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Humanisme Et Terreur

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Maurice MERLEAU-PONTY [1908-1961]

Philosophe franais, professeur de philosophie


lUniversit de Lyon puis au Collge de France

(1947)

Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste

Un document produit en version numrique par Pierre Patenaude, bnvole,


Professeur de franais la retraite et crivain, Chambord, LacSt-Jean.
Courriel: pierre.patenaude@gmail.com
Page web dans Les Classiques des sciences sociales.
Dans le cadre de la bibliothque numrique: "Les classiques des sciences sociales"
Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/

Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque


Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

REMARQUE
Ce livre est du domaine public au Canada parce quune uvre passe au domaine public 50 ans aprs la mort de lauteur(e).
Cette uvre nest pas dans le domaine public dans les pays o il faut attendre
70 ans aprs la mort de lauteur(e).
Respectez la loi des droits dauteur de votre pays.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

Cette dition lectronique a t ralise par Pierre Patenaude, bnvole,


professeur de franais la retraite et crivain,
Courriel : pierre.patenaude@gmail.com
partir de :

Maurice MERLEAU-PONTY

Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste
Paris : Les ditions Gallimard, 13e dition, 1947, 209 pp. Collection : les essais, XXVII.

Polices de caractres utilise :


Pour le texte: Times New Roman, 12 points.
Pour les citations : Times New Roman, 12 points.
Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.
dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word
2008 pour Macintosh.
Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5 x 11.
dition numrique ralise le 27 dcembre 2015 Chicoutimi,
Ville de Saguenay, Qubec.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

Maurice MERLEAU-PONTY [1908-1961]


Philosophe franais, professeur de philosophie
lUniversit de Lyon puis au Collge de France

Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste

Paris : Les ditions Gallimard, 13e dition, 1947, 209 pp. Collection : les essais,
XXVII.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

HUMANISME ET TERREUR
ESSAI SUR LE PROBLME COMMUNISTE

PAR M. MERLEAU-PONTY

LES ESSAIS XXVII

GALLIMARD
Treizime dition

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

DU MME AUTEUR

PHNOMNOLOGIE DE LA PERCEPTION (Bibliothque des ides).


LOGE DE LA PHILOSOPHIE.
LES AVENTURES DE LA DIALECTIQUE.
Chez d'autres diteurs :
LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT (Presses universitaires de
France).
SENS ET NON-SENS (Nagel).

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

[209]

Table des matires


Prface [VII]
Premire Partie
LA TERREUR. [1]
Chapitre I. Les dilemmes de Kstler [3]
Chapitre II. L'ambigut de l'histoire selon Boukharine [27]
Chapitre III. Le rationalisme de Trotsky [76]
Deuxime Partie
LA PERSPECTIVE HUMANISTE. [107]
Chapitre I. Du Proltaire au Commissaire [109]
Chapitre II. Le Yogi et le Proltaire [161]
Conclusion [195]

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

[VII]

Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste

PRFACE

Retour la table des matires

[VIII]

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

10

[IX]

On discute souvent le communisme en opposant au mensonge ou


la ruse le respect de la vrit, la violence le respect de la loi, la
propagande le respect des consciences, enfin au ralisme politique les
valeurs librales. Les communistes rpondent que, sous le couvert des
principes libraux, la ruse, la violence, la propagande, le ralisme
sans principes font, dans les dmocraties, la substance de la politique
trangre ou coloniale et mme de la politique sociale. Le respect de
la loi ou de la libert a servi justifier la rpression policire des
grves en Amrique ; il sert aujourd'hui mme justifier la rpression
militaire en Indochine ou en Palestine et le dveloppement de l'empire
amricain dans le Moyen-Orient. La civilisation morale et matrielle
de l'Angleterre suppose l'exploitation des colonies. La puret des
principes, non seulement tolre, mais encore requiert des violences. Il
y a donc une mystification librale. Considres dans la vie et dans
l'histoire, les ides librales forment systme avec ces violences dont
elles sont, comme disait Marx, le point d'honneur spiritualiste , le
complment solennel , la raison gnrale de consolation et de
justification 1.
[X ]
La rponse est forte. Quand il refuse de juger le libralisme sur les
ides qu'il professe et inscrit dans les Constitutions, quand il exige
qu'on les confronte avec les relations humaines que ltat libral tablit effectivement, Marx ne parle pas seulement au nom d'une philosophie matrialiste toujours discutable, il donne la formule d'une
tude concrte des socits qui ne peut tre rcuse par le spiritualisme. Quelle que soit la philosophie qu'on professe, et mme thologique, une socit n'est pas le temple des valeurs-idoles qui figurent
au fronton de ses monuments ou dans ses textes constitutionnels, elle
1

Introduction la Contribution la Critique de la Philosophie du Droit de


Hegel, d. Molitor, p. 84.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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vaut ce que valent en elle les relations de l'homme avec l'homme. La


question n'est pas seulement de savoir ce que les libraux ont en tte,
mais ce que ltat libral fait en ralit dans ses frontires et audehors. La puret de ses principes ne l'absout pas, elle le condamne,
s'il apparat qu'elle ne passe pas dans la pratique. Pour connatre et
juger une socit, il faut arriver sa substance profonde, au lien humain dont elle est faite et qui dpend des rapports juridiques sans
doute, mais aussi des formes du travail, de la manire d'aimer, de
vivre et de mourir. Le thologien pensera que les relations humaines
ont une signification religieuse et qu'elles passent par Dieu : il ne
pourra pas refuser de les prendre pour pierre de touche, et, moins
de dgrader la religion en rverie, il est bien oblig d'admettre que
les principes et la vie intrieure sont des alibis quand ils cessent
d'animer l'extrieur et la vie quotidienne. Un rgime nominalement
libral peut tre rellement oppressif. Un rgime qui assume sa violence pourrait renfermer plus d'humanit vraie. Opposer ici au marxisme un : morale d'abord , c'est l'ignorer dans ce qu'il a dit de
plus vrai et qui [XI] a fait sa fortune dans le monde, c'est continuer la
mystification, c'est passer ct du problme. Toute discussion srieuse du communisme doit donc poser le problme comme lui, c'est-dire non pas sur le terrain des principes, mais sur celui des relations humaines. Elle ne brandira pas les valeurs librales pour en accabler le communisme, elle recherchera s'il est en passe de rsoudre
le problme qu'il a bien pos et d'tablir entre les hommes des relations humaines. C'est dans cet esprit que nous avons repris la question de la violence communiste, que le Zro et l'Infini de Kstler mettait l'ordre du jour. Nous n'avons pas recherch si Boukharine dirigeait vraiment une opposition organise, ni si l'excution des vieux
bolcheviks tait vraiment indispensable l'ordre et la dfense nationale en U.R.S.S. Notre propos n'tait pas de refaire les procs de
1937. Il tait de comprendre Boukharine comme Kstler cherche
comprendre Roubachof. Car le cas de Boukharine met en plein four la
thorie et la pratique de la violence dans le communisme, puisqu'il
l'exerce sur lui-mme et motive sa propre condamnation. Nous avons
donc cherch retrouver ce qu'il pensait vraiment sous les conventions de langage. L'explication de Kstler nous a paru insuffisante.
Roubachof est opposant parce qu'il ne supporte pas la politique nouvelle du parti et sa discipline inhumaine. Mais comme il s'agit l d'une
rvolte morale et comme sa morale a toujours t d'obir au parti, il

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finit par capituler sans restrictions. La dfense de Boukharine aux


Procs va beaucoup plus loin que cette alternative de la morale et de
la discipline. Boukharine, d'un bout l'autre, reste quelqu'un ; s'il
n'admet pas le point d'honneur personnel, [XII] il dfend son honneur
rvolutionnaire et refuse l'imputation d'espionnage et de sabotage.
Quand il capitule, ce n'est donc pas seulement par discipline. C'est
qu'il reconnat dans sa conduite politique, si justifie qu'elle ft, une
ambigut invitable par o elle donne prise la condamnation. Le
rvolutionnaire opposant, dans les situations limites o toute la rvolution est remise en question, groupe autour de lui ses ennemis et peut
la mettre en danger. tre avec les Koulaks contre la collectivisation
force, c'est imputer au proltariat les frais de la lutte des classes .
Et c'est menacer l'uvre de la Rvolution, si le rgime s'engage fond
dans la collectivisation force parce qu'il ne dispose pour rgler ses
conflits que d'un temps limit. L'imminence de la guerre change le
caractre de l'opposition. videmment la trahison n'est que divergence politique. Mais les divergences en priode de crise compromettent et trahissent l'acquis d'octobre 1917.
Ceux qui s'indignent au seul expos de ces ides et refusent de les
examiner oublient que Boukharine a pay cher le droit d'tre cout
et celui de n'tre pas trait comme un lche. Pour notre part, nous
essayons de le comprendre, quitte chercher ensuite s'il a raison,
nous reportant pour le faire notre rcente exprience. Car nous
avons vcu, nous aussi, un de ces moments o l'histoire en suspens,
les institutions menaces de nullit exigent de l'homme des dcisions
fondamentales, et o le risque est entier parce que le sens final des
dcisions prises dpend d'une conjoncture qui n'est pas entirement
connaissable. Quand le collaborateur de 1940 se dcidait d'aprs ce
qu'il croyait tre l'avenir invitable (nous le supposons dsintress),
il engageait ceux qui ne [XIII] croyaient pas cet avenir ou n'en voulaient pas, et dsormais, entre eux et lui, c'tait une question de force.
Quand on vit ce que Pguy appelait une priode historique, quand
l'homme politique se borne administrer un rgime ou un droit tabli,
on peut esprer une histoire sans violence. Quand on a le malheur ou
la chance de vivre une poque, un de ces moments o le sol traditionnel d'une nation ou d'une socit s'effondre, et o, bon gr mal gr,
l'homme doit reconstruire lui-mme les rapports humains, alors la

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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libert de chacun menace de mort celle des autres et la violence reparat.


Nous l'avons dit : toute discussion qui se place dans la perspective
librale manque le problme, puisqu'il se pose propos d'un pays qui
a fait et prtend poursuivre une rvolution, et que le libralisme exclut
l'hypothse rvolutionnaire. On peut prfrer les priodes aux
poques, on peut penser que la violence rvolutionnaire ne russit pas
transformer les rapports humains, si l'on veut comprendre le
problme communiste, il faut commencer par replacer les procs de
Moscou dans la Stimmung rvolutionnaire de la violence sans laquelle ils seraient inconcevables. C'est alors que commence la discussion. Elle ne consiste pas rechercher si le communisme respecte les
rgles de la pense librale, il est trop vident qu'il ne le fait pas, mais
si la violence qu'il exerce est rvolutionnaire et capable de crer entre
les hommes des rapports humains. La critique marxiste des ides librales est si forte que, si le communisme tait en passe de faire, par la
rvolution mondiale, une socit sans classes d'o auraient disparu,
avec lexploitation de l'homme par l'homme, les causes de guerre et
de dcadence, il faudrait tre communiste. Mais est-il sur ce chemin ?
[XIV] La violence dans le communisme d'aujourd'hui a-t-elle le sens
qu'elle avait dans celui de Lnine ? Le communisme est-il gal ses
intentions humanistes ? Voil la vraie question.
Ces intentions ne sont pas contestables. Marx distingue radicalement la vie humaine de la vie animale parce que l'homme cre les
moyens de sa vie, sa culture, son histoire et prouve ainsi une capacit
d'initiative qui est son originalit absolue. Le marxisme ouvre sur un
horizon d'avenir o l homme est pour l'homme l'tre suprme . Si
Marx ne prend pas cette intuition de l'homme pour rgle immdiate en
politique, c'est que, enseigner la non-violence, on consolide la violence tablie, c'est--dire un systme de production qui rend invitables la misre et la guerre. Cependant, si l'on rentre dans le jeu de
la violence, il y a chance qu'on y reste toujours. La tche essentielle
du marxisme sera donc de chercher une violence qui se dpasse vers
l'avenir humain. Marx croit l'avoir trouve dans la violence proltarienne, c'est--dire dans le pouvoir de cette classe d'hommes qui,
parce qu'ils sont, dans la socit prsente, expropris de leur patrie,
de leur travail et de leur propre vie, sont capables de se reconnatre
les uns les autres au-del de toutes les particularits et de fonder une

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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humanit. La ruse, le mensonge, le sang vers, la dictature sont justifis s'ils rendent possible le pouvoir du proltariat et dans cette mesure seulement. La politique marxiste est dans sa forme dictatoriale et
totalitaire. Mais cette dictature est celle des hommes les plus purement hommes, cette totalit est celle des travailleurs de toutes sortes
qui reprennent possession de l'tat et des moyens de production. La
dictature du proltariat n'est pas la volont de quelques [XV] fonctionnaires seuls initis, comme chez Hegel, au secret de l'histoire, elle
suit le mouvement spontan des proltaires de tous les pays, elle s'appuie sur V instinct des masses. Lnine peut bien insister sur l'autorit du parti, qui guide le proltariat, et sans lequel, dit-il, les proltaires en resteraient au syndicalisme et ne passeraient pas l'action
politique, il donne pourtant beaucoup l'instinct des masses, au
moins une fois bris l'appareil capitaliste, et va mme jusqu' dire, au
dbut de la Rvolution : Il n'y a pas et ne peut exister de plan concret pour organiser la vie conomique. Personne ne saurait le donner.
Seules les masses en sont capables, grce leur exprience... Le
lniniste, puisqu'il poursuit une action de classe, abandonne la morale universelle, mais elle va lui tre rendue dans l'univers nouveau
des proltaires de tous les pays. Tous les moyens ne sont pas bons
pour raliser cet univers, et par exemple, il ne peut tre question de
ruser systmatiquement avec les proltaires et de leur cacher longtemps le vrai jeu : cela est par principe exclu, puisque la conscience
de classe en serait diminue et la victoire du proltariat compromise.
Le proltariat et la conscience de classe sont le ton fondamental de la
politique marxiste ; elle peut s'en carter comme par modulation si les
circonstances l'exigent, mais une modulation trop ample ou trop
longue dtruirait la tonalit. Marx est hostile la non-violence prtendue du libralisme, mais la violence qu'il prescrit n'est pas quelconque.
Pouvons-nous en dire autant du communisme d'aujourd'hui ? La
hirarchie sociale en U.R.S.S. s'est depuis dix ans considrablement
accentue. Le proltariat joue un rle insignifiant dans les Congrs
du parti. La discussion politique se poursuit peut-tre [XVI] l'intrieur des cellules, elle ne se manifeste jamais publiquement. Les partis
communistes nationaux luttent pour le pouvoir sans plate-forme proltarienne et sans viter toujours le chauvinisme. Les divergences politiques, qui auparavant n'entranaient jamais la peine de mort, sont

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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non seulement sanctionnes comme des dlits, mais encore maquilles


en crimes de droit commun. La Terreur ne veut plus s'affirmer comme
Terreur rvolutionnaire. Dans l'ordre de la culture, la dialectique est
en fait remplace par le rationalisme scientiste de nos pres, comme
si elle laissait trop de marge l'ambigut et trop de champ aux divergences. La diffrence est de plus en plus grande entre ce que les
communistes pensent et ce qu'ils crivent, parce qu'elle est de plus en
plus grande entre ce qu'ils veulent et ce qu'ils font. Un communiste
qui se dclarait chaleureusement d'accord avec nous, aprs avoir lu
le dbut de cet essai, crit trois fours plus tard qu'il atteste, disons un
vice solitaire de l'esprit, et que nous faisons le feu du nofascisme
franais. Si l'on essaye d'apprcier l'orientation gnrale du systme,
on soutiendrait difficilement qu'il va vers la reconnaissance de
l'homme par l'homme, l'internationalisme, le dprissement de l'tat
et le pouvoir effectif du proltariat. Le comportement communiste n'a
pas chang : c'est toujours la mme attitude de lutte, les mmes ruses
de guerre, la mme mchancet mthodique, la mme mfiance, mais,
de moins en moins port par l'esprit de classe et la fraternit rvolutionnaire, comptant de moins en moins sur la convergence spontane
des mouvements proltariens et sur la vrit de sa propre perspective
historique, le communisme est de plus en plus tendu, il montre de plus
en plus sa face d'ombre. C'est toujours [XVII] aussi le mme absolu
dvouement, la mme fidlit, et, quand l'occasion le veut, le mme
hrosme, mais ce don sans retour et ces vertus, qui se montraient
l'tat pur pendant la guerre et ont fait alors la grandeur inoubliable
du communisme, sont moins visibles dans la paix, parce que la dfense de l'U.R.S.S. exige alors une politique ruse. Depuis le rgime
des salaires en U.R.S.S. jusqu' la double vrit d'un journaliste parisien, les faits, grands et petits, annoncent tous une tension croissante
entre les intentions et l'action, entre les arrire-penses et la conduite.
Le communiste a mis la conscience et les valeurs de l'homme intrieur sur une entreprise extrieure qui devait les lui rendre au centuple. Il attend encore son d.
Nous nous trouvons donc dans une situation inextricable. La critique marxiste du capitalisme reste valable et il est clair que
Lantisovitisme rassemble aujourd'hui la brutalit, l'orgueil, le vertige et l'angoisse qui ont trouv dj leur expression dans le fascisme.
D'un autre ct, la rvolution s'est immobilise sur une position de

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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repli : elle maintient et aggrave l'appareil dictatorial tout en renonant la libert rvolutionnaire du proltariat dans ses Soviets et
dans son Parti et l'appropriation humaine de l'tat. On ne peut pas
tre anticommuniste, on ne peut pas tre communiste.
Trotsky ne dpasse qu'en apparence ce point mort de la rflexion
politique. Il a bien marqu le profond changement de lU.R.S.S. Mais
il l'a dfini comme contre-rvolution et en a tir cette consquence
qu'il fallait recommencer le mouvement de 1917. Contre-rvolution, le
mot n'a un sens prcis que si actuellement, en U.R.S.S., une rvolution
continue est [XVIII] possible. Or, Trotsky a souvent dcrit le reflux
rvolutionnaire comme un phnomne inluctable aprs l'chec de la
rvolution allemande. Parler de capitulation, c'est sous-entendre que
Staline a manqu de courage en face d'une situation par elle-mme
aussi claire que celles du combat. Or, le reflux rvolutionnaire est par
dfinition une priode confuse, o les lignes matresses de l'histoire
sont incertaines. En somme, Trotsky schmatise. La Rvolution, quand
il la faisait, tait moins claire que quand il en crit l'histoire : les limites de la violence permise n'taient pas si tranches, elle ne s'est
pas toujours exerce contre la bourgeoisie seulement. Dans une brochure rcente sur la Tragdie des crivains sovitiques, Victor Serge
rappelle honntement que Gorki, qui maintenait une courageuse
indpendance morale et ne se privait pas de critiquer le pouvoir
rvolutionnaire finit par recevoir une amicale invitation de Lnine
s'exiler l'tranger . De l'amicale invitation la dportation, il y a
loin, il n'y a pas un monde, et Trotsky l'oublie souvent. De mme que
la Rvolution ne fut pas si pure qu'il le dit, la contre-rvolution
n'est pas si impure, et, si nous voulons la juger sans gomtrie, nous
devons nous rappeler qu'elle porte avec elle, dans un pays comme la
France, la plus grande partie des espoirs populaires. Le diagnostic
n'est donc pas facile formuler. Ni le remde trouver. Puisque le
reflux rvolutionnaire a t un phnomne mondial et que, de diversion en compromis, le proltariat mondial se sent toujours moins solidaire, c'est une tentative sans espoir de reprendre le mouvement de
1917.
Au total nous ne pouvons ni recommencer 1917, ni penser que le
communisme soit ce qu'il [XIX] voulait tre, ni par consquent esprer
qu'en change des liberts formelles de la dmocratie il nous
donne la libert concrte d'une civilisation proltarienne sans ch-

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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mage, sans exploitation et sans guerre. Le passage marxiste de la libert formelle la libert relle n'est pas fait et n'a, dans limmdiat,
aucune chance de se faire. Or Marx n'entendait supprimer la libert, la discussion, la philosophie et en gnral les valeurs de
l'homme intrieur qu'en les ralisant dans la vie de tous. Si cet
accomplissement est devenu problmatique, il est indispensable de
maintenir les habitudes de discussion, de critique et de recherche, les
instruments de la culture politique et sociale. Il nous faut garder la
libert, en attendant qu'une nouvelle pulsation de l'histoire nous permette peut-tre de l'engager dans un mouvement populaire sans ambigut. Seulement l'usage et l'ide mme de la libert ne peuvent plus
tre prsent ce qu'ils taient avant Marx. Nous n'avons le droit de
dfendre les valeurs de libert et de conscience que si nous sommes
srs, en le faisant, de ne pas servir les intrts d'un imprialisme et de
ne pas nous associer ses mystifications. Et comment en tre sr ? En
continuant expliquer, partout o elle se produit, en Palestine, en
Indochine, en France mme, la mystification librale, en critiquant
la libert-idole, celle qui, inscrite sur un drapeau ou dans une Constitution, sanctifie les moyens classiques de la rpression policire et
militaire, au nom de la libert effective, celle qui passe dans la vie
de tous, du paysan vietnamien ou palestinien comme de l'intellectuel
occidental. Nous devons rappeler qu'elle commence tre une enseigne menteuse, un complment solennel de la violence,
ds [XX] qu'elle se fige en ide et qu'on se met dfendre la libert
plutt que les hommes libres. On prtend alors prserver l'humain par
del les misres de la politique ; en fait, ce moment mme, on endosse une certaine politique. Il est essentiel la libert de n'exister
qu'en acte, dans le mouvement toujours imparfait qui nous joint aux
autres, aux choses du monde, nos tches, mle aux hasards de
notre situation. Isole, comprise comme un principe de discrimination, elle n'est plus, comme la loi selon saint Paul, qu'un dieu cruel
qui rclame ses hcatombes. Il y a un libralisme agressif, qui est un
dogme et dj une idologie de guerre. On le reconnat ceci qu'il
aime l'empyre des principes, ne mentionne jamais les chances gographiques et historiques qui lui ont permis d'exister, et juge abstraitement les systmes politiques, sans gard aux conditions donnes
dans lesquelles ils se dveloppent. Il est violent par essence et n'hsitera pas s'imposer par la violence, selon la vieille thorie du bras
sculier. Il y a une manire de discuter le communisme au nom de la

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libert qui consiste supprimer en pense les problmes de l'U.R.S.S.


et qui est, comme diraient les psychanalystes, une destruction symbolique de l'U.R.S.S. elle-mme. La vraie libert, au contraire, prend les
autres o ils sont, cherche pntrer les doctrines mmes qui la nient
et ne se permet pas de juger avant d'avoir compris 2. Il nous faut accomplir notre [XXI] libert de penser en libert de comprendre. Mais
comment cette attitude peut-elle se traduire dans la politique quotidienne ?
La libert concrte dont nous parlons aurait pu tre la plate-forme
du communisme en France depuis la guerre. Elle est mme la sienne
en principe. L'accord avec les dmocraties occidentales est, depuis
1941, la ligne officielle de la politique sovitique. Si cependant les
communistes n'ont pas jou franchement le jeu dmocratique en
France, allant jusqu' voter contre un gouvernement o ils taient
reprsents, et mme jusqu' faire voter contre lui leurs ministres ,
s'ils n'ont pas voulu s'engager fond dans une politique d'union qui
est cependant la leur, c'est d'abord qu'ils voulaient garder leur prestige de parti rvolutionnaire, c'est ensuite que, sous le couvert de
l'accord avec les allis d'hier, ils pressentaient le conflit et voulaient,
avant de l'affronter, conqurir dans ltat des positions solides ,
c'est enfin qu'ils ont conserv, sinon la politique proltarienne, du
moins le style bolchevik et la lettre ne savent pas ce que c'est que
l'union. Il est difficile d'apprcier le poids relatif de ces trois motifs.
Le premier n'a probablement pas t dcisif, puisque les communistes
n'ont jamais t srieusement inquits sur leur gauche. Le second a
d compter beaucoup dans leurs calculs, mais on peut se demander
s'ils ont t justes. Il est hors de doute que leur attitude a facilit la
manuvre symtrique des autres partis qui, plus enclins au libralisme et moins [XXII] bien arms pour la lutte mort, professaient le
2

C'est cette mthode que nous avons suivie dans le prsent essai. Comme on
verra, nous n'avons pas invoqu contre la violence communiste d'autres
principes que les siens. Les mmes raisons qui nous font comprendre qu'on
tue des hommes pour la dfense d'une rvolution (ou en tue bien pour la dfense d'une nation) nous empchent d'admettre qu'on n'ose les tuer que sous
le masque de l'espion. Les mmes raisons qui nous font comprendre que les
communistes tiennent pour tratre la rvolution un homme qui les quitte,
nous interdisent d'admettre qu'ils le dguisent en policier. Quand elle maquille ses opposants, la rvolution dsavoue sa propre audace et son propre
espoir.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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respect de la loyaut parlementaire et reprochaient aux communistes de s'y drober. Certes, dfaut de cet argument,
lantisovitisme en aurait trouv d'autres pour demander l'limination
des communistes. Il aurait eu quelque peine l'obtenir si les communistes avaient franchement admis le pluralisme, s'ils s'taient engags
dans la pratique el la dfense de la dmocratie et avaient pu se prsenter comme ses dfenseurs dsigns. Peut-tre finalement auraientils trouv des garanties plus solides contre une coalition occidentale
dans l'exercice vrai de la dmocratie que dans leurs tentatives de
noyautage du pouvoir. D'autant que ces tentatives devaient en mme
temps rester prudentes et qu'ils ne voulaient pas davantage s'engager
fond dans une politique de combat. Soutien oppositionnel sans rupture, opposition gouvernementale sans dmission, aujourd'hui mme
grves particulires sans grve gnrale 3, nous ne voyons pas l,
comme on le fait souvent, un plan si bien concert, mais plutt une
oscillation entre deux politiques que les communistes pratiquent simultanment sans pouvoir en mener aucune jusqu' ses consquences 4. Dans cette hsitation, il faut faire sa part l'habitude bolchevik de la violence qui rend les communistes comme [XXIII] incapables d'une politique d'union. Ils ne conoivent l'union qu'avec des
faibles qu'ils puissent dominer, comme ils ne consentent au dialogue
qu'avec des muets. Dans l'ordre de la culture par exemple, ils mettent
les crivains non communistes dans l'alternative d'tre des adversaires ou, comme on dit, des innocents utiles . Les intellectuels
qu'ils prfrent sont ceux qui n'crivent jamais un mot de politique ou
de philosophie et se laissent afficher au sommaire des journaux communistes. Quant aux autres, s'ils accueillent quelquefois leurs crits,
c'est en les accompagnant, non seulement de rserves, ce qui est naturel, mais encore dapprciations morales dsobligeantes, comme pour
les initier d'un seul coup au rle qu'on leur rserve : celui de martyrs
sans la foi. Les intellectuels communistes sont tellement dshabitus
du dialogue qu'ils refusent de collaborer tout travail collectif dont
3
4

Nous ne disons pas que les communistes fomentent, les grves : il suffit,
pour qu'elles aient lieu, qu'ils ne s'y opposent pas.
L'quivoque tait visible en Septembre 1946, aux Rencontres Internationales de Genve, dans la confrence de G. Lukacs, qui commenait par la
critique classique de la dmocratie formelle, et invitait enfin les intellectuels d'Occident restaurer les mmes ides dmocratiques dont il venait de
montrer qu'elles sont mortes.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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ils n'aient pas, ouvertement ou non, la direction. Cette timidit, cette


sous-estimation de la recherche est lie au changement profond du
communisme contemporain qui a cess d'tre une interprtation confiante de l'histoire spontane pour se replier sur la dfense de
lU.R.S.S. Ainsi, lors mme qu'ils renoncent livrer vraiment la bataille des classes, les communistes ne cessent pas de concevoir la politique comme une guerre, ce qui compromet leur action sur le plan
libral. Voulant gagner la fois sur le tableau proltarien et sur le
tableau libral, il est possible enfin qu'ils perdent sur l'un et l'autre.
eux de savoir s'il leur est indispensable de transformer en adversaires
tout ce qui n'est pas communiste. Pour passer une vraie politique
d'union, il leur reste comprendre ce petit fait : que tout le monde
n'est pas communiste, et que, s'il y a beaucoup de mauvaises [XXIV]
raisons de ne l'tre pas, il en est quelques-unes qui ne sont pas dshonorantes.
Peut-on attendre des communistes et de la gauche non communiste
qu'ils se convertissent l'union ? Cela parat naf. Sans doute le feront-ils cependant, par la force des choses. Les communistes ne voudront pas pousser jusqu'au bout une opposition qui, rendant impossible le gouvernement, rendrait service au gaullisme. Les socialistes
ne pourront gouverner longtemps au milieu des grves. Ils constatent
en ce moment qu'un gouvernement sans les communistes est bien loin
de rsoudre tous les problmes, ou plus exactement qu'il n'y a pas
de gouvernement sans les communistes, puisque, s'ils ne sont pas prsents au dedans sous les espces d'une opposition ministrielle, on les
retrouve au dehors sous celle d'une opposition proltarienne. La formation gouvernementale d'aujourd'hui ne se comprend que dans la
perspective d'une guerre prochaine, et, moins que la guerre ne survienne, les adversaires d'aujourd'hui devront nouveau collaborer. Il
faudrait que ce ft pour de bon. cet gard, il faut dplorer ce qu'il y
a de suspect dans l'exprience prsente. On aurait compris qu'un dimanche Lon Blum prt solennellement la parole pour formuler les
conditions d'un gouvernement d'union, exiger des communistes qu'ils
y prennent leurs pleines responsabilits et leur mettre le march en
main. Mais, en remplaant furtivement les ministres communistes, les
socialistes leur tour sont passs de l'action politique la manuvre.
En recourant pour rsoudre les problmes pendants aux expdients de
l'orthodoxie financire, ou en reprenant, dans le problme Indochi-

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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nois, les positions colonialistes, ils laissent leurs rivaux, [XXV] dont
la politique propre n'est gure moins timide, l'avantage facile de se
prsenter comme le seul parti progressiste . Au lieu d'obliger les
communistes faire vraiment la politique d'union des gauches qui est
la leur, au lieu de poser clairement le problme politique, les socialistes ont donc contribu l'obscurcir. Dira-t-on que l'aide amricaine tait ce prix ? Mais, l encore, le franc-parler pouvait tre
une force. Il fallait poser la question publiquement, faire peser dans
les ngociations avec l'Amrique le poids d'une opinion publique informe. Au lieu de quoi, nous ne savons mme pas, trois jours aprs le
dpart de Molotow, sur quel point prcisment la rupture s'est faite et
si le projet Marshall institue en Europe un contrle amricain. Ldessus l'Humanit est aussi vague que l'Aube. La politique d'aujourd'hui est vraiment le domaine des questions mal poses, ou poses de
telle manire qu'on ne peut tre avec aucune des deux forces en prsence. On nous somme de choisir entre elles. Notre devoir est de n'en
rien faire, de demander ici et l les claircissements qu'on nous refuse, d'expliquer les manuvres, de dissiper les mythes. Nous savons
comme tout le monde que notre sort dpend de la politique mondiale.
Nous ne sommes pas au plafond ni au-dessus de la mle. Mais nous
sommes en France et nous ne pouvons confondre notre avenir avec
celui de l'U.R.S.S. ni avec celui de l'empire amricain. Les critiques
que l'on vient d'adresser au communisme n'impliquent en elles-mmes
aucune adhsion la politique occidentale telle qu'elle se dveloppe depuis deux mois. Il faudra rechercher si lU.R.S.S. s'est drobe un plan pour elle acceptable, si au contraire elle a eu se dfendre contre [XXVI] une agression diplomatique ou si enfin le plan
Marshall n'est pas la fois projet de paix et ruse de guerre, et comment, dans cette hypothse, on peut encore concevoir une politique de
paix. La dmocratie et la libert effectives exigent d'abord que l'on
soumette au jugement de l'opinion les manuvres et les contremanuvres des chancelleries. l'intrieur comme l'extrieur, elles
postulent que la guerre n'est pas invitable, parce qu'il n'y a ni libert
ni dmocratie dans la guerre.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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*
*

Telles sont (tantt abrges, tantt prcises) les rflexions sur le


problme de la violence qui, publies cet hiver 5, ont valu leur auteur des reproches eux-mmes violents. On ne se permettrait pas de
mentionner ici ces critiques si elles ne nous apprenaient quelque
chose sur l'tat du problme communiste. Alors qu' peine un tiers de
notre lude avait paru, et que la suite en tait annonce, des hommes
qui n'ont pas l'habitude de polmiquer, ou l'ont perdue, se sont jets
leur critoire et, sur le ton de la rprobation morale, ont compos des
rfutations o nous ne trouvons pas une trace de lucidit : tantt ils
nous font dire le contraire de ce que nous avancions, tantt ils ignorent le problme que nous tentons de poser.
On nous fait dire que le Parti ne peut pas se tromper. Nous avons
crit que cette ide n'est pas marxiste 6. On nous fait dire que la conduite de la rvolution doit [XXVII] tre remise une lite d'initis ,
on nous reproche de courber les hommes sous la loi d'une praxis
transcendante et d'effacer la volont humaine ses initiatives et ses
risques. Nous avons dit que c'tait l du Hegel, non du Marx 7. On
nous accuse adorer l'Histoire. Nous avons prcisment reproch
au communisme selon Kstler cette adoration d'un dieu
nu 8 . Nous montrons que le dilemme de la conscience et de la politique, se rallier ou se renier tre fidle ou tre lucide, impose un
de ces choix dchirants que Marx n'avait pas prvus et traduit donc
une crise de la dialectique marxiste 9. On nous fait dire qu'il est un
exemple de dialectique marxiste. On nous oppose la mansutude de
Lnine envers ses adversaires politiques. Nous disons justement que le
terrorisme des procs est sans exemple dans la priode lniniste 10.
Nous montrons comment un communiste conscient, soit Boukharine,
passe de la violence rvolutionnaire au communisme d'aujourd'hui,

5
6

7
8
9
10

Le prsent texte comprend un chapitre III et d'autres fragments indits.


Les Temps Modernes, XIII, p. 10. Ici mme pp. 17-18.
Les Temps Modernes, XVI, p. 688. Ici mme p. 162.
Les Temps Modernes, XIII, p. 11. Ici mme p. 18.
Les Temps Modernes, XVI, p. 686. Ici mme p. 157.
Les Temps Modernes, XVI, p. 682. Ici mme, p. 151.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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quitte faire voir ensuite que le communisme se dnature en chemin. On s'en tient au premier point. On refuse de lire la suite 11.
Il est vrai, notre tude est longue et l'indignation ne souffre pas
d'attendre. Mais ces personnes sensibles, non contentes de nous couper la parole, falsifient ce que nous avons trs clairement dit ds le
dbut. Nous avons dit que, vnale ou dsintresse, l'action du collaborateur, soit Ptain, Laval ou Pucheu, [XXVIII] aboutissait la
Milice, la rpression du maquis, l'excution de Politzer, et quelle
en est responsable. On nous fait dire qu'il est lgitime de punir ceux
qui n'ont rien fait. Nous disons qu'une rvolution ne dfinit pas le dlit
selon le droit tabli, mais selon celui de la socit qu'elle veut crer.
On nous fait dire qu'elle ne juge pas les actes accomplis, mais les
actes possibles.
Nous montrons que l'homme public, puisqu'il se mle de gouverner
les autres, ne peut se plaindre d'tre jug sur ses actes dont les autres
portent la peine, ni sur l'image souvent inexacte qu'ils donnent de lui.
Comme Diderot le disait du comdien en scne, nous avanons que
tout homme qui accepte de jouer un rle porte autour de soi un
grand fantme dans lequel il est dsormais cach, et qu'il est responsable de son personnage mme s'il n'y reconnat pas ce qu'il voulait tre. Le politique n'est jamais aux yeux d'autrui ce qu'il est ses
propres yeux, non seulement parce que les autres le jugent tmrairement, mais encore parce qu'ils ne sont pas lui, et que ce qui est en
lui erreur ou ngligence peut tre pour eux mal absolu, servitude ou
mort. Acceptant, avec un rle politique, une chance de gloire, il accepte aussi un risque d'infamie, l'une et l'autre immrites . L'action politique est de soi impure parce qu'elle est action de l'un sur
l'autre et parce qu'elle est action plusieurs. Un opposant pense utiliser les koulaks ; un chef pense utiliser pour sauver son uvre l'ambition de ceux qui lentourent. Si les forces qu'ils librent les emportent,
les voil, devant l'histoire, l'homme des koulaks et l'homme d'une
clique. Aucun politique ne peut se flatter d'tre innocent. Gouverner,
comme on dit, c'est prvoir, et le politique ne [XXIX] peut s'excuser sur
l'imprvu. Or, il y a de l'imprvisible. Voil la tragdie.

11

On cache mme au lecteur qu'il y ait une suite. Quand elle parat, la Revue
de Paris crit malhonntement que nous publions une nouvelle tude .

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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On parle l-dessus d'une apologie des procs de Moscou . Si,


pourtant, nous disons qu'il n'y a pas d'innocents en politique, cela
s'applique encore mieux aux juges qu'aux condamns. Nous n'avons
jamais dit pour notre compte qu'il fallt condamner Boukharine ni
que Stalingrad justifit les procs 12. supposer mme que sans la
mort de Boukharine Stalingrad ft impossible, personne ne pouvait
prvoir en 1937 la suite de consquences qui, dans cette hypothse,
devaient conduire de l'une l'autre, pour la simple raison qu'il n'y a
pas de science de l'avenir. La victoire ne peut justifier les Procs
leur date, ni, par consquent jamais, puisqu'il n'tait pas sr qu'ils
fussent indispensables la victoire. Si la rpression passe outre ces
incertitudes, c'est par la passion et aucune passion n'est assure d'tre
pure : il y a l'attachement lentreprise sovitique, mais aussi le sadisme policier, l'envie, la servilit envers le pouvoir, la joie misrable
d'tre fort. La rpression convoque toutes ces forces comme l'opposition mle l'honorable et le sordide. Pourquoi faudrait-il masquer ce
qu'il put y avoir de patriotisme sovitique dans la rpression quand
on montre ce qu'il y eut d'honneur dans l'opposition ?
C'est encore trop, nous rpond-on. Cette justice passionnelle n'est
que crime. Il n'y a qu'une justice, pour les temps calmes et pour les
autres. En 1917, [XXX] Ptain n'a pas demand aux mutins qu'il
faisait fusiller quels taient les motifs de leur opposition . Les
libraux n'ont pourtant pas cri la barbarie. Les troupes dfilent
devant le corps des fusills. La musique joue. Nous n'avons certes pas
l'intention de nous mler semblable crmonial, mais nous ne
voyons pas pourquoi, grandiose quand il s'agit de dfendre la patrie,
il deviendrait honteux quand il s'agit de dfendre la rvolution. Aprs
tant de Mourir pour la Patrie , on peut bien couter un Mourir
pour la Rvolution . La seule question qu'il reste poser aprs cela,
c'est si Boukharine est vraiment mort pour une rvolution et pour une
nouvelle humanit. Cette question, nous l'avons traite. Telle est notre
apologie . Les critiques reprennent alors : vous justifiez n'importe quelle tyrannie , vous enseignez que les pouvoirs ont toujours
raison , vous donnez d'ores et dj bonne conscience d'ventuels
12

Pour confirmer notre Interprtation de Boukharine, nous avons cit une


phrase rcente de Staline qui rend peu prs justice aux condamns. Cela
clt la discussion, disions-nous. Il ne s'agit, bien entendu, que de la discussion sur les charges d'espionnage et de sabotage.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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Grands Inquisiteurs ... Qu'ils apprennent lire. Nous avons dit que
toute lgalit commence par tre un pouvoir de fait. Cela ne veut pas
dire que tout pouvoir de fait soit lgitime. Nous avons dit qu'une politique ne peut se justifier par ses bonnes intentions. Elle se justifiera
encore moins par des intentions barbares. Nous n'avons jamais dit
que toute politique qui russit ft bonne. Nous avons dit qu'une politique, pour tre bonne, doit russir. Nous n'avons jamais dit que le
succs sanctifit tout, nous avons dit que l'chec est faute ou qu'en
politique on n'a pas le droit de se tromper, et que le succs seul rend
dfinitivement raisonnable ce qui tait d'abord audace et foi. La maldiction de la politique tient justement en ceci qu'elle doit traduire
des valeurs dans l'ordre des faits. Sur le [XXXI] terrain de l'action,
toute volont vaut comme prvision et rciproquement tout pronostic
est complicit. Une politique ne doit donc pas seulement tre fonde
en droit, elle doit comprendre ce qui est. On l'a toujours dit, la politique est lart du possible. Cela ne supprime pas notre initiative :
puisque nous ne savons pas l'avenir, il ne nous reste, aprs avoir tout
bien pes, qu' pousser dans notre sens. Mais cela nous rappelle au
srieux de la politique, cela nous oblige, au lieu d'affirmer simplement
nos volonts, chercher difficilement dans les choses la figure
qu'elles doivent y prendre.
Vous justifiez, poursuit un autre, un Hitler victorieux. Nous ne justifions rien ni personne. Puisque nous admettons un lment de hasard dans la politique la mieux mdite, et donc un lment d'imposture dans chaque grand homme , nous sommes bien loin de nen
acquitter aucun. Nous dirions plutt qu'ils sont tous injustifiables.
Quant Hitler, s'il avait vaincu, il serait rest le misrable qu'il tait
et la rsistance au nazisme n'aurait pas t moins valable. Nous disons seulement que, pour tre une politique, elle aurait eu se donner
de nouveaux mots d'ordre, se trouver des justifications actuelles,
s'insinuer dans les forces existantes, faute de quoi, aprs cinquante
ans de nazisme, elle n'et plus t qu'un souvenir. Une lgitimit qui
ne trouve pas le moyen de se faire valoir prit avec le temps, non que
celle qui prend sa place devienne alors sainte et vnrable, mais
parce qu'elle constitue dsormais le fond de croyances incontestes
par la plupart que seul le hros ose contester. Nous n'avons donc jamais inclin le valable devant le rel, nous avons refus de le mettre
dans l'irrel.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

26

[XXXII]
Nous disons : il n'y a pas de vainqueur dsign, choisissez dans
le risque . Les critiques comprennent : courons au-devant du vainqueur . Nous disons : la raison du pouvoir est toujours partisane .
Ils comprennent : les pouvoirs ont toujours raison . Nous disons :
toute loi est violence . Ils comprennent : toute violence est lgitime . Nous disons : le fait n'est jamais une excuse ; c'est votre assentiment qui le rend irrvocable . Ils comprennent : adorons le
fait . Nous disons : l'histoire est cruelle . Ils comprennent : l'histoire est adorable . Ils nous font dire que le Grand Inquisiteur est
absous au moment o nous lui refusons la seule justification qu'il tolre : celle d'une science surhumaine de l'avenir. La contingence de
l'avenir, qui explique les violences du pouvoir, leur te du mme coup
toute lgitimit ou lgitime galement la violence des opposants. Le
droit de l'opposition est exactement gal celui du pouvoir.
Si nos critiques ne voient pas ces vidences, et s'ils croient trouver
dans notre essai des arguments contre la libert, c'est que, pour eux,
on parle dj contre elle quand on dit qu'elle comporte un risque d'illusion et d'chec. Nous montrons qu'une action peut produire autre
chose que ce qu'elle visait, et que pourtant l'homme politique en assume les consquences. Nos critiques ne veulent pas d'une condition
si dure. Il leur faut des coupables tout noirs, des innocents tout
blancs. Ils n'entendent pas qu'il y ait des piges de la sincrit, aucune ambigut dans la vie politique. L'un d'eux, pour nous rsumer,
crit avec une visible indignation : le fait de tuer : tantt bon, tantt
mauvais (....). Le critrium de l'action n'est pas dans l'action ellemme . Cette indignation prouve [XXXIII] de bons sentiments, mais
peu de lecture. Car enfin, Pascal disait amrement il y a trois sicles :
il devient honorable de tuer un homme s'il habite de l'autre ct de la
rivire, et concluait : c'est ainsi, ces absurdits font la vie des socits. Nous n'allons pas si loin. Nous disons : on pourrait en passer par
lu, si c'tait pour crer une socit sans violence. Un autre critique
croit comprendre que Kstler, dans le Zro et l'Infini prend parti
pour l'innocent contre le juge injuste ou abus . C'est avouer tout net
qu'on n'a pas lu le livre. Plt au ciel qu'il ne s'agt ici que d'une erreur
judiciaire. Nous resterions dans l'univers heureux du libralisme o
l'on sait ce que l'on fait et o, du moins, on a toujours sa conscience
pour soi. La grandeur du livre de Kstler est prcisment de nous

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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faire entrevoir que Roubachof ne sait pas comment il doit apprcier


sa propre conduite, et, selon les moments, s'approuve ou se condamne. Ses juges ne sont pas des hommes passionns ou des hommes
mal informs. C'est bien plus grave : ils le savent honnte et ils le
condamnent par devoir politique et parce qu'ils croient l'avenir socialiste de l'U.R.S.S. Lui-mme se sait honnte (autant qu'on peut
l'tre) et s'accuse parce qu'il y a longtemps cru. Nos critiques ne veulent pas de ces dchirements ni de ces doutes. Ils rptent bravement :
un innocent est un innocent, un meurtre est un meurtre. Montaigne
disait : le bien public requiert qu'on trahisse et qu'on mente et qu'on
massacre (....) . Il dcrivait l'homme public dans lalternative de ne
rien faire ou d'tre criminel : quel remde ? Nul remde, s'il fut vritablement gn entre les deux extrmes, il le fallait faire ; mais s'il le
fut sans regret, s'il ne lui pesa pas de le faire, c'est signe que sa conscience est en [XXXIV] mauvais termes . Il faisait donc dj de
l'homme politique une conscience malheureuse. Nos critiques ne veulent rien savoir de tout cela : il leur faut une libert qui ait bonne
conscience, un franc-parler sans consquences.
Il y a ici une vritable rgression de la pense politique, au sens o
les mdecins parlent d'une rgression vers l'enfance. On veut oublier
un problme que l'Europe souponne depuis les Grecs : la condition
humaine ne serait-elle pas de telle sorte qu'il n'y ait pas de bonne solution ? Toute action ne nous engage-t-elle pas dans un jeu que nous
ne pouvons entirement contrler ? N'y a-t-il pas comme un malfice
de la vie plusieurs ? Au moins dans les priodes de crise, chaque
libert nempite-t-elle pas sur les autres ? Astreints choisir entre le
respect des consciences et l'action, qui s'excluent et cependant s'appellent si ce respect doit tre efficace et cette action humaine, notre
choix n'est-il pas toujours bon et toujours mauvais ? La vie politique,
en mme temps qu'elle rend possible une civilisation laquelle il n'est
pas question de renoncer, ne comporte-t-elle pas un mal fondamental,
qui n'empche pas de distinguer entre les systmes politiques et de
prfrer celui-ci celui-l, mais qui interdit de concentrer la rprobation sur un seul et relativise le jugement politique ?
Ces questions ne paraissent neuves qu' ceux qui n'ont rien lu ou
ont tout oubli. Le procs et la mort de Socrate ne seraient pas rests
un sujet de rflexion et de commentaires s'ils n'taient qu'un pisode
de la lutte des mchants contre les bons, si l'on n'y voyait paratre un

