Humanisme Et Terreur
Humanisme Et Terreur
Humanisme Et Terreur
(1947)
Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste
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70 ans aprs la mort de lauteur(e).
Respectez la loi des droits dauteur de votre pays.
Maurice MERLEAU-PONTY
Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste
Paris : Les ditions Gallimard, 13e dition, 1947, 209 pp. Collection : les essais, XXVII.
Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste
Paris : Les ditions Gallimard, 13e dition, 1947, 209 pp. Collection : les essais,
XXVII.
HUMANISME ET TERREUR
ESSAI SUR LE PROBLME COMMUNISTE
PAR M. MERLEAU-PONTY
GALLIMARD
Treizime dition
DU MME AUTEUR
[209]
[VII]
Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste
PRFACE
[VIII]
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[IX]
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humanit. La ruse, le mensonge, le sang vers, la dictature sont justifis s'ils rendent possible le pouvoir du proltariat et dans cette mesure seulement. La politique marxiste est dans sa forme dictatoriale et
totalitaire. Mais cette dictature est celle des hommes les plus purement hommes, cette totalit est celle des travailleurs de toutes sortes
qui reprennent possession de l'tat et des moyens de production. La
dictature du proltariat n'est pas la volont de quelques [XV] fonctionnaires seuls initis, comme chez Hegel, au secret de l'histoire, elle
suit le mouvement spontan des proltaires de tous les pays, elle s'appuie sur V instinct des masses. Lnine peut bien insister sur l'autorit du parti, qui guide le proltariat, et sans lequel, dit-il, les proltaires en resteraient au syndicalisme et ne passeraient pas l'action
politique, il donne pourtant beaucoup l'instinct des masses, au
moins une fois bris l'appareil capitaliste, et va mme jusqu' dire, au
dbut de la Rvolution : Il n'y a pas et ne peut exister de plan concret pour organiser la vie conomique. Personne ne saurait le donner.
Seules les masses en sont capables, grce leur exprience... Le
lniniste, puisqu'il poursuit une action de classe, abandonne la morale universelle, mais elle va lui tre rendue dans l'univers nouveau
des proltaires de tous les pays. Tous les moyens ne sont pas bons
pour raliser cet univers, et par exemple, il ne peut tre question de
ruser systmatiquement avec les proltaires et de leur cacher longtemps le vrai jeu : cela est par principe exclu, puisque la conscience
de classe en serait diminue et la victoire du proltariat compromise.
Le proltariat et la conscience de classe sont le ton fondamental de la
politique marxiste ; elle peut s'en carter comme par modulation si les
circonstances l'exigent, mais une modulation trop ample ou trop
longue dtruirait la tonalit. Marx est hostile la non-violence prtendue du libralisme, mais la violence qu'il prescrit n'est pas quelconque.
Pouvons-nous en dire autant du communisme d'aujourd'hui ? La
hirarchie sociale en U.R.S.S. s'est depuis dix ans considrablement
accentue. Le proltariat joue un rle insignifiant dans les Congrs
du parti. La discussion politique se poursuit peut-tre [XVI] l'intrieur des cellules, elle ne se manifeste jamais publiquement. Les partis
communistes nationaux luttent pour le pouvoir sans plate-forme proltarienne et sans viter toujours le chauvinisme. Les divergences politiques, qui auparavant n'entranaient jamais la peine de mort, sont
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repli : elle maintient et aggrave l'appareil dictatorial tout en renonant la libert rvolutionnaire du proltariat dans ses Soviets et
dans son Parti et l'appropriation humaine de l'tat. On ne peut pas
tre anticommuniste, on ne peut pas tre communiste.
Trotsky ne dpasse qu'en apparence ce point mort de la rflexion
politique. Il a bien marqu le profond changement de lU.R.S.S. Mais
il l'a dfini comme contre-rvolution et en a tir cette consquence
qu'il fallait recommencer le mouvement de 1917. Contre-rvolution, le
mot n'a un sens prcis que si actuellement, en U.R.S.S., une rvolution
continue est [XVIII] possible. Or, Trotsky a souvent dcrit le reflux
rvolutionnaire comme un phnomne inluctable aprs l'chec de la
rvolution allemande. Parler de capitulation, c'est sous-entendre que
Staline a manqu de courage en face d'une situation par elle-mme
aussi claire que celles du combat. Or, le reflux rvolutionnaire est par
dfinition une priode confuse, o les lignes matresses de l'histoire
sont incertaines. En somme, Trotsky schmatise. La Rvolution, quand
il la faisait, tait moins claire que quand il en crit l'histoire : les limites de la violence permise n'taient pas si tranches, elle ne s'est
pas toujours exerce contre la bourgeoisie seulement. Dans une brochure rcente sur la Tragdie des crivains sovitiques, Victor Serge
rappelle honntement que Gorki, qui maintenait une courageuse
indpendance morale et ne se privait pas de critiquer le pouvoir
rvolutionnaire finit par recevoir une amicale invitation de Lnine
s'exiler l'tranger . De l'amicale invitation la dportation, il y a
loin, il n'y a pas un monde, et Trotsky l'oublie souvent. De mme que
la Rvolution ne fut pas si pure qu'il le dit, la contre-rvolution
n'est pas si impure, et, si nous voulons la juger sans gomtrie, nous
devons nous rappeler qu'elle porte avec elle, dans un pays comme la
France, la plus grande partie des espoirs populaires. Le diagnostic
n'est donc pas facile formuler. Ni le remde trouver. Puisque le
reflux rvolutionnaire a t un phnomne mondial et que, de diversion en compromis, le proltariat mondial se sent toujours moins solidaire, c'est une tentative sans espoir de reprendre le mouvement de
1917.
Au total nous ne pouvons ni recommencer 1917, ni penser que le
communisme soit ce qu'il [XIX] voulait tre, ni par consquent esprer
qu'en change des liberts formelles de la dmocratie il nous
donne la libert concrte d'une civilisation proltarienne sans ch-
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mage, sans exploitation et sans guerre. Le passage marxiste de la libert formelle la libert relle n'est pas fait et n'a, dans limmdiat,
aucune chance de se faire. Or Marx n'entendait supprimer la libert, la discussion, la philosophie et en gnral les valeurs de
l'homme intrieur qu'en les ralisant dans la vie de tous. Si cet
accomplissement est devenu problmatique, il est indispensable de
maintenir les habitudes de discussion, de critique et de recherche, les
instruments de la culture politique et sociale. Il nous faut garder la
libert, en attendant qu'une nouvelle pulsation de l'histoire nous permette peut-tre de l'engager dans un mouvement populaire sans ambigut. Seulement l'usage et l'ide mme de la libert ne peuvent plus
tre prsent ce qu'ils taient avant Marx. Nous n'avons le droit de
dfendre les valeurs de libert et de conscience que si nous sommes
srs, en le faisant, de ne pas servir les intrts d'un imprialisme et de
ne pas nous associer ses mystifications. Et comment en tre sr ? En
continuant expliquer, partout o elle se produit, en Palestine, en
Indochine, en France mme, la mystification librale, en critiquant
la libert-idole, celle qui, inscrite sur un drapeau ou dans une Constitution, sanctifie les moyens classiques de la rpression policire et
militaire, au nom de la libert effective, celle qui passe dans la vie
de tous, du paysan vietnamien ou palestinien comme de l'intellectuel
occidental. Nous devons rappeler qu'elle commence tre une enseigne menteuse, un complment solennel de la violence,
ds [XX] qu'elle se fige en ide et qu'on se met dfendre la libert
plutt que les hommes libres. On prtend alors prserver l'humain par
del les misres de la politique ; en fait, ce moment mme, on endosse une certaine politique. Il est essentiel la libert de n'exister
qu'en acte, dans le mouvement toujours imparfait qui nous joint aux
autres, aux choses du monde, nos tches, mle aux hasards de
notre situation. Isole, comprise comme un principe de discrimination, elle n'est plus, comme la loi selon saint Paul, qu'un dieu cruel
qui rclame ses hcatombes. Il y a un libralisme agressif, qui est un
dogme et dj une idologie de guerre. On le reconnat ceci qu'il
aime l'empyre des principes, ne mentionne jamais les chances gographiques et historiques qui lui ont permis d'exister, et juge abstraitement les systmes politiques, sans gard aux conditions donnes
dans lesquelles ils se dveloppent. Il est violent par essence et n'hsitera pas s'imposer par la violence, selon la vieille thorie du bras
sculier. Il y a une manire de discuter le communisme au nom de la
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C'est cette mthode que nous avons suivie dans le prsent essai. Comme on
verra, nous n'avons pas invoqu contre la violence communiste d'autres
principes que les siens. Les mmes raisons qui nous font comprendre qu'on
tue des hommes pour la dfense d'une rvolution (ou en tue bien pour la dfense d'une nation) nous empchent d'admettre qu'on n'ose les tuer que sous
le masque de l'espion. Les mmes raisons qui nous font comprendre que les
communistes tiennent pour tratre la rvolution un homme qui les quitte,
nous interdisent d'admettre qu'ils le dguisent en policier. Quand elle maquille ses opposants, la rvolution dsavoue sa propre audace et son propre
espoir.
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respect de la loyaut parlementaire et reprochaient aux communistes de s'y drober. Certes, dfaut de cet argument,
lantisovitisme en aurait trouv d'autres pour demander l'limination
des communistes. Il aurait eu quelque peine l'obtenir si les communistes avaient franchement admis le pluralisme, s'ils s'taient engags
dans la pratique el la dfense de la dmocratie et avaient pu se prsenter comme ses dfenseurs dsigns. Peut-tre finalement auraientils trouv des garanties plus solides contre une coalition occidentale
dans l'exercice vrai de la dmocratie que dans leurs tentatives de
noyautage du pouvoir. D'autant que ces tentatives devaient en mme
temps rester prudentes et qu'ils ne voulaient pas davantage s'engager
fond dans une politique de combat. Soutien oppositionnel sans rupture, opposition gouvernementale sans dmission, aujourd'hui mme
grves particulires sans grve gnrale 3, nous ne voyons pas l,
comme on le fait souvent, un plan si bien concert, mais plutt une
oscillation entre deux politiques que les communistes pratiquent simultanment sans pouvoir en mener aucune jusqu' ses consquences 4. Dans cette hsitation, il faut faire sa part l'habitude bolchevik de la violence qui rend les communistes comme [XXIII] incapables d'une politique d'union. Ils ne conoivent l'union qu'avec des
faibles qu'ils puissent dominer, comme ils ne consentent au dialogue
qu'avec des muets. Dans l'ordre de la culture par exemple, ils mettent
les crivains non communistes dans l'alternative d'tre des adversaires ou, comme on dit, des innocents utiles . Les intellectuels
qu'ils prfrent sont ceux qui n'crivent jamais un mot de politique ou
de philosophie et se laissent afficher au sommaire des journaux communistes. Quant aux autres, s'ils accueillent quelquefois leurs crits,
c'est en les accompagnant, non seulement de rserves, ce qui est naturel, mais encore dapprciations morales dsobligeantes, comme pour
les initier d'un seul coup au rle qu'on leur rserve : celui de martyrs
sans la foi. Les intellectuels communistes sont tellement dshabitus
du dialogue qu'ils refusent de collaborer tout travail collectif dont
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Nous ne disons pas que les communistes fomentent, les grves : il suffit,
pour qu'elles aient lieu, qu'ils ne s'y opposent pas.
L'quivoque tait visible en Septembre 1946, aux Rencontres Internationales de Genve, dans la confrence de G. Lukacs, qui commenait par la
critique classique de la dmocratie formelle, et invitait enfin les intellectuels d'Occident restaurer les mmes ides dmocratiques dont il venait de
montrer qu'elles sont mortes.
