clem. ad Jacob. 5 sq. (repris différemment en Hom. III, 60 sq. = Recogn. III, 66) : l'évêque, les presbytres, les diacres., qui exclut une datation trop haute ; l'absence de références au roman avant 230 ; l'allusion à une loi portée contre les magiciens
En Hom. XX, 13, 6 = Recogn. X, 55, 3 ; mais de quelle loi s'agirait-il ?; etc. Mais la prise en compte de l'existence d'éventuelles couches rédactionnelles antérieures aux Perivodoi Pevtrou permet de remonter un peu au-delà de cette date : soit vers la fin du IIe siècle ou le début du IIIe.
l'addition d'une seconde intrigue : le cycle pétrinien
La christianisation de la matière clémentine s'est effectuée de plusieurs manières : d'une part en christianisant les personnages déjà existants, d'autre part en superposant à la première intrigue une seconde, d'origine chrétienne (la mission de Pierre), enfin en remplacant le contenu didactique des deux versions antérieures par un enseignement nouveau, celui de la mouvance ébionite.
Cette seconde intrigue a été empruntée à la tradition hagiographique de l'affrontement entre Pierre et Simon, illustrée entre autres par les Actes de Pierre. Elle a pour ainsi dire dévoré la première, l'apôtre Pierre prenant la place de Clément comme protagoniste. Il n'est pas jusqu'à son rôle de narrateur que Clément finisse par perdre, puisque par endroits Clément est englobé dans une désignation collective à la troisième personne, et non à la première
Voir ci-dessus, et note 29..
L'auteur chrétien, c'est bien évident, s'est plus intéressé aux périgrinations de Pierre qu'à celle de Clément. On peut donc supposer qu'il a laissé pratiquement inchangé l'intrigue du roman juif. Les seuls modifications qu'il a introduites au sein de la première action sont celles que rendait nécessaires la nouvelle orientation religieuse du récit ; je pense en particulier à la rencontre que fait Clément à Rome du missionnaire chrétien, qui est un dédoublement de celle que faisait du propagandiste juif le Clément juif
Comparer Hom. I, 7, 1 (parall. Recogn. I, 7, 2) à Hom. V, 28, 2.. Mais ce n'est pas lui qui a superposé au motif originel du départ de Mattidie, à savoir le songe prémonitoire, un second motif en rapport avec le thème de la fidélité conjuguale, à savoir les avances coupables du frère amoureux
Cf. supra, et note 39..
De toute évidence, le rédacteur ébionite a délibérément conservé la coloration hébraïque du roman en préservant certains des traits caractéristiques du roman juif (conversion romaine de Clément, éducation "à la juive" des deux jumeaux après leur adoption, haine d'Appion pour les Juifs, dégôut de Faustus pour ses fils "parce qu'ils sont devenus Juifs"), malgré leur incompatibilité avec le nouveau contexte qu'il s'était choisi, celui d'une conversion à la foi du Christ. Plutôt que de voir dans les contradictions qu'entrainait la superposition de deux récits le simple effet de la maladresse du rédacteur
Sur laquelle les jugements sont très partagés ; voir ci-dessus note 59., il faut y déceler une revendication pleine et entière de l'héritage juif, la conversion au christianisme étant considéré comme une autre façon d'adhérer au judaïsme
Cf. Hom. VIII, 6, 1 : "C'est pourquoi Jésus est caché aux yeux des Hébreux qui ont reçu Moïse pour docteur, et Moïse est voilé aux yeux de ceux qui croient en Jésus. Comme l'enseignement transmis par l'un et par l'autre est le même, Dieu accueille favorablement l'homme qui croit à l'un des deux." Voir aussi Recogn. IV, 5, 5 ; IV, 5, 7-8. : nulle part les disciples de Pierre ne sont qualifiés de chrétiens, ils sont simplement Juifs, c'est-à-dire membres du véritable Israël
Sur l'absence d'emploi du mot cristianov" dans les écrits clémentins, consulter la Konkordanz de G. Strecker, p. 401 (noms communs) ; p. 517 (noms propres) ; en revanche, très nombreux sont les emplois du mot Cristov". Voir aussi ce que dit Pierre du vrai Juif en Hom. XI, 16, 3-4..