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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innocent qui accepte sa condamnation, un juste qui tient pour la conscience et qui cependant refuse de donner tort l'extrieur et obit
[XXXV] aux magistrats de la cit, voulant dire qu'il appartient
l'homme de juger la loi au risque d'tre jug par elle. C'est le cauchemar d'une responsabilit involontaire et d'une culpabilit par position
qui soutenait dj le mythe d'dipe : dipe n'a pas voulu pouser sa
mre ni tuer son pre, mais il l'a fait et le fait vaut comme crime.
Toute la tragdie grecque sous-entend cette ide d'un hasard fondamental qui nous fait tous coupables et tous innocents parce que nous
ne savons pas ce que nous faisons. Hegel a admirablement exprim
l'impartialit du hros qui voit bien que ses adversaires ne sont pas
ncessairement des mchants , qu'en un sens tout le monde a raison et qui accomplit sa tche sans esprer d'tre approuv de tous ni
entirement de lui-mme 13. Le mythe de l'apprenti sorcier est encore
une de ces images obsdantes o l'Occident exprime de temps autre
sa terreur d'tre dpass par la nature et par l'histoire. Les critiques
chrtiens qui aujourd'hui dsavouent allgrement lInquisition parce
qu'ils sont menacs d'une Inquisition communiste, oubliant que
leur religion n'en a pas condamn le principe et a encore su, pendant
la guerre, profiter ici et l du bras sculier , comment peuvent-ils
ignorer qu'elle est [XXXVI] centre sur le supplice dun innocent, que
le bourreau ne sait pas ce qu'il fait , que donc il a raison sa manire, et que le conflit est ainsi mis solennellement au cur de l'histoire humaine ?
La conscience de ce conflit est son plus haut point dans la sociologie de Max Weber. Entre une morale de la responsabilit qui
juge, non pas selon l'intention, mais selon les consquences des actes,
et une morale de la foi ou de la conscience , qui met le bien
dans le respect inconditionnel des valeurs, quelles qu'en soient les
13

Entre ce hros et l'Innocent dont on nous offre aujourd'hui l'difiante image,


la diffrence est peu prs celle des soldats vrais et des soldats selon l'cho
de Paris. Quand nos ans de la guerre de 1914 revenaient en permission,
leur famille bien-pensante les accueillait avec le vocabulaire de Barrs. Je
me rappelle ces silences, cette gne dans l'air et ma surprise d'enfant, quand
le soldat couvert de gloire et de palmes dtournait le visage et refusait
l'loge. Comme dit peu prs Alain, c'est que la haine tait l'arrire, avec
la peur, le courage l'avant, avec le pardon. Ils savaient qu'il n'y a pas les
gens de bien et les autres, et que, dans la guerre, les ides les plus honorables se font valoir par des moyens qui ne le sont pas.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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consquences, Max Weber refuse de choisir. Il refuse de sacrifier la


morale de la foi, il n'est pas Machiavel. Mais, il refuse aussi de sacrifier le rsultat, sans lequel l'action perd son sens. Il y a polythisme et combat des dieux 14. Weber critique bien le ralisme
politique, qui souvent choisit trop tt pour s'pargner des efforts, mais
il critique aussi la morale de la foi et le Hier stehe ich, ich kann nicht
anders 15 par lequel il rsout le dilemme quand il se prsente inluctablement est une formule hroque qui ne garantit l'homme ni l'efficacit de son action, ni mme l'approbation des autres et de soimme. La morale, aux yeux de Weber, c'est l'impratif catgorique
de Kant ou le Sermon sur la Montagne. Or traiter son semblable en
fin et non en moyen est un commandement rigoureusement inapplicable dans toute politique concrte (mme si l'on se donne pour but
suprme la ralisation d'une socit o cette loi deviendra ralit).
Par dfinition, le politique combine des moyens, calcule les consquences. Or, les consquences sont les ractions humaines qu'il traite
ainsi en phnomnes naturels ; les moyens, ce sont [XXXVII] encore,
au moins partiellement, les actions humaines ravales au rang d'instruments. Quant la morale du Christ : tendre l'autre joue , c'est
manque de dignit, si ce n'est saintet, et la saintet n'a pas de place
dans la vie des collectivits. La politique est par essence immorale.
Elle comporte un pacte avec les puissances infernales parce
qu'elle est lutte pour la puissance et que la puissance mne la violence dont l'tat dtient le monopole de l'usage lgitime (....). Il y a
plus que rivalit des dieux, il y a lutte inexpiable (....) 16. C'est ainsi
que Raymond Aron exprimait en 1938 une pense qu'il ne faisait pas
sienne, mais qu'il jugeait du moins des plus profondes, sans qu'on
l'accust de se faire serviteur du pouvoir nazi ou du pouvoir communiste, ce qui, comme on sait, n'aurait pas t sans saveur. Heureux
temps. On savait encore lire. On pouvait encore rflchir haute
voix. Tout cela semble bien fini. La guerre a tellement us les curs,
elle a demand tant de patience, tant de courage, elle a tant prodigu
les horreurs glorieuses et inglorieuses que les hommes n'ont plus
mme assez d'nergie pour regarder la violence en face, pour la voir
14
15
16

R. Aron, Sociologie allemande contemporaine, p. 122.


Ibidem.
R. Aron, Essai sur la Thorie de l'Histoire dans l'Allemagne contemporaine,
pp. 266-267.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

30

l o elle demeure. Ils ont tant souhait de quitter enfin la prsence de


la mort et de revenir la paix qu'ils ne peuvent tolrer de n'y tre pas
encore et qu'une vue un peu franche de l'histoire passe auprs d'eux
pour une apologie de la violence. Ils ne peuvent supporter l'ide d'y
tre encore exposs, d'avoir encore payer d'audace pour exercer la
libert. Alors que tout dans la politique comme dans la connaissance
montre que le rgne d'une raison universelle est problmatique, que
la raison comme la libert est [XXXVIII] faire dans un monde qui n'y
est pas prdestin, ils prfrent oublier l'exprience, laisser l la culture, et formuler solennellement comme des vrits vnrables les
pauvrets qui conviennent leur fatigue. Un innocent est un innocent,
un coupable est un coupable, le meurtre est un meurtre, telles sont
les conclusions de trente sicles de philosophie, de mditation, de
thologie et de casuistique. Il serait trop pnible d'avoir admettre
que d'une certaine faon les communistes ont raison et leurs, adversaires aussi. Le polythisme est trop dur. Ils choisissent donc le
dieu de l'Est ou le dieu de l'Ouest. Et, c'est toujours ainsi , justement parce qu'ils ont pour la paix un amour de faiblesse, les voil
tout prts pour la propagande et pour la guerre. En fin de compte, la
vrit qu'ils fuient, c'est que l'homme n'a pas de droits sur le monde,
qu'il n'est pas, pour parler comme Sartre, homme de droit divin ,
qu'il est jet dans une aventure dont l'issue heureuse n'est pas garantie, que l'accord des esprits et des volonts n'est pas assur en principe.
Encore ceci n'est-il vrai que des meilleurs. Si c'tait le lieu d'entrer
dans les dtails, on aimerait dcrire les autres. Qu'importent les
noms, notre propos est tout sociologique. Un critique trouve, pour
dfendre linnocence, des accents qui touchent, quand soudain le lecteur attentif remarque que son plaidoyer ne dit pas un mot des innocents dont Kstler s'occupe et dont parle notre propre tude : les opposants condamns Moscou. J'estime, dit-il (....), dplorable que
ces discussions s'engrnent sur l'exemple et sur la question russes :
nous les connaissons mal. Voil un innocent bien rus. Il refuse vivement son aide aux Boukharine, oui pourraient en avoir besoin, il la
[XXXIX] rserve Jeanne d'Arc et au duc d'Enghien, qui ne sont plus
que cendre. Ce paladin est bien prudent. Il nous met, ou peu s'en faut,
au nombre des flatteurs du pouvoir . Nous demandons si l'on plat
davantage aux communistes en parlant des procs de Moscou, comme

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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nous avons fait, ou en vitant d'en parler, comme il fait. De toute vidence, c'est l'puration franaise qui l'intresse d'abord, et le
double scandale des rpressions abusives et des immunits inconcevables . Bien entendu, nous n'avons jamais dit un mot en faveur des
rpressions abusives. Nous avons dit qu'un collaborateur dsintress
n'en est pas moins condamnable, et que l'homme politique, dans des
circonstances extrmes, risque sa tte mme s'il n'est ni cupide, ni vnal. Voil l'ide qu'on ne veut ni voir ni discuter. On ne veut pas que
la politique soit quelque chose de grave ou seulement de srieux. Ce
qu'on dfend, c'est enfin l'irresponsabilit de l'homme politique. Et
non sans raison. Cet crivain qui, au temps de lavant-guerre et mme
un peu plus tard, voyait plus de ministres en une semaine que nous
n'en verrons dans notre vie, ne saurait tolrer le srieux en politique,
et encore moins le tragique. Quand nous disons que la dcision politique comporte un risque d'erreur et que l'vnement seul montrera si
nous avons eu raison, il interprte comme il peut : avoir raison signifie tre au pouvoir, tre du ct du manche . Cela est sign. Pour
trouver des mots pareils, il faut les porter en soi. Un homme frivole,
qui a besoin d'un monde frivole, o rien ne soit irrparable, parle
pour la justice ternelle. C'est le rou qui dfend la morale raide .
C'est Pguy qui dfend la morale souple. Il n'y a pas d'ducateurs
plus rigides que les parents [XL] dvergonds. Dans la mesure mme
o un homme est moins sr de soi, o il manque de gravit et, qu'on
nous passe le mot, de moralit vraie, il rserve au fond de lui-mme
un sanctuaire de principes qui lui donnent, pour reprendre le mot de
Marx, un point d'honneur spiritualiste , une raison gnrale de
consolation et de justification . Le mme critique se donne beaucoup
de mal pour retrouver cette prcaution jusque chez Saint-Just, et il
met au crdit du Tribunal Rvolutionnaire des dbats parodiques ,
hommage que (....) le vice, par son hypocrisie, rend la vertu .
C'est bien ainsi que raisonnaient nos pres, libertins dans la pratique,
intraitables sur les principes. C'est une vie en partie double qu'ils
nous offraient sous le nom de morale et de culture. Ils ne voulaient
pas se trouver seuls et nus devant un monde nigmatique. Que la paix
soit sur eux. Ils ont fait ce qu'ils ont pu. Disons mme que cette canaillerie n'tait pas sans douceur, puisqu'elle masquait ce qu'il y a
d'inquitant dans notre condition. Mais, quand on prend, pour la prcher, le porte-voix de la morale, et quand, au nom de certitudes frauduleuses, on met en question l'honntet de ceux qui veulent savoir ce

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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qu'ils font, nous rpondons doucement mais fermement : retournez


vos affaires. Enfin, on demandera peut-tre pourquoi nous nous donnons tant de mal : si finalement nous pensons qu'on ne peut pas tre
communiste ni sacrifier la libert la socit sovitique, pourquoi
tant de dtours avant cette conclusion ? C'est que la conclusion n'a
pas le mme sens selon qu'on y vient par un chemin ou par un autre.
C'est que, encore une fois , il y a vraiment deux usages et mme
deux ides de la libert. Il y a une libert qui est l'insigne d'un clan,
[XLI] et dj le slogan d'une propagande. L'histoire est logique au
moins en ceci que certaines ides ont avec certaine politique ou certains intrts une convenance prtablie, parce que les unes et les
autres supposent la mme attitude envers les hommes. Les liberts
dmocratiques prises comme seul critre dans le jugement qu'on porte
sur une socit, les dmocraties absoutes de toutes les violences
qu'elles exercent ici et l parce qu'elles reconnaissent le principe des
liberts et les pratiquent au moins l'intrieur, en un mot la libert
devenue paradoxalement principe de sparation et de pharisasme,
c'est dj une attitude de guerre. Au contraire, de la libert en acte
qui cherche comprendre les autres hommes et qui nous runit tous,
on ne pourra jamais tirer une propagande. Beaucoup d'crivains vivent dj en tat de guerre. Ils se voient dj fusills. Quand le prsent essai fut publi en revue, un ami vint nous trouver et nous dit :
En tout cas, et mme si les communistes lucides pensent des procs
peu prs ce que vous en dites, vous le dites alors qu'ils le cachent,
vous mritez donc d'tre fusill. Nous lui accordmes de bonne
grce cette consquence, qui ne fait pas difficult. Mais aprs ? Qu'un
systme nous condamne peut-tre, cela ne prouve pas qu'il soit le mal
absolu et ne nous dispense pas de lui rendre justice l'occasion. Si
nous nous habituons ne voir en lui qu'une menace contre notre vie,
nous entrons dans la lutte mort, o tous les moyens sont bons,
dans le mythe, dans la propagande, dans le jeu de la violence. On raisonne mal dans ces lugubres perspectives. Il nous faut une bonne fois
comprendre que ces choses-l peuvent arriver, et penser comme
des vivants.
[XLII]
Peut-tre cet essai est-il dj anachronique, et la guerre dj tablie dans les esprits. Notre tort, si c'en est un, a t de poursuivre, la
plume la main, une discussion commence, il y a longtemps, avec de

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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jeunes camarades, et d'en soumettre le compte rendu des fanatiques


de toutes sortes. Quelqu'un demandait rcemment : pour qui criton ? Question profonde. On devrait toujours ddier un livre. Non
qu'on change de pense en mme temps que d'interlocuteur, mais
parce que toute parole, que nous le sachions ou non, est toujours parole quelqu'un, sous-entend toujours tel degr d'estime ou d'amiti,
un certain nombre de malentendus lev, une certaine bassesse dpasse, et qu'enfin c'est toujours travers les rencontres de notre vie
qu'un peu de vrit se fait jour. Certes, nous n'crivions pas pour les
sectaires, mais pas mme pour ce confrre superbe et toujours en
proie lui-mme. Nous crivions pour des amis dont nous voudrions
inscrire ici le nom, s'il tait permis de prendre des morts pour tmoins. Ils taient simples, sans rputation, sans ambition, sans pass
politique. On pouvait causer avec eux. L'un d'eux nous disait en 1939,
aprs le pacte germano-sovitique : Je n'ai pas de philosophie de
l'histoire. L'autre n'admettait pas non plus l'pisode. Pourtant, avec
toutes les rserves imaginables, ils ont rejoint les communistes pendant la guerre. Cela ne les a pas changs. Le premier, comme ses
hommes taient prisonniers des miliciens dans un village, y est entr
pour partager leur sort, alors qu'il ne pouvait plus rien pour eux. Elle,
enferme au Dpt pendant deux mois, et appele, croyait-on alors,
paratre devant un tribunal franais, crivait qu'elle rcuserait ses
avocats s'ils cherchaient tirer argument pour [XLIII] elle de son
jeune ge. On admettra peut-tre qu'ils taient des individus et savaient ce que c'est que la libert. On ne s'tonnera pas si, ayant parler du communisme, nous essayons de scruter, travers nuage et nuit,
ces visages qui s'effacent de la terre.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

[1]

Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste

Premire partie
LA TERREUR

Retour la table des matires

[2]

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Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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[3]
Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste
PREMIRE PARTIE
LA TERREUR

Chapitre I
LES DILEMMES DE KSTLER

Retour la table des matires

Voil donc ce qu'on veut tablir en France , disait un anticommuniste en refermant le Zro et lInfini. Qu'il doit tre passionnant
de vivre sous ce rgime ! disait au contraire un sympathisant d'origine russe, migr de 1905. Le premier oubliait que tous les rgimes
sont criminels, que le libralisme occidental est assis sur le travail forc des colonies et sur vingt guerres, que la mort d'un noir lynch en
Louisiane, celle d'un indigne en Indonsie, en Algrie ou en Indochine, est, devant la morale, aussi peu pardonnable que celle de Roubachof, que le communisme n'invente pas la violence, qu'il la trouve
tablie, que la question pour le moment n'est pas de savoir si l'on accepte ou refuse la violence, mais si la violence avec laquelle on pactise est progressive et tend se supprimer ou si elle tend se perptuer, et qu'enfin, pour en dcider, il faut situer le crime dans la logique d'une situation, dans la dynamique d'un rgime, dans la totalit
historique laquelle il appartient, au lieu de le juger en soi, selon la
morale qu'on appelle [4] tort morale pure . Le second oubliait que
la violence, angoisse, souffrance et mort, n'est pas belle, sinon
en image, dans l'histoire crite et dans l'art. Les hommes les plus pacifiques parlent de Richelieu et de Napolon sans frmir. Il faudrait
imaginer comment Urbain Grandier voyait Richelieu, comment le duc
d'Enghien voyait Napolon. La distance, le poids de l'vnement ac-

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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quis transforment le crime en ncessit historique et la victime en


songe-creux. Mais quel acadmicien admirateur de Richelieu tuerait
de sa main Urbain Grandier ? Quel administrateur tuerait de sa main
les noirs qu'il fait mourir pour construire un chemin de fer colonial ?
Or le pass et le lointain ont t ou sont vcus par des hommes qui y
jouaient ou y jouent leur vie unique, et les cris d'un seul condamn
mort sont inoubliables. L'anticommunisme refuse de voir que la violence est partout, le sympathisant exalt que personne ne peut la regarder en face. Ni l'un ni l'autre n'avaient bien lu le Zro et l'Infini qui
confronte ces deux vidences. Mme s'il ne le pose pas comme il faut,
le livre pose le problme de notre temps. C'est assez pour qu'il ait soulev un intrt passionn. C'est assez aussi pour qu'il n'ait pas t
vraiment lu, car les questions qui nous hantent sont justement celles
que nous refusons de formuler. Essayons donc de comprendre ce livre
clbre et mal connu. Roubachof a toujours t dans l'extrieur et dans
l'histoire. C'est peine s'il a eu fixer lui-mme sa conduite : le sort
des hommes et son sort personnel se jouaient devant lui, dans les
choses, dans la Rvolution faire, achever, continuer. Qu'tait-il
donc lui-mme sinon cet X qui s'imposaient [5] les tches videntes
donnes avec la situation ? Mme le danger de mort ne pouvait le rappeler soi : pour un rvolutionnaire, la mort d'un homme, ce n'est pas
un monde qui finit, c'est un comportement qui se dfalque. La mort
n'est qu'un cas particulier ou un cas limite de l'inactivit historique, et
c'est pourquoi les rvolutionnaires ne disaient pas d'un adversaire qu'il
tait mort, mais qu'il avait t physiquement supprim . Pour Roubachof et ses camarades, le Je tait si irrel la fois et si indcent
qu'ils l'appelaient par drision la fiction grammaticale . Humanit
valeurs, vertus, rconciliation de l'homme avec l'homme, ce n'taient
pas pour eux des fins dlibres, mais des possibilits du proltariat
qu'il s'agissait de mettre au pouvoir.
Pendant des annes Roubachof vit donc dans l'ignorance du subjectif. Peu importe que Richard soit un militant ancien et dvou ; s'il
faiblit, s'il discute la ligne adopte, il est un danger pour le mouvement, il sera exclu. Il ne s'agit pas de savoir si les dockers veulent ou
non dcharger l'essence que le pays de la Rvolution envoie un gouvernement ractionnaire : en prolongeant le boycott, le pays de la Rvolution risquerait de perdre un march. Le dveloppement industriel
du pays de la Rvolution compte plus que la conscience des masses.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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Les chefs de la section des dockers seront exclus. Roubachof luimme ne se traite pas mieux que les autres. Il pense que la direction
du Parti se trompe, et le dit. Arrt il dsavoue son attitude d'opposition, non pas pour sauver sa vie, mais pour sauver sa vie politique et
demeurer dans l'histoire o il a toujours t. On se [6] demande comment il peut aimer Arlova. Aussi est-ce un trange amour. Une seule
fois elle lui dit : Vous ferez toujours de moi ce que vous voudrez.
Et jamais plus rien. Pas un mot quand elle est casse par la cellule du
Parti. Pas un mot le dernier soir o elle vient chez Roubachof. Et pas
un mot de Roubachof pour la dfendre. Il ne parlera d'elle que pour la
dsavouer sur l'invitation du Parti. Honneur, dshonneur, sincrit,
mensonge, ces mots n'ont pas de sens pour l'homme de l'histoire. Il n'y
a que des trahisons objectives et des mrites objectifs. Le tratre est
celui qui en fait dessert le pays de la Rvolution lei qu'il est, avec sa
direction et son appareil. Le reste est psychologie.
La psychologie mprise se venge. L'individu et l'tat, confondus
dans la jeunesse de la Rvolution, reparaissent face face. Les masses
ne portent plus le rgime, elles obissent. Les dcisions ne sont plus
mises en discussion la base du Parti, elles s'imposent par la discipline. La pratique n'est plus comme aux dbuts de la Rvolution fonde sur un examen permanent du mouvement rvolutionnaire dans le
monde, ni conue comme le simple prolongement du cours spontan
de l'histoire. Les thoriciens courent aprs les dcisions du pouvoir
pour leur trouver des justifications dont il se moque. Roubachof peu
peu fait connaissance avec la subjectivit qui se retranche des vnements et les juge. Arrt de nouveau, et coup cette fois de l'action et
de l'histoire, ce n'est plus seulement la voix des masses et des militants
exclus qu'il croit entendre : mme l'ennemi de classe reprend pour lui
figure humaine. L'officier ractionnaire qui occupe la cellule voisine
de la sienne, homme [7] femmes, entich d'honneur et de courage
personnel, ce n'est plus seulement l'un de ces gardes-blancs que
Roubachof a fait fusiller pendant la Rvolution, c'est quelqu'un qui
l'on peut parler en frappant des coups sur le mur, dans le langage de
tous les prisonniers du monde. Roubachof voit pour la premire fois la
Rvolution dans la perspective du garde-blanc et il prouve que personne ne peut se sentir juste sous le regard de ceux qui il a fait violence. Il comprend la haine des gardes-blancs, il pardonne ,
mais, ds lors, mme son pass rvolutionnaire est remis en question.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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Et pourtant, c'est justement pour librer les hommes qu'il a fait violence des hommes. Il ne pense pas avoir eu tort. Mais il n'est plus
innocent. Restent tous ces regards qu'il a fallu teindre. Reste une
autre instance que celle de l'histoire et de la tche rvolutionnaire, un
autre critre que celui de la raison tout occupe au calcul de l'efficacit. Reste le besoin de subir ce qu'on a fait subir aux autres, pour rtablir avec eux une rciprocit et une communication dont l'action rvolutionnaire ne s'accommode pas. Roubachof mourra en opposant, silencieusement, comme tous ceux qu'en son temps il a fait excuter.
Cependant, si ce sont les hommes qui comptent, pourquoi serait-il
plus fidle aux morts qu'aux vivants ? Hors de la prison, il y a tous
ceux qui, bon gr mal gr, suivent un chemin o Roubachof les a engags. S'il meurt en silence, il quitte ces hommes avec qui il s'est battu, et sa mort ne les clairera pas. D'ailleurs, quel autre chemin leur
montrer ? N'est-ce pas de proche en proche et peu peu qu'on en est
venu la nouvelle politique ? [8] Rompre avec le rgime, ce serait
dsavouer le pass rvolutionnaire d'o il est issu. Or, chaque fois
qu'il pense 1917, c'est pour Roubachof une vidence qu'il fallait
faire la rvolution, et, dans les mmes conditions, il la ferait encore,
mme sachant o elle conduit. Si l'on assume le pass, il faut assumer
le prsent. Pour mourir en silence, Roubachof aurait d'abord changer
de morale ; il lui faudrait faire prvaloir sur l'action dans le monde et
dans l'histoire le vertige du tmoignage , l'affirmation immdiate et
folle des valeurs. Tmoignage devant qui ? Pendant toute sa jeunesse,
il a appris que le recours cette instance supra-terrestre tait la plus
subtile des mystifications, puisqu'elle nous autorise dlaisser les
hommes existants et nous fait quitter la moralit effective pour une
moralit de rve. Il a appris que la vraie morale se moque de la morale, que la seule manire de rester fidle aux valeurs est de se tourner
vers le dehors pour y obtenir, comme disait Hegel, la ralit de l'ide
morale , et que la voie courte du sentiment immdiat est celle de
l'immoralit. C'est au nom des exigences de l'histoire qu'il a autrefois
dfendu la dictature et ses violences contre les belles mes. Que pourrait-il rpondre aujourd'hui quand on lui relit ses discours ? Que la
dictature d'autrefois fondait ses dcisions sur une analyse thorique et
sur une libre discussion des perspectives ? C'est vrai, mais, la ligne
une fois choisie, il fallait obir, et la dictature de la vrit, pour ceux
qui ne la voient pas clairement, n'est pas diffrente de l'autorit nue.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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Quand on a dfendu la premire, il faut accepter la seconde. Et si le


durcissement mme de la dictature, [9] si la renonciation la thorie
taient imposs par la situation mondiale ? Roubachof capitulera. Ds
qu'il revient la dure rgle marxiste qui oblige dfinir un homme,
non par ses intentions, mais par ce qu'il fait, et une conduite non par
son sens subjectif, mais par son sens objectif, de nouveau le tableau de
sa vie est transform. D'abord parce que des penses, des paroles qui,
prises une une, demeuraient dans l'indtermination du subjectif, se
fortifient l'une l'autre et forment systme. Les tmoignages charge
sont bien loin d'tre faux. Roubachof remarque mme que certaines
circonstances, certains dialogues y sont mticuleusement rapports.
S'il y a mensonge, c'est justement dans cette exactitude et en ceci
qu'une phrase ou une ide de l'instant sont pour toujours figes sur le
papier. Mais est-ce mme un mensonge ? On est en droit d'imputer
Roubachof non seulement quelques rflexions sarcastiques, quelques
paroles d'humeur, mais encore ce qu'elles sont devenues dans l'esprit
des jeunes gens qui l'coutaient, et qui, moins fatigus que lui, plus
que lui-mme fidles sa jeunesse, ont conduit ses penses jusqu'
leur consquence pratique et jusqu'au complot. Aprs tout, se dit Roubachof, regardant ce garon devant lui qui l'accuse, peut-tre est-il la
vrit de ce que je pensais. Roubachof n'a jamais recommand le terrorisme, et, quand il parlait d'user de violence contre la direction du
parti, il ne s'agissait que de violence politique. Mais violence politique
signifie arrestation, et que se passe-t-il quand celui qu'on vient arrter
se dfend ? Roubachof n'a jamais t au service d'un pays tranger.
Mais, puisqu'il pensait vaguement [10] renverser la direction du parti, il lui fallait au moins prvoir la raction des pays voisins et peuttre mme la dsarmer d'avance. De l cette brve conversation avec
un diplomate tranger o aucun march n'a t conclu, o tout est rest au conditionnel et sur le ton du badinage, mais o le prix d'une neutralit bienveillante s'est trouv indiqu. Bien entendu, pour Roubachof, il ne s'agissait que de sacrifier ventuellement une province pour
sauver l'avenir de la Rvolution, mais, pour le diplomate tranger, il
s'agissait d'affaiblir et de dmembrer le pays de la Rvolution. Qui
peut dire lequel des deux calculs eut t juste finalement, et si, en dernire analyse et devant l'histoire, Roubachof et t le sauveur ou le
fossoyeur de la Rvolution ? D'ailleurs, puisque l'histoire est polarise, puisque la dynamique des classes interprte chaque vnement en
faveur de l'une ou l'autre des forces en prsence, il n'y a pas de place

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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pour des actions neutres ou indiffrentes, le silence mme joue son


rle et les transitions sont insensibles de l'intention l'acte, du moi
autrui, de l'opposition la trahison. Enfin, une fois arrt, l'opposant
Roubachof devient en vrit un tratre. Du fait mme qu'elle est battue, l'opposition s'avre incapable d'tablir une nouvelle direction rvolutionnaire. Elle n'a t historiquement qu'une tentative contre la
seule direction rvolutionnaire possible, et ce titre elle devient
contre-rvolution et trahison. Le rsultat de l'entreprise reflue sur son
dbut et en donne le sens. Si, cette pense tout objective, Roubachof
voulait opposer ses intentions, il invoquerait en sa faveur une philosophie qu'il a toujours nie. Comment rcuserait-il le jugement de la
nouvelle [11] gnration qu'il a contribu former et qui pratique sans
rserve la pense objective ? Aprs tout, par la bouche de Gletkin,
c'est Roubachof qui juge Roubachof. Voil pourquoi finalement il signera les aveux mensongers que Gletkin a prpars. Il plaidait
d'abord coupable d'avoir tenu une attitude objectivement contrervolutionnaire. C'tait sous-entendre que ses intentions demeuraient
rvolutionnaires. Sil laissait Gletkin mettre les points sur les i et
traduire en complot contre le parti et le rgime ce qui n'avait t
qu'une autocritique du parti et du rgime, du moins refusait-il de
s'avouer espion et saboteur. Mais cette dernire barrire est enleve.
L'honneur rvolutionnaire lui-mme n'est qu'une varit de la dignit
bourgeoise. Roubachof est d'une gnration qui a cru pouvoir rserver
la violence aux ennemis du proltariat, traiter avec humanit les proltaires et leurs reprsentants, sauver l'honneur personnel dans le dvouement la Rvolution. C'est que lui et ses camarades taient des
intellectuels ns dans le loisir et forms la culture prrvolutionnaire. Ils avaient huit ou neuf ans quand on leur avait donn
leur premire montre. Ils ne s'apercevaient pas que leurs valeurs valaient dans un certain tat de gratuit et d'aisance, qu'elles perdent tout
sens hors de cette supposition. Ils n'avaient pas l'exprience du ncessaire et de l'urgent. Gletkin, lui, avait seize ans quand il a appris que
l'heure se divise en soixante minutes. Il est n parmi les paysans qui
maintenant travaillent dans les usines. Il sait qu'on ne peut les laisser
libres si l'on veut qu'ils travaillent et qu'un systme de droit demeure
purement nominal tant [12] qu'on n'en a pas tabli les bases matrielles. De Roubachof Gletkin, la diffrence est celle d'une gnration politique qui par chance avait partag les privilges culturels de la
bourgeoisie une gnration qui est charge d'tendre la culture tous

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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et d'abord d'en construire le fondement conomique. La distinction de


l'objectif et du subjectif, familire Roubachof, est ignore de Gletkin. Mais Gletkin, c'est l'humanit consciente de ses attaches matrielles, c'est la ralit de ce que Roubachof a toujours dit. Sabotage
objectif, trahison objective, toutes rserves faites sur les intentions,
c'est encore le langage de l'ancienne culture ou celui de la culture
de demain. l'heure qu'il est, l'homme intrieur n'est plus ou n'est pas
encore, on peut donc supprimer cette restriction qui serait menteuse. Il
faut capituler.
Mais Roubachof n'en a pas encore fini avec lui-mme. Parler devant le tribunal, s'accuser, se dshonorer, c'tait encore vivre dans
l'histoire. Reste l'preuve des derniers jours de prison. Il s'est mis en
rgle avec l'histoire, il a conclu sa vie publique comme il l'avait commence, il a sauv son pass. Mais, pour quelque temps, il survit
cette vie dj close. moins de perdre conscience de lui-mme,
moins de devenir Gletkin, comment pourrait-il se croire lui-mme
tratre et saboteur ? Il n'est pas lui-mme l'histoire universelle, il est
Roubachof. Il a pu une fois de plus se fondre en elle et prendre pour
les autres l'aspect d'un tratre, il ne saurait le faire ses propres yeux.
Du seul fait qu'il respire encore, il juge invitablement et sa propre
capitulation, puisqu'il en est l'auteur, et le systme qui l'exige. Comment prsent voit-il donc sa vie ? [13] Lui et ses camarades sont partis, qu'ils le sachent ou non, de l'affirmation d'une valeur : la valeur
des hommes. On ne devient pas rvolutionnaire par science, mais par
indignation. La science vient ensuite remplir et prciser cette protestation vide. Elle a appris Roubachof et ses camarades que la libration des hommes supposait une conomie socialiste, ils se sont donc
mis au travail. Mais il s'est trouv que, pour difier cette conomie
dans les conditions particulires au pays de la Rvolution, il fallait
faire souffrir les hommes plus que l'ancien rgime ne les faisait souffrir, et que, pour librer les hommes de l'avenir, il fallait opprimer les
hommes d' prsent. L'uvre entreprise avait ses exigences, si imprieuses que les perspectives taient oublies : Son travail avait dur
quarante ans et ds le commencement il avait oubli la question qui
l'avait pouss entreprendre cette tche 17. La conscience de soi et
d'autrui, qui animait l'entreprise au dpart, s'tait enlise dans l'im17

P. 282.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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mense champ des mditations qui sparaient l'humanit immdiate de


sa ralisation future. Ayant fait tout ce qu'il avait faire, rien d'tonnant si Roubachof est prt pour un retour sur soi, s'il se livre cette
autre et extraordinaire exprience encore inconnue de lui, et qui consiste se saisir de l'intrieur comme conscience, comme un tre sans
lieu et sans date, une lumire dont dpendent toute manifestation et
toute chose concevables, et devant laquelle les vnements, les douleurs et les joies sont indiffrents, enfin comme participation d'un
infini. C'est devant cet infini qu' [14] prsent il se sent comptable et
coupable. Le chemin que Hegel avait trac, dans la Phnomnologie,
de la mort ou de la conscience l'Histoire, il le suit en sens inverse,
maintenant que l'histoire est pour lui finie. Pour rester fidle au sentiment immdiat d'humanit, peut-tre aurait-il fallu renoncer construire un tat nouveau ? Peut-tre valait-il mieux agir en homme moral et tmoigner chaque jour pour l'humanit intrieure ? Peut-tre
qu'il ne convenait pas l'homme de suivre chacune de ses penses
jusqu' ses conclusions logiques 18. Peut-tre qu'il ne convenait
pas l'humanit de naviguer sans lest. Et peut-tre que la raison livre
elle-mme tait une boussole fausse, conduisant par de tortueux
mandres, si bien que le but finissait par disparatre dans la
brume 19. Enferm dans l'vidence intrieure, dgag du monde, il
ne peut plus trouver aucun sens sa conduite durant le procs, ni sa
mort. Est-ce maintenant qu'il voit plus clair, ou bien tait-ce devant le
tribunal ? Il tait un homme qui a perdu son ombre, libre de toute
entrave... On peut se demander quel sens il y a rflchir sur l'histoire quand on n'a plus d'ombre historique, rflchir sur la vie quand
on en est exclu. Est-ce dans la vie ou devant la mort qu'on comprend
le mieux la vie ? Remis en libert l'instant et rintgr dans le Parti,
comment conduirait-il sa vie, puisque, tant qu'il en a dispos, et dernirement encore devant le tribunal, il a refus de prter sa voix
l'homme intrieur ? Les mditations finales de Roubachof nous donnent-elles une formule de vie diffrente de celle [15] qu'il a suivie de
son vivant ? N'expriment-elles pas plutt la protestation irrductible
de la subjectivit contre une aventure avec laquelle elle ne saurait se
rconcilier, mais o elle s'est engage pour des raisons toujours valables ? Mme ses dernires heures, Roubachof ne dsavoue pas la
18
19

P. 285.
P. 287.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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Rvolution : Peut-tre la Rvolution tait-elle venue avant terme,


avorton aux membres monstrueusement difformes. Peut-tre tout tenait-il quelque grave erreur chronologique 20. Et peut-tre, sur les
bases matrielles enfin tablies, une socit serait-elle possible plus
tard o les moyens soient homognes aux fins et/ou l'individu, au lieu
d'tre annul par l'intrt collectif, rejoigne les autres individus et
constitue avec eux un infini terrestre 21. Mme dans les dernires
pages du livre, ce n'est donc pas exactement une conclusion que Kstler apporte. Sa conclusion personnelle, nous la trouverons ailleurs. Le
Zro et l'Infini se borne dcrire une situation dialectique dont Roubachof ne s'affranchit pas mme par le coup de force du sentiment
ocanique . Elle consiste en ceci que l'homme ne peut obtenir dans
l'extrieur la ralisation de ce qu'il se sent tre intrieurement, ni s'abstenir de l'y chercher. Ou encore que l'humanisme, lorsqu'il veut s'accomplir, en toute rigueur, se transforme en son contraire, c'est--dire
en violence.
On est tent de rpondre Kstler que le marxisme a justement
dpass les alternatives o Roubachof se perd. Et en effet il y a bien
peu de marxisme dans le Zro et l'Infini, qu'il s'agisse des formules de
Roubachof, de celles de Gletkin ou des [16] jugements de Kstler
quand ils transparaissent. La solidarit de l'individu et de l'histoire,
que Roubachof et ses camarades prouvaient dans la lutte rvolutionnaire, ils la traduisent dans une philosophie mcaniste qui la dfigure
et qui est l'origine des alternatives inhumaines auxquelles Roubachof aboutit. L'homme est pour eux le simple miroir de ce qui l'entoure, le grand homme celui dont la pense reflte le plus exactement
les conditions objectives de l'action, l'histoire, au moins en principe,
une science rigoureuse. Plus tard peut-tre... on l'enseignerait au
moyen de tables de statistiques auxquelles s'ajouteraient (des) coupes
anatomiques. Le professeur dessinerait au tableau une formule algbrique reprsentant les conditions de vie des masses d'un pays donn
une poque donne : Citoyens, voici les facteurs objectifs qui ont
conditionn ce processus historique. Et, montrant de sa rgle un
paysage brumeux et gristre entre le second et le troisime lobe du
cerveau du N 1 : et maintenant voici l'image subjective de ces fac20
21

P. 286.
P. 288.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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teurs.... 22. En morale comme en philosophie, Roubachof et ses camarades ont cru qu'il fallait choisir entre l'intrieur et l'extrieur : ou la
conscience est tout, ou elle n'est rien. Et ils ont choisi qu'elle ne ft
rien. Il n'y a que deux conceptions de la morale humaine, et elles
sont des ples opposs. L'une d'elles est chrtienne et humanitaire,
elle dclare l'individu sacr et affirme que les rgles de l'arithmtique
ne doivent pas s'appliquer aux units humaines, qui, dans notre
quation reprsentent soit zro, [17] soit l'infini. L'autre conception
part du principe fondamental qu'une fin collective justifie tous les
moyens, et non seulement permet mais exige que l'individu soit en
toute faon subordonn et sacrifi la communaut, laquelle peut
disposer de lui soit comme d'un cobaye qui sert une exprience, soit
comme de l'agneau que l'on offre en sacrifice 23. Beaucoup plus que
par Marx, c'est par une sorte de scientisme sociologique que Roubachof et ses camarades se laissent ici guider. L'homme d'tat est un
ingnieur qui, pour atteindre un rsultat, emploie les instruments
utiles. La logique qu'il suit, ce n'est pas cette logique vivante de l'histoire que Marx avait dcrite et qui s'exprime indivisiblement par les
ncessits objectives et par le mouvement spontan des masses,
c'est la logique sommaire du technicien qui n'a affaire qu' des objets
inertes et les manie son gr. Le rsultat atteindre tant le pouvoir
du proltariat, reprsent par le parti, les hommes sont les instruments
du parti. La direction du parti fait erreur disait Roubachof un militant allemand aprs l'chec de la rvolution allemande. Toi et moi,
rpond Roubachof, nous pouvons nous tromper, mais pas le parti 24.
La rponse serait marxiste si elle voulait dire que les rsolutions prises
aprs discussion sont obligatoires, parce qu'elles expriment l'tat effectif de la Rvolution dans le monde et la manire dont cette situation
est vcue par les masses, et qu'elles sont ainsi, dans une philosophie marxiste de l'histoire, la dernire instance concevable pour l'individu. Mais la rponse [18] de Roubachof n'est pas marxiste si elle
prte au parti l'infaillibilit divine ; puisque le parti dlibre, c'est qu'il
n'y a pas ici de preuve gomtrique et que la ligne n'est pas vidente.
Puisqu'il y a des tournants, c'est qu' certains moments la ligne adop-

22
23
24

Pp. 26-27.
P. 177.
P. 55.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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te doit tre reconsidre, et que, prolonge dans la mme direction,


elle deviendrait une erreur.
Dans la pense de Roubachof et dans le communisme la Kstler,
l'histoire cesse d'tre ce qu'elle tait pour Marx : la ralisation visible
des valeurs humaines par un processus qui comporte des dtours dialectiques, mais qui du moins ne saurait tourner le dos ses fins. Elle
n'est plus l'atmosphre vitale de l'homme, la rponse ses vux, le
lieu de la fraternit rvolutionnaire. Elle devient une force extrieure
dont le sens est ignor de l'individu, la pure puissance du fait. Tout
ce qui est rel est rationnel , la fameuse formule hglienne, qui
n'empchait pas Marx de rserver le rle de la conscience dans l'achvement du processus rvolutionnaire et qui pour un marxiste est une
invitation comprendre le cours des choses et le modifier en le
comprenant, Roubachof l'interprte comme une justification ple-mle
de tout ce qui est, au nom d'une histoire qui sait mieux que nous o
elle va. Au lieu que le rel compris devienne transparent pour la
raison, le rationnel s'efface devant l'opacit du rel et le jugement cde
la place l'adoration d'un dieu inconnu. L'Histoire ne connat ni
scrupules, ni hsitations. Inerte et infaillible, elle coule vers son but.
chaque courbe de son cours, elle dpose la boue qu'elle charrie et les
cadavres des noys. L'Histoire connat son chemin. [19] Elle ne commet pas d'erreurs 25. Marx, lui, crivait : Ce n'est pas l'histoire qui
utilise l'homme pour raliser ses fins, comme si elle tait une personne indpendante, elle n'est rien que l'activit de l'homme poursuivant ses fins.
videmment, Roubachof sait bien que, de cette Histoire toute dtermine, personne ne connat jamais que des fragments, dans cette
histoire-objet il y a pour chacun de nous des lacunes, chacun de nous
n'en possde qu'une image subjective qu'il n'est pas en mesure de
confronter avec l'Histoire en soi, toujours suppose par del l'humanit. Mais de ce fait qu'une histoire en soi est pour nous comme rien,
Kstler ne conclut pas qu'il faut abandonner le mythe raliste. Il le
projette seulement dans l'avenir, et, en attendant l'heureux jour o
nous connatrons de science certaine la totalit de l'histoire, il nous
abandonne nos divergences et nos conflits. C'est dans un avenir
trs lointain que la science sera en mesure d'liminer les lments sub25

P. 55.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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jectifs de nos apprciations et de construire une reprsentation tout


objective de nos rapports avec l'histoire. Tant qu'on n'en (sera) pas
l, la politique ne (sera) jamais qu'un dilettantisme sanglant, que pure
superstition et magie noire 26. Ce sera un pari. Entre temps, il faut
bien agir crdit et vendre son me au diable dans l'espoir d'obtenir
l'absolution de l'histoire 27. Le marxisme avait vu qu'invitablement
notre connaissance de l'histoire est partiale, chaque conscience tant
elle-mme historiquement situe, [20] mais, au lieu d'en conclure que
nous sommes enferms dans la subjectivit et vous la magie ds
que nous voulons agir au-dehors, il trouvait, par del la connaissance
scientifique et son rve de vrit impersonnelle, un nouveau fondement pour la vrit historique dans la logique spontane de notre existence, dans la reconnaissance du proltaire par le proltaire et dans la
croissance effective de la rvolution. Il reposait sur cette profonde
ide que les vues humaines, toutes relatives qu'elles soient, sont l'absolu mme parce qu'il n'y a rien d'autre et aucun destin. Par notre
praxis totale, sinon par notre connaissance, nous touchons l'absolu, ou
plutt la praxis interhumaine est l'absolu. Roubachof n'a aucune ide
de cette sagesse marxiste qui rgle la connaissance sur la praxis et
claire la praxis par la connaissance, forme le proltariat par la discussion thorique et soumet les vues thoriques l'assentiment du proltariat organis. Il ne souponne pas cet art marxiste des grands
hommes de 1917 qui dchiffre l'histoire mesure qu'elle se fait et en
prolonge les indications par des dcisions qui demeurent gale distance de la folie subjective et de l'amor fati. la direction du parti, il
n'oppose pas une autre ligne, une autre interprtation de l'histoire,
mais seulement le souvenir d'Arlova, l'image de Richard ou du petit
Lwy, des motions, des malaises, des tats de conscience qui
n'entament pas sa foi fondamentale en une sagesse du fait. Or cette foi
rend inutile toute opinion et dsarme par avance Roubachof. Il ne
pense pas l'histoire, il en attend le jugement dans la crainte et le tremblement. L'horreur que rpandait autour de lui le N 1 provenait
avant [21] tout de ce qu'il avait peut-tre raison 28... Et aprs tout,
si le N 1 avait raison ? S'il tait en train de jeter ici, dans la crasse, le
sang et le mensonge, les grandioses fondations de l'avenir ? L'Histoire
26
27
28

P. 29.
P. 113.
P. 24.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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n'avait-elle pas toujours t un maon inhumain et sans scrupules, faisant son mortier d'un mlange de mensonge, de sang et de boue 29 ?
Qui est celui qui aura raison en fin de compte ? Cela ne se saura que
plus tard 30. Il n'y avait aucune certitude ; seulement l'appel cet
oracle moqueur qu'ils dnommaient l'Histoire et qui ne rendait sa sentence que lorsque les mchoires de l'appelant taient depuis longtemps
retombes en poussire 31. Cette dlectation de la mort, cette passion
d'obir, comme toutes les formes du masochisme, est phmre et
ambigu. Elle alternera donc avec la passion de commander ou avec
les beaux sentiments sans pudeur, et Roubachof sera toujours prt
passer d'une attitude l'autre, toujours sur le point de trahir. La premire violence, fondement de toutes les autres, c'est celle qu'exerce
l'Histoire en soi, la Volont incomprhensible devant laquelle toutes
les vues individuelles s'quivalent comme des hypothses galement
fragiles. S'il avait une fois critiqu l'ide d'une histoire tout objective
et dtermine, et reconnu comme la seule histoire dont nous puissions
parler celle dont nous construisons l'image et l'avenir par des interprtations mthodiques et cratrices la fois, Roubachof aurait pu garder
ses opinions ou celles du N 1 [22] leur pleine valeur de conjectures probables et sortir du labyrinthe de la trahison et des reniements.
Loin de lester l'individu d'un contrepoids objectif, le mythe scientiste
discrdite son effort de pense au nom d'une Histoire en soi insaisissable et ne lui laisse d'autre ressource que d'osciller entre la rvolte et
la passivit.
Un pisode du livre entre tous montre quel point Kstler est
tranger au marxisme. C'est au moment o Roubachof, rentr dans sa
cellule, motive sa capitulation par des thses sur la loi de maturit
relative . Dans un document adress au Comit Central, il dmontre
que, chaque progrs technique rendant opaque pour les masses le
fonctionnement de l'conomie, la discussion et la dmocratie, possibles un niveau infrieur du dveloppement, cessent pour longtemps de l'tre dans une conomie transforme et ne le redeviendront
que beaucoup plus tard, quand les masses auront assimil les changements intervenus et rejoint en conscience l'tat objectif de la production. L'opposition qui, en priode de maturit relative, avait pour fonc29
30
31

P. 145.
P. 113.
P. 24.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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tion lgitime de discuter et de faire appel aux masses, doit, en priode


d'immaturit relative, se rallier purement et simplement. On voit bien
ce que Kstler pense d'un raisonnement de cette sorte. Il cite paralllement Machiavel enseignant que les mots servent dguiser les
faits, excuser le dguisement s'il est dcouvert, et la clbre parole
de l'vangile selon laquelle le chrtien doit dire oui ou non, tout ce
qu'on ajoute venant du dmon. C'est sous-entendre que Roubachof
ment par systme et s'invente aprs coup de bonnes raisons. C'est
avouer aussi que l'on n'entend pas les problmes [23]marxistes. Le
marxiste a reconnu la mystification de la vie intrieure, il vit dans le
monde et dans l'histoire. La dcision selon lui n'est pas affaire prive,
elle n'est pas l'affirmation immdiate des valeurs que nous prfrons,
elle consiste pour nous faire le point de notre situation dans le
monde, nous replacer dans le cours des choses, bien comprendre et
bien exprimer ce mouvement de l'histoire hors duquel les valeurs
restent verbales et par lequel seulement elles ont chance de se raliser.
Entre l'aventurier qui dcore ses palinodies de prtextes thoriques et
le marxiste qui motive son ralliement par une thse gnrale, il y a
cette diffrence que le premier se met au centre du monde et que le
second ne veut pas exister hors de la vrit interhumaine. Roubachof
rentr dans sa cellule fait sans bassesse la thorie de sa capitulation
parce que sa capitulation est elle-mme motive par la situation gnrale du pays de la Rvolution telle qu'il l'a perue de nouveau dans sa
conversation avec Ivanov. Ce qu'on pourrait seulement lui objecter,
c'est que mme cette vue objective de la situation historique est
encore accepte par lui, que l'individu ne peut pas se supprimer de la
dcision, que, mme quand il croit rpondre ce que l'histoire attend
de lui, c'est lui-mme encore qui interprte cette attente, de sorte qu'il
ne peut se dcharger sur elle de sa responsabilit, qu'il y a toujours
dans sa vue de la situation un risque d'erreur et une chance de partialit, et que la question demeure toujours de savoir s'il n'a pas construit
ses thses pour faire sa paix avec le Parti et parce qu'il est dur d'tre
seul. Si Kstler se bornait dire qu'une conduite [24] fonde, non sur
les impratifs abstraits de la moralit subjective, mais sur les exigences de la situation objective, implique toujours un risque d'illusion
et de lchet, sa remarque serait valable. Mais il ne pourrait en tirer
aucune condamnation du marxisme, aucune rhabilitation de la belle
me et du moralisme. Il ne lui resterait qu' constater : c'est ainsi, la
vie humaine est ainsi faite, le marxisme exprime ces difficults et ne

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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les cre pas, c'est dans ce risque et cette confusion que nous avons
travailler et faire paratre, malgr tout, une vrit. Opposer Roubachof le oui et le non absolus du chrtien ou le en aucun cas
du kantien, c'est simplement prouver que l'on recule devant le problme et que l'on se replie sur les positions de la bonne conscience et
de la morale pharisienne. Il faut d'abord reconnatre comme moral le
souci communiste du rle objectif, la volont de se voir du dehors et
dans l'histoire. On n'a le droit de montrer les risques de la moralit
objective que si l'on montre ceux de la moralit subjective et ostentatoire. Dans ce cas comme dans beaucoup d'autres, Kstler pose
la question en termes prmarxistes. Le marxisme n'est ni la ngation
de la subjectivit et de l'activit humaine, ni le matrialisme scientiste
d'o Roubachof est parti, il est bien plutt une thorie de la subjectivit concrte et de l'activit concrte, c'est--dire engages dans la
situation historique. Roubachof croit dcouvrir une contradiction mortelle, au cur de la pense communiste, entre fatalit et rvolution.
L'individu, dit-il, rouage d'une horloge remonte pour l'ternit et que rien ne pouvait arrter ou influencer, tait plac sous [25] le
signe de la fatalit conomique, et le Parti exigeait que le rouage se
rvolte contre l'horloge et en change le mouvement 32. Mais qui dit
que l'histoire est une horloge et l'individu un rouage ? Ce n'est pas
Marx, c'est Kstler. On s'tonne de ne trouver chez lui aucune trace
de cette ide, pourtant banale, que l'histoire, par le fait mme de sa
dure, bauche la transformation de ses propres structures, se retourne
contre elle-mme, change elle-mme son mouvement, et cela, en dernire analyse, parce que les hommes entrent en collision avec les
structures qui les alinent, parce que le sujet conomique est un sujet
humain. Bref Kstler n'a jamais beaucoup rflchi sur la simple ide
d'une histoire dialectique.
Cependant le fait que Kstler est mdiocre marxiste ne nous dbarrasse pas de ses problmes et les pose au contraire d'une manire
plus aigu. Quoi qu'il en soit du marxisme thorique, le communiste
Kstler voyait dans l'Histoire un dieu insondable, ignorait l'individu,
et ne souponnait pas mme cet change du subjectif et de l'objectif
qui est le secret des grands marxistes. Or le cas de Kstler n'est pas
unique et les dviations scientistes et objectivistes sont frquentes.
32

Pp. 284-285.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

50

Mme si, dans le marxisme de Marx, l'alternative du subjectif et de


l'objectif est dpasse, la question est de savoir si elle l'est dans le
communisme effectif, c'est--dire dans celui de la plupart des communistes, s'ils songent intgrer la subjectivit ou si, comme Kstler
autrefois, ils ne prfrent pas la nier thoriquement et pratiquement.
Les erreurs [26] mmes de Kstler dans sa formulation des problmes
nous conduisent aux questions suivantes : Y a-t-il en fait une alternative de l'efficace et de l'humain, de l'action historique et de la moralit ? Est-il vrai que nous ayons choisir d'tre Commissaire, c'est-dire d'agir pour les hommes du dehors et en les traitant comme des
instruments, ou d'tre Yogi, c'est--dire d'inviter les hommes
une rforme tout intrieure ? Est-il vrai qu'un pouvoir rvolutionnaire
nie l'individu, ses jugements, ses intentions, son honneur et mme son
honneur rvolutionnaire ? Est-il vrai qu'en face de lui et dans un
monde polaris par la lutte des classes deux attitudes seulement soient
possibles : docilit absolue ou trahison ? Est-il vrai enfin, selon le mot
fameux de Napolon, que la politique soit la moderne tragdie o s'affrontent la vrit de l'individu et les exigences de la gnralit,
comme, dans la tragdie antique, la volont du hros et le destin fix
par les dieux ? Claude Morgan crivait du Zro et l'Infini que c'tait
un livre provocateur, voulant dire que Kstler noircissait l'action rvolutionnaire pour mieux la discrditer et inventait plaisir des dilemmes dchirants. Roubachof est-il donc un personnage fictif et ses
problmes sont-ils imaginaires ?