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nois, les positions colonialistes, ils laissent leurs rivaux, [XXV] dont
la politique propre n'est gure moins timide, l'avantage facile de se
prsenter comme le seul parti progressiste . Au lieu d'obliger les
communistes faire vraiment la politique d'union des gauches qui est
la leur, au lieu de poser clairement le problme politique, les socialistes ont donc contribu l'obscurcir. Dira-t-on que l'aide amricaine tait ce prix ? Mais, l encore, le franc-parler pouvait tre
une force. Il fallait poser la question publiquement, faire peser dans
les ngociations avec l'Amrique le poids d'une opinion publique informe. Au lieu de quoi, nous ne savons mme pas, trois jours aprs le
dpart de Molotow, sur quel point prcisment la rupture s'est faite et
si le projet Marshall institue en Europe un contrle amricain. Ldessus l'Humanit est aussi vague que l'Aube. La politique d'aujourd'hui est vraiment le domaine des questions mal poses, ou poses de
telle manire qu'on ne peut tre avec aucune des deux forces en prsence. On nous somme de choisir entre elles. Notre devoir est de n'en
rien faire, de demander ici et l les claircissements qu'on nous refuse, d'expliquer les manuvres, de dissiper les mythes. Nous savons
comme tout le monde que notre sort dpend de la politique mondiale.
Nous ne sommes pas au plafond ni au-dessus de la mle. Mais nous
sommes en France et nous ne pouvons confondre notre avenir avec
celui de l'U.R.S.S. ni avec celui de l'empire amricain. Les critiques
que l'on vient d'adresser au communisme n'impliquent en elles-mmes
aucune adhsion la politique occidentale telle qu'elle se dveloppe depuis deux mois. Il faudra rechercher si lU.R.S.S. s'est drobe un plan pour elle acceptable, si au contraire elle a eu se dfendre contre [XXVI] une agression diplomatique ou si enfin le plan
Marshall n'est pas la fois projet de paix et ruse de guerre, et comment, dans cette hypothse, on peut encore concevoir une politique de
paix. La dmocratie et la libert effectives exigent d'abord que l'on
soumette au jugement de l'opinion les manuvres et les contremanuvres des chancelleries. l'intrieur comme l'extrieur, elles
postulent que la guerre n'est pas invitable, parce qu'il n'y a ni libert
ni dmocratie dans la guerre.
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quitte faire voir ensuite que le communisme se dnature en chemin. On s'en tient au premier point. On refuse de lire la suite 11.
Il est vrai, notre tude est longue et l'indignation ne souffre pas
d'attendre. Mais ces personnes sensibles, non contentes de nous couper la parole, falsifient ce que nous avons trs clairement dit ds le
dbut. Nous avons dit que, vnale ou dsintresse, l'action du collaborateur, soit Ptain, Laval ou Pucheu, [XXVIII] aboutissait la
Milice, la rpression du maquis, l'excution de Politzer, et quelle
en est responsable. On nous fait dire qu'il est lgitime de punir ceux
qui n'ont rien fait. Nous disons qu'une rvolution ne dfinit pas le dlit
selon le droit tabli, mais selon celui de la socit qu'elle veut crer.
On nous fait dire qu'elle ne juge pas les actes accomplis, mais les
actes possibles.
Nous montrons que l'homme public, puisqu'il se mle de gouverner
les autres, ne peut se plaindre d'tre jug sur ses actes dont les autres
portent la peine, ni sur l'image souvent inexacte qu'ils donnent de lui.
Comme Diderot le disait du comdien en scne, nous avanons que
tout homme qui accepte de jouer un rle porte autour de soi un
grand fantme dans lequel il est dsormais cach, et qu'il est responsable de son personnage mme s'il n'y reconnat pas ce qu'il voulait tre. Le politique n'est jamais aux yeux d'autrui ce qu'il est ses
propres yeux, non seulement parce que les autres le jugent tmrairement, mais encore parce qu'ils ne sont pas lui, et que ce qui est en
lui erreur ou ngligence peut tre pour eux mal absolu, servitude ou
mort. Acceptant, avec un rle politique, une chance de gloire, il accepte aussi un risque d'infamie, l'une et l'autre immrites . L'action politique est de soi impure parce qu'elle est action de l'un sur
l'autre et parce qu'elle est action plusieurs. Un opposant pense utiliser les koulaks ; un chef pense utiliser pour sauver son uvre l'ambition de ceux qui lentourent. Si les forces qu'ils librent les emportent,
les voil, devant l'histoire, l'homme des koulaks et l'homme d'une
clique. Aucun politique ne peut se flatter d'tre innocent. Gouverner,
comme on dit, c'est prvoir, et le politique ne [XXIX] peut s'excuser sur
l'imprvu. Or, il y a de l'imprvisible. Voil la tragdie.
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On cache mme au lecteur qu'il y ait une suite. Quand elle parat, la Revue
de Paris crit malhonntement que nous publions une nouvelle tude .
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Grands Inquisiteurs ... Qu'ils apprennent lire. Nous avons dit que
toute lgalit commence par tre un pouvoir de fait. Cela ne veut pas
dire que tout pouvoir de fait soit lgitime. Nous avons dit qu'une politique ne peut se justifier par ses bonnes intentions. Elle se justifiera
encore moins par des intentions barbares. Nous n'avons jamais dit
que toute politique qui russit ft bonne. Nous avons dit qu'une politique, pour tre bonne, doit russir. Nous n'avons jamais dit que le
succs sanctifit tout, nous avons dit que l'chec est faute ou qu'en
politique on n'a pas le droit de se tromper, et que le succs seul rend
dfinitivement raisonnable ce qui tait d'abord audace et foi. La maldiction de la politique tient justement en ceci qu'elle doit traduire
des valeurs dans l'ordre des faits. Sur le [XXXI] terrain de l'action,
toute volont vaut comme prvision et rciproquement tout pronostic
est complicit. Une politique ne doit donc pas seulement tre fonde
en droit, elle doit comprendre ce qui est. On l'a toujours dit, la politique est lart du possible. Cela ne supprime pas notre initiative :
puisque nous ne savons pas l'avenir, il ne nous reste, aprs avoir tout
bien pes, qu' pousser dans notre sens. Mais cela nous rappelle au
srieux de la politique, cela nous oblige, au lieu d'affirmer simplement
nos volonts, chercher difficilement dans les choses la figure
qu'elles doivent y prendre.
Vous justifiez, poursuit un autre, un Hitler victorieux. Nous ne justifions rien ni personne. Puisque nous admettons un lment de hasard dans la politique la mieux mdite, et donc un lment d'imposture dans chaque grand homme , nous sommes bien loin de nen
acquitter aucun. Nous dirions plutt qu'ils sont tous injustifiables.
Quant Hitler, s'il avait vaincu, il serait rest le misrable qu'il tait
et la rsistance au nazisme n'aurait pas t moins valable. Nous disons seulement que, pour tre une politique, elle aurait eu se donner
de nouveaux mots d'ordre, se trouver des justifications actuelles,
s'insinuer dans les forces existantes, faute de quoi, aprs cinquante
ans de nazisme, elle n'et plus t qu'un souvenir. Une lgitimit qui
ne trouve pas le moyen de se faire valoir prit avec le temps, non que
celle qui prend sa place devienne alors sainte et vnrable, mais
parce qu'elle constitue dsormais le fond de croyances incontestes
par la plupart que seul le hros ose contester. Nous n'avons donc jamais inclin le valable devant le rel, nous avons refus de le mettre
dans l'irrel.
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[XXXII]
Nous disons : il n'y a pas de vainqueur dsign, choisissez dans
le risque . Les critiques comprennent : courons au-devant du vainqueur . Nous disons : la raison du pouvoir est toujours partisane .
Ils comprennent : les pouvoirs ont toujours raison . Nous disons :
toute loi est violence . Ils comprennent : toute violence est lgitime . Nous disons : le fait n'est jamais une excuse ; c'est votre assentiment qui le rend irrvocable . Ils comprennent : adorons le
fait . Nous disons : l'histoire est cruelle . Ils comprennent : l'histoire est adorable . Ils nous font dire que le Grand Inquisiteur est
absous au moment o nous lui refusons la seule justification qu'il tolre : celle d'une science surhumaine de l'avenir. La contingence de
l'avenir, qui explique les violences du pouvoir, leur te du mme coup
toute lgitimit ou lgitime galement la violence des opposants. Le
droit de l'opposition est exactement gal celui du pouvoir.
Si nos critiques ne voient pas ces vidences, et s'ils croient trouver
dans notre essai des arguments contre la libert, c'est que, pour eux,
on parle dj contre elle quand on dit qu'elle comporte un risque d'illusion et d'chec. Nous montrons qu'une action peut produire autre
chose que ce qu'elle visait, et que pourtant l'homme politique en assume les consquences. Nos critiques ne veulent pas d'une condition
si dure. Il leur faut des coupables tout noirs, des innocents tout
blancs. Ils n'entendent pas qu'il y ait des piges de la sincrit, aucune ambigut dans la vie politique. L'un d'eux, pour nous rsumer,
crit avec une visible indignation : le fait de tuer : tantt bon, tantt
mauvais (....). Le critrium de l'action n'est pas dans l'action ellemme . Cette indignation prouve [XXXIII] de bons sentiments, mais
peu de lecture. Car enfin, Pascal disait amrement il y a trois sicles :
il devient honorable de tuer un homme s'il habite de l'autre ct de la
rivire, et concluait : c'est ainsi, ces absurdits font la vie des socits. Nous n'allons pas si loin. Nous disons : on pourrait en passer par
lu, si c'tait pour crer une socit sans violence. Un autre critique
croit comprendre que Kstler, dans le Zro et l'Infini prend parti
pour l'innocent contre le juge injuste ou abus . C'est avouer tout net
qu'on n'a pas lu le livre. Plt au ciel qu'il ne s'agt ici que d'une erreur
judiciaire. Nous resterions dans l'univers heureux du libralisme o
l'on sait ce que l'on fait et o, du moins, on a toujours sa conscience
pour soi. La grandeur du livre de Kstler est prcisment de nous
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innocent qui accepte sa condamnation, un juste qui tient pour la conscience et qui cependant refuse de donner tort l'extrieur et obit
[XXXV] aux magistrats de la cit, voulant dire qu'il appartient
l'homme de juger la loi au risque d'tre jug par elle. C'est le cauchemar d'une responsabilit involontaire et d'une culpabilit par position
qui soutenait dj le mythe d'dipe : dipe n'a pas voulu pouser sa
mre ni tuer son pre, mais il l'a fait et le fait vaut comme crime.
Toute la tragdie grecque sous-entend cette ide d'un hasard fondamental qui nous fait tous coupables et tous innocents parce que nous
ne savons pas ce que nous faisons. Hegel a admirablement exprim
l'impartialit du hros qui voit bien que ses adversaires ne sont pas
ncessairement des mchants , qu'en un sens tout le monde a raison et qui accomplit sa tche sans esprer d'tre approuv de tous ni
entirement de lui-mme 13. Le mythe de l'apprenti sorcier est encore
une de ces images obsdantes o l'Occident exprime de temps autre
sa terreur d'tre dpass par la nature et par l'histoire. Les critiques
chrtiens qui aujourd'hui dsavouent allgrement lInquisition parce
qu'ils sont menacs d'une Inquisition communiste, oubliant que
leur religion n'en a pas condamn le principe et a encore su, pendant
la guerre, profiter ici et l du bras sculier , comment peuvent-ils
ignorer qu'elle est [XXXVI] centre sur le supplice dun innocent, que
le bourreau ne sait pas ce qu'il fait , que donc il a raison sa manire, et que le conflit est ainsi mis solennellement au cur de l'histoire humaine ?
La conscience de ce conflit est son plus haut point dans la sociologie de Max Weber. Entre une morale de la responsabilit qui
juge, non pas selon l'intention, mais selon les consquences des actes,
et une morale de la foi ou de la conscience , qui met le bien
dans le respect inconditionnel des valeurs, quelles qu'en soient les
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nous avons fait, ou en vitant d'en parler, comme il fait. De toute vidence, c'est l'puration franaise qui l'intresse d'abord, et le
double scandale des rpressions abusives et des immunits inconcevables . Bien entendu, nous n'avons jamais dit un mot en faveur des
rpressions abusives. Nous avons dit qu'un collaborateur dsintress
n'en est pas moins condamnable, et que l'homme politique, dans des
circonstances extrmes, risque sa tte mme s'il n'est ni cupide, ni vnal. Voil l'ide qu'on ne veut ni voir ni discuter. On ne veut pas que
la politique soit quelque chose de grave ou seulement de srieux. Ce
qu'on dfend, c'est enfin l'irresponsabilit de l'homme politique. Et
non sans raison. Cet crivain qui, au temps de lavant-guerre et mme
un peu plus tard, voyait plus de ministres en une semaine que nous
n'en verrons dans notre vie, ne saurait tolrer le srieux en politique,
et encore moins le tragique. Quand nous disons que la dcision politique comporte un risque d'erreur et que l'vnement seul montrera si
nous avons eu raison, il interprte comme il peut : avoir raison signifie tre au pouvoir, tre du ct du manche . Cela est sign. Pour
trouver des mots pareils, il faut les porter en soi. Un homme frivole,
qui a besoin d'un monde frivole, o rien ne soit irrparable, parle
pour la justice ternelle. C'est le rou qui dfend la morale raide .
