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** A paraître dans Être le numéro deux. Une histoire des rapports de pouvoir à la tête de l’État, Pierre-Emmanuel Guigo et Warren Pezé (dir.), Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2023/2024. ** Warren Pezé et Pierre-Emmanuel Guigo Introduction Le numéro 2 en histoire et en sciences politiques « Insatiables minotaures », « boutefeux, traîtres, perfides », « monstres d’authorité absoluë », « tyrans, Denys, Phalaris, Sejan, Herode, Caligule » : voilà en quels termes amènes une mazarinade de 1652 réclame « la tête » de Mazarin et de son entourage1. En pleine Fronde, la place du numéro deux au sommet de l’État est plus controversée que jamais. Aujourd’hui encore, elle garde une image ambivalente et stéréotypée. D’un côté, le mauvais second est dévoré par une ambition tour à tour maléfique et ridicule (l’Iznogoud de René Goscinny, le Jafar de Disney) ; de l’autre, le bon second est caractérisé par le dévouement, l’effacement et l’esprit de sacrifice (la « Main du roi » de Game of Thrones). Cette ambivalence frappait déjà de son sceau l’inquiétant Richelieu des Trois mousquetaires d’Alexandre Dumas – homme d’État brillant et suractif, mais aussi rival de Louis XIII. Le roi n’est prémuni de cette menace que par la soumission librement consentie du cardinal-ministre, comme le découvrent les mousquetaires au fil du roman. Ces images d’Épinal le montrent, le numéro deux reste toujours un rival potentiel pour le numéro un. Les institutions le placent dans une position de subordination statutaire envers son chef, mais un rapport de force politique peut renverser cette hiérarchie. L’histoire récente, celle qu’on croirait la mieux canalisée par les digues institutionnelles, est jalonnée par des tensions entre ces deux figures. Le quinquennat de Nicolas Sarkozy (2007-2012), premier et dernier Président de la Ve République à avoir gardé le même Premier ministre tout son mandat, l’a bien montré. Le président affirme dès août 2007 : « Le Premier ministre est un collaborateur. Le patron, c’est moi », pour entendre François Fillon rétorquer un mois plus tard, par médias interposés (nous soulignons) : « je suis à la tête d’un État en faillite2 ». Le 2 mai 2012, lors du débat télévisé de l’entre-deux tours, la relation entre président et Premier ministre figure en deuxième position dans la célèbre anaphore du candidat François Hollande : « Moi Président de la République, je ne traiterai pas mon Premier ministre de collaborateur. » Quelques mois plus tard, c’est avec une modestie affichée que le Premier ministre du nouveau Président, JeanMarc Ayrault, caractérise leur relation : « Lui écrit la partition et moi, en chef d’orchestre, je l’interprète3. » Pourtant, le même « interprète » venait d’ignorer toutes les retouches apportées par l’Élysée à son discours de politique générale du 3 juillet 2012, au grand dam des conseillers du Président4. 1 [ANONYME,] Le grand ressort des guerres civiles en France, Faisant voir dans les vies de tous les Ministres d’Estat qui se sont ingerez de nous gouverner…, 1652, p. 14, 17 et 21. – Nous adressons tous nos remerciements à Claude Gauvard pour sa relecture attentive. 2 Première citation dans Sud Ouest, 22 août 2007, p. 6 ; deuxième citation dans une réunion filmée à Calvi, le 21 septembre 2007. 3 « Jean-Marc Ayrault, l’homme tranquille », entretien avec Élisabeth Chavelet et Ludovic Vigogne, Paris Match, https://www.parismatch.com/Actu/Politique/Jean-Marc-Ayrault-l-homme-tranquille-159677 21/11/2012 (consulté le 21.2.2022). 4 GABOULAUD Adrien, « Ayrault a déçu l’Élysée », Paris Match, 12/07/2012. Ces frictions au sein de l’élite de gouvernement représentent un thème de choix pour l’historien. Malgré les cadres institutionnels, les relations de pouvoir sont marquées par une certaine indétermination, une zone grise dans laquelle les prérogatives du chef et de son second sont sans cesse renégociées. Ce volume collectif s’en saisit dans une perspective de très long terme, afin d’en décrire les continuités et les discontinuités. Ses contributeurs se revendiquent d’une démarche moins institutionnelle que pragmatique, inspirée de l’anthropologie politique. Mais d’abord, il s’agit de caractériser l’objet même du volume, à savoir la notion de numéro deux, qu’une archéologie des savoirs permet de réinscrire dans une longue généalogie. Au miroir des miroirs : une archéologie de la notion de numéro deux Le numéro deux peut sembler un nouveau venu en sciences humaines et sociales. Les sciences politiques, focalisées sur l’époque contemporaine, dont les sources surabondantes font obstacle à des études de long terme, prennent pour objet les fonctions sous leurs dénominations propres (président, Premier ministre...) et dans des contextes circonscrits. C’est déjà un tour de force que la monographie récente de Delphine Dulong réalise en embrassant toute la Ve République5. Une approche de long terme relève de l’anthropologie politique, qui refuse de séparer la modernité de la prémodernité, les sociétés avec État et sans État – séparation qui caractérise selon Marc Abélès une « pulsion dichotomique » des sciences sociales 6. Si l’anthropologie politique offre à l’historien des outils adaptés à l’étude du numéro deux, elle non plus n’a guère utilisé cette notion. Ce qui s’en rapproche le plus est une réflexion de Georges Balandier sur la double polarisation du pouvoir comme instrument de résolution de la compétition politique. La chefferie des Bamiléké du Sud-Ouest du Cameroun est en effet dominée d’un côté par un chef symbolique (« fo »), porteur des regalia (trône, dépouilles de léopards, buffles et éléphants), gardien du sacré et garant de l’unité du groupe, et de l’autre par un premier dignitaire (« kwipu »), qui est un chef de guerre7. C’est une bien maigre moisson. Or, pour peu que l’on remonte dans le temps, le numéro deux semble prendre forme. C’est bien à lui, même si la notion même fait défaut, que semblent s’adresser plusieurs pages de La domination de Max Weber décrivant les tendances à la bureaucratisation des dominations patrimoniales8. Sous l’effet de la centralisation, un « fonctionnaire de cour » apparaît, qui dirige l’administration et jouit de la « confiance personnelle » du prince ; on crée parfois pour lui « un poste de confiance spécifiquement politique ». Weber en esquisse différents types : le juge, le gardien de harem, le chef de guerre, le shogun, le grand vizir… La réflexion de Weber reste guidée par le processus de bureaucratisation qui fait émerger le numéro deux et non par ce dernier à proprement parler : mais c’est bien lui, cette « instance monocratique suprême », que Weber décline en plusieurs avatars. L’histoire de la notion de numéro deux ne s’arrête pas là : l’enquête se prolonge auprès des auteurs que l’anthropologie politique revendique comme précurseurs, à savoir les philosophes politiques de l’époque moderne 9. Non seulement chez les auteurs les plus connus, comme Machiavel et Montesquieu, mais chez leurs contemporains, on trouve trace de notions étroitement apparentées à la nôtre. La philosophie politique des XVIIe-XVIIIe siècles plonge en effet ses racines dans une littérature spéculaire riche, celle des miroirs du prince et autres traités 5 DULONG Delphine, Premier ministre, Paris, CNRS Editions, 2021. ABELES Marc, Anthropologie de l’État, Paris, Armand Colin, 1990 (citation p. 60). 7 BALANDIER Georges, Anthropologie politique, Paris, PUF, 1995 (3e éd.), p. 45 ; LABURTHE-TOLRA Philippe et WARNIER Jean-Pierre, Ethnologie, Anthropologie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1993, p. 124-126 (qui n’évoquent pas le kwipu). 8 WEBER Max, La domination, Isabelle Kalinowski (trad.) et éd. Yves Sintomer, Paris, La Découverte, 2013, p. 235-237. 9 ABELES Marc, Anthropologie de l’État, op. cit., p. 9-61, trouve ses inspirateurs en Hobbes, Locke et Rousseau ; BALANDIER Georges, Anthropologie politique, op. cit., p. 10-18, en Montesquieu, Machiavel et Aristote. 6 du bon gouvernement antiques, médiévaux et modernes10. Ces ouvrages, mêlant théologie, philosophie, histoire et conseils pratiques, ont confronté leurs lecteurs à la figure du second du prince, à une époque où la charge de Premier ministre n’était pas formalisée dans les institutions11. Cette littérature pragmatique, réaliste, est souvent proche de l’anthropologie politique contemporaine. C’est là qu’on trouvera les prémisses du numéro deux comme concept, c’est-à-dire comme outil d’analyse. Lisons par exemple Friedrich Carl Moser (1723-1798), fonctionnaire de carrière, conseiller du landgrave de Hesse-Darmstadt à partir de 1753 et auteur prolifique de littérature politique. Der Herr und der Diener (1759), l’un de ses premiers livres, publié anonymement, fut rapidement traduit en Français (traduction de 1761 que nous citerons ici) 12. Il y est indubitablement question de ce que nous appelons le numéro deux. Si un prince se montre peu capable d’assumer personnellement le pouvoir, Moser conseille de lui adjoindre un ministre de talent « auquel le Prince se confie préférablement aux autres », de telle sorte que « lors-même qu’il arrive à un Etranger de parler des Ministres de cette Cour, celui-ci soit le premier qui se présente à l’Esprit, quel que soit d’ailleurs le titre qu’il porte, soit de Président du Conseil Privé, de Ministre, de Chancelier, ou simplement de Conseiller Privé 13 ». Ce ministre, poursuit Moser, Un constat déjà ancien : GILBERT Allan H., Machiavelli’s « Prince » and its Forerunners. The « Prince » as a typical Book « De Regimine principis », New York, Barnes & Nobles, 1938 ; voir encore SKINNER Quentin, The Foundations of Modern Political Thought, vol. 1 : The Renaissance, Cambridge, CUP, 1978, p. 128-129. Plusieurs monographies ont été consacrées aux miroirs médiévaux et modernes ces dernières décennies ; il manque encore un catalogue pour l’espace français. Voir KLEINEKE Wilhelm, Englische Fürstenspiegel vom Policraticus Johanns von Salisbury bis zum Basilikon Doron König Jakobs I., Halle, Niemeyer, coll. « Studien zur englischen Philologie » 90, 1937 ; BERGES Wilhelm, Die Fürstenspiegel des hohen und späten Mittelalters, Stuttgart, Anton Hiersemann, coll. « MGH Schriften » 2, 1938 ; SINGER Bruno, Die Fürstenspiegel in Deutschland im Zeitalter des Humanismus und der Reformation, Munich, Wilhelm Fink, 1981 ; BLUM Wilhelm, Byzantinische Fürstenspiegel. Agapetos ; Theophylakt von Ochrid ; Thomas Magister, Stuttgart, Anton Hiersemann, coll. « Bibliothek der griechischen Literatur » 14, 1981 ; Die politischen Testamente der Hohenzollern, éd. Richard Dietrich, CologneVienne, Böhlau Verlag, coll. « Veröffentlichungen aus den Archiven Preussischer Kulturbesitz » 20, 1986 ; Politische testamente und andere Quellen zum Fürstenethos der frühen Neuzeit, éd. Heinz Duchhardt, Darmstadt, WGB Academic, coll. « Ausgewählte Quellen zur deutschen Geschichte der Neuzeit, Freiherr vom SteinGedächtnisausgabe » 18, 1987 ; GRASSNICK Ulrike, Ratgeber des Königs. Fürstenspiegel und Herrscherideal im spätmittelalterlichen England, Böhlau, Cologne-Weimar-Vienne, coll. « Europäische Kulturstudien » 15, 2004. 11 Sur ce vaste sujet, on peut consulter la sélection suivante : KRYNEN Jacques, Idéal du prince et pouvoir royal en France à la fin du Moyen Âge (1380-1440), Paris, Picard, 1981 ; KRYNEN Jacques, L’empire du roi. Idées et croyances politiques en France XIIIe-XVe siècle, Paris, Gallimard, 1993 ; MÜHLEISEN Hans Otto et STAMMEN Theo (dir.), Politische Tugendlehre und Regierungskunst. Studien zum Fürstenspiegel der Frühen Neuzeit, Tübingen, Niemeyer, coll. « Studia Augustana » 2, 1990 ; SENELLART Michel, Les arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Seuil, 1995 ; SCHULTE J. Manuel, Speculum regis : Studien zur Fürstenspiegel-Literatur in der griechisch-römischen Antike, Münster, LIT, coll. « Antike Kultur und Geschichte » 3, 2001 ; LACHAUD Frédérique et SCORDIA Lydwine (dir.), Le Prince au miroir de la littérature politique de l’Antiquité aux Lumières, Mont-Saint-Aignan, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2007 ; FORSTER Regula et NEGUIN Yavari (dir.), Global medieval: Mirrors for princes reconsidered, Boston, Harvard University Press, coll. « Ilex Foundation Series » 15, 2015 ; ROSKAM Geert et SCHORN Stefan (dir.), Concepts of ideal rulership from Antiquity to the Renaissance, Turnhout, Brepols, coll. « Lectio » 7, 2018 ; DELGADO Mariano et LEPPIN Volker (dir.), Die gute Regierung. Fürstenspiegel von der Antike bis zur Gegenwart, Fribourg et Stuttgart, Academic Press Freibourg, coll. « Studien zur christlichen Religion- und Kulturgeschichte » 24, 2019. Pour les miroirs antiques, on doit toujours consulter HADOT Pierre, « Fürstenspiegel », in Franz Joseph DÖGLER (dir.), Reallexikon für Antike und Christentum, t. 8, Stuttgart, Anton Hiersemann, 1972, col. 555-632. 12 Voir STIRKEN Angela, Der Herr und der Diener. Friedrich Carl von Moser und das Beamtenwesen seiner Zeit, Bonn, Röhrscheid, coll. « Bonner historische Forschungen » 51, 1984. Sur l’auteur, voir KALTENBORN Carl von, « Moser », in Johann BLUNTSCHLI (dir.), Deutsches Staats-Wörterbuch, t. 7, Stuttgart-Leipzig, Edition des StaatsWörterbuch, 1862, p. 21 ; STURM Eva, « Absolutismuskritik in der Tradition der Fürstenspiegel? Zum Werk Friedrich Carl von Moser : Über Regenten, Regierungen und Ministers », in MÜHLEISEN Hans Otto et STAMMEN Theo (dir.), Politische Tugendlehre, op. cit., p. 229-254. 13 [MOSER Friedrich Carl von,] Idée d’un bon gouvernement, ou traduction de l’ouvrage allemand de Mr. de Moser connu sous le titre der Herr und der Diener, vol. 2, [traducteur inconnu,] Politicopolis [sans lieu d’édition], 1761, 10 est « une façon d’Oracle », « la Charnière qui sert à ouvrir & fermer le tout, le grand Ressort, qui donne le mouvement à la Montre » ; la meilleure preuve que cet « Oracle » existe, quel que soit son titre officiel, c’est que « s’il arrive que l’on parle de cette Cour chez les Etrangers, il arrivera aussi que l’on nommera un M. & un S. plûtôt que tout autre Ministre 14 ». Il importe peu à Moser que le titre du second soit explicite ou non, bien que le Premier ministre existe déjà à son époque15. Ce qui fait le numéro deux, c’est la confiance du souverain et la reconnaissance de la cour. La même année 1759, le prussien Johann Heinrich Gottlob von Justi, professeur de rhétorique au Theresianum de Vienne et conseiller des Habsbourg pour l’exploitation des mines, lui aussi polygraphe (plus de cinquante publications), est l’auteur d’un « plan de bon gouvernement » (Der Grundriss einer guten Regierung). Il consacre de longues pages aux numéros deux, sous le terme alors en vogue de « ministrissimes ». Il en distingue deux sortes : les ministrissimes déclarés et les favoris, qui sont numéros deux de fait et non en titre. Ces derniers se reconnaissent aisément : c’est par le canal de leur intercession que passent toutes les attributions de charges et de dignité ; on se presse dans leur antichambre alors que celles des ministres restent curieusement vides ; ils ne sont pas membres des conseils d’en haut, et pourtant le prince ne fait rien sans les consulter. Face à de tels symptômes, « on se convainc facilement qu’on a affaire à un ministrissime, et peu importe qu’il ne revendique pas pour lui ce titre vaniteux16 ». Pour Gottlob, le numéro deux ne se définit pas par son titre, mais par sa pratique du pouvoir. Les miroirs, arts du bon gouvernement et autres traités de philosophie politique parlent bel et bien de ce que l’on appelle les numéros deux. À cette aune, c’est tout le corpus qui mérite un examen, mais nous nous contenterons des classiques. Le Prince de Machiavel, écrit en 1512 mais publié seulement en 1532, est universellement connu pour avoir dissocié la politique de l’éthique en se focalisant sur la conservation du pouvoir par le prince 17. Au chapitre 23 (Quomodo adulatores sint fugiendi), il affirme que si le prince, à défaut d’être sage lui-même, s’en remet à un conseiller unique de grande qualité (prudentissimo), ce dernier prendra de l’ascendant sur lui et s’emparera du pouvoir 18. Plus tôt, au chapitre 7, il donnait en exemple César Borgia, qui avait chargé son fidèle Ramiro d’Orco de faire régner l’ordre en Romagne, attirant sur ce dernier la détestation populaire pour mieux s’en débarrasser ensuite en le faisant p. 198-200. Édition originale anonyme : [MOSER Friedrich Carl von,] Der Herr und der Diener geschildert mit Patriotischer Freyheit, Francfort/Main, Johann August Raspe, 1759. 