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

51

[27]

Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste
PREMIRE PARTIE
LA TERREUR

Chapitre II
LAMBIGUT DE LHISTOIRE
SELON BOUKHARINE

Retour la table des matires

La question ne se poserait pas si les Procs de Moscou avaient tabli les charges de sabotage et d'espionnage comme on tablit un fait au
laboratoire, si une srie de tmoignages concordants, de confrontations et de documents avaient permis de suivre mois par mois la conduite des accuss et fait apparatre le complot comme on reconstitue
un crime devant la Cour d'Assises. Quoi qu'il en soit de l'instruction
prparatoire, demeure secrte, ce n'est pas en onze jours de dbats 33
que le tribunal sovitique pouvait achever ce travail l'gard de vingt
et un accuss. Il s'est rarement engag sur ce terrain, et quand il l'a
fait, comme par exemple lors du procs Zinoviev propos de l'pisode
de Copenhague, la tentative n'a pas t heureuse. Une seule fois, au
procs Boukharine, les dbats et les confrontations ont pris leur tournure classique, mais c'est qu'il s'agissait du coup de force projet [28]
contre la direction rvolutionnaire en 1918, et que, Vichynski prit soin
de le dire, ces dlits vieux de vingt ans taient couverts par la pres33

Nous parlerons surtout du procs Boukharine, qui a eu lieu du 2 au 13 mars


1938. On sait que Roubachof a des traits physiques de Zinoviev et des traits
moraux de Boukharine.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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cription. En ce qui concerne les faits plus rcents et l'opposition clandestine, ceux qui pouvaient en tmoigner se trouvaient par l-mme
impliqus dans le procs : les seuls tmoins comptents taient des
accuss 34, et il en rsulte que leurs dpositions ne nous fournissent
jamais des renseignements l'tat brut. On y devine des amitis et des
inimitis, la lutte des tendances pendant vingt ans de politique rvolutionnaire, quelquefois la peur de la mort et la servilit. Dans les meilleurs cas, ce sont des actes politiques, des prises de position l'gard
de la direction stalinienne. Dans un procs de ce genre, tout document
faisant par principe dfaut, on reste dans les choses dites, aucun
moment on n'a le sentiment de toucher, travers elles, le fait mme.
Quelques anecdotes ont l'air de la vrit, mais elles ne nous font connatre que l'tat d'esprit des accuss. Les liaisons avec des tats-majors
trangers, la constitution d'un vritable bloc oppositionnel, le dlit luimme restent invitablement de l'ordre des on-dit . La culpabilit
n'est pas ici le lien vident d'un geste dfini avec des mobiles dfinis
et des consquences dfinies. Ce n'est pas celle du criminel dont on
sait par le tmoignage du concierge qu'il est venu et seul venu dans la
maison du crime entre neuf heures et dix heures, par le tmoignage de
l'armurier qu'il a [29] achet, la veille du crime, un revolver de mme
calibre que la balle meurtrire, par le tmoignage du mdecin lgiste
enfin qu'il a t cause de mort. La trame des causes, des intentions,
des moyens et des effets de l'activit oppositionnelle n'est pas reconstitue. Il n'y a que quelques faits dans une brume de significations
mouvantes. En crivant ceci, nous n'entendons pas polmiquer : nous
nous bornons noncer ce que pouvaient tre les procs de Moscou
dans les conditions o ils taient engags, et formuler cette impression d'une crmonie de langage que laisse le Compte rendu stnographique des Dbats.
Cette remarque conduit au centre de la question. Car, s'il s'agissait
d'une banale affaire de trahison paye par l'tranger, elle n'aurait pas
pu rester si parfaitement clandestine. Ceux qui ont t en rapport avec
la Rsistance savent qu'il tait beaucoup plus dangereux de travailler
avec des agents mercenaires (comme le faisaient souvent les services
anglais) que dans une organisation politique. Si l'activit de l'opposi34

Accuss dans le procs en cours ou rservs pour une procdure spciale,


comme le disait Vichynski dans l'Acte d'Accusation. Compte Rendu stnographique des Dbats, Moscou, 1938, p. 37.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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tion a laiss peu de traces, c'est qu'il s'agissait d'une activit politique.
L'accusation ne peut s'appuyer que sur quelques faits parce que les
actes de l'opposition n'taient pas au sens propre des faits de trahison
ou de sabotage et ne tombaient sous le coup des lois fondamentales de
l'tat que moyennant une interprtation. Les procs demeurent dans le
subjectif et ne s'approchent jamais de ce qu'on appelle la vraie justice, objective et intemporelle, parce qu'ils portent sur des faits encore
ouverts vers l'avenir, qui donc ne sont pas encore univoques et qui ne
prennent dfinitivement un caractre criminel qu' [30] condition
d'tre vus dans la perspective d'avenir des hommes au pouvoir. En un
mot, ce sont des actes politiques, non des oprations de connaissance.
Pour dire la mme chose autrement, les procs de Moscou sont de
forme et de style rvolutionnaires. Car tre rvolutionnaire, c'est juger
ce qui est au nom de ce qui n'est pas encore, en le prenant comme plus
rel que le rel. L'acte rvolutionnaire se prsente la fois comme
crateur d'histoire et vrai l'gard du sens total de cette histoire et il
lui est essentiel d'admettre que nul n'est cens ignorer cette vrit qu'il
constate et fait indivisiblement, comme les tribunaux bourgeois postulent que nul n'est cens ignorer la loi tablie. La justice bourgeoise
prend pour instance dernire le pass, la justice rvolutionnaire l'avenir. Elle juge au nom de cette vrit que la Rvolution est en train de
rendre vraie, ses dbats font partie de la praxis, qui peut bien tre motive, mais qui dpasse tous ses motifs. C'est pourquoi elle ne s'occupe
pas de savoir quels ont t les mobiles ou les intentions, nobles ou
ignobles, de l'accus : il s'agit seulement de savoir si en fait sa conduite, tale sur le plan de la praxis collective, est ou non rvolutionnaire. Le moindre fait reoit alors une signification immense, le suspect vaut comme coupable, et en mme temps la condamnation, ne
portant que sur le rle historique de l'accus, ne concerne pas son
honneur personnel, d'ailleurs considr comme une abstraction,
puisque, pour le rvolutionnaire, nous sommes de part en part ce que
nous sommes pour autrui et dans nos rapports avec lui. Les procs de
Moscou ne crent pas une nouvelle lgalit, puisqu'ils appliquent aux
accuss des lois [31] prexistantes, ils sont cependant rvolutionnaires
en ceci qu'ils posent comme absolument valable la perspective stalinienne du dveloppement sovitique, comme absolument objective
une vue de l'avenir qui, mme probable, est subjective, puisque l'avenir n'est encore que pour nous, et apprcient les actes de l'opposition
dans ce contexte. En d'autres termes encore, une rvolution supposant

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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chez ceux qui la font l'assurance de comprendre ce qu'ils vivent, les


rvolutionnaires dominent leur prsent comme les historiens dominent
le pass. C'est bien le cas aux Procs de Moscou : le procureur et les
accuss parlent au nom de l'histoire universelle, pourtant inacheve,
parce qu'ils pensent la toucher dans l'absolu marxiste de l'action indivisiblement subjective et objective. Les procs de Moscou ne sont
comprhensibles qu'entre rvolutionnaires, c'est--dire entre hommes
convaincus de faire l'histoire et qui par suite voient dj le prsent
comme pass et comme tratres les hsitants.
Plus exactement : les procs de Moscou sont des procs rvolutionnaires prsents comme des procs ordinaires. Le procureur se
donne trs prcisment pour tche de dmontrer que les accuss sont
des criminels de droit commun. Mais sur ce plan, il n'y a pas mme
une bauche de dmonstration : pas un fait quant au sabotage, et,
quant aux conversations avec les tats-majors trangers, quelques discussions de principe entre les opposants et... un article d'un journal
japonais. Considr sous l'angle du droit commun, le procs de Boukharine est peine bauch. Tout s'claire au contraire si nous le prenons comme acte historique. [32] C'est ce que les communistes franais ont implicitement admis. Car ils n'ont gure insist sur les
preuves du sabotage et de l'espionnage, et c'est avant tout sur le
terrain de l'histoire qu'ils ont dfendu les procs de Moscou. On arrive
alors ce paradoxe apparent que, dans le pays de la Rvolution, les
actes de l'opposition sont prsents comme crimes de droit commun,
et qu'en France au contraire on les condamne avant tout, la manire
rvolutionnaire, comme crimes contre l'histoire 35. Aragon crivait en
1937 : Que se taisent donc les scandaleux avocats de Trotsky et de
ses complices ! Ou qu'ils sachent bien que, prtendre innocenter ces
hommes, c'est reprendre la thse hitlrienne par tous ses points. S'ils
doutent de ceci ou de cela, ils impliquent du mme coup (...) que ce
n'est pas Hitler qui fit incendier le Reichstag, que le Matin avait raison
dans l'affaire Koutipov et le Jour dans l'affaire Navachine. Ils inno35

C'est que, dans un pays o la Rvolution a eu lieu, a dur des annes et n'est
pas finie, on recourt aux lois tablies plutt que d'invoquer une fois encore
les exigences de l'avenir rvolutionnaire. Au contraire l o il n'y a pas eu de
Rvolution, les mobiles rvolutionnaires sont dans toute leur nouveaut. Le
Pays de la Rvolution ne peut pas se voir comme le voient les communistes
des autres pays.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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centent Hitler et la Gestapo dans la rbellion espagnole, ils nient


l'intervention fasciste en Espagne (...). Ils se font aujourd'hui les dfenseurs, croient-ils dans le meilleur cas, d'hommes qu'ils veulent encore considrer comme des rvolutionnaires ; en fait, ils sont les avocats d'Hitler et de la Gestapo 36. Si une attitude critique l'gard du
tribunal sovitique est une trahison du proltariat, plus forte raison
une attitude [33] d'opposition l'gaie du gouvernement sovitique.
Roubachof ne dit pas autre chose. (...) marcher contre Staline, crivaient deux auteurs russes, cela voudrait dire marcher contre la collectivisation, contre les plans quinquennaux, contre le socialisme. Cela
voudrait dire passer dans le camp des ennemis du socialisme et de
l'Union Sovitique, dans le camp des fascistes 37. C'est placer la discussion sur son vrai terrain. C'est aussi reconnatre que les procs de
Moscou ne sont pas le fait d'une justice intemporelle, qu'ils sont une
phase de la lutte politique et qu'en eux s'exprime la violence de l'histoire. Car mme si aprs coup cette apprciation du rle historique de
l'opposition parat juste, parce que la guerre a eu lieu, elle ne pouvait
en 1938 passer pour vrit indiscutable, elle tait alors une vue subjective et sujette l'erreur, les condamnations de Moscou n'taient pas
encore le jugement mme de l'Histoire et ils avaient ncessairement
l'aspect de l'arbitraire. C'est toujours, ainsi. Celui-l mme qui les
vnements donneront raison , nous ne disons pas qu'il aura raison
par hasard, mais il ne possde pas la science du futur, il n'en a qu'une
perception probable, et, s'il contraint les autres au nom de ce qu'il voit,
on parle bon droit de violence. Tant qu'il y aura des hommes, une
socit, une histoire ouverte, de tels conflits seront possibles, notre
responsabilit historique ou objective ne sera que notre responsabilit
aux yeux des autres, nous pourrons nous sentir innocents dans le procs qu'ils nous font, ils pourront nous condamner au moment [34]
mme o nous ne nous sentons pas d'autre culpabilit que celle,
commune tous les hommes d'avoir jug sans preuves absolues.
Puisque nous n'avons, quant l'avenir, pas d'autre critrium que la
probabilit, la diffrence du plus au moins probable suffit pour fonder
la dcision politique, mais non pas pour mettre d'un ct tout l'honneur, de l'autre tout le dshonneur. Dans les Cahiers du Bolchevisme,
Cogniot ne parvenait ramener les actes de l'opposition sous la cat36
37

Commune 1937, pp. 804-805.


M. Iline et S. Marchala, Commune 1937, d. 818.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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gorie de la justice pnale qu'en impliquant dans la dfinition du pnal


la dfense consquente de la dmocratie contre le fascisme :
l'heure actuelle, crivait-il, dans les conditions d'aujourd'hui, ce qui
dfinit le mouvement trotskyste, c'est un vritable caractre de criminalit pnale mritant la rprobation de n'importe quelle dmocratie
consquente du monde, c'est--dire de n'importe quelle dmocratie
rsolut lutter contre le fascisme (...). Quiconque protgeait les inculps du procs de Moscou s'est rendu complice de toutes les attaques
qui sont lances l'heure actuelle par le fascisme contre la paix et
contre l'existence des travailleurs du monde entier 38. C'est dire que,
quand l'existence mme des rgimes populaires est en question, le politique et le pnal ne se distinguent plus, comme, dans une ville assige, un larcin devient un crime. Alors l'erreur politique vaut comme
faute et l'opposition comme trahison. Cette vue remet en question, selon la tradition de la pense rvolutionnaire, les distinctions abstraites
de la pense librale. En ralit, il n'y a pas un ordre juridique et un
ordre politique, [35] l'un et l'autre, ne sont jamais que deux expressions du fonctionnement total de la socit, et l'idal libral de la justice joue son rle dans le fonctionnement des socits conservatrices.
Simplement on ne s'en aperoit pas d'ordinaire. La guerre et la rvolution, parce qu'elles sont des situations limites o la tolrance serait
faiblesse, manifestent une interfrence du juridique et du politique qui
est constante. Comme jadis les conseils de guerre antidreyfusards mettaient en suspens la question de la culpabilit de Dreyfus et regardaient d'abord aux consquences, Bruhat 39 introduit sa justification
des sentences de Moscou en dcrivant les manuvres des gouvernements bourgeois prts utiliser l'opposition comme instrument. Le
socialiste Sellier adjurait les hsitants d'couter d'o viennent les
clameurs et qui profitent les indignations artificielles. Ils comprendront ensuite sans hsiter, ajoutait-il, o est le devoir 40.
Comme G. Friedmann avait regrett que le Comit Central n'et pas
vit quelques-uns au moins des oppositionnels la logique de la
lutte qui les a conduits cette dchance , Politzer 41 rpondait
que, puisque derrire l'opposition il y a le capitalisme et Hitler,
38
39
40
41

Commune 1938, pp. 03-64.


Cahiers du Bolchevisme n 3, mars 1938.
Ibid.
Ibid., numros 5-6, mai-juin 1938, pp. 184-185.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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Friedmann regrette en fait que le Comit Central n'ait pas fait de concessions l'imprialisme nazi . Aujourd'hui encore, Claude Morgan dplore que le livre de Kstler rouvre la question des Procs de
Moscou aprs que Stalingrad a dmontr quel danger et t une opposition en pleine guerre. Claude Roy crit que, mme si par impossible [36] Roubachof n'avait t ni un tratre, ni un saboteur, c'tait un
dilettante et il tait du moins coupable de n'avoir pas compris qu'en
fait son attitude servait Hitler. Mais Roubachof est bien de cet avis.
C'est mme pourquoi il capitule. En somme tout le monde est d'accord : les actes politiques doivent tre jugs non seulement selon le
sens que leur donne l'agent moral, mais selon celui qu'ils prennent
dans le contexte historique et dans la phase dialectique o ils se produisent. On ne voit d'ailleurs pas comment un communiste pourrait
dsavouer cette mthode qui est essentielle la pense marxiste. Dans
un monde en lutte, et pour un marxiste l'histoire est l'histoire de la
lutte des classes, il n'y a pas cette marge d'actions indiffrentes que
(a pense classique mnage aux individus, chaque trait porte et nous
sommes responsables des consquences de nos actions. Pierre Unik
donne la formule de la situation en citant Saint-Just : Un patriote est
celui qui soutient la Rpublique en masse ; quiconque la combat en
dtail est un tratre 42. Ou cela ne veut rien dire, ou cela signifie que,
en priode de tension rvolutionnaire ou de danger extrieur, il n'y a
pas de frontire prcise entre divergences politiques et trahison objective, l'humanisme est en suspens, le gouvernement est Terreur.
C'est ici qu'on s'indigne et qu'on crie la barbarie. En ralit, ce
qui est grave et menace la civilisation, ce n'est pas de tuer un homme
pour ses ides (on la souvent fait en temps de guerre), c'est de le faire
sans se l'avouer et sans le dire, de mettre [37] sur la justice rvolutionnaire le masque du Code pnal. Car, en cachant la violence, on s'y accoutume, on la rend institutionnelle. Par contre, si on lui donne son
nom et si, comme les rvolutionnaires l'ont toujours fait, on l'exerce
sans plaisir, il reste une chance de l'expulser de l'histoire. On ne l'expulsera pas davantage en s'enfermant dans le rve juridique du libralisme. Le libralisme et le rationalisme dcadents usent aujourd'hui
d'une mthode critique tonnante qui consiste rendre les doctrines
responsables de la situation de fait qu'elles enregistrent au dpart :
42

Commune 1938, ibid.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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1' existentialisme de la contingence, le communisme de la violence. La maxime des procs de Moscou selon laquelle opposition est
trahison trouve sa contrepartie et sa justification dans le systme franquiste de la cinquime colonne. On rpondra peut-tre que le fascisme
ici suit les leons du bolchevisme. Mais ce qui a commenc ? est
puril. Le dveloppement du communisme son tour n'est pas un
commencement absolu, il exprime l'aggravation de la lutte sociale et
la dcomposition du monde libral tout autant qu'il en est la cause, et,
s'il la prcipite, c'est parce que Ton ne saurait restaurer en histoire, on
ne peut dpasser la violence qu'en crant du nouveau travers la violence. En 1939 encore nous vivions dans la tradition librale. Nous
n'avions pas compris que la lgitime diversit d'opinions suppose
toujours un accord fondamental et n'est possible que sur la base de
l'incontest. Albert Sarrault avait bien marqu les limites du libralisme quand il s'tait cri la Chambre : Le communisme n'est pas
une opinion, c'est un crime. Nous avions pu ce moment entrevoir
le [38] fond dogmatique du libralisme, et comment il ne garantit certaines liberts qu'en tant la libert de choisir contre lui 43. Mais de
tels accs de franchise n'taient pas communs chez les libraux. Dans
la politique quotidienne, ils professaient, au moins en paroles, le pas
d'ennemis gauche et essayaient d'viter le problme de la rvolution. Notre politique se poursuivait donc dans la conviction informule (et d'autant plus puissante) que les jeux de l'histoire peuvent tre
mens dans le respect des opinions, que, diviss sur les moyens, nous
sommes d'accord sur les fins, que les volonts des hommes sont compossibles. C'est l ce que n'admet pas le marxiste. La rvolution mar43

Nous ne parlons pas ici en faveur d'une libert anarchique : si je veux la


libert pour autrui, il est invitable que cette volont mme lui apparaisse
comme une loi trangre et que le libralisme par l se tourne en violence.
On ne peut se masquer cette consquence qu'en refusant de penser les rapports du moi et d'autrui, comme fait l'anarchisme. Mais, pour fermer les
yeux cette dialectique, l'anarchiste n'en subit pas moins les effets. Elle est
le fait fondamental partir duquel il faut raliser la libert. Nous ne reprochons pas au libralisme d'tre violence, nous lui reprochons de ne pas s'en
apercevoir, de masquer le pacte sur lequel il repose et de discrditer comme
barbare l'autre libert, rvolutionnaire, qui cre tous les pactes sociaux. En supposant une Raison impersonnelle, un Homme raisonnable en
gnral et en se donnant comme fait de nature et non pas comme fait historique, le libralisme suppose acquise l'universalit quand le problme est de
la faire apparatre dans la dialectique de l'intersubjectivit concrte.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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xiste n'est pas irrationnelle, puisqu'elle est le prolongement et la conclusion logique du prsent, mais cette logique de l'histoire n'est selon
lui pleinement perceptible que dans une certaine situation sociale et
pour les proltaires qui seuls vivent la rvolution parce qu'ils ont seuls
l'exprience de l'oppression. Pour [39] les autres elle peut tre un devoir ou une notion : ils ne peuvent la vivre que par procuration, en tant
qu'ils rejoignent le proltariat, et, quand ils le font, les ides et les motifs ne peuvent ni ne doivent tre dterminants, car alors l'adhsion
serait conditionnelle, tout repose sur une dcision fondamentale de ne
pas seulement comprendre le monde et de le transformer, de se joindre
ceux qui le transforment effectivement par le mouvement spontan
de leur vie. La critique du sujet pensant en gnral, le recours au proltaire comme celui qui ne pense pas seulement la rvolution, mais
qui est la rvolution en acte, l'ide que la rvolution n'est pas seulement affaire de pense et de volont, mais affaire d'existence, que la
raison universelle est une raison de classe et qu'inversement la
praxis proltarienne porte en elle l'universalit effective, en un mot la
moindre trace de marxisme rvle (au sens que l'on donne au mot en
chimie) la force cratrice de l'homme dans l'histoire et fait apparatre
la contingence du pacte libral qui n'est plus qu'un produit historique
alors qu'il prtendait noncer les proprits immuables de la Nature
Humaine.
Or, depuis 1939, nous n'avons certes pas vcu une rvolution marxiste, mais nous avons vcu une guerre et une occupation, et les deux
phnomnes sont comparables en ceci que tous deux remettent en
question lincontest. La dfaite de 1940 a t dans la vie politique
franaise un vnement sans commune mesure avec les plus grands
dangers de 1914-1918 ; elle a eu pour beaucoup d'hommes la valeur
d'un doute radical et la signification d'une exprience rvolutionnaire
parce [40] qu'elle mettait nu les fondements contingents de la lgalit, parce qu'elle montrait comment on construit une nouvelle lgalit.
Pour la premire fois depuis longtemps on voyait dissocies la lgalit
formelle et l'autorit morale, l'appareil d'tat se vidait de sa lgitimit
et perdait son caractre sacr au profit d'un tat faire qui ne reposait
encore que sur des volonts. Pour la premire fois depuis longtemps
chaque Franais et en particulier chaque officier et chaque fonctionnaire, au lieu de vivre dans l'ombre d'un tat constitu, tait invit
discuter en lui-mme le pacte social et reconstituer un tat par son

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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choix. Ici la simple raison ne suffisait pas : qu'on la comprenne


comme calcul des chances ou comme rgle morale d'universalit, elle
nous laissait sans conclusion, puisqu'il fallait affirmer sans rserve et
affirmer contre d'autres hommes, puisque les consciences se trouvaient replaces dans le dogmatisme de la lutte mort. Ainsi apparaissaient les origines passionnelles et illgales de toute lgalit et de
toute raison. Il n'y avait plus de diversit lgitime des opinions .
Les hommes se condamnaient mort l'un l'autre comme tratres parce
qu'ils ne voyaient pas l'avenir de la mme faon. Les intentions ne
comptaient plus, mais seulement les actes. On sait que beaucoup
d'hommes d'ge, ou d'hommes jeunes mais peu faits pour des responsabilits radicales, se montrrent au-dessous de l'preuve et, dans le
vertige qui les saisit, cherchrent un point fixe dans la lgalit formelle de Vichy, en attendant de le trouver dans le gouvernement de
Gaulle enfin reconnu. On sait aussi que beaucoup de libraux dposrent le plus tt possible, avec leur uniforme [41] rvolutionnaire, les
responsabilits de la cration, et que ce gouvernement, aussitt tabli,
chercha par tous les moyens faire oublier ses origines insurrectionnelles et y russit assez bien. Mais les convenances de l'puration rveillent encore le souvenir de ce moment o l'tat de fait a t mis
entre parenthses, ses dcisions et ses lois frappes de nullit, o la
Raison tait violence et la libert sans respect.
Car c'est un fait que les sentences de mort ont t admises par
l'opinion mme quand les dbats, comme dans le cas de Laval, avaient
t courts, et qu'elles l'auraient t mme s'il n'y avait eu aucun dbat. Le gouvernement, les magistrats, mme la conscience commune,
revenus l'tat de paix, rpugnent admettre que l'on puisse tre condamn pour des ides, et c'est pourquoi l'accusation, presque toujours,
cherche dceler une intention mauvaise. Nous prouvons une sorte
de soulagement quand on peut montrer que les passions politiques de
l'accus l'ont conduit comploter contre son pays et contre la libert, ou qu'il a voulu la puissance, la gloire, l'argent. Mais mme si,
comme il arrive, l'accusation choue sur ces deux plans, qu'une seule
victime de la collaboration vienne tmoigner, et la condamnation va
de soi. Il est peu probable que Ptain ait dlibrment cherch ruiner
l'arme franaise pour satisfaire ses passions ractionnaires. L'hypothse du complot, qui est toujours celle des accusateurs parce qu'ils
partagent avec les prfets de police l'ide nave d'une histoire faite de

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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machinations individuelles, n'a pas mieux russi au procs Ptain


qu'aux procs de Moscou. Il est possible [42] que ni Ptain ni Laval
n'aient un jour dcid de se livrer l'Allemagne pour de l'argent, pour
garder le pouvoir ou mme pour faire prvaloir une certaine politique.
Et cependant, mme s'il n'y a pas faute en ce sens, nous refusons de
les absoudre comme des hommes qui se sont simplement tromps.
Mme s'il tait tabli qu'ils n'ont pas eu d'autre mobile que l'intrt du
pays, mme s'il n'avait pas t prmatur de tenir pour acquise la victoire allemande une date o, comme disait de Gaulle, des forces
considrables dans le monde taient encore en rserve et pouvaient
encore changer l'issue de la guerre, mme s'il n'y avait pas eu quelque
chose de suspect dans la hte avec laquelle ils enregistraient le fait
accompli, mme si, selon toute probabilit, l'Allemagne de 1940 avait
t la veille de la victoire dfinitive, leur dcision de collaborer ne
nous paratrait pas moins criminelle. Voulons-nous dire qu'il fallait
opposer l'occupation allemande un refus du type hroque, sans
mme aucun espoir ? Un en aucun cas de pure moralit ? Un tel
refus, et cette dcision non seulement de risquer la mort, mais encore
de mourir plutt que de vivre sous la domination de l'tranger ou du
fascisme, est, comme le suicide, un acte d'absolue gratuit, par del
l'existence. Possible par moi et pour moi, en tant que je me transcende
vers mes valeurs, il perd son sens tre impos du dehors et dcid
par un gouvernement. C'est une attitude individuelle, ce n'est pas une
position politique. Ce qu'on veut dire quand on condamne comme
criminel le choix des collaborateurs, c'est qu'aucune situation de fait
en histoire n'est jamais absolument ncessitante et que la proposition
[43] l'Allemagne gagnera probablement la guerre ne pouvait pas
tre en 1940 une simple constatation, qu'elle apportait un vnement
encore incertain le sceau de l'irrvocable, qu'en histoire il n'y a pas de
neutralit ni d'objectivit absolue, que le jugement apparemment innocent qui constate le possible dessine en ralit le possible, que tout
jugement d'existence est en ralit un jugement de valeur, que le laisser-faire est un faire. Mais, en ce qui concerne les vnements de
1940, comment savons-nous tout cela ? Par le fait de la victoire allie.
Il dmontre premptoirement que la collaboration n'tait pas ncessaire, il la fait apparatre comme une initiative, et la transforme, quoi
qu'elle ait t ou cru tre, en volont de trahir. Il y a dans l'histoire une
sorte de malfice : elle sollicite les hommes, elle les tente, ils croient
marcher dans le sens o elle va, et soudain elle se drobe, l'vnement

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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change, prouve par le fait qu'autre chose tait possible. Les hommes
qu'elle abandonne et qui ne pensaient tre que ses complices se trouvent tre soudain les instigateurs du crime qu'elle leur a inspir. Et ils
ne peuvent pas chercher des excuses ni se dcharger d'une partie de
la responsabilit. Car, au mme moment o ils suivaient la pente apparente de l'histoire, d'autres dcidaient de la remonter, engageaient
leur vie sur un autre avenir. Ce n'tait donc pas au-dessus des forces
humaines. taient-ils des fous ? Est-ce par hasard qu'ils ont gagn ? Et
a-t-on le droit de donner la mme compassion aux fusills de l'occupation et aux fusills de l'puration, galement victimes du hasard historique ? Ou bien taient-ce des hommes qui lisaient mieux l'histoire,
qui mettaient en suspens leurs [44] passions et agissaient selon la vrit ? Mais ce qu'on reproche aux collaborateurs n'est assurment pas
une erreur de lecture, et ce qu'on honore chez les rsistants, ce n'est
pas la froideur du jugement et la simple clairvoyance. On admire au
contraire qu'ils aient pris parti contre le probable, qu'ils aient eu assez
de dvouement et de passion pour laisser parler en eux les raisons, qui
ne venaient qu'aprs. La gloire des rsistants comme l'indignit des
collaborateurs suppose la fois la contingence de l'histoire, sans laquelle il n'y a pas de coupables en politique, et la rationalit de l'histoire, sans laquelle il n'y a que des fous. Les rsistants ne sont ni des
fous ni des sages, ce sont des hros, c'est--dire des hommes en qui la
passion et la raison ont t identiques, qui ont fait, dans l'obscurit du
dsir, ce que l'histoire attendait et qui devait ensuite apparatre comme
la vrit du temps. On ne peut pas ter leur choix l'lment de raison, mais pas davantage l'lment d'audace et le risque d'chec. Confrontant le collaborateur avant qu'il et historiquement tort et le rsistant aprs qu'il a eu historiquement raison, le rsistant avant que l'histoire lui ait donn raison et le collaborateur aprs qu'elle lui a donn
tort, le procs d'puration met en vidence la lutte mort des subjectivits qui est l'histoire prsente. Au cours d'un procs de collaboration,
l'accus, qui n'avait pas cru, en recommandant la collaboration, agir
contre l'honneur, prsentait le gaullisme de Londres et la collaboration
de Paris comme les deux armes de l'intrt franais devant les incertitudes de lhistoire. L'argument tait odieux en ceci qu'il justifiait ensemble gaullistes [45] et collaborationnistes comme s'il s'tait agi de
thses spculatives, alors que dans le fait il fallait tre l'un ou l'autre et
que les uns poursuivaient la mort des autres. Sur le terrain de l'histoire, tre collaborationniste, ce n'tait pas occuper l'une des deux po-

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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sitions de l'intrt franais, c'tait affirmer qu'il n'y en avait qu'une,


c'tait assumer la milice et l'excution des rsistants. Nous ne pourrions jouer l'impartialit et justifier tout le monde qu' l'gard d'un
pass absolument rvolu (s'il ny en avait jamais un). Dans le pass
rcent, celui qui juge occupe une position dfinie, exclusive de toute
autre, et il est vainqueur ou prit avec ce qu'il a choisi. La rvolte des
anciens collaborateurs contre les procs d'puration prouve simplement qu'ils n'ont jamais imagin le sort de ceux dont ils demandaient
la mort. S'ils l'avaient fait, ils se tairaient aujourd'hui. Demander que
les jurys d'puration prsentent des garanties d'impartialit , c'est
prouver qu'on n'a jamais absolument pris parti, car, si on l'avait fait,
on saurait que, quand elle est radicale, la dcision historique est partiale et absolue, que seule une autre dcision peut s'en faire juge, et
pour finir que seuls les rsistants ont le droit de punir ou d'absoudre
les collaborateurs. Il est ignoble que des magistrats qui ont requis
contre des communistes requirent aujourd'hui contre des collaborateurs, toujours au nom de l'tat et forts d'une lgalit donne. C'est ici
l'impartialit qui est basse et la partialit qui est juste. L'ide mme
d'une justice objective est ici dpourvue de sens puisqu'elle devrait
comparer des conduites qui s'excluaient et entre lesquelles la seule
raison ne suffisait pas pour choisir. [46] L'puration rsume et concentre le paradoxe de l'histoire qui consiste en ceci qu'un futur contingent apparat, une fois venu au prsent, comme rel et mme comme
ncessaire. Ici se montre une dure ide de la responsabilit qui n'est
pas de ce que les hommes ont voulu, mais de ce qu'ils se trouvent
avoir fait la lumire de l'vnement. Personne ne peut protester
contre elle ; le rsistant projette sur 1940 et sur le gaullisme dbutant
les vnements de 1944 et la victoire du gaullisme, il juge le pass au
nom du prsent. Mais il n'a pas attendu, pour dsavouer la collaboration, que le gaullisme ft au pouvoir, il l'a nie au nom de l'avenir qu'il
voulait. Le collaborateur, de son ct, figeait en destin une situation
provisoire, prolongeait vers l'avenir le prsent du moment. Des deux
cts, il y a eu un choix absolu dans le relatif, sanctionn par des
morts. Tout arbitre impartial entre ces choix est par l mme disqualifi, toute justice impersonnelle illgitime. Ces choses se passent dans l'absolu du vouloir, dont les libraux n'ont pas connaissance.
Bon ou mauvais, honnte ou vnal, courageux ou lche, le collaborateur est un tratre pour le rsistant, et donc un tratre objectivement ou
historiquement le jour o la rsistance est victorieuse.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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La responsabilit historique dpasse les catgories de la pense librale : intention et acte, circonstances et volont, objectif et subjectif.
Elle crase l'individu dans ses actes, mlange l'objectif et le subjectif,
impute la volont les circonstances ; elle substitue ainsi l'individu
tel qu'il se sentait tre un rle ou un fantme dans lequel il ne se reconnat pas, mais dans lequel il [47] doit se reconnatre, puisque c'est
ce qu'il a t pour ses victimes et que ses victimes aujourd'hui ont raison. L'exprience de la guerre peut nous aider comprendre les dilemmes de Roubachof et les procs de Moscou. Certes, il n'y a eu
entre Hitler et Boukharine aucune entrevue de Montoire ; quand
Boukharine a t jug, l'ennemi n'tait plus ou n'tait pas encore sur le
territoire de l'U.R.S.S. Mais dans un pays qui n'a gure connu depuis
1917 que des situations limites, mme avant la guerre et avant l'invasion, l'opposition pouvait apparatre comme trahison. Quoi qu'elle ait
voulu et mme si c'tait un plus sr avenir pour la rvolution, il reste
qu'en fait elle affaiblissait l'U.R.S.S. En tout cas, par un de ces coups
de force dont l'histoire est coutumire, les vnements de 1941 l'accusent de trahison. Comme les procs des collaborateurs dsintresss,
les Procs de Moscou seraient le drame de l'honntet subjective et de
la trahison objective. Il n'y aurait que deux diffrences. La premire
est que les condamnations d'puration ne font pas revivre ceux qui
sont morts, tandis que la rpression pouvait pargner l'U.R.S.S. des
dfaites et des pertes. Les procs de Moscou seraient ainsi plus cruels,
puisqu'ils anticipent le jugement des faits, et moins cruels puisqu'ils
contribuent une victoire future. L'autre diffrence est que, les accuss marxistes tant ici d'accord avec l'accusation sur le principe de la
responsabilit historique, ils se font accusateurs d'eux-mmes et que,
pour dcouvrir leur honntet subjective, nous avons traverser, non
seulement le rquisitoire, mais encore leurs propres dclarations.
[48]
*
*

Telle est l'hypothse laquelle on est conduit si l'on va, en bonne


mthode marxiste, des circonstances historiques aux procs euxmmes, de ce qu'ils pouvaient tre ce qu'ils ont t. Il reste faire
voir qu'elle permet et permet seule de comprendre le dtail des dbats.
Ils doivent montrer, si nous ne nous sommes pas tromps, le double
sens des mmes faits selon qu'on les considre dans une perspective

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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d'avenir ou dans une autre, et comment ces deux sens passent l'un
dans l'autre : l'opposition est trahison et la trahison n'est qu'opposition.
L'ambigut est ds le dpart visible. D'un ct, au dbut des dbats,
Boukharine se reconnat coupable des faits qui lui sont reprochs 44 et qui viennent d'tre numrs dans l'acte d'accusation. Il
s'agit de sa participation, tantt directe, tantt indirecte, un bloc
des droitiers et des trotskystes , groupe qui s'tait assign de faire
l'espionnage au profit des tats trangers, de se livrer au sabotage, aux
actes de diversion, au terrorisme, de saper la puissance militaire de
l'U.R.S.S., de provoquer une agression militaire de ces tats contre
l'U.R.S.S., la dfaite de l'U.R.S.S., le dmembrement de l'U.R.S.S.
(...) enfin le renversement du rgime socialiste de la socit (...) et la
restauration en U.R.S.S. du capitalisme et du pouvoir de la bourgeoisie 45 , sans prjudice d' une srie d'actes terroristes contre les dirigeants du [49] parti communiste de l'U.R.S.S. et du gouvernement
sovitique 46 . Pour tous les actes du bloc des droitiers et des trotskystes Boukharine revendique une responsabilit personnelle 47. Il
se tient d'avance pour condamn mort 48. Et cependant il refuse de se
reconnatre espion, tratre, saboteur et terroriste. Il n'a pas donn de
directives de sabotage (p. 816). Il n'a pas, aprs Brest-Litovsk, prpar
l'assassinat de Lnine, mais seulement le renversement de la direction
du Parti et l'arrestation de Lnine pour vingt-quatre heures (p. 485).
Ce projet, dont Boukharine a t le premier parler dans un article de
1934, peut apparatre criminel en 1938, alors que Lnine est devenu
une figure historique et que la dictature s'est raidie. Dans l'atmosphre
de 1918, ce n'tait pas une conspiration (pp. 506, 517, 540). cinq
44
45
46
47

48

Compte Rendu stnographique des Dbats, p. 37.


Ibid., Acte d'accusation, pp. 35-36.
Ibid.
Par consquent je me reconnais (...) coupable de tout l'ensemble des
crimes accomplis par cette organisation contre-rvolutionnaire, indpendamment du fait que je connaissais on que j'ignorais tel ou tel acte, du fait
que je prenais ou non une part directe tel ou tel acte, puisque je rponds
comme un des leaders de cette organisation contre-rvolutionnaire et non
comme aiguilleur (p. 394).
Je dois encourir le chtiment le plus svre, et je suis d'accord avec le citoyen Procureur, qui a rpt plusieurs reprises que j'tais au seuil de la
mort (p. 815). Un verdict rigoureux sera juste parce que, pour de telles
choses, on peut faire fusiller dix fois (p. 823).