C'est Pguy qui dfend la morale souple. Il n'y a pas d'ducateurs
plus rigides que les parents [XL] dvergonds. Dans la mesure mme
o un homme est moins sr de soi, o il manque de gravit et, qu'on
nous passe le mot, de moralit vraie, il rserve au fond de lui-mme
un sanctuaire de principes qui lui donnent, pour reprendre le mot de
Marx, un point d'honneur spiritualiste , une raison gnrale de
consolation et de justification . Le mme critique se donne beaucoup
de mal pour retrouver cette prcaution jusque chez Saint-Just, et il
met au crdit du Tribunal Rvolutionnaire des dbats parodiques ,
hommage que (....) le vice, par son hypocrisie, rend la vertu .
C'est bien ainsi que raisonnaient nos pres, libertins dans la pratique,
intraitables sur les principes. C'est une vie en partie double qu'ils
nous offraient sous le nom de morale et de culture. Ils ne voulaient
pas se trouver seuls et nus devant un monde nigmatique. Que la paix
soit sur eux. Ils ont fait ce qu'ils ont pu. Disons mme que cette canaillerie n'tait pas sans douceur, puisqu'elle masquait ce qu'il y a
d'inquitant dans notre condition. Mais, quand on prend, pour la prcher, le porte-voix de la morale, et quand, au nom de certitudes frauduleuses, on met en question l'honntet de ceux qui veulent savoir ce
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Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste
Premire partie
LA TERREUR
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Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste
PREMIRE PARTIE
LA TERREUR
Chapitre I
LES DILEMMES DE KSTLER
Voil donc ce qu'on veut tablir en France , disait un anticommuniste en refermant le Zro et lInfini. Qu'il doit tre passionnant
de vivre sous ce rgime ! disait au contraire un sympathisant d'origine russe, migr de 1905. Le premier oubliait que tous les rgimes
sont criminels, que le libralisme occidental est assis sur le travail forc des colonies et sur vingt guerres, que la mort d'un noir lynch en
Louisiane, celle d'un indigne en Indonsie, en Algrie ou en Indochine, est, devant la morale, aussi peu pardonnable que celle de Roubachof, que le communisme n'invente pas la violence, qu'il la trouve
tablie, que la question pour le moment n'est pas de savoir si l'on accepte ou refuse la violence, mais si la violence avec laquelle on pactise est progressive et tend se supprimer ou si elle tend se perptuer, et qu'enfin, pour en dcider, il faut situer le crime dans la logique d'une situation, dans la dynamique d'un rgime, dans la totalit
historique laquelle il appartient, au lieu de le juger en soi, selon la
morale qu'on appelle [4] tort morale pure . Le second oubliait que
la violence, angoisse, souffrance et mort, n'est pas belle, sinon
en image, dans l'histoire crite et dans l'art. Les hommes les plus pacifiques parlent de Richelieu et de Napolon sans frmir. Il faudrait
imaginer comment Urbain Grandier voyait Richelieu, comment le duc
d'Enghien voyait Napolon. La distance, le poids de l'vnement ac-
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Les chefs de la section des dockers seront exclus. Roubachof luimme ne se traite pas mieux que les autres. Il pense que la direction
du Parti se trompe, et le dit. Arrt il dsavoue son attitude d'opposition, non pas pour sauver sa vie, mais pour sauver sa vie politique et
demeurer dans l'histoire o il a toujours t. On se [6] demande comment il peut aimer Arlova. Aussi est-ce un trange amour. Une seule
fois elle lui dit : Vous ferez toujours de moi ce que vous voudrez.
Et jamais plus rien. Pas un mot quand elle est casse par la cellule du
Parti. Pas un mot le dernier soir o elle vient chez Roubachof. Et pas
un mot de Roubachof pour la dfendre. Il ne parlera d'elle que pour la
dsavouer sur l'invitation du Parti. Honneur, dshonneur, sincrit,
mensonge, ces mots n'ont pas de sens pour l'homme de l'histoire. Il n'y
a que des trahisons objectives et des mrites objectifs. Le tratre est
celui qui en fait dessert le pays de la Rvolution lei qu'il est, avec sa
direction et son appareil. Le reste est psychologie.
La psychologie mprise se venge. L'individu et l'tat, confondus
dans la jeunesse de la Rvolution, reparaissent face face. Les masses
ne portent plus le rgime, elles obissent. Les dcisions ne sont plus
mises en discussion la base du Parti, elles s'imposent par la discipline. La pratique n'est plus comme aux dbuts de la Rvolution fonde sur un examen permanent du mouvement rvolutionnaire dans le
monde, ni conue comme le simple prolongement du cours spontan
de l'histoire. Les thoriciens courent aprs les dcisions du pouvoir
pour leur trouver des justifications dont il se moque. Roubachof peu
peu fait connaissance avec la subjectivit qui se retranche des vnements et les juge. Arrt de nouveau, et coup cette fois de l'action et
de l'histoire, ce n'est plus seulement la voix des masses et des militants
exclus qu'il croit entendre : mme l'ennemi de classe reprend pour lui
figure humaine. L'officier ractionnaire qui occupe la cellule voisine
de la sienne, homme [7] femmes, entich d'honneur et de courage
personnel, ce n'est plus seulement l'un de ces gardes-blancs que
Roubachof a fait fusiller pendant la Rvolution, c'est quelqu'un qui
l'on peut parler en frappant des coups sur le mur, dans le langage de
tous les prisonniers du monde. Roubachof voit pour la premire fois la
Rvolution dans la perspective du garde-blanc et il prouve que personne ne peut se sentir juste sous le regard de ceux qui il a fait violence. Il comprend la haine des gardes-blancs, il pardonne ,
mais, ds lors, mme son pass rvolutionnaire est remis en question.
38
Et pourtant, c'est justement pour librer les hommes qu'il a fait violence des hommes. Il ne pense pas avoir eu tort. Mais il n'est plus
innocent. Restent tous ces regards qu'il a fallu teindre. Reste une
autre instance que celle de l'histoire et de la tche rvolutionnaire, un
autre critre que celui de la raison tout occupe au calcul de l'efficacit. Reste le besoin de subir ce qu'on a fait subir aux autres, pour rtablir avec eux une rciprocit et une communication dont l'action rvolutionnaire ne s'accommode pas. Roubachof mourra en opposant, silencieusement, comme tous ceux qu'en son temps il a fait excuter.
Cependant, si ce sont les hommes qui comptent, pourquoi serait-il
plus fidle aux morts qu'aux vivants ? Hors de la prison, il y a tous
ceux qui, bon gr mal gr, suivent un chemin o Roubachof les a engags. S'il meurt en silence, il quitte ces hommes avec qui il s'est battu, et sa mort ne les clairera pas. D'ailleurs, quel autre chemin leur
montrer ? N'est-ce pas de proche en proche et peu peu qu'on en est
venu la nouvelle politique ? [8] Rompre avec le rgime, ce serait
dsavouer le pass rvolutionnaire d'o il est issu. Or, chaque fois
qu'il pense 1917, c'est pour Roubachof une vidence qu'il fallait
faire la rvolution, et, dans les mmes conditions, il la ferait encore,
mme sachant o elle conduit. Si l'on assume le pass, il faut assumer
le prsent. Pour mourir en silence, Roubachof aurait d'abord changer
de morale ; il lui faudrait faire prvaloir sur l'action dans le monde et
dans l'histoire le vertige du tmoignage , l'affirmation immdiate et
folle des valeurs. Tmoignage devant qui ? Pendant toute sa jeunesse,
il a appris que le recours cette instance supra-terrestre tait la plus
subtile des mystifications, puisqu'elle nous autorise dlaisser les
hommes existants et nous fait quitter la moralit effective pour une
moralit de rve. Il a appris que la vraie morale se moque de la morale, que la seule manire de rester fidle aux valeurs est de se tourner
vers le dehors pour y obtenir, comme disait Hegel, la ralit de l'ide
morale , et que la voie courte du sentiment immdiat est celle de
l'immoralit. C'est au nom des exigences de l'histoire qu'il a autrefois
dfendu la dictature et ses violences contre les belles mes. Que pourrait-il rpondre aujourd'hui quand on lui relit ses discours ? Que la
dictature d'autrefois fondait ses dcisions sur une analyse thorique et
sur une libre discussion des perspectives ? C'est vrai, mais, la ligne
une fois choisie, il fallait obir, et la dictature de la vrit, pour ceux
qui ne la voient pas clairement, n'est pas diffrente de l'autorit nue.
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P. 282.
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P. 285.
P. 287.
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P. 286.
P. 288.
44
teurs.... 22. En morale comme en philosophie, Roubachof et ses camarades ont cru qu'il fallait choisir entre l'intrieur et l'extrieur : ou la
conscience est tout, ou elle n'est rien. Et ils ont choisi qu'elle ne ft
rien. Il n'y a que deux conceptions de la morale humaine, et elles
sont des ples opposs. L'une d'elles est chrtienne et humanitaire,
elle dclare l'individu sacr et affirme que les rgles de l'arithmtique
ne doivent pas s'appliquer aux units humaines, qui, dans notre
quation reprsentent soit zro, [17] soit l'infini. L'autre conception
part du principe fondamental qu'une fin collective justifie tous les
moyens, et non seulement permet mais exige que l'individu soit en
toute faon subordonn et sacrifi la communaut, laquelle peut
disposer de lui soit comme d'un cobaye qui sert une exprience, soit
comme de l'agneau que l'on offre en sacrifice 23. Beaucoup plus que
par Marx, c'est par une sorte de scientisme sociologique que Roubachof et ses camarades se laissent ici guider. L'homme d'tat est un
ingnieur qui, pour atteindre un rsultat, emploie les instruments
utiles. La logique qu'il suit, ce n'est pas cette logique vivante de l'histoire que Marx avait dcrite et qui s'exprime indivisiblement par les
ncessits objectives et par le mouvement spontan des masses,
c'est la logique sommaire du technicien qui n'a affaire qu' des objets
inertes et les manie son gr. Le rsultat atteindre tant le pouvoir
du proltariat, reprsent par le parti, les hommes sont les instruments
du parti. La direction du parti fait erreur disait Roubachof un militant allemand aprs l'chec de la rvolution allemande. Toi et moi,
rpond Roubachof, nous pouvons nous tromper, mais pas le parti 24.
La rponse serait marxiste si elle voulait dire que les rsolutions prises
aprs discussion sont obligatoires, parce qu'elles expriment l'tat effectif de la Rvolution dans le monde et la manire dont cette situation
est vcue par les masses, et qu'elles sont ainsi, dans une philosophie marxiste de l'histoire, la dernire instance concevable pour l'individu. Mais la rponse [18] de Roubachof n'est pas marxiste si elle
prte au parti l'infaillibilit divine ; puisque le parti dlibre, c'est qu'il
n'y a pas ici de preuve gomtrique et que la ligne n'est pas vidente.
Puisqu'il y a des tournants, c'est qu' certains moments la ligne adop-
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Pp. 26-27.
P. 177.
P. 55.
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P. 55.
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P. 29.
P. 113.
P. 24.
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n'avait-elle pas toujours t un maon inhumain et sans scrupules, faisant son mortier d'un mlange de mensonge, de sang et de boue 29 ?