les nouveaux personnages au sein du cycle clémentin
Au sein de l'intrigue principale, sont apparus de nouveaux personnages. Les uns appartenaient à la version juive, et ont simplement été christianisés, comme Clément et les deux jumeaux, dont nous avons vu qu'ils existaient déjà dans la version juive. D'autres sont nés du dédoublement de personnages existants, comme Bérénice, qui est une réplique de sa mère la Syro-phénicienne Justa, ou Barnabé (le missionnaire chrétien), qui est une réplique du propagandiste juif de Rome. Certains sont nés de la projection d'une figure chrétienne sur un personnage déjà existant ; par exemple, la figure de Pierre, selon toute vraisemblance, est partiellement issue d'un personnage du roman primitif : celui qui accueillit le plus jeune fils de Faustus à son arrivée en Palestine, puis servit de lien entre les différents membres de la famille. Enfin, l'apparition d'une seconde intrigue (le conflit entre Pierre et Simon) entraîna aussi celle de nouveaux personnages, empruntés au Nouveau Testament, mais très tôt intégrés au cycle pétrinien : Simon, Corneille, Zachée, Bérénice, Lazare
Simon : Ac 8, 9-25 ; AcPierre passim — Corneille : Ac 10, 1-48 ; Const. Apost. VII, 46, 3 — Zachée : Lc 19, 1-10 ; Const. Apost. VII, 46, 3 — Bérénice (fille de la Cananéenne) : Mt 15, 21-28 ; RésBarth 8, 1 (confondue avec l'hémorroïse de Mt 9, 20-22) ; AcPil 7, 1 — Lazare : Jn 11, 1-44 ; AcPil 20, 3..
le nouveau fonds polémique
Cette seconde intrigue correspondait en fait à une nouvelle visée polémique. Le dessein du rédacteur ébionite n'était plus seulement d'illustrer la force de la providence divine et la nécessité (ou la beauté) d'une morale sexuelle exigeante, mais de présenter la doctrine de sa secte, tout en luttant contre les sectes rivales. La secte rivale par excellence, c'est la gnose "simonienne", au sens le plus large de ce terme, dont le "dithéisme" est clairement dénoncé par les hérésiologues contemporains
Ce terme péjoratif (et polémique) correspondant au jugement des hérésiologues, non à celui de la critique contemporaine : Justin, Adv. Marc. chez Eusèbe, HE. IV, 11, 8 ; Irénée, Haer. I, 27, 2 ; III, 12, 12. Dans l'hérésiologie, Simon est considéré comme le premier des gnostiques dualistes, et cela, dès Justin, 1 Apol. 26, 4-5 ; 56, 1 + 58, 1 (Ménandre et Marcion, disciples de Simon) ; Irénée, Haer. I, 23, 5 (Ménandre, disciple de Simon ; allusion à sa distinction des deux essences divines, l'une "Puisance inconnue de tous", située dans la transcendance absolue, et l'autre créatrice, représentée par des anges). Rien n'empêche donc que derrière Simon se cache Marcion et Apellès.. Mais certaines des attaques dirigées contre Simon pourraient viser Paul et le christianisme de la grande Église, jugé dithéiste par le rédacteur ébionite. Toutefois il faut bien se garder de ne voir que Paul en Simon : l'essentiel de la controverse opposant Pierre à Simon est bien dirigé contre le dualisme gnostique, et ses thèmes polémiques sont trop précis pour qu'on n'y voie que le déguisement d'attaques portées contre Paul et le christianisme de la grande Église
Interrogeons nous maintenant sur l'origine des discours de Pierre, qui sont un apport propre du rédacteur chrétien. Le rédacteur nous suggère qu'il les a empruntés à un ouvrage ésotérique antérieur, les Kérygmes de Pierre, dont le roman serait pour ainsi dire la version exotérique ; il nous en donne le plan
En Recogn. III, 74-75. et nous livre même la lettre d'envoi de l'ouvrage : l'Épître de Pierre à Jacques
D'après Epist. Petr. ad Jacob. 1, 2 ; 3, 1. Voir aussi : Diamart. 1, 1 ; 2, 1 ; Epist. Clem. ad Jacob. 20 ; Recogn. I, 17, 2 (le livre sur le vrai Prophète) ; V, 36, 4.. Cette assertion a longtemps été tenue pour vraie, jusqu'à ce que J. Rius-Camps la réfute en s'appuyant essentiellement sur une analyse "philologique" des passages concernés
Dans son article "Las Pseudoclementinas", cité à la note 1.. Il ne nous appartient pas de trancher le débat, mais, fidèle à notre démarche, d'avancer un argument d'ordre narratologique en faveur de l'une ou l'autre thèse.