14 [MOSER Friedrich Carl von,] Idée d’un bon gouvernement, op. cit., p. 202-203. 15 MOUSNIER Roland, La Monarchie absolue en Europe du Ve siècle à nos jours, Paris, PUF, coll. « L’Historien », 1982, p. 161. 16 JUSTI Johann Heinrich Gottlob von, Der Grundriss einer guten Regierung, Francfort et Leipzig, Johann Gottlieb Garbe, 1759, p. 464 : « Wenn man irgendwo eines Staats- oder Hofbedienten siehet, welcher der Canal ist, durch welchen alle Würden, Bedienungen, Ehrenstellen und Gnadenbezeigungen vergeben werden, zu welchem sich alles dränget und dessen Vorzimmer mit Leuten vollgepfropfet sind, dahingegen die Vorzimmer der ordentlichen Staatsbedienten, welche die Geschäffte eigentlich verwalten sollten, ganz einsam und leer stehen, der zwar nicht in dem geheimden Cabinet, oder in dem geheimden Staatsrath sitzet, der aber allein noch ein oberes geheimdes Cabinet, oder geheimdes Staatsrathscollegim ausmacht, weil der Regent keine Sache als nach seinem Gutdünken und in seiner Gegenwart beschliesset; […] so kann man überzeugend versichert seyn, dass das in Ministrissimus ist, ungeachtet er den eitlen Namen nicht verlanget ». 17 SKINNER Quentin, The Foundations of Modern Political Thought, t. 1, op. cit., p. 128-138 ; TANG Frank, « Machiavelli’s image of the ruler: Il Principe and the tradition of the mirror for princes », in Joep LEERSSEN et Menno SPIERING (dir.), Machiavelli, Figure-Reputation, Amsterdam, Brill, coll. « Yearbook of European studies » 8, 1996, p. 187-200. 18 MACCHIAVELLI Niccolò, Il principe, éd. Mario Martelli, Rome, Salerno editrice, 2006, c. 23, p. 296 : « Questa à una regola generale che non falla mai, che uno principe il quale non sia savio per se stesso, non può essere consigliato bene, se già a sorte non si rimettessi in uno solo que al tutto lo governassi, che fussi omo prudentissimo : in questo caso potria bene essere, ma durerebbe poco, perché quello governatore in breve tempo li torrebbe lo stato. » exécuter19. Machiavel évoque ainsi deux figures de numéros deux : le fragile fusible que le numéro un peut faire sauter (chap. 7), et l’ambitieux régent qui menace de le remplacer (chap. 23). Machiavel ne remet pas en cause, pour le prince sage (comme César Borgia), l’opportunité d’un numéro deux bien utilisé. À son tour, Innocent Gentillet, tête de file de l’antimachiavelisme (réfugié à Genève, il accuse la pensée de Machiavel d’avoir influencé Catherine de Médicis et précipité le drame de la Saint-Barthélémy)20, déconseille en 1576 le recours à un numéro deux21. Ceux qu’il appelle les « principaux conseillers » prendront le contrôle du conseil royal, seront saisis par l’hybris et voudront dominer l’esprit du roi22. Il rejoint l’analyse de Machiavel en décrivant l’instrumentalisation des conseillers par le prince, qui les rend coupables de ses décisions impopulaires pour se protéger de l’opinion publique et se débarrasser d’eux – comme Enguerran de Marigny en a fait l’amère expérience en 1314-1315, conclut Gentillet en bon historien23. L’Enguerran de Gentillet est en quelque sorte la version française du Ramiro de Machiavel. La même année 1576, Jean Bodin, dans la République, se fait le théoricien de la souveraineté et ouvre la voie aux légitimations de l’absolutisme 24. Comme plus tard Montesquieu, il situe sa réflexion sur un plan à la fois théorique et pratique et raisonne aussi bien en philosophe qu’en historien (il avait été l’auteur d’une Methodus ad facilem historiarum cognitionem)25. Dans les chapitres consacrés aux magistrats, il évoque l’émergence d’un numéro deux – un « danger », écrit-il, qui se dessine « si le magistrat, qui a ceste puissance, est seul, & sans compagnon, ayant la force en main ». Il mobilise de nombreux exemples : les préfets du prétoire romains, les maires du palais francs, les pachas turcs. « Aussi la puissance souueraine de commander à tous magistrats, & officiers sans exception, ne se doit donner à vn seul26 ». Dans une démarche d’histoire comparatiste et de théorie politique, Bodin échafaude 19 Ibid., c. 7, p. 136-138 : « vi prepose messer Remirro de Orco, omo crudele e espedito, al quale dette plenissima potestà. Costui in poco tempo la ridusse pacifica e unita, con grandissima reputazione. Dipoi diudicò el Duca non essere necessario sí escessiva auttorità, perché dubitava non divenissi odiosa, e proposevi uno iudicio civile nel mezzo della provincia [...], per purgare li animi di quelli populi e guadagnarseli in tutto, volle mostrare che, se drueltà alcuna era seguita, non era nata da lui, ma dalla acerba natura del ministro. E presa sopra a questo occasione, lo fece una mattina mettere a Cesena in dua pezzi in sulla piazza con uno pezzo di legno e uno coltello sanguinoso accanto : la ferocità del quale spettaculo fece quelli populi in uno tempo rimanere satisfatti e stupidi ». BAKER-SMITH Dominic, « The serpent and the dove: Political counsel in Machiavelli and Erasmus », in Joep LEERSSEN et Menno SPIERING (dir.), Machiavelli, Figure-Reputation, op. cit., p. 1-26, ici 9. 20 SKINNER Quentin, The Foundations of modern political thought, t. 2. The Age of Reformation, Cambridge, CUP, 1978, p. 308. 21 GENTILLET Innocent, Discours sur les moyens de bien gouverner et maintenir en bonne paix un Royaume ou autre Principauté contre Nicolas Machiavel, Paris [sans éditeur], 1576 (réédité par Droz en 1968), p. 63 : « Toutesfois ie n’approuue point qu’vn Prince se gouuerne par vn seul, quand il peut auoir bon nombre de bons Conseillers: car ceux qui l’ont fait par le passé, s’en sont bien souuent mal trouuez & repentis, comme plus à plein nous demonstrerons en la Maxime suyuante. La raison aussi y est euidente, parce qu’vn seul ne peut si bien par sa prudence examiner & esplucher vn afaire, ni si bien preuoir les difficultez, occurrences, & consequenes qui peuuent y suruenir, comme font plusieurs. » 22 Ibid., p. 110-116. 23 Ibid., p. 115-116 et 120-121. 24 DESCIMON Robert, GUERY Alain et LE GOFF Jacques, La Longue Durée de l’Etat, Paris, Seuil, 2000 (2e éd.), p. 253 ; SKINNER Quentin, The Foundations of modern political thought, t. 2, op. cit., p. 284-301. 25 MÜLLER Rainer A., « Historia als Regentenhilfe. Geschichte als Bildungsfach in deutschen Fürstenspiegeln des konfessionellen Zeitalters » in Chantal GRELL, Werner PARAVICINI et Jürgen VOSS (dir.), Les princes et l’histoire du XIVe au XVIIIe siècle, Bonn, Bouvier, coll. « Pariser historische Studien » 47, 1998, p. 359-372. 26 BODIN Jean, Les six livres de la république..., Paris, Jacques du Puys, 1576, livre 3, chap. 6 : « De la puissance que les magistrats ont les uns contre les autres », p. 366-367 : Et quant aux Magistrats souuerains, les vns ont puissance de commander à tous Magistrats sans exception [...] Quant aux magistrats souuerains, qui ont pouuoir sur tous les autres : & ne recoignoissent que le souuerain, il y en a fort peu,& moins à présent que anciennement, pour le danger qu’il y a que l’estat ne soit enuahi par celuy qui tient soubs sa puissance tous les sugets, & n’a plus qu’vn degré pour monter à la souueraineté : et principalement si le magistrat, qui a ceste puissance, est seul, & sans compagnon, ayant la force en main... » une réflexion sur des numéros deux de différentes époques, de différents espaces, portant différents titres, réunis sous le titre englobant de « magistrats souverains ». Paru en 1651, le Léviathan de Hobbes, qui théorise en philosophie politique le pacte « soumission contre sécurité », administre des conseils de gouvernement concrets pour renforcer l’État. La figure du numéro deux ne plane sur ces pages que comme une menace sourde ; il est question de la figure du régent, mais aussi de la menace représentée par un général populaire (Olivier Cromwell est alors en pleine ascension), rivalisant avec le numéro un27. La moisson est encore plus pauvre chez John Locke dont le Traité du gouvernement civil de 1690 raisonne à un haut niveau d’abstraction, où le numéro deux peine à se nicher. Cependant, le silence de ces deux auteurs ne doit pas nous berner. En cette seconde moitié de XVIIe siècle, l’essor des Premiers ministres suscite une immense réflexion à travers toute l’Europe. Un des titres englobants qui servent à désigner le numéro deux est celui de « ministrissime », qu’on fait parfois remonter à Mazarin. En 1712, un étudiant saxon, Johann Christian Schmid, consacre sa dissertation de thèse aux ministrissimes et peut déjà réunir une vaste bibliographie sur la question 28. Sa démarche est à la fois politique et historique : le ministrissimus se définit comme « le ministre suprême du prince, dont la décision organise toutes les affaires de la paix et de la guerre29 ». Sous cette appellation, bien des exemples bibliques et historiques sont rassemblés : Aman, Séjan, les préfets du prétoire antiques, les maires du palais mérovingiens et même les shogun japonais... On pourrait multiplier les exemples comme celui de Schmid. En ce début de XVIIIe siècle, c’est la Dissertatio de ministrissimo de Wilhelm von Schröder qui se distingue comme la pierre angulaire de la réflexion sur le Premier ministre dans l’espace germanophone30. On en arrive alors à Montesquieu, dont L’esprit des lois (1748) marque pour Georges Balandier l’acte de baptême de l’anthropologie politique. Montesquieu organise sa réflexion autour de trois types de gouvernement (républicain, monarchique, despotique) dont il reconstitue la dynamique propre : la république récompense par la vertu, la monarchie par l’honneur et le despotisme par la richesse. Le despotisme est pour lui le repoussoir de la monarchie ; il tend à faire émerger mécaniquement un numéro deux : « Il résulte de la nature du pouvoir despotique que l’homme seul qui l’exerce le fasse de même exercer par un seul 31 ». Le despote est par nature « paresseux, ignorant, voluptueux. Il abandonne donc les affaires ». S’il les répartit entre plusieurs dignitaires, la compétition entre eux fait fatalement émerger un favori, un « premier esclave ». Le despote devance ce risque en nommant un « visir, qui aura d’abord la même puissance que lui. L’établissement d’un visir est dans cet état une loi fondamentale32. » Ces régimes despotiques sont pour Montesquieu ceux de l’Orient musulman. Mais le vizir n’est pas entendu chez lui comme une catégorie institutionnelle limitée à son contexte historique : elle devient sous sa plume un idéaltype. Cette démarche, mêlant l’histoire, l’observation et la théorie, revêt un caractère dynamique : l’émergence d’un « visir » est rendue inéluctable par la compétition entre dignitaires. Ce « visir », poursuit Montesquieu, est mu par 27 HOBBES Thomas, Leviathan, éd. Richard Tuck, Cambridge, CUP, coll. « Cambridge Texts in the history of political thought », 1996, chap. 29 : « Of those things that weaken or tend to the dissolution of a commonwealth », et chap. 30 : « Of the office of the soveraign representative », p. 221-244. 28 SCHMID Johann Christian, Dissertatio historica de ministrissimis, Iéna, Muller, 1712 : bibliographie dans chap. 1.1, p. 2 ; sur Mazarin, voir p. 14. 29 Ibid., chap. 1.13, p. 12 : ministrissimus est supremus principis minister, cuius arbitrio omnia pacis bellique negotia geruntur. 30 SCHRÖDER Wilhelm, Freiherr von, « Dissertatio de ministrissimo, vom Ober-Staats-Bedienten, aus dem lateinischen übersetzt », in SCHRÖDER Wilhelm, Freiherr von, Fürstiche Schatz- und Rentcammer, Nebst seinem Tractat vom Goldmachen, Wie auch vom Ministrissimo, Leipzig, Thomas Fritschen, 1721, p. 463-484 ; JUSTI Gottlob von, Der Grundriss einer guten Regierung, op. cit., cite à la fois Shröder et Montesquieu. 31 MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, t. 1-3, Paris, Veuve Dabo, 1824 (éd. orig. 1748), livre 2, chap. 5 : « Des lois relatives à la nature de l’état despotique », p. 34. 32 Ibid., p. 34-35. la loi de l’ambition : il est naturellement enclin à détrôner son despote. « Lorsque, dans le gouvernement despotique, le prince cesse un moment de lever le bras, quand il ne peut pas anéantir à l’instant ceux qui ont les premières places, tout est perdu 33. » Seul le pouvoir de faire et défaire le numéro deux protège le despote. En mettant en évidence des règles, des « lois », autour d’un « visir » érigé en type politique, Montesquieu, plus encore que Bodin, érige le numéro deux en véritable concept. Ce parcours de Machiavel à Montesquieu montre que sous différents titres (le plus générique reste « conseiller », mais nous avons vu également « magistrat suprême », « ministrissime » ou « visir »), les auteurs modernes ont réfléchi au rôle et à l’utilité du numéro deux. Inspirés par l’érudition historique et par la comparaison avec des régimes lointains (du Proche-Orient turc à l’Extrême-Orient japonais), ils ont tantôt discerné les avantages et inconvénients du numéro deux, tantôt – comme Montesquieu – mis en évidence des règles du jeu et des idéaltypes, comme celui du despote avec son « visir ». Il est moins surprenant que Weber ait cerné lui aussi le phénomène du numéro deux et ait su l’articuler, sous ses différentes formes, aux types de domination. Dans les miroirs et traités de gouvernement contemporains de Bodin et Montesquieu, la comparaison entre les numéros deux du présent et du passé, de l’espace européen et du reste du monde, en pleine période des grandes découvertes, faisait florès, prouvant que la notion de numéro deux transcende déjà les époques et peut être transférée d’un contexte à un autre. Ces comparaisons mobilisent d’abord l’autorité textuelle par excellence, la Bible lue comme une histoire sainte renfermant deux modèles : le bon numéro deux, Joseph, interprète des rêves de Pharaon et intendant d’Égypte (Genèse 37-50), et le mauvais numéro deux, Aman, conseiller d’Assuérus qui voulut détruire le peuple juif (Esther). Inlassablement, ces lieux communs sont cités en exemple34. Les classiques anciens et l’histoire récente constituent également un stock d’exempla sur les relations n°1/n°2. Battista Giacomazzi publie en 1725 un recueil de maximes politiques pour l’empereur Habsbourg Charles VI : la colonne vertébrale de l’ouvrage est la relation entre Tibère et Séjan (archétype du mauvais second, décrié par Suétone et Tacite), une relation sur laquelle l’auteur revient à chaque fin de chapitre. Ainsi, le premier chapitre prescrit au souverain de débusquer ceux qui veulent nuire à son gouvernement et conclut : « dites-vous à vous-mêmes, ‘celui-là est mon Séjan’35 ». Ces exempla façonnent l’image que les princes se font de la relation n°1/n°2. On s’en aperçoit bien vite à la lecture des Mémoires pour l’instruction du Dauphin de Louis XIV : « dès l’enfance même, le seul nom des rois fainéants et de maires du palais me faisait peine quand on le prononçait en ma présence 36. » Au-delà de ce cortège de seconds dont la littérature politique a peuplé les esprits de l’élite entre le Moyen Âge et l’époque moderne, on est frappé par la parenté, voire la similitude, des titres portés par ces ministres dans des contextes pourtant bien différents. C’est là, sans doute, qu’on touche du plus près au numéro « deux » comme concept. Hans Volkmann montrait la popularité du titre de « second », secundus en latin, deuteros en grec, pour désigner les bras droits des rois de l’Orient ancien et de l’Antiquité classique – un titre formel ou informel qui, comme le montrent les communications de Maurits de Leew et Fabian Schulz, de Régine Le 33 Ibid., livre 3, chap. 1 : « Différence de la nature du gouvernement et de son principe », p. 52. BERNARD DE CLAIRVAUX, « De consideratione ad Eugenium papam », in S. Bernardi opera, t. 3, éd. Jean Leclercq et Henri Rochais, Rome, Editiones Cistercienses, 1963, p. 379-493, plus précisément livre IV, chap. 6.19, p. 463 ; JEAN DE LIMOGES, Morale somnium pharaonis, rédigé en 1255-1260 (éd. Iohannis Lemovicensis Morale somnium Pharaonis, éd. Christ. Wagenseilius, Altdorf, 1690) ; BOSSUET Jacques-Bénigne, Politique tirée de l’Écriture sainte, Paris, Pierre Cot, 1709, livre IV, chap. 1.10, p. 137-139 et livre 10, chap. 3.5, p. 569-572 ; SCHRÖDERN Wilhelm von, « Dissertatio de ministrissimo », op. cit., chap. 6, p. 470 et chap. 8, p. 477. 35 GIACOMAZZI Battista, Massime politiche necessarie a’ Sovrani, per conoscere i vizi del ministro di stato, o altro Favorito, Venise, Societa Albriziana, 1725, chap. 1, p. 13. 