Qui est celui qui aura raison en fin de compte ? Cela ne se saura que
plus tard 30. Il n'y avait aucune certitude ; seulement l'appel cet
oracle moqueur qu'ils dnommaient l'Histoire et qui ne rendait sa sentence que lorsque les mchoires de l'appelant taient depuis longtemps
retombes en poussire 31. Cette dlectation de la mort, cette passion
d'obir, comme toutes les formes du masochisme, est phmre et
ambigu. Elle alternera donc avec la passion de commander ou avec
les beaux sentiments sans pudeur, et Roubachof sera toujours prt
passer d'une attitude l'autre, toujours sur le point de trahir. La premire violence, fondement de toutes les autres, c'est celle qu'exerce
l'Histoire en soi, la Volont incomprhensible devant laquelle toutes
les vues individuelles s'quivalent comme des hypothses galement
fragiles. S'il avait une fois critiqu l'ide d'une histoire tout objective
et dtermine, et reconnu comme la seule histoire dont nous puissions
parler celle dont nous construisons l'image et l'avenir par des interprtations mthodiques et cratrices la fois, Roubachof aurait pu garder
ses opinions ou celles du N 1 [22] leur pleine valeur de conjectures probables et sortir du labyrinthe de la trahison et des reniements.
Loin de lester l'individu d'un contrepoids objectif, le mythe scientiste
discrdite son effort de pense au nom d'une Histoire en soi insaisissable et ne lui laisse d'autre ressource que d'osciller entre la rvolte et
la passivit.
Un pisode du livre entre tous montre quel point Kstler est
tranger au marxisme. C'est au moment o Roubachof, rentr dans sa
cellule, motive sa capitulation par des thses sur la loi de maturit
relative . Dans un document adress au Comit Central, il dmontre
que, chaque progrs technique rendant opaque pour les masses le
fonctionnement de l'conomie, la discussion et la dmocratie, possibles un niveau infrieur du dveloppement, cessent pour longtemps de l'tre dans une conomie transforme et ne le redeviendront
que beaucoup plus tard, quand les masses auront assimil les changements intervenus et rejoint en conscience l'tat objectif de la production. L'opposition qui, en priode de maturit relative, avait pour fonc29
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P. 145.
P. 113.
P. 24.
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les cre pas, c'est dans ce risque et cette confusion que nous avons
travailler et faire paratre, malgr tout, une vrit. Opposer Roubachof le oui et le non absolus du chrtien ou le en aucun cas
du kantien, c'est simplement prouver que l'on recule devant le problme et que l'on se replie sur les positions de la bonne conscience et
de la morale pharisienne. Il faut d'abord reconnatre comme moral le
souci communiste du rle objectif, la volont de se voir du dehors et
dans l'histoire. On n'a le droit de montrer les risques de la moralit
objective que si l'on montre ceux de la moralit subjective et ostentatoire. Dans ce cas comme dans beaucoup d'autres, Kstler pose
la question en termes prmarxistes. Le marxisme n'est ni la ngation
de la subjectivit et de l'activit humaine, ni le matrialisme scientiste
d'o Roubachof est parti, il est bien plutt une thorie de la subjectivit concrte et de l'activit concrte, c'est--dire engages dans la
situation historique. Roubachof croit dcouvrir une contradiction mortelle, au cur de la pense communiste, entre fatalit et rvolution.
L'individu, dit-il, rouage d'une horloge remonte pour l'ternit et que rien ne pouvait arrter ou influencer, tait plac sous [25] le
signe de la fatalit conomique, et le Parti exigeait que le rouage se
rvolte contre l'horloge et en change le mouvement 32. Mais qui dit
que l'histoire est une horloge et l'individu un rouage ? Ce n'est pas
Marx, c'est Kstler. On s'tonne de ne trouver chez lui aucune trace
de cette ide, pourtant banale, que l'histoire, par le fait mme de sa
dure, bauche la transformation de ses propres structures, se retourne
contre elle-mme, change elle-mme son mouvement, et cela, en dernire analyse, parce que les hommes entrent en collision avec les
structures qui les alinent, parce que le sujet conomique est un sujet
humain. Bref Kstler n'a jamais beaucoup rflchi sur la simple ide
d'une histoire dialectique.
Cependant le fait que Kstler est mdiocre marxiste ne nous dbarrasse pas de ses problmes et les pose au contraire d'une manire
plus aigu. Quoi qu'il en soit du marxisme thorique, le communiste
Kstler voyait dans l'Histoire un dieu insondable, ignorait l'individu,
et ne souponnait pas mme cet change du subjectif et de l'objectif
qui est le secret des grands marxistes. Or le cas de Kstler n'est pas
unique et les dviations scientistes et objectivistes sont frquentes.
32
Pp. 284-285.
50
51
[27]
Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste
PREMIRE PARTIE
LA TERREUR
Chapitre II
LAMBIGUT DE LHISTOIRE
SELON BOUKHARINE
La question ne se poserait pas si les Procs de Moscou avaient tabli les charges de sabotage et d'espionnage comme on tablit un fait au
laboratoire, si une srie de tmoignages concordants, de confrontations et de documents avaient permis de suivre mois par mois la conduite des accuss et fait apparatre le complot comme on reconstitue
un crime devant la Cour d'Assises. Quoi qu'il en soit de l'instruction
prparatoire, demeure secrte, ce n'est pas en onze jours de dbats 33
que le tribunal sovitique pouvait achever ce travail l'gard de vingt
et un accuss. Il s'est rarement engag sur ce terrain, et quand il l'a
fait, comme par exemple lors du procs Zinoviev propos de l'pisode
de Copenhague, la tentative n'a pas t heureuse. Une seule fois, au
procs Boukharine, les dbats et les confrontations ont pris leur tournure classique, mais c'est qu'il s'agissait du coup de force projet [28]
contre la direction rvolutionnaire en 1918, et que, Vichynski prit soin
de le dire, ces dlits vieux de vingt ans taient couverts par la pres33
52
cription. En ce qui concerne les faits plus rcents et l'opposition clandestine, ceux qui pouvaient en tmoigner se trouvaient par l-mme
impliqus dans le procs : les seuls tmoins comptents taient des
accuss 34, et il en rsulte que leurs dpositions ne nous fournissent
jamais des renseignements l'tat brut. On y devine des amitis et des
inimitis, la lutte des tendances pendant vingt ans de politique rvolutionnaire, quelquefois la peur de la mort et la servilit. Dans les meilleurs cas, ce sont des actes politiques, des prises de position l'gard
de la direction stalinienne. Dans un procs de ce genre, tout document
faisant par principe dfaut, on reste dans les choses dites, aucun
moment on n'a le sentiment de toucher, travers elles, le fait mme.
Quelques anecdotes ont l'air de la vrit, mais elles ne nous font connatre que l'tat d'esprit des accuss. Les liaisons avec des tats-majors
trangers, la constitution d'un vritable bloc oppositionnel, le dlit luimme restent invitablement de l'ordre des on-dit . La culpabilit
n'est pas ici le lien vident d'un geste dfini avec des mobiles dfinis
et des consquences dfinies. Ce n'est pas celle du criminel dont on
sait par le tmoignage du concierge qu'il est venu et seul venu dans la
maison du crime entre neuf heures et dix heures, par le tmoignage de
l'armurier qu'il a [29] achet, la veille du crime, un revolver de mme
calibre que la balle meurtrire, par le tmoignage du mdecin lgiste
enfin qu'il a t cause de mort. La trame des causes, des intentions,
des moyens et des effets de l'activit oppositionnelle n'est pas reconstitue. Il n'y a que quelques faits dans une brume de significations
mouvantes. En crivant ceci, nous n'entendons pas polmiquer : nous
nous bornons noncer ce que pouvaient tre les procs de Moscou
dans les conditions o ils taient engags, et formuler cette impression d'une crmonie de langage que laisse le Compte rendu stnographique des Dbats.
Cette remarque conduit au centre de la question. Car, s'il s'agissait
d'une banale affaire de trahison paye par l'tranger, elle n'aurait pas
pu rester si parfaitement clandestine. Ceux qui ont t en rapport avec
la Rsistance savent qu'il tait beaucoup plus dangereux de travailler
avec des agents mercenaires (comme le faisaient souvent les services
anglais) que dans une organisation politique. Si l'activit de l'opposi34
53
tion a laiss peu de traces, c'est qu'il s'agissait d'une activit politique.
L'accusation ne peut s'appuyer que sur quelques faits parce que les
actes de l'opposition n'taient pas au sens propre des faits de trahison
ou de sabotage et ne tombaient sous le coup des lois fondamentales de
l'tat que moyennant une interprtation. Les procs demeurent dans le
subjectif et ne s'approchent jamais de ce qu'on appelle la vraie justice, objective et intemporelle, parce qu'ils portent sur des faits encore
ouverts vers l'avenir, qui donc ne sont pas encore univoques et qui ne
prennent dfinitivement un caractre criminel qu' [30] condition
d'tre vus dans la perspective d'avenir des hommes au pouvoir. En un
mot, ce sont des actes politiques, non des oprations de connaissance.
Pour dire la mme chose autrement, les procs de Moscou sont de
forme et de style rvolutionnaires. Car tre rvolutionnaire, c'est juger
ce qui est au nom de ce qui n'est pas encore, en le prenant comme plus
rel que le rel. L'acte rvolutionnaire se prsente la fois comme
crateur d'histoire et vrai l'gard du sens total de cette histoire et il
lui est essentiel d'admettre que nul n'est cens ignorer cette vrit qu'il
constate et fait indivisiblement, comme les tribunaux bourgeois postulent que nul n'est cens ignorer la loi tablie. La justice bourgeoise
prend pour instance dernire le pass, la justice rvolutionnaire l'avenir. Elle juge au nom de cette vrit que la Rvolution est en train de
rendre vraie, ses dbats font partie de la praxis, qui peut bien tre motive, mais qui dpasse tous ses motifs. C'est pourquoi elle ne s'occupe
pas de savoir quels ont t les mobiles ou les intentions, nobles ou
ignobles, de l'accus : il s'agit seulement de savoir si en fait sa conduite, tale sur le plan de la praxis collective, est ou non rvolutionnaire. Le moindre fait reoit alors une signification immense, le suspect vaut comme coupable, et en mme temps la condamnation, ne
portant que sur le rle historique de l'accus, ne concerne pas son
honneur personnel, d'ailleurs considr comme une abstraction,
puisque, pour le rvolutionnaire, nous sommes de part en part ce que
nous sommes pour autrui et dans nos rapports avec lui. Les procs de
Moscou ne crent pas une nouvelle lgalit, puisqu'ils appliquent aux
accuss des lois [31] prexistantes, ils sont cependant rvolutionnaires
en ceci qu'ils posent comme absolument valable la perspective stalinienne du dveloppement sovitique, comme absolument objective
une vue de l'avenir qui, mme probable, est subjective, puisque l'avenir n'est encore que pour nous, et apprcient les actes de l'opposition
dans ce contexte. En d'autres termes encore, une rvolution supposant
54
C'est que, dans un pays o la Rvolution a eu lieu, a dur des annes et n'est
pas finie, on recourt aux lois tablies plutt que d'invoquer une fois encore
les exigences de l'avenir rvolutionnaire. Au contraire l o il n'y a pas eu de
Rvolution, les mobiles rvolutionnaires sont dans toute leur nouveaut. Le
Pays de la Rvolution ne peut pas se voir comme le voient les communistes
des autres pays.
55
56
57
Friedmann regrette en fait que le Comit Central n'ait pas fait de concessions l'imprialisme nazi . Aujourd'hui encore, Claude Morgan dplore que le livre de Kstler rouvre la question des Procs de
Moscou aprs que Stalingrad a dmontr quel danger et t une opposition en pleine guerre. Claude Roy crit que, mme si par impossible [36] Roubachof n'avait t ni un tratre, ni un saboteur, c'tait un
dilettante et il tait du moins coupable de n'avoir pas compris qu'en
fait son attitude servait Hitler. Mais Roubachof est bien de cet avis.
C'est mme pourquoi il capitule. En somme tout le monde est d'accord : les actes politiques doivent tre jugs non seulement selon le
sens que leur donne l'agent moral, mais selon celui qu'ils prennent
dans le contexte historique et dans la phase dialectique o ils se produisent. On ne voit d'ailleurs pas comment un communiste pourrait
dsavouer cette mthode qui est essentielle la pense marxiste. Dans
un monde en lutte, et pour un marxiste l'histoire est l'histoire de la
lutte des classes, il n'y a pas cette marge d'actions indiffrentes que
(a pense classique mnage aux individus, chaque trait porte et nous
sommes responsables des consquences de nos actions. Pierre Unik
donne la formule de la situation en citant Saint-Just : Un patriote est
celui qui soutient la Rpublique en masse ; quiconque la combat en
dtail est un tratre 42. Ou cela ne veut rien dire, ou cela signifie que,
en priode de tension rvolutionnaire ou de danger extrieur, il n'y a
pas de frontire prcise entre divergences politiques et trahison objective, l'humanisme est en suspens, le gouvernement est Terreur.