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

66

reprises, et catgoriquement, Boukharine rejette l'accusation d'espionnage (pp. 409, 441, 452, 460, 817) et l'on ne peut lui opposer que les
tmoignages de Charangovitch et Ivanov, tous deux accuss dans le
mme procs, qu'il traite de provocateurs sans que le mot arrache aucune protestation au procureur Vichynski (p. 409). Comment peut-il
la fois se [50] dclarer responsable pour des actes de trahison et dcliner la qualification de tratre ?
Peut-on croire aux aveux sans croire aux dngations ? Les uns et
les autres sont juxtaposs, en particulier dans la dclaration finale.
Accompagnes d'aveux, les dngations ne peuvent faire attnuer la
peine. Peut-on croire aux dngations et refuser toute crance aux
aveux ? Mais, aprs les sentences des deux premiers procs, comment
Boukharine aurait-il espr de sauver sa vie par des aveux ? S'ils lui
avaient t imposs par la torture physique ou morale, on ne les concevrait pas incomplets. Restent les hypothses fantastiques des journalistes. Boukharine les prvoit et les rejette dans sa dernire dclaration. On explique souvent le repentir par toutes sortes de choses absolument absurdes, comme, par exemple, la poudre du Thi-1 et, etc.
Quant moi, je dirai que dans la prison o je suis rest prs d'un an,
j'ai travaill, je me suis occup, j'ai conserv la lucidit de mon esprit
(...) On parle d'hypnose. Mais, ce procs, j'ai assum ma dfense juridique, je me suis orient sur-le-champ, et j'ai polmiqu avec le procureur. Et toute personne, mme si elle n'est pas trs exprimente
dans les diffrentes branches de la mdecine, sera force de reconnatre qu'il ne saurait y avoir d'hypnose. On explique souvent le repentir par un tat d'esprit la Dostoevski, par les qualits spcifiques de
l'me (1 me slave ). Ceci est vrai, par exemple, pour des personnages tels que Aliocha Karamazov, pour les personnages de romans
tels que l'Idiot et autres types de Dostoevski. Ceux-l sont prts
clamer en place publique : Frappez-moi, orthodoxes, je suis un sclrat. Or l n'est [51] pas la question. Dans notre pays, l me
slave et la psychologie des hros de Dostoevski sont des choses depuis longtemps rvolues : c'est du plus-que-parfait. Ces types n'existent plus chez nous, moins que ce ne soit dans les arrire-cours des
maisons provinciales, et encore ! 49 Au cours des dbats comme
dans sa dernire dclaration, Boukharine ne nous apparat pas bris.
49

Ibid., pp. 824-825.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

67

Ce n'est pas, avons-nous vu, un coupable qui ruse avec la vrit, mais
ce n'est pas non plus un innocent terroris. On a l'impression d'un
homme conscient en train d'excuter une tche prcise et difficile.
Laquelle ? Boukharine se propose de montrer que ses actes d'opposant, fonds sur une certaine apprciation du cours de la Rvolution en
U.R.S.S. et dans le monde, pouvaient tre utiliss, soit hors de
l'U.R.S.S. soit mme l'intrieur, par tous les adversaires de la collectivisation, leur fournissaient une plate-forme idologique et prenaient
ainsi figure contre-rvolutionnaire, sans que, bien entendu, lui-mme
ne se soit jamais mis au service d'aucun tat-major tranger. Mais tout
cela, il ne peut pas le dire ; le dire en propres termes, ce serait sparer
l'honntet personnelle et la responsabilit historique, et finalement
rcuser le jugement de l'histoire. Or, entre Boukharine et le pouvoir
judiciaire, mme s'il n'y a pas de contrat exprs, il y a du moins ce
contrat tacite qu'ils sont l'un et l'autre marxistes. Boukharine ne pourra
donc que nuancer, polmiquer, donner entendre. La seule arme qu'il
se permette est l'ironie. Pour le reste, qu'on le condamne, il est d'accord. Notre rle [52] prsent est de dire ce qu'il n'a pu que suggrer.
Au point de dpart des crimes , il n'y a que des conversations entre
les adversaires de la collectivisation force et de la direction autoritaire du Parti. La collectivisation est prmature. Le socialisme n'est
pas possible dans un seul pays. La rvolution en Russie est venue
avant le dveloppement conomique, de sorte que la politique russe a
ncessairement un caractre troitement national et que le mouvement
rvolutionnaire mondial ne peut tre orient sur les seules ncessits
de l'Union Sovitique. Il y a une stabilisation du capitalisme dans le
monde, et non pas, comme l'avaient espr les hommes de 1917, une
contagion rvolutionnaire. Inutile d'aller contre le cours des choses,
impossible de faire violence l'histoire, il faut prolonger et amplifier
la NEP. Une telle politique n'est pas de soi contre-rvolutionnaire. Lnine, qui n'avait pas peur des mots, dfendait en 1922 la NEP comme
politique de retraite sur la ligne du capitalisme d'tat . Et il
ajoutait : ...cela parat tout le monde trs trange qu'un lment
non socialiste, dans une Rpublique qui se proclame socialiste, soit
prfr, c'est--dire reconnu suprieur au socialisme. Mais cela devient comprhensible lorsqu'on se rappelle que nous ne considrions
pas la structure conomique de la Russie comme homogne : nous
savions au contraire trs bien que nous avions affaire la fois une

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

68

agriculture patriarcale, c'est--dire la forme sociale la plus primitive,


et des formes socialistes. En 1921, lorsque nous emes franchi la
plus grosse tape de la guerre civile, clata une grave crise intrieure,
la plus grave, je crois, depuis la naissance [53]de la Rpublique : de
trs grandes masses non seulement de paysans mais encore d'ouvriers
manifestrent leur mcontentement. C'tait la premire fois, et ce sera,
j'espre, la dernire dans l'histoire de la Russie sovitique que nous
avions les masses paysannes contre nous, sinon consciemment, du
moins instinctivement. Quelle tait la cause de cette situation extrmement dsagrable ? La cause en tait que, dans notre avance conomique, nous tions alls trop loin sans avoir assur nos bases ; les
masses sentaient ce que nous ne pouvions pas formuler consciemment, mais ce que nous reconnmes aprs un court espace de quelques
semaines, savoir que le passage direct une forme conomique purement socialiste, la distribution purement socialiste des richesses,
tait au-dessus de nos forces. Si nous n'tions pas en mesure d'effectuer notre retraite et de nous borner des tches faciles, nous tions
perdus. C'est en fvrier 1921, je crois, que la crise commena. Ds le
printemps de la mme anne, nous dcidions l'unanimit je ne me
suis pas aperu de grandes divergences entre nous l-dessus, la
nouvelle politique conomique 50 . Aprs l'exprience de la NEP,
et d'ailleurs conformment aux vues de l'opposition de gauche, la
direction du parti trouve indispensable de mettre un terme aux concessions. Elle passe l'offensive par tous les moyens. Elle entreprend la
collectivisation force, et c'est dans une atmosphre de guerre civile
que Boukharine et ses amis maintiennent le point de vue de la NEP.
Cette tape, [54] dit Boukharine au procs, je la considre comme
une transition la comptabilit en partie double sur toute la ligne
du front 51. C'est--dire qu' partir de ce moment, la direction stalinienne s'tant engage fond dans la collectivisation, bon gr mal gr
les opposants jouent le rle de contre-rvolutionnaires. Il faut savoir
qu'ils parlaient un rude langage. La plate-forme de Rioutine, dont
Boukharine dit avoir eu connaissance, dfinissait Staline comme le
grand agent provocateur , le fossoyeur de la Rvolution et du
Parti . Cela tant, pourquoi, dans le langage des staliniens, Boukha50
51

Lnine, Discours au IVe Congrs mondial de l'Internationale Communiste,


13 novembre 1922.
Compte Rendu stnographique des Dbats, pp, 413 et 415.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

69

rine ne serait-il pas un provocateur ? Trotsky soutenait un programme


d'industrialisation, mais par des mthodes plus douces. En prsence de
la collectivisation force, dit Boukharine, Trotsky prend en fait parti
pour le koulak. (...) Trotsky dut ter son uniforme gauchiste. Lorsque les choses en vinrent la formulation prcise de ce qu'il fallait
faire en fin de compte, aussitt se rvla sa plate-forme de droite,
c'est--dire qu'il lui fallut parler de dcollectivisation, etc. 52. La politique violente de la direction stalinienne avait cr une crise telle que
deux partis seulement restaient possibles : tre pour ou tre contre, et
que discuter les moyens c'tait en fait diffrer la collectivisation et
l'industrialisation. Avons-nous voulu restaurer le capitalisme ? dit en
substance Boukharine. Ce n'est pas la question. Il ne s'agit pas de ce
que nous voulions, mais de ce que nous faisions. Je voulais toucher
un autre ct de la question, mon sens beaucoup plus important, le
ct objectif [55] de cette affaire, parce quici se pose le problme de
limputabilit et de l'apprciation du point de vue des crimes rvls
au procs (...) les contre-rvolutionnaires de droite reprsentaient,
semble-t-il, au dbut une dviation , une de ces dviations qui au
premier abord commencent par un mcontentement au sujet de la collectivisation, au sujet de l'industrialisation, sous prtexte que l'industrialisation ruine la production. C'tait premire vue l'essentiel (...).
Lorsque toute la machine de l'tat, tous les moyens, les meilleures
forces furent mobiliss pour l'industrialisation du pays, pour la collectivisation, nous nous sommes trouvs avec les koulaks, les contrervolutionnaires, nous nous sommes trouvs alors avec les dbris capitalistes qui existaient encore l'poque dans le domaine de la circulation des marchandises (...). l'poque, notre psychologie de conspirateurs contre-rvolutionnaires s'affirmait de plus en plus en ce sens :
le Kolkhoz, c'est la musique de l'avenir. Il faut multiplier les riches
propritaires. Tel tait le tournant formidable qui s'tait opr dans
notre faon de voir (...). En 1917 il ne serait venu l'esprit d'aucun des
membres du Parti, moi y compris, de plaindre quelqu'un des gardesblancs excuts ; or, dans la priode de liquidation des Koulaks, en
1929-1930, nous plaignions les Koulaks dpossds (...). Lequel
d'entre nous aurait eu en 1919 l'ide d'imputer la ruine de notre conomie, d'imputer cette ruine aux bolcheviks, au lieu de l'imputer au
sabotage ? Personne. Cela aurait sembl tout franchement une trahi52

Ibidem.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

70

son. Et pourtant, ds 1928, j'ai donn moi-mme une formule relative


l'exploitation militaire-fodale de la paysannerie, [56] c'est--dire
que j'imputais les frais de la lutte des classes, non point la classe
hostile au proltariat, mais justement la direction du proltariat luimme. C'est l un tournant 180. Cela signifie que sur ce point les
plates-formes politiques et idologiques se sont transformes en
plates-formes contre-rvolutionnaires (). La logique de la lutte
aboutissait la logique des ides et nous conduisait modifier notre
psychologie, contre-rvolutionner nos buts 53.
Sur tous les chefs d'accusation, le point de vue de Boukharine est
le mme : il met l'origine de son activit une certaine apprciation
des perspectives et montre que, dans la situation donne et par la logique de la lutte, les consquences de cette apprciation taient en fait
contre-rvolutionnaires, qu'il a donc rpondre d'une trahison historique. Non videmment, Boukharine n'tait pas fasciste. Il a mme
pris des prcautions contre les tendances bonapartistes qu'il souponnait dans les milieux militaires. Ce qui est vrai, c'est que, dans la bataille de la collectivisation, l'opposition ne pouvait s'appuyer que sur
les Koulaks, sur les lments menchviks et socialistes rvolutionnaires qui pouvaient rester et sur certains lments de l'arme, ne
pouvait renverser la direction du Parti qu'avec eux, qu'elle devrait
partager le pouvoir avec eux et qu'ainsi, la limite, il y a l des lments de csarisme 54 . Non, videmment, [57] Boukharine n'avait
pas partie lie avec les milieux cosaques de gardes-blancs l'tranger.
Mais politiquement, l'opposition koulak l'intressait. Il s'est renseign
sur les rvoltes koulaks, par des amis qui venaient du Caucase du
Nord ou de Sibrie, et qui eux-mmes s'taient renseigns auprs des
milieux cosaques. Il accepte donc la responsabilit de ces rvoltes 55.
Une politique marxiste n'est pas d'abord un systme d'ides, c'est une
lecture de l'histoire effective, et Boukharine comme marxiste ne cherchait pas tant mettre sur pied un plan qu' dcouvrir l'intrieur de
l'U.R.S.S. les forces qu'il croyait agissantes. Dans cet esprit, il consta53

54
55

Pp. 405-406. Les mots souligns le sont par nous. Il est visible que Boukharine dit ici ce qu'il pense et donne sa propre version des crimes de l'opposition, comme le confirme l'interruption du Prsident ( Vous nous faite
une confrence , p. 406).
P. 07.
P. 424.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

71

tait que le Caucase du Nord tait un des endroits o le mcontentement de la paysannerie se manifestait et continuerait de se manifester
avec le plus d'clat 56 . Si aprs cela on met, comme il dit, les
points sur les i , si l'on change l'attente en complicit, il y a grossissement et falsification des faits, mais l'interprtation reste historiquement permise, parce que l'homme d'tat se dfinit non par ce qu'il fait
lui-mme mais par les forces sur lesquelles il compte. Le rle du procureur est d'taler sur le plan de l'histoire et de l'objectif l'activit de
Boukharine. Boukharine tient pour lgitime l'interprtation, il veut
seulement qu'on sache que c'est une interprtation et qu'il n'est li aux
cosaques que dans la perspective. Vichynski demande : Oui ou non,
vos complices du Caucase du Nord taient-ils en liaison avec des milieux cosaques d'migrs blancs l'tranger ? Je n'en sais rien, dit
Boukharine. Rykov le dit. Si Rykov le [58] dit, ce doit tre vrai.
Mais vous le niez ? Je ne le nie pas, je n'en sais rien. Rpondez par oui ou par non. C'est possible, c'est probable, mais je n'en
sais rien. Vichynski se place dans les choses, o il n'y a pas d'indtermin. Il voudrait effacer ce lieu d'indtermination, la conscience de
Boukharine, o il y avait des choses non sues, des zones de vide, et ne
laisser voir que les choses quil a faites ou laiss faire.
Une opposition consquente ne peut ignorer l'tranger qui fait
pression sur les frontires de l'U.R.S.S. Il lui faut utiliser les antagonismes entre les puissances imprialistes 57 , c'est--dire prendre parti
pour certains tats bourgeois contre d'autres et au moins neutraliser 58 les adversaires. Le gouvernement sovitique Brest-Litovsk
avait neutralis l'Allemagne au prix d'un dmembrement partiel et
l'opposition, puisqu'elle se croit dans le sens de l'histoire, a videmment les mmes droits. Elle a aussi les mmes responsabilits : prendre liaison indirectement avec l'ennemi, c'est dj l'aider. Dans ces
sondages, il est vident que chacun cherche duper l'autre. Mthode
peu sre, dit Vichynski. C'est toujours comme cela 59 , rpond
Boukharine. Et en effet, dans un monde o, par del les contrats passs, la puissance de chacun des contractants demeure comme une
clause tacite, chaque pacte signifie autre chose que ce qui s'y trouve
56
57
58
59

P. 146.
P. 818.
P. 436 et 450.
P. 466.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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stipul, une ouverture diplomatique est signe de faiblesse, il y a toujours risque la faire, et en particulier ce risque que la neutralisation
de [59] l'Allemagne soit un jour reproche Boukharine comme une
trahison, tandis qu'elle est pour le gouvernement de 1917 (qui d'ailleurs n'avait pas le choix) un titre de gloire. Pour son compte, Boukharine tait contre les concessions territoriales ; mais il lui fallait compter avec ceux de ses amis qui les jugeaient l'occasion ncessaires.
Bien entendu, elles n'ont jamais t prcises et l'opposition n'a pas
vendu l'Ukraine pour le pouvoir. Mais certains opposants jugeaient
qu'il faudrait en venir la cder. Tout est dans cette apprciation de
certains faits ventuels comme dj acquis. Boukharine, pour son
compte, n'tait pas dfaitiste. Mais beaucoup d'hommes dans l'opposition croyaient l'U.R.S.S. incapable de rsister seule une agression
trangre 60. Si l'on tient la dfaite pour invitable, il faut la prendre
comme une donne du problme. Toute action suppose un calcul de
l'avenir qui contribue le rendre invitable. supposer mme qu'il y
ait, au sens propre du mot, une science du pass, personne n'a jamais
soutenu qu'il y et une science de l'avenir, et les marxistes sont les
derniers le faire. Il y a des perspectives, mais, le mot le dit assez, il
ne s'agit l que d'un horizon de probabilits, comparable celui de
notre perception, qui peut, mesure que nous en approchons et qu'il se
convertit en prsent, se rvler assez diffrent de ce que nous attendions. Seules les grandes lignes sont certaines, ou plus exactement
certaines possibilits sont exclues : une stabilisation dfinitive du capitalisme est par exemple exclue. Mais comment [60] et par quels
chemins le socialisme passera dans les faits, cela est laiss une estimation de la conjoncture dont Lnine soulignait la difficult en disant
que le progrs n'est pas droit comme la perspective Nevsky. Cela veut
dire non seulement que des dtours peuvent s'imposer, mais encore
que nous ne savons mme pas, en commenant une offensive, si elle
devra tre poursuivie jusqu'au bout ou si au contraire il faudra passer
la retraite stratgique. On ne pourra en dcider qu'au cours du combat
et d'aprs le comportement de l'adversaire 61. Toute esquisse des pers60
61

On sait que Trotsky a formul catgoriquement ce pronostic dans la Rvolution trahie.


Nous ne devons pas seulement savoir ce que nous ferons si nous engageons directement l'offensive et si nous remportons la victoire ; dans une
poque rvolutionnaire, cela n'est gure difficile. Mais ce n'est pas le plus

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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pectives, mme si elle se justifie par un grand nombre de faits, est cependant un choix et exprime, en mme temps que certaines possibilits objectives, la vigueur et la justesse de la conscience rvolutionnaire en chacun. Celui qui trace des perspectives d'offensive peut toujours tre trait de provocateur, celui qui trace des perspectives de
repli peut toujours tre trait de contre-rvolutionnaire. Les amis de
Boukharine comptaient avec la dfaite et [61] agissaient en consquence. Mais compter avec, c'est, d'une certaine faon compter sur.
Toute la polmique entre Vichynski et Boukharine porte sur deux
mots aussi courts que ceux-l. Lorsque j'ai demand Tomski, dclare Boukharine, comment il voyait le mcanisme du coup d'tat, il
m'a rpondu que c'tait l l'affaire de l'organisation militaire qui devait
ouvrir le front. Vichynski traduit : Vous projetiez d'ouvrir le front
aux Allemands ? Non, reprend Boukharine, Tomski m'avait dit
que les militaires devaient ouvrir le front.
Boukharine : Il avait dit devaient , mais le sens de ce mot
est mssen et non sollen .
Vichynski : Laissez donc votre philologie. Devait , cela veut
dire devait .
Boukharine : Cela veut dire que, dans les milieux militaires,
existait l'ide que, dans ce cas, les milieux militaires...
Vichynski : Non, il ne s'agit pas d'ides, mais ils devaient. Cela
veut dire...
Boukharine : Non, cela ne veut pas dire.
Vichynski : Cela veut dire qu'ils ne devaient pas ouvrir le front ?

important ou du moins le plus dterminant. Pendant l rvolution, il y a toujours des moments o l'adversaire perd la tte. Si nous l'attaquons pendant
un de ces moments, nous pouvons le vaincre trs facilement. Mais ce n'est
encore rien, parce que si notre adversaire revient lui, s'il concentre ses
forces, il peut trs facilement nous provoquer l'attaque et nous repousser
pour des annes. Je pense donc que l'ide que nous devons prparer la retraite est trs importante, non seulement du point de vue thorique, mais surtout du point de vue pratique. Tous les partis qui pensent prochainement engager l'offensive contre le capital doivent aussi penser assurer leur retraite. ( Discours au IVe Congrs de l'Internationale Communiste, 13 novembre 1922.)

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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Boukharine : Mais du point de vue de qui ? Tomski parlait de


ce que lui avaient dit les militaires, de ce que lui avait dit Enoukidz...
Vichynski : Permettez-moi de citer les dclarations de Boukharine, tome 5, folios 95-96 (...) Il est crit plus bas : cela, je lui rpondis que dans ce cas il serait opportun de dfrer en justice les responsables de la dfaite sur le front. Cela nous permettra d'entraner
notre suite les [62] masses en jouant sur des mots d'ordre patriotiques
(...).
Boukharine : Cela ne veut pas dire jouer au sens odieux du
mot...
Vichynski : Accus Boukharine, le fait que vous avez suivi, en
l'occurrence, le procd jsuitique, le procd de la perfidie, est galement attest par ce qui vient aprs. Permettez-moi de lire la suite :
J'avais en vue que, par l mme, c'est--dire au moyen de la condamnation des responsables de la dfaite, on pourrait se dlivrer, en
passant, du danger bonapartiste qui m'inspirait des inquitudes 62.
Le scnario est clair : il y a le patriotisme des masses, il y a, chez
certains militaires, un esprit dfaitiste ; on abattra la dictature par la
dfaite et on liquidera les militaires en s'appuyant sur les masses.
L'objectif de Boukharine n'est pas patriotique, mais pas davantage antipatriotique. Il s'agit d'utiliser la conjoncture pour tablir une nouvelle
direction du rgime. Ce n'est pas Boukharine qui a cr le dfaitisme
des militaires. Citoyen Procureur, je dis que c'tait un fait politique 63. L'histoire n'est pas une suite de complots et de machinations
o des volonts dlibres orienteraient le cours des choses. En ralit, les complots eux-mmes synchronisent des forces existantes 64.
[63] L'homme politique aurait tort de dcliner la responsabilit des
mouvements qu'il utilise, comme on aurait tort de lui imputer leurs
projets particuliers. La philosophie de l'histoire aurait beaucoup apprendre du vocabulaire communiste. Une politique communiste ne
62
63
64

P. 461.
P. 434.
Excusez-moi, citoyen procureur, dit une fois Boukharine, mais vous posez
la question d'une faon trop personnelle. Ce courant a pris naissance... et
Vichynski de l'interrompre : Je ne demande pas quel moment ce courant
a pris naissance, je vous demande quel moment ce groupe fut organis.
(p. 540.)

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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choisit pas des fins, elle s'oriente sur des forces dj l'oeuvre. Elle se
dfinit moins par ses ides que par la position qu'elle occupe dans la
dynamique de l'histoire. La responsabilit d'un mouvement est dtermine par le rle qu'il joue dans la coexistence, comme le caractre
d'un homme rside dans son projet fondamental beaucoup plus que
dans ses dcisions dlibres. On peut donc avoir rpondre pour des
actes de trahison sans en avoir voulu aucun. Dix fois, au cours des
procs de 1938, les accuss, presss d'avouer, rpondent : C'est bien
la formule 65 , on pourrait dire oui 66 , je ne vaux gure mieux
qu'un espion 67 , on peut formuler ainsi 68 . Pour un lecteur press,
c'est l'quivalent d'un aveu (mais qu'importe de passer pour un espion
aux yeux des gens presss ?). Pour les marxistes de l'avenir, ces formules prservent l'honneur rvolutionnaire des accuss.
Il y aurait eu des pourparlers entre l'opposition et le gouvernement
allemand. Boukharine les connaissait-il ? Non, mais en gnral il
tenait pour utiles des pourparlers. Quand il les a connus, les a-t-il approuvs ou dsapprouvs ? Il ne les a pas dsapprouvs, donc il les a
approuvs. Je [64] vous demande, reprend Vichynski les avez-vous
approuvs oui ou non ?
Boukharine : Je rpte, citoyen Procureur : du moment que je
ne les ai pas dsavous, c'est donc que je les ai approuvs.
Vichynski : Par consquent vous les avez approuvs ?
Boukharine : Si je ne les ai pas dsavous, par consquent, je
les ai approuvs.
Vichynski : C'est ce que je vous demande : donc vous les avez
approuvs ?
Boukharine : Par consquent quivaut donc.
Vichynski : Donc ?
Boukharine : Donc, je les ai approuvs 69.

65
66
67
68
69

Boukharine, p. 430.
Boukharine, p. 441.
Rykov, p. 441.
Boukharine, p. 148.
Pp. 434-435.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

76

Et Rykov, pour finir, donne la formule : Tous deux, nous ne


sommes pas des enfants. Si l'on n'approuve pas une chose, il faut la
combattre. Dans ces questions-l, on ne peut pas jouer la neutralit 70. Seuls, les enfants s'imaginent que leur vie est sparable de
celle des autres, que leur responsabilit se limite ce qu'ils ont fait
eux-mmes, qu'il y a une frontire du bien et du mal. Un marxiste sait
bien que chaque initiative humaine polarise ds intrts dont tous ne
sont pas avouables. Il tche seulement de faire en sorte que, dans cette
confusion, les forces progressives se fassent jour. Dans un monde en
lutte, personne ne peut se flatter d'avoir les mains pures. Boukharine
n'a pas dsavou les liaisons prises avec des Allemands. Staline a sign le pacte germano-sovitique. Qu'importe [65] quand il s'agit de
sauver la rvolution, c'est--dire l'avenir humain ? Tous les marxistes
(et je suppose quelques autres) connaissent bien cette ambigut d'une
histoire dchire. Voil pourquoi leurs polmiques sont si violentes,
pourquoi tratre et provocateur sont des termes classiques dans
leurs discussions, pourquoi aussi, aprs les pires polmiques, on les
voit se rconcilier. C'est qu'il ne s'agit pas d'un jugement sur la personne, mais d'une apprciation du rle historique. Voil pourquoi, aux
procs mmes, les accuss parlent d'gal gal leurs juges et semblent quelquefois tre moins leurs adversaires que leurs collaborateurs.
Mais enfin si l'opposition risquait de devenir contrervolutionnaire et si elle le savait, pourquoi tenait-elle cette ligne ? Et
si elle l'a tenue, pourquoi, au jour du procs, l'abandonne-t-elle ? C'est
que des faits nouveaux sont intervenus qui bouleversent les perspectives et transforment l'opposition en aventure. La menace de guerre
trangre s'est prcise. ... je me rappelle et je n'oublierai jamais tant
que je vivrai, dit Rakovski, une circonstance qui m'a dfinitivement
amen dans la voie des aveux. Une fois, l'instruction, c'tait en t,
j'ai appris premirement le dclenchement de l'agression japonaise
contre la Chine, contre le peuple chinois, j'ai appris l'agression non
dguise de l'Allemagne, de l'Italie, contre le peuple espagnol... J'ai
appris les prparatifs fivreux de tous les tats fascistes en vue de dclencher la guerre mondiale. Ce que d'habitude le lecteur apprend
chaque jour au compte-gouttes par les tlgrammes, moi, je l'ai appris,
70

P. 435.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

77

tout d'un coup, en dose forte et [66] massive. J'en fus littralement atterr... 71 Et Boukharine : Voil plus d'une anne que je suis en
prison. J'ignore, par consquent, ce qui se passe dans le monde ; mais,
ne juger que par les quelques bribes de ralit qui me parviennent
par hasard, je vois, je sens et je comprends que les intrts que nous
avons si criminellement trahis entrent dans une nouvelle phase de leur
dveloppement gigantesque : qu'ils apparaissent prsent sur la scne
internationale comme le plus grand, le plus puissant facteur de la
phase proltarienne internationale 72. La collectivisation force, le
rythme de l'industrialisation ou celui des plans quinquennaux cessent
d'tre matire discussion partir du moment o il est clair que l'on
travaille court terme et que l'existence de l'tat sovitique va tre
mise en jeu. L'imminence de la gure claire rtrospectivement les
annes coules et fait voir qu'elles appartenaient dj cette nouvelle tape de la lutte de l'U.R.S.S. 73 o il ne peut tre question que
de faire front. Arrt quelques annes plus tt 74, jug mme quelques
mois plus tt, Boukharine aurait peut-tre refus de capituler. Mais
dans la situation mondiale de 1938, l'crasement de l'opposition ne
peut plus passer pour un accident : Boukharine et ses amis ont t battus ; cela veut dire qu'ils avaient contre eux une police exerce, une
dictature implacable, mais leur chec signifie quelque chose de plus
essentiel : que le systme [67] qui les a briss tait demand par la
phase historique. L'histoire mondiale est un tribunal universel , dit
Boukharine 75.
Il y a donc un drame des procs de Moscou, mais dont Kstler est
loin de donner la vraie formule. Ce n'est pas le Yogi aux prises avec le
Commissaire, la conscience morale aux prises avec l'efficacit politique, le sentiment ocanique aux prises avec l'action, le cur aux
prises avec la logique, l'homme sans lest aux prises avec la tradition : entre ces antagonistes, il n'y a pas de terrain commun et par consquent pas de rencontre possible. Tout au plus peut-il arriver que
dans un mme homme selon les circonstances les deux attitudes alter71
72
73
74
75

P. 333.
P. 814.
P. 827.
Il ne l'a pas t et il faut constater que la rpression ne frappe la tte du Parti
que dans les annes d'avant-guerre.
Dernire dclaration, p. 826.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

78

nent. C'est pathtique, mais ce n'est qu'un cas de psychologie : on le


voit passer d'une attitude l'autre sans qu'il reste le mme aux deux
moments. Tantt il est Yogi, et alors il oublie la ncessit o nous
sommes de raliser notre vie au-dehors pour qu'elle soit vraie, tantt il
redevient Commissaire et alors il est prt avouer n'importe quoi. Il
passe du scientisme des dbauches de vie intrieure, c'est--dire
d'une sottise une autre. Au contraire le vritable tragique commence
lorsque le mme homme a compris la fois qu'il ne saurait dsavouer
la figure objective de ses actions, qu'il est ce qu'il est pour les autres
dans le contexte de l'histoire, et que cependant le motif de son action
reste la valeur de l'homme telle qu'il l'prouve immdiatement. Alors
entre l'intrieur et l'extrieur, la subjectivit et l'objectivit, le jugement et l'appareil, nous n'avons plus une srie d'oscillarions, [68] mais
un rapport dialectique, c'est--dire une contradiction fonde en vrit,
et le mme homme essaye de se raliser sur les deux plans. Nous
n'avons plus un Roubachof qui capitule sans conditions lorsqu'il est
repris par la camaraderie du Parti et qui dsavoue jusqu' son pass
quand il entend les cris de Bogrof, nous avons un Boukharine qui accepte de se regarder dans l'histoire et motive historiquement sa condamnation, mais dfend son honneur rvolutionnaire. Boukharine,
comme tout homme, prte une explication psychologique. Lnine
disait de lui : il ajoute foi tous les commrages et il est diablement
instable en politique . Et encore : la guerre l'a pouss vers des ides
semi-anarchistes. la confrence o furent adoptes les rsolutions
de Berne (printemps 1915) il prsenta des thses... un comble d'ineptie, une honte, un semi-anarchisme. Opposant, ralli la direction
stalinienne, opposant de nouveau, ralli encore une fois, il peut et doit
tre compris comme un intellectuel jet dans la politique. Si le rle et
l'habitude de l'intellectuel sont de dcouvrir, pour un ensemble de faits
donns, plusieurs significations possibles et de les confronter mthodiquement, tandis que l'homme politique est celui qui, avec moins
d'ides peut-tre, peroit plus srement la signification effective et
comme la configuration d'une situation donne, on peut expliquer
l'instabilit de Boukharine par la psychologie du professeur. Cependant, c'est dans le cadre du marxisme qu'il varie, il y a l une constante de sa carrire et les habitudes du professeur n'expliquent donc
pas tout dans son cas. Au procs de 1938, le pathtique personnel s'efface et l'on voit transparatre [69] un drame qui est li aux structures
les plus gnrales de l'action humaine, un tragique vritable qui est

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

79

celui de la contingence historique. Quelle que soit sa bonne volont,


l'homme entreprend d'agir sans pouvoir apprcier exactement le sens
objectif de son action, il se construit une image de l'avenir, qui ne se
justifie que par des probabilits, qui en ralit sollicite l'avenir et sur
laquelle donc il peut tre condamn, car l'vnement lui, n'est pas
quivoque. Une dialectique dont le cours n'est pas entirement prvisible peut transformer les intentions de l'homme en leur contraire, et
cependant, il faut prendre parti tout de suite. Bref, comme Napolon
l'a dit, et comme Boukharine' le rpte avant de se taire : la destine,
c'est la politique 76 , la destine n'tant pas ici un fatum crit
d'avance notre insu, mais la collision, au cur mme de l'histoire, de
la contingence et de l'vnement, de l'ventuel qui est multiple et de
l'actuel qui est unique, et la ncessit o nous sommes, dans l'action,
de prendre comme ralis l'un des possibles, comme dj prsent l'un
des futurs. L'homme ne peut ni se supprimer lui-mme comme libert
et comme jugement, ce qu'il appelle le cours des choses n'est jamais que le cours des choses vu par lui, ni contester la comptence
du tribunal de l'histoire, puisque, en agissant, il a engag les autres, et
de proche en proche le sort de l'humanit. Aller dans le sens de l'histoire, la recette serait simple si, dans le prsent, le sens de l'histoire
tait vident. Mais faut-il penser avec l'opposition de droite que l'histoire [70] va vers une stabilisation du capitalisme dans le monde, que
l'U.R.S.S. ne peut, dans ce contexte, raliser chez elle le socialisme, et
en consquence, qu'elle doit se replier et accentuer sa NEP ? Faut-il
penser au contraire, avec l'opposition de gauche, qu'en tenant pour
acquise la stabilisation du capitalisme on la fortifierait et qu'il faut simultanment prparer le socialisme par l'industrialisation et la collectivisation et prendre l'offensive au-dehors par l'intermdiaire des Partis Communistes nationaux ? Faut-il enfin penser avec le centre stalinien que, dans le court dlai qui prcde la guerre, l'histoire exige
qu'on gagne du temps au-dehors par une politique opportuniste, et
qu'on hte l'quipement conomique de l'U.R.S.S. par tous les
moyens ? L'histoire nous offre des lignes de faits qu'il s'agit de prolonger vers l'avenir, mais elle ne nous fait pas connatre avec une vidence gomtrique la ligne de faits privilgis qui finalement dessinera notre prsent lorsqu'il sera accompli. Davantage : certains moments du moins, rien n'est arrt dans les faits, et c'est justement notre
76

P. 826.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

80

abstention ou notre intervention que l'histoire attend pour prendre


forme. Cela ne veut pas dire que nous puissions faire n'importe quoi :
il y a des degrs de vraisemblance qui ne sont pas rien. Mais cela veut
dire que, quoi que nous fassions, ce sera dans le risque. Cela ne veut
pas dire qu'on doive hsiter et fuir la dcision, mais cela veut dire
qu'elle peut conduire l'homme d'tat la mort et la rvolution
l'chec. Lnine se mit danser quand la Rvolution russe eut dpass
le temps qu'avait dur la Commune. Il y a un tragique de la Rvolution et le rvolutionnaire euphorique [71] appartient aux images
d'Epinal. Ce tragique s'aggrave quand il s'agit non seulement de savoir
si la Rvolution l'emportera sur ses ennemis, mais encore, entre rvolutionnaires, qui a le mieux lu l'histoire. Il est enfin son comble chez
l'opposant persuad que la direction rvolutionnaire se trompe. Alors,
il n'y a pas seulement fatalit, une force extrieure qui brise une
volont, mais vritablement tragdie, un homme aux prises avec
des forces extrieures dont il est secrtement complice parce que
l'opposant ne peut tre ni pour, ni tout fait contre la direction au
pouvoir. La division n'est plus entre l'homme et le monde, mais entre
l'homme et lui-mme. Voil tout le secret des aveux de Moscou.
Boukharine sait que, malgr tout, l'infrastructure d'un tat socialiste se construit, il reconnat dans ce qui se fait ses propres vux, ses
propres mots d'ordre d'autrefois. Il ne peut donc se dtacher de l'extrieur. Et cependant il ne peut faire bloc avec la direction puisqu'il
pense qu'elle va un chec. Le fameux ni avec toi ni sans toi, qui tait
la formule d'un sentiment, devient, aux moments ambigus de l'histoire, celle de toute action humaine, parce qu'elle se transforme dans
les choses, ne se reconnat pas dans ce qu'elle a produit, et cependant
ne peut se dsavouer sans contradiction. En politique comme dans
l'ordre des sentiments, les uns rompent alors le pacte, les autres surmontent le dsaccord force de dvouement ou par une conduite toute
volontaire, d'autres enfin ne veulent ni se sparer ni se taire, parce que
leur fidlit et leur critique viennent d'un seul principe : ils sont fidles
au parti parce qu'ils croient la rvolution, qui [72] est un processus
dans les choses, et ils critiquent le parti parce qu'ils croient la rvolution, qui est aussi une ide dans les esprits. C'est ce que Boukharine,
dans un langage de circonstance, exprime trs bien : (...) chacun de
nous (...) avait un singulier ddoublement de la conscience, une foi
incomplte dans sa besogne contre-rvolutionnaire. Je ne dirai pas que

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

81

cette conscience ft dfaut, mais elle tait incomplte. De l cette espce de demi-paralysie de la volont, ce ralentissement des rflexes
(...). Cela ne provenait pas de l'absence d'ides consquentes, mais de
la grandeur objective de l'dification socialiste (...). Il s'est cr l une
double psychologie (...) Parfois je m'enthousiasmais moi-mme en
glorifiant dans mes crits l'dification socialiste ; mais, ds le lendemain, je me djugeais par mes actions pratiques de caractre criminel.
Il s'est form l ce qui, dans la philosophie de Hegel, s'appelait une
conscience malheureuse (...) Ce qui fait la puissance de l'tat proltarien, ce n'est pas seulement que ce dernier a cras les bandes contrervolutionnaires, mais aussi qu'il a dcompos intrieurement ses ennemis, dsorganis leur volont 77. Il est vrai qu'au terme de l'histoire la conscience devait, selon Hegel, se rconcilier avec elle-mme.
La conscience malheureuse, c'tait la conscience aline, place en
face d'une transcendance qu'elle ne pouvait ni quitter ni assumer.
Quand l'histoire cesserait d'tre l'histoire des matres et deviendrait
l'histoire humaine, chacun devait se retrouver dans l'uvre commune
et se raliser en elle. Mais mme le pays de la Rvolution [73] n'est
pas au terme de l'histoire : la lutte des classes ne se termine pas, par un
coup de baguette magique, avec la Rvolution d'Octobre 78, la conscience malheureuse ne disparat pas par dcret. Surtout si elle survient
dans un pays o les prmisses conomiques du socialisme ne sont pas
encore donnes, la rvolution ne fait que commencer avec l'insurrection victorieuse, elle est un devenir. Tant que les infrastructures n'auront pas t construites, il pourra y avoir des consciences malheureuses, des opposants qui se rallient, reviennent l'opposition, reprennent leur place dans le travail commun par un effort volontaire plutt
que par un mouvement spontan. Les aveux aux procs de Moscou ne
sont que le cas-limite de ces lettres de soumission au Comit Central
qui en 1938 faisaient partie de la vie quotidienne de l'U.R.S.S. Ils ne
sont mystrieux que pour ceux qui ignorent les rapports du subjectif et
de l'objectif dans une politique marxiste. L'aveu des accuss est un
principe juridique moyengeux , dit Boukharine 79. Et cependant il
s'avoue responsable. C'est que le moyen ge n'est pas fini, c'est que
l'histoire n'a pas cess d'tre diabolique, qu'elle n'a pas encore expuls
77
78
79

Dernire dclaration, p. 824.


Lnine. La Maladie infantile du Communisme, d. du P.C.F., 1945, p. 23.
Dernire dclaration, p. 826.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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d'elle-mme son malin gnie, qu'elle reste capable de mystifier la


bonne conscience ou conscience morale et de tourner l'opposition en
trahison. Dans la mesure o l'alination et la transcendance demeurent, le drame de l'opposant dans le Parti, c'est, au moins formellement, le drame de l'hrtique dans l'glise, non que le communisme
[74] soit, comme on le dit vaguement, une religion, mais parce que,
dans un cas comme dans l'autre, l'individu admet d'avance la juridiction de l'vnement, et, ayant reconnu l'glise une signification providentielle, au proltariat et sa direction une mission historique,
ayant admis que tout ce qui arrive est permis par Dieu ou par la logique de l'histoire, ne peut plus faire valoir jusqu'au bout son sentiment propre contre le jugement du parti ou de l'glise.
Comme l'glise, le parti rhabilitera peut-tre ceux qu'il a condamns quand une nouvelle phase de l'histoire changera le sens de
leur conduite. Les jalons sont poss pour une justification personnelle : le Compte rendu stno graphique des Dbats est l. On y voit
entre autres choses Rykov et Boukharine bataillant pour qu'on s'en
tienne aux dclarations qu'ils ont faites l'instruction, comme si un
contrat (exprs ou tacite) leur donnait le droit de ne pas aller audel 80. On entend Boukharine dclarer qu'il voit certains de ses coaccuss pour la premire fois de sa vie 81, que d'autres, jadis ses amis,
sont prsent mconnaissables 82, et que les personnes assises ce
banc des accuss ne forment pas un groupe 83. Si ces paroles, traduites dans toutes les langues, ont t lances travers le monde et
proposes l'attention de tous, c'est que le Commissariat du Peuple de
la Justice en a ainsi dcid. Le tragique des procs et le sacrifies de
Boukharine peuvent tre mesurs [75] par la comparaison de deux
textes. Vichynski disait en 1938 : L'importance historique de ce procs est en premier lieu qu'il a dvoil jusqu'au bout la nature de bandits du bloc des droitiers et des trotskistes priv de toute idologie ; il a dvoil que ce bloc (...) est une agence de mercenaires des
services d'espionnage fasciste 84. Huit ans plus tard et aprs une
guerre victorieuse, Staline dclare : On ne peut pas dire que la poli80
81
82
83
84

Pp. 433 et 445.


P. 816.
P. 529.
P. 817.
Pp. 665-666.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

83

tique du Parti ne se soit pas heurte des contradictions. Non seulement les gens arrirs qui vitent toujours tout ce qui est neuf, mais
aussi beaucoup de membres trs en vue de notre Parti ont de manire
systmatique tir le Parti en arrire et se sont efforcs par tous les
moyens possibles de l'engager sur la voie capitaliste habituelle du
dveloppement. Toutes ces machinations des trotskystes et des lments de droite diriges contre le Parti, toute leur activit de sabotage des mesures de notre gouvernement n'ont poursuivi qu'un seul
but : rendre vaine la politique du Parti et freiner l'uvre d'industrialisation et de collectivisation 85. Qu'au lieu de n'ont poursuivi qu'un
seul but on dise ne pouvaient avoir qu'un seul rsultat ; ou un
seul sens , et la discussion est close.

85

Discours publi par Scanteia, organe central du P. C. roumain, 13 fvrier


1946.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

84

[76]

Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste
PREMIRE PARTIE
LA TERREUR

Chapitre III
LE RATIONALISME
DE TROTSKY

Retour la table des matires

Si l'on fait des procs de Moscou un drame de la responsabilit historique, on s'loigne, certes, de l'interprtation qu'en donne Vichynski,
mais aussi de l'interprtation gauchiste. Pour une fois d'accord, Vichynski et Trotsky admettent tous deux que les procs de Moscou ne
posent aucun problme, le premier parce que les accuss sont purement et simplement coupables, le second parce qu'ils sont purement et
simplement innocents. Pour Vichynski, il faut croire aux aveux des
accuss et il ne faut pas croire aux restrictions qui les accompagnent.
Pour Trotsky, il faut croire aux restrictions et tenir pour nuls les
aveux. Ils ont avou sous la menace du revolver et parce qu'ils espraient sauver leur propre vie ou leur famille, ils ont avou surtout
parce qu'ils n'taient pas de vrais bolcheviks-lninistes, mais des opposants de droite, des capitulards . Faute d'une plate-forme marxiste vraiment solide, ils devaient tre tents de se rallier la direction
stalinienne chaque fois que dans le pays la situation se dtendait, et au
contraire [77] tents de passer l'opposition dans les priodes de crise
et de guerre civile larve, comme par exemple l'poque de la collectivisation force. Ils taient instables parce qu'ils avaient des ides

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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confuses et plus d'motion que de pense. Or chaque nouveau ralliement tait plus onreux. Pour retrouver leur place dans le parti, ils devaient chaque fois dsavouer plus compltement leurs thses de la
veille. De l, chez eux, pour finir, un esprit sceptique et cynique qui se
traduit aussi bien par la critique frivole et par l'obissance sans vergogne. Ils taient briss . Le cas de ces innocents capitulards n'est
qu'un cas psychologique. Il n'y a pas d'ambivalence de l'histoire, il n'y
a que des hommes irrsolus.
Trotsky connaissait mieux que nous le caractre des hommes dont
il parle. C'est justement pourquoi il abuse, en ce qui concerne les capitulations, de l'explication psychologique. Sa connaissance des individus lui masque la signification historique du fait. Il faut chercher audel de la psychologie, relier les capitulations la phase historique
o elles apparaissent et finalement la structure mme de l'histoire.
Les opposants qui ont accept de capituler et ont t jugs publiquement sont prcisment les plus connus, ceux qui avaient jou le rle le
plus important dans la Rvolution d'Octobre ( l'exception, bien entendu, de Trotski lui-mme), donc probablement les marxistes les plus
conscients. Il n'est ds lors pas raisonnable d'expliquer les capitulations par la seule faiblesse du caractre et de la pense politique, il
faut croire qu'elles sont motives par la phase prsente de l'histoire.
L'U.R.S.S. sa phase stalinienne se [78] trouve dans une situation
telle qu'il est pour la gnration d'Octobre aussi difficile de s'adapter
que de faire opposition jusqu'au bout. C'est un fait incontestable que
les procs de Moscou liquident les principaux reprsentants de cette
gnration. Zinoviev, Kamnev, Rykov, Boukharine, Trotsky composaient avec Staline le Bureau politique de Lnine. Les deux premiers
ont t fusills la suite du procs de 1936, le troisime aprs le procs de 1937, le quatrime aprs le procs de 1938. Rykov et Boukharine taient encore membres du Comit central en 1936. Piatakov et
Radek, galement membres du Comit central, ont t excuts en
1937. Celui qui requiert contre eux n'est entr au Parti que tardivement, aprs la Rvolution. Parmi les six hommes de premier ordre que
mentionnait le testament de Lnine, Staline demeure seul. Tous ces
faits sont incontestables et il est sr aussi que Lnine se serait bien
mal entour si tous ses collaborateurs sauf un avaient t d'un caractre passer au service des tats-majors capitalistes. Une opposition si
gnrale doit traduire un changement profond dans la ligne du gou-

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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vernement sovitique. Toute la question est de savoir quel est ce


changement et si Trotsky l'interprte bien. Pour lui, c'est le passage de
la Rvolution la contre-rvolution. Comme cependant la direction
stalinienne a pris son compte la plate-forme gauchiste de l'industrialisation et de la collectivisation, Trotsky est oblig de nuancer sa critique. Qu'elle aille gauche ou droite, la direction stalinienne procde par une srie de zigzags et non pas selon une ligne vraiment
marxiste. Tantt elle bat en retraite (sur le terrain de la politique [79]
trangre et de la rvolution mondiale, ou l'intrieur quand elle accentue la diffrenciation sociale), tantt elle mne contre les restes de
la bourgeoisie une offensive terroriste (comme dans la priode de la
collectivisation force), dans les deux cas elle fait violence l'histoire,
pour cette raison mme elle chouera, et, sous prtexte de sauver la
rvolution, elle l'aura liquide comme Thermidor et Bonaparte ont
liquid la Rvolution Franaise. Mais nous rencontrons justement ici
cette ambigut de l'histoire que Trotsky ne veut pas reconnatre. Car
c'est une question de savoir si, historiquement, Thermidor et Bonaparte ont liquid la Rvolution ou s'ils n'en ont pas plutt consolid les
rsultats. On pourrait dire que, dans la conjoncture, le compromis prserve mieux qu'une politique radicale l'avenir de la rvolution russe,
comme, dans l'histoire de la pense politique, le compromis hglien
avait plus d'avenir que le radicalisme de Hlderlin.
Quand il cherche, en marxiste consquent, comprendre son
propre chec et la consolidation de Staline, Trotsky est amen dfinir la phase prsente comme phase de reflux rvolutionnaire dans le
monde. Dans la dynamique mondiale des classes, la pousse rvolutionnaire est invitablement suivie d'une pause, aprs chaque vague, et
pour un temps la mare parat tale. Il ne s'agit pas l d'un fait contingent, explicable par les conceptions personnelles d'un ou plusieurs
hommes, ou par les intrts d'une bureaucratie tablie, mais d'un moment qui a sa place dans le dveloppement de la rvolution. C'est dans
cet esprit que les meilleurs textes de Trotsky analysent la situation
prsente. [80] Mais, ou bien ils ne feulent rien dire, ou ils feulent dire
que la thorie de la Rvolution permanente, - l'ide d'un effort rvolutionnaire continu, d'une structure sociale sans inertie et toujours
remise en question par l'initiative des masses, d'une histoire transparente ou sans paisseur, exprime beaucoup plus que lallure effective du processus rvolutionnaire les postulats rationalistes du trots-

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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kysme. Pour une conscience rvolutionnaire abstraite, qui se dtourne de l'vnement et s'en tient ses fins, Napolon liquide la
Rvolution. En fait les armes de Napolon ont port travers l'Europe, avec les violences de l'occupation militaire, une idologie qui
devait ensuite rendre possible une reprise rvolutionnaire. Il faudrait
des volumes pour tablir le sens historique de Thermidor et du bonapartisme. Il suffira ici de montrer que Trotsky lui-mme caractrise le
Thermidor sovitique de telle faon qu'il apparat comme une
phase ambigu de l'histoire et non comme la fin de la Rvolution. Il
pourrait reprsenter, l'chelle de l'histoire universelle, une priode de
latence pendant laquelle un certain acquis se stabilise. Trotsky luimme crit propos de Staline : Chacune des phrases de ses discours a une fin pratique ; jamais le discours dans son entier ne s'lve
la hauteur d'une construction logique. Cette faiblesse fait sa force. Il
y a des tches historiques qui ne peuvent tre accomplies que si l'on
renonce aux gnralisations ; il y a des poques ou les gnralisations
et la prvision excluent le succs immdiat 86 (...) En d'autres termes
: Staline est [81] l'homme de notre temps, qui n'est pas ( supposer
qu'aucun temps le soit jamais tout fait) celui des constructions logiques . Prcisment la formation et les dons qui avaient qualifi la
gnration d'Octobre pour entreprendre son travail historique la disqualifient pour la phase dans laquelle nous sommes entrs. Dans cette
perspective, les procs de Moscou seraient le drame d'une gnration
qui a perdu les conditions objectives de son activit politique.
Assurment, Trotsky n'aurait jamais accept cette interprtation.
Les conditions objectives de la phase prsente, aurait-il dit, sont
pour une part le rsultat de la politique stalinienne. les respecter, on
aggraverait la situation. On peut au contraire l'amliorer en constituant
une nouvelle direction rvolutionnaire. Et l'on sait qu' partir de 1933,
Trotsky a renonc modifier de l'intrieur la direction du Parti Communiste et pos les bases d'une quatrime Internationale. Mais en
1933, Trotsky tait dchu de la nationalit sovitique et exil. On peut
se demander si, hors du milieu sovitique, contraint dans l'exil une
vie d'intellectuel isol, il n'a pas sous-estim les ncessits de fait et
cd la tentation des intellectuels qui est de construire l'histoire
d'aprs un schma parce qu'ils ne vivent pas aux prises avec ses diffi86

Les Crimes de Staline, pp. 116-117.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

88

cults. Il y a l plus qu'une simple hypothse. Le tmoignage de


Trotsky encore engag dans la vie sovitique peut tre ici mis en parallle avec celui d'un Trotsky isol et coup de l'histoire. S'il y a eu
un moment o la direction stalinienne n'tait pas encore consolide,
c'est bien en 1926, quand Zinoviev et Kamnev cessrent de faire bloc
avec Staline. Or, [82] cette date, Trotsky estimait que la situation
dans l'U.R.S.S. et hors de l'U.R.S.S. interdisait l'opposition de prendre le pouvoir. Quand, au dbut de 1926, la nouvelle opposition
(Zinoviev-Kamnev) engagea des pourparlers avec mes amis et moi
sur une action commune, Kamnev me dit au cours du premier entretien que nous emes en tte tte : Le bloc n'est ralisable, cela va
de soi, que si vous avez l'intention de lutter pour le pouvoir. Nous
nous sommes plusieurs fois demand si vous n'tiez pas fatigu et dcid vous borner dsormais la critique par l'crit sans engager cette
lutte ? En ce temps-l Zinoviev, le grand agitateur, et Kamnev le c
politique avis selon le mot de Lnine taient encore compltement
sous l'empire de l'illusion qu'il leur serait facile de recouvrer le pouvoir. Ds que l'on vous verra la tribune ct de Zinoviev, me
disait Kamnev, le parti s'exclamera : le voil, le Comit Central de
Lnine ! Le voil le gouvernement ! Le tout est de savoir si vous vous
disposez former un gouvernement ? Sortant de trois annes de
lutte dans l'opposition (1923-1926) je ne partageais aucun degr ces
esprances optimistes. Notre groupe ( trotskyste ) s'tait dj fait
une ide assez acheve du deuxime chapitre de la rvolution,
Thermidor, et du dsaccord croissant entre la bureaucratie et le
peuple, de la dgnrescence nationale-conservatrice des dirigeants en
passe de devenir des nationaux conservateurs, de la profonde rpercussion des dfaites du proltariat mondial sur les destines de
l'U.R.S.S. La question du pouvoir ne se posait pas moi isolment,
c'est--dire en dehors de ces processus essentiels. Le rle de l'opposition dans [83] les temps venir devenait ncessairement un rle prparatoire. Il fallait former de nouveaux cadres et attendre les vnements. C'est ce que je rpondis Kamnev : Je ne suis nullement
fatigu , mais je suis d'avis que nous devons nous armer de patience pour un temps assez long, pour toute une priode historique. Il
n'est pas question aujourd'hui de lutter pour le pouvoir, mais de prparer les instruments idologiques et l'organisation de la lutte pour le

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

89

pouvoir en vue d'un nouvel essor de la rvolution. Quand viendra cet


essor, je n'en sais rien. 87 Donc, au moins une fois Trotsky s'est inclin devant le stalinisme considr comme situation de fait et devant
la direction existante considre comme seule possible. Mais alors,
peut-il parler de lchet politique quand d'autres se rallient ? Le
portrait qu'il donne de Radek est bien vraisemblable, et personne ne
songera comparer Trotsky refusant en 1926 de lutter pour le pouvoir
et Radek brlant en 1929 ce qu'il adorait quelques mois plus tt. La
qualit humaine, de part et d'autre, n'est pas comparable, et il y a, en
mme temps que de la hargne, quelque chose comme de l'envie et une
sorte d'estime dans ces mots de Boukharine la fin de sa dernire dclaration : Il faut tre Trotsky pour ne pas dsarmer 88. Mais l'histoire rend possible des opposants irrsolus parce qu'elle est elle-mme
ambigu, et cette ambigut, qui ne dtermine pas, mais du moins motive la lchet de Radek, Trotsky l'a reconnue le jour o il a renonc
remplacer une direction qu'il dsapprouvait.
[84]
On rpondra qu'il ne s'est, jamais ralli. Et en effet, devant le dilemme de Zinoviev, gouverner ou se rallier, Trotsky esquisse
une troisime solution : prserver l'hritage rvolutionnaire, poursuivre dans le pays l'agitation en faveur d'une ligne classique, jusqu'
ce que les conditions objectives redeviennent favorables et qu'une
nouvelle pousse des masses le manifeste, bref, entreprendre un
travail d'opposition. Mais si les circonstances taient telles que l'opposition dsorganise la production, si le dlai accord l'U.R.S.S. pour
construire son industrie tait trop court pour qu'elle puisse le faire sans
contrainte ? Si dans le contexte de l'uvre entreprise la politique
humaine tait impraticable et la Terreur seule possible ? Si le dilemme de Zinoviev et Kamnev obir ou commander, exprimait
les exigences de la phase prsente ? Si la tierce solution de Trotsky
tait en principe exclue par la situation ? Elle l'a t en fait et Trotsky
a t banni. ce moment il cesse de penser en situation . On voit
prdominer chez lui un lment de rationalisme et de moralit kantienne qui s'exprime littralement dans une phrase du Bulletin de
l'Opposition : Jouer cache-cache avec la rvolution, ruser avec les
87
88

Les Crimes de Staline, p. 110.