36 LOUIS XIV, Mémoires pour l’instruction du Dauphin, présentés par Pierre Goubert, Paris, Imprimerie nationale, coll. « Acteurs de l’Histoire », 1992, p. 44. 34 Jan et Warren Pezé, reste ensuite en vogue en Occident jusqu’au Moyen Âge central 37. En définitive, en renouant le fil du temps avec la pensée politique pré-contemporaine, ce volume n’invente pas tant un concept qu’il ne l’exhume. Une définition Si la notion peut revendiquer une longue généalogie, elle agrège des formes de pouvoir dont la cohérence n’a rien d’évident. Ce volume embrasse en effet des seconds au statut formalisé, identifiables par leur titre, leurs prérogatives et leur rang (les Césars de la Tétrarchie, les principaux ministres de l’absolutisme, le Premier ministre de la Ve République, le Viceprésident des États-Unis...), et des seconds officieux ou informels (le maître de la milice de l’Antiquité tardive, le maire du palais mérovingien, le chancelier d’Ancien régime...), qui ne portent pas un titre de second explicite. C’est bien au XVIIe siècle que naissent et se répandent en Europe des Premiers ministres formalisés (voir la dernière section de l’introduction). C’est pourquoi notre démarche doit s’inspirer de l’anthropologie politique en se montrant attentive aux continuités et discontinuités entre sociétés traditionnelles et modernes. Dès lors, il faut définir les caractéristiques des numéros deux dans des contextes historiques où ils ne portent pas un titre formalisé. Un premier critère, comme l’a suggéré le traité de Moser de 1759 cité plus haut, est la reconnaissance : le numéro deux est « le premier [nom] qui se présente à l’esprit » du voyageur lorsqu’il décrit la cour qu’il vient de visiter. Il est un numéro deux perçu. En effet, dans l’Antiquité et au Moyen Âge, le titre de secundus est rarement décerné par le souverain : c’est un titre informel accolé par les courtisans ou les chroniqueurs aux préfets du prétoire de l’Antiquité tardive (voir ci-dessous la contribution de Maurits de Leeuw et Fabian Schulz) ou bien aux chambriers et archichanceliers des Carolingiens (voir Régine Le Jan et Warren Pezé). Contrairement aux conseillers de l’ombre, le numéro deux est un personnage public, souvent honni pour son influence présumée. Deuxièmement, le numéro deux se distingue par le cumul de charges – un phénomène qui touche non seulement les numéros deux officieux, mais aussi des numéros deux formalisés, comme Richelieu étudié ci-dessous par Catherine Souleyreau 38. Un bon exemple nous est offert par Colbert, qui n’était pas un numéro deux en titre. Louis XIV, sur le conseil allégué de Mazarin mourant39, décide en 1661 d’assumer seul le gouvernement : il supprime la fonction de Premier ministre et prend lui-même la charge de surintendant des finances après la disgrâce de Fouquet40. Il écrit à ses successeurs : « Quant aux personnes qui devaient seconder mon travail, je résolus sur toutes choses de ne point prendre de Premier ministre ; et si vous m’en croyez, mon fils, et tous vos successeurs après vous, le nom en sera pour jamais aboli en France : rien n’étant plus indigne que de voir d’un côté toute la fonction, et de l’autre le seul titre de Roi41. » Colbert devient le numéro deux informel du souverain en cumulant les portefeuilles : ministre d’État en 1661, surintendant des bâtiments en 1664, contrôleur général des finances en 37 VOLKMANN Hans, « Der Zweite nach dem König », Philologus, n° 92, 1938, p. 285-316. MOUSNIER Roland, Les institutions de la France sous la monarchie absolue 1598-1789, t. 2, Paris, PUF, 1980, p. 135-136, donne la liste impressionnante des charges et honneurs cumulés par Richelieu puis Mazarin. 39 « Mémoire dont le roy mesme dicta la substance au sieur Rose, secrétaire de son cabinet, et relut tous les articles, après les avoir fait estendre en sa présence en la forme cy-dessous », in Lettres, instructions et mémoires de Colbert, t. 1 (1650-1661), éd. Pierre Clément, Paris, Imprimerie impériale, 1861, annexe 17, p. 535-536 ; LOUIS XIV, Mémoires pour l’instruction du Dauphin, op. cit., p. 53-54. 40 Fouquet a de longue date été réhabilité : choisi par Mazarin, il s’est en réalité ruiné pendant huit ans au service de l’État, avant d’être victime de sa magnificence. Cf. LAIR Jules, Nicolas Fouquet, procureur général, surintendant des finances, ministre d’État de Louis XIV, Paris, Plon, 1890. 41 LOUIS XIV, Mémoires pour l’instruction du Dauphin, op. cit., p. 53-54. 38 1665, secrétaire d’État chargé de la maison du roi, du clergé et de la marine en 1669 42... sans oublier qu’il a la haute main sur le mécénat culturel, une politique de communication qui met résolument les artistes au service de la « gloire du roi43 ». C’est le cumul qui permet d’identifier en Colbert un numéro deux, et c’est bien ainsi qu’on le perçoit au XVIIe siècle44. Un demi-siècle plus tôt, sous Henri IV, l’essor fulgurant de Maximilien de Béthune, duc de Sully, se prêtait à la même analyse. Sully cumule en 1605-1610 les charges de surintendant des finances, grand maître de l’artillerie, grand voyer, surintendant des fortifications, surintendant des bâtiments, gouverneur du Poitou, gouverneur de Mantes, capitaine de compagnie d’ordonnance, voyer de Paris – sans compter d’autres charges plus modestes. Le tout représente une pension de 140 000 livres par an, dépassant de très loin celle de son premier concurrent, le chancelier (24 000 livres)45. Rien d’étonnant à ce que les miroirs du prince, pour empêcher l’essor d’un puissant second, déconseillent le cumul des charges, ainsi Schröder en 1721 ou le duc de Belle-Isle en 176246. Dans l’histoire récente, Jacques Chirac, après avoir luimême cumulé Matignon, la mairie de Paris, le conseil général de Corrèze et la présidence du RPR, refusa que Nicolas Sarkozy, rival affiché, cumule une charge de gouvernement avec la direction du parti majoritaire47. Mais les charges officielles ne permettent pas à elles seules de rendre compte des rapports de pouvoir. En effet, les institutions politiques sont encastrées dans le champ social. Il faut déployer les outils d’analyse de l’anthropologie : contrainte, influence, incitation, autorité, domination, légitimité48... Dans cette perspective, on peut considérer l’intermédiarité, la capacité à agir comme un médiateur, comme une caractéristique dominante des numéros deux. Ils sont l’interface entre le numéro un et tout le reste de l’appareil étatique. Comme le montre ci-dessous Marion Duchesne, on décrit, dans l’Espagne du début du XVIIe siècle, le valido, favori du roi, comme la « moëlle épinière » assurant la communication entre la tête (le roi) et ses membres (le royaume) ; Hobbes, au même moment, décrivait les lieutenants généraux et autres vice-rois, numéros deux locaux (voir ci-dessous), comme les nerfs et tendons unissant la volonté du prince et son royaume49. Plus récemment, le politologue Maurice Duverger envisageait le Premier ministre de la Ve République comme « l’organisateur des public relations entre l’exécutif et le Parlement50 ». Quant au constitutionnaliste Guy Carcassonne, il décrit le Premier ministre comme « la clé de voûte » des institutions parce qu’il est « à l’articulation de tous les pouvoirs 51 ». Sur l’étendue des prérogatives de Colbert, voir DESSERT Daniel, Colbert ou le mythe de l’absolutisme, Paris, Fayard, 2019, p. 201-224. 43 GRELL Chantal, « La monarchie française et l’histoire au XVIIe siècle. État des recherches en France », in Chantal GRELL, Werner PARAVICINI et Jürgen VOSS (dir.), Les princes et l’histoire du XIVe au XVIIIe siècle, op. cit., p. 535-554. 44 Par exemple PERRAUT Charles, Les hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, Paris, Antoine Dezallier, 1697 (Slatkine reprints, Genève, 1970), p. 37-38. 45 BARBICHE Bernard, « L’administration centrale des finances au temps de Sully », in BARBICHE Bernard, Le roi et l'État. Regards sur quelques institutions de la France moderne (XVI e-XVIIIe siècle), Paris, École des Chartes, coll. « Mémoires et documents de l'École des chartes » 112, 2021, p. 227-240 (p. 233) ; du même, voir Sully, Paris, Albin Michel, 1978 ainsi que BUISSERET David, Sully and the growth of centralized government in France, 15981610, Londres, Eyre & Spottiswoode, 1968 ; sur le traitement de Sully, voir ARISTIDE Isabelle, La fortune de Sully, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1990, p. 40-44. 46 SCHRÖDERN Wilhelm von, « Dissertatio de ministrissimo », op. cit., chap. 8, p. 477 ; FOUQUET DUC DE BELLEISLE Charles, Testament politique du maréchal duc de Belle-Isle, Amsterdam, Libraires associés, 1762, p. 64-65. 47 NAY Catherine, Tu le sais bien, le temps passe. Souvenirs, souvenirs 2, Paris, Bouquins, 2021, p. 203 et 269. 48 RIVIERE Claude, Anthropologie politique, Paris, Armand Colin, 2000, p. 15-16. 49 HOBBES Thomas, Leviathan, op. cit., chap. 23 (« Of the publique ministers of soveraign power »), p. 167 : « this kind of Publique Ministers resembleth the Nerves, and Tendons that move the severall limbs of a body naturall ». 50 DUVERGER Maurice, « Monsieur Debré existe-t-il ? », La Nef, juillet-août 1959. 51 CARCASSONNE Guy, La Constitution, Paris, Le Seuil, 2005, p. 127. 42 L’intermédiarité du numéro deux le situe à la jonction de deux niveaux de relations : le niveau supérieur le relie au numéro un alors que le niveau inférieur le confronte à la cour ou à l’appareil d’État. Dans le niveau supérieur, le numéro deux joues plusieurs rôles. Il est le paratonnerre du numéro un (le « bouclier » ou « l’airbag », écrit ci-dessous l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin). Il le décharge du fardeau du pouvoir pour lui permettre de se consacrer à la politique étrangère – le « domaine réservé » de la Ve République. Il peut accaparer le pouvoir aux dépens du numéro un alors cantonné à des fonctions symboliques et rituelles (ainsi les empereurs tardo-antiques décrits par M. de Leeuw et F. Schulz ou bien le calife décrit par R. Gareil). Cette prise de contrôle de l’appareil d’État ne mobilise pas seulement les prérogatives officielles du numéro deux, mais aussi des leviers non institutionnels et interpersonnels. L’autorité et l’expérience ont ici toute leur place. Le numéro deux dispose de son propre réseau de clients et d’obligés, tout comme il est soutenu, dans les sociétés modernes, par un parti politique qui peut être considéré comme un réseau de clients formalisé. Un aspect récurrent de la mainmise du numéro deux sur l’appareil d’État est son influence sur les nominations 52. Dans ses Maximes politiques citées plus haut, Battista Giacomazzi observe avec inquiétude que le favori se crée une clientèle en distribuant charges et dignités. C’était déjà le cas de Séjan, dit-il, et c’est encore celui du duc de Guise sous Charles IX et Henri III53. Un exemple concret : à la mort de Mazarin en 1661, le ministère des finances, à lui seul, ne compte pas moins de 114 « créatures » du cardinal54. Jean-Pierre Raffarin assume ci-dessous qu’il a placé nombre de directeurs de cabinets auprès de ses ministres. À l’inverse, le numéro un sait garder le numéro deux sous surveillance en le flanquant d’un subordonné loyal. JeanPierre Raffarin relate comment l’Élysée a tenté de lui imposer son directeur de cabinet ; Louis XIV rapporte dans ses Mémoires qu’il a accolé au surintendant Fouquet le jeune Colbert, « un homme en qui je prenais toute la confiance possible 55 ». L’intermédiarité du numéro deux lui donne un accès direct au numéro un (ce que les médiévistes allemands appellent la Königsnähe), qui représente à la fois un honneur et un levier de pouvoir auprès du reste de la cour et du gouvernement. Richelieu s’installe près du Louvre pour voir Louis XIII tous les jours (Catherine Souleyreau) ; Cambacérès voit Napoléon aussi souvent (Florian Coppée). Cet accès lui donne un avantage considérable sur le gouvernement et le reste de l’appareil d’État – ce que nous avons appelé plus haut le niveau inférieur. JeanPierre Raffarin revient sur cette position de médiateur : le Premier ministre, qui voit le président au moins deux fois par semaine (un long tête-à-tête avant le Conseil des ministres le mercredi et, souvent, un rendez-vous de travail en fin de semaine), assure ensuite une communication « transparente », faite de demandes d’intercession et de partage d’information, entre le président et les ministres. Mais l’intermédiarité est aussi le péché originel du numéro deux, qui peut d’un côté accaparer l’accès au roi et, de l’autre, confisquer l’appareil d’État à son profit. Ces catégories (numéros deux formel et informel) et ces critères (la reconnaissance, le cumul, l’intermédiarité) ne doivent pas nous faire oublier que le numéro deux n’est pas un phénomène universel dont il faudrait dans tout contexte débusquer les avatars. Il est nettement plus facile de distinguer un numéro deux dans les institutions de la Ve République que pour la IIIe ou la IVe Républiques, dans lesquelles le gouvernement était plus collégial : deux communications dans ce volume (Julien Bouchet, Christophe Bellon) montrent que plusieurs Sully place ses hommes partout dans l’administration, cf. BARBICHE Bernard, « L’administration centrale », op. cit., p. 234-235. C’est un reproche de Louis XIV à Fouquet, qui aurait placé ses amis pour « se rendre bientôt l’arbitre souverain de l’État » : LOUIS XIV, Mémoires pour l’instruction du Dauphin, op. cit., p. 88. 53 GIACOMAZZI Battista, Massime politiche, op. cit., chap. 8, p. 62. 54 TREASURE Geoffrey, Mazarin. The Crisis of Absolutism in France, Londres, Routledge, 1995, p. 91 (citant comme source DENT Julian, Crisis in Finance : Crown, Financiers and Society in Seventeenth Century France, Newton Abbot, David & Charles, 1973). 55 LOUIS XIV, Mémoires pour l’instruction du Dauphin, op. cit., p. 57. 52 ministres peuvent prétendre à la place de second56. Lorsque le pouvoir est partagé entre différents acteurs à côté du numéro un, à l’image du nazisme (qui est le numéro deux de Hitler : Goebbels ? Goering ? Himmler ?), on peine à distinguer un numéro deux. Mais si certains contextes ne permettent pas son essor, une dynamique apparentée existe souvent, comme le montre, dans les articles de Julien Bouchet et Christophe Bellon, la compétition entre ministres pour être le pivot du gouvernement de la IIIe République. Une approche dynamique Les critères empiriques permettent d’identifier des numéros deux dans des contextes différents. Il reste à rendre compte de l’utilité du concept. S’il ne sert qu’à unifier un corpus de cas particuliers, il n’apporte aucune plus-value – au contraire, il s’avère réducteur. Nous envisageons pour le « numéro deux » un double usage. D’une part, il s’agit d’un modèle heuristique, qui, utilisé dans divers contextes, éclaire les règles du jeu et la dynamique des rapports de pouvoir 57. D’autre part, c’est un outil classificatoire qui ouvre la voie à une typologie sensible au contexte et à l’évolution des rapports de pouvoir. Hugo Chausserie-Laprée l’écrit dans la première contribution de ce volume : le concept de numéro deux a les vertus d’un révélateur. Il permet « d’appréhender les formes de structuration et d’organisation des cours royales » et les « dynamiques politiques, parfois conflictuelles, qui y étaient à l’œuvre ». H. Chausserie-Laprée peut modéliser des cycles politiques, de l’émergence à la disgrâce du numéro deux hellénistique : il en va de même pour Rémy Gareil, qui modélise les cycles d’essor, de déclin et de chute des vizirs. Maurits de Leeuw et Fabian Schulz font le même constat : le concept permet d’embrasser dans une même analyse des contextes chronologiquement très proches, mais où les rapports entre numéros un et deux évoluent considérablement. La notion dévoile des continuités et discontinuités insoupçonnées – ainsi, la ressemblance fonctionnelle entre l’Antiquité tardive (de Leeuw-Schulz) et le haut Moyen Âge (Le Jan-Pezé), où le monarque (empereur romain, roi carolingien) met en concurrence différents officiers pour la place officieuse de numéro deux, afin de garder la main sur le système palatial. Vu sous cet angle, le numéro deux semble bien représenter un « type fondamental d’organisation sociale », comme l’écrit le médiéviste Karl Brunner : il permet de modéliser la dynamique compétitive d’une société de cour articulée autour de la place de premier dignitaire58. Cette modélisation à trois termes (numéro un, numéro deux, élite de gouvernement) ne se prête guère à une anthropologie structuro-fonctionnaliste qui reconstituerait un système statique, figé, idéalisé59. La position du numéro deux est caractérisée par l’instabilité. La compétition au sein de l’élite amène à des rééquilibrages fréquents, comme le montre le cas de l’Antiquité tardive où se succèdent, en l’espace d’une génération, des configurations à numéro deux formalisé et des configurations à numéro deux informel ou absent (De Leeuw-Schulz). La dimension conflictuelle des rapports de pouvoir, décrite par Max Gluckman et Pierre Clastres, inspire à Georges Balandier en 1974 la définition d’une démarche dynamique qui, depuis, a fait école60. Selon lui, la logique des institutions ne suffit pas à rendre compte des rapports de 56 Delphine Dulong montre comment la constitution de la V e République, mais aussi la pratique du pouvoir ont imposé le Premier ministre comme le chef du gouvernement. DULONG Delphine, Premier ministre, op. cit. 57 NAY Catherine, Tu le sais bien, op. cit., p. 234 : « Jacques Pilhan l’avait théorisé : ‘La politique n’est ni une logique ni une morale. C’est d’abord une dynamique’ ». 