C'est ici qu'on s'indigne et qu'on crie la barbarie. En ralit, ce
qui est grave et menace la civilisation, ce n'est pas de tuer un homme
pour ses ides (on la souvent fait en temps de guerre), c'est de le faire
sans se l'avouer et sans le dire, de mettre [37] sur la justice rvolutionnaire le masque du Code pnal. Car, en cachant la violence, on s'y accoutume, on la rend institutionnelle. Par contre, si on lui donne son
nom et si, comme les rvolutionnaires l'ont toujours fait, on l'exerce
sans plaisir, il reste une chance de l'expulser de l'histoire. On ne l'expulsera pas davantage en s'enfermant dans le rve juridique du libralisme. Le libralisme et le rationalisme dcadents usent aujourd'hui
d'une mthode critique tonnante qui consiste rendre les doctrines
responsables de la situation de fait qu'elles enregistrent au dpart :
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1' existentialisme de la contingence, le communisme de la violence. La maxime des procs de Moscou selon laquelle opposition est
trahison trouve sa contrepartie et sa justification dans le systme franquiste de la cinquime colonne. On rpondra peut-tre que le fascisme
ici suit les leons du bolchevisme. Mais ce qui a commenc ? est
puril. Le dveloppement du communisme son tour n'est pas un
commencement absolu, il exprime l'aggravation de la lutte sociale et
la dcomposition du monde libral tout autant qu'il en est la cause, et,
s'il la prcipite, c'est parce que Ton ne saurait restaurer en histoire, on
ne peut dpasser la violence qu'en crant du nouveau travers la violence. En 1939 encore nous vivions dans la tradition librale. Nous
n'avions pas compris que la lgitime diversit d'opinions suppose
toujours un accord fondamental et n'est possible que sur la base de
l'incontest. Albert Sarrault avait bien marqu les limites du libralisme quand il s'tait cri la Chambre : Le communisme n'est pas
une opinion, c'est un crime. Nous avions pu ce moment entrevoir
le [38] fond dogmatique du libralisme, et comment il ne garantit certaines liberts qu'en tant la libert de choisir contre lui 43. Mais de
tels accs de franchise n'taient pas communs chez les libraux. Dans
la politique quotidienne, ils professaient, au moins en paroles, le pas
d'ennemis gauche et essayaient d'viter le problme de la rvolution. Notre politique se poursuivait donc dans la conviction informule (et d'autant plus puissante) que les jeux de l'histoire peuvent tre
mens dans le respect des opinions, que, diviss sur les moyens, nous
sommes d'accord sur les fins, que les volonts des hommes sont compossibles. C'est l ce que n'admet pas le marxiste. La rvolution mar43
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xiste n'est pas irrationnelle, puisqu'elle est le prolongement et la conclusion logique du prsent, mais cette logique de l'histoire n'est selon
lui pleinement perceptible que dans une certaine situation sociale et
pour les proltaires qui seuls vivent la rvolution parce qu'ils ont seuls
l'exprience de l'oppression. Pour [39] les autres elle peut tre un devoir ou une notion : ils ne peuvent la vivre que par procuration, en tant
qu'ils rejoignent le proltariat, et, quand ils le font, les ides et les motifs ne peuvent ni ne doivent tre dterminants, car alors l'adhsion
serait conditionnelle, tout repose sur une dcision fondamentale de ne
pas seulement comprendre le monde et de le transformer, de se joindre
ceux qui le transforment effectivement par le mouvement spontan
de leur vie. La critique du sujet pensant en gnral, le recours au proltaire comme celui qui ne pense pas seulement la rvolution, mais
qui est la rvolution en acte, l'ide que la rvolution n'est pas seulement affaire de pense et de volont, mais affaire d'existence, que la
raison universelle est une raison de classe et qu'inversement la
praxis proltarienne porte en elle l'universalit effective, en un mot la
moindre trace de marxisme rvle (au sens que l'on donne au mot en
chimie) la force cratrice de l'homme dans l'histoire et fait apparatre
la contingence du pacte libral qui n'est plus qu'un produit historique
alors qu'il prtendait noncer les proprits immuables de la Nature
Humaine.
Or, depuis 1939, nous n'avons certes pas vcu une rvolution marxiste, mais nous avons vcu une guerre et une occupation, et les deux
phnomnes sont comparables en ceci que tous deux remettent en
question lincontest. La dfaite de 1940 a t dans la vie politique
franaise un vnement sans commune mesure avec les plus grands
dangers de 1914-1918 ; elle a eu pour beaucoup d'hommes la valeur
d'un doute radical et la signification d'une exprience rvolutionnaire
parce [40] qu'elle mettait nu les fondements contingents de la lgalit, parce qu'elle montrait comment on construit une nouvelle lgalit.
Pour la premire fois depuis longtemps on voyait dissocies la lgalit
formelle et l'autorit morale, l'appareil d'tat se vidait de sa lgitimit
et perdait son caractre sacr au profit d'un tat faire qui ne reposait
encore que sur des volonts. Pour la premire fois depuis longtemps
chaque Franais et en particulier chaque officier et chaque fonctionnaire, au lieu de vivre dans l'ombre d'un tat constitu, tait invit
discuter en lui-mme le pacte social et reconstituer un tat par son
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change, prouve par le fait qu'autre chose tait possible. Les hommes
qu'elle abandonne et qui ne pensaient tre que ses complices se trouvent tre soudain les instigateurs du crime qu'elle leur a inspir. Et ils
ne peuvent pas chercher des excuses ni se dcharger d'une partie de
la responsabilit. Car, au mme moment o ils suivaient la pente apparente de l'histoire, d'autres dcidaient de la remonter, engageaient
leur vie sur un autre avenir. Ce n'tait donc pas au-dessus des forces
humaines. taient-ils des fous ? Est-ce par hasard qu'ils ont gagn ? Et
a-t-on le droit de donner la mme compassion aux fusills de l'occupation et aux fusills de l'puration, galement victimes du hasard historique ? Ou bien taient-ce des hommes qui lisaient mieux l'histoire,
qui mettaient en suspens leurs [44] passions et agissaient selon la vrit ? Mais ce qu'on reproche aux collaborateurs n'est assurment pas
une erreur de lecture, et ce qu'on honore chez les rsistants, ce n'est
pas la froideur du jugement et la simple clairvoyance. On admire au
contraire qu'ils aient pris parti contre le probable, qu'ils aient eu assez
de dvouement et de passion pour laisser parler en eux les raisons, qui
ne venaient qu'aprs. La gloire des rsistants comme l'indignit des
collaborateurs suppose la fois la contingence de l'histoire, sans laquelle il n'y a pas de coupables en politique, et la rationalit de l'histoire, sans laquelle il n'y a que des fous. Les rsistants ne sont ni des
fous ni des sages, ce sont des hros, c'est--dire des hommes en qui la
passion et la raison ont t identiques, qui ont fait, dans l'obscurit du
dsir, ce que l'histoire attendait et qui devait ensuite apparatre comme
la vrit du temps. On ne peut pas ter leur choix l'lment de raison, mais pas davantage l'lment d'audace et le risque d'chec. Confrontant le collaborateur avant qu'il et historiquement tort et le rsistant aprs qu'il a eu historiquement raison, le rsistant avant que l'histoire lui ait donn raison et le collaborateur aprs qu'elle lui a donn
tort, le procs d'puration met en vidence la lutte mort des subjectivits qui est l'histoire prsente. Au cours d'un procs de collaboration,
l'accus, qui n'avait pas cru, en recommandant la collaboration, agir
contre l'honneur, prsentait le gaullisme de Londres et la collaboration
de Paris comme les deux armes de l'intrt franais devant les incertitudes de lhistoire. L'argument tait odieux en ceci qu'il justifiait ensemble gaullistes [45] et collaborationnistes comme s'il s'tait agi de
thses spculatives, alors que dans le fait il fallait tre l'un ou l'autre et
que les uns poursuivaient la mort des autres. Sur le terrain de l'histoire, tre collaborationniste, ce n'tait pas occuper l'une des deux po-
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La responsabilit historique dpasse les catgories de la pense librale : intention et acte, circonstances et volont, objectif et subjectif.
Elle crase l'individu dans ses actes, mlange l'objectif et le subjectif,
impute la volont les circonstances ; elle substitue ainsi l'individu
tel qu'il se sentait tre un rle ou un fantme dans lequel il ne se reconnat pas, mais dans lequel il [47] doit se reconnatre, puisque c'est
ce qu'il a t pour ses victimes et que ses victimes aujourd'hui ont raison. L'exprience de la guerre peut nous aider comprendre les dilemmes de Roubachof et les procs de Moscou. Certes, il n'y a eu
entre Hitler et Boukharine aucune entrevue de Montoire ; quand
Boukharine a t jug, l'ennemi n'tait plus ou n'tait pas encore sur le
territoire de l'U.R.S.S. Mais dans un pays qui n'a gure connu depuis
1917 que des situations limites, mme avant la guerre et avant l'invasion, l'opposition pouvait apparatre comme trahison. Quoi qu'elle ait
voulu et mme si c'tait un plus sr avenir pour la rvolution, il reste
qu'en fait elle affaiblissait l'U.R.S.S. En tout cas, par un de ces coups
de force dont l'histoire est coutumire, les vnements de 1941 l'accusent de trahison. Comme les procs des collaborateurs dsintresss,
les Procs de Moscou seraient le drame de l'honntet subjective et de
la trahison objective. Il n'y aurait que deux diffrences. La premire
est que les condamnations d'puration ne font pas revivre ceux qui
sont morts, tandis que la rpression pouvait pargner l'U.R.S.S. des
dfaites et des pertes. Les procs de Moscou seraient ainsi plus cruels,
puisqu'ils anticipent le jugement des faits, et moins cruels puisqu'ils
contribuent une victoire future. L'autre diffrence est que, les accuss marxistes tant ici d'accord avec l'accusation sur le principe de la
responsabilit historique, ils se font accusateurs d'eux-mmes et que,
pour dcouvrir leur honntet subjective, nous avons traverser, non
seulement le rquisitoire, mais encore leurs propres dclarations.
[48]
*
*
65
d'avenir ou dans une autre, et comment ces deux sens passent l'un
dans l'autre : l'opposition est trahison et la trahison n'est qu'opposition.
L'ambigut est ds le dpart visible. D'un ct, au dbut des dbats,
Boukharine se reconnat coupable des faits qui lui sont reprochs 44 et qui viennent d'tre numrs dans l'acte d'accusation. Il
s'agit de sa participation, tantt directe, tantt indirecte, un bloc
des droitiers et des trotskystes , groupe qui s'tait assign de faire
l'espionnage au profit des tats trangers, de se livrer au sabotage, aux
actes de diversion, au terrorisme, de saper la puissance militaire de
l'U.R.S.S., de provoquer une agression militaire de ces tats contre
l'U.R.S.S., la dfaite de l'U.R.S.S., le dmembrement de l'U.R.S.S.
(...) enfin le renversement du rgime socialiste de la socit (...) et la
restauration en U.R.S.S. du capitalisme et du pouvoir de la bourgeoisie 45 , sans prjudice d' une srie d'actes terroristes contre les dirigeants du [49] parti communiste de l'U.R.S.S. et du gouvernement
sovitique 46 . Pour tous les actes du bloc des droitiers et des trotskystes Boukharine revendique une responsabilit personnelle 47. Il
se tient d'avance pour condamn mort 48. Et cependant il refuse de se
reconnatre espion, tratre, saboteur et terroriste. Il n'a pas donn de
directives de sabotage (p. 816). Il n'a pas, aprs Brest-Litovsk, prpar
l'assassinat de Lnine, mais seulement le renversement de la direction
du Parti et l'arrestation de Lnine pour vingt-quatre heures (p. 485).