Compte Rendu stnographique, p. 826.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

90

classes sociales, faire de la diplomatie avec l'histoire est absurde et


criminel... Zinoviev et Kamnev tombent faute d'avoir observ la
seule rgle valable : fais ce que dois advienne que pourra .89 Bien
entendu, le devoir dont il parle n'est pas le devoir envers soi-mme et
envers autrui en gnral, c'est le devoir marxiste envers la classe qui a
[85] une mission historique. Bien entendu aussi, 1' advienne que
pourra doit s'entendre de l'avenir immdiat : c'est dans l'histoire,
pour Trotsky comme pour tous les marxistes, que l'homme peut se
raliser. Il pense simplement que l'histoire immdiate n'est pas la seule
qui compte, qu'aucun sacrifice n'est perdu puisqu'il s'incorpore la
tradition proltarienne et que, dans des conditions objectives dfavorables, le rvolutionnaire peut toujours servir en mourant pour ses
ides : Si notre gnration s'est rvle trop faible pour btir le socialisme sur la terre, nous passerons du moins nos enfants un drapeau sans taches. ... sous les coups implacables du sort, je me sentirais heureux comme aux meilleurs jours de ma jeunesse si je contribuais au triomphe de la vrit. Car le plus haut bonheur humain n'est
point dans l'exploitation du prsent, mais dans la prparation de l'avenir 90. On saisit peut-tre ici le fond des penses de Trotsky, cette
vise immdiate de l'avenir ou cet affrontement de la mort qui sont
l'quivalent existentiel du rationalisme, et, comme Hegel l'avait vu, la
tentation de la conscience. On sait que Trotsky a fait comme il disait,
et ce ne sont pas l des mots. Dans l'ordre de l'individuel, ce type
d'hommes est sublime. Nous avons nous demander si c'est eux qui
font l'histoire. Ils croient tellement la rationalit de l'histoire que, si
pour un temps elle cesse d'tre rationnelle, ils se jettent vers l'avenir
voulu plutt que de passer des compromis avec l'incohrence. Mais
vivre et mourir pour un avenir pos par la volont plutt [86] que de
penser et d'agir dans le prsent, c'est exactement ce que les marxistes
ont toujours appel utopie. Pour le prsent, le prix de cette intransigeance peut tre lourd. Si les plans quinquennaux n'avaient pas t
excuts, si la discipline militaire et la propagande patriotique du type
traditionnel n'avaient pas t rtablies en U.R.S.S., est-on sr que
l'arme rouge et vaincu ? L'affirmer, c'est postuler que les exigences
de la vrit et celles de l'efficacit, les ncessits de la guerre et celles
de la rvolution, la discipline et l'humanit non seulement se rejoi89
90

Octobre 1932.
Les Crimes de Staline.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

91

gnent en fin de compte, mais encore sont identiques chaque instant,


c'est nier le rle des contingences en histoire, que cependant Trotsky comme historien et comme thoricien a toujours admis 91.
Certaines thses fondamentales du trotskysme montrent bien que,
pour Trotsky comme pour tous les marxistes, la politique n'est pas
seulement [87] affaire de conscience, la simple occasion pour la subjectivit d'exprimer au-dehors des ides ou des valeurs, mais l'engagement du sujet moral abstrait dans des vnements ambigus. Il savait
bien que dans certaines situations-limites on n'a le choix que d'tre
pour ou contre, et c'est pourquoi il a jusqu'au bout soutenu la thse de
la dfense inconditionnelle de l'U.R.S.S. en temps de guerre. Sur ce
point, et le recueil rcemment publi New-York (L. Trotsky, In dfense of the Soviet Union) en fait foi, j'ai invariablement et inflexiblement combattu toute hsitation. Plus d'une fois, j'ai d rompre ce
sujet avec des amis. J'expose dans la Rvolution trahie que la guerre
mettrait en danger, en mme temps que la bureaucratie, les nouvelles
bases sociales de l'U.R.S.S. qui reprsentent un immense progrs dans
l'histoire de l'humanit : De l, pour tout rvolutionnaire, le devoir
absolu de dfendre l'U.R.S.S. contre l'imprialisme en dpit de la bureaucratie sovitique 92. Cette dfense de l'U.R.S.S. se distingue d'un
ralliement en ceci que Trotsky entendait poursuivre en pleine guerre
l'agitation en faveur de ses vues, comme Clemenceau avait fait opposition jusqu' ce que la conduite de la guerre lui ft confie. Mais cette
restriction est-elle compatible avec la thse de la dfense de
91

92

Il serait abusif d'imputer Trotsky les vues de chacun des trotzkystes. Sous
cette rserve, voici une anecdote. Je me rappelle avoir discut, pendant l'occupation, du problme de l'efficacit avec un ami trotskyste, dport depuis
et mort en commando. Il me dit que peut-tre, sans Staline, l'U.R.S.S. aurait
eu moins d'artillerie et de chars, mais que, pntrant dans un pays o la dmocratie des travailleurs et l'initiative des masses auraient t chaque pas
visibles, les nazis auraient perdu en assurance ce qu'ils gagnaient en territoires et que tout aurait fini par des soviets de soldats dans l'arme allemande. Exemple de ce qu'on pourrait appeler l'histoire abstraite. Nous prfrons, comme plus conscient, 1' advienne que pourra de Trotsky. Mais s'il
faut choisir entre une U.R.S.S. qui ruse avec l'histoire , se maintient dans
l'existence et arrte les Allemands, et une U.R.S.S. qui garde sa ligne proltarienne et disparat dans la guerre, laissant aux gnrations futures un
exemple hroque et cinquante ans ou plus de nazisme, est-ce lchet politique de prfrer la premire ?
Les Crimes de Staline.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

92

l'U.R.S.S. ? Il se peut que dans un pays avanc et dans une dmocratie


la conduite de la guerre soit aisment compatible avec l'existence
d'une opposition. Dans un pays qui sort peine de la collectivisation
et de l'industrialisation forces, l'existence d'une opposition organise
[88] qui se propose de renverser la direction rvolutionnaire pose de
tout autres problmes. Prendre pour accord qu'elle est possible, c'est
admettre qu'il est toujours possible de nuancer, que l'on n'est jamais
oblig de rpondre par oui ou par non, d'tre massivement pour ou
contre, qu'une certaine marge de libert demeure toujours. La thse de
la dfense de l'U.R.S.S. est fonde sur le principe contraire. Or comment circonscrire l'urgence ? Le danger commence avant la dclaration de guerre. Il y a donc toutes les transitions entre la thse de la dfense de l'U.R.S.S. et le ralliement des capitulards . En refusant de
suivre l'ultra-gauche, en admettant que la volont rvolutionnaire et
l'lment subjectif ne peuvent se dissocier des structures conomiques
tablies par la Rvolution d'Octobre, Trotsky reconnat que le radicalisme ici serait contre-rvolutionnaire et rejoint Boukharine, La diffrence est de degr, non de nature. Il est vrai que, pass un certain
point, la quantit se change en qualit et que faire bloc n'est pas capituler. Mais sa manire la dernire dclaration de Boukharine montre
autant de fiert que les crits de Trotsky exil. La gauche a son ultragauche qui l'accusera aussi de lchet politique 93 .
mesure qu'il s'loignait de l'action et du pouvoir [89] et voyait
l'U.R.S.S., non plus du point de vue de celui qui gouverne, mais travers les tmoignages de l'opposition traque et du point de vue de celui qui est gouvern, Trotsky tait enclin idaliser l'histoire passe,
celle qu'il avait contribu faire, et noircir l'histoire prsente,
celle qu'il subissait. On a envie de relire aux opposants de gauche les
textes clatants qu'il crivait en 1920 pour dfendre la dictature. Ils
rpondraient qu'en 1920 c'tait la dictature du proltariat, dont le parti
93

Rcemment encore, les lments de la IVe Internationale partout o ils ne


prsentaient pas de candidats donnaient aux lecteurs la consigne de voter
communiste, parce que les candidats communistes restaient pour eux les
candidats du proltariat. En principe, des voix trotskystes risquent donc
d'appeler au pouvoir un appareil politique qui selon Trotsky sabote la rvolution, mais qui, dans les conditions donnes, doit cependant tre prfr. Il
n'y a pas de diffrence essentielle entre cette tactique et le ralliement de
Boukharine.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

93

n'tait alors que la fraction consciente, et les chefs les reprsentants


lus, et que par suite, au moins l'intrieur du parti, il y avait place
pour la fraternit rvolutionnaire. Agissant sinon en vertu d'un mandat
exprs de l'humanit existante, du moins par dlgation du proltariat,
noyau de l'humanit venir, la dictature tait fonde user de violence contre l'ennemi de classe, qui faisait obstacle cet avenir, et
n'avait pas besoin d'en user contre le proltariat et ses reprsentants
politiques. Cette conception thorique appellerait tout un examen. Il
faudrait se demander si la dictature du proltariat a jamais exist autrement que dans la conscience des dirigeants et chez les militants les
plus actifs. ct des militants, il y avait les masses non conscientes.
La dictature pour elle-mme pouvait bien tre dictature du proltariat,
l'ouvrier apolitique ou le paysan arrir n'ont pu se reconnatre en
elle que pendant quelques brefs pisodes de la Rvolution. Le parti est
la conscience du proltariat, mais, comme tout le monde admet que le
proltariat n'est pas conscient dans son entier, cela veut dire qu'une
fraction des masses pense et veut [90] par procuration. Il est hors de
doute qu'en plusieurs moments dcisifs de la Rvolution russe les rsolutions du parti dpassaient les volonts du proltariat de fait
(comme d'ailleurs d'autres moments le parti modrait les masses).
Dans cette mesure le parti se substituait aux masses et son rle tait
plutt d'expliquer et de justifier devant elles des dcisions dj labores que de recueillir leur opinion. Lnine disait peu prs que le parti
ne doit tre ni derrire le proltariat, ni ct, qu'il doit tre devant,
mais d'un pas seulement. Cette phrase fameuse montre bien quel
point il tait loin d'une thorie de la rvolution par les chefs. Mais elle
montre aussi que la direction rvolutionnaire a toujours t une direction, et que, si elle devait tre suivie par les masses, il lui fallait les
prcder. Le parti conduit le proltariat de fait au nom d'une ide du
proltariat qu'il emprunte sa philosophie de l'histoire et qui ne
concide pas chaque instant avec les volonts et les sentiments du
proltariat de fait. Lnine et ses compagnons faisaient ce que les
masses voulaient dans leur volont profonde et dans la mesure o
elles taient conscientes d'elles-mmes, mais agir selon la volont profonde de quelqu'un telle qu'on l'a soi-mme dfinie, c'est exactement
lui faire violence, comme le pre qui interdit son fils de faire un sot
mariage pour son bien . Le proltariat ne peut exercer lui-mme sa
dictature, il dlgue ses pouvoirs. Ou l'on veut faire une rvolution, et
alors il faut en passer par l, ou l'on veut chaque instant traiter

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

94

chaque homme comme fin en soi, et alors on ne fait rien du tout. Nous
ne reprochons donc pas Trotsky d'avoir en son temps us de violence, mais de l'oublier, et de reprendre [91] contre une dictature qu'il
subit les arguments de l'humanisme formel qui lui ont paru faux quand
on les adresss la dictature qu'il exerait. La dictature d'autrefois
usait de violence contre l'ennemi de classe, celle d' prsent en use
contre de vieux bolcheviks ? Peut-tre est-ce que dans la situation prsente l'opposition a fait le jeu de l'ennemi de classe. Formellement la
dictature est la dictature. Et sans doute le contenu a vari, nous en
reparlerons, mais on passe par transitions insensibles et jamais
immotives de la dictature de 1920 celle de 1935. Voil ce qu'il faut
commencer par voir.
Trotsky crivait en 1920 : Sans les formes de coercition gouvernementale qui constituent le fondement de la militarisation du travail,
le remplacement de l'conomie capitaliste par l'conomie socialiste ne
serait qu'un mot creux 94. Il dfendait le principe d'une direction
autoritaire des usines contre celui d'une direction collective par les
ouvriers, l'ide d'un front du travail , l'obligation pour les ouvriers
de travailler au poste qui leur tait assign. Les rfractaires seraient
privs de leurs rations. La vrit est qu'en rgime socialiste, il n'y
aura pas d'appareil de coercition, il n'y aura pas d'tat. L'tat se dissoudra dans la commune de production et de consommation. La voie
du socialisme n'en passe pas moins par la tension la plus haute de
l'tatisation () L'tat avant de disparatre revt la forme de dictature
du proltariat, c'est--dire du plus impitoyable gouvernement qui soit,
d'un gouvernement [92] qui embrasse imprieusement la vie de tous
les citoyens 95. La libert politique ? l'observer scrupuleusement
on la tournerait en son contraire. Une assemble constituante majorit conciliatrice fut lue en 1917. Si l'on avait eu le temps de laisser
mrir les choses, on aurait vu, au bout de deux ans, dit Trotsky, que
les socialistes-rvolutionnaires et les mencheviks, en dernire analyse,
faisaient bloc avec les cadets et que le proltariat et les bolcheviks
taient seuls capables de porter la rvolution. Mais si notre parti s'en
tait remis, pour toutes les responsabilits, la pdagogie objective du
cours des choses , les vnements militaires auraient pu suffire
nous dterminer. L'imprialisme allemand pouvait s'emparer de P94
95

Terrorisme et Communisme, p. 176


Ibid., pp. 48-49.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

95

trograd dont le gouvernement de Krensky avait commenc l'vacuation. La perte de Ptersbourg et alors t mortelle pour le proltariat
russe dont les meilleures forces taient alors celles de la flotte de la
Baltique et de la capitale rouge. On ne peut donc pas reprocher notre
parti d'avoir voulu remonter le courant de l'histoire, mais plutt d'avoir
saut quelques degrs de l'volution politique. Il a enjamb les socialistes-rvolutionnaires et les mencheviks pour ne pas permettre au militarisme allemand d'enjamber le proltariat russe et de conclure la
paix avec l'Entente au dtriment de la rvolution 96. Mais alors on
peut dire que Staline enjambe l'opposition pour ne pas permettre au
militarisme allemand d'enjamber le seul pays o des formes socialistes
de production aient t tablies.
[93]
La libert de la presse ? Kautsky la rclamait au nom de cette ide
incontestable qu'il n'y a pas de vrit absolue, ni d'homme ou de
groupe qui puisse se flatter de la dtenir, que les menteurs et les fanatiques de (ce qu'ils croient tre) la vrit se rencontrent dans tous les
camps. quoi Trotsky rpondait vigoureusement : Ainsi, pour
Kautsky, la rvolution dans sa phase aigu, quand il s'agit pour les
classes de vie ou de mort, reste comme autrefois une discussion littraire en vue d'tablir... la vrit. Que c'est profond ! Notre vrit
n'est certainement pas absolue. Mais du fait qu' l'heure actuelle nous
versons du sang en son nom, nous n'avons aucune raison, aucune possibilit d'engager une discussion littraire sur la relativit de la vrit
avec ceux qui nous critiquent en faisant flche de tout bois. Notre
tche ne consiste pas non plus punir les menteurs et encourager les
justes de la presse de toutes les tendances, mais uniquement touffer
le mensonge de classe de la bourgeoisie et assurer le triomphe de la
vrit de classe du proltariat, indpendamment du fait qu'il y a
dans les deux camps des fanatiques et des menteurs 97 . Les ides
pour lesquelles on vit et l'on meurt sont, de ce fait mme, des absolus,
et l'on ne peut au mme moment les traiter comme des vrits relatives qui pourraient tre paisiblement confrontes avec d'autres et librement critiques . Mais si, au nom de son absolu, Trotsky tient
pour relatif l'absolu des mencheviks, comment s'tonnerait-il qu'un
96
97

Ibid.
Ibid., pp. 70-71.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

96

jour d'autres leur tour tiennent pour relatif l'absolu de Trotsky au


nom [94] de leurs propres convictions ? Il met au jour l'lment de
subjectivit et de Terreur que contient toute rvolution, mme marxiste. Mais ds lors toute critique du stalinisme qui met formellement
en cause la Terreur peut s'appliquer la Rvolution en gnral.
Trotsky au pouvoir sentait vivement que l'histoire, bien que dans
son ensemble elle puisse tre mise en perspective comme histoire de
la lutte des classes, a besoin, chaque moment, d'tre pense et voulue par des individus pour aboutir sa solution rvolutionnaire, qu'il y
a des moments privilgis, que des occasions perdues peuvent modifier pour longtemps le cours des choses, qu'en consquence il faut les
saisir mesure qu'elles se prsentent sans avoir toujours le temps de
convaincre d'abord les masses et qu'enfin l'histoire est faire dans la
violence et ne se fait pas de soi. Il raconte quelque part qu'un jour,
comme Lnine et lui travaillaient ensemble, il demanda Lnine :
S'ils nous fusillaient, qu'adviendrait-il de la Rvolution ? Lnine
rflchit un moment, sourit et rpondit simplement : Peut-tre aprs
tout qu'ils ne nous fusilleront pas. Mme si une Rvolution est
dans le sens de l'histoire , elle a besoin de l'initiative des individus.
Kautsky disait : la Russie est un pays arrir, o la rvolution proltarienne est venue trop tt ; il aurait mieux valu la laisser mrir plutt
que de forcer l'histoire et d'engager le proltariat russe sur une voie o
il ne peut russir que par la violence. Il faut connatre une locomotive
avant de la mettre en route. quoi Trotsky rpond avec force : si l'on
attend de connatre le cheval pour monter cheval, on ne saura [95]
jamais. Le prjug bolcheviste fondamental, c'est de croire que, pour
apprendre monter cheval, il faut en faire sans prparation le premier essai 98. L'histoire donc n'est pas comparable une machine,
mais un tre vivant. Il y a une science de la rvolution, mais il y a
aussi une pratique de la rvolution que la science ne remplace pas
quoiqu'elle l'clair. Il y a un mouvement spontan de l'histoire objective, mais il y a aussi une intervention humaine qui lui fait sauter des
tapes et qui peut n'tre pas prvisible partir des schmas thoriques.
Cela, Trotsky le savait bien, comme tous ceux qui ont fait en 1917 une
rvolution dont ils ont peru la possibilit au jour le jour, alors que les
prvisions communes taient en faveur d'une phase intermdiaire du
98

Ibid., p. 125.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

97

type dmocratique-libral. Mais alors il ne peut critiquer la violence


de la collectivisation qu'en reprenant devant Staline les positions de
Kautsky en face du bolchevisme. Il n'y a, disait-il autrefois, pas un
atome de marxisme dans les conceptions de Kautsky, qui croit, non
pas la lutte des classes mais au rationalisme vieillot du XVIIIe
sicle 99 , c'est--dire un progrs continu et sans violence vers la
socit sans classes. L'histoire n'est que "le droulement d'un ruban
de papier imprim et l'on voit, au centre de ce processus humanitaire la table de travail de Kautsky 100. Trotsky savait bien alors
que l'histoire n'est pas faite d'avance, qu'elle dpend de la volont et
de l'audace des hommes en certaines occasions, qu'elle comporte un
lment de contingence et de risque. Les [96] politiciens routiniers,
incapables d'embrasser le processus historique dans la complexit de
ses contradictions et de ses discordances intrieures se sont imagin
que l'histoire prparerait simultanment et rationnellement, de tous les
cts la fois, l'achvement du socialisme, de sorte que la concentration de l'industrie et la morale communiste du producteur et du consommateur eussent pu voluer et mrir avec les charrues lectriques et
les majorits parlementaires 101. Certes Trotsky ne s'est jamais fait
d'illusions sur les majorits parlementaires. Mais il a cru que le socialisme se prparait partout la fois, il a ax toute sa politique sur la
coordination des mouvements rvolutionnaires, refus d'admettre
comme un fait la rvolution dans un seul pays, refus en tout cas d'en
tirer les consquences, trait comme un accident qui ne devait pas
modifier sensiblement la ligne du parti la stagnation rvolutionnaire
dans le monde, il a en somme agi dans la seconde partie de sa vie
comme s'il n'y avait pas de contingence et comme si l'ambigut des
occasions, la ruse et la violence taient limines de l'histoire. Il crivait en 1920 : Qui renonce en principe au terrorisme 102, c'est--dire
aux mesures d'intimidation et de rpression l'gard de la contrervolution arme, doit aussi renoncer la domination politique de la
classe ouvrire, sa dictature rvolutionnaire, qui renonce la dic99

Ibid., p. 28.
Ibid., p. 28.
Ibid., p. 15.
102 Est-il besoin de dire qu'il ne s'agit pas ici du terrorisme individuel ,
attentats contre des personnages politiques, toujours rprouv par Trotsky au nom mme de l'action de masses et de la lutte des classes ?
100
101

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

98

tature du proltariat renonce la [97] rvolution sociale et fait une


croix sur le socialisme 103 . Mais si la propagande est une arme et si
le gauchisme est quelquefois contre-rvolution, alors il est difficile de
marquer les limites de la Terreur permise. Toutes les transitions existent de la dictature selon Trotsky la dictature selon Staline et il n'y a
pas, entre le cours lniniste et le cours stalinien, de diffrence qui soit
absolue. Rien ne permet de dire prcisment : ici finit la politique
marxiste et commence la contre-rvolution.
[98]
La terreur historique culmine dans la rvolution et l'histoire est terreur parce qu'il y a une contingence. Chacun trouve ses motifs dans
des faits et les installe dans une perspective d'avenir qui ne se dmontre pas la rigueur. Trotsky conoit la direction rvolutionnaire
en fonction de la lutte des classes et des grandes lignes de l'histoire
universelle. Staline tablit sa politique en fonction des circonstances
particulires notre temps : rvolution dans un seul pays, fascisme,
stabilisation du capitalisme en Occident, et, en disant que le cours stalinien commence avec l'chec de la rvolution allemande de 1923 104,
Trotsky reconnat au moins qu'il est adapt l'histoire immdiate.
Dans ces conditions, chacun peut accuser l'autre d'tre le fossoyeur
de la rvolution . Trotsky parle de la contre-rvolution stalinienne.
Mais, considrant l'usage qui est fait par la bourgeoisie de la critique
trotskyste, Boukharine dit dans sa dernire dclaration : Le destin de
Trotsky est la politique contre-rvolutionnaire . Il y aurait une vrit
absolue qui dpartage les adversaires si le monde et l'histoire taient
termins. Quand tout aura t accompli, alors et alors seulement l'actuel galera le possible, parce qu'il n'y aura plus que du pass. ce
moment, il n'y aura plus de sens dire que l'histoire, autrement conduite par les hommes, aurait pu tre diffrente : dans l'hypothse d'une
histoire [99] acheve, d'un monde totalis, ces autres possibilits deviennent imaginaires et tout tre concevable se rduit l'tre qui a t.
Mais justement nous ne sommes pas spectateurs d'une histoire acheve, nous sommes acteurs dans une histoire ouverte, notre praxis r103
104

Ibid., p. 24.
Si, la fin de 1923, la rvolution avait t victorieuse en Allemagne, ce
qui tait tout fait possible, la dictature du proltariat en Russie et t
pure et consolide sans secousses intrieures... La Dfense de l'U.R.S.S.
et l'Opposition (1929), pp. 28-29.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

99

serve la part de ce qui n'est pas connatre mais faire, elle est un
ingrdient du monde et c'est pourquoi le monde n'est pas seulement
contempler mais encore transformer. C'est l'hypothse d'une conscience sans avenir et d'une fin de l'histoire qui est pour nous irreprsentable. Toujours donc, tant qu'il y aura des hommes, l'avenir sera
ouvert, il n'y aura le concernant que des conjectures mthodiques et
non un savoir absolu. Toujours en consquence la dictature de la
vrit sera la dictature de quelqu'un et elle apparatra ceux qui ne
s'y rallient pas comme arbitraire pur. Une rvolution, mme fonde
sur une philosophie de l'histoire, est une rvolution force, est violence, et corrlativement l'opposition conduite au nom de l'humanisme
peut tre contre-rvolutionnaire. Cela pouvait chapper Trotsky,
chef et exil. Les militants rests sur place le voyaient. Nous risquerions de commettre un crime en dressant les travailleurs affams, arrirs, inconscients, contre leur propre avant-garde organise, la seule
qu'il y ait, si dfaillante et use qu'elle soit... Nous risquerions, en
cherchant rnover la rvolution, de dchaner les forces ennemies
des masses paysannes 105. L'ironie du sort nous fait faire le contraire
de ce que nous pensions faire, nous oblige [100] douter de nos vidences, rcuser notre conscience comme capable de mystifications,
et met l'ordre du jour, non seulement la Terreur qu'exerce l'homme
sur l'homme, mais d'abord cette terreur fondamentale qui est en chacun de nous la conscience de ses responsabilits historiques.
Se rallier ou se renier, le problme de Roubachof existe, puisqu'il y a des raisons pour Boukharine et pour Trotsky de discuter la
ligne du Parti, des raisons pour Boukharine de revenir dans le Parti,
des raisons pour Staline d' enjamber l'opposition s'il veut donner
la rvolution un avenir, sans qu'on puisse au nom d'une science de
l'histoire reconnatre l'une de ces positions le privilge d'une vrit
absolue. Les divergences politiques l'intrieur d'une mme philosophie marxiste ne sont pas surprenantes puisque l'action marxiste veut
la fois suivre le mouvement spontan de l'histoire et la transformer,
que rien dans les faits ne marque d'une manire vidente quel moment il faut s'incliner devant eux, quel moment au contraire il faut
leur faire violence, que notre mise en perspective et la seule solution
possible qu'elle indique expriment une dcision dj prise, comme
105

Victor Serge, S'il est minuit dans le sicle, p. 231.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

100

nos dcisions traduisent l'aspect du paysage historique autour de nous,


et qu'enfin cette connaissance oprante dont le marxisme a donn la
formule gnrale doit sans cesse se reconsidrer et chercher difficilement son chemin gale distance de l'opportunisme et de l'utopie.
L'histoire est terreur parce qu'il nous faut y avancer non pas selon une
ligne droite, toujours facile tracer, mais en nous relevant chaque
moment sur une situation gnrale qui change^ comme un voyageur
qui progresserait [101] dans un paysage instable et modifi par ses
propres dmarches, o ce qui tait obstacle peut devenir passage et o
le droit chemin peut devenir dtour. Une ralit sociale qui n'est jamais dtache de nous, dtermine en soi, comme un objet, et qui tient
notre praxis sur toute l'tendue du prsent et de l'avenir, n'offre pas
chaque moment un unique possible, comme si Dieu, dans l'envers du
monde, en avait dj fix l'avenir. Mme le succs d'une politique ne
saurait prouver qu'elle seule pouvait russir. Peut-tre une autre ligne
se serait-elle rvle possible si seulement on l'avait choisie et suivie.
Il semble donc que l'histoire offre moins des problmes que des
nigmes.
*
*

Mais ceci n'est qu'un dbut et une demi-vrit. Mettre l'ambigut


et la contingence au cur de l'histoire, comprendre donc tous les
personnages du drame, rapporter toutes les vues sur l'histoire des
dcisions facultatives la rigueur, conclure enfin qu'il n'est pas question d'avoir raison puisque le prsent et l'avenir ne sont pas objet de
science, mais de faire ou d'agir, cet irrationalisme n'est pas soutenable pour la raison dcisive que personne ne le vit et pas mme celui
qui le professe. Le philosophe abstrait qui considre les opinions les
unes aprs les autres, ne trouve pas d'instance dernire qui les dpartage et conclut que l'histoire est terreur, adopte pour son compte une
attitude de spectateur o il n'y a tout au plus qu'une terreur assez littraire, il oublie de dire que ce genre de penses est li une situation
trs prcise, celle de la [102] connaissance spare, un parti
pris trs spcial, celui de ne demeurer en aucune perspective et de
les visiter toutes tour tour. Ce faisant, il se donne lui aussi une vue
de l'histoire et il comprend tout, sauf que lui et les autres puissent en
avoir une. Staline, Trotsky et mme Boukharine, au milieu de l'ambigut historique, ont chacun leur perspective et jouent leur vie sur elle.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

101

L'avenir n'est que probable, mais il n'est pas comme une zone de vide
o nous construirions des projets immotivs ; il se dessine devant
nous comme la fin de la journe commence, et ce dessin est nousmmes. Les choses sensibles, elles aussi, ne sont que probables,
puisque nous sommes loin d'en avoir achev l'analyse ; cela ne veut
pas dire qu'elles nous apparaissent, dans leur existence et leur nature,
absolument en notre pouvoir. Ce probable est pour nous le rel, on ne
peut le dvaloriser qu'en se rfrant une chimre de certitude apodictique qui n'est fonde sur aucune exprience humaine. Ce n'est pas
tout est relatif qu'il faut dire, mais tout est absolu ; le simple
fait qu'un homme peroit une situation historique investie d'une signification qu'il croit vraie introduit un phnomne de vrit dont aucun
scepticisme ne peut rendre compte et nous interdit d'luder les conclusions. La contingence de l'histoire n'est qu'une ombre en marge d'une
vue de l'avenir dont nous ne pouvons pas plus nous abstenir que nous
ne pouvons nous abstenir de respirer. Nos mises en perspective dpendent de nos vux et de nos valeurs, mais l'inverse est vrai aussi ;
nous aimons ou nous hassons, non pas d'aprs des valeurs prtablies,
mais dans l'exprience, selon ce que nous [103] voyons, au contact de
l'histoire effective, et si tout choix historique est subjectif, toute subjectivit travers ses phantasmes touche les choses mmes et prtend
la vrit. Si l'on dcrivait l'histoire comme l'affrontement des choix
injustifiables, on omettrait ce fait que chacune des consciences
s'prouve engage avec les autres dans une histoire commune, argumente pour les convaincre, pse et compare ses probabilits et les
leurs, et, s'apercevant lie elles travers la situation extrieure,
inaugure un terrain de rationalit prsomptive o leur dbat puisse
avoir lieu et avoir sens. La dialectique du subjectif et de l'objectif n'est
pas une simple contradiction qui laisse disjoints les deux termes entre
lesquels elle joue ; elle tmoigne plutt de notre enracinement dans la
vrit.
En termes plus concrets : la contingence de l'avenir et le rle de la
dcision humaine dans l'histoire rendent irrductibles les divergences
politiques et invitables la ruse, le mensonge et la violence, voil
l'ide commune tous les rvolutionnaires. cet gard, Trotsky,
Boukharine et Staline sont ensemble contre la morale du libralisme,
parce qu'elle suppose l'humanit donne, tandis qu'ils veulent la faire.
Une fois quitte la conception anarchiste (d'ailleurs impraticable) du

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

102

respect inconditionnel d'autrui, il est difficile de marquer les limites de


la violence lgitime ; en particulier toutes les transitions existent entre
le lninisme et le stalinisme. Ceci veut dire que, devant le problme de
la violence, nous ne trouvons pas entre les politiques marxistes une
diffrence absolue. Ceci ne veut pas dire que nous les identifions, que
nous les [104] justifions toutes ou mme que nous en justifions aucune. Nous avons jusqu'ici dlimit notre terrain de discussion : nous
savons maintenant qu'il ne peut tre question d'opposer simplement au
rvolutionnaire la non-violence absolue, qui repose en fin de compte
sur l'ide d'un monde fait et bien fait. En reprenant les discussions de
la droite, de la gauche et du centre communistes, nous nous sommes
replacs dans le monde inachev des rvolutionnaires, nous avons reconnu qu'il est pour tous un monde de la terreur et que, sous ce rapport, il ne saurait y avoir entre leurs politiques de diffrence de principe. Mais, cela fait, et nous installant prsent sur le terrain du relatif, le seul o les discussions humaines aient lieu, il nous reste nous
demander si la violence, commune toutes les politiques marxistes, a
ici et l le mme sens, et si ce sens est assez vident pour que nous
assumions l'une d'elles. Car il est bien certain que ni pour Boukharine,
ni pour Trotsky, ni pour Staline, la Terreur n'est valable en soi. Chacun d'eux pense, travers elle, raliser la vritable histoire humaine,
qui n'est pas commence, et c'est l selon eux ce qui justifie la violence rvolutionnaire. Autrement dit tous trois, comme marxistes, reconnaissent le fait de la contingence et de la Terreur, mais, comme
marxistes aussi, admettent que cette violence a un sens, qu'il est possible de la comprendre, d'y lire un dveloppement rationnel, d'en tirer
un avenir humain. Le marxisme ne nous donne pas une utopie, un
avenir d'avance connu, une philosophie de l'histoire. Mais, il dchiffre
les faits, il leur dcouvre un sens commun, il obtient ainsi un fil conducteur qui, sans nous dispenser de [105] recommencer l'analyse pour
chaque priode, nous permet de discerner une orientation des vnements. gale distance d'une philosophie dogmatique de l'histoire qui
imposerait aux hommes, par le fer et par le feu, un avenir visionnaire,
et d'un terrorisme sans perspectives, il a voulu procurer une perception de l'histoire qui fasse apparatre chaque moment les lignes de
force et les vecteurs du prsent. Si donc il est une thorie de la violence et une justification de la Terreur, il fait surgir la raison de la draison, et la violence qu'il lgitime doit porter un signe qui dj la distingue de la violence rtrograde. Qu'on ne soit pas marxiste ou qu'on

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

103

le soit, on ne peut donc ni vivre ni professer avec consquence la violence pure, qui n'est envisage que sur le fond d'un autre avenir. Elle
est exclue finalement par les perspectives thoriques du marxisme
comme immdiatement par les vux des belles mes. Il nous reste
donc replacer les crises du Parti Communiste russe dans les perspectives qui sont communes au gouvernement sovitique et aux opposants, et rechercher si la violence est l-bas la maladie infantile d'une
nouvelle histoire. ou seulement un pisode de l'histoire immuable.
[106]

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

[107]

Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste

Deuxime partie
LA PERSPECTIVE
HUMANISTE

Retour la table des matires

[108]

104

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

105

[109]

Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste
DEUXIME PARTIE
LA PERSPECTIVE HUMANISTE

Chapitre I
DU PROLTAIRE
AU COMMISSAIRE

Retour la table des matires

Les fondements de la politique marxiste doivent tre cherchs simultanment dans l'analyse inductive du fonctionnement conomique
et dans une certaine intuition de l'homme et des relations interhumaines. tre radical, dit un texte clbre de Marx 106, c'est prendre
les choses par la racine. Or, la racine pour l'homme est l'homme luimme. La nouveaut de Marx n'est pas de rduire les problmes philosophiques et les problmes humains aux problmes conomiques,
mais de chercher dans ces derniers l'quivalent exact et la figure visible des premiers. On a pu dire sans paradoxe que le Capital est une
Phnomnologie de l'Esprit concrte , c'est--dire qu'il s'agit indivisiblement du fonctionnement de l'conomie et de la ralisation de
l'homme. Le nud des deux ordres de problmes se trouve dans cette
ide hglienne que chaque systme de production et de proprit implique un systme de relations entre les hommes [110] de sorte que nos
relations avec autrui se lisent dans nos relations avec la nature et nos
relations avec la nature dans nos relations avec autrui. On ne peut sai106

Critique de la Philosophie du Droit de Hegel.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

106

sir en dfinitive toute la signification d'une politique marxiste sans


revenir la description que Hegel donne des rapports fondamentaux
entre les hommes.
Chaque conscience, dit-il, poursuit la mort de l'autre. Notre
conscience, tant ce qui donne sens et valeur tout objet pour nous
saisissable, est dans un tat naturel de vertige, et c'est pour elle une
tentation permanente de s'affirmer aux dpens des autres consciences
qui lui disputent ce privilge. Mais la conscience ne peut rien sans son
corps et ne peut quelque chose sur les autres qu'en agissant sur leur
corps. Elle ne les rduira en esclavage qu'en faisant de la nature une
annexe de son corps, en sa l'appropriant et en y tablissant les instruments de sa puissance. L'histoire est donc essentiellement lutte,
lutte du matre et de l'esclave, lutte des classes, et cela par une ncessit de la condition humaine et en raison de ce paradoxe fondamental que l'homme est indivisiblement conscience et corps, infini et fini.
Dans le systme des consciences incarnes, chacune ne peut s'affirmer
qu'en rduisant les autres en objets.
Ce qui fait qu'il y a une histoire humaine, c'est que l'homme est un
tre qui s'investit au-dehors, qui a besoin des autres et de la nature
pour se raliser, qui se particularise en prenant possession de certains
biens et qui, par l, entre en conflit avec les autres hommes. Que l'oppression de l'homme par l'homme se manifeste sans masque, comme
dans le despotisme o la subjectivit absolue d'un seul transforme en
objets tous les autres, qu'elle se [111] dguise en dictature de la vrit
objective comme dans les rgimes qui emprisonnent, brlent ou pendent les citoyens pour leur salut (et le dguisement est vain
puisquune vrit impose n'est que la vrit de quelques-uns, c'est-dire l'instrument de leur puissance), ou qu'enfin, comme dans l'tat
libral, la violence soit mise hors la loi et en effet supprime dans le
commerce des ides, mais maintenue dans la vie effective, sous la
forme de la colonisation, du chmage et du salaire, il ne s'agit que de
diffrentes modalits d'une situation fondamentale. Ce que le marxisme se propose, c'est de rsoudre radicalement le problme de la
coexistence humaine par del l'oppression de la subjectivit absolue
de l'objectivit absolue, et la pseudo-solution du libralisme. Dans la
mesure o il donne de notre situation de dpart un tableau pessimiste,
conflit et lutte mort, le marxisme renfermera toujours un lment de violence et de terreur. S'il est vrai que l'histoire est une lutte,

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

107

si le rationalisme est lui-mme une idologie de classe, il n'y a aucune


chance de rconcilier les hommes immdiatement en faisant appel la
bonne volont , comme disait Kant, c'est--dire une morale universelle au-dessus de la mle. Il faut savoir consentir tout, disait
Lnine, tous les sacrifices, user mme, en cas de ncessit, de tous
les stratagmes, user de ruse, de procds illgaux, du silence, de la
dissimulation de la vrit pour pntrer dans les syndicats, y demeurer, y poursuivre tout prix l'action communiste 107. Et Trotsky luimme commentait : La lutte mort ne se conoit pas sans ruse de
[112] guerre, en d'autres termes sans mensonge et tromperie 108.
Dire la vrit, agir en conscience, ce sont l les alibis de la moralit
fausse, la vraie moralit ne s'occupe pas de ce que nous pensons ou
voulons, mais de ce que nous faisons, elle nous oblige prendre de
nous-mmes une vue historique. Le communiste se mfiera donc de la
conscience : en lui-mme et en autrui. Elle n'est pas bon juge de ce
que nous faisons puisque nous sommes engags dans la lutte historique et y faisons plus, moins ou autre chose que ce que nous pensions
faire. Par mthode, le communiste se refuse croire les autres sur parole, les traiter comme des sujets raisonnables et libres. Comment le
ferait-il puisqu'ils sont comme lui-mme exposs la mystification ?
Derrire ce qu'ils pensent et disent dlibrment, il veut retrouver ce
qu'ils sont, le rle qu'ils jouent, peut-tre leur insu, dans la collision
des puissances et dans la lutte des classes. Il doit apprendre connatre le jeu des forces antagonistes et les crivains, mmes ractionnaires, qui l'ont dcrit, sont pour le communisme plus prcieux que
ceux, mme progressistes, qui l'ont masqu sous des illusions librales. Machiavel compte plus que Kant. Engels disait de Machiavel
qu'il tait le premier crivain des temps modernes digne d'tre
nomm . Marx disait de l'Histoire de Florence que c'tait une
uvre de matre . Il comptait Machiavel, avec Spinoza, Rousseau
et Hegel, au nombre de ceux qui ont dcouvert les lois de fonctionnement de l'tat 109. Comme la vie sociale en gnral intresse en
chaque homme par del les penses ou les [113] dcisions dlibres,
la manire mme d'tre au monde, la rvolution au sens marxiste ne
s'puise pas dans les dispositions lgislatives qu'elle prend et il faut
107
108

La Maladie infantile du Communisme, d. cite, p. 31.


Leur morale et la ntre, p. 71.
109 Klnische Zeitung, n 179.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

108

beaucoup de temps pour qu'elle monte de ses infrastructures conomiques et juridiques aux relations vcues des hommes, beaucoup
de temps donc pour qu'elle soit vraiment inconteste et garantie contre
les retours offensifs du vieux monde. Pendant cette priode transitoire,
appliquer la rgle philosophique selon laquelle l'homme est pour
l'homme l'tre suprme (Marx), ce serait revenir l'utopie et faire en
ralit le contraire de ce que l'on veut. S'il est vrai que l'tat tel que
nous le connaissons est l'instrument d'une classe, on peut prsumer
qu'il dprira avec les classes. Mais Lnine prend soin de prciser
que, de la phase suprieure du communisme pas un socialiste ne
s'est avis de promettre l'avnement 110 . Cela veut dire que le
marxisme est, beaucoup plus que l'affirmation d'un avenir comme ncessaire, le jugement du prsent comme contradictoire et intolrable.
C'est dans l'paisseur du prsent qu'il agit et avec les moyens d'action
qu'offre ce prsent. Le proltariat ne dtruira l'appareil de rpression
de la bourgeoisie qu'en l'annexant d'abord et en s'en servant contre
elle. Il en rsulte que l'action communiste dsavoue d'avance les
rgles formelles du libralisme bourgeois. Tant que le proltariat fait
encore usage de l'tat, il ne le fait pas dans l'intrt de la libert, mais
bien pour avoir raison de son adversaire, et, ds que l'on pourra parler
de libert, l'tat comme tel cessera d'exister 111. [114] Il est clair
que l o il y a crasement, l o il y a violence, il n'y a pas de libert,
pas de dmocratie 112. Il n'est pas question d'observer les rgles du
libralisme l'gard de la bourgeoisie, mais pas mme l'gard du
proltariat dans son entier. Les classes subsistent et elles subsisteront partout pendant des annes aprs la conqute du pouvoir par le
proltariat (...). Anantir les classes ne consiste pas seulement chasser les propritaires fonciers et les capitalistes, ce qui nous a t relativement facile, mais aussi anantir les petits producteurs de marchandises, et il est impossible de les chasser, il est impossible de les
craser, il faut faire bon mnage avec eux. On peut seulement (et on
doit) les transformer, les rduquer par un trs long travail d'organisation, trs lent et trs prudent. Ils entourent le proltariat de tous cts
d'une atmosphre de petite bourgeoisie, ils l'en pntrent, ils l'en corrompent, ils suscitent constamment l'intrieur du proltariat des r110
111

Lnine : L'tat et la Rvolution, E. S. L, p. 521.