58 BRUNNER Karl, Oppositionelle Gruppen im Karolingerreich, Vienne, Böhlau, coll. « Veröffentlichungen des Instituts für Österreichische Geschichtsforschung » 25, 1979, p. 35 : « Die Geschichte des ‘secundus a rege’ zeigt, dass es sich dabei um einen Grundtypus gesellschaftlicher Organisation handelt ». 59 ABELES Marc, Anthropologie de l’État, op. cit., p. 66. 60 BALANDIER Georges, Anthropologie politique ; ABELES Marc, Anthropologie de l’État, op. cit., p. 6 et 95 et RIVIERE Claude, Anthropologie politique, op. cit., p. 44-46. pouvoir : pour impulser son mouvement à une action politique instable, il faut qu’il y ait du jeu, de la friction entre des logiques différentes. C’est ce que Nicolas Roussellier appelle une histoire des « institutions au travail61 ». Les contributions à ce collectif confirment ce postulat : la perspective institutionnelle ne suffit pas à décrire le phénomène du numéro deux. Le préfet du prétoire, en théorie au sommet de l’organigramme de l’empire romain tardif, se voit vidé de ses pouvoirs réels sous l’influence de son rival, le chambellan Eutrope, à la fin du IVe siècle (M. de Leeuw – F. Schulz). Vers 400, les différences entre les empires d’Orient et d’Occident en termes de numéro deux sont saisissantes, alors que leurs institutions sont presque identiques. Sous le calife abbasside alMuqtadir, le vizir disgracié ʿAlī b. ʿĪsā continue de tirer les ficelles du pouvoir en manœuvrant le vizir en titre Ḥāmid b. al-ʿAbbās, qui s’avère vite une marionnette (R. Gareil). À l’autre bout de la chronologie, les contributions de Julien Bouchet et Christophe Bellon montrent que sous la IIIe République, le président du conseil n’a aucune consistance constitutionnelle, mais s’impose face au chef de l’État pourtant bien défini constitutionnellement. Sous la Ve République, c’est l’inverse qui se produit, puisque le Premier ministre bénéficie en théorie de larges pouvoirs, mais les soumet la plupart du temps – à l’exception des cohabitations – aux vœux du président. La logique des institutions ne rend pas compte des dynamiques politiques. Plusieurs auteurs se sont efforcés de résoudre cette difficulté en distinguant plusieurs logiques dominant en même temps l’action politique : c’est cette friction qui ouvre un espace au numéro deux. Pour mieux caractériser cette friction, nous pouvons citer un anthropologue et un sociologue : Marc Abélès et Pierre Bourdieu. Marc Abélès distingue deux logiques politiques : celle de l’exercice du pouvoir et celle de l’accès au pouvoir. Dans la logique de l’accès au pouvoir, l’exercice du pouvoir n’est plus un but en soi : il est ravalé au rang de ressource pour accéder à davantage de pouvoirs et à de ressources. C’est ce que la sphère publique contemporaine dénonce sous le terme de « politique politicienne », à savoir l’instrumentalisation des questions politiques à des fins électorales 62. La logique de l’accès est éminemment pertinente pour l’étude du numéro deux. Elle se trouve au point de convergence des tensions qui traversent l’élite de gouvernement : d’une part, les rivalités entre dignitaires, officiers ou ministres que le numéro un doit réguler, et d’autre part, si le système politique le permet et si c’est dans son intérêt, l’ambition du numéro deux de devenir numéro un à son tour. Pierre Bourdieu décrit la politique comme un milieu de professionnels, dominé par l’esprit de collusion, doté d’un habitus propre et de règles du jeu. Il importe à ces professionnels de « se positionner dans le champ » en opérant « un écart distinctif » (comprendre : se distinguer de ses concurrents en vendant aux électeurs un produit politique identifiable). La logique de ce champ est la « lutte pour le pouvoir sur les pouvoirs publics63 ». Bourdieu baptise cette lutte pour le pouvoir « la logique de l’appareil » ou « logique du champ politique64 ». C’est en fait la même distinction que celle de Marc Abélès : le pouvoir d’un côté (la logique de l’exercice), le pouvoir sur le pouvoir de l’autre (la logique de l’accès). Contre le marxisme traditionnel qui pense le politique comme la superstructure des rapports de classes, Bourdieu, fidèle à sa notion de champ, affirme qu’on « aurait tort de sous-estimer l’autonomie et l’efficacité spécifique de tout ce qui advient dans le champ politique », dans lequel tout est affaire de positionnement auprès du public profane des électeurs 65. La friction entre ces deux 61 ROUSSELLIER Nicolas, La force de gouverner, Le pouvoir exécutif en France, XIXe-XXIe siècles, Paris, Gallimard, 2015. 62 ABELES Marc, Anthropologie de l’État, op. cit., p. 64-65. 63 BOURDIEU Pierre, « La représentation politique. Éléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 36-37, 1981, p. 3-24 (citations p. 6 et 8). 64 Ibid., p. 22. 65 Ibid., p. 8. logiques et, à travers elles, entre des ressources institutionnelles et non-institutionnelles (l’accès au numéro un, le charisme, le réseau et la fortune personnelle, le parti politique...) confère au champ politique son instabilité et sa fluidité – sa dynamique : dans la topographie du pouvoir, c’est l’espace où se déploient la compétition pour la place de numéro deux et l’intermédiarité de ce dernier. Typologie Les typologies sont une entreprise risquée, suspecte de simplifier le réel ou de verser dans l’évolutionnisme. Dans la perspective de long terme de ce volume, on peut cependant s’y risquer en rappelant, avec Max Weber, que la succession de différents types de domination ne signifie pas qu’il existe une ligne d’évolution immuable 66. Une typologie des numéros deux peut s’appuyer sur le même Max Weber qui, dans La domination, en a distingué différents types selon le système politique67. Le profil le plus évident est le chef de gouvernement, tout particulièrement dans les dominations bureaucratiques caractérisées par une spécialisation rationnelle du personnel politique68. À un stade précoce de la bureaucratisation des États prémodernes (dominations patrimoniales et féodales), un numéro deux se voit confier l’écrit administratif, les finances ou la gestion du domaine royal et des fiefs : c’est respectivement le type du chancelier, du grand argentier, du maire du palais. C’est déjà le profil du préfet du prétoire de l’empire romain tardif, responsable de l’impôt69, qui se trouve à la tête d’un organigramme officiel préservé par la Notitia dignitatum (début du Ve siècle) : il ne lui manque qu’un titre ad hoc (comme « Premier ministre ») au lieu du titre cristallisé d’un ancien chef de garnison prétorienne. Mais comme l’avaient décrit aussi bien Montesquieu que Weber, c’est dans l’Orient prémoderne que le numéro deux concentre le plus de pouvoirs, avec le type du « grand vizir »70. Weber a attiré l’attention sur le moment où le numéro deux reçoit « un poste de confiance spécifiquement politique ». Ce poste confirme sa position dominante dans l’appareil d’État ; la compétition se joue dorénavant autour de lui71. La création de ce « poste de confiance spécifiquement politique » est la marque, selon Weber, des dominations à la fois bureaucratiques et charismatiques, où un prince à la légitimité hiérocratique (calife, sultan, shah) ne peut compromettre son caractère divin en se mêlant de ce qui est l’antithèse du charisme, c’est-àdire la routine : le gouvernement, l’économie, la politique 72. Mais le numéro deux bureaucratique ne prend une forme achevée qu’avec l’État moderne, dans la première moitié du XVIIe siècle : alors naissent les titres explicites comme « Premiers ministres » et « principaux ministres ». Certains numéros deux contemporains ont néanmoins gardé un titre ancien, comme le chancelier allemand. Ainsi, l’appellation du numéro deux a mis plus de temps à se formaliser que celle du chef de l’État, comme le fait remarquer Jean Massot73. Le numéro deux ne peut se résumer au chef de gouvernement. Dans les dominations patrimoniales, quel que soit leur degré de bureaucratisation, l’appareil d’État se confond en partie avec la maison royale. C’est à son entourage domestique (son chef des écuries, son cellérier, son trésorier…) que le prince confie d’abord les responsabilités extrapatrimoniales 66 WEBER Max, La domination, op. cit., p. 303. WEBER Max, La domination, op. cit., p. 235-237. 68 WEBER Max, La domination, op. cit., p. 111. 69 HENDY Michael F., « From Public to Private: the Western Barbarian Coinages as a Mirror of the Disintegration of Late Roman State Structures », Viator, n° 19, 1988, p. 29-78 (32-37). 70 WEBER Max, La domination, op. cit., p. 236 ; MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, t. 1-3, op. cit., livre 2, chap. 5 : « Des lois relatives à la nature de l’état despotique », p. 34. 71 WEBER Max, La domination, op. cit., p. 236. 72 WEBER Max, La domination, op. cit., p. 333. 73 MASSOT Jean, Chef de l’État et chef du gouvernement, Paris, La Documentation française, 2008. 67 (mener l’armée, gérer les finances…). En d’autres termes, « Les charges patrimoniales ne connaissent pas la séparation bureaucratique de la sphère ‘privée’ et de la sphère ‘professionnelle’74 ». Trois autres profils, nous semble-t-il, peuvent alors se disputer la place de numéro deux : la reine, le favori, le chambellan. L’épouse ou l’époux du numéro un, et plus largement d’autres membres de sa famille, peuvent jouir d’un statut de numéro deux. La place de la reine est importante dans des régimes fondés sur les relations interpersonnelles entre le roi et les fidèles. Elle jouit de prérogatives à la fois domestiques et politiques, comme l’approvisionnement du palais ou la mise en scène des cérémonies. De Leeuw et Schulz montrent l’influence de Galla Placidia dans l’empire romain du début du Ve siècle ; Le Jan et Pezé, celle des épouses mérovingiennes et carolingiennes. Ce rôle s’épanouit lors des régences et des minorités : songeons à Blanche de Castille ou Catherine de Médicis. La modernité n’a pas vu s’effacer la figure de la reine ou de l’épouse. Florian Coppée montre comment l’impératrice Marie-Louise supplante le numéro deux Cambacérès au crépuscule du régime, en 1813. Encore récemment, le sulfureux conseiller du président Sarkozy, Patrick Buisson, s’exaspère de l’influence supposée de Carla Bruni sur son mari, de ses interventions dans les séances de travail et de l’accès permanent au chef de l’État que lui procure le téléphone portable – au point qu’il surnomme l’ancien Président « le mari de Carla Bruni75 ». D’autres membres de la famille du numéro un sont amenés à jouer le rôle du numéro deux : ses successeurs putatifs. Ce sont les fils, comme les infants d’Espagne au Siècle d’or (les rivaux du valido, comme le montre la contribution de Marion Duchesne) ; le frère, comme Alfred le Grand, appelé par son biographe Asser le secundarius d’Æthelred en 866-87176 ; l’oncle, ainsi Charles de Valois prenant ombrage d’Enguerran de Marigny 77, ou les oncles de Charles VI en compétition avec les Marmousets 78... Claude Chirac, fille du président Chirac, joue auprès de son père un rôle aussi important que Bernadette Chirac (voir ci-dessous l’entretien avec Jean-Pierre Raffarin). Une troisième figure de numéro deux émane de l’entourage proche du prince : celle de l’ami ou du favori, hissé au sommet de la hiérarchie curiale par la faveur. Le prince réaffirme ainsi sa domination sur les contre-pouvoirs traditionnels que sont les conseils ou la noblesse titrée et instrumentalise la concurrence entre les courtisans79. Le favori n’est pas en tant que tel un ministre ou un « vizir » : il est un ami qui jouit d’un accès privilégié au souverain et exerce sur lui une influence d’autant plus inquiétante que nul ne peut vraiment la mesurer. Ce sont les philoi des rois hellénistiques, les amici ou familiares des empereurs romains (tel Séjan pour Tibère), les mignons d’Henri III ou les privados espagnols. Comme l’a montré François Foronda, la Castille du bas Moyen Âge a érigé la privanza – la relation entre le roi et son favori, le privado – en authentique « formule de gouvernementalité » : le roi accroit la distance avec ses parents et ses barons en imposant la médiation de quelques hommes jouissant d’un accès 74 WEBER Max, La domination, op. cit., p. 152 (au sujet de la coexistence de formes bureaucratiques et patrimoniales, p. 133 et 152). 75 BUISSON Patrick, La cause du peuple, Paris, Perrin, 2016, p. 18 et 346 (« le mari de Carla Bruni ») ; p. 92-97 (sur la relation Sarkozy-Bruni). Catherine Nay, dans l’intention de dédouaner Nicolas Sarkozy des échecs de début de quinquennat, accuse Cécilia Sarkozy d’avoir eu une influence semblable (toujours à la clé, l’entrée libre dans le cabinet et dans les conseils) : Tu le sais bien, op. cit., p. 255 et 331. 76 ASSER, Histoire du roi Alfred, éd. William H. Stevenson, trad. Alban Gautier, Paris, Les belles lettres, coll. « Les Classiques de l’histoire au Moyen Âge » 52, 2013, chap. 29, p. 46-47 (et note 136). Voir également chap. 38, p. 56 et chap. 42, p. 60. 77 FAVIER Jean, Un conseiller de Philippe le Bel : Enguerran de Marigny, Paris, PUF, coll. « Mémoires et documents » 16, 1963. 78 DESCIMON Robert, GUERY Alain et LE GOFF Jacques, La Longue Durée de l’État, op. cit., p. 168-171. 79 LE ROUX Nicolas, « Courtisans et favoris : l’entourage du prince et les mécanismes du pouvoir dans la France des guerres de religion », Annales HES, n° 17, 1998/3, p. 377-387 ; LE ROUX Nicolas, La faveur du roi: mignons et courtisans au temps des Valois (vers 1547-vers 1589), Seyssel, Champ-Vallon, 2000. privilégié80. Cette concurrence pour la faveur peut irriter la cour et susciter scandales et révolutions de palais 81. Le « favori » peut cependant, de manière plus discrète, moins scénarisée, jouer le rôle d’une éminence grise, comme le père du Tremblay auprès de Richelieu, ou le colonel House auprès de Woodrow Wilson. Le type du ministre et celui du favori peuvent se combiner – et c’est le cas du valido du Siècle d’or espagnol, qui est aussi un privado (Marion Duchesne parle ci-dessous du « ministrefavori »). À l’époque contemporaine, de Gaulle choisit Georges Pompidou, inconnu du grand public et n’ayant jamais exercé aucun mandat parlementaire, pour remplacer Michel Debré à Matignon en 1962. Encore aujourd’hui, le type du favori peut faire de la concurrence au numéro deux officiel. Dominique de Villepin, ami personnel de Jacques Chirac, secrétaire général de l’Élysée (1995-2002) puis ministre des affaires étrangères (2002-2004), finit par convaincre le président de le nommer Premier ministre en 2005, au terme d’un tête-à-tête de deux heures qu’il aurait lui-même décrit comme un « viol82 ». Les dominations patrimoniales permettent l’ascension d’un quatrième type de numéro deux : le « chambellan », le maître de la maison du roi. La compétition pour les honneurs s’exacerbe autour de l’accès au numéro un : dès lors, le contrôle de l’espace palatial, des rituels, de l’approvisionnement et des déplacements de la cour confère une influence décisive. C’est le cas du cubiculaire ou chambellan de l’Antiquité tardive, du sénéchal français au Moyen Âge central (ainsi Étienne de Garlande sous Louis VI83) ou du chambellan des califes abbassides, rival du vizir (cf. ci-dessous la contribution de Rémy Gareil). À la fin du Moyen Âge encore, le favori de Louis XI est Antoine de Chabannes, grand maître de l’Hôtel 84. De plus, dans les dominations patrimoniales, comme on l’a vu, le gouvernement du royaume se confond pour une bonne part avec l’administration du palais ; « tout ce qui dépasse la gestion directe des affaires domestiques est d’abord rattaché à la branche de l’administration domestique du palais qui en est la plus proche par son objet85 ». Dès lors, le chef de gouvernement se confond en grande partie avec le chambellan. Le chambrier carolingien est non seulement le « ministre des finances » du royaume, mais l’administrateur du palais, une charge qu’il cumule parfois avec celle de maître des ostiaires, contrôlant le va-et-vient à la cour (Le Jan et Pezé). Le type du chambellan ne s’effondre pas à l’avènement du Premier ministre moderne. On a récemment surnommé Marc Guillaume, secrétaire général du gouvernement d’Édouard Philippe, le « Premier ministre bis » ou le « Grand chambellan » : grâce à son pouvoir sur les nominations aux directions administratives (donc sur les carrières) et sur l’ordre du jour du conseil des ministres (grand rituel hebdomadaire du gouvernement), son influence a débordé sur les 80 FORONDA François, Privauté, gouvernement et souveraineté : Castille, XIIe-XIVe siècle, Madrid, Casa de Velázquez, 2020 81 DUTOUR Thierry, « Les affaires de favoris dans le royaume de France à la fin du Moyen Âge », dans BOLTANSKI Luc, CLAVERIE Élisabeth, OFFENSTADT Nicolas, VAN DAMME Stéphane dir., Affaires, scandales et grandes causes, de Socrate à Pinochet, Paris, Stock, 2007, p. 133-148. 