Ce projet, dont Boukharine a t le premier parler dans un article de
1934, peut apparatre criminel en 1938, alors que Lnine est devenu
une figure historique et que la dictature s'est raidie. Dans l'atmosphre
de 1918, ce n'tait pas une conspiration (pp. 506, 517, 540). cinq
44
45
46
47
48
66
reprises, et catgoriquement, Boukharine rejette l'accusation d'espionnage (pp. 409, 441, 452, 460, 817) et l'on ne peut lui opposer que les
tmoignages de Charangovitch et Ivanov, tous deux accuss dans le
mme procs, qu'il traite de provocateurs sans que le mot arrache aucune protestation au procureur Vichynski (p. 409). Comment peut-il
la fois se [50] dclarer responsable pour des actes de trahison et dcliner la qualification de tratre ?
Peut-on croire aux aveux sans croire aux dngations ? Les uns et
les autres sont juxtaposs, en particulier dans la dclaration finale.
Accompagnes d'aveux, les dngations ne peuvent faire attnuer la
peine. Peut-on croire aux dngations et refuser toute crance aux
aveux ? Mais, aprs les sentences des deux premiers procs, comment
Boukharine aurait-il espr de sauver sa vie par des aveux ? S'ils lui
avaient t imposs par la torture physique ou morale, on ne les concevrait pas incomplets. Restent les hypothses fantastiques des journalistes. Boukharine les prvoit et les rejette dans sa dernire dclaration. On explique souvent le repentir par toutes sortes de choses absolument absurdes, comme, par exemple, la poudre du Thi-1 et, etc.
Quant moi, je dirai que dans la prison o je suis rest prs d'un an,
j'ai travaill, je me suis occup, j'ai conserv la lucidit de mon esprit
(...) On parle d'hypnose. Mais, ce procs, j'ai assum ma dfense juridique, je me suis orient sur-le-champ, et j'ai polmiqu avec le procureur. Et toute personne, mme si elle n'est pas trs exprimente
dans les diffrentes branches de la mdecine, sera force de reconnatre qu'il ne saurait y avoir d'hypnose. On explique souvent le repentir par un tat d'esprit la Dostoevski, par les qualits spcifiques de
l'me (1 me slave ). Ceci est vrai, par exemple, pour des personnages tels que Aliocha Karamazov, pour les personnages de romans
tels que l'Idiot et autres types de Dostoevski. Ceux-l sont prts
clamer en place publique : Frappez-moi, orthodoxes, je suis un sclrat. Or l n'est [51] pas la question. Dans notre pays, l me
slave et la psychologie des hros de Dostoevski sont des choses depuis longtemps rvolues : c'est du plus-que-parfait. Ces types n'existent plus chez nous, moins que ce ne soit dans les arrire-cours des
maisons provinciales, et encore ! 49 Au cours des dbats comme
dans sa dernire dclaration, Boukharine ne nous apparat pas bris.
49
67
Ce n'est pas, avons-nous vu, un coupable qui ruse avec la vrit, mais
ce n'est pas non plus un innocent terroris. On a l'impression d'un
homme conscient en train d'excuter une tche prcise et difficile.
Laquelle ? Boukharine se propose de montrer que ses actes d'opposant, fonds sur une certaine apprciation du cours de la Rvolution en
U.R.S.S. et dans le monde, pouvaient tre utiliss, soit hors de
l'U.R.S.S. soit mme l'intrieur, par tous les adversaires de la collectivisation, leur fournissaient une plate-forme idologique et prenaient
ainsi figure contre-rvolutionnaire, sans que, bien entendu, lui-mme
ne se soit jamais mis au service d'aucun tat-major tranger. Mais tout
cela, il ne peut pas le dire ; le dire en propres termes, ce serait sparer
l'honntet personnelle et la responsabilit historique, et finalement
rcuser le jugement de l'histoire. Or, entre Boukharine et le pouvoir
judiciaire, mme s'il n'y a pas de contrat exprs, il y a du moins ce
contrat tacite qu'ils sont l'un et l'autre marxistes. Boukharine ne pourra
donc que nuancer, polmiquer, donner entendre. La seule arme qu'il
se permette est l'ironie. Pour le reste, qu'on le condamne, il est d'accord. Notre rle [52] prsent est de dire ce qu'il n'a pu que suggrer.
Au point de dpart des crimes , il n'y a que des conversations entre
les adversaires de la collectivisation force et de la direction autoritaire du Parti. La collectivisation est prmature. Le socialisme n'est
pas possible dans un seul pays. La rvolution en Russie est venue
avant le dveloppement conomique, de sorte que la politique russe a
ncessairement un caractre troitement national et que le mouvement
rvolutionnaire mondial ne peut tre orient sur les seules ncessits
de l'Union Sovitique. Il y a une stabilisation du capitalisme dans le
monde, et non pas, comme l'avaient espr les hommes de 1917, une
contagion rvolutionnaire. Inutile d'aller contre le cours des choses,
impossible de faire violence l'histoire, il faut prolonger et amplifier
la NEP. Une telle politique n'est pas de soi contre-rvolutionnaire. Lnine, qui n'avait pas peur des mots, dfendait en 1922 la NEP comme
politique de retraite sur la ligne du capitalisme d'tat . Et il
ajoutait : ...cela parat tout le monde trs trange qu'un lment
non socialiste, dans une Rpublique qui se proclame socialiste, soit
prfr, c'est--dire reconnu suprieur au socialisme. Mais cela devient comprhensible lorsqu'on se rappelle que nous ne considrions
pas la structure conomique de la Russie comme homogne : nous
savions au contraire trs bien que nous avions affaire la fois une
68
69
Ibidem.
70
54
55
Pp. 405-406. Les mots souligns le sont par nous. Il est visible que Boukharine dit ici ce qu'il pense et donne sa propre version des crimes de l'opposition, comme le confirme l'interruption du Prsident ( Vous nous faite
une confrence , p. 406).
P. 07.
P. 424.
71
tait que le Caucase du Nord tait un des endroits o le mcontentement de la paysannerie se manifestait et continuerait de se manifester
avec le plus d'clat 56 . Si aprs cela on met, comme il dit, les
points sur les i , si l'on change l'attente en complicit, il y a grossissement et falsification des faits, mais l'interprtation reste historiquement permise, parce que l'homme d'tat se dfinit non par ce qu'il fait
lui-mme mais par les forces sur lesquelles il compte. Le rle du procureur est d'taler sur le plan de l'histoire et de l'objectif l'activit de
Boukharine. Boukharine tient pour lgitime l'interprtation, il veut
seulement qu'on sache que c'est une interprtation et qu'il n'est li aux
cosaques que dans la perspective. Vichynski demande : Oui ou non,
vos complices du Caucase du Nord taient-ils en liaison avec des milieux cosaques d'migrs blancs l'tranger ? Je n'en sais rien, dit
Boukharine. Rykov le dit. Si Rykov le [58] dit, ce doit tre vrai.
Mais vous le niez ? Je ne le nie pas, je n'en sais rien. Rpondez par oui ou par non. C'est possible, c'est probable, mais je n'en
sais rien. Vichynski se place dans les choses, o il n'y a pas d'indtermin. Il voudrait effacer ce lieu d'indtermination, la conscience de
Boukharine, o il y avait des choses non sues, des zones de vide, et ne
laisser voir que les choses quil a faites ou laiss faire.
Une opposition consquente ne peut ignorer l'tranger qui fait
pression sur les frontires de l'U.R.S.S. Il lui faut utiliser les antagonismes entre les puissances imprialistes 57 , c'est--dire prendre parti
pour certains tats bourgeois contre d'autres et au moins neutraliser 58 les adversaires. Le gouvernement sovitique Brest-Litovsk
avait neutralis l'Allemagne au prix d'un dmembrement partiel et
l'opposition, puisqu'elle se croit dans le sens de l'histoire, a videmment les mmes droits. Elle a aussi les mmes responsabilits : prendre liaison indirectement avec l'ennemi, c'est dj l'aider. Dans ces
sondages, il est vident que chacun cherche duper l'autre. Mthode
peu sre, dit Vichynski. C'est toujours comme cela 59 , rpond
Boukharine. Et en effet, dans un monde o, par del les contrats passs, la puissance de chacun des contractants demeure comme une
clause tacite, chaque pacte signifie autre chose que ce qui s'y trouve
56
57
58
59
P. 146.
P. 818.
P. 436 et 450.
P. 466.
72
stipul, une ouverture diplomatique est signe de faiblesse, il y a toujours risque la faire, et en particulier ce risque que la neutralisation
de [59] l'Allemagne soit un jour reproche Boukharine comme une
trahison, tandis qu'elle est pour le gouvernement de 1917 (qui d'ailleurs n'avait pas le choix) un titre de gloire. Pour son compte, Boukharine tait contre les concessions territoriales ; mais il lui fallait compter avec ceux de ses amis qui les jugeaient l'occasion ncessaires.
Bien entendu, elles n'ont jamais t prcises et l'opposition n'a pas
vendu l'Ukraine pour le pouvoir. Mais certains opposants jugeaient
qu'il faudrait en venir la cder. Tout est dans cette apprciation de
certains faits ventuels comme dj acquis. Boukharine, pour son
compte, n'tait pas dfaitiste. Mais beaucoup d'hommes dans l'opposition croyaient l'U.R.S.S. incapable de rsister seule une agression
trangre 60. Si l'on tient la dfaite pour invitable, il faut la prendre
comme une donne du problme. Toute action suppose un calcul de
l'avenir qui contribue le rendre invitable. supposer mme qu'il y
ait, au sens propre du mot, une science du pass, personne n'a jamais
soutenu qu'il y et une science de l'avenir, et les marxistes sont les
derniers le faire. Il y a des perspectives, mais, le mot le dit assez, il
ne s'agit l que d'un horizon de probabilits, comparable celui de
notre perception, qui peut, mesure que nous en approchons et qu'il se
convertit en prsent, se rvler assez diffrent de ce que nous attendions. Seules les grandes lignes sont certaines, ou plus exactement
certaines possibilits sont exclues : une stabilisation dfinitive du capitalisme est par exemple exclue. Mais comment [60] et par quels
chemins le socialisme passera dans les faits, cela est laiss une estimation de la conjoncture dont Lnine soulignait la difficult en disant
que le progrs n'est pas droit comme la perspective Nevsky. Cela veut
dire non seulement que des dtours peuvent s'imposer, mais encore
que nous ne savons mme pas, en commenant une offensive, si elle
devra tre poursuivie jusqu'au bout ou si au contraire il faudra passer
la retraite stratgique. On ne pourra en dcider qu'au cours du combat
et d'aprs le comportement de l'adversaire 61. Toute esquisse des pers60
61
73
pectives, mme si elle se justifie par un grand nombre de faits, est cependant un choix et exprime, en mme temps que certaines possibilits objectives, la vigueur et la justesse de la conscience rvolutionnaire en chacun. Celui qui trace des perspectives d'offensive peut toujours tre trait de provocateur, celui qui trace des perspectives de
repli peut toujours tre trait de contre-rvolutionnaire. Les amis de
Boukharine comptaient avec la dfaite et [61] agissaient en consquence. Mais compter avec, c'est, d'une certaine faon compter sur.
Toute la polmique entre Vichynski et Boukharine porte sur deux
mots aussi courts que ceux-l. Lorsque j'ai demand Tomski, dclare Boukharine, comment il voyait le mcanisme du coup d'tat, il
m'a rpondu que c'tait l l'affaire de l'organisation militaire qui devait
ouvrir le front. Vichynski traduit : Vous projetiez d'ouvrir le front
aux Allemands ? Non, reprend Boukharine, Tomski m'avait dit
que les militaires devaient ouvrir le front.
Boukharine : Il avait dit devaient , mais le sens de ce mot
est mssen et non sollen .
Vichynski : Laissez donc votre philologie. Devait , cela veut
dire devait .
Boukharine : Cela veut dire que, dans les milieux militaires,
existait l'ide que, dans ce cas, les milieux militaires...
Vichynski : Non, il ne s'agit pas d'ides, mais ils devaient. Cela
veut dire...
Boukharine : Non, cela ne veut pas dire.