Engels Bebel, 18-28 mars 1875.
112 Lnine, ibid., p. 514.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

109

cidives de tendances petites-bourgeoises : manque de caractre, endettement, individualisme, passage de l'enthousiasme au dsespoir. Le
parti politique du proltariat doit avoir une centralisation et une discipline rigoureuse pour y mettre obstacle (). La dictature du proltariat est une lutte acharne, sanglante et non sanglante, violente et pacifique, militaire et conomique, pdagogique et administrative, contre
tes forces et les traditions du vieux monde. La force de la tradition
chez des millions et des dizaines de millions d'hommes, c'est la force
la plus redoutable. Sans un parti, un parti de fer et endurci dans la
[115] lutte, sans un parti puissant de la confiance de tous les lments
honntes de la classe en question, sans un parti habile suivre la mentalit de la masse et l'influencer, il est impossible de soutenir cette
lutte avec succs 113. On comprend que, dans le systme du centralisme dmocratique le dosage de dmocratie et de centralisme puisse
varier selon la situation et qu' certains moments l'appareil s'approche
du centralisme pur. Le Parti et ses chefs entranent les masses vers
leur libration relle, qui est venir, en sacrifiant, s'il le faut, la libert
formelle, qui est la libert de tous les jours. Mais ds lors, pour toute
la priode de transformation rvolutionnaire (et nous ne savons pas si
elle aboutira jamais une phase suprieure o l'tat dprirait), ne
sommes-nous pas trs prs de la conception hglienne de l'tat, c'est-dire d'un systme qui, en dernire analyse, rserve quelques-uns le
rle de sujets de l'histoire, les autres demeurant objets devant cette
volont transcendante ?
La rponse marxiste ces questions sera d'abord : c'est cela ou
rien. Ou bien on veut faire quelque chose, mais c'est condition d'user
de la violence, ou bien on respecte la libert formelle, on renonce
la violence, mais on ne peut le faire qu'en renonant au socialisme et
la socit sans classe, c'est--dire en consolidant le rgne du quaker
hypocrite . La rvolution assume et dirige une violence que la socit
bourgeoise tolre dans le chmage et dans la guerre et camoufle sous
le nom de fatalit. Mais toutes les rvolutions runies n'ont pas vers
plus de sang que les empires. [116] Il n'y a que des violences, et la
violence rvolutionnaire doit tre prfre parce qu'elle a un avenir
d'humanisme. Pourtant qu'importe l'avenir del rvolution si son
prsent demeure sous la loi de la violence ? Mme si elle produit dans
113

Lnine : La Maladie infantile du Communisme, p. 24. Les mots souligns le


sont par nous.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

110

la suite une socit sans violence, l'gard de ceux qu'elle crase aujourd'hui et dont chacun est comme un monde pour soi, elle est mal
absolu. Mme si ceux qui vivront l'avenir peuvent un jour parler de
succs, ceux qui vivent le prsent et ne peuvent l' enjamber n'ont
constater qu'un chec. La violence rvolutionnaire ne se distingue pas
pour nous des autres violences et la vie sociale ne comporte que des
checs. L'argument et la conclusion seraient valables si l'histoire
tait la simple rencontre et la succession discontinue d'individus absolument autonomes, sans racines, sans postrit, sans change. Alors le
bien des uns ne pourrait racheter le mal des autres et chaque conscience tant totalit elle seule, la violence faite une seule conscience suffirait, comme le pensait Pguy, faire de la socit une socit maudite. Il n'y aurait pas de sens prfrer un rgime qui emploie la violence des fins humanistes, puisque, du point de vue de la
conscience qui la subit, la violence est absolument inacceptable, tant
ce qui la nie, et que, dans une telle philosophie, il n'y aurait pas d'autre
point de vue que celui de la conscience de soi, le monde et l'histoire
seraient la somme de ces points de vue. Mais tels sont justement les
postulats que le marxisme remet en question, en introduisant, aprs
Hegel, la perspective d'une conscience sur l'autre. Ce que nous trouvons dans la vie prive du couple, ou dans une socit d'amis, ou,
plus forte [117] raison, dans l'histoire, ce ne sont pas des consciences de soi juxtaposes. Je ne rencontre jamais face face la
conscience d'autrui comme il ne rencontre jamais la mienne. Je ne suis
pas pour lui et il n'est pas pour moi pure existence pour soi. Nous
sommes l'un pour l'autre des tres situs, dfinis par un certain type de
relation avec les hommes et avec le monde, par une certaine activit,
une certaine manire de traiter autrui et la nature. Certes, une conscience pure serait dans un tel tat d'innocence originelle que la violence qu'on lui ferait serait irrparable. Mais d'abord une conscience
pure est hors de mes prises, je ne saurais lui faire violence, mme si je
torture son corps. Le problme de la violence ne se pose donc pas
son gard. Il ne se pose qu' l'gard d'une conscience originellement
engage dans le monde, c'est--dire dans la violence, et ne se rsout
donc qu'au-del de l'utopie. Il n'y a pour nous que des consciences situes qui se confondent elles-mmes avec la situation qu'elles assument et ne sauraient se plaindre qu'on les confonde avec elle et qu'on
nglige l'innocence incorruptible du for intrieur. Quand on dit qu'il y
a une histoire, on veut justement dire que chacun dans ce qu'il fait

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

111

n'agit pas seulement en son nom, ne dispose pas seulement de soi,


mais engage les autres et dispose d'eux, de sorte que, ds que nous
vivons, nous perdons l'alibi des bonnes intentions, nous sommes ce
que nous faisons aux autres, nous renonons au droit d'tre respects
comme belles mes. Respecter celui qui ne respecte pas les autres,
c'est finalement les mpriser, s'abstenir de violence envers les violents, c'est se faire leur complice. Nous n'avons [118] pas le choix
entre la puret et la violence, mais entre diffrentes sortes de violence.
La violence est notre lot en tant que nous sommes incarns. Il n'y a
pas mme de persuasion sans sduction, c'est--dire, en dernire analyse, sans mpris. La violence est la situation de dpart commune
tous les rgimes. La vie, la discussion et le choix politique n'ont lieu
que sur ce fond. Ce qui compte et dont il faut discuter, ce n'est pas la
violence, c'est son sens ou son avenir. C'est la loi de l'action humaine
d'enjamber le prsent vers l'avenir et le moi vers autrui. Cette intrusion n'est pas seulement le fait de la vie politique, elle se produit dans
la vie prive. De mme que dans l'amour, dans l'affection, dans l'amiti nous n'avons pas en face de nous des consciences dont nous
puissions chaque instant respecter l'individualit absolue, mais des
tres qualifis, mon fils , ma femme , mon ami que
nous entranons avec nous dans des projets communs o ils reoivent
(comme nous-mmes) un rle dfini, avec des pouvoirs et des devoirs
dfinis, de mme dans l'histoire collective les atomes spirituels tranent aprs eux leur rle historique, ils sont relis entre eux par les fils
de leurs actions, davantage : ils se confondent avec la totalit des actions, dlibres ou non, qu'ils exercent sur les autres et sur le monde,
il y a, non pas une pluralit de sujets, mais une intersubjectivit, et
c'est pourquoi il y a une commune mesure du mal que l'on fait aux uns
et du bien qu'on en tire pour les autres. Si l'on condamne toute violence, on se place hors du domaine o il y a justice et injustice, on
maudit le monde et l'humanit, maldiction hypocrite, puisque celui qui la prononce, du moment qu'il a [119] dj vcu, a dj accept
la rgle du jeu. Entre les hommes considrs comme consciences
pures, il n'y aurait en effet pas de raison de choisir. Mais entre les
hommes considrs comme titulaires de situations qui composent ensemble une seule situation commune, il est invitable que l'on choisisse, il est permis de sacrifier ceux qui, selon la logique de leur
situation, sont une menace et de prfrer ceux qui sont une promesse

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

112

d'humanit. C'est ce que fait le marxisme quand il tablit sa politique


sur une analyse de la situation proltarienne.
Les problmes de la politique viennent de ce fait que nous sommes
tous des sujets et que cependant nous voyons et traitons autrui comme
objet. La coexistence des hommes parat donc voue l'chec. Car ou
bien quelques-uns d'entre eux exercent leur droit absolu de sujet, alors
les autres subissent leur volont et ne sont pas reconnus comme sujets.
Ou bien le corps social tout entier est vou quelque destine providentielle, quelque mission philosophique, mais ce cas se ramne au
premier et la politique objective la politique subjective, puisque, de
cette destine ou de cette mission, il faut bien que quelques-uns seulement soient dpositaires. Ou enfin on convient que tous les hommes
ont les mmes droits et qu'il n'y a pas de vrit d'tat, mais cette galit de principe reste nominale ; le gouvernement, dans les moments
dcisifs, reste violent, et la plupart des hommes restent objets de l'histoire. Le marxisme veut briser l'alternative de la politique subjective et
de la politique objective en soumettant l'histoire non pas aux volonts
arbitraires de certains hommes, [120] non pas aux exigences d'un Esprit Mondial insaisissable, mais celles d'une certaine condition tenue
pour humaine entre toutes : la condition proltarienne. Malgr tant
d'exposs inexacts, le marxisme ne soumet pas les hommes aux volonts du proltariat ou du parti considrs comme une somme d'individus, en justifiant tant bien que mal cet arbitraire nouveau par une prdestination mystique selon les recettes traditionnelles de la violence.
S'il donne un privilge au proltariat, c'est parce que, selon la logique
interne de sa condition, selon son mode d'existence le moins dlibr,
et hors de toute illusion messianique, les proltaires qui ne sont pas
des dieux sont et sont seuls en position de raliser l'humanit. Il reconnat au proltariat une mission, mais non providentielle : historique, et cela veut dire que le proltariat, considrer son rle dans la
constellation historique donne, va vers une reconnaissance de
l'homme par l'homme. La violence, la ruse, la terreur, le compromis,
enfin la subjectivit des chefs et du parti qui risqueraient de transformer en objets les autres hommes trouvent leur limite et leur justification en ceci qu'ils sont au service d'une socit humaine, celle des proltaires, indivisiblement faisceau de volonts et fait conomique, et,
plus profond que tout cela, ide agissante de la vraie coexistence
laquelle il s'agit seulement de donner sa voix et son langage. Les mar-

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

113

xistes ont bien critiqu l'humanisme abstrait qui voudrait passer tout
droit la socit sans classes ou plutt la postule. Ils ne l'ont fait qu'au
nom d'une universalit concrte, celle des proltaires de tous les pays
qui se prpare dj dans le prsent. Les bolcheviks [121] ont insist
sur le rle du Parti et du Centre dans la rvolution, ils ont rejet
comme trop nave (et trop ruse) l'ide social-dmocratique d'une rvolution par la voie parlementaire, ils n'ont pas voulu livrer la rvolution aux alternances de l'enthousiasme et de la dpression dans les
masses inorganises. Mais si leur action ne peut suivre chaque moment le sentiment immdiat des proltaires, elle doit au total et dans
l'ensemble du monde favoriser la pousse du proltariat, rendre toujours plus consciente l'existence proltarienne parce qu'elle est le
commencement d'une vraie coexistence humaine. Il y a chez les marxistes beaucoup de mfiance, mais aussi une confiance fondamentale
dans la spontanit de l'histoire. Les masses sentaient ce que nous ne
pouvions pas formuler consciemment... dit Lnine dans un discours
que nous avons cit. Le sentiment des masses, pour un marxiste, est
toujours vrai, non qu'elles aient toujours une ide claire de la rvolution dans le monde, mais parce qu'elles en ont l' instinct , en tant le
moteur, qu'elles savent mieux que personne ce qu'elles sont disposes
tenter et que c'est l une composante essentielle de la situation historique. Le proltariat et l'appareil se rglent l'un l'autre non au sens
d'une dmagogie qui annulerait l'appareil, non au sens d'un centralisme absolu qui paralyserait les masses, mais dans la communication
vivante des masses et de leur parti, de l'histoire en acte et de l'histoire
en ide. La thorie du proltariat n'est pas dans le marxisme une annexe ou un appendice. C'est vraiment le centre de la doctrine, car c'est
dans l'existence proltarienne que les conceptions abstraites [122] deviennent vie, que la vie se fait conscience. Les marxistes ont souvent
compar la violence rvolutionnaire l'intervention d'un mdecin
dans un accouchement. C'est dire que la socit nouvelle existe dj et
que la violence se justifie, non par des fins lointaines, mais par les ncessits vitales d'une nouvelle humanit dj bauche. C'est la thorie du proltariat qui distingue absolument une politique marxiste de
toute autre politique autoritaire et rend superficielles les analogies
formelles que l'on a souvent signales entre elles. Si nous voulons
comprendre la violence marxiste et faire le point du communisme
d'aujourd'hui, il nous faut revenir la thorie du proltariat.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

114

Sous le nom de proltariat, Marx dcrit une situation telle que ceux
qui y sont placs ont et ont seuls l'exprience pleine de la libert et de
l'universalit qui, pour lui, dfinissent l'homme. Le dveloppement de
la production, dit-il, a ralis un march mondial, c'est--dire une
conomie o chaque homme dpend dans sa vie de ce qui se passe
travers le monde entier. La plupart des hommes et mme certains proltaires ne sentent cette relation au monde que comme un destin et
n'en tirent que rsignation. La puissance sociale, c'est--dire la force
productive multiplie, qui rsulte de la collaboration des diffrents
individus conditionne par la division du travail, apparat ces individus, parce que la collaboration elle-mme n'est pas volontaire, mais
naturelle, non pas comme leur propre puissance inne, mais comme
une force trangre, situe hors d'eux-mmes, dont ils ne connaissent
ni l'origine ni le but, qu'ils [123] ne peuvent donc plus dominer, mais
qui maintenant parcourt au contraire toute une srie de phases et de
degrs de dveloppement particuliers, indpendants de la volont et de
l'agitation des hommes, rglant mme cette volont et cette agitation 114. Le proltaire, en tant qu'il prouve directement cette dpendance, dans son travail et dans son salaire, a chance, plus qu'aucun
autre, de la sentir comme une alination ou une extriorisation 115, en tant qu'il localise mieux que personne le destin, il est
mieux plac que personne pour reprendre en mains sa vie et crer son
sort au lieu de le subir. La dpendance universelle, cette forme naturelle de la collaboration universelle des individus, est transforme par
cette rvolution communiste en contrle et domination consciente
exerce sur ces puissances qui, produites par l'influence rciproque
des hommes les uns sur les autres, leur en ont impos jusqu'ici et les
ont domins comme puissances absolument trangres 116. Il y a
donc une prmisse objective de la rvolution : la dpendance universelle, et une prmisse subjective : la conscience de cette dpendance comme alination. Et l'on aperoit le rapport trs particulier de
ces deux prmisses. Elles ne s'additionnent pas : il n'y a pas une situation objective du proltariat et une conscience de cette situation qui
viendrait s'y ajouter sans motif. La situation objective elle-mme
sollicite le proltaire de prendre conscience, la prise de conscience est
114
115

Idologie allemande, d. Costes, p. 181, pp. 175-176.


Ibid., p. 176.
116 Ibid., p. 228.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

115

motive par l'exercice mme de la vie. [124] C'est par sa condition


que le proltaire est amen au point de dtachement et de libert o
une conscience de la dpendance est possible. Dans le proltaire
l'individualit ou la conscience de soi et la conscience de classe sont
absolument identiques. (...) un noble reste toujours un noble, un roturier toujours un roturier, abstraction faite des autres conditions ; il y
a l une proprit insparable de son individualit. La distinction de
l'individu personnel d'avec l'individu de classe, le hasard des conditions de vie pour l'individu n'apparat qu'avec l'apparition de la classe
qui est elle-mme un produit de la bourgeoisie (...) Chez les proltaires (...), leur propre condition de vie, le travail et, par suite, toutes
les conditions d'existence de la socit actuelle, sont devenus pour eux
quelque chose d'accidentel, sur quoi les proltaires individuels n'ont
pas de contrle et sur quoi nulle organisation sociale ne peut leur donner de contrle (...) 117 . Tout homme dans la rflexion peut se concevoir comme homme simplement et rejoindre par l les autres. Mais
c'est au moyen d'une abstraction : il lui faut oublier sa situation particulire, et, quand il revient de la rflexion la vie, il se conduit de
nouveau comme franais, mdecin, bourgeois, etc. L'universalit n'est
que conue, non vcue. Au contraire, la condition du proltaire est
telle qu'il se dtache des particularits non par la pense et par un procd d'abstraction, mais en ralit et par le mouvement mme de sa
vie. Seul il est l'universalit qu'il pense, seul il ralise la conscience de
soi dont les philosophes, dans la rflexion, ont [125] trac l'esquisse.
Avec le proltariat l'histoire dpasse les particularits du provincialisme et du chauvinisme et met enfin des individus ressortissant
lhistoire universelle et empiriquement universels la place des individus locaux 118 . Le proltariat n'a pas reu sa mission historique
d'un Esprit Mondial insondable, il est manifestement cet esprit mondial puisqu'il inaugure l'accord de l'homme avec l'homme et l'universalit. Hegel distinguait dans la socit la classe substantielle (les paysans), la classe rflchissante (les ouvriers et les producteurs) et la
classe universelle (les fonctionnaires de l'tat). Mais l'tat hglien
n'est universel qu'en droit, parce que les fonctionnaires, Hegel luimme et l'Histoire telle qu'ils la conoivent, lui accordent cette signification et cette valeur. Le proltariat est universel en fait, visiblement
117
118

Idologie allemande, p. 228.


Idologie allemande, p. 177. Soulign par nous.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

116

et dans sa vie mme. Il accomplit ce qui est valable pour tous parce
qu'il est seul au-del des particularits, seul en situation universelle.
Ce n'est pas une somme de consciences qui choisiraient chacune pour
leur compte la rvolution, ni d'ailleurs une force objective comme la
pesanteur ou l'attraction universelle, c'est la seule intersubjectivit authentique parce qu'il est seul vivre simultanment la sparation et
l'union des individus. Bien entendu, le proltaire pur est un caslimite : le capitalisme ne serait pas lui-mme si le proltariat pur
n'tait pas entour d'une masse extrmement bigarre de types sociaux
faisant la transition du proltaire au semi-proltaire (...) du semiproltaire au petit paysan (...) du petit paysan au paysan [126] moyen,
etc., et si le proltariat lui-mme ne comportait pas des divisions en
couches plus ou moins dveloppes, territoriales, professionnelles,
religieuses parfois, etc. 119 . De l la ncessit d'un parti qui claire le
proltariat sur lui-mme, et, comme disait Lnine, d'un parti de fer. De
l l'intervention violente de la subjectivit dans l'histoire. Mais cette
intervention, selon le marxisme, perdrait son sens si elle ne se faisait
selon le pointill trac par l'histoire elle-mme, si l'action du parti ne
prolongeait et n'accomplissait l'existence spontane du proltariat.
Nous sommes partis d'alternatives abstraites : ou bien l'histoire se fait
spontanment, ou ce sont les Meneurs qui la font par ruse et tactique,
ou bien on respecte la libert des proltaires et la rvolution est
chimre, ou bien on juge leur place de ce qu'ils veulent et la rvolution est terreur. Le marxisme dpasse pratiquement ces alternatives :
l'-peu-prs, le compromis, la terreur sont invitables, puisque l'histoire est contingente, mais ils ont leur limite en ceci que dans cette
contingence se dessinent des lignes de force, un ordre rationnel, la
communaut proltarienne. Il peut tre ncessaire de cder un cours
dfavorable des choses, mais, sous peine de perdre son sens le compromis ne peut tre pratiqu que de manire lever et non abaisser le niveau gnral de conscience, d'esprit rvolutionnaire, de capacit de lutte et de victoire du proltariat 120 . On pourrait dire la
mme chose de la terreur qui, au contraire, force la main l'histoire.
La thorie du proltariat comme porteur du sens [127] de l'histoire est
la face humaniste du marxisme. Le principe marxiste est que le parti
et ses chefs dveloppent en ides et en mots ce qui est impliqu dans
119
120

Lnine : La Maladie infantile du Communisme, p. 44.


Id., ibid. Soulign par nous.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

117

la pratique proltarienne. La direction rvolutionnaire peut en appeler


du proltariat de fait, aveugl par les agents de diversion, au proltariat pur dont nous avons reproduit le schma thorique, du proltariat dcompos aux lments honntes du proltariat . Elle
pousse quelquefois les masses. Inversement elle peut avoir les retenir : c'est le fait des esprits gomtriques, et des provocateurs,
d'inviter le communisme marcher selon la ligne droite. Les principes
gnraux du communisme doivent tre appliqus ce qu'il y a de
particulier dans chaque temps et dans chaque pays , qu'il faut savoir tudier, dcouvrir, pressentir 121 . L'histoire locale et l'histoire
prsente ne sont pas des sciences et ne peuvent pas tre considres
l'chelle de l'histoire universelle 122 , Encore est-il que le contact
perdu entre la vie spontane des masses et les exigences de la victoire
proltarienne conue par les chefs doit se rtablir au bout d'un dlai
prvisible, et dans la dure d'une vie d'homme, faute de quoi le proltaire ne verrait plus quoi il se sacrifie et nous reviendrions la philosophie hglienne de l'tat : quelques fonctionnaires de l'Histoire qui
savent pour tous et ralisent avec le sang des autres ce que veut l'Esprit Mondial. L'histoire locale doit avoir un rapport visible avec l'histoire universelle, faute de quoi le proltariat est ressaisi par le provincialisme qu'il devait dpasser.
[128]
La thorie du proltariat assigne la dialectique marxiste une
orientation gnrale et c'est elle qui la distingue de la dialectique des
sophistes ou des sceptiques. Le sceptique se rjouit de voir que chaque
ide tourne en son contraire, que tout est relatif , que, sous un certain rapport, le grand est petit et le petit grand, que la religion, sortie
du cur, devient Inquisition, violence, hypocrisie, donc irrligion, que
la libert et la vertu du XVIIIe sicle, passes au gouvernement, deviennent libert et vertu forces, loi des suspects, Terreur et donc Tartuferie. Que Kant devient Robespierre. La dialectique marxiste n'entend pas ajouter un chapitre de plus aux ironies de l'histoire : elle veut
en finir avec elles. Oui, nos intentions se dnaturent en passant hors de
nous, oui, il y a des provocateurs et ce qui parat dans la forme rvolutionnaire peut devenir, dans la situation du moment, manuvre rac121
122

Ibid. p. 55.
Ibid.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

118

tionnaire ; oui, toute l'histoire du bolchevisme, avant et aprs la Rvolution d'Octobre, est pleine de cas de louvoiements, de conciliation
et de compromis avec les autres partis, sans en excepter les partis
bourgeois 123 . Oui, se lier d'avance, dire tout haut un ennemi, qui
pour l'instant est mieux arm que nous, si nous allons lui faire la
guerre et quel moment, c'est btise et non-ardeur rvolutionnaire.
Accepter le combat lorsqu'il n'est manifestement avantageux qu' l'ennemi, c'est un crime, et ceux qui ne savent pas procder par louvoiement, accords et compromis , pour viter un combat reconnu
dsavantageux, sont de pitoyables dirigeants politiques [129] de la
classe rvolutionnaire 124 . Donc il y a des dtours. Mais le machiavlisme marxiste se distingue du machiavlisme en ceci qu'il transforme le compromis en conscience du compromis, lambigut de
l'histoire en conscience de l'ambigut, qu'il excute les dtours en
sachant et en disant que ce sont des dtours, qu'il appelle retraites les
retraites, qu'il replace les particularits de la politique locale et les
paradoxes de la tactique dans une perspective d'ensemble. La dialectique marxiste subordonne les mandres de la tactique dans une phase
donne une dfinition gnrale de cette phase, et cette dfinition,
elle la fait connatre. Elle n'admet donc pas que n'importe quoi soit
n'importe quoi. En tout cas, on sait o l'on va et pourquoi on y va. Un
monde dialectique est un monde en mouvement, o chaque ide
communique avec toutes les autres et o les valeurs peuvent s'inverser. Ce n'est cependant pas un monde ensorcel o la participation des
ides soit sans rgle, o chaque instant les anges se transforment en
dmons et les allis en ennemis. Dans une priode donne de l'histoire
et de la politique du parti, les valeurs sont dtermines et l'adhsion
est sans rserves puisqu'elle est motive par la logique de l'histoire.
C'est cet absolu dans le relatif qui fait la diffrence entre la dialectique
marxiste et le relativisme vulgaire. Le dernier discours de Lnine, dj
cit, donne un bel exemple de cette politique la fois souple et
franche, qui ne craint pas le compromis parce qu'elle le domine. Il
s'agit de justifier la NEP. Lnine commence par dcrire la crise de
1921. [130] Les insurrections paysannes, dit-il, jusqu'en 1921 composaient pour ainsi dire le tableau gnral de la Russie . Ces insurrections, il fallait les comprendre : les masses sentaient ce que nous
123
124

1. Lnine : La Maladie infantile du Communisme, pp. 40-41.


Ibid., p. 46.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

119

ne pouvions pas formuler consciemment, mais que nous reconnmes


aprs un court espace de quelques semaines, savoir que le passage
direct une forme conomique purement socialiste, la distribution
purement socialiste des richesses tait au-dessus de nos forces . Il
fallait donc pour le moment s'en tenir des objectifs en de du socialisme 125 et c'est pourquoi Lnine n'hsite pas parler de retraite .
Le premier pas sur la nouvelle ligne, c'tait la stabilisation du rouble,
qu'il estime avoir peu prs obtenue en un an. Il croit pouvoir affirmer que, sur cette base, le mcontentement des paysans a cess d'tre
grave et d'tre gnral 126. La petite industrie s'amliore. Pour la
grande industrie, la situation est moins bonne. On ne peut parler, de
1921 1922, que d'une lgre amlioration. Or, la question est vitale :
Si nous ne sauvons pas la grande industrie, si nous ne la restaurons
pas, sans industrie, en un mot, nous sommes perdus comme tat indpendant. Il nous faudrait des emprunts l'tranger, on nous les refuse. Nous sommes seuls. Nous ne pouvons [131] compter que sur les
ressources de notre commerce. Nous les employons relever la
grande industrie. Nous fondons des socits mixtes o une fraction du
capital appartient aux capitalistes privs de l'tranger. Nous apprenons ainsi faire le commerce et nous en avons bien besoin. Il n'y
a pas de doute que nous avons commis une quantit norme de sottises et que nous en commettrons encore. Personne ne saurait en juger
mieux et plus directement que moi. Si nos adversaires nous arrtent pour nous dire : Lnine lui-mme reconnat que les bolcheviks
ont commis une quantit norme de sottises, je leur rpondrai : oui,
mais nos sottises sont d'une tout autre nature que les vtres. Nous
avons seulement commenc apprendre (...). Les communistes,
poursuit-il, apprennent et ont apprendre. Les Russes et les trangers.
La rsolution du Congrs du Parti de 1921 est trop russe. Il faut que
nous l'expliquions aux trangers et qu'ils apprennent de nous l'action
rvolutionnaire. Il faut, quant nous, que nous apprenions lire,
crire, comprendre ce que nous avons lu... On a rarement vu un chef
125

Le capitalisme d'tat, quoique ce ne soit pas une forme socialiste, serait,


pour nous et pour la Russie, suprieur ce qui existe actuellement.
126 Les paysans peuvent tre mcontents de tel ou tel dtail, ils peuvent se
plaindre, cela est naturel et invitable, car notre appareil politique et conomique est trop mauvais pour viter les plaintes, mais en tout cas on ne saurait croire srieusement un mcontentement grave de tous les paysans
contre nous.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

120

de gouvernement avouer avec cette franchise des soulvements de


masses, donner raison ces soulvements, fonder l-dessus une nouvelle politique, indiquer lui-mme les risques d'chec, reconnatre ses
erreurs, se mettre l'cole des masses, l'cole de l'tranger, l'cole
des faits. On le voit, Lnine n'a pas peur de fournir des armes la
raction . Il n'ignore pas l'usage qu'on peut faire de ses paroles. Il
pense cependant que ce franc langage rapporte plus qu'il ne cote, car
il associe au gouvernement les gouverns et, en lui donnant l'appui
[132] des masses dans le monde entier, il lui concilie ce qui pour un
marxiste est le facteur principal de l'histoire. Ce n'est pas par hasard
ni, je suppose, par un prjug romantique que le premier journal de
l'U.R.S.S. reut le nom de Pravda. La cause du proltariat est si universelle qu'elle tolre mieux que toute autre la vrit. Ce qui donne
Lnine cette libert de ton, cette simplicit et cette audace, ce qui le
prserve de la panique et du terrorisme intellectuel, c'est, dans le moment mme o des dtours apparaissent ncessaires, la confiance dans
l'histoire comme croissance et avnement du proltariat. Ce qui garde
la dialectique marxiste un caractre rationnel, c'est que, dans une
phase dfinie de la croissance des masses, les choses y ont un nom et
un seul 127.
C'est par la thorie du proltariat que le marxisme se distingue radicalement de toute [133] idologie dite totalitaire . Bien entendu,
l'ide de totalit joue un rle essentiel dans la pense marxiste. C'est
elle qui sous-tend toute la critique marxiste de la pense bourgeoise
127

On rpondra peut-tre que cette politique ciel ouvert, cette franchise et


cette rationalit appartiennent l'esprit de 17 ou encore l'esprit de la NEP
et font partie des illusions perdues, que justement l'exprience a appris aux
communistes qu'on ne peut pas se battre visage dcouvert ni miser sur la
conscience des masses. C'est possible, et il nous semble en effet que le
communisme d'aujourd'hui se dfinit par un moindre rle des conditions
subjectives et de la conscience des masses, ou, ce qui revient au mme,
par un rle accentu de la direction et de la conscience des chefs, tout cela rendu possible ou ncessaire par le rgime de compromis gnralis auquel l'U.R.S.S. a t astreinte depuis l'chec de la rvolution en Allemagne.
Mais, nous y reviendrons plus bas, la question est alors de savoir si le
combat est encore un combat marxiste, si nous n'assistons pas une dissociation des facteurs subjectif et objectif que Marx voulait unir dans sa conception de l'histoire, si en d'autres termes nous avons encore la moindre raison de croire une logique de l'histoire au moment o elle jette par-dessus
bord le rgulateur de la dialectique : le proltariat mondial.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

121

comme pense formelle et analytique et comme pseudoobjectivit. Le marxisme montre qu'une politique fonde sur l'homme
en gnral, le citoyen en gnral, la justice en gnral, la vrit en gnral, une fois replace dans la totalit concrte de l'histoire, fonctionne au profit d'intrts trs particuliers, et il entend qu'on la juge
dans ce contexte. De mme il fait voir que l'habitude de distinguer les
questions (conomiques, politiques, philosophiques, religieuses, etc.)
comme le principe de la division des pouvoirs masque leur rapport
dans l'histoire vivante, leur convergence, leur signification commune
et donc retarde la prise de conscience rvolutionnaire. Les adversaires
du marxisme ne manquent pas de comparer cette mthode totalitaire avec les idologies fascistes qui, elles aussi, prtendent passer
du formel au rel, du contractuel l'organique. Mais la comparaison
est de mauvaise foi. Car le fascisme est justement comme une mimique du bolchevisme. Parti unique, propagande, justice d'tat, vrit
d'tat, le fascisme retient tout du bolchevisme, sauf l'essentiel, c'est-dire la thorie du proltariat. Car si le proltariat est la force sur laquelle repose la socit rvolutionnaire, et si le proltariat est cette
classe universelle que nous avons dcrite d'aprs Marx, alors les
intrts de cette classe portent dans l'histoire les valeurs humaines, et
le pouvoir du proltariat est le pouvoir de l'humanit. La violence fasciste, au contraire, n'est pas celle d'une [134] classe universelle, c'est
celle d'une race ou d'une nation tard venue ; elle ne suit pas le
cours des choses, elle le remonte. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si
l'on peut trouver des analogies formelles entre fascisme et bolchevisme : la raison d'tre du fascisme comme peur devant la rvolution
est de donner le change en essayant de confisquer son profit les
forces rendues disponibles par la dcomposition du libralisme. Pour
jouer son rle d'agent de diversion, il faut donc que le fascisme ressemble formellement au bolchevisme. La diffrence n'est clatante
que dans le contenu, mais elle y apparat immense : la propagande
qui, dans le bolchevisme, est le moyen d'introduire les masses dans
l'tat et dans l'Histoire, devient, dans le fascisme, l'art de faire accepter l'tat militaire par les masses. Le Parti qui, dans le bolchevisme,
concentre le mouvement spontan des masses vers une vritable universalit, devient dans le fascisme, la cause efficiente de tout mouvement de masses et le dtourne vers les fins traditionnelles de l'tat militaire. On ne saurait donc trop souligner que le marxisme ne critique
la pense formelle qu'au profit d'une pense proltarienne plus capable

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

122

que la premire de parvenir l' objectivit , la vrit ,


l' universalit , en un mot de raliser les valeurs du libralisme. Par
l sont donns le sens et la mesure du ralisme marxiste. L'action
rvolutionnaire ne vise pas des ides ou des valeurs, elle vise le pouvoir du proltariat. Mais le proltaire est, par son mode d'existence, et
comme homme de l'histoire universelle , l'hritier de l'humanisme
libral. De sorte que l'action rvolutionnaire ne remplace pas le service [135] des ides par le service d'une classe : elle les identifie. Le
marxisme nie par principe tout conflit entre les exigences du ralisme
et celles de la morale, puisque la prtendue morale du capitalisme
est une mystification et que le pouvoir du proltariat est rellement ce
que l'appareil bourgeois est nominalement. Le marxisme n'est pas un
immoralisme, c'est la rsolution de considrer les vertus et la morale
non seulement au cur de chacun, mais dans la coexistence des
hommes. L'alternative du rel et de l'idal est dpasse dans la conception du proltariat comme porteur concret des valeurs.
C'est encore par l'opration historique du proltariat que se rsout
dans le marxisme le fameux problme de la fin et des moyens. Depuis
que Darkness at noon a paru, il n'est pas un homme cultiv dans les
pays anglo-saxons ou en France qui ne se dclare d'accord avec les
fins d'une rvolution marxiste, regrettant seulement que le marxisme
aille des fins si honorables par des moyens honteux. En ralit, le
joyeux cynisme du par tous les moyens n'a rien de commun avec
le marxisme. Il faudrait d'abord observer que les catgories mmes de
fins et de moyens lui sont tout fait trangres. Une fin est un
rsultat venir que l'on se reprsente et que l'on se propose d'obtenir.
Il devrait tre superflu de rappeler que le marxisme s'est trs consciemment distingu de l'Utopie en dfinissant l'action rvolutionnaire
non comme la position par l'entendement et la volont d'un certain
nombre de fins, mais comme le simple prolongement d'une pratique
dj l'uvre dans l'histoire, d'une existence dj engage [136] qui
est celle du proltariat. Nulle reprsentation ici d'une socit venir . Plutt que la conscience d'un but, la constatation d'une impossibilit, celle du monde actuel compris comme contradiction et dcomposition, plutt que la conception fantastique d'un paradis sur terre,
l'analyse patiente de l'histoire passe et prsente comme histoire de la
lutte des classes, et enfin la dcision cratrice de passer outre ce
chaos avec la classe universelle qui reprendra par les bases l'histoire

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

123

humaine. L'action rvolutionnaire peut se donner une perspective en


prolongeant vers l'avenir les lignes du dveloppement proltarien,
mais les marxistes rpugnent visiblement se donner des fins ,
aucun d'eux, disait Lnine, ne peut promettre la phase suprieure
du communisme, parce qu'on ne peut penser valablement que ce
qu'on vit en quelque faon, et que le reste est imaginaire. Or justement
parce qu'il n'a pas la ressource et l'excuse pieuse des fins , le marxisme ne saurait admettre tous les moyens . Puisqu'il se refuse
dcrire un avenir dnique et justifier par lui l'action quotidienne, il
faut qu'elle se distingue par un style socialiste, et elle le fera si elle est
action proltarienne, si elle prolonge, prcise et redresse dans son
propre sens la pratique spontane du proltariat. Elle n'observera pas
les rgles formelles et universelles de sincrit, d'objectivit, parce
que ce sont les rgles du jeu capitaliste et que traiter comme fin celui
qui traite les autres comme moyens, c'est les traiter comme moyens
avec lui. Mais sans viser la moralit elle l'obtient en tant qu'action proltarienne parce que le proltariat n'est pas, dans une conception [137]
marxiste de l'histoire, une force lmentaire dont on se serve en vue
de fins qui la transcendent, mais une puissance polarise vers certaines valeurs par la logique mme de la situation qui lui est faite. Le
proltariat tant la fois un facteur objectif de l'conomie politique et
un systme de consciences, ou plutt un style de coexistence, un fait
et une valeur, la logique de l'histoire unissant en lui la force du travail
et l'exprience vraie de la vie humaine, l'utile et le valable se confondent, non qu'on mesure le valable sur l'utile, comme le fait le Commissaire, ou l'utile sur le valable, comme le fait le Yogi, mais parce
que l'utilit proltarienne est le valable en acte dans l'histoire. L'action
proltarienne comporte le maximum d'humanit possible dans une
socit dcompose et elle est moins qu'aucune autre astreinte au
mensonge parce qu'elle a plus de complicits qu'aucune autre dans la
socit prsente et qu'elle fdre les forces qui, de tous cts, tendent
au renversement de l'appareil bourgeois. Le marxiste ne vit pas les
yeux fixs sur un au-del du prsent, absolvant de tristes manuvres
au nom des fins dernires, et s'excusant sur ses bonnes intentions ; il
est le seul justement s'interdire ce recours. Trotsky a pu, nous
l'avons admis ici mme, dans sa discussion des problmes contemporains se mettre en contradiction avec ses propres principes de gouvernement, il exprime du moins comme thoricien une ide essentielle
au marxisme quand il parle d'une interdpendance dialectique de la

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

124

fin et des moyens 128 . Ces deux notions, en bon [138] marxisme,
sont relativises , fin et moyen peuvent changer leurs rles parce
que le moyen n'est que la fin mme, le pouvoir du proltariat,
dans sa figure momentane. En ralit, il n'y a pas la fin et les
moyens, il n'y a que des moyens ou que des fins, comme on voudra
dire, en d'autres termes il y a un processus rvolutionnaire dont
chaque moment est aussi indispensable, aussi valable donc que l'utopique moment final . Le matrialisme dialectique ne spare pas la
fin des moyens. La fin se dduit tout naturellement du devenir historique. Les moyens sont organiquement subordonns la fin. La fin
immdiate devient le moyen de la fin ultrieure (...). Il faut semer un
grain de froment pour obtenir un pi de froment 129 . Le marxisme
n'accepte pas l'alternative du machiavlisme et du moralisme, du
commissaire et du yogi, du par tous les moyens et du fais ce que
dois, advienne que pourra , parce que l'homme moral est immoral
s'il se dsintresse de ce qu'il fait, et que le succs est un chec si ce
n'est pas le succs d'une nouvelle humanit. Il ne saurait tre question
d'aller aux fins par des moyens qui n'en portent pas le caractre ; il ne
saurait, pour le parti [139] rvolutionnaire, y avoir de conflit entre les
raisons d'tre et les conditions d'existence, puisque, par del ses accidents, l'histoire comporte une logique telle que des moyens non proltariens ne sauraient conduire aux fins proltariennes, puisque l'histoire, malgr ses dtours, ses cruauts et ses ironies, porte dj en ellemme avec la situation proltarienne une logique efficace qui sollicite
la contingence des choses, la libert des individus, et les tourne en raison.
Le marxisme est pour l'essentiel cette ide que l'histoire a un sens,
en d'autres termes qu'elle est intelligible et qu'elle est oriente,
qu'elle va vers le pouvoir du proltariat qui est capable, comme fac128
129

Leur morale et la ntre, p. 79.


Leur morale et la ntre, pp. 82-83. On ne voit pas pourquoi, dans une rcente interview, Andr Breton prte Trotsky le fameux prcepte la fin
justifie les moyens , qu'il a au contraire rejet, demandant : Si la fin justifie les moyens, qu'est-ce donc qui justifiera la fin ? La vrit est que
Trotsky, comme tous les marxistes, rejette toute politique des fins ou des
bonnes intentions parce qu'elle est une mystification dans un monde vou
jusqu'ici la violence et qu'elle paralyse l'action rvolutionnaire. Si Andr
Breton quitte Trotsky ds ce moment et rejoint les partisans des moyens
purs , il ne reste pas grand-chose de son marxisme.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

125

teur essentiel de la production, de dpasser les contradictions du capitalisme et d'organiser l'appropriation humaine de la nature, comme
classe universelle , de dpasser les antagonismes sociaux et nationaux et le conflit de l'homme avec l'homme. tre marxiste, c'est penser que les questions conomiques et les questions culturelles ou humaines sont une seule question et que le proltariat tel que l'histoire l'a
fait dtient la solution de cet unique problme. Pour parler un langage
moderne, c'est penser que l'histoire est une Gestalt, au sens que les
auteurs allemands donnent ce mot, un processus total en mouvement
vers un tat d'quilibre, la socit sans classes, qui ne peut tre atteint
sans l'effort et sans l'action des hommes, mais qui s'indique dans les
crises prsentes comme rsolution de ces crises, comme pouvoir de
l'homme sur la nature et rconciliation de l'homme avec l'homme. De
mme que l'ide musicale exige pour telle note donne aux [140]
cordes telle note et de telle dure donne aux cuivres et aux bois, de
mme que dans un organisme tel tat du systme respiratoire exige tel
tat du systme cardio-vasculaire ou du systme sympathique si l'ensemble doit tre sa plus grande efficacit, de mme que dans un
conducteur lectrique d'une configuration donne la charge en chaque
point est telle que l'ensemble observe une certaine loi de rpartition,
de mme dans une politique marxiste l'histoire est un systme qui va,
par bonds et crises, vers le pouvoir du proltariat et la croissance du
proltariat mondial, norme de l'histoire, appelle dans chaque domaine
des solutions dtermines, tout changement partiel devant retentir sur
l'ensemble. Par exemple la prise de possession par le proltariat de
l'appareil conomique, l'invasion du proltariat dans l'tat bourgeois
et l'idologie internationaliste sont, pour les marxistes, des phnomnes concordants et tellement lis qu'on ne saurait concevoir de rgression durable sur l'un de ces trois points qui, finalement, ne retentisse sur l'ensemble et n'altre le mouvement gnral de la rvolution.
Bien entendu, chacun des trois thmes marxistes de l'initiative des
masses, de l'internationalisme et de la construction des bases conomiques peut, selon les moments et selon les ncessits de la tactique,
tre accentu aux dpens des autres et l'action rvolutionnaire se prononcer tantt sur un point, tantt sur un autre. La croissance mondiale
du proltariat peut exiger que les besoins de tel proltariat national
soient pour un temps sacrifis au progrs de l'ensemble. Mais avec
tous les dtours, tous les compromis, toutes les discordances passagres, toutes [141] les asymtries qu'on voudra, une conception mar-

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

126

xiste de l'histoire signifie que les grandes lignes au moins des vnements convergent vers le dveloppement du proltariat en conscience
et en pouvoir. Cent ans aprs le Manifeste communiste et trente ans
aprs la premire rvolution proltarienne, quelle est la situation cet
gard ?
*
*

La rvolution proltarienne s'est produite dans un pays o le proltariat ne disposait pas d'un appareil conomique et industriel moderne.
Cela tait si peu conforme aux perspectives que le Parti lui-mme et
ses chefs ne se sont pas dcids sans hsitation enjamber la
phase dmocratique du dveloppement. Le fait lui seul n'est nullement une rfutation du marxisme : l'tat arrir de la Russie en 1916
apparat la rflexion comme une condition favorable la rvolution,
si l'on remarque que l'idologie marxiste, labore au contact de l'conomie occidentale, devait acqurir, dans un proltariat neuf et soumis
une exploitation quasi coloniale, un surcrot de force explosive.
Cette action en retour sur un pays arrir de l'idologie et de la technique labores dans les pays avancs ne brise pas le cadre de la dialectique et ce sont les marxistes d'avant 1917 qui taient dans l'abstrait
quand ils omettaient l'interaction latrale et imaginaient dans tous les
pays du monde des dveloppements parallles. Du moins la naissance
de la rvolution en Russie, avec toutes les consquences qui en rsultent, modifie-t-elle profondment l'quilibre des facteurs subjectif et
objectif dans le processus [142] rvolutionnaire. En Russie, la conscience tait en avance sur l'conomie et le proltariat avait se donner
l'conomie de son idologie. Si l'on se rappelle que pour Marx le
mode de production d'une socit son rapport avec la nature qu'elle
transforme, et le rapport des hommes entre eux dans cette socit
ne sont que les deux faces d'un phnomne unique, il ne pouvait tre
question, tant que la Russie n'aurait pas reu l'quipement conomique
qui lui manquait, d'y tablir entre les hommes des relations socialistes . De l, aprs les tentatives abstraites du communisme de
guerre, le paradoxe de la NEP, c'est--dire d'une rvolution socialiste
qui se rallie un lment non socialiste, savoir le capitalisme
d'tat 130 . Le socialisme russe cherchait ainsi assurer ses bases,
130

Lnine : discours cit.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

127

se remettre d'accord avec le mouvement spontan de l'histoire qu'il


avait d'abord devanc. On pourrait dire qu'il attendait l'conomie.
Pouvait-il poursuivre dans cette voie sans se dtruire lui-mme ? Il
faut croire que non, puisque, aprs la mort de Lnine, mme la gauche
(qui a toujours cherch fonder son action sur une conception gnrale de l'histoire) tablit une plate-forme d'industrialisation qui devait
hter la ralisation du socialisme. Cette fois, ce n'tait plus l'idologie
socialiste qui attendait l'conomie, c'est inversement l'conomie
qui devait rejoindre l'idologie socialiste. Le postulat de Trotsky tait
que cet effort sans prcdent pourrait tre accompli au nom des seuls
mobiles socialistes et que l'idologie proltarienne, initiative des
[143] masses et internationalisme, pourrait par anticipation animer
la construction d'une conomie moderne dont elle est plutt, dans le
marxisme classique, l'expression finale et le couronnement. C'est ce
que Trotsky exprimait en demandant que l'uvre d'industrialisation et
de collectivisation ft appuye sur une dmocratie des travailleurs
qui contrlerait l'appareil et rendrait l'initiative aux masses. Il fallait,
selon lui, pour cette priode critique qui pouvait durer des annes, tout
miser sur la conscience des masses, sur leur volont rvolutionnaire,
et tablir en permanence, au centre d'une conomie encore incapable
de la soutenir, la conscience proltarienne telle que Marx l'avait dcrite. Cependant Trotsky lui-mme, dans d'autres domaines, avait
donn des arguments trs forts contre une politique proltarienne rigide. En 1929, par exemple, il dfendait contre l'ultra-gauche le principe des concessions russes en Chine 131 parce que, disait-il, la Russie
est le pays de la rvolution. C'tait admettre que, dans le conflit des
imprialismes, la meilleure manire de dfendre le proltariat chinois
n'est pas de rclamer pour lui un pouvoir direct et total sur tous les
territoires de la Chine, que la prsence de l'arme rouge peut tre une
plus sre garantie pour l'avenir du proltariat chinois qu'une Commune chinoise bientt renverse par les imprialismes. Mais si le
thme marxiste de l'internationalisme admet de telles variations, pourquoi celui de l'initiative des masses n'en souffrirait-il aucune ? Si le
fait (en lui-mme regrettable) de la rvolution dans un seul pays [144]
confre ce pays dans la dynamique mondiale des classes un rle particulier, permet de condamner comme abstraite une politique qui
voudrait respecter la volont des proltaires de chaque pays et finale131

La Dfense de lU.R.S.S. et l'Opposition, 1929.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

