Les incursions de l'histoire militaire, discipline longtemps pratiquée quasi-exclusivement par les professionnels des armes, sur le terrain des processus de politisation et de dépolitisation sont assez rares, en particulier lorsqu'on...
moreLes incursions de l'histoire militaire, discipline longtemps pratiquée quasi-exclusivement par les professionnels des armes, sur le terrain des processus de politisation et de dépolitisation sont assez rares, en particulier lorsqu'on aborde la période de l'entre-deux-guerres. Une approche transversale permettrait de mettre en valeur des thèmes communs aux trois anciens belligérants. Ces filons se sont dégagés au cours de l'exploitation systématique, dans une démarche résolument comparatiste, d'un corpus composé pour l'essentiel d'articles extraits de revues militaires représentatives et d'archives dans une moindre mesure.Les passions nationalistes et les grandes idéologies connaissent leur âge d'or durant les deux décennies qui séparent les conflagrations, malgré un calme apparent, dans certaines zones de l'Europe du moins. L'exploration par les documents de la mémoire de la Grande guerre, caractérisée par une explosion des usages militaires du moteur, permet de tracer des lignes transversales dynamiques. Cette étude se fixe pour objectif de décompartimenter des champ culturels que les contemporains percevaient comme étroitement interconnectés, les mouvements de circulation des idées entre les nations irriguant la pensée militaire, facilitant ses progrès. Dans une ère encore dominée par la transmission écrite de l'information – même si les moyens dématérialisés comme la radio, le cinéma et même la télévision intéressent les états-majors – il s'agit de situer la presse militaire dans le contexte général de l'histoire culturelle européenne, l'ancien monde étant encore un pôle de gravité malgré la concurrence de plus en plus sérieuse du nouveau et la montée en puissance de l'extrême-orient. L'axe principal sera le rôle nouveau et parfois perturbateur joué par la machine. Au fil des articles, se dévoile par exemple le regard des officiers allemands sur la révolte des peuples aux confins du monde occidental, tels les Druzes ou les Rifains. Cette approche permet d'aborder par sa frange et sous un angle original, l'histoire coloniale, le sort de la petite Allemagne « étranglée » par le traité de Versailles apparaissant en filigrane, alors que les Français espèrent classiquement écraser des rebelles très déterminés par la supériorité de leur armements. Quelque soit le patriotisme affiché à Paris, les industriels n'hésitent pas à vendre des chars et autres engins modernes à des partenaires étrangers, dans une logique commerciale. L'ingénieur autrichien Fritz Heigl incarne par excellence la figure de l'expert, avec son Taschenbuch der Tanks presque entièrement voué à une présentation technique, dépassionnée de ces nouveaux engins, qui fait autorité dans tous les camps. Autour de l'année 1925 se tient, de part et d'autre du Rhin, un débat entre le colonel Alléhaut et le général von Taysen sur l'importance respective du matériel et des forces morales dans l'infanterie dans l'armée française et la Reichswehr. Cette joute assez courtoise offre l'occasion d'examiner les enjeux politiques sous-jacents, les fantassins étant considérés comme la substance vive de la nation. De l'École normale aux champs de batailles de la Grande Guerre,Jean-Marie Bourget, reconverti au journalisme, rend compte dans le Journal des Débats de ces tensions qui transcendent les frontières. Il évoque par exemple, comme ses homologues des nations voisines, les possibilités d'encadrement et d'endurcissement de la jeunesse – forcément masculine – à travers le sport. Celui-ci peut, sous d'autres modes, être l'occasion d'un rapprochement entre les peuples. Jacques Duboin est également une personnalité à la confluence des mondes civils et militaires. Ancien des chars d'assaut, après avoir défendu en tant que parlementaire cette arme nouvelle dans une célèbre apostrophe à la Chambre en 1922, il devient un apôtre du machinisme. Un autre aspect, la littérature sur la guerre, dont la production explose en dehors des publications officielles, doctrinales, mémorielles, étroitement contrôlées par les ministères, sera évoqué à travers la réception des écrits de Jünger et Remarque. Ces étoiles jumelles, malgré leur positionnement viscéralement opposé, représentant deux pôles significatifs concernant l'expérience de la Grande Guerre. De nombreux auteurs tentent de donner un sens au sentiment d'horreur suscité par l’industrialisation des combats déshumanisés au sein desquels intervient assez tardivement la mêlée organisée des blindés. Alors que la presse traverse de manière générale une phase de redéfinition après la césure tragique des quatre ans de conflit à l'échelle continentale, il est intéressant de redécouvrir les années folles au prisme des très sérieuses revues produites dans des cercles proches des états-majors. Dans la sphère militaire, les aspects visuels sont fréquemment mis à contribution pour illustrer des thèmes qui cristallisent le ressentiment ou touchent à la définition de la nation, comme les représentations cartographiques de l'espace ou la balance des forces entre pays – et inversement, pour exposer de manière plus sobre les caractéristiques des véhicules modernes. La lecture des journaux, habitude sociale largement répandue depuis la fin du XIXe siècle, est pour les forces une façon de renforcer leur cohésion tout en s'ouvrant au monde extérieur, d'assimiler les enseignements du passé d'imaginer l'avenir, dans des limites juridiques bien définies.Dans la masse rarement exploitée du matériau retenu, dont de larges pans n'ont jamais été traduits en français, il est possible discerner, par-delà une certaine neutralité et objectivité parfois revendiquées, des tensions d'ordres divers et des lignes de fractures transnationales. Après l'Armistice, les croyances collectives permettant de surmonter l'angoisse de la mort de masse connaissent une recomposition, la machine comme moyen de combat – dans un double rôle protecteur et meurtrier - occupant une place singulière dans cette constellation.