Vichynski : Cela veut dire qu'ils ne devaient pas ouvrir le front ?
important ou du moins le plus dterminant. Pendant l rvolution, il y a toujours des moments o l'adversaire perd la tte. Si nous l'attaquons pendant
un de ces moments, nous pouvons le vaincre trs facilement. Mais ce n'est
encore rien, parce que si notre adversaire revient lui, s'il concentre ses
forces, il peut trs facilement nous provoquer l'attaque et nous repousser
pour des annes. Je pense donc que l'ide que nous devons prparer la retraite est trs importante, non seulement du point de vue thorique, mais surtout du point de vue pratique. Tous les partis qui pensent prochainement engager l'offensive contre le capital doivent aussi penser assurer leur retraite. ( Discours au IVe Congrs de l'Internationale Communiste, 13 novembre 1922.)
74
P. 461.
P. 434.
Excusez-moi, citoyen procureur, dit une fois Boukharine, mais vous posez
la question d'une faon trop personnelle. Ce courant a pris naissance... et
Vichynski de l'interrompre : Je ne demande pas quel moment ce courant
a pris naissance, je vous demande quel moment ce groupe fut organis.
(p. 540.)
75
choisit pas des fins, elle s'oriente sur des forces dj l'oeuvre. Elle se
dfinit moins par ses ides que par la position qu'elle occupe dans la
dynamique de l'histoire. La responsabilit d'un mouvement est dtermine par le rle qu'il joue dans la coexistence, comme le caractre
d'un homme rside dans son projet fondamental beaucoup plus que
dans ses dcisions dlibres. On peut donc avoir rpondre pour des
actes de trahison sans en avoir voulu aucun. Dix fois, au cours des
procs de 1938, les accuss, presss d'avouer, rpondent : C'est bien
la formule 65 , on pourrait dire oui 66 , je ne vaux gure mieux
qu'un espion 67 , on peut formuler ainsi 68 . Pour un lecteur press,
c'est l'quivalent d'un aveu (mais qu'importe de passer pour un espion
aux yeux des gens presss ?). Pour les marxistes de l'avenir, ces formules prservent l'honneur rvolutionnaire des accuss.
Il y aurait eu des pourparlers entre l'opposition et le gouvernement
allemand. Boukharine les connaissait-il ? Non, mais en gnral il
tenait pour utiles des pourparlers. Quand il les a connus, les a-t-il approuvs ou dsapprouvs ? Il ne les a pas dsapprouvs, donc il les a
approuvs. Je [64] vous demande, reprend Vichynski les avez-vous
approuvs oui ou non ?
Boukharine : Je rpte, citoyen Procureur : du moment que je
ne les ai pas dsavous, c'est donc que je les ai approuvs.
Vichynski : Par consquent vous les avez approuvs ?
Boukharine : Si je ne les ai pas dsavous, par consquent, je
les ai approuvs.
Vichynski : C'est ce que je vous demande : donc vous les avez
approuvs ?
Boukharine : Par consquent quivaut donc.
Vichynski : Donc ?
Boukharine : Donc, je les ai approuvs 69.
65
66
67
68
69
Boukharine, p. 430.
Boukharine, p. 441.
Rykov, p. 441.
Boukharine, p. 148.
Pp. 434-435.
76
P. 435.
77
tout d'un coup, en dose forte et [66] massive. J'en fus littralement atterr... 71 Et Boukharine : Voil plus d'une anne que je suis en
prison. J'ignore, par consquent, ce qui se passe dans le monde ; mais,
ne juger que par les quelques bribes de ralit qui me parviennent
par hasard, je vois, je sens et je comprends que les intrts que nous
avons si criminellement trahis entrent dans une nouvelle phase de leur
dveloppement gigantesque : qu'ils apparaissent prsent sur la scne
internationale comme le plus grand, le plus puissant facteur de la
phase proltarienne internationale 72. La collectivisation force, le
rythme de l'industrialisation ou celui des plans quinquennaux cessent
d'tre matire discussion partir du moment o il est clair que l'on
travaille court terme et que l'existence de l'tat sovitique va tre
mise en jeu. L'imminence de la gure claire rtrospectivement les
annes coules et fait voir qu'elles appartenaient dj cette nouvelle tape de la lutte de l'U.R.S.S. 73 o il ne peut tre question que
de faire front. Arrt quelques annes plus tt 74, jug mme quelques
mois plus tt, Boukharine aurait peut-tre refus de capituler. Mais
dans la situation mondiale de 1938, l'crasement de l'opposition ne
peut plus passer pour un accident : Boukharine et ses amis ont t battus ; cela veut dire qu'ils avaient contre eux une police exerce, une
dictature implacable, mais leur chec signifie quelque chose de plus
essentiel : que le systme [67] qui les a briss tait demand par la
phase historique. L'histoire mondiale est un tribunal universel , dit
Boukharine 75.
Il y a donc un drame des procs de Moscou, mais dont Kstler est
loin de donner la vraie formule. Ce n'est pas le Yogi aux prises avec le
Commissaire, la conscience morale aux prises avec l'efficacit politique, le sentiment ocanique aux prises avec l'action, le cur aux
prises avec la logique, l'homme sans lest aux prises avec la tradition : entre ces antagonistes, il n'y a pas de terrain commun et par consquent pas de rencontre possible. Tout au plus peut-il arriver que
dans un mme homme selon les circonstances les deux attitudes alter71
72
73
74
75
P. 333.
P. 814.
P. 827.
Il ne l'a pas t et il faut constater que la rpression ne frappe la tte du Parti
que dans les annes d'avant-guerre.
Dernire dclaration, p. 826.
78
79
P. 826.
80
81
cette conscience ft dfaut, mais elle tait incomplte. De l cette espce de demi-paralysie de la volont, ce ralentissement des rflexes
(...). Cela ne provenait pas de l'absence d'ides consquentes, mais de
la grandeur objective de l'dification socialiste (...). Il s'est cr l une
double psychologie (...) Parfois je m'enthousiasmais moi-mme en
glorifiant dans mes crits l'dification socialiste ; mais, ds le lendemain, je me djugeais par mes actions pratiques de caractre criminel.
Il s'est form l ce qui, dans la philosophie de Hegel, s'appelait une
conscience malheureuse (...) Ce qui fait la puissance de l'tat proltarien, ce n'est pas seulement que ce dernier a cras les bandes contrervolutionnaires, mais aussi qu'il a dcompos intrieurement ses ennemis, dsorganis leur volont 77. Il est vrai qu'au terme de l'histoire la conscience devait, selon Hegel, se rconcilier avec elle-mme.
La conscience malheureuse, c'tait la conscience aline, place en
face d'une transcendance qu'elle ne pouvait ni quitter ni assumer.
Quand l'histoire cesserait d'tre l'histoire des matres et deviendrait
l'histoire humaine, chacun devait se retrouver dans l'uvre commune
et se raliser en elle. Mais mme le pays de la Rvolution [73] n'est
pas au terme de l'histoire : la lutte des classes ne se termine pas, par un
coup de baguette magique, avec la Rvolution d'Octobre 78, la conscience malheureuse ne disparat pas par dcret. Surtout si elle survient
dans un pays o les prmisses conomiques du socialisme ne sont pas
encore donnes, la rvolution ne fait que commencer avec l'insurrection victorieuse, elle est un devenir. Tant que les infrastructures n'auront pas t construites, il pourra y avoir des consciences malheureuses, des opposants qui se rallient, reviennent l'opposition, reprennent leur place dans le travail commun par un effort volontaire plutt
que par un mouvement spontan. Les aveux aux procs de Moscou ne
sont que le cas-limite de ces lettres de soumission au Comit Central
qui en 1938 faisaient partie de la vie quotidienne de l'U.R.S.S. Ils ne
sont mystrieux que pour ceux qui ignorent les rapports du subjectif et
de l'objectif dans une politique marxiste. L'aveu des accuss est un
principe juridique moyengeux , dit Boukharine 79. Et cependant il
s'avoue responsable. C'est que le moyen ge n'est pas fini, c'est que
l'histoire n'a pas cess d'tre diabolique, qu'elle n'a pas encore expuls
77
78
79
82
83
tique du Parti ne se soit pas heurte des contradictions. Non seulement les gens arrirs qui vitent toujours tout ce qui est neuf, mais
aussi beaucoup de membres trs en vue de notre Parti ont de manire
systmatique tir le Parti en arrire et se sont efforcs par tous les
moyens possibles de l'engager sur la voie capitaliste habituelle du
dveloppement. Toutes ces machinations des trotskystes et des lments de droite diriges contre le Parti, toute leur activit de sabotage des mesures de notre gouvernement n'ont poursuivi qu'un seul
but : rendre vaine la politique du Parti et freiner l'uvre d'industrialisation et de collectivisation 85. Qu'au lieu de n'ont poursuivi qu'un
seul but on dise ne pouvaient avoir qu'un seul rsultat ; ou un
seul sens , et la discussion est close.
85
84
[76]
Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste
PREMIRE PARTIE
LA TERREUR
Chapitre III
LE RATIONALISME
DE TROTSKY
Si l'on fait des procs de Moscou un drame de la responsabilit historique, on s'loigne, certes, de l'interprtation qu'en donne Vichynski,
mais aussi de l'interprtation gauchiste. Pour une fois d'accord, Vichynski et Trotsky admettent tous deux que les procs de Moscou ne
posent aucun problme, le premier parce que les accuss sont purement et simplement coupables, le second parce qu'ils sont purement et
simplement innocents. Pour Vichynski, il faut croire aux aveux des
accuss et il ne faut pas croire aux restrictions qui les accompagnent.
Pour Trotsky, il faut croire aux restrictions et tenir pour nuls les
aveux. Ils ont avou sous la menace du revolver et parce qu'ils espraient sauver leur propre vie ou leur famille, ils ont avou surtout
parce qu'ils n'taient pas de vrais bolcheviks-lninistes, mais des opposants de droite, des capitulards . Faute d'une plate-forme marxiste vraiment solide, ils devaient tre tents de se rallier la direction
stalinienne chaque fois que dans le pays la situation se dtendait, et au
contraire [77] tents de passer l'opposition dans les priodes de crise
et de guerre civile larve, comme par exemple l'poque de la collectivisation force. Ils taient instables parce qu'ils avaient des ides
85
confuses et plus d'motion que de pense. Or chaque nouveau ralliement tait plus onreux. Pour retrouver leur place dans le parti, ils devaient chaque fois dsavouer plus compltement leurs thses de la
veille. De l, chez eux, pour finir, un esprit sceptique et cynique qui se
traduit aussi bien par la critique frivole et par l'obissance sans vergogne. Ils taient briss . Le cas de ces innocents capitulards n'est
qu'un cas psychologique. Il n'y a pas d'ambivalence de l'histoire, il n'y
a que des hommes irrsolus.
Trotsky connaissait mieux que nous le caractre des hommes dont
il parle. C'est justement pourquoi il abuse, en ce qui concerne les capitulations, de l'explication psychologique. Sa connaissance des individus lui masque la signification historique du fait. Il faut chercher audel de la psychologie, relier les capitulations la phase historique
o elles apparaissent et finalement la structure mme de l'histoire.
Les opposants qui ont accept de capituler et ont t jugs publiquement sont prcisment les plus connus, ceux qui avaient jou le rle le
plus important dans la Rvolution d'Octobre ( l'exception, bien entendu, de Trotski lui-mme), donc probablement les marxistes les plus
conscients. Il n'est ds lors pas raisonnable d'expliquer les capitulations par la seule faiblesse du caractre et de la pense politique, il
faut croire qu'elles sont motives par la phase prsente de l'histoire.