128

ment d' enjamber la conscience du proltariat chinois au cas o ce


serait ncessaire, pourquoi les conditions imposes par l'histoire
l'Union sovitique, son retard historique, son isolement, la menace de
la guerre, la ncessit d'aboutir vite, la fatigue des masses aprs dix
ans de rvolution ne permettraient-ils pas que l'on enjambe ici encore la conscience proltarienne, que l'on recoure des mobiles non
socialistes et que l'on condamne comme abstraite la dmocratie des
travailleurs 132 * ? partir du moment o l'on veut penser concrtement, c'est--dire faire entrer en compte dans la dcision politique,
non seulement la conscience des proltaires, mais encore les appareils
militaires et conomiques, les facteurs objectifs qui fonctionnent en
leur faveur et les reprsentent dans l'histoire quotidienne, la conscience proltarienne immdiate ne peut plus tre la mesure de ce qui
est rvolutionnaire et de ce qui ne l'est pas. La rvolution en Russie
aurait pu suivre la ligne droite de la politique proltarienne si elle
s'tait dveloppe ensuite travers l'Europe, si d'autres pays avaient
accord l'conomie sovitique les crdits dont elle avait besoin et
taient venus relever l'avant-garde russe au poste qu'elle tenait depuis
1917. Mais rien de tout cela ne s'est produit. Trotsky lui-mme a crit
que le reflux rvolutionnaire tait inluctable dans certaines conditions [145] donnes par l'histoire et qu'il n'y avait pas de recette pour
garder le pouvoir rvolutionnaire quand la contre-rvolution l'emporte dans le monde entier 133. Cela revient dire que la rvolution
permanente est impossible juste au moment o elle deviendrait ncessaire. Lnine dfinissait encore le socialisme le pouvoir des soviets
plus l'lectrification . Mais si la stagnation rvolutionnaire dans le
monde, avec toutes ses consquences : menace d'une guerre extrieure et courte chance de l'action politique, dissociait ces deux
principes ? Si l'initiative des masses, le recours aux mobiles proltariens d'une part, d'autre part l'industrialisation et le dveloppement
d'une production moderne, dans une phase o le proltariat mondial
est affaibli, le proltariat russe fatigu et isol, cessaient d'tre des
tches complmentaires, comme le croyaient Marx et Lnine, devenaient des tches distinctes ou mme alternatives ? Des trois thmes
fondamentaux qu'une philosophie proltarienne de l'histoire mettait
132

* Cette note na pas dappel dans le texte. Nous avons pris sur nous de la
placer l. Leur morale et la ntre, 34-35.
133 Leur morale et la ntre, pp. 34-35.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

129

l'ordre du jour, initiative des masses, internationalisme et construction des bases conomiques, l'histoire effective n'ayant permis de
rvolution que dans un seul pays, et dans un pays qui n'tait pas encore quip, le troisime passe au premier plan et les deux premiers
entrent en rgression. Le marxisme concevait la rvolution comme le
rsultat combin de facteurs objectifs et de facteurs subjectifs. Sinon
dans la thorie, qui reste la mme, du moins dans la pratique rvolutionnaire, la phase prsente rompt l'quilibre des deux facteurs et,
compare aux perspectives [146] classiques, elle surestime le facteur
objectif des bases conomiques et sous-estime le facteur subjectif de
la conscience proltarienne. La rvolution compte moins prsent sur
la croissance du proltariat mondial et national que sur la clairvoyance
du Centre, sur l'efficacit des plans, sur la discipline des travailleurs.
Elle devient une entreprise presque purement volontaire. Il ne peut
plus s'agir, pour le Centre, de dtecter travers le monde et en
U.R.S.S. la pousse rvolutionnaire du proltariat, de dchiffrer l'histoire mesure qu'elle se fait et d'en prolonger le cours spontan. Puisqu'elle n'a pas apport la rvolution de 1917 le secours attendu, il
s'agit de lui forcer la main et de lui faire violence. De l, au-dehors,
une politique prudente qui contient la pousse des proltariats nationaux et admet la collaboration de classes. De l, en U.R.S.S. mme,
une politique d'industrialisation et de collectivisation forces qui fait
appel, si c'est ncessaire, au mobile du profit, ne craint pas d'tablir
des privilges et liquide les illusions de 1917. De l, enfin, le paradoxe de la Terreur vingt ans aprs le dbut de la rvolution. Ainsi devient-il possible, avec des faits, autant que nous puissions le savoir,
exacts, de composer un montage qui nous reprsente la vie sovitique
l'oppos de l'humanisme proltarien 134. La signification rvolutionnaire de la politique prsente est ensevelie dans les bases conomiques du rgime et ne paratra que beaucoup plus tard, [147]
comme ces semences enfermes sous terre qui germant aprs des
sicles. Elle n'est pas visible dans cette politique mme, on ne la devine que si l'on encadre le prsent dans les perspectives marxistes.
C'est pourquoi l'enseignement classique subsiste. Mais les dtours du
prsent sont tels que le raccord est difficile. Le tableau que nous pou134

C'est ce que fait Kstler dans The Yogi and the Commissar. Nous citons
d'aprs le texte original, mis en franais par nous. La traduction franaise
aujourd'hui publie ne l'tait pas quand cet essai a t achev.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

130

vons nous faire de la vie sovitique est comparable ces figures ambigus, volont mosaque plane ou cube dans l'espace, selon l'incidence du regard, sans que les matriaux eux-mmes imposent l'une
des deux significations. Dans le domaine technique de l'conomie politique, les savants russes tentent quelquefois de dominer et de penser
la situation pour de bon. Lontiev, par exemple, a formul la thse
d'une persistance de la valeur dans la prsente priode de transition 135. Mais sur le point essentiel des rapports de l'objectif et du subjectif, on ne note aucune prise de conscience. Non sans raison. Car
une thorie objectiviste de la phase prsente, qui, pour un temps,
carterait les facteurs subjectifs de l'histoire et l'idologie proltarienne, ne serait pas une thorie marxiste : elle atteindrait la thse centrale du marxisme, [148] l'identit du subjectif et de l'objectif. La plupart du temps, on se contente donc d'une sorte de va-et-vient entre le
marxisme thorique et la politique impose par l'histoire, les communistes rpondant par des textes de Marx aux questions que l'on pose au
sujet de l'U.R.S.S. et aux textes marxistes qu'on leur rappelle par une
critique du marxisme de bibliothque et une apologie du marxisme
vivant. Placs par leur ducation politique dans l'horizon du marxisme
et de la socit sans classes, ils peroivent comme dtours vers cet
avenir socialiste des mesures qu'un spectateur non prvenu jugerait
premire vue ractionnaires. Dans la phase actuelle, le rapport du prsent au futur, du dveloppement conomique aux perspectives proltariennes est devenu trop complexe et trop indirect pour qu'on puisse le
formuler ; il est de l'ordre de l'occulte. Il y a un rvisionnisme de fait ;
les communistes d'aujourd'hui ne ressemblent pas ceux d'avant-hier,
ils ont moins d'illusions, ils travaillent chance plus lointaine, ils
s'attendent toutes les mdiations, mais de ce rvisionnisme, on vite
de donner la formulation expresse parce qu'elle mettrait en question la
135

Cette tentative a t, au moins au dbut, officiellement encourage. Il y a


donc lieu de penser que la direction du Parti n'exclut pas, en principe, l'laboration thorique et la rvision des perspectives. On s'en mfie seulement
pour cette raison que le rvisionnisme a souvent t une capitulation masque. Si l'on tente rarement de faire le point et de penser la ralit sovitique, soit au niveau de l'conomie, soit celui de la philosophie, c'est surtout parce qu'il est difficile de faire la thorie d'une situation o les contingences de l'histoire sont prpondrantes et bousculent les prvisions rationnelles. Bien entendu, l'conomie politique bourgeoise n'a, cet gard, aucun
avantage sur l'autre.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

131

concordance de l'idologie proltarienne et du dveloppement conomique, c'est--dire la porte et la valeur humaines du communisme.
en croire certaines estimations amricaines 136, [149] le rle du proltariat au sens classique va en diminuant l'intrieur du Parti bolchevik. Au 17e Congrs du Parti (1934), 80% des dlgus taient de
vieux communistes, inscrits avant 1919. Au 18e Congrs (1939),
14,8%. Au 17e Congrs, 9,3% des dlgus taient des travailleurs
manuels. La Commission des Mandats du 18e Congrs ne donne pas la
statistique de l'origine sociale des dlgus et les statuts du Parti seraient modifis de manire liminer les clauses qui concernent l'origine sociale de ses membres. En mme temps se produit une nouvelle
diffrenciation sociale. En juin 1931, quatre annes aprs le dbut du
premier plan quinquennal, un discours de Staline lance le mot d'ordre
de lutte contre l'galit des salaires. Le mobile socialiste de l'mulation est dsormais doubl par le mobile non socialiste du profit. Dans
une mine du bassin du Donetz 137, en 1936, soixante employs gagnaient de 1.000 2.500 roubles par mois ; soixante-dix, de 800
1.000 roubles ; quatre cents, 500 800 roubles et les mille derniers en
moyenne 125 roubles. Les salaires des directeurs, ingnieurs en chef
et administrateurs sont beaucoup plus levs dans les entreprises plus
importantes. On n'a pas pu s'en tenir au principe pos par Lnine, dans
l'Etat et la Rvolution, et selon lequel aucun membre de l'appareil
d'tat ne devait recevoir un salaire suprieur celui d'un travailleur
qualifi. L'article 10 de la Constitution de 1936 rtablit le droit de tester et l'hritage, supprims par le dcret du 27 avril [150] 1918. Un
dcret du 2 octobre 1940 fixe 138 entre 150 et 200 roubles pour l'enseignement secondaire et entre 300 et 500 roubles pour l'enseignement
suprieur les frais annuels de pension. Jusqu'en 1932, 65 % des tudiants dans l'enseignement technique devaient appartenir des fa-

136

Donnes par Koestler, The Yogi and The Commissar. pp. 172-173. Il est
malheureusement impossible de se reporter aux sources. Kstler emprunte
ses chiffres Schwartz, Heads of Russian Factories (Social Research, New
York, September 1942) qui lui-mme dclare reproduire les rapports officiels de la Commission des Mandats aux 17e et 18e Congrs du Parti Bolchevik.
137 Troud, 20 janvier 1936 ; cit par Koestler, The Yogi and the Commissar, p.
156.
138 Izvestia, 3 octobre 1940 ; cite par Kstler, ibid., p. 150.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

132

milles de travailleurs manuels 139. Un dcret du 19 septembre 1932


abandonne tacitement le principe du noyau des travailleurs 140.
Des coles spciales sont cres pour les fils de fonctionnaires 141.
Des bourses d'tudes existent pour les enfants pauvres ; elles sont
maintenues aux lves dont les notes d'examen sont pour les deux
tiers excellentes , pour un tiers bonnes . La rpression de la criminalit infantile, de l'avortement, les entraves au divorce, l'imposition des clibataires ou des familles de moins de trois enfants 142 montrent que la socit sovitique revient aux normes traditionnelles. Le
mtropolite Serge officiellement reconnu comme patriarche le 12 septembre 1943 ; des congrs panslaves officiellement tenus Moscou
depuis 1941 ; Newsky, Koutouzof, Souvarof, prsents comme des
prcurseurs dans le discours de Staline pour le 24e anniversaire de la
Rvolution ; dernirement enfin, les commissaires du peuple remplacs par des ministres , ces dtails, quelle que soit ici la part
de la ruse et des mnagements ncessaires l'gard des allis bourgeois, ont objectivement pour effet de restaurer des idologies prrvolutionnaires et [151] marquent en tout cas la rgression de l'idologie proltarienne. Paralllement, la vie politique est de plus en plus
contrle par le Centre et la dictature est renforce. On sait qu'en 1922
le complot des socialistes-rvolutionnaires, la suite duquel deux bolcheviks avaient t tus et Lnine bless, ne fut suivi d'aucune excution. En 1931 encore, Rioutine, dont le programme clandestin tait
trs violent, ne fut pas condamn mort. De 1934 la veille de la
guerre, la distinction des divergences politiques et des crimes de droit
commun n'est pas maintenue. Ainsi, en mme temps qu'il met en veilleuse au-dehors l'internationalisme proltarien, le rgime diminue
l'importance du proltariat dans la vie politique du pays, il s'appuie sur
une couche nouvelle dont le mode de vie est distinct de celui des
masses et il utilise l'occasion des idologies classiquement considres comme ractionnaires. Les communistes disent quelquefois qu'ils
ont dpouill leurs illusions . Nous exprimerons la mme chose
autrement. : ils ne peuvent plus croire pour le moment cette logique
de l'histoire selon laquelle la construction d'une conomie socialiste,
139

Pravda, 13 juillet 1928 ; cit par Kstler, ibid.


Kstler : The Yogi and the Commissar, pp. 150-151.
Id., ibid., Dcret du 23 aot 1943.
142 Id., ibid., pp. 165-68.
140
141

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

133

le dveloppement de la production, s'appuie sur la croissance de la


conscience proltarienne et l'appuie son tour. Nous ne disons pas
que l'U.R.S.S. compte dsormais une classe dirigeante comparable
celle des pays capitalistes, puisque les privilges en espces ou en nature sont confrs raison du travail et qu'ils ne donnent aucun
homme le moyen d'exploiter les autres hommes. Il nous parat puril
d'expliquer l'orientation prsente par la soif du pouvoir ou par le3
intrts de l'appareil. Nous disons que la construction [152] des bases
socialistes de l'conomie s'accompagne d'une rgression de l'idologie
proltarienne et que, pour des raisons qui tiennent au cours des
choses, rvolution dans un seul pays, stagnation rvolutionnaire et
pourrissement de l'histoire dans le reste du monde, l'U.R.S.S. n'est
pas la monte au grand jour de l'Histoire du proltariat tel que Marx
l'avait dfini.
Elle le sera, dit-on. Peut-tre. Mais quand la gnration au pouvoir,
qui a reu la formation classique et a pratiqu la politique marxiste,
aura t limine par l'ge, d'o pourra donc venir le redressement ?
Le poids spcifique des sans-parti ne l'emportera-t-il pas ? Les communistes disent avec raison que les intentions des hommes importent
peu dans l'histoire et que seuls comptent ce qu'ils font, la logique interne de leur action. Staline rectifie les dviations de droite et Ivan le
Terrible d'Eisenstein est dsapprouv aprs avoir t approuv. Mais
tout repose prsent sur la conscience des chefs. Est-on sr que la
nouvelle gnration sera aussi vigilante, alors que le proltariat, ressource permanente et contrepoids d'une politique marxiste, est politiquement affaibli en U.R.S.S. et hors de l'U.R.S.S. ? La logique interne
de la nouvelle politique ne dploiera-t-elle pas ses consquences ?
Nous ne disons pas que l'U.R.S.S. pouvait survivre autrement. Nous
nous demandons si, la place d'une socit humaine et ouverte aux
proltaires de tous les pays, nous ne verrons pas apparatre un nouveau type de socit, qui reste tudier, mais auquel on ne peut reconnatre la valeur exemplaire de ce que Marx appelait la socit
sans classes . plus forte [153] raison faudrait-t-il tudier l'anastomose du marxisme et des idologies pr-rvolutionnaires dans les
pays o l'influence de l'U.R.S.S. est prdominante. Il est hors de doute
qu'en Roumanie ou en Yougoslavie, elle permet pour la premire fois
de poser srieusement et de rsoudre des problmes devant lesquels
les rgimes prcdents ont recul. Le communisme d' prsent est une

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

134

ralit mixte o l'on rencontre la fois des lments progressifs et


des traits de la sociologie la plus classique comme le culte du chef.
Nous nous trouvons devant un phnomne neuf. Il n'y a plus seulement, dans le cours du mouvement proltarien, des dtours inattendus,
mais le mouvement proltarien lui-mme, en tant que mouvement
conscient et spontan et comme dpassement de la sociologie ternelle, a cess d'tre le terme de rfrence de la pense communiste.
Lnine disait qu'il ne faut pas appliquer chaque pisode local de
l'histoire les perspectives de l'histoire universelle. Le chemin qui nous
parat sinueux apparatra peut-tre, quand les temps seront rvolus et
quand l'histoire totale sera rvle, comme le seul possible et a fortiori
comme le plus court qui ft. Puisque l'auteur de ces lignes n'a pas devant lui l'histoire acheve et qu'il est astreint une perspective particulire, celle d'un intellectuel franais de 1946, son apprciation
peut tre rcuse. Mais ce recours au jugement de l'avenir ne se distingue du recours thologique au Jugement dernier que s'il ne s'agit
pas d'un simple renversement du pour au contre, si l'avenir se dessine
en quelque manire dans le style du prsent, [154] si l'espoir n'est pas
seulement foi et si nous savons o nous allons. On peut toujours prsenter lingalit des salaires comme un dtour vers l'galit,
comme galit concrte , ou une politique patriotique comme un
dtour vers l'internationalisme, comme internationalisme concret . II ne s agit, dira-t-on, que d'une tension accrue entre le contenu
et la forme, entre le prsent et lavenir. Mais cela revient dire que la
dialectique est dsormais illisible, qu'elle est pure transformation du
contraire en contraire. La politique communiste, dit Pierre Herv, c'est
l'laboration quotidienne d'une stratgie et d'une tactique () adapte aux conditions diverse ! le temps, de lieu de situation, etc., surbordonne la loi fondamentale quest de veiller aux intrts permanents
des travailleurs 143 . La loi fondamentale et la condition du compromis valable taient pour Lnine d' lever (...) le niveau gnral de
conscience, desprit rvolutionnaire, de capacit de lutte et de victoire
du proltariat 144 . Pour Herv c'est de veiller aux intrts permanents des travailleurs . On voit que le critre a chang. Il s est dplac du subjectif vers l'objectif de la conscience du proltariat vers ses
143
144

Action, 15 fvrier 1946.


Lnine : La Maladie infantile du Communisme, p. 44 ; cit plus haut, pp.
126-127.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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intrts permanents, c'est--dire vers la conscience de ses chefs, car,


de toute vidence, les chefs disposent seuls des renseignements ncessaires pour dterminer les intrts des travailleurs longue chance.
Peut-tre cette rvision du lninisme tait-elle invitable. Mais la nouvelle [155] politique ne peut, comme l'ancienne, concorder avec les
vux de la conscience. Il y a peut-tre encore une dialectique, mais au
regard d'un Dieu qui saurait l'Histoire Universelle. Un homme situ
dans son temps, s'il le regarde franchement, et non pas travers ses
souvenirs et ses rves, voit bien une conomie collectivise en train de
se construire. Il ne voit pas au pouvoir le proltaire comme homme
de l'Histoire Universelle .
Comment donc ferait-il passer dans son action les valeurs auxquelles il croit comme individu ? Le proltaire de Marx atteignait simultanment l'exprience de l'individualit et celle de l'universalit.
Aujourd'hui, il lui faut choisir entre l'une et l'autre. Pour suivre une
dialectique brise, il faut que l'individu soit lui-mme bris. De l,
nous revenons ici des choses dont nous sommes plus srs parce
qu'elles sont sous nos yeux, une sorte de no-communisme assez
voisin du pragmatisme. Chaque mot que nous prononons, me disait
un communiste, n'est pas seulement un mot, mais encore une action.
Nous devons donc nous demander d'abord, non pas s'il est juste, mais
qui il profitera. Les marxistes se sont toujours soucis du sens objectif de leurs paroles, mais ils croyaient autrefois que le cours des
choses leur tait favorable, ce qui leur mnageait une marge de libert.
La vrit aussi tait une force. L'autocritique a t et reste un usage
officiel en U.R.S.S. Aujourd'hui, en France, beaucoup de communistes se mfient tel point de l'Histoire et des consquences de leurs
paroles qu'ils n'admettent pas la discussion sur le fond. Discuter avec
vous [156] sur le fond, me disait l'un d'eux (il s'agissait d'une question
de philosophie), c'est dj mettre bas les armes. la limite, dans une
histoire sans structure et sans lignes matresses, on ne peut plus rien
dire, puisqu'il n'y a ni priodes, ni constellations durables, et qu'une
thse n'est valable que pour un instant. Nous ne sommes plus dans
l'univers dialectique de Platon, mais dans l'univers fluent d'Hraclites.
Il est plaisant d'entendre les mmes hommes partir en guerre contre
l'irrationalisme, alors qu'ils le pratiquent chaque jour. Comme le P.
Danilou reprochait aux communistes de tendre la main aux catholiques et de les attaquer le lendemain, P. Herv rpond qu'il n'y peut

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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rien, que lui-mme, le P. Danilou, la religion et le Parti communiste


sont ensemble pris dans une dialectique qui les dpasse et qui commande la dcision politique. La rponse est, certes, marxiste : la religion a plusieurs cts et c'est la conjoncture mondiale qui en claire
tantt une face, tantt l'autre, et lui confre, selon les cas, une signification progressive ou ractionnaire. Mais cela mme peut tre compris
de deux faons. Ou bien on en tire que, pour une priode donne, le
marxiste peut conclure des alliances franches, parce qu'elles sont dans
le sens de l'histoire ce moment. Ou bien on veut dire que le marxiste
ne conclut que des alliances soumises restriction mentale. Dans le
premier cas, il est toujours sincre ; dans le second cas, il ne l'est jamais. La premire attitude est lie une conception rationnelle de
l'histoire ; la seconde, une conception pathtique et terroriste. Le
romantisme politique n'est pas du ct de ceux qui veulent maintenir
l'humanisme [157] marxiste et la thorie du proltariat, qui en est le
fondement. Ce n'est pas eux qui posent des alternatives : ou la morale
ou la politique, ou la ruse, ou l'chec. Ces choix dchirants sont le fait
du no-communisme.
Quand on compare la figure prsente du communisme avec sa figure classique, P. Herv rpond : II n'y a d' ancien communisme
que pour les historiens. Et il y a un communisme vivant qui est ce
qu'il est, et qui ne peut se juger comme une dviation par rapport
des formules historiques 145. Pourtant, moins de se rallier un mobilisme tout bergsonien, il faut bien formuler, il faut bien dfinir une
notion du communisme, une mthode et un style d'action communistes, il faut savoir en gros o l'on va et pourquoi, par exemple, le
communisme s'appelle communisme. Il ne mrite son nom que s'il va
(dans le meilleur sens du mot, escroqu, comme tant d'autres, par le
nazisme) vers une communaut et une communication, non vers une
hirarchie. Herv nous reproche de ne pas reconnatre le marxisme
au moment mme o il anime une politique et cesse d'tre (...) une
simple critique 146 . Mais c'est alors aux communistes de replacer les
dtours et les compromis dans une ligne gnrale, les dtails dans un
ensemble, et de montrer que le communisme demeure le communisme, sinon dans une identit morte, du moins dans une croissance
vivante. Herv parle de la fascination exerce par les gestes et le
145
146

Action, 15 fvrier 1946.


Ibid.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

137

langage d'une priode rvolue . Et il ajoute ces mots qui psent


lourd : Il n'y aura [158]plus d'Octobre 1917 (...) 147. S'il veut dire
que les circonstances concrtes d'une rvolution ne sont jamais deux
fois les mmes, c'est l'vidence. Si, par contre, il veut dire que cette
rvolution n'est pas destine, comme celle de 1917, mettre en place
une nouvelle humanit, une nouvelle galit, un nouveau rapport de
l'homme avec l'homme, alors c'est le sens mme du marxisme qu'il
dsavoue et l'on ne voit plus pour quoi il se bat. Lnine improvisant,
assis sur les marches de la tribune, la rponse qu'il va faire un orateur ; la simplicit, pour une fois au pouvoir ; la camaraderie , dans
son sens le plus beau, devenue loi de l'tat ; les relations des hommes
fondes sur ce qu'ils sont vraiment et non pas sur les prestiges de l'argent, de l'influence ou de la puissance sociale ; les hommes prenant en
mains leur histoire, commentant l'vnement, y faisant face dans des
rsolutions communes, comme le faisaient encore les communistes allemands de Buchenwald aprs dix ans de captivit, si l'on
est tout fait revenu de ces illusions , on abandonne le sens humain et la raison d'tre du communisme. La socit humaine tant
dans un tat naturel de conflit, puisque chaque conscience veut faire
reconnatre son autonomie par les autres, Marx avait cru trouver la
solution du problme humain dans le proltaire en tant qu'il est dtach de son entourage naturel, dpouill de sa vie prive et qu'il y a
vraiment un sort commun lui et tous les autres proltaires. La logique de sa situation le conduisait rejoindre les autres dans la lutte
commune contre le destin conomique [159] second par tous les
autres destins, et raliser avec eux une libert commune. De mme
que l'ingalit de l'ge, des dons, de l'amour, la diversit des histoires
individuelles sont surmonts dans le couple humain par la vie commune et les projets communs, de mme la diversit des proltariats,
leurs particularits nationales, historiques ou ethniques devaient tre
dpasses lorsque les proltaires de tous les pays se reconnatraient les
uns les autres en face des mmes problmes, du mme ennemi, et engageraient ensemble la mme lutte contre le mme appareil d'oppression. Le moins qu'on puisse dire est que l'histoire n'a pas pris cette
tournure.

147

Action, 15 fvrier 1946.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

138

Mais c'est une chose de reconnatre ce fait, c'en est une autre de
dclarer le marxisme dpass et de chercher la solution du problme
humain sur des voies dont il a parfaitement montr qu'elles reconduisent aux conflits ternels. On n'est pas dbarrass des problmes
communistes pour avoir constat que le communisme d' prsent est
en difficult devant eux. Si, comme nous essaierons de le montrer,
l'essentiel de la critique marxiste est un acquis dfinitif de la conscience politique et porte contre l'idologie travailliste des AngloSaxons, les difficults du communisme d'aujourd'hui sont nos difficults. Elles ne nous autorisent en aucun cas prendre envers lui une attitude de guerre, comme si sa critique du monde existant perdait toute
valeur du fait qu'il n'a pas trouv dans l'histoire les prises et les appuis
dont il avait besoin, comme si mme l'impossibilit d'une solution
supprimait le problme. Il nous reste donc dfinir, envers le communisme, une attitude pratique de comprhension [160] sans adhsion
et de libre examen sans dnigrement, et faire ce qui dpend de nous
pour viter une guerre o chacun, qu'il se l'avoue ou non, choisirait
dans l'obscurit, et qui serait un a combat douteux .

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

139

[161]

Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste
DEUXIME PARTIE
LA PERSPECTIVE HUMANISTE

Chapitre II
LE YOGI ET LE PROLTAIRE

Retour la table des matires

Donc avec le dclin de l'idologie et de la pratique proltariennes


apparat le vrai problme, autour duquel Koestler tourne sans le formuler jamais : la Rvolution peut-elle sortir de la Terreur ? Y a-t-il
une mission historique du proltariat, la fois force motrice de la socit nouvelle et porteur des valeurs d'humanit ? Ou au contraire la
Rvolution est-elle invitablement une entreprise toute volontaire
conduite par des chefs et par une catgorie dirigeante, subie par les
autres ? Hegel disait que la Terreur, c'est Kant mis en pratique. Partant
de la libert, de la vertu, de la Raison, les hommes de 93 aboutissent
l'autorit pure parce qu'ils se savent porteurs de la vrit, que cette
vrit, incarne dans des hommes et dans un gouvernement, est aussitt menace par la libert des autres et que le gouvern en tant
qu'autre est un suspect. La Rvolution de 93 est Terreur parce qu'elle
est abstraite et veut passer immdiatement des principes l'application
force de ces principes. Cela tant, il y a deux solutions. Ou bien laisser mrir la Rvolution, l'appuyer, non plus [162] sur les dcisions
d'un Comit de Salut Public, mais sur un mouvement de l'histoire :
c'est la solution que Hegel a peut-tre entrevue en 1807, c'est celle que

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

140

Marx a adopte. Selon l'Idologie allemande, la Rvolution rduit au


minimum la Terreur invitable dans les relations des hommes et finalement dpasse la Terreur parce qu'elle est l'avnement de la grande
majorit des hommes et d'un proltariat qui est en soi classe universelle . Hegel vieilli rservait au contraire ce nom aux fonctionnaires
d'un tat autoritaire qui voient pour tous le sens de l'histoire et qui
font l'humanit par la force et par la guerre. Il transforme en somme la
Terreur en institution, il renonce luniversalisme hypocrite de 93, et,
puisquaprs tout la Raison au pouvoir devient violence, compte sur la
violence seule pour faire l'unit des hommes. La question d'aujourd'hui est de savoir si le vieux Hegel aura raison du jeune Marx.
On ne peut reculer indfiniment le moment o il faudra dcider si
la philosophie proltarienne de l'histoire est ou non accepte par l'histoire. Le monde o nous vivons est cet gard ambigu. Mais, bien que
deux grains de sable, ni trois ni quatre ne fassent un tas de sable, au
bout d'un certain temps le tas de sable est l et personne ne peut en
douter. On ne peut indiquer un instant o les compromis cessent d'tre
marxistes et deviennent opportunistes, les formules de la Maladie infantile du Communisme peuvent couvrir peu prs n'importe quoi, il
vient cependant un moment o le dtour cesse d'tre un dtour, la dialectique une dialectique, et o lon entre dans un nouveau rgime de
l'histoire qui n'a plus rien de commun avec la [163] philosophie proltarienne de Marx. On sait comme Trotsky tait attach cette philosophie, au point d'en dduire directement sa tactique, sans gard suffisant des faits aussi massifs, que l'existence du fascisme ou celle de
l'U.R.S.S. C'tait pour lui lhistoire craie qui continuait, ne ft-ce qu'
l'tat de processus molculaire , sous les diversions, les confusions
et les compromis de l'histoire quotidienne. Il a cependant admis dans
ses dernires annes que cette distinction ne peut tre maintenue la
longue, que, si la philosophie proltarienne de l'histoire est vraie, elle
doit en fin de compte apparatre dans l'vnement, et il en est venu
fixer une chance pour l'preuve historique du marxisme. La seconde guerre mondiale a commenc. Elle atteste sans discussion possible que la socit ne peut plus vivre sur la base du capitalisme. Par
l elle soumet le proltariat une preuve nouvelle et peut-tre dcisive... Si la guerre provoque une rvolution proltarienne, le monde
et l'U.R.S.S. rentrent dans les perspectives classiques du marxisme. Si
par contre le proltariat ne prend pas en mains la direction de la so-

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

141

cit le monde peut voluer vers un capitalisme monopolistique et


autoritaire. Si onreuse que puisse tre la seconde perspective, si le
proltariat mondial se rvlait en fait incapable de remplir la mission
qui lui a t confie par le cours du dveloppement historique, il ne
resterait plus qu' reconnatre ouvertement que le programme socialiste fond sur les contradictions internes de la socit capitaliste est
finalement une utopie... 148 (ended as an [164] Utopia). Si Trotsky
vivait prsent, pourrait-il simplement maintenir sa critique de l'histoire existante au nom du schma proltarien ? La plate-forme proltarienne lui a permis longtemps d'occuper (sinon objectivement et dans
la lutte mondiale, du moins ses propres yeux) une position indpendante, gale distance du ralliement et de la contre-rvolution. Quand
il a t tu, le moment approchait peut-tre o il aurait t expuls par
l'histoire de cette position. Il n'aurait pas pour autant consenti capituler devant le cours des choses, ni se rallier soit au capitalisme monopolistique, soit au rgime de l'U.R.S.S. Ses derniers crits nous montrent qu'il aurait cherch dfinir contre l'un et l'autre un programme minimum pour la dfense des masses. Mais, ou bien ce
programme n'aurait t qu'une variante du socialisme humaniste ,
et alors il aurait jou son rle dans la conjuration mondiale contre
l'U.R.S.S. Ou bien, (et trs certainement), Trotsky aurait cherch
l'appuyer sur les mouvements de masses, et alors il serait entr en collision avec les partis communistes. son tour, il se serait donc trouv
au pied du mur ou devant un dilemme. L'histoire ayant dissoci ce que
le marxisme avait uni, l'ide humaniste et la production collective
, ou bien prendre parti pour un humanisme abstrait et contre le seul
pays o jusqu'ici soit tablie l'conomie collective, ou bien prendre
parti pour la production collective et le pays qui la reprsente. Ou
l'U.R.S.S. ou la contre-rvolution. On ne peut imaginer une dernire
dclaration de Trotsky. Dfi au prsent, appel l'avenir, cela tait,
exclu puisqu'il tenait [165] pour cruciale l'exprience prsente. Ralliement au gouvernement de l'U.R.S.S., c'est invraisemblable, car il
tait, surtout dans son dernier ge, un homme trop classique, trop attach la rationalit du monde pour vivre dans les contradictions et
pour entrer dans le jeu romantique des capitulations et de la cons-

148

The New International, novembre 1939, cit par D. Macdonald, Politics,


avril 1946, pp. 97-98.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

142

cience malheureuse. La vie politique pour lui serait devenue impossible.


C'est ici qu'on dira sans doute : en effet, il n'y a pas de position politique pour qui reste marxiste au sens classique. Mais pourquoi accorder un sursis cette philosophie ? Elle n'a pas russi passer dans
les faits, c'tait une utopie. Il ne faut plus y penser. Ceci nous amne
au dernier point qu'il nous importe d'tablir. Le dclin de l'humanisme
proltarien n'est pas une exprience cruciale qui annule le marxisme
entier. Comme critique du monde existant et des autres humanismes,
il reste valable. ce titre au moins, il ne saurait tre dpass. Mme
incapable de donner forme l'histoire mondiale, il reste assez fort
pour discrditer les autres solutions. Considr de prs, le marxisme
n'est pas une hypothse quelconque, remplaable demain par une
autre, c'est le simple nonc des conditions sans lesquelles il n'y aura
pas d'humanit au sens d'une relation rciproque entre les hommes, ni
de rationalit dans l'histoire. En ce sens, ce n'est pas une philosophie
de l'histoire, c'est la philosophie de l'histoire, et y renoncer, c'est faire
une croix sur la Raison historique. Aprs quoi, il n'y a plus que rveries ou aventures.
Une philosophie de l'histoire suppose en effet que l'histoire humaine n'est pas une simple somme de faits juxtaposs dcisions et
aventures individuelles, [166] ides, intrts, institutions, mais
qu'elle est dans l'instant et dans la succession une totalit, en mouvement vers un tat privilgi qui donne le sens de l'ensemble. Il n'y aura donc pas de philosophie de l'histoire si certaines catgories de faits
historiques sont insignifiantes, si par exemple l'histoire est faite des
projets de quelques grands hommes. L'histoire n'a un sens que s'il y a
comme une logique de la coexistence humaine, qui ne rend impossible
aucune aventure, mais qui du moins, comme par une slection naturelle, limine la longue celles qui font diversion par rapport aux exigences permanentes des hommes. Toute philosophie de l'histoire postule donc quelque chose comme ce qu'on appelle matrialisme historique, savoir l'ide que les morales, les conceptions du droit et du
monde, les modes de la production et du travail sont lis intrieurement et s'expriment l'un l'autre. Il y aura philosophie de l'histoire si
toutes les activits humaines forment un systme tel qu' chaque moment il n'y ait pas de problme absolument sparable, que les problmes conomiques et les autres forment un seul grand problme, et

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

143

qu'enfin les forces productrices de l'conomie aient une signification


culturelle, comme inversement les idologies ont une incidence conomique. Soit, dira-t-on, mais la conception marxiste de l'histoire affirme davantage : elle affirme que l'histoire conomique n'arrivera
l'quilibre que par l'appropriation collective de la nature aux mains du
proltariat. C'est le proltariat qui, dans cette perspective, reoit une
mission historique et sa lutte une signification centrale. N'est-ce pas l
une hypothse parmi [167] d'autres, et ne peut-on pas imaginer
d'autres philosophies de l'histoire qui lieraient le sort des hommes la
sagesse du prince ou celle des vieillards, ou celle des savants et
des intellectuels, ou celle des fonctionnaires de l'tat, ou celle des
saints ou enfin un systme de contrepoids dans lordre politique
et conomique tels que la phase moyenne du capitalisme les a connus ? Mais un groupe d'hommes ne pourra recevoir une mission historique la mission d'achever l'histoire et de faire l'humanit, que
s'ils sont capables de reconnatre pour tels les autres hommes et d'tre
reconnus par eux. Or, qu'il s'agisse du prince, des vieillards, des sages,
des fonctionnaires de l'tat ou mme des saints, le rle historique de
ces hommes ou de ces groupes d'hommes consiste entirement matriser les autres, par la force ou par la douceur. Et si c'est par un sage
quilibre des pouvoirs que Ton dfinit la civilisation, cette civilisation
est encore lutte, violence, et non-rciprocit. Quant la mission historique du proltariat, on peut contester qu'il soit en position de la remplir, ou que la situation du proltariat telle que Marx la dcrite suffise
orienter une rvolution proltarienne vers un humanisme concret,
que les violences de l'histoire soient toutes imputables l'appareil capitaliste. Mais on niera difficilement que, tant que cet appareil sera en
place et tant que le proltariat sera proltariat, l'humanit comme reconnaissance de l'homme par l'homme reste un rve ou une mystification. Le marxisme n'a peut-tre pas la force de nous convaincre qu'un
jour et par les voies qu'il indique l'homme sera pour l'homme [168]
l'tre suprme, mais garde celle de nous faire comprendre que l'humanit n'est humanit que de nom tant que la plupart des hommes vivent
par procuration et que les uns sont matres, les autres esclaves. Dire
que l'histoire est (entre autres choses) l'histoire de la proprit, et que
l o il y a proltariat, il n'y a pas d'humanit, ce n'est pas avancer une
hypothse qu'il faudrait ensuite prouver comme on prouve une loi de
physique, c'est simplement noncer cette intuition de l'homme comme
tre situ l'gard de la nature et des autres, que Hegel dveloppe

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

144

dans sa dialectique du matre et de l'esclave, et que Marx lui empruntait. Les esclaves, en dpossdant les matres, sont-ils en voie de dpasser l'alternative de la matrise et de l'esclavage ? C'est une autre
question. Mais, au cas o ce dveloppement ne se produirait pas, cela
ne signifierait pas que la philosophie marxiste de l'histoire doit tre
remplace par une autre, cela signifierait qu'il n'y a pas d'histoire si
l'histoire est l'avnement d'une humanit et l'humanit la reconnaissance mutuelle des hommes comme hommes, en consquence pas
de philosophie de l'histoire, et qu'enfin, comme le disait Barrs, le
monde et notre existence sont un tumulte insens. Peut-tre aucun
proltariat ne viendra-t-il exercer la fonction historique que le schma
marxiste reconnat au proltariat. Peut-tre la classe universelle ne se
rvlera-t-elle jamais, mais il est clair qu'aucune autre classe ne saurait relever le proltariat dans cette fonction. Hors du marxisme, il n'y
a que puissance des uns, et rsignation des autres. Les raisons pour
lesquelles on tient au marxisme et l'on ne s'en dtache pas facilement,
quel ; que soient les dmentis [169] de l'exprience , sont maintenant claires : c'est que, replaces dans les perspectives d cette unique
philosophie de l'histoire, les sagesses historiques apparaissent
comme des checs. Le marxisme a un premier titre, tout subjectif,
bnficier d'un sursis : c'est qu'il est le seul humanisme 'qui ose dvelopper ses consquences. Mais, de ce fait mme, il en a aussitt un
second, objectif cette fois. Parce que nulle part dans le monde ne se
ralise le pouvoir du proltariat, on conclut que le marxisme est dpass par les faits, que la question ne se pose plus, ou que personne
aujourd'hui n'est plus marxiste . Ce raisonnement suppose que les
comptes du marxisme sont arrts et que, n'tant pas ralis dans les
institutions, il n'a plus rien nous apprendre. C'est oublier beaucoup
de faits qui nous le montrent toujours vivant, sinon sur le devant de la
scne, du moins au second plan de l'histoire. L'histoire prsente n'est
pas conduite par le proltariat mondial, mais, de temps autre, il menace de reprendre la parole. Les chefs d'tat le redoutent. Or, chaque
fois qu'il se rendort, avec lui entrent en sommeil l'universalisme et
l'espoir d'une transformation sociale. Cela suffit pour que l'attitude
marxiste reste possible non seulement titre de critique morale, mais
mme titre d'hypothse historique. Le matrialisme historique est
plutt prouv que dmenti par l'volution de l'U.R.S.S. puisqu'on voit
paratre ensemble la hirarchie stricte et le compromis patriotique et
religieux. S'il est vrai que la rivalit de l'U.R.S.S. et des tats-Unis

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

145

explique un grand nombre de faits, il est remarquer que, dans les


pays d'importance moyenne, elle utilise la lutte des classes [170] et est
utilise par elle, les deux phnomnes forment un ensemble ambigu
o domine tantt l'un tantt l'autre. Les sympathies pour l'U.R.S.S. et
pour les tats-Unis se distribuent assez rgulirement, d'aprs la ligne
de partage des classes. On a vu le gouvernement britannique, pendant
la guerre, rallier les masses l'effort national par des projets qui
avaient quelque chose de socialiste, et abandonner ces projets aussitt
pass le danger, comme s'il connaissait bien cette loi marxiste de l'histoire selon laquelle la conscience de classe dissocie le patriotisme. On
a vu les gouvernements de Madrid et de Vichy, dans un temps o les
partis communistes taient illgaux et traqus, dnoncer le communisme intrieur comme un danger plus grand que les victoires de
l'arme rouge, reconnaissant ainsi la lutte des classes comme fait
spontan en dpit de tout ce qu'ils avaient tent pour mystifier la conscience de classe. Sans doute avaient-ils intrt persuader les AngloSaxons qu'ils formaient rempart contre le proltariat. Mais justement
l'un d'entre eux au moins n'y a pas si mal russi. Les dclarations de
Hitler sur les dangers d'un trotskysme europen appartenaient au
mme genre de propagande. Mais, comme toutes les propagandes,
celle-ci exprime dans un langage approximatif un aspect des choses,
la possibilit permanente d'un mouvement proltarien dans chaque
pays, sous la pression de ses problmes propres. On aurait tort d'accorder au proltariat et la lutte des classes comme facteurs politiques
moins d'importance que ne le font travers le monde ses adversaires
les plus rsolus. On a vu le gnral de Gaulle, qui d'abord appelait sur
son pays la grande vague [171] d'une rvolution, dissocier cette vague
pourtant, sans violence lorsqu'il eut pris pied en France, rappeler un
personnel politique largement discrdit, mais de toute sret, traiter
les problmes militaires, conomiques et judiciaires hors de toute initiative populaire, modrer, dcourager, fatiguer ceux qui l'avaient soutenu, comme si le problme des problmes tait pour lui de replacer
les masses dans cet tat de passivit qui est le bonheur des gouvernements, comme si toute rnovation tait ncessairement rvolution, ce
qui est exactement la thse marxiste 149. La conduite du proltariat
149

On dira que le gnral de Gaulle n'en avait pas au proltariat, mais au parti
communiste ou l'U.R.S.S. C'est probable, mais le fait est que visant l'un il
atteignait l'autre. Toutes les distinctions du monde n'empchent pas que le

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

146

franais pendant l'occupation allemande est encore un de ces faits que


le marxisme claire et qui le confirment. On peut dire que, dans son
ensemble, et en particulier le proltariat industriel, mme quand
il a travaill ou fait commerce avec l'occupant, il a t remarquablement insensible sa propagande, comme d'ailleurs il a t rebelle au
chauvinisme. Les lments les moins politiss lui opposaient, non
sans doute des actes d'hrosme, mais comme une certitude massive,
venue de trs loin : Tout cela ne nous concerne pas , ce socialisme europen , n'est pas notre socialisme , comme si la condition proltarienne portait en elle un refus implicite et dfinitif des
thmes ractionnaires, mme dguiss, et une sagesse spontane bien
conforme la description de Marx. Si lon considre [172] l'histoire
contemporaine, non pas statistiquement et dans ses grandes lignes,
mais au niveau des individus qui la vivent, on voit reparatre les
thmes marxistes que l'on croyait dpasss . Or dj en physique il
n'y a pas d'exprience cruciale aprs quoi une thorie puisse tre dite
fausse ou vraie, mais plutt un dclin des thories trop simples,
chaque jour moins capables de couvrir l'ensemble des faits connus.
plus forte raison en histoire, o il n'est pas question d'une nature extrieure, mais de l'homme mme, o par suite une thorie ne cesse de
compter comme facteur historique, et en ce sens d'tre vraie, que le
jour o les hommes cessent d'y adhrer. Qu'un Franais, malgr les
dmentis de l'exprience , reste attach aux thmes marxistes, ce
n'est, si l'on veut, qu'un fait psychologique, mais, multiplie par plusieurs millions, cette erreur devient un fait sociologique parfaitement objectif et qui doit exprimer quelque ralit prsente de l'histoire
franaise. Mme quand le parti communiste passe des compromis, il
est, par exemple, en raison de sa composition sociale, seul capable de
soutenir efficacement les fermiers contre les propritaires et il est bien
difficile de dmontrer aux paysans qu'ils se trompent en votant pour
lui. De mme, quelle que soit sa politique du moment, le Pays de la
Rvolution doit se conformer l'image de lui-mme que les masses
lui renvoient et introduire dans les pays o il domine des rformes
qu'ils ont attendues un sicle. Quant au proltariat urbain et industriel
que la politique de compromis pourrait rebuter, il n'est pas besoin,
gouvernement de Gaulle, dans la mesure o il devenait anticommuniste, restreignait les liberts, essayait de ruser avec le suffrage et prenait figure ractionnaire.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

147

pour expliquer sa fidlit, de recourir avec Kstler la pathologie


mentale : il reste dans le parti parce [173] qu'il y est et que, tant qu'il y
est, le parti communiste reste le parti du proltariat. L'adhsion tend
d'elle-mme se continuer. La politique proltarienne, disait un anticommuniste, cela signifie les Russes. Oui, lui rpondit-on, mais les
Russes, cela signifie un minimum de politique proltarienne qui ne se
trouve pas ailleurs, du moins tant que le proltariat ne spare pas son
sort de celui de l'U.R.S.S. Telle est la situation ambigu o nous nous
trouvons et qui fait que l'anticommunisme virulent est conservateur,
bien que les communistes aient mis en sommeil ou mme abandonn
la politique rvolutionnaire du type classique.
*
*

Beaucoup d'anciens communistes ferment les yeux cette vrit


rmanente ou permanente du marxisme et prennent en consquence
des positions philosophiques et politiques qui les situent en de et
non au-del. Ils se sont spars d'un parti qui pour ses adhrents n'est
pas seulement, comme d'autres partis ou comme une socit de secours mutuel, l'instrument d'une activit strictement dlimite, mais le
lieu de tous les espoirs et le garant de la destine humaine. La rupture
avec le parti est totale, comme la rupture avec quoiqu'un, et obit la
loi du tout ou rien. Elle ne laisse pas intact le souvenir de ce qui l'a
prcde. Les anciens communistes sont souvent moins quitables
envers le marxisme que ceux qui n'en ont jamais fait profession, parce
qu'il appartient pour eux un pass qu'ils ont difficilement rejet et
dont ils n veulent [174] plus rien savoir. Si dans leur priode communiste ils ont mal compris la porte du marxisme, on ne saurait leur
demander de revenir l-dessus et de poser aujourd'hui les questions
compte tenu d'une doctrine qu'ils ont rejete comme on rejette une
amiti ou un amour, c'est--dire en bloc. Peut-tre mme tiennent-ils
l'image indigente qu'ils s'en faisaient parce qu'elle justifie la rupture.
Un homme qui a quitt la femme avec laquelle il avait vcu reste incrdule si elle devient prcieuse quelqu'un d'autre : il la connaissait
mieux que personne par la vie de chaque jour, et cette image si diffrente qu'un autre a maintenant d'elle, ce ne peut tre qu'une illusion.
Lui sait, les autres se trompent. Il n'y a rien de frivole comparer ainsi
la vie politique et la vie personnelle. Nos rapports avec les ides sont
invitablement et sont bon droit des rapports avec les gens. Cest

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

148

pourquoi, sur certaines questions, l'ancien communiste manque pour


longtemps de lucidit.
C'est ce que vrifie l'exemple de Kstler. l'entendre parler de la
scolastique marxiste et du jargon philosophique 150, on peut
prsumer qu'il n'a jamais pris au srieux l'laboration philosophique
qui, des post-kantiens Marx, conduit voir dans l'Histoire l'existence de l'esprit. En fait, il est parti de ce qu'il appelle la philosophie
du commissaire : le complexe considr comme un assemblage
d'lments simples, la vie comme une modalit de la nature physique,
l'homme comme une modalit de la vie, la conscience comme un produit ou mme une apparence ; un monde homogne, [175] tal, plat,
sans profondeur ni intrieur ; l'action humaine explique par des
causes comme tous les processus physiques, la morale, la politique,
ramenes une technique de l'utile, en un mot l'affirmation exclusive
du dehors . Aujourd'hui, il dcouvre la libert au sens cartsien,
comme exprience indubitable de ma propre existence 151, la conscience comme premire vrit, il se plat noter tout ce qui, dans la
physique ou la psychologie modernes, contredit la philosophie du
commissaire : discontinuit des quanta, valeur seulement statistique
des lois, valeur seulement macroscopique du dterminisme 152 et en
consquence limitation de la pense explicative et rhabilitation
du jugement de valeur 153. On conoit qu'aprs avoir si longtemps respir l'irrespirable philosophie du commissaire, il s'en loigne avec satisfaction. Ce que l'on conoit moins, c'est qu'il la mette au compte du
marxisme et jette par-dessus bord, avec elle, le marxisme lui-mme.
Car enfin la qualit irrductible aux diffrences de quantit, le tout
irrductible aux parties et porteur d'une loi d'organisation intrinsque,
un a priori ou un intrieur de la vie et de l'histoire dont les vnements constatables sont le dploiement visible et comme l'mergence
et dont l'homme est en dernire analyse le porteur, Kstler pouvait
apprendre tout cela dans Hegel et dans Marx considr comme ralisateur de Hegel.