Cet argument tient à la présence dans le roman clémentin de l'apôtre Paul, désigné comme "l'homme ennemi" : dans la première lettre d'envoi, celle de Pierre à Jacques ; dans le livre I des Reconnaissances (qui semble dépendre d'une autre source que le reste du roman) ; et dans plusieurs autres passages encore
Epist. Petr. ad Jacob. 2, 3 ("l'enseignement contraire à la Loi de l'homme ennemi") ; Hom. II, 17, 4 (le "faux évangile prêché par un imposteur", opposé à l'évangile prêché par Pierre) ; Hom. XVII, 14, 2 ("tu prétends savoir mieux que moi ce qui concerne Jésus pour l'avoir appris de lui-même dans une apparition" — une attaque adressée à Simon, mais qui vise en fait Paul) ; Hom. XVII, 19 ("si tu me traites de condamné ªkategnwsmevnonº, tu accuses Dieu qui m'a révélé le Christ", par allusion à Paul, Ga 2, 11) ; Recogn. I, 70 ("l'homme ennemi" qui pousse à l'exécution de Jacques) ; Recogn. I, 71, 3-4 ("l'homme ennemi" qui reçoit mission de persécuter les chrétiens) ; Recogn. III, 61, 2 (passage obscur, à rapprocher cependant de Hom. II, 17, 4, cité ci-dessus). Dans d'autres passages, c'est le Jésus (ou plutôt l'homme-Dieu) de Paul qui est visé à travers Simon : Recogn. II, 14-15 (prétention de Simon à une naissance virginale) ; Hom. XVI, 15, 2 (Pierre réplique à Simon que Jésus ne s'est jamais lui-même proclamé Dieu).. La cohérence que l'on observe dans les attaques portées contre Paul, telles qu'elles sont dispersées dans le roman, mais aussi leur rareté, obligent à y voir le simple résidu d'un ouvrage antérieur, que nous ne nous risquerons pas à désigner. Le rédacteur ébionite les a insérées dans son roman pour que les attaques lancées contre le dithéisme simonien portent aussi sur Paul : dans sa lutte contre les adversaires de la monarchie divine, il faisait pour ainsi dire coup double.
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Telles sont donc les conclusions auxquelles nous ont amené l'acceptation de l'hypothèse du Clément juif. Les pseudo-clémentines se sont constituées par couches successsives, dont les principales sont un roman païen originel, sa refonte juive, introduisant le personnage de Clément, et le remaniement chrétien, doublant l'intrigue originelle d'une seconde, la controverse de Pierre et Simon, qui fait basculer le centre de gravité du roman du personnage de Simon à celui de Pierre. Les personnages chrétiens proviennent pour la majorité d'entre eux du roman juif, soit par emprunt direct, soit par dédoublement de personnages existants : c'est le cas de Clément, d'Appion, de Bérénice (le double de Justa), de Nicète et Aquila. Les autres ont été empruntés au cycle pétrinien, tels Simon, Zachée, Corneille, et n'avaient pas de véritables correspondants dans le roman juif. La cause de ce bouleversement était la nécessité d'utiliser un support acceptable pour un enseignement difficilement acceptable, celui du judéo-christianisme ébionite. Le roman clémentin (je veux dire le roman juif sur le Clément juif) offrait une base commode, d'abord parce qu'il était populaire (comme en atteste la multiplication des rédactions au fil des siècles), ensuite parce que son héros, Clément, était bien facile à christianiser : sous les traits du rédacteur de la Lettre aux Corinthiens, homonyme de Flavius Clemens, et disciple de Pierre par surcroît !
Bernard Pouderon
17 rue Trianon
37100 Tours
note à corriger (article de B. Pouderon)
80 Ou de son disciple Philippe. Cf. Stanley Jones, art. cit., pp. 20-24, résumant les travaux de W. Cureton (Londres, 1855 : édition du Livre des lois des pays de Bardesane) ; J.P.N. Land (Leiden, 1862) et A. Merx (Halle, 1863) ; A. Hilgenfeld (Leipzig, 1864), P. Wendland (Berlin, 1892) et F. Boll (Leipzig, 1894) ; F. Nau (Paris, 1897) et A. von Harnack (Leipzig, 1904) ; F. Haase (Leipzig, 1910) ; et surtout H. Waitz (Leipzig, 1904, pp. 256-259) ; W. Heintze (Leipzig, 1914, p. 105), suivi par C. Schmidt (Leipzig, 1929, pp. 155-157), O. Cullmann (Paris, 1930, p. 35) et H.J. Schoeps (Göttingen, 1963, pp. 107-116) ; B. Rehm (Philologus 93, 1938, pp. 233-235, et pp. 241 sq.) et G. Strecker (Berlin, 1981, p. 256) ; H.J.W. Drijvers (Assen, 1966, p. 74). Le passage en question figure en Recogn. IX, 19-29.
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