L'U.R.S.S. sa phase stalinienne se [78] trouve dans une situation
telle qu'il est pour la gnration d'Octobre aussi difficile de s'adapter
que de faire opposition jusqu'au bout. C'est un fait incontestable que
les procs de Moscou liquident les principaux reprsentants de cette
gnration. Zinoviev, Kamnev, Rykov, Boukharine, Trotsky composaient avec Staline le Bureau politique de Lnine. Les deux premiers
ont t fusills la suite du procs de 1936, le troisime aprs le procs de 1937, le quatrime aprs le procs de 1938. Rykov et Boukharine taient encore membres du Comit central en 1936. Piatakov et
Radek, galement membres du Comit central, ont t excuts en
1937. Celui qui requiert contre eux n'est entr au Parti que tardivement, aprs la Rvolution. Parmi les six hommes de premier ordre que
mentionnait le testament de Lnine, Staline demeure seul. Tous ces
faits sont incontestables et il est sr aussi que Lnine se serait bien
mal entour si tous ses collaborateurs sauf un avaient t d'un caractre passer au service des tats-majors capitalistes. Une opposition si
gnrale doit traduire un changement profond dans la ligne du gou-
86
87
kysme. Pour une conscience rvolutionnaire abstraite, qui se dtourne de l'vnement et s'en tient ses fins, Napolon liquide la
Rvolution. En fait les armes de Napolon ont port travers l'Europe, avec les violences de l'occupation militaire, une idologie qui
devait ensuite rendre possible une reprise rvolutionnaire. Il faudrait
des volumes pour tablir le sens historique de Thermidor et du bonapartisme. Il suffira ici de montrer que Trotsky lui-mme caractrise le
Thermidor sovitique de telle faon qu'il apparat comme une
phase ambigu de l'histoire et non comme la fin de la Rvolution. Il
pourrait reprsenter, l'chelle de l'histoire universelle, une priode de
latence pendant laquelle un certain acquis se stabilise. Trotsky luimme crit propos de Staline : Chacune des phrases de ses discours a une fin pratique ; jamais le discours dans son entier ne s'lve
la hauteur d'une construction logique. Cette faiblesse fait sa force. Il
y a des tches historiques qui ne peuvent tre accomplies que si l'on
renonce aux gnralisations ; il y a des poques ou les gnralisations
et la prvision excluent le succs immdiat 86 (...) En d'autres termes
: Staline est [81] l'homme de notre temps, qui n'est pas ( supposer
qu'aucun temps le soit jamais tout fait) celui des constructions logiques . Prcisment la formation et les dons qui avaient qualifi la
gnration d'Octobre pour entreprendre son travail historique la disqualifient pour la phase dans laquelle nous sommes entrs. Dans cette
perspective, les procs de Moscou seraient le drame d'une gnration
qui a perdu les conditions objectives de son activit politique.
Assurment, Trotsky n'aurait jamais accept cette interprtation.
Les conditions objectives de la phase prsente, aurait-il dit, sont
pour une part le rsultat de la politique stalinienne. les respecter, on
aggraverait la situation. On peut au contraire l'amliorer en constituant
une nouvelle direction rvolutionnaire. Et l'on sait qu' partir de 1933,
Trotsky a renonc modifier de l'intrieur la direction du Parti Communiste et pos les bases d'une quatrime Internationale. Mais en
1933, Trotsky tait dchu de la nationalit sovitique et exil. On peut
se demander si, hors du milieu sovitique, contraint dans l'exil une
vie d'intellectuel isol, il n'a pas sous-estim les ncessits de fait et
cd la tentation des intellectuels qui est de construire l'histoire
d'aprs un schma parce qu'ils ne vivent pas aux prises avec ses diffi86
88
89
90
Octobre 1932.
Les Crimes de Staline.
91
92
Il serait abusif d'imputer Trotsky les vues de chacun des trotzkystes. Sous
cette rserve, voici une anecdote. Je me rappelle avoir discut, pendant l'occupation, du problme de l'efficacit avec un ami trotskyste, dport depuis
et mort en commando. Il me dit que peut-tre, sans Staline, l'U.R.S.S. aurait
eu moins d'artillerie et de chars, mais que, pntrant dans un pays o la dmocratie des travailleurs et l'initiative des masses auraient t chaque pas
visibles, les nazis auraient perdu en assurance ce qu'ils gagnaient en territoires et que tout aurait fini par des soviets de soldats dans l'arme allemande. Exemple de ce qu'on pourrait appeler l'histoire abstraite. Nous prfrons, comme plus conscient, 1' advienne que pourra de Trotsky. Mais s'il
faut choisir entre une U.R.S.S. qui ruse avec l'histoire , se maintient dans
l'existence et arrte les Allemands, et une U.R.S.S. qui garde sa ligne proltarienne et disparat dans la guerre, laissant aux gnrations futures un
exemple hroque et cinquante ans ou plus de nazisme, est-ce lchet politique de prfrer la premire ?
Les Crimes de Staline.
92
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94
chaque homme comme fin en soi, et alors on ne fait rien du tout. Nous
ne reprochons donc pas Trotsky d'avoir en son temps us de violence, mais de l'oublier, et de reprendre [91] contre une dictature qu'il
subit les arguments de l'humanisme formel qui lui ont paru faux quand
on les adresss la dictature qu'il exerait. La dictature d'autrefois
usait de violence contre l'ennemi de classe, celle d' prsent en use
contre de vieux bolcheviks ? Peut-tre est-ce que dans la situation prsente l'opposition a fait le jeu de l'ennemi de classe. Formellement la
dictature est la dictature. Et sans doute le contenu a vari, nous en
reparlerons, mais on passe par transitions insensibles et jamais
immotives de la dictature de 1920 celle de 1935. Voil ce qu'il faut
commencer par voir.
Trotsky crivait en 1920 : Sans les formes de coercition gouvernementale qui constituent le fondement de la militarisation du travail,
le remplacement de l'conomie capitaliste par l'conomie socialiste ne
serait qu'un mot creux 94. Il dfendait le principe d'une direction
autoritaire des usines contre celui d'une direction collective par les
ouvriers, l'ide d'un front du travail , l'obligation pour les ouvriers
de travailler au poste qui leur tait assign. Les rfractaires seraient
privs de leurs rations. La vrit est qu'en rgime socialiste, il n'y
aura pas d'appareil de coercition, il n'y aura pas d'tat. L'tat se dissoudra dans la commune de production et de consommation. La voie
du socialisme n'en passe pas moins par la tension la plus haute de
l'tatisation () L'tat avant de disparatre revt la forme de dictature
du proltariat, c'est--dire du plus impitoyable gouvernement qui soit,
d'un gouvernement [92] qui embrasse imprieusement la vie de tous
les citoyens 95. La libert politique ? l'observer scrupuleusement
on la tournerait en son contraire. Une assemble constituante majorit conciliatrice fut lue en 1917. Si l'on avait eu le temps de laisser
mrir les choses, on aurait vu, au bout de deux ans, dit Trotsky, que
les socialistes-rvolutionnaires et les mencheviks, en dernire analyse,
faisaient bloc avec les cadets et que le proltariat et les bolcheviks
taient seuls capables de porter la rvolution. Mais si notre parti s'en
tait remis, pour toutes les responsabilits, la pdagogie objective du
cours des choses , les vnements militaires auraient pu suffire
nous dterminer. L'imprialisme allemand pouvait s'emparer de P94
95
95
trograd dont le gouvernement de Krensky avait commenc l'vacuation. La perte de Ptersbourg et alors t mortelle pour le proltariat
russe dont les meilleures forces taient alors celles de la flotte de la
Baltique et de la capitale rouge. On ne peut donc pas reprocher notre
parti d'avoir voulu remonter le courant de l'histoire, mais plutt d'avoir
saut quelques degrs de l'volution politique. Il a enjamb les socialistes-rvolutionnaires et les mencheviks pour ne pas permettre au militarisme allemand d'enjamber le proltariat russe et de conclure la
paix avec l'Entente au dtriment de la rvolution 96. Mais alors on
peut dire que Staline enjambe l'opposition pour ne pas permettre au
militarisme allemand d'enjamber le seul pays o des formes socialistes
de production aient t tablies.
[93]
La libert de la presse ? Kautsky la rclamait au nom de cette ide
incontestable qu'il n'y a pas de vrit absolue, ni d'homme ou de
groupe qui puisse se flatter de la dtenir, que les menteurs et les fanatiques de (ce qu'ils croient tre) la vrit se rencontrent dans tous les
camps. quoi Trotsky rpondait vigoureusement : Ainsi, pour
Kautsky, la rvolution dans sa phase aigu, quand il s'agit pour les
classes de vie ou de mort, reste comme autrefois une discussion littraire en vue d'tablir... la vrit. Que c'est profond ! Notre vrit
n'est certainement pas absolue. Mais du fait qu' l'heure actuelle nous
versons du sang en son nom, nous n'avons aucune raison, aucune possibilit d'engager une discussion littraire sur la relativit de la vrit
avec ceux qui nous critiquent en faisant flche de tout bois. Notre
tche ne consiste pas non plus punir les menteurs et encourager les
justes de la presse de toutes les tendances, mais uniquement touffer
le mensonge de classe de la bourgeoisie et assurer le triomphe de la
vrit de classe du proltariat, indpendamment du fait qu'il y a
dans les deux camps des fanatiques et des menteurs 97 . Les ides
pour lesquelles on vit et l'on meurt sont, de ce fait mme, des absolus,
et l'on ne peut au mme moment les traiter comme des vrits relatives qui pourraient tre paisiblement confrontes avec d'autres et librement critiques . Mais si, au nom de son absolu, Trotsky tient
pour relatif l'absolu des mencheviks, comment s'tonnerait-il qu'un
96
97
Ibid.
Ibid., pp. 70-71.
96
Ibid., p. 125.
97
Ibid., p. 28.
Ibid., p. 28.
Ibid., p. 15.
102 Est-il besoin de dire qu'il ne s'agit pas ici du terrorisme individuel ,
attentats contre des personnages politiques, toujours rprouv par Trotsky au nom mme de l'action de masses et de la lutte des classes ?
100
101
98
Ibid., p. 24.
Si, la fin de 1923, la rvolution avait t victorieuse en Allemagne, ce
qui tait tout fait possible, la dictature du proltariat en Russie et t
pure et consolide sans secousses intrieures... La Dfense de l'U.R.S.S.
et l'Opposition (1929), pp. 28-29.
99
serve la part de ce qui n'est pas connatre mais faire, elle est un
ingrdient du monde et c'est pourquoi le monde n'est pas seulement
contempler mais encore transformer. C'est l'hypothse d'une conscience sans avenir et d'une fin de l'histoire qui est pour nous irreprsentable. Toujours donc, tant qu'il y aura des hommes, l'avenir sera
ouvert, il n'y aura le concernant que des conjectures mthodiques et
non un savoir absolu. Toujours en consquence la dictature de la
vrit sera la dictature de quelqu'un et elle apparatra ceux qui ne
s'y rallient pas comme arbitraire pur. Une rvolution, mme fonde
sur une philosophie de l'histoire, est une rvolution force, est violence, et corrlativement l'opposition conduite au nom de l'humanisme
peut tre contre-rvolutionnaire. Cela pouvait chapper Trotsky,
chef et exil. Les militants rests sur place le voyaient. Nous risquerions de commettre un crime en dressant les travailleurs affams, arrirs, inconscients, contre leur propre avant-garde organise, la seule
qu'il y ait, si dfaillante et use qu'elle soit... Nous risquerions, en
cherchant rnover la rvolution, de dchaner les forces ennemies
des masses paysannes 105. L'ironie du sort nous fait faire le contraire
de ce que nous pensions faire, nous oblige [100] douter de nos vidences, rcuser notre conscience comme capable de mystifications,
et met l'ordre du jour, non seulement la Terreur qu'exerce l'homme
sur l'homme, mais d'abord cette terreur fondamentale qui est en chacun de nous la conscience de ses responsabilits historiques.
Se rallier ou se renier, le problme de Roubachof existe, puisqu'il y a des raisons pour Boukharine et pour Trotsky de discuter la
ligne du Parti, des raisons pour Boukharine de revenir dans le Parti,
des raisons pour Staline d' enjamber l'opposition s'il veut donner
la rvolution un avenir, sans qu'on puisse au nom d'une science de
l'histoire reconnatre l'une de ces positions le privilge d'une vrit
absolue. Les divergences politiques l'intrieur d'une mme philosophie marxiste ne sont pas surprenantes puisque l'action marxiste veut
la fois suivre le mouvement spontan de l'histoire et la transformer,
que rien dans les faits ne marque d'une manire vidente quel moment il faut s'incliner devant eux, quel moment au contraire il faut
leur faire violence, que notre mise en perspective et la seule solution
possible qu'elle indique expriment une dcision dj prise, comme
105
100
101
L'avenir n'est que probable, mais il n'est pas comme une zone de vide
o nous construirions des projets immotivs ; il se dessine devant
nous comme la fin de la journe commence, et ce dessin est nousmmes. Les choses sensibles, elles aussi, ne sont que probables,
puisque nous sommes loin d