82 NAY Catherine, Tu le sais bien, op. cit., p. 314 : « ‘C’était physique, j’ai violé Chirac’, s’était-il vanté, jubilatoire devant un collaborateur ». Son ancien collaborateur LE MAIRE Bruno, Des hommes d’État, Paris, Pluriel, 2010 [2007], relate à ce propos p. 80 : « À onze heures et demie, Dominique de Villepin est reçu par le président, qui lui demande d’entrer par le jardin, comme pour se laisser une ultime marge de manœuvre. Il refuse : “Moi, je passe par l’entrée principale, c’est plus conforme à mon caractère” ». Trois mois plus tard, le 23 août 2005, le même Bruno Le Maire rapporte ce mot de Jacques Chirac à Dominique de Villepin (ibid., p. 137) : « Mes conseillers ont fait une note. Lisez-la attentivement et reparlons-en. De toute façon vous me convaincrez, Dominique, comme d’habitude, avec votre regard de braise ». 83 BOURNAZEL Éric, Louis VI le Gros, Paris, Fayard, 2007, p. 248-251 ; HOLLISTER C. Warren et BALDWIN John W., « The Rise of Administrative Kingship: Henry I and Philip Augustus », The American Historical Review, n° 83, 1978/4, p. 867-905 (p. 901). 84 JEAY Claude, Louis XI ou l’exercice du pouvoir. Gouverner par la signature, Paris, CTHS, coll. « histoire » 65, 2021, p. 25 et 90. 85 WEBER Max, La domination, op. cit., p. 148. décisions gouvernementales jusqu’à sa disgrâce brutale en 2020 86. On reconnaît en lui le numéro deux informel décrit ci-dessus par Gottlob von Justi. Les généraux représentent un dernier type de numéro deux, dans des régimes qui séparent les fonctions civiles et militaires, comme l’empire romain ou les monarchies du bas Moyen Âge et de la modernité87. De Leeuwe et Schulz décrivent l’essor des maîtres de la milice dans l’empire d’Occident en proie aux invasions, alors qu’ils sont plus effacés dans l’empire d’Orient, qui reste tenu par les dignitaires civils. Le type du général s’impose comme numéro deux lorsque des conflits mettent un régime dans une situation précaire, comme l’empire romain des III-IVe siècles ou la France de la Guerre de cent ans, qui vit le connétable de Richemont se hisser au rang de favori de Charles VII. C’était aussi le cas de l’empire assyrien, dont le « second » était un généralissime88. Dans le monde contemporain, on songe à la figure du général Qassem Soleimani, commandant de la force Al-Qods des pasdarans et considéré jusqu’à sa mort en 2020 comme le « chef fantôme » du régime iranien89. Le général peut facilement usurper le pouvoir dans les régimes centralisés et différenciés où l’appareil d’État civil se trouve vulnérable à un coup de force. Mais il est vrai aussi que le général triomphant est un héros charismatique et que le charisme guerrier est une source du pouvoir politique 90. Le numéro un jalouse et craint les généraux victorieux, comme Justinien Bélisaire. Hobbes mettait en garde le souverain contre l’émergence d’un général populaire et, de fait, à l’issue de guerres modernes, des généraux en chef ont pu s’imposer comme numéro un (Ulysse Grant, Paul von Hindenburg, Dwight Eisenhower, Charles de Gaulle) 91. Pour conjurer ce phénomène et capter la lumière des généraux victorieux, Louis XIV, faute d’être un véritable chef d’armées, déploie une communication de « roi de guerre », comme le montrent le programme pictural de la Galerie des victoires à Versailles, la construction de Notre-Dame des Victoires et des arcs de triomphe de la Porte Saint-Denis et de la Porte Saint-Martin92. En conclusion de cette typologie, il faut nous garder d’une approche évolutionniste du numéro deux, qui verrait les types se succéder. Le type le plus évident de numéro deux, le chef de gouvernement bureaucratique, à la fois sous ses formes patrimoniales et sous la forme bureaucratique qu’il prend dans la première moitié du XVIIe siècle, reste en concurrence avec d’autres types de numéros deux, caractéristiques des dominations patrimoniales : la reine, le favori, le chambellan, le général, comme le montrent plusieurs contributions à ce volume (de Leeuw-Schulz, Le Jan-Pezé, Gareil, Duchesne, Souleyreau, Coppée). Cette concurrence peut être réactivée lorsque les institutions sont fragilisées par le charisme du chef, par exemple dans les régimes totalitaires, comme le régime hitlérien évoqué plus haut. La diversité de ces types de numéros deux, on le voit, est aussi bien l’effet d’une évolution chronologique que des périmètres d’action de ces seconds. Le pouvoir ou l’influence s’exercent dans un domaine donné ; gouvernement, espace palatial, domaine royal, famille princière, affects, armée... Et le numéro deux a lui-même, dans son propre champ, un numéro deux. Ainsi Édouard Balladur, ministre d’État et ministre de l’Économie, des Finances et des Privatisations lors de la première cohabitation (1986-1988), était surnommé avec ironie « le vice-roi du Pérou » pour mieux marquer qu’il était le numéro deux du Premier ministre93. Nicolas Sarkozy, FAYE Olivier et ROYER Solenn de, « Marc Guillaume, la disgrâce du ‘grand chambellan’ », Le Monde, 6 août 2020. 87 WEBER Max, La domination, op. cit., p. 235. 88 VOLKMANN Hans, « Der Zweite nach dem König », op. cit. 89 AZIZI Arash, The Shadow Commander. Soleimani, the US, and Iran’s Global Ambitions, Londres, One World, 2020. 90 WEBER Max, La domination, op. cit., p. 305-306. 91 HOBBES Thomas, Leviathan, op. cit., c. 30, p. 243. 92 CORNETTE Joël, Le roi de guerre, Essai sur la souveraineté dans la France du Grand siècle, Paris, Payot, 1993. 93 NAY Catherine, Souvenirs, souvenirs..., Paris, Pocket, 2019, p. 331-332. 86 ministre d’État (2005-2007), était décrit comme le numéro deux du gouvernement Villepin 94. Plusieurs contributions à ce volume se sont prêtées à ce jeu d’échelles. Les logiques qui dominent le sommet de l’État se répètent à des échelons inférieurs : celui des ministres (voir la contribution de Marjolaine Lémeillat sur les vice-chanceliers des ducs de Bretagne au XVe siècle), celui des partis politiques (avec la contribution de Wendy Devilliers sur le leadership du parti espagnol Podemos) ou celui des communautés locales (ainsi le baillage et l’évêché de Saint-Paul-Trois-Châteaux étudié par Nicolas Soulas). La relation n°1/n°2 Après avoir décrit les caractères originaux du numéro deux et avoir esquissé une première typologie, nous pouvons aborder les numéros deux sous un angle plus relationnel, en interaction avec le numéro un. Le trait qui nous semble le plus important est le système loyauté/confiance qui lie le chef et son second. La plupart des contributions à ce volume en témoignent. Le second doit au chef une loyauté absolue rétribuée par la confiance. Ce système doit prémunir le binôme contre deux fléaux dénoncés par les miroirs du prince : la flatterie et la calomnie95. Richelieu décrit les quatre qualités dont le roi doit faire preuve envers ses proches conseillers : la confiance, l’écoute, la générosité et un soutien indéfectible, seule attitude qui protégera les ministres contre « la haine et l’envie96 ». Le numéro deux qui bénéficie de la confiance du chef n’a pas besoin de le flatter et est protégé des calomnies de ses rivaux. Rien d’étonnant à ce que l’amitié puisse caractériser une solidarité aussi étroite entre les deux personnages, des philoi des rois hellénistiques à l’amitié entre Jean-Pierre Raffarin et Jacques Chirac. On est ici en pleine anthropologie du pouvoir, où la séparation entre public et privé se heurte à la trame humaine du politique. Jean-Pierre Raffarin insiste là-dessus : « L’amitié est très importante. [...] Le Premier ministre peut prendre des coups, mais en retour il faut qu’on lui donne du soutien, qu’on ait une relation avec lui. C’est pour cela que ma relation avec Jacques Chirac était faite d’amitié. » Le registre de l’affectif est ici bien présent, mais on ne doit pas oublier que dès la République romaine, l’amicitia est une notion aussi bien affective que politique : aucune carrière ne se construit sans « les bons soins des amis », écrivait déjà Quintus Cicéron dans le Commentariolum petitionis 97. Les miroirs traitent de cette question de l’amitié. Gilles de Rome, en 1277-1279, souvent cité par les miroirs ultérieurs, estime que le bon conseiller doit être à la fois honnête homme, compétent et « ami » du prince (bonus, prudens, amicus)98. 94 NAY Catherine, Tu le sais bien, op. cit., p. 320-321. Par exemple Vincentii Belvacensis De morali principis institutione, éd. Robert Schneider, Turnhout, Brepols, coll. « Corpus christianorum continuatio mediaeualis » 137, 1995, chap. 20 : « De detractoribus et adulatoribus qui conversantur in curiis », p. 98-103. 96 [PLESSIS CARDINAL DUC DE RICHELIEU Armand Jean du,] Testament politique d’Armand du Plessis, cardinal duc de Richelieu, t. 1, Amsterdam [sans éditeur], 1688, chap. 8.7, p. 273. 97 Cf. SCHULTE J. Manuel, Speculum regis, op. cit., p. 174-182. On retrouve le thème de l’amitié du prince dans le chapitre VI du Libro del Consejo y Consejeros de Pedro Gomez Barroso (†1348), conseiller d’Alphonse VI de Castille (cf. COUSSEMACKER Sophie, « Le prince ‘exemplaire’: reflets du prince dans les exempla du Libro del consejo y consejereos », in Frédérique LACHAUD et Lydwine SCORDIA (dir.), Le Prince au miroir de la littérature politique, op. cit. p. 229-258) et dans le De re publica optime administranda de Pétrarque : Francisci Petrarche laureati Rerum senilium liber XIIII. Ad magnificum Franciscum de Carrara Padue dominum epistola I: Qualis esse debeat qui rem publicam regit, éd. Vincenzo Ussani, Padoue, Collegium typographorum Patavinum, 1922, p. 34-35. 98 GILLES DE ROME (AEGIDIUS ROMANUS), De regimine principum, Venise, Bernardino Guerralda, 1502, livre 3, pars secunda, chap. 18 (sans pagination). Sur le traité de Gilles de Rome, voir BERGES Wilhelm, Die Fürstenspiegel des hohen und späten Mittelalters, op. cit., n° 22, p. 320-328 ; SENELLART Michel, Les arts de gouverner, p. 180-205 ; KEMPSHALL Matthew S., « The Rhetoric of Giles of Rome’s De regimine principum », in Frédérique LACHAUD et Lydwine SCORDIA (dir.), Le prince au miroir de la littérature politique, op. cit., p. 161190. 95 Plusieurs miroirs et traités identifient deux problèmes dans cette amitié. D’abord, est-elle possible malgré l’abîme qui sépare le souverain de son ministre ? Pétrarque estimait que le second sera tenté par la flatterie et le prince, par la condescendance 99. Les exemples contemporains abondent, à l’image de Michel Rocard jouant au « génie des carpettes » à l’égard de François Mitterrand, qui finit par le renvoyer avec mépris 100. Deuxième problème : comment prémunir le prince de l’influence néfaste de ses amis ? La solution serait-elle de se passer d’eux ? Impossible, déclarent les miroirs à l’unisson : le prince a besoin d’un ami, d’un « dépositaire de ses peines secrètes101 ». Dès lors, deux solutions s’ébauchent. La première est une économie prudente de l’amitié royale. Il serait inhumain, écrit le chancelier de Schwarzburg-Rudolstadt Ahasverus Fritsch en 1664, que le prince n’ait pas de favoris – même Dieu a ses favoris102. Le prince a besoin de ce que les Romains appelaient des participes curarum pour partager le fardeau de sa charge. Il lui incombe donc d’empêcher, par un juste équilibre de sa faveur (equilibrio), qu’une « affection privée disproportionnée » (amor privatus intemperans) ne le mette à la merci de son favori103. La seconde solution est de soigneusement distinguer les amis des conseillers – le domaine de l’affect, du divertissement, de celui du gouvernement. C’est l’avis, au XVIe siècle, de Claude de Seyssel, conseiller de Louis XII, ou d’Innocent Gentillet : Alexandre le Grand, écrit ce dernier, avait d’un côté Héphaïstion pour ami et, de l’autre, Cratère pour conseiller 104. Mais cette séparation ne règle pas le problème : est-il possible de partager les secrets d’État avec un confident sans subir son influence ? C’est une aporie. La reine Christine de Suède concluait philosophiquement : « les favoris sont, ou les amis intimes, ou les mortels ennemis des princes 105. » Le topos de l’amitié, dans lequel se résume le système loyauté-confiance, est si prégnant qu’une mazarinade n’hésite pas à décrire la relation n°1/n°2 comme un couple : « le ministre d’Estat […] est à la personne du Souuerain ce que l’obiect aimé est à l’amant ; [...] le Prince & le Ministre sont tellement attachez ensemble, par une consequence de necessité, qu’on ne sçauroit les desunir sans crime 106. » Le numéro deux est pour le prince « l’obiet de la plus legitime de toutes ses passions [...], un appuy sans l’aide duquel le Monarque demeureroit accablé sous la pesanteur de la charge 107 ». Le second est traité comme l’épouse de son chef, lui-même décrit comme un « amant » dont il serait « l’appui » – évoquant la femme créée comme un soutien pour l’homme selon la mythologie biblique. Pour stéréotypée que cette image du couple soit, elle n’en éclaire pas moins le schème récurrent d’un numéro un hypersexualisé, dont les conquêtes féminines sont un marqueur de statut (aussi bien sous 99 Francisci Petrarche laureati Rerum senilium liber XIIII, op. cit., p. 34-35. Voir BERGES Wilhelm, Die Fürstenspiegel, op. cit., n° 41, p. 352-353. 100 GUIGO Pierre-Emmanuel, Michel Rocard, Paris, Perrin, 2020. 101 BOSSUET, Politique tirée de l’Écriture sainte, op. cit., livre 10, chap. 2.1, p. 536-537. 102 Sur Ahasverus Fritsch, chancelier d’un petit comté d’empire, mais auteur prolifique aux 300 publications, voir HERPICH Brigitte, « Bürgerliche Hofkritik und bürgerliche Karriere. Mitteldeutsche Kleinstaaten im 17. Jahrhundert aus der Sicht des Kanzlers der Grafschaft Schwarzburg-Rudolstadt Ahasverus Fritsch », in MÜHLHEISEN Hans Otto et STAMMEN Theo (dir.), Politische Tugendlehre und Regierungskunst, op. cit., p. 197228. 103 FRITSCH Ahasverus, De gratia principum erga ministrum libellus, Iena, Georg Seengenwald, 1664, chap. 6 : « Princeps non uni ministro omnem potestatem conferat, aut gratiam tribuat, sed aliquos etiam favores aliis reservet » (non paginé). 104 SEYSSEL Claude de, La Grant Monarchie de France, Paris, Regnault Chauldiere, 1519, livre 2, chap. 8 : « De lauctorite et reputation que doibt donner le prince a ses principaulx seruiteurs », f. 23r ; [GENTILLET Innocent,] Discours sur les moyens de bien gouverner, op. cit., livre 1 chap. 2, p. 75-77. 105 CHRISTINE DE SUEDE, « Ouvrage de loisir, ou maximes et sentences de Christine, reine de Suède », in Mémoires concernant Christine, reine de Suède…, t. 2, Amsterdam et Leipzig, Pierre Mortier, 1751, centurie 3, n° 41, p. 11. 106 Question, s’il doit y avoir un premier ministre dans le conseil du roi, raison d’Estat et politique tres-importante à décider pour le bien du souverain et pour le repos de la patrie, Paris, 1649, p. 12 (l’auteur cite ici les arguments de ses adversaires). 