150

The Yogi and the Commissar (passim).


Ibid., p. 220.
Ibid., p. 225.
153 Ibid., pp. 240 et 242-243.
151
152

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

149

Il y aurait gagn de ne pas changer une navet contre une autre et


le scientisme contre le sentiment [176] ocanique. Certes, il n'est pas
entr en religion. Il se moque de ceux qui croient trouver dans le comportement de l'lectron un passage pour quelque inspiration divine 154
dans celui de la cellule vivante un libre arbitre comparable la libert
humaine, et gnralement dans les limites de la science exacte une
preuve de l'Immacule Conception 155. Ce qu'il veut opposer la philosophie de l'extrieur ou philosophie du Commissaire, ce n'est pas la
philosophie du Yogi ou philosophie de l'intrieur : il les renvoie dos
dos. Le Yogi a le tort de ngliger l'hygine et les antiseptiques 156. Il
laisse faire la violence et ne fait rien 157. Supposer que, hors du mcanisme, il n'y a que l'glise d'Angleterre, et que la seule voie vers ce
que nous ne pouvons voir ni toucher passe par le dogme chrtien, est
d'une navet dsarmante... 158 Ce qu'il cherche, c'est une synthse 159 entre la philosophie de l'extrieur, qui nivelle le monde sur
le plan unique de l'explication causale, et la philosophie de l'intrieur,
qui se borne dcrire les niveaux de l'tre dans leur diffrence et perd
de vue leurs relations effectives 160. Le paradoxe fondamental de la
condition humaine, le conflit entre libert et dterminisme, morale et
logique ou comme on voudra l'exprimer, ne peut tre rsolu que si,
pensant et agissant sur le plan horizontal qui est celui de notre existence, nous demeurons cependant conscients [177] de sa dimension
verticale. Prendre conscience de l'un sans perdre conscience de l'autre,
c'est peut-tre la tche la plus difficile et la plus ncessaire devant laquelle notre espce se soit jamais trouve 161. La formule est excellente. Mais, dans le fait, Koestler incline vers le Yogi, sans mme viter les accs de fanatisme qui, comme il l'indique lui-mme, alternent
chez le Yogi avec la vie intrieure 162. On le sent tent, ne disons pas
par la religion, qui, elle, a le sens des problmes du monde, mais par
154
155
156
157
158
159
160
161
162

The Yogi and the Commissar, p. 226


Ibid., p. 227.
Ibid., p. 6.
Ibid., p. 244.
Ibid.
Ibid., p. 245.
Ibid., p. 243.
Ibid., pp. 245-246.
P. 245.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

150

la religiosit et l'vasion : ...le Sicle des lumires a dtruit la foi en


une immortalit personnelle. Les cicatrices de l'opration n'ont jamais
guri. Il y a un vide dans chaque me vivante, une soif ardente en
nous tous... 163. Il met au compte du christianisme, et parat donc lier
aux croyances transcendantes, l'ide d'une pluralit de niveaux o
l'infrieur n'explique pas le suprieur 164, ce qui est tout de mme un
peu fort si l'on pense Aristote. Il dclare froidement que la science a
usurp la place de 1' autre mode de connaissance... depuis prs de
trois sicles , ce qui est violent si l'on pense au Descartes des Mditations, Kant, Hegel. Cet autre mode de connaissance , il l'appelle
contemplation et dclare qu'elle ne survit que dans l'Orient et que,
pour l'apprendre, nous avons nous tourner vers l'Orient 165 . On a
envie, encore une fois, de le renvoyer Hegel qui explique si bien
l'Orient comme rve d'un Infini naturel [178] sans mdiation historique, et dans l'oisivet de la mort.
On a l'impression d'une philosophie en retraite : Kstler se retire
du monde, il prend cong de sa jeunesse, il n'en retient presque rien.
Quand par exemple il parle de Freud, ce n'est pas pour dgager les
acquisitions du freudisme de sa charpente thorique aujourd'hui vermoulue et des prjugs scientistes que Freud partageait avec sa gnration. C'est pour rserver, par del tout conditionnement corporel et
historique, un pur domaine des Valeurs. Il faut que le sourire de la Joconde soit arrach toute compromission avec l'enfance de Lonard 166 ou le courage et le sacrifice toute contamination par le masochisme ou l instinct de la mort 167. Alors qu'il faudrait chercher
jusque dans le masochisme et l'instinct de la mort ou jusque dans les
conflits infantiles l'annonce et la premire esquisse du drame humain
que les actions et les uvres de l'adulte porteront son expression la
plus pure sans jamais s'en abstraire, alors qu'il aurait fallu faire
descendre les valeurs et l'esprit jusque dans les faits prtendus biologiques , Kstler revendique pour eux un lieu mtaphysique distinct, s'interdit par consquent l'analyse et la critique psychologiques
de nous-mmes et nous livre aux mystifications de notre bonne cons163
164

P. 217.
P. 236.
165 P. 246.
166 P. 238.
167 P. 241.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

151

cience. Alors qu'il fallait retenir toutes les conditions psychologiques


ou historiques d'une uvre ou d'une vie et simplement les intgrer en
une situation totale qui se propose l'individu comme le thme de
toute sa vie et qu'il est d'ailleurs libre de traiter de plusieurs [179] faons, l'homme lisant dans les donnes de sa vie ce qu'il consent y
lire, Kstler discrdite l'histoire et la psychologie. Alors qu'il fallait, au besoin contre les dclarations de principe de Freud, mais selon
l'esprit de ses tudes concrtes, reconnatre la signification humaine de
la libido, comme puissance indtermine de fixation et
d' investissement , Kstler rclame pudiquement que l'on mette
l'amour du prochain au-del des conflits somatiques 168. Parce qu'il a
trop longtemps cru une vie sans valeurs et sans esprit, et qu'il y
croit encore, il ne peut les rintgrer maintenant qu' l'tage suprieur. Il faut voir comment au nom des rgles lmentaires de la logique , dont quelques exemples contemporains de prliaisons collectives 169, de raisonnement thalamique 170 et de mentalit schizode fournissent l'effrayante contre-preuve, Kstler envoie promener la dialectique 171 et rhabilite la pense prtendument claire,
comme si l'on pouvait surmonter les contradictions de la vie en oubliant [180] l'un des deux termes dont elles sont faites, comme si
l'abus de la dialectique avait sa cause en lui-mme et non pas dans les
contradictions croissantes dont l'humanit fait l'exprience, et comme
si la rgle de la pense pouvait tre de s'arrter aux ides les plus
simples, comme tant les plus claires, au risque de ne pas comprendre
ce qui se passe. De mme enfin, dans l'ordre du jugement moral, Ks168

Il donne l'oeuvre de Sade (p. 240) comme un bon exemple d'une morale
soumise la biologie , alors que, de toute vidence, Sade prouve plutt
qu'au niveau de l'homme, le biologique comme le sociologique est charg
d'une volont d'absolu. Le mot de Kirillov dans les Possds (p. 239) ( s'il
croit, il ne croit pas qu'il croit, s'il ne croit pas, il ne croit pas qu'il ne croit
pas ) Kstler n'y trouve pas l'cho du malin gnie cartsien, l'expression
d'un doute toujours possible sur l'authenticit de nos affirmations et de nos
dcisions, dpasser, comme Descartes l'enseigne, par l'exprience de la
pense en acte. Non, pour Koestler, il faut oublier le doute, en oubliant la
psychologie et l'histoire, et en posant une fois pour toutes que nous les
transcendons.
169 P. 118.
170 P. 128.
171 P. 228, note.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

152

tler part en guerre contre la formule tout comprendre c'est tout pardonner et la pulvrise par le moyen de cette logique abstraite dont il
partage le secret avec les collaborateurs de Polemic. Ou bien, dit-il en
effet, je comprends une action en elle-mme, et alors de la comprendre ne peut me conduire qu' la condamner plus svrement si
elle est mauvaise. Ou bien comprendre c'est expliquer par des causes
extrieures comme le milieu, l'hrdit, l'occasion, mais alors je traite
l'action comme un simple produit naturel, ce qui laisse intact mon jugement sur l'action comme action libre. Et si nos actions n'taient ni
ncessaires au sens de la ncessit naturelle, ni libres au sens d'une
dcision ex nihilo ? Si en particulier dans l'ordre du social personne
n'tait innocent et personne absolument coupable ? Si c'tait l'essence
mme de l'histoire de nous imputer des responsabilits qui ne sont jamais entirement ntres ? Si toute libert se dcidait dans une situation qu'elle n'a pas choisie, bien qu'elle l'assume ? Nous serions alors
dans la situation pnible de ne jamais pouvoir condamner avec bonne
conscience, bien qu'il soit invitable de condamner.
C'est ce que Kstler ne veut pas. De peur d'avoir pardonner, il
prfre ne pas comprendre. Assez [181] d'quivoques, pense-t-il, assez de problmes et de casse-tte. Revenons aux valeurs absolues et
aux penses claires. Il y a peut-tre l pour lui une question de sant et
l'on s'en voudrait d'interrompre une cure. Mais qu'il ne prsente pas un
remde ses incertitudes comme une solution des problmes du
temps. Il brle la philosophie du Commissaire qu'il adorait. Cela
donne peu de confiance dans ses affirmations du moment. Il rgne
dans les essais de Kstler un style d' aller et retour qui est celui de
beaucoup d'anciens communistes, et qui ennuie les autres. Aprs tout,
nous n'avons pas expier les pchs de jeunesse de Kstler, et si, sur
ses vingt ans, il a eu des bonts pour le rationalisme, l'optimisme
superficiel, la logique cruelle, l'arrogante confiance en soi, l'attitude
promthenne , ce n'est pas une raison pour liquider avec eux les acquisitions du XIXe sicle, pour pencher prsent vers le mysticisme,
le romantisme, les valeurs morales irrationnelles et le demi-jour mdival , ni surtout pour prter aux masses, qui n'en peuvent mais, et
continuaient pendant ce temps leur existence sacrifie, une nostalgie
antimatrialiste aussi vaine que le matrialisme lui-mme 172. On
172

P. 13.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

153

n'aime pas ces beaux sentiments tout neufs. Comme disait Montaigne,
entre nous, ce sont choses que j'ai toujours vues de singulier accord :
les opinions superclestes et les murs souterraines 173 . Un certain
culte ostentatoire des valeurs, de la puret morale, de l'homme intrieur est secrtement apparent avec la violence, la haine, le fanatisme, et Kstler le sait puisqu'il nous met en garde contre le mystique [182] qui agit comme un commissaire retourn 174 . On aime un
homme qui change parce qu'il mrit et comprend aujourd'hui plus de
choses qu'il n'en comprenait hier. Mais un homme qui retourne ses
positions ne change pas, il ne dpasse pas ses erreurs. C'est sur le terrain de la politique que l'humanisme de Kstler va montrer sa face
mchante. Ici comme ailleurs, il ne progresse pas, il rompt avec son
pass, c'est--dire qu'il reste le mme. Dans un seul passage de son
livre, il lui arrive de mentionner entre le type du Commissaire et celui
du Yogi le type du rvolutionnaire marxiste tel que le XIXe sicle l'a
form. Depuis Rosa Luxembourg, dit-il, aucun homme, aucune
femme n'a paru qui et la fois le sentiment ocanique et le mobile de
l'action 175 . Ceci donne entendre que Rosa Luxembourg, ni,
ajouterons-nous, les grands marxistes de ce sicle, n'ont profess
ou en tout cas vcu la sordide philosophie du Commissaire. Si donc
on trouve que le communisme d'aujourd'hui s'carte de son inspiration
originaire, il faut le dire, mais le remde ne consistera en aucun cas
rentrer dans le jeu de la vie tout intrieure dont le marxisme, une fois
pour toutes, a montr les mystifications. Kstler oublie de son pass
communiste ce qu'il faudrait garder, le sens du concret, et en
garde ce qu'il faudrait oublier, la disjonction de l'intrieur et de
l'extrieur. Il y est trop et trop peu fidle, comme ces sujets de Freud
qui restent fixs leurs expriences et qui justement pour cette raison
ne peuvent les comprendre, les assumer et les liquider. Il fait tranquillement [183] l'loge du socialisme britannique. Le cadre constitutionnel de la dmocratie britannique offre au moins une chance de
transition relativement douce vers le socialisme 176. Un des enseignements fondamentaux du marxisme est qu'il est important pour le
proltariat de conserver certaines liberts dmocratiques dans
173

Essais, III, XIII.


The Yogi and the Commissar, p. 245.
Ibid., p. 13.
176 P. 216.
174
175

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

154

l'tat 177. Que le socialisme et la dmocratie britanniques reposent sur l'exploitation d'une partie du monde, cette objection n'est pas
mme mentionne. Bien plus, Kstler entend qu'on te aux socialistes
anglais les scrupules qui pourraient leur rester, et aux proltaires
conscients s'il s'en trouve, ce qu'ils peuvent garder d'universalisme.
La fameuse phrase du Manifeste Communiste les travailleurs n'ont
pas de patrie est inhumaine et fausse. Le laboureur, le mineur le balayeur sont lis leur rue ou leur village natal, aux traditions du langage et des murs par des liens motionnels aussi forts que ceux du
riche. Aller contre ces liens c'est aller contre la nature humaine,
comme le socialisme doctrinaire, avec ses racines matrialistes, l'a si
souvent fait 178. Si un proltaire merge du provincialisme et du
chauvinisme, on peut compter sur Kstler pour l'y replonger. Et l'on
ne voit pas bien pourquoi, dans une rcente interview, il faisait au parti travailliste le reproche (unique) de n'avoir pas cr une Internationale (sans d'ailleurs s'interroger sur les raisons d'une si regrettable
omission). Aprs les famines de Karkov, on comprend que Kstler
apprcie sa valeur le climat moral de la [184] belle et mlancolique
Angleterre. Certes, personne n'aime les restrictions ni la police, personne de sens n'a jamais dout qu'il ft plus agrable de vivre dans
les pays qui, la faveur de leur avance historique, grce leurs ressources naturelles aides par les revenus de l'tat usurier, assurent
leurs nationaux un niveau de vie et des liberts qu'une conomie collective en construction refuse aux siens. Mais la question n'est pas l.
Mme si demain les tats-Unis taient les matres du monde, il est
assez vident que ni leur prosprit ni leur rgime ne s'tendraient de
ce fait partout. Mme si la France s'tait politiquement lie aux tatsUnis, elle n'aurait pas connu pour autant la prosprit relative que les
Belges par exemple doivent la possession du Congo. Elle aurait eu
payer ses importations de sa production, qui est la plus coteuse du
monde. De mme, il faut apprcier sur le terrain russe les problmes et
les solutions sovitiques. Le ton de Kstler parlant des famines de
Karkov et des coupures de courant rappelle celui des journalistes franais, avant la guerre, quand ils parlaient du rationnement, des queues
et de la pnurie en U.R.S.S. Depuis lors nous avons connu cela, et
pour rien. Certains soldats amricains montraient au spectacle de notre
177
178

P. 215.
P. 211.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

155

vie sordide, non pas du tout de la compassion, mais une sorte de mpris et de scandale, persuads probablement qu'on ne peut tre si malheureux sans avoir beaucoup pch. Il y avait quelque chose d'analogue chez certains de nos compatriotes qui avaient sjourn aux
tats-Unis pendant l'occupation. Symtriquement, il y a, chez beaucoup de continentaux, une sorte de sympathie pour les peuples famliques et qui ont l'exprience [185]de la ncessit. Ce n'est pas avec
des sentiments qu'on rsoudra la question, qui, encore une fois, n'est
pas de savoir si l'on est mieux ici ou l, mais si l'un des systmes (et
lequel) est investi d'une mission historique. Nous avons pos la question en ce qui concerne l'U.R.S.S. Il faut la poser aussi en ce qui concerne le socialisme britannique ; Il faut se demander si un socialisme qui abandonne l'internationalisme au moins sous sa forme
doctrinaire , et prend sans scrupule la succession de la politique
Churchill dans le monde intresse en quoi que ce soit les hommes de
tous les pays et si le socialisme ainsi compris n'est pas un autre
nom de la politique impriale. Les lecteurs franais, dit l'anticommuniste, votent pour le marxisme et font le jeu des Russes. Mais comment ne voit-il pas que le socialisme humaniste est exactement le
dguisement que doivent prendre les imprialismes occidentaux s'ils
veulent se faire reconnatre une mission historique. Si sensible la
premire quivoque, on est confondu de voir que Kstler l'est si peu
la seconde. Il fait appel 1' humanisme rvolutionnaire de l'Occident 179 . Mais par ailleurs, il ne reproche rien en politique intrieure
au parti travailliste, dont nous avons pu depuis quelque temps apprcier l'esprit rvolutionnaire. Quant l'humanisme, il souhaite la paix,
mais toute la question est de savoir comment il entend l'obtenir et,
comme on dit dans l'cole, par quels moyens nous allons vers cette fin
honorable. A cet gard, le Yogi et le Commissaire montre bien que
l'anticommunisme et l'humanisme ont [186] deux morales : celle qu'ils
professent, cleste et intransigeante, celle qu'ils pratiquent, terrestre et
mme souterraine. Comme les journalistes de gauche taient convaincants quand ils prouvaient, aux jours de Munich, que l'apaisement
ne conduit pas la paix, mais la guerre, et comme ils ont oubli
le sermon qu'ils prchaient alors ! Dans le cas de la Russie comme
dans celui de l'Allemagne, l'apaisement est fond sur cette erreur logique qu'un pouvoir en expansion, si on le laisse faire, arrivera auto179

The Yogi and the Commissar, p. 216.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

156

matiquement saturation. L'histoire prouve le contraire. Un entourage


qui ne rsiste pas agit comme un vide, il incite constamment une
nouvelle expansion et n'indique pas l'agresseur jusqu'o il peut aller
sans risquer un conflit majeur ; c'est pour lui une invitation directe
jouer au-dessus de son jeu et trbucher dans la guerre par une faute
de calcul. En fait les deux guerres mondiales sont nes de telles erreurs de calcul. L' apaisement transforme le champ de la politique
internationale d'chiquier en table de poker : dans le premier cas, les
partenaires savent tous deux o ils sont, dans le second ils ne le savent
pas. Le contraire de l'apaisement n'est donc pas le bellicisme : mais
une politique contours clairs et principes fermes qui ne laisse pas
ignorer au partenaire jusqu'o il peut aller. Elle n'limine pas la possibilit de la guerre, mais te le danger d'y tomber aveuglment : or
c'est tout ce que la sagesse politique peut faire. Il est hautement improbable qu'aucune grande puissance commette un acte d'agression
contre une petite nation si tous les intresss ont clairement et dfinitivement compris qu'une nouvelle guerre mondiale en serait [187] la
consquence invitable 180. Voil donc comment finissent tant de
scrupuleuses mditations sur les fins et les moyens. Les dernires
phrases jettent sur l'ensemble la bndiction du si vis pacem.... Hlas !
Si le pacifisme des journalistes de gauche aujourd'hui rappelle Kstler la politique d'apaisement des annes 1938 et 1939, le si vis pacem
de Kstler nous rappelle, lui aussi, quelque chose. Il y avait en 1939
deux manires de se moquer du monde : l'une tait en effet de dire
qu'on dsarmerait l'Allemagne par des concessions, l'autre de dire que
l'Allemagne bluffait et que la fermet viterait la guerre. 1939 nous a
appris que l' apaisement conduit la guerre, mais aussi que la
fermet n'est srieuse que si elle est dj consentement la guerre,
peut-tre mme volont de guerre, car un consentement, tant conditionnel, n'est qu'une vellit, et l'adversaire, qui le sent, agit en consquence. Ou bien les puissances fermes se consacrent entirement
la prparation de la guerre, alors, leurs menaces comptent, mais, si
pacifiques que soient leurs fins, elles sont ignores de l'adversaire, qui
ne voit que les chars, l'artillerie, la flotte et tire les consquences de
cette situation. Ou bien les puissances rpugnent aux moyens belliqueux et alors la fermet diplomatique est sans effet. Faut-il donc,
dater d'aujourd'hui, que l'Angleterre et les tats-Unis prparent la
180

The Yogi and the Commissar, p. 214.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

157

guerre comme ils ont prpar le dbarquement de 1940 1944 ? Fautil ds maintenant tenir pour acquis que l'U.R.S.S. ne peut coexister
avec le reste du monde ? C'est bien l la question, car il est [188] impossible de prsenter la menace d'une guerre mondiale comme un
moyen d'assurer la paix quand on a vu l'Allemagne en 1941 engager la
guerre l'Est sans avoir liquid l'Occident et les Allemands se battre
contre une coalition presque gnrale, et impossible aussi d'voquer
un front uni des puissances qui laisserait seul l'agresseur, puisque
l'agresseur n'est jamais sans complicits, les intrts des puissances
tant trop varis pour qu'elles se rangent toutes d'emble contre lui. La
vraie fermet exige qu'on considre l'tat de guerre comme acquis. Et
c'est l certes une politique, mais qu'on lie saurait sans abus de mots
appeler humaniste . Il est d'ailleurs craindre qu'ici encore les
moyens ne dvorent les fins. Quand les tats-Unis auront liquid
l'U.R.S.S. (ce qui n'ira pas tout seul), Kstler (s'il survit) n'aura plus
qu' proposer aux peuples de l'Europe Occidentale (s'il en reste) une
nouvelle politique de fermet l'gard des tats-Unis puissance
en expansion . On imagine trs bien sous le titre Anatomie d'un
Mythe ou La Fin d'une Illusion un nouvel essai de Kstler consacr
cette fois aux pays anglo-saxons. Il tablirait premptoirement que les
tats-Unis, pays de l'antismitisme, du racisme et de la rpression des
grves ne sont plus que de nom le Pays de la Libert et que les
bases idologiques intactes du socialisme travailliste ne sauraient
suffire justifier la politique trangre de l'Empire anglais. Peut-tre,
aprs ce double dtour par des moyens honteux, le Yogi pourra-t-il
enfin marcher droit vers les fins humanistes.
Kstler dira peut-tre que nous reprenons contre lui le langage du
pacifisme radical, qui est prsent celui de la cinquime colonne sovitique, [189] comme il tait en 1939 celui de la cinquime colonne
hitlrienne. Mais ce n'est pas nous qui professons l'humanisme abstrait, la puret des moyens et le sentiment ocanique, c'est lui, c'est sa
propre devise que nous lui opposons. Nous montrons que, si l'on applique ses principes sans compromis, ils condamnent au mme titre la
politique anglo-saxonne et la politique sovitique et ne permettent pas
dans le monde actuel de dfinir une position politique, et que par
contre si l'on veut les rpandre dans le monde par la force, avec la
puissance anglo-saxonne qui les soutient et qui s'en pare, on rentre et
ils rentrent dans le jeu de l'histoire ternelle, ils se transforment en

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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leur contraire. Montrer que la violence est une composante de l'humanisme occidental considr dans son uvre historique, ce n'est pas
d'emble justifier le communisme, puisqu'il reste savoir si la violence communiste est, comme le pensait Marx, progressive et
encore bien moins lui donner ce louche assentiment que le pacifisme,
sur le terrain de l'histoire, apporte bon gr mal gr aux rgimes violents. Mais c'est ter la politique occidentale cette bonne conscience
sans vergogne si remarquable en ce moment dans beaucoup d'crits
anglo-saxons, c'est replacer sur son vrai terrain la discussion des dmocraties occidentales avec le communisme, qui n'est pas la discussion du Yogi avec le Commissaire, mais la discussion d'un Commissaire avec un autre. Si les vnements des trente dernires annes nous
autorisent douter que les proltaires de tous les pays s'unissent et que
le pouvoir proltarien dans un seul pays tablisse des relations rciproques entre les hommes, ils n'enlvent rien de sa vrit [190] cette
autre ide marxiste que l'humanisme des socits capitalistes, si rel et
si prcieux qu'il puisse tre pour ceux qui en bnficient, ne descend
pas du citoyen jusqu' l'homme, ne supprime ni le chmage, ni la
guerre, ni l'exploitation coloniale et qu'en consquence, replac dans
l'histoire de tous les hommes, il est, comme la libert de la cit antique, le privilge de quelques-uns et non le bien de tous. Que rpondre quand un Indochinois ou un Arabe nous fait observer qu'il a
bien vu nos armes, mais non notre humanisme ? Qui osera dire
qu'aprs tout l'humanit a toujours progress par quelques-uns et vcu
par dlgation, que nous sommes cette lite et que les autres n'ont qu'
attendre ? Ce serait pourtant la seule rponse franche. Mais ce serait
aussi avouer que l'humanisme occidental est un humanisme en comprhension, quelques-uns montent la garde autour du trsor de la
culture occidentale, les autres obissent, qu'il subordonne, la manire de l'tat hglien, l'humanit de fait une certaine ide de
l'homme et aux institutions qui la portent, et qu'enfin il n'a rien de
commun avec l'humanisme en extension qui admet dans chaque
homme, non pas en tant qu'organisme dou de tel ou tel caractre distinctif, mais en tant qu'existence capable de se dterminer et de se situer elle-mme dans le monde, un pouvoir plus prcieux que ce qu'il
produit. L'humanisme occidental, ses propres yeux, est l'amour de
l'humanit, mais pour les autres, ce n'est que la coutume et l'institution
d'un groupe d'hommes, leur mot de passe et quelquefois leur cri de
guerre. L'Empire anglais n'a pas envoy en Indonsie, ni la France en

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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Indochine des missions de Yogi pour y enseigner [191] le changement de l'intrieur . Le moins que l'on puisse dire est que leur action
dans ces pays a t un changement de l'extrieur , et assez rude. Si
l'on rpond : les armes dfendent la libert et la civilisation, c'est donc
qu'on renonce la moralit absolue, on rend aux communistes le droit
de dire : nos armes dfendent un systme conomique qui fera cesser
l'exploitation de l'homme par l'homme. C'est de l'Occident conservateur que le communisme a reu la notion d'histoire et appris relativiser le jugement moral. Il a retenu la leon et cherch du moins dans le
milieu historique donn les forces qui avaient la chance de raliser
tout de mme l'humanit. Si l'on ne croit pas que le pouvoir du proltariat puisse s'tablir ou qu'il puisse apporter ce que le marxisme en
attend, les civilisations capitalistes qui ont, si imparfaites qu'elles
soient, le mrite d'exister, reprsentent peut-tre ce que l'histoire a fait
de moins horrible, mais entre elles et les autres civilisations ou entre
elles et l'entreprise sovitique, la diffrence n'est pas celle du ciel et de
l'enfer ou du bien et du mal : il ne s'agit que de diffrents usages de la
violence. Le communisme doit tre considr et discut comme un
essai de solution du problme humain, et non pas trait sur le ton de
l'invective. C'est un mrite dfinitif du marxisme et un progrs de la
conscience occidentale d'avoir appris confronter les ides avec le
fonctionnement social qu'elles sont censes animer, notre perspective
avec celle d'autrui, notre morale avec notre politique. Toute dfense
de l'Occident qui oublie ces vrits premires est une mystification.
[192]

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

[193]

Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste

CONCLUSION

Retour la table des matires

CONCLUSION
[194]

160

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

161

[195]

Le marxisme tait d'abord cette ide que l'histoire a deux ples,


qu'il y a d'un ct l'audace, la prpondrance de l'avenir, la volont de
faire l'humanit, de l'autre la prudence, la prpondrance du pass,
l'esprit de conservation, le respect des lois ternelles de la socit,
et que ces deux tendances discernent presque infailliblement et happent ce qui peut les servir. l'chelle locale, cela se vrifie tous les
jours. Mais le marxisme est aussi cette ide que les deux attitudes sont
portes dans l'histoire par deux classes. Or si, dans les vieux pays,
l'esprit des milieux capitalistes est bien en gros ce qu'il doit tre selon
le schma marxiste, il se trouve que le capitalisme amricain bnficie
de ressources naturelles et d'une situation historique qui lui permettent
au moins pour un temps de reprsenter l'audace, l'esprit d'entreprise, et
que le proltariat mondial, dans la mesure o il est encadr par les partis communistes, est orient vers la sagesse tactique, et dans la mesure
o il leur chappe est trop fatigu ou divis par la diversion des
guerres mondiales pour exercer sa fonction de critique radicale. Ainsi
les premiers rles de l'histoire sont tenus [196] par des personnages
dans lesquels on reconnatrait difficilement le capitalisme et le
proltariat de la description classique, et dont l'action historique
demeure ambigu. Un Franais, un Italien, un rpublicain espagnol
diraient volontiers que, pose sous la forme de la rivalit entre les
tats-Unis et l'U.R.S.S., la question politique est mal pose . La
guerre entre ces deux puissances mettrait la confusion son comble,
et si jamais une croisade pure a t possible, ce n'est pas aujourd'hui.
Sans doute les deux puissances trouveraient-elles dans leur patriotisme les certitudes dont elles auraient besoin. Mais les moyennes
puissances ne sauraient partager ces certitudes. Il n'y a d'avenir pour
elles et il n'y aura de clart dans l'histoire que par la paix. Les
moyennes puissances ne peuvent pas grand chose et leurs intellectuels
encore bien moins. Notre rle n'est peut-tre pas trs important. Mais

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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il ne faut pas en sortir. Efficace ou non, il est de rendre claire la situation idologique, de souligner, par del les paradoxes et les contingences de l'histoire prsente, les vrais termes du problme humain, de
rappeler les marxistes leur inspiration humaniste, de rappeler aux
dmocraties leur hypocrisie fondamentale, et de maintenir intactes,
contre les propagandes, les chances que l'histoire peut avoir encore de
redevenir claire.
Si nous cherchons tirer de l une politique au moins provisoire,
les principales rgles pourraient en tre les suivantes :
1 Toute critique du communisme ou de l'U.R.S.S. qui se sert de
faits isols, sans les situer dans leur contexte et par rapport aux problmes de l'U.R.S.S., toute apologie des rgimes dmocratiques
[197] qui passe sous silence leur intervention violente dans le reste du
monde, ou la porte par un jeu d'critures un compte spcial, toute
politique en un mot qui ne cherche pas comprendre les socits
rivales dans leur totalit ne peut servir qu' masquer le problme du
capitalisme, vise en ralit l'existence mme de l'U.R.S.S. et doit tre
considre comme un acte de guerre. En U.R.S.S., la violence et la
ruse sont officielles, l'humanit est dans la vie quotidienne, dans les
dmocraties au contraire les principes sont humains, la ruse et la violence se trouvent dans la pratique. partir de l, la propagande a beau
jeu. La comparaison n'a de sens qu'entre des ensembles et compte tenu
des situations. Il est vain de confronter avec nos usages et nos lois un
fragment de l'histoire sovitique. Une entreprise comme celle de
l'U.R.S.S., commence et poursuivie au milieu de l'hostilit gnrale,
dans un pays dont les ressources sont immenses, mais qui n'a jamais
connu le niveau de culture et le niveau de vie de l'Occident, et qui enfin a, plus qu'aucun des allis, port le poids de la guerre, ne peut tre
juge sur des faits spars de leur contexte. Le rgime de vie de Dreyfus l'le du Diable, le suicide du colonel Henry, qui l'on avait laiss
son rasoir, celui d'un de ses collaborateurs, faussaire comme lui, qui
l'on avait laiss ses lacets de souliers, sont peut-tre plus honteux dans
un pays favoris par l'histoire que l'excution de Boukharine ou la dportation d'une famille en U.R.S.S. Il serait certainement bien faux
d'imaginer chaque citoyen sovitique soumis la mme surveillance
et expos aux mmes dangers que les intellectuels et les militants,
aussi faux [198] que de se reprsenter d'aprs le cas de Dreyfus le sort

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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des inculps devant la justice franaise. La condamnation mort de


Socrate et l'affaire Dreyfus laissent intacte la rputation humaniste
d'Athnes et de la France. Il n'y a pas de raisons d'appliquer
l'U.R.S.S. d'autres critres. Le gouvernement sovitique vient d'aggraver la mobilisation de la jeunesse pour le travail. Il est facile, dans une
Europe qui se souvient du S.T.O., de monter une propagande sur cette
base. Mais que peut faire l'U.R.S.S., alors qu'elle a perdu sept millions
d'hommes et reconstruit sans aide apprciable ? Voudrait-on qu'elle
prt toute sa main-d'uvre en Allemagne ? Si elle devait satisfaire
toutes les critiques, il ne lui resterait qu' abandonner la partie et abdiquer son indpendance. Ce genre de critiques vise donc l'existence
mme du rgime.
2 Notre seconde rgle pourrait tre que l'humanisme exclut la
guerre prventive contre l'U.R.S.S. Nous ne pensons pas ici l'argument pacifiste : que la guerre est aussi grave que les maux qu'elle prtend viter. On admet l'ide de guerres, sinon justes, du moins ncessaires. La guerre contre l'Allemagne nazie en tait une, parce que la
logique du systme conduisait la domination de l'Europe. Le cas de
l'U.R.S.S. au contraire n'est pas clair. Si la socit sovitique vhicule,
avec l'humanisme marxiste, des idologies ractionnaires, utilise avec
les mobiles socialistes le mobile du profit, et admet la fois l'galit
dans le travail et la hirarchie du salaire et de la puissance, elle
n'est ni fonde sur l'idologie nationaliste, ni astreinte chercher son
quilibre conomique dans le dveloppement d'une production de
guerre ou dans la conqute [199] des marchs extrieurs. La guerre
contre l'U.R.S.S. n'abattrait pas seulement une grande puissance menaante, elle abattrait en mme temps le principe d'une conomie socialiste. Il suffit de se rappeler sur quel ton les rpublicains en Amrique parlent des rouges et des radicaux qui s'taient infiltrs dans l'administration Roosevelt pour imaginer ce que serait l'attitude du patronat franais aprs une guerre victorieuse des tats-Unis
contre l'U.R.S.S. Pour faire la guerre l'U.R.S.S., un gouvernement
franais devrait commencer par faire taire un tiers des lecteurs et des
lus franais, et le plus grand nombre des reprsentants de la classe
ouvrire. Pour ces raisons, une guerre prventive contre l'U.R.S.S. ne
peut pas tre progressiste et poserait tout homme progressiste
un problme que la guerre contre l'Allemagne nazie ne posait pas.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

164

3 Notre troisime rgle serait de nous rappeler que nous ne


sommes pas en tat de guerre et qu'il n'y a pas d'agression russe, ce
qui fait entre le cas de l'U.R.S.S. et celui de l'Allemagne une seconde
diffrence. Stratgiquement, l'U.R.S.S. et les communistes sont sur la
dfensive. La propagande veut nous faire croire que nous sommes dj dans la guerre, et qu'il faut donc tre pour ou contre, aller en prison
ou y mettre les communistes. Quand Kstler parle de l'expansion
russe, on dirait vraiment que l'U.R.S.S. tient l'Europe dans sa main
aprs une srie de brigandages comparables ceux de Hitler. En ralit 1' expansion russe en Europe a commenc un certain jour Stalingrad pour s'achever avec la guerre Prague et aux frontires de la
Yougoslavie. Personne alors n'y faisait d'objections. [200] Qu'y a-t-il
de chang depuis ? Les Russes n'ont pas fait partout des lections
libres ? Mais que dire des lections grecques ? Les Russes ont dport
des familles polonaises ou baltes ? Mais il y a 15.000 Juifs BergenBelsen et les troupes anglaises montent la garde la frontire de la
Palestine. D'ailleurs ni Roosevelt ni Churchill n'taient des enfants. Ils
savaient bien que l'U.R.S.S. ne se battait pas pour rtablir partout le
rgime parlementaire et les liberts. Nous ignorons toujours les
clauses des accords secrets signs par Roosevelt. Mais, puisque les
rpublicains en Amrique menacent les dmocrates de les publier,
c'est sans doute qu'elles feraient voir un Roosevelt trs hardi. Ce qui a
chang depuis 1945, c'est l'tat d'esprit des gouvernements anglosaxons ; on est oblig de constater que l'U.R.S.S. a cd sur l'Azerbadjan, cd sur Trieste, cd dans l'incident yougoslave. De mme,
l'intrieur de la France, les communistes ont-ils tellement chang depuis 1944 ? Un crivain franais, qui a depuis vivement combattu le
tripartisme et le parti communiste, me disait ce moment, pensant la
reconstruction : Ce qui est sr, c'est qu'on ne peut rien faire sans
eux. Que s'est-il pass depuis lors ? Ils n'ont pas srieusement cherch gouverner seuls avec les socialistes quand ils le pouvaient.
Quand leurs succs lectoraux les poussent au premier plan, ils prononcent une offensive assez circonspecte, comme lors du vote de la
premire Constitution. Mais, si les lecteurs ne les suivent pas, ils se
replient sans insister sur la position de l'union des Franais. Dernirement encore ils cherchaient le remde au tripartisme beaucoup [201]
moins dans un gouvernement de combat que dans un gouvernement
largi. Ici aussi, on les trouve donc sur la dfensive, et peut-tre ne
veulent-ils pas autre chose en France que des garanties solides contre

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

165

une coalition militaire. En somme, dans le procs que les AngloSaxons font l'U.R.S.S. et aux communistes, on ne voit gure de fait
nouveau depuis 1945, et toute la question est au fond de savoir si l'on
avait vraiment admis le fait de la victoire sovitique (rendue possible
elle-mme par les retards du second front) ou si l'on cherche maintenant luder les consquences pourtant prvisibles de cette victoire.
Jusqu' nouvel ordre, on ne peut pas parler d'agression sovitique 181.
On dira : soit. L'U.R.S.S. est sur la dfensive. Mais c'est parce
qu'elle est faible. Qu'elle soit forte demain, elle terrorisera l'Europe.
Les partis communistes quitteront leur habit dmocratique ; ils mettront en prison tout ce qui pense mal, y compris les nafs qui aujourd'hui les dfendent du dehors. Tout plaidoyer pour l'U.R.S.S. affaiblie
d'aujourd'hui est une complicit avec l'U.R.S.S. agressive de demain.
Les critiques, mme sympathiques, sont sans effet sur le communisme ; par contre, ce qu'on dit en sa faveur le sert tel qu'il est. On est
pour ou on est contre. II n'y a pas, au moins longue chance, de
tierce position. Cet argument est fort et ce risque existe. Il nous
semble qu'il faut le courir. Nous postulons que la guerre n'est pas
[202] commence, que le choix n'est pas entre la guerre l'U.R.S.S. et
la sujtion l'U.R.S.S., entre le pour et le contre, que la vie de
l'U.R.S.S. est compatible avec l'indpendance des pays occidentaux,
qu'il y a encore dans la marche des choses ce minimum de jeu qui est
indispensable pour qu'on puisse parler de vrit et qu'on oppose la
propagande autre chose qu'une contre-propagande, qu'on ne peut pas,
au nom des vrits possibles de demain, cacher les vrits constatables d'aujourd'hui. Si demain l'U.R.S.S. menaait d'envahir l'Europe
et d'tablir dans tous les pays un rgime de son choix, une autre question se poserait et il faudrait l'examiner. Elle ne se pose pas aujourd'hui. Ce que nous objectons ici l'anticommunisme, ce n'est pas le
fameux une heure de paix, c'est toujours bon prendre . C'est simplement la vrit laquelle nous entendons nous tenir en dpit de
toutes les propagandes. Si l'histoire est irrationnelle, elle comporte des
phases o les intellectuels sont intolrables et o la lucidit est interdite. Tant qu'ils ont la parole, on ne peut pas leur demander de dire
181

L'Allemagne et l'Italie ont pu envoyer en Espagne des divisions entires


sans provoquer l'intervention anglo-saxonne. L'aide indirecte et intermittente
de la Yougoslavie et de la Bulgarie aux partisans grecs suffit pour qu'on
proclame la libert en danger.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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autre chose que ce qu'ils voient. Leur rgle d'or est que la vie humaine
et en particulier l'histoire est compatible avec la vrit pourvu seulement quon en claire toutes les faces. L'opinion est peut-tre tmraire, mais il faut s'y tenir. C'est pour ainsi dire le risque professionnel
des hommes. Toute autre conduite anticipe la guerre, entre dans la
propagande amricaine pour chapper la propagande communiste, et
se jette tout de suite dans les mythes de peur d'y tomber plus tard 182.
[203]
Ce genre de conclusion dplat. Parler pour l'humanisme sans tre
pour le socialisme humaniste la manire anglo-saxonne, comprendre les communistes sans tre communiste, c'est apparemment
se placer bien haut et en tout cas au-dessus de la mle. En ralit c'est
simplement refuser de s'engager dans la confusion et hors de la vrit.
Est-ce notre faute si l'humanisme occidental est fauss parce qu'il est
aussi une machine de guerre ? Et si l'entreprise marxiste n'a pu survivre qu'en changeant de caractre ? Quand on demande une solution on sous-entend que le monde et la coexistence humaine sont
comparables quelque problme de gomtrie o il y a bien de
l'inconnu, mais non pas de l'indtermin, ce que lon cherche tant
dans un rapport rgl avec ce qui est donn et l'ensemble des donnes
compossibles entre elles. Or la question de notre temps est prcisment de savoir si l'humanit n'est qu'un problme de cette sorte. Nous
voyons bien ce qu'elle exige : la reconnaissance de l'homme par
l'homme, mais aussi que, jusqu' prsent, les hommes ne se sont
reconnus entre eux qu'implicitement, dans la chasse la puissance et
dans la lutte. Les donnes du problme [204] humain forment bien un
systme, mais un systme d'oppositions. Il s'agit de savoir si elles
peuvent tre surmontes. Hegel disait : Le principe : dans l'action ne
182

Ces remarques ne trouveront une application en politique intrieure que si


les partis admettent franchement la prsence des communistes au gouvernement et si les communistes y suivent effectivement leur ligne gnrale
d'accord avec les dmocraties formelles . Us ne font pas ici la rvolution
proltarienne, et cependant ils gardent les formes de la politique bolchevik
qui sont videmment incompatibles avec le fonctionnement de la dmocratie
formelle . Il faut choisir entre elles et le principe pluraliste du Front Populaire. La coexistence du parti communiste et des autres partis sera difficile
tant qu'il n'aura pas labor et fait passer dans la pratique cette thorie de
communisme occidental que sous-entendaient les rcentes dclarations
de Thorez la presse anglo-saxonne. Cf. Prface, pp. XXI-XXIV.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

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pas tenir compte des consquences, et cet autre : juger les actions
d'aprs leurs suites et les prendre pour mesure de ce qui est juste et
bon, appartiennent tous deux l'entendement abstrait 183. Il rejetait
le ralisme comme le moralisme parce qu'il supposait un tat de l'histoire o les bonnes intentions cesseraient de porter au-dehors des
fruits empoisonns, o les rgles de l'efficacit se confondraient avec
celles de la conscience, parce qu'il croyait une Raison par del les
alternatives de l'intrieur et de l'extrieur qui permt l'homme d'exister simultanment en conscience et en ralit, d'tre le mme pour soi
et pour autrui. Marx tait moins affirmatif, puisqu'il suspendait cette
synthse l'initiative humaine et lui retirait plus rsolument toute garantie mtaphysique. Les philosophies d'aujourd'hui ne renoncent pas
la rationalit, l'accord de soi avec soi et avec autrui, mais seulement l'imposture d'une raison qui se satisfait d'avoir raison pour
soi et se soustrait au jugement d'autrui. Ce n'est pas bien aimer la raison que de la dfinir d'une manire qui en fait le privilge des initis
d'Occident, la dlie de toute responsabilit envers le reste du monde et
en particulier du devoir de comprendre la varit des situations historiques. Chercher l'accord avec nous-mmes et avec autrui, en un mot
la vrit, non seulement dans la rflexion a priori et dans la pense
solitaire, mais encore dans l'exprience des [205] situations concrtes
et dans le dialogue avec les autres vivants sans lequel l'vidence intrieure ne peut prouver son droit universel, cette mthode est tout le
contraire de l'irrationalisme, puisqu'il tient pour dfinitifs notre incohrence et notre dsaccord avec autrui et qu'elle nous suppose capables de les rduire. Elle exclut du mme mouvement la fatalit de la
raison et celle du dsordre. Elle ne favorise pas le conflit des opinions.
Elle le constate au dpart. Et comment ne le ferait-elle pas ? On n'est
pas existentialiste plaisir, et il y a autant d' existentialisme ,
au sens de paradoxe, division, angoisse et rsolution, dans le
Compte Rendu stnographique des Dbats de Moscou, que dans tous
les ouvrages de Heidegger. Cette philosophie, dit-on, est l'expression
d'un monde disloqu. Certes, et c'est ce qui en fait la vrit. Toute la
question est de savoir, si, prenant au srieux nos conflits et nos divisions, elle nous en accable ou nous en gurit. Hegel parle souvent
d'une mauvaise identit, entendant par l l'identit abstraite qui n'a pas
intgr les diffrences et ne survivra pas leur manifestation. On
183

Principes de la Philosophie du Droit, Gallimard, d., p. 106.

Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problme communiste. (1960)

168

pourrait, d'une manire analogue, parler d'un mauvais existentialisme


qui s'puise dcrire le choc de la raison contre les contradictions de
l'exprience et s'achve dans la conscience d'un chec. Mais ce n'est l
qu'un renouveau du scepticisme classique, et qu'une description
incomplte. Car, au moment mme o nous constatons que l'unit et la
raison ne sont pas et que les opinions sont portes par des options discordantes dont nous ne pouvons rendre entirement raison, cette conscience que nous prenons [206] de l'irrationnel et du fortuit en nous les
supprime comme fatalits et nous ouvre autrui. Le doute et le dsaccord sont des faits, mais aussi cette trange prtention que nous avons
tous de penser vrai, notre pouvoir de passer en autrui pour nous juger,
notre besoin de faire reconnatre par lui nos opinions et de justifier
devant lui notre choix, en un mot l'exprience d'autrui comme alter
ego au milieu mme de la discussion. Le monde humain est un systme ouvert ou inachev et la mme contingence fondamentale qui le
menace de discordance le soustrait aussi la fatalit du dsordre et
interdit d'en dsesprer, condition seulement qu'on se rappelle que
les appareils, ce sont des hommes, et qu'on maintienne et multiplie les
rapports d'homme homme. Cette philosophie-l ne peut pas nous
dire que l'humanit sera en acte, comme si elle disposait de quelque
connaissance spare et n'tait pas, elle aussi, embarque dans l'exprience, dont elle n'est qu'une conscience plus aigu. Mais elle nous
veille l'importance de l'vnement et de l'action, elle nous fait aimer notre temps, qui n'est pas la simple rptition d'un ternel humain,
la simple conclusion de prmisses dj poses, et qui, comme la
moindre chose perue, comme une bulle de savon, comme une
vague, ou comme le plus simple dialogue, renferme indivis tout le
dsordre et tout l'ordre du monde.

Fin du texte

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