107 Ibidem. l’Ancien régime que dans le monde contemporain, à en croire les frasques de nombreux présidents français), alors que c’est bien plus rare pour le numéro deux, astreint en quelques sortes aux noces mystiques avec le numéro un108. C’est particulièrement vrai de seconds qui furent en effet des eunuques – le praepositus sacri cubiculi romain par exemple – ou des clercs, comme les chanceliers médiévaux ou les cardinaux-ministres modernes. La figure de Cambacérès, étudiée ici par Florian Coppée, dont l’éternel célibat faisait jaser, s’inscrit dans la même lignée. Symptôme de cette jalouse exclusivité, l’entretien avec Jean-Pierre Raffarin contient près de 90 fois le mot « président » pour seulement 4 fois le mot « France » : on n'imagine guère qu’il en aille de même dans un entretien avec le président. Le deuxième motif de la relation n°1/n°2 est la problématique de la délégation. C’est un leitmotiv de la littérature spéculaire : le prince ne peut pas tout gérer lui-même109. Il a besoin d’un numéro deux « s’il ne peut ou ne veut pas lui-même avoir continuellement l’œil sur sa carte et sur sa boussole », comme le dit le Testament politique de Richelieu110. Dans la configuration la plus courante, le second décharge le prince des problèmes domestiques (ceux du palais, ceux du royaume) et lui permet de se consacrer aux affaires étrangères et à la guerre. C’est la distinction entre le « dedans » et le « dehors » de l’Ancien régime et le « domaine réservé » de la Ve République, auquel l’avènement de « l’hyperprésidence » a porté un coup sérieux. Cette configuration décharge le numéro un de « l’intendance » chère au général de Gaulle. Le « dedans », c’est aussi un programme de réformes ingrat, attirant l’impopularité, dont il faut préserver le chef. Le « domaine réservé » rapporte davantage de dividendes auprès de l’opinion publique. Comme l’explique ci-dessous Jean-Pierre Raffarin, Jacques Chirac a pris au Premier ministre trois dossiers relevant du « dedans », mais populaires, voire thaumaturgiques : le plan cancer, la sécurité routière, les handicapés. Le partage des tâches complète ainsi la fonction de bouclier ou de paratonnerre du numéro deux. Le rôle d’intendant du second est une notion ancienne. Bernard de Clairvaux, dans le De consideratione, explique que le pape a mieux à faire que s’occuper de son palais et de son personnel : il doit en confier la gestion à un intendant, œconomus, qui sera « le premier de tous » dans sa sphère et devra être pour le pape ce que fut le Joseph de la Genèse pour Pharaon 111. Ce numéro deux, c’est, dès le XIIe siècle, le camerier du pape, que Michel Mollat appelait son « Premier ministre112 ». Numéros un et deux fonctionnent ici sur le principe des poupées russes. Le « dehors » est présenté comme la partie noble de la politique, et le « dedans » comme les bas morceaux. Encore au XVIIIe siècle, le cardinal de Fleury, en esquissant le programme d’histoire de son royal élève Louis XV, passe ventre à terre sur la politique intérieure pour se consacrer entièrement à la politique extérieure, à la morale, à l’Église et à la famille royale 113. C’est pourquoi le marquis d’Argenson, secrétaire d’État aux affaires étrangères de Louis XV et ardent réformateur, s’élève un demi-siècle plus tard contre l’idée reçue que le dedans « ne doit servir qu’aux affaires du dehors114 ». Cette dichotomie se retrouve à l’époque contemporaine, 108 DULONG Delphine, Premier ministre, op. cit., chapitre 12. OSSA Melchior von, Prudentia regnativa, das ist: Ein nützliches Bedencken…, Francfort/Main, Johann Saurn ed., 1607, c. 6, p. 83. 110 PLESSIS Armand Jean du, Testament politique d’Armand du Plessis, op. cit., p. 267. 111 BERNARD DE CLAIRVAUX, « De consideratione ad Eugenium papam », in S. Bernardi opera, t. 3, op. cit., livre IV, chap. 6.17-19 : « Qualem se constituat super domum et familiam suam », p. 461-463. 112 SISSON Keith et LARSON Atria A., A Companion to the Medieval Papacy. Growth of an Ideology and Institution, Leiden et Boston, Brill, coll. « Brill’s Companions to the Christian tradition » 70, 2016, p. 220. 113 MORMICHE Pascale, « Le cardinal de Fleury et l’éducation de Louis XV d’après ‘l’Abrégé de l’histoire de France, rois de la première et de la deuxième race’ » in Chantal GRELL, Werner PARAVICINI et Jürgen VOSS (dir.), Les princes et l’histoire, op. cit., p. 573-590. 114 VOYER DE PAULMY MARQUIS D’ARGENSON, René-Louis de, Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France, Yverdon, 1764, chap. 2, p. 15. Sur l’influence des Lumières sur le projet politique du marquis d’Argenson, voir D'Argenson, Considérations sur le gouvernement : a critical edition, with other political texts, éd. Andrew Jainchill, Oxford, OUP, coll. « Oxford University studies in the Enlightenment » 5, 2019. 109 notamment au travers des agendas des Premiers ministres et des présidents. Le chef de l’État impose son rythme et parcourt le monde, alors que l’hôte de Matignon doit gérer les affaires courantes et se montrer immédiatement disponible115. Le partage « dedans/dehors » n’est cependant pas le scénario unique. Dans des systèmes palatiaux où un second (vizir, maire du palais, préfet du prétoire...) finit par mettre la main sur l’appareil d’État, le dernier bastion du numéro un est le domaine cérémoniel, symbolique ou religieux, dans lequel la légitimité politique se met en scène. Dans le régime de Vichy, alors que Pétain n’avait pas de numéro deux avant 1942 (le vice-président du Conseil n’étant pas un véritable chef de gouvernement), l’occupation allemande en impose un au chef de l’État français en la personne de Pierre Laval, ardent défenseur de la collaboration, qui « exerce le pouvoir intérieur et extérieur de la France 116 ». C’est aussi le cas, dans les démocraties contemporaines, de monarchies comme le Royaume-Uni. En France, on comprend mieux la bataille qui a pu se jouer autour de la gestion des affaires étrangères et européennes entre François Mitterrand et Jacques Chirac lors de la première cohabitation (1986-1988). Ce n’était pas seulement la revendication de compétences, mais une querelle pour la définition de qui serait numéro un et qui serait numéro deux, dans cette situation imprévue par la constitution. Le partage des tâches est rendu possible par une complémentarité d’expérience, de réseaux, de ressources et de tempérament entre numéro un et numéro deux. Jean-Pierre Raffarin commente cette complémentarité avec le président Chirac : le parisien et le provincial, le hautfonctionnaire et l’homme du privé, l’UDF et le RPR – mais aussi l’orateur méticuleux et l’improvisateur. Florian Coppée en dit autant de Cambacérès et Napoléon. Il reste que la position du second est tantôt décrite comme un enfer, tantôt comme un havre de paix. Sa position semble par nature précaire. Il est pris en tenaille entre un numéro un qui l’envisage comme un bouclier et des subalternes qui n’aspirent qu’à le remplacer. JeanPierre Raffarin présente le Premier ministre comme un « airbag » du président, cerné par les ambitions de Nicolas Sarkozy, Dominique de Villepin et François Fillon. Pour durer, le « devoir de grisaille » cher à Michel Rocard est de mise117. Cela explique la faible visibilité médiatique des Premiers ministres 118. Les miroirs insistent unanimement sur de sobres qualités d’exécutant : le numéro deux est fidèle, honnête, travailleur, modeste, sans ambition 119. JeanPierre Raffarin distingue les numéros deux « de destination », idéaux pour le numéro un, des numéros deux « de situation » qui veulent le remplacer. Les numéros deux au long cours ont des personnalités discrètes : piètres orateurs, ils préfèrent les discussions tamisées à la tribune médiatique. C’est ce que montre Christophe Bellon à travers la figure de Waldeck-Rousseau, numéro deux de naissance, pourrait-on dire. Ce sont les mêmes qualités que Jacques Chirac a appréciées chez Alain Juppé : « il était certain de sa loyauté, de son calme, de sa docilité 120. » Jacques Chirac a obstinément refusé, malgré leur popularité, de prendre comme Premiers ministres Philippe Séguin (« au bout de trois semaines, il ne te prendra plus au téléphone », 115 GUIGO Pierre-Emmanuel, « Jours tranquilles à Matignon : gérer la semaine de Pierre Mauroy entre Lille et Paris », Sociétés & Représentations, n° 52, 2021/2, p. 63-78 116 Acte constitutionnel n° XI du 18 avril 1942. Voir MASSOT Jean, Chef de l’État et chef du gouvernement, op. cit., p. 26. 117 GUIGO Pierre-Emmanuel, « Michel Rocard ou la communication marginale », Histoire@Politique, n° 21, 2013/3, p. 140-154. 118 DULONG Delphine, Premier ministre, op.cit., p.306-311. 119 VINCENTII BELVACENSIS De morali principis institutione, éd. Robert Schneider, Turnhout, Brepols, coll. « Corpus christianorum continuatio mediaeualis » 137, 1995, chap. 23-24, p. 115-123 (sur l’ambition) ; OSSA Melchior von, Prudentia regnativa, das ist: Ein nützliches Bedencken…, Francfort/Main, Johann Saurn, 1607, chap. 6, p. 105 ; PLESSIS CARDINAL DE RICHELIEU Armand du, Testament politique, op. cit., livre 8, chap. 2, p. 241 (les quatre qualités du conseiller sont compétence, fidélité, courage et application) ; HOBBES Thomas, Leviathan, op. cit., chap. 30, p. 242-243 ; SCHRÖDERN Wilhelm von, « Dissertatio de ministrissimo », op. cit., chap. 8, p. 477479 ; JUSTI Gottlob von, Der Grundriss, livre 4 chap. 5, p. 354-370 (§279) et livre 5 chap. 5, p. 452-454 (§331). 120 NAY Catherine, Tu le sais bien, op. cit., p. 38. l’aurait averti Charles Pasqua) et Nicolas Sarkozy (« Si je le nomme à Matignon, trois mois plus tard, on se demandera qui est le grand type sur la photo derrière lui »)121. Ainsi décrit, le numéro deux est le minister – serviteur – par excellence, prêt à vivre « l’enfer », pour reprendre le titre du livre de Raphaëlle Bacqué 122. Cet « enfer », c’est déjà ce que décrit Moser en plein XVIIIe siècle : introduit dans le bureau d’un ministre, « je vis donc devant mes yeux une Victime de l’Etat, un martyr tourmenté, qui au moins une fois le jour couroit le risque de sa damnation 123 ». Le poste scelle des destins parfois tragiques. Les vizirs décrits par Rémi Gareil finissent déposés, ruinés, embastillés, exécutés. Alors que le prince accapare le prestige, le second est cantonné aux œuvres plus ingrates, à l’image du Ramiro de Machiavel. Il y aurait sans doute là une piste psychologique à explorer pour comprendre cette « servitude volontaire » décrite par Delphine Dulong124, ce masochisme nécessaire pour devenir numéro deux. Jean-Pierre Raffarin parle ci-dessous, dans une optique chrétienne, d’une « grâce du pouvoir » : ce que décrit concrètement l’ancien Premier ministre, c’est un épuisement au service du président, qui culmine dans sa propre hospitalisation. Cette « grâce » de la relation n°1/n°2 a chez lui une dimension christique : c’est la soumission du Fils aux desseins du Père et le choix d’un sacrifice rédempteur, pour la bonne cause. Si le Premier ministre refuse un sacrifice qui est souvent celui de son avenir politique, alors le stigmate du mauvais second ambitieux refait son apparition. La trahison du numéro deux est un poncif très répandu que l’on retrouve aussi dans le discours médiatique contemporain, dans lequel il est beaucoup plus fantasmé que réel 125. Le numéro un est alors tenté de l’éliminer, à l’image de Jacques Chaban-Delmas écarté en 1972 par Georges Pompidou, pour ainsi dire pour lèse-majesté126. Dans certains contextes, les seconds sont parvenus à s’imposer face à leur numéro un, allant jusqu’à les remplacer, à l’instar des maires du palais. Les Premiers ministres de la Ve République, pourtant dominés par le président, en dehors des cohabitations 127, gagnent parfois leur bras de fer avec le chef de l’État. Dans son autobiographie, Michel Rocard n’hésitait pas à titrer un de ses chapitres : « Premier ministre, mieux que président », défendant l’idée que le Premier ministre, plus discret, avait une marge de manœuvre très importante, alors que le président était pieds et poings liés par les médias et la perspective de sa réélection 128. Si cet avis relève bien entendu d’une réécriture enjolivée, il donne une idée de l’autonomie dont peut bénéficier le numéro deux. Marceau Long, secrétaire général du gouvernement de 1975 à 1982, souligne les pouvoirs beaucoup plus importants du Premier ministre par rapport aux présidents du Conseil de la IVe République : « Le rôle du Premier ministre s’est considérablement accru depuis la Ve République parce qu’il a bénéficié d’une remontée considérable de pouvoirs qui viennent de ministres 129. » Les Premiers ministres ayant réussi à accéder à l’Élysée restent toutefois l’exception (Georges Pompidou, Jacques Chirac), et cela n’a été possible qu’en trahissant leur numéro un130. 121 Ibid., p. 36 et 251. BACQUE Raphaëlle, L’enfer de Matignon, Paris, Albin Michel, 2008. 123 MOSER Friedrich Carl von, Idée d’un bon gouvernement, op. cit., p. 182. 124 DULONG Delphine, Premier ministre, op. cit., p. 293. 125 GUIGO Pierre-Emmanuel, « Être calife à la place du calife ? La trahison réelle et supposée des numéros 2 du pouvoir en France (1958-2020) », Les cahiers d’Agora. Le traître en politique, n° 6, 2022, consultation en ligne : https://cyagora.cyu.fr/version-francaise/cahiers-dagora-revue-en-humanites/numero-6 126 BONFRESCHI Lucia, « Le triangle du pouvoir : Jacques Chaban-Delmas, Georges Pompidou et le mouvement gaulliste, 1969-1972 », in Bernard Lachaise (dir.), Jacques Chaban-Delmas en politique, Paris, PUF,2007, p. 251266. 127 DULONG Delphine, Premier ministre, op. cit., 128 ROCARD Michel, Si ça vous amuse, Chroniques de mes faits et méfaits, Paris, Flammarion, 2010. 129 LONG Marceau, Les services du Premier ministre, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1981, p. 15. 130 GUIGO Pierre-Emmanuel, « Être calife … », art. cit. 122 Il faut suggérer pour terminer une distinction entre des numéros deux centraux – l’essentiel de ceux auxquels ce volume est consacré – et des numéros deux locaux. En effet, les gouvernements pré-industriels, confrontés au problème de la distance et de la communication, ont un contrôle inégal de leur territoire. Dans cet espace hétérogène s’opposent souvent un centre efficacement contrôlé et une périphérie plus autonome, où prospèrent marquis, ducs, lieutenants, vice-rois, et autres gouverneurs – on songe aussi aux présidents de conseils régionaux ou aux Ministerpräsidenten des Länder de la décentralisation contemporaine. Ces représentants du prince connaissent un âge d’or à l’époque des grandes découvertes et des empires coloniaux, quand se développent démesurément à la fois un appareil d’État centralisé et la distance entre le centre et la périphérie. Ces représentants du prince, qu’un volume récent appelle ses alter ego, ne sont-ils pas, eux aussi, des numéros deux 131 ? Le temps long du numéro deux Il est temps de conclure cette introduction sans se dérober à sa tâche la plus difficile : organiser le matériel réuni par ce volume dans une chronologie, pour esquisser une histoire de long terme des numéros deux. Pour maintenir cette ébauche dans des limites raisonnables, on sera contraint de se limiter à l’histoire méditerranéenne et surtout, à partir du deuxième millénaire, à l’histoire occidentale et notamment l’histoire de France. Selon un célèbre mot de Pierre Clastres, « l’histoire des peuples sans histoire [c’est-à-dire des sociétés segmentaires ou à pouvoir diffus], c’est l’histoire de leur lutte contre l’État 132 ». Faute de concentration des pouvoirs et des ressources, faute de différenciation entre société et gouvernement, le numéro un, cantonné à des fonctions religieuses et symboliques, n’a guère besoin de second. Au contraire, un numéro deux faisant écran entre le chef et le groupe n’est pas pensable quand le groupe exerce un contrôle permanent sur un chef faible. En revanche, certaines chefferies semblent dirigées par deux chefs qui se partagent le pouvoir et où la structure n°1/n°2 gagne en pertinence. C’est le cas des Bamikélés cités par Balandier, distinguant le fo, chef symbolique et religieux, mais portant les attributs du pouvoir suprême, du kwipu, premier dignitaire, essentiellement un chef de guerre : il y a partage des tâches entre un chef symbolique et un numéro deux exécutif. L’absence du binôme n°1/n°2 caractérise également les systèmes représentatifs antiques (cités grecques, république romaine) qui ont renoncé à la monarchie et déconcentré les pouvoirs en confiant l’exécutif à non pas un, mais plusieurs magistrats, les stratèges et consuls. Le même système (plusieurs magistrats élus, avec une rotation rapide) inspire les communes françaises et italiennes qui, autour de 1100, s’émancipent du pouvoir seigneurial et épiscopal 133. Ainsi, les sociétés pré-industrielles qui résistent au chef unique ne permettent pas au binôme n°1/n°2 d’émerger. Ce dernier prend son essor dans les États anciens, et tout particulièrement, comme l’a vu Weber, dans des dominations patrimoniales où les ressources matérielles, les honneurs et le personnel politique se concentrent au palais et où une administration se différencie et se spécialise134. C’est le cas dès l’Égypte du haut Empire, au IIIe millénaire av. J.-C. Parmi les dignitaires se distingue le « vizir » (tjaty), responsable du Grenier et du Trésor royaux, qui est 131 CHAREYRE Philippe, ADOT LERGA Alvaro, DENES Harai (dir.), Les alter ego des souverains. Vice rois et lieutenants généraux en Europe et dans les Amériques, XV-XVIIe siècle, Pau, Puppa, coll. « Cultures, Arts et Sociétés » 12, 2021 (en particulier la « Synthèse. Gouverner en l’absence » des trois éditeurs, p. 437-460). 132 CLASTRES Pierre, La société contre l’État, Paris, Éditions de Minuit, 1974, p. 186, 133 BOUCHERON Patrick et MENJOT Denis, La ville médiévale, Paris, Seuil, coll. « Histoire de l’Europe urbaine » 2, 2011 (1e ed. 2003), p. 305-311. Sur le mouvement communal français, voir CHEDEVILLE André, LE GOFF Jacques et ROSSIAUD Jacques, La ville en France au Moyen Âge, des Carolingiens à la Renaissance, Paris, Seuil, coll. « Histoire de la France urbaine » 2, 1998 (1e ed. 1980), p. 163-180. Sur l’Italie, voir MENANT François, L’Italie des communes (1100-1350), Paris, Belin, coll. « Belin Sup histoire », 2005, p. 26-30. 134 WEBER Max, La domination, op. cit, p. 235. sous la Xe dynastie (vers -2000) le destinataire de plusieurs traités de bon gouvernement 135. La charge est si convoitée qu’elle change de détenteur en moyenne tous les trois ans, pendant une phase d’instabilité violente qui dure de -2375 à -2287136. L’empire assyrien des -VIIIe-VIIe siècles connaît un trio de numéros deux potentiels correspondant en tous points à la typologie établie plus haut : le chambellan, qui est le seul à jouir d’un accès direct au roi, le vicechancelier, qui est à la tête de l’administration et – dans cet empire fortement militarisé – le généralissime, qui porte le titre de turtan (signifiant littéralement « le suivant », « le second »), numéro deux protocolaire après le roi137. Les monarchies anciennes connaissent ainsi des sociétés de cour hiérarchisées et, pour certaines, des ministres portant un titre de « second »138. La plupart des configurations évoquées dans notre typologie sont donc présentes dès les premiers « États » : le vizir, le chambellan, le général, la reine... Dans ces dominations patrimoniales où le politique et le domestique s’entremêlent, le chambellan parvient parfois à s’imposer comme numéro deux (ainsi le cubiculaire romain, en concurrence avec le préfet du prétoire). Dans les royaumes francs et jusqu’au XIIe siècle, il est plus difficile de distinguer un numéro deux gouvernemental d’un numéro deux domestique : le « Premier ministre » porte en même temps la casquette de « chambellan », comme c’est le cas du maire du palais mérovingien, du chambrier carolingien ou du sénéchal des premiers Capétiens. Quel que soit son poste, le numéro deux ne peut pas faire l’impasse sur l’espace et le personnel palatins. On pourrait parler d’un âge d’or du type du chambellan au premier Moyen Âge, si, du fait même de l’indifférenciation qu’on vient d’évoquer, cela ne pouvait pas n’être qu’un raccourci. À partir du Moyen Âge central, la différenciation croissante entre le politique et le domestique, entre l’appareil d’État et la maison du roi, affecte directement le numéro deux en Occident. La bureaucratie se développe et, avec elle, le type du chancelier, professionnel de l’écrit et des actes publics139. À partir du XIIIe siècle, en France, les institutions se différencient entre l’hôtel du roi (le domestique) et la cour (le politique), au sein de laquelle s’autonomise à son tour le Parlement de Paris. Le règne de Philippe Auguste (1180-1223), fait figure de charnière : il est marqué par une forte croissance du nombre des actes royaux et de la bureaucratie, incarnée par la fixation des archives à Paris 140. La chancellerie prend alors son essor. Une des figures les plus importantes du règne de Philippe Auguste est Guérin, simple frère hospitalier devenu conseiller royal : il est appelé informellement chancelier à partir de 1202, malgré la vacance dont on parlera bientôt, puis est évêque de Senlis en 1213 et est omniprésent dans les actes de la seconde moitié du règne. Il est désigné par Guillaume le Breton comme le secundus a rege141. Exécuteur testamentaire du roi, régent sous la minorité de saint Louis, il ressuscite éphémèrement le titre officiel de chancelier 135 Dans EDWARDS Iorwerth E., GADD Cyril J. et HAMMOND Nicholas G. (dir.), The Cambridge Ancient History, t. 1.2, Early History of the Middle East, Cambridge, CUP, 2008 (1e ed. 1971), voir SMITH W. Stevenson, « The Third Dynasty », p. 145-160 (p. 159-160) ; SMITH W. Stevenson, « The Fourth Dynasty », p. 160- 179 (p. 170) et SMITH W. Stevenson, « Literature and art », p. 200-206 (p. 201, sur les traités de gouvernement) ; AGUT Damien et MORENO-GARCIA Juan Carlos, L’Égypte des pharaons. De Narmer à Dioclétien, 3150 av. J.-C.-284 apr. J.-C., Paris, Belin, coll. « Mondes anciens », 2016, p. 133-134 et 146-147. 136 AGUT Damien et MORENO-GARCIA Juan Carlos, L’Égypte des pharaons, op. cit., p. 171-172. 137 GRAYSON A. Kirk, « Assyrian civilization », in BOARDMAN John et alii (dir.), The Cambridge Ancient History, t. 3.2 : The Assyrian and Babylonian Empires and other States of the Near East, from the Eighth to the Sixth Centuries B.C., Cambridge, 1991 (2e éd.), p. 194-228 (p. 200). 138 Voir VOLKMANN Hans, « Der Zweite nach dem König », Philologus, n° 92, 1938, p. 285-316. 139 WEBER Max, La domination, op. cit., p. 236-237. 140 LE GOFF Jacques, « Genèse de la France (milieu IXe – fin XIIIe siècle) : vers un Etat monarchique français », in DESCIMON Robert, GUERY Alain et LE GOFF Jacques, La Longue Durée de l’État, op. cit., p. 19-64 (p. 49-55). 141 Œuvres de Rigord et Guillaume le Breton, historiens de Philippe-Auguste, t. 1, éd. François Delaborde, Paris, Renouard, 1882, p. 256. entre 1223 et sa mort en 1227 142. Cet humble frère tiré du néant pour ses seules qualités personnelles inaugure une nouvelle ère, celle d’un État basé sur la compétence et le dévouement d’officiers spécialisés d’origine modeste, auxquels le roi délègue de plus en plus de pouvoir. Rien de surprenant, alors, si Philippe Auguste détecte dans la chancellerie le foyer d’une possible concurrence. Il laisse l’office vacant dès 1185143. Cette vacance devait durer plus d’un siècle, ce qui permit au garde des sceaux, chef officieux de la chancellerie, de prendre à son tour son essor jusqu’à ce que le poste de chancelier soit à nouveau pourvu et fusionne avec celui de garde des sceaux sous Philippe VI (1328-1350). La papauté grégorienne a le même réflexe que les Capétiens : le pape n’a pas de chancelier mais un vice-chancelier144. L’âge d’or du chancelier commence au Moyen Âge central : les historiens s’accordent à le considérer comme le numéro deux du roi jusqu’à l’absolutisme au XVIIe siècle. Ferdinand Lot et Robert Fawtier en parlent comme d’« un secrétaire général de la monarchie » et Roland Mousnier comme d’« une manière de vice-roi145 ». Bernard Barbiche résume son rôle : « détenteur des sceaux royaux (grand sceau de majesté et sceau dauphin), chef de la justice et de toute la hiérarchie des officiers, chef né des Conseils du roi, chargé en outre à partir de 1566 de la censure et du contrôle de la librairie, ce grand officier de la couronne était le seul ministre inamovible146. » N'oublions pas que le grand sceau, au bas Moyen Âge, est une émanation de la personne du roi, porté sur un cheval lors des entrées solennelles 147. Son gardien est un double du roi. Il examine tous les actes de la chancellerie lors des audiences du sceau, pour veiller à ce qu’ils ne portent pas atteintes aux droits de son maître148. À la mort du roi, il est le seul grand officier à ne pas porter le deuil, incarnant la continuité de l’État. Ce « magistrat suprême » garde trois rivaux au moins : le connétable, chef de l’armée et premier officier du royaume ; le type du « grand argentier » (l’argent restant le nerf de la guerre) ; et le favori. Ce dernier accompagne l’essor de la société de cour. En France, les tentatives d’Henri III (1574-1589) pour instaurer une cour plus ritualisée et plus hiérarchisée, avec à son sommet les mignons et en particulier les « archimignons » (Joyeuse, Épernon) rencontrent de fortes résistances qui le forcent à reculer 149. En Castille, le favori (privado) se formalise à la fin du XVe siècle comme un véritable chef de gouvernement, précurseur du valido de l’époque moderne : ainsi, Olivares, au début du XVIIe siècle, est à la fois privado et valido ; en plein apogée de l’idéal courtisan, on trouve des ministres-favoris ailleurs en 142 Pour un aperçu des fonctions de frère Guérin, voir BALDWIN John, Philippe Auguste et son gouvernement, trad. Béatrice Bonne, Paris, Fayard, 1991, p. 158-162. 143 TESSIER Georges, Diplomatique royale française, Paris, Picard, 1962, p. 134-137 ; LE GOFF Jacques, « L’organisation de l’État monarchique de Philippe Auguste à Philippe le Bel (fin XII e – début XIVe siècle) », in DESCIMON Robert, GUERY Alain et LE GOFF Jacques, La Longue Durée de l’État, op. cit., p. 65-146 (p. 132-134). 144 SISSON Keith et LARSON Atria A. (dir.), A Companion to the Medieval Papacy. Growth of an Ideology and Institution, Leiden et Boston, Brill, coll. « Brill’s Companions to the Christian tradition » 70, 2016, p. 239-258. 145 ANTOINE Michel, « La chancellerie de France au XVIe siècle », in ANTOINE Michel, Le dur métier de roi. Études sur la civilisation politique de la France d’Ancien Régime, Paris, PUF, coll. « Histoires », 1986, p. 15-30 (première publication : Journal des Savants, 1969, p. 145-157). Citations : LOT Ferdinand et FAWTIER Robert, Histoire des institutions françaises au Moyen Âge, t. 2, Institutions royales, Paris, PUF, 1958, p. 57 ; MOUSNIER Roland, Les institutions de la France t. 2, op. cit., p. 136 (sur le pouvoir du chancelier sous l’absolutisme, p.136141 ; sur son déclin, p. 154-155). Sur la chancellerie de la Renaissance, MICHAUD Hélène, La grande chancellerie et les écritures royales au XVIe siècle (1515-1589), Paris, C. Klincksieck, coll. « Mémoires et documents publiés par la Société de l’École des chartes » 17, 1967. 146 BARBICHE Bernard, « De la commission à l’office de la couronne : les gardes des sceaux de France du XVI e au XVIIIe siècle », in BARBICHE Bernard, Le roi et l'État, op. cit., p. 37-68 (p. 37). Voir aussi TESSIER, Diplomatique royale française, op. cit., p. 137 ; et KRYNEN Jacques, Idéal du prince et pouvoir royal, op. cit., p. 149-154. 147 DESCIMON Robert, GUERY Alain et LE GOFF Jacques, La longue durée de l’État, op. cit., p. 77-78. 148 TESSIER Georges, Diplomatique royale française, op. cit., p. 145. 149 LE ROUX Nicolas, La faveur du roi, op. cit. Europe150. Pour ce qui concerne le connétable, en revanche, l’office décline dès la fin du Moyen Âge : il est finalement supprimé par Richelieu en 1627. Enfin, dans le domaine des finances, un chef met longtemps à s’imposer. Cette administration médiévale est en effet collégiale, partagée entre les « messieurs des finances ». Il faut attendre le XVIe siècle pour que ce personnel soit hiérarchisé en intendants, surintendants et contrôleurs généraux, avec des remaniements d’année en année151. Mais le résultat est là : à l’apogée du règne d’Henri IV, c’est le duc de Sully, surintendant dans les faits plus qu’en titre, et non le chancelier, qui peut être considéré comme le numéro deux, on l’a vu plus haut 152. Louis XIV ne s’y trompe pas en assumant personnellement la charge de surintendant, comme Philippe Auguste avait laissé vacante la chancellerie. L’essor de l’absolutisme et, avec lui, des notions d’État 153 et de souveraineté, fait franchir à la formalisation du numéro deux une étape décisive. La première moitié du XVIIe siècle est, pour les historiens, le temps du ministériat, celui du « premier » ou « principal » ministre, qui semble l’emporter sur ses rivaux : chancelier, surintendant ou connétable 154. Le phénomène s’observe en France (avec les cardinaux-ministres Richelieu et Mazarin), en Espagne (où le privado est un ministre-favori assumé : le duc de Lerme puis le comte-duc d’Olivarès dont nous parle ici Marion Duchesne), en Angleterre (le duc de Buckingham), et dans bien des cours d’Europe155. Cette formalisation du numéro deux résulte à la fois de l’absolutisme royal et de la croissance de l’appareil d’État. Le monarque absolu s’affranchit des conseils et autres contrepouvoirs qui corsètent sa prise de décision ; il devient le « roi-bureaucrate » évoqué par Roland Mousnier, le Louis XIV qui, après s’être accoutumé au travail quotidien, put écrire : « Il me sembla seulement alors que j’étais roi, et né pour l’être 156 ». Il gouverne seul, au prix d’un immense labeur, multipliant les tête-à-tête avec ses ministres, secrétaires d’État ou conseillers. Philippe II d’Espagne, Louis XIV ou Frédéric II de Prusse y parviennent. Mais la puissance de travail du roi, tout comme ses qualités naturelles, ont des limites, d’autant plus qu’il doit toujours se plier à l’idéal du roi-courtisan ; « c’est pourquoi, conclut Jean Bérenger, le Prince fait appel à un Premier ministre157. » 150 FORONDA François, Privauté, gouvernement et souveraineté, op. cit. ; KAISER Michael et PECAR Andreas (dir.), Der zweite Mann im Staat : Oberste Amtsträger und Favoriten im Umkreis der Reichsfürste in der Frühen Neuzeit, Berlin, Duncker & Humblot, 2003. 151 BARBICHE Bernard, « L’administration centrale des finances au temps de Sully », op. cit., p. 227-230 ; voir encore ANTOINE Michel, « L’administration centrale des finances en France du XVIe au XVIIIe siècle », in ANTOINE Michel, Le dur métier de roi, op. cit., p. 31-60 (première publication dans Histoire comparée de l’administration (IVe-XVIIIe siècle), Paris, Institut historique allemand, coll. « Beihefte der Francia » 9, 1980, p. 511-533). 152 ANTOINE Michel, « L’administration centrale des finances », op. cit., p. 39-40. 153 Voir toujours le classique PASSERIN D’ENTREVE Alexandre, La Notion de l’État, trad. Jean Weiland, Paris, Sirey, coll. « Philosophie politique » 2, 1969 (éd. orig. 1962), chap. 4 : « À la recherche de la souveraineté », p.113-121 et chap. 5 : « La naissance de l’État moderne », p. 123-132. Cf. aussi POST Gaines, « Status regis », Studies in Medieval and Renaissance History, n° 1, 1964, p. 1-103 ; ROWEN Herbert H., The King’s State. Proprietary Dynasticism in Early Modern France, New Brunswick, Rutgers University Press, 1980 ; REINHARD Wolfgang (dir.), Les élites du pouvoir et la construction de l’Etat en Europe, Paris, PUF, 1996. 154 MOUSNIER Roland, Les institutions de la France, t. 2, op. cit., p. 135-136 ; BONNEY Richard, Political Change in France under Richelieu and Mazarin, 1624-1661, Oxford, OUP, 1978, p. 3-28 ; BONNEY Richard, Society and Government in France under Richelieu and Mazarin, 1624-1661, Londres, Macmillan, 1988 ; BERENGER Jean, « Pour une enquête européenne : le problème du ministériat au XVIIe siècle », Annales ESC, n° 29, 1974, p. 166192. 155 KAISER Michael et PECAR Andreas (dir.), Der zweite Mann im Staat, op. cit. 156 MOUSNIER Roland, Les institutions de la France, t. 2, op. cit., p. 28 ; LOUIS XIV, Mémoires pour l’instruction du Dauphin, op. cit., p. 51. 157 BERENGER Jean, « Pour une enquête européenne : le problème du ministériat au XVIIe siècle », art. cité, p. 167 ; voir aussi MOUSNIER Roland et HARTUNG Fritz, « Problèmes concernant la Monarchie absolue », in Xo congresso internazionale di scienze storiche, relazioni, t. 4, Florence, Sansoni, 1956, p. 28-32. Le prince choisit un ministre pour gouverner en son nom, sous son contrôle – Richelieu reste ainsi étroitement contrôlé par Louis XIII158. De ce fait, le ministre dépend cruellement de la faveur du roi et s’expose à des disgrâces brutales : Richelieu y échappe de peu lors de la journée des dupes. Il faut insister sur la part de bricolage que comporte la formalisation des Premiers ministres. Ils ne se sont pas confortablement assis dans un fauteuil préparé pour eux, mais ont su profiter d’une conjoncture politique et institutionnelle favorable en mobilisant toutes les ressources possibles : réseaux, carrière ecclésiastique parallèle, accès privilégié au roi, qualités personnelles (celles de Richelieu comme de Mazarin frappent les contemporains), pour se frayer un chemin jusqu’au sommet du pouvoir et triompher de leurs rivaux 159. Ce double du roi qu’est le Premier ministre connaît son apogée en 1600-1660, avant de traverser une phase de déclin relatif. L’existence d’un Premier ministre est en effet un signe de contradiction criant pour l’absolutisme royal. Le Premier ministre subit une critique virulente pendant la Fronde, sous la grêle drue de cinq mille mazarinades 160. Signe des temps, à la mort de Mazarin, Louis XIV, qui s’apprête à se passer de Premier ministre, fait prendre un deuil général à la cour : pour la première et dernière fois, cet honneur échoit à un autre qu’un membre de la famille royale161. Le Premier ministre reste un objet de débat passionné jusqu’à la fin de l’Ancien régime : le catalogue de la BNF référence une trentaine de titres du XVIIe siècle contenant les mots « Premier ministre » ; au XVIIIe siècle, il y en a près de trois cents. La Révolution ne rompt pas avec cette tradition puisqu’elle semble vouloir abolir le numéro deux, afin de ne pas mettre d’intermédiaire entre le roi et son peuple, représenté par l’Assemblée 162. Après la césure de la Révolution et de l’Empire, l’époque contemporaine est dominée par la souveraineté populaire, la séparation des pouvoirs et la démocratie représentative. Le souverain n’est plus la personne du monarque, mais le peuple. La figure du numéro un subsiste, mais redevient, par un saisissant retour aux sociétés à pouvoir diffus qui résistaient à l’essor d’un chef fort, une figure symbolique vidée de tout pouvoir exécutif (ainsi les monarques européens, comme la reine d’Angleterre ; le président de la République italien ou allemand, le président des IIIe et IVe Républiques...). Les métaphores traditionnelles sont bouleversées, puisque le peuple devient « la tête », alors que le numéro un n’est plus que les « bras » pour parler à la façon de Louis Blanc163. Il s’agit d’un bouleversement progressif, comme le montre le cas français : la fonction du président de la République, généreusement dotée par les lois constitutionnelles de 1875 – issues du compromis entre républicains et royalistes modérés –, est vidée de son influence par la « constitution Grévy » de 1879164. En revanche, un numéro deux menant le gouvernement – le président du Conseil en France jusqu’en 1958 puis le Premier ministre de cohabitation, le chancelier en Allemagne... – émane d’une majorité parlementaire capable de le renverser et véritablement représentative du peuple. Il s’impose comme numéro un de facto du pouvoir exécutif pouvant s’appuyer sur sa majorité et sur un cabinet étoffé. Simple primus inter pares, absent des lois constitutionnelles de 1875, le président du conseil s’est formalisé progressivement en se dotant d’un cabinet, d’un 158 MOUSNIER Roland, La Monarchie absolue en Europe, op. cit., p. 161 ; MOUSNIER Roland, Les institutions de la France, t. 2, op. cit., p. 28. 159 BONNEY Richard, Political Change in France, op. cit., p. 3-28. Sur la rivalité entre Mazarin et le chancelier Séguier, TREASURE Geoffrey, Mazarin, op. cit., p. 88-92. Sur l’inspiration romaine, papale, du modèle de gouvernement de Mazarin, voir LAURAIN-PORTEMER Madeline, Une tête à gouverner quatre empires. Études mazarines, vol. 2, Paris, 1996, p. 745-760. 160 BERENGER Jean, « Pour une enquête européenne », art. cité, p. 168 ; JOUHAUD Christian, Mazarinades : la Fronde des mots, Paris, Aubier, 1985. 161 TREASURE Geoffrey, Mazarin, op. cit., p. 309. 162 Décret du 27 avril-25 mai 1791, cité par MASSOT Jean, Chef de l’État et chef du gouvernement, op. cit., p. 26. 163 BLANC Louis, Questions d’aujourd’hui et de demain, troisième série, Politique, Paris, E. Dentu, 1880, p. 516. 164 YVERT Benoît (dir.), Premiers ministres et présidents du Conseil : histoire et dictionnaire raisonné des chefs du gouvernement en France, 1815-2002, Paris, Perrin, 2002 secrétariat de la présidence du Conseil, ancêtre du secrétariat général du gouvernement à partir de 1935, et d’un siège : Matignon165. Ses moyens s’accroissent considérablement dans les années 1930 en faisant de lui le véritable chef du gouvernement. Aux yeux de l’opinion, il personnifie le gouvernement plus que ne le fait le chef de l’État 166. Comme le souligne Maurice Duverger, « si le Président de la République gouverne, le Premier ministre est réduit à l’impuissance ; si le Premier ministre gouverne, le Président de la République s’efface 167. » Il s’efface, certes, mais ne disparaît pas. Ainsi se vérifie une maxime de Frédéric II de Prusse dans L’Anti-Machiavel : lorsqu’un puissant ministre exerce la réalité du pouvoir, « le prince alors n’est qu’un fantôme, mais un fantôme nécessaire, car il représente l’État 168. » En monarchie parlementaire, le roi survit, selon Max Weber, « parce que son charisme garantit, par sa simple existence et par le fait que le pouvoir est exercé ‘en son nom’, la légitimité de l’ordre social et des rapports de propriété existants »169. Cette fonction de représentation du peuple souverain et de légitimation de l'ordre existant justifie la dualité entre un numéro un symbolique (le « fantôme nécessaire ») qui utilise l’apparat de la fonction 170, notamment à travers les voyages171, et un numéro deux exécutif. Parmi les démocraties modernes, les régimes présidentiels, dans lesquels le numéro un jouit de pouvoirs exécutifs substantiels, sont relativement rares (les États-Unis, la France) : le numéro un y jouit de la légitimité populaire, grâce à une élection au suffrage universel qui assure un lien direct avec le peuple souverain. Ce n’est pas tant la constitution qui installe le Premier ministre de la Ve République en position de subordination – la cohabitation montre un autre visage du Premier ministre – que la réforme de l’élection du président en 1962 et l’application du principe du « domaine réservé172 ». Cette hiérarchie entre le chef de l’État et son Premier ministre n’était pas aussi flagrante dans les premières années de la nouvelle république qu’elle ne l’est aujourd’hui173. Ainsi, alors que le général de Gaulle ravalait le Premier ministre au rang de « chef de l’administration », Michel Debré n’hésitait pas à défendre ses prérogatives : « Le Premier ministre a une responsabilité politique et ce serait une erreur qui dépasse ma personne que de vouloir l’en priver174. » Le Premier ministre reste le second d’un chef relégitimé par le suffrage universel. Ce numéro deux, qui, selon l’article 20 de la constitution de la Ve République, « mène la politique de la nation », est un subordonné statutaire et un médiateur entre le chef de l’État, le parti majoritaire et le parlement (devant lequel il est le porte-voix du gouvernement toutes les semaines lors des questions au gouvernement). On peut même retrouver chez lui le cumul des charges observé dans les sociétés anciennes, lorsqu’un Premier ministre se voit autorisé à cumuler un ministère en plus de la direction du gouvernement, à l’image de Raymond Barre ministre de l’Économie et des Finances en plus de Matignon entre 1976 et 1981. Comme celle du ministrissime ou du vizir, sa position est fragile et il peut être écarté à la moindre crise : c’est « l’airbag » décrit ci-dessous par Jean-Pierre Raffarin. 165 ROUSSELLIER Nicolas, La force de gouverner, Le pouvoir exécutif en France,op. cit, chapitre 12 ROUSSELLIER Nicolas, La force de gouverner, Le pouvoir exécutif en France,op. cit. 167 DUVERGER Maurice, « Monsieur Debré existe-t-il ? », art. cit. 168 « L’Anti-Machiavel, ou Examen de l’ouvrage de Machiavel, intitulé Du prince », in Œuvres primitives de Fréderic II, roi de Prusse, ou collection des Ouvrages qu’il publia pendant son règne, t. 1, Potsdam, aux dépens des Associés, 1805 (6e édition) p. 9-134 (104). 169 WEBER Max, La domination, op. cit, p. 334. 170 ROUSSELLIER Nicolas, La force de gouverner, op. cit. 171 MARIOT Nicolas, Bains de foule, Les voyages présidentiels en province 1888-2002, Paris, Belin, 2006. 172 ROUSSELLIER Nicolas, La force de gouverner, op. cit. 173 DULONG Delphine, Premier ministre, op. cit., chapitre 1. 174 DEBRE Michel, Gouverner (1958-1962), Paris, Albin Michel, 1988, p. 38. 166 Dans la « démocratie du public » qui est la nôtre depuis trente ans selon Bernard Manin175, la personnalisation du pouvoir prévaut de plus en plus, rendant cette bicéphalie obsolète. En témoignent en France les discussions autour de la suppression du Premier ministre, proposée par François Hollande durant son quinquennat 176. Cette position montre que la vision présidentialisée du pouvoir exécutif s’est généralisée, la gauche ayant historiquement défendu le régime parlementaire177. Delphine Dulong montre comment le gouvernement de Pierre Mauroy, affichant d’abord sa volonté d’utiliser différemment les institutions de la V e République, a fini par se les approprier sans rien y changer 178. Le passage au quinquennat à partir de 2000 a fini par mettre fin à la seule situation – la cohabitation – où le Premier ministre pouvait être un véritable « capitaine179 », le ravalant au rang de « collaborateur ». Nous pouvons alors en revenir à nos premières remarques sur les sciences politiques et l’anthropologie récentes, où nous avons eu tant de mal à trouver la notion de numéro deux. Le temps présent, caractérisé par la séparation des pouvoirs, la spécialisation du personnel et la formalisation des institutions, est dominé par une conception mécanique et non plus organique de la communauté politique : Max Weber comparait la supériorité de l’organisation bureaucratique à celle de la machine 180. L’État n’est plus un corps dont le roi est la tête, mais une machine – une formalisation dont les traités de gouvernement du XVIIIe siècle portent les signes avant-coureurs. Gottlob von Justi écrit que l’État « est une machine dont les rayons et le moteur doivent parfaitement s’ajuster pour que la machine montre toute la force et la capacité dont elle est capable » ; le chef d’État « doit être le directeur suprême de la machine entière, dont toutes les affaires sont des parties 181 ». Moser décrit le numéro deux, on l’a vu, comme « la charnière », « le grand ressort », « le maître ressort des affaires » qui « leur donne le mouvement & la vie182 ». Le paradigme de toutes ces machines, c’est bien sûr l’horloge – une métaphore revendiquée par le président Emmanuel Macron se présentant dès 2017 comme « le maître des horloges ». Ce basculement de la métaphore organique vers la métaphore mécanique (un miroir de l’essor de l’État et des sociétés industrielles, dont Tönnies saisit le reflet dans sa distinction entre la Gemeinschaft organique et la Gesellschaft mécanique) accompagne à la fois l’essor d’une théorie politique plus abstraite et un effondrement des miroirs du prince et autres recueils de conseils pragmatiques. Le catalogue de Bruno Singer des miroirs publiés dans l’espace germanique quantifie l’effondrement : 69 au XVIIe siècle, 55 au XVIIIe siècle, 14 au XIXe siècle et à peine deux au XXe siècle183. C’est avec toute cette littérature que ce volume cherche à renouer pour étudier la dimension interpersonnelle de tout pouvoir politique. Plan de l’ouvrage Une première partie du volume explore les relations entre le prince et son second dans les sociétés pré-industrielles, qui sont, dans tous les cas envisagés, des systèmes palatiaux plus ou moins complexes et différenciés, plus ou moins teintés de bureaucratie. Hugo ChausserieLaprée étudie les amis et favoris des rois hellénistiques, qui parviennent à les instrumentaliser pour imposer leur volonté à la cour tout entière. Maurits De Leeuw et Fabian Schulz décrivent les différentes configurations du gouvernement de l’Empire romain tardif (IV-Ve siècle), aussi bien en Orient qu’en Occident, dans le contexte des migrations barbares et de l’effondrement 175 MANIN Bernard, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995. HOLLANDE François, Répondre à la crise démocratique, Paris, Fayard, 2019. 177 BERSTEIN Serge, RUDELLE Odile, Le modèle républicain, Paris, PUF, 1992. 178 DULONG Delphine, Premier ministre, op. cit. 179 MASSOT Jean, Chef de l’Etat et chef du gouvernement, op. cit. 180 WEBER Max, La domination, op. cit., p. 83. 181 JUSTI Gottlob von, Der Grundriss einer guten Regierung, op. cit., p. 320 et 333. 182 MOSER Friedrich Carl von, Idée d’un bon gouvernement, op. cit., p. 202-203. 183 SINGER Bruno, Fürstenspiegel, op. cit., p. 45. 176 de l’empire d’Occident. Régine Le Jan et Warren Pezé font ensuite l’autopsie de la chute des Mérovingiens et de l’essor des maires du palais (ces numéros deux archétypaux), pour ensuite décrire les numéros deux des Carolingiens. Rémy Gareil emmène le lecteur dans un autre espace, la cour abbasside de Bagdad, où les relations entre calife et vizir au début du Xe siècle, trop souvent jugées défavorables au calife, sont envisagées à nouveaux frais. Une deuxième partie est consacrée à l’essor de l’État moderne en plein absolutisme. Marion Duchesne analyse la position à la cour du comte d’Olivares, « valido » (ministre-favori) du Habsbourg d’Espagne Philippe IV – notamment ses relations avec les infants de Castille, ses rivaux potentiels. Catherine Souleyreau propose pour sa part une nouvelle étude de la trajectoire du vis-à-vis français d’Olivares, le cardinal de Richelieu : il est le numéro deux par excellence, bien éloigné du personnage de roman dépeint par Alexandre Dumas. Enfin, Florian Coppée, à l’autre extrémité de la période moderne, décrit un second éclipsé par son numéro un : Cambacérès, indispensable bras droit d’un Napoléon qui a trouvé en lui le parfait « numéro deux de destination ». Une troisième partie aborde la période contemporaine, où l’avènement de la démocratie représentative et de la souveraineté du peuple bouleverse le statut du numéro un, souvent réduit à un rôle symbolique. Les contributions de Christophe Bellon et Julien Bouchet portent sur la IIIe République naissante et sur la compétition entre ministres tantôt pour la place d’homme fort du gouvernement, tantôt pour celle de président du conseil, à travers les trajectoires de Charles de Freycinet et de Pierre Waldeck-Rousseau. À l’autre bout de la période, PierreEmmanuel Guigo et Warren Pezé publient un entretien avec l’ancien Premier ministre de Jacques Chirac Jean-Pierre Raffarin (2002-2005), un texte qui a d’abord valeur de source et dont la résonance avec les phénomènes observés dans d’autres espaces et d’autres époques par les contributions du volume frappera peut-être le lecteur. Enfin, fidèle au principe énoncé plus haut que la relation n°1/n°2 est relative à un champ particulier, une dernière partie est consacrée aux jeux d’échelles et aux déplacements de perspective. Gabriel Redon étudie le chancelier de l’empereur Charles IV, Jan de Středa, mais sous l’angle de sa correspondance avec Pétrarque : on peut ainsi observer, in fieri, la construction d’un numéro deux perçu et de son réseau. Marjolaine Lémeillat étudie la figure du vice-chancelier des ducs de Bretagne au XVe siècle, en cette fin de Moyen Âge où le chancelier est le numéro deux par excellence des cours européennes. À une échelle plus locale encore, Nicolas Soulas reconstruit la trajectoire de François Payan, numéro deux aussi bien officiel (comme vibailli) qu’officieux (par ses réseaux d’influence) de la petite ville de Saint-PaulTrois-Châteaux dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : l’étude locale atteint une précision qui n’est pas sans rappeler La fortune des Rougon. Enfin, c’est au cadre privilégié de la politique contemporaine, le parti, qu’est consacrée la dernière contribution de cette quatrième section, celle de Wendy Devilliers sur le leadership du parti espagnol Podemos, où s’affrontent un numéro un, Pablo Iglesias, et son numéro deux devenu un rival, Íñigo Errejón. Delphine Dulong peut alors conclure le volume en renouant le lien entre les numéros deux du passé et ceux auxquels elle a consacré sa récente monographie sur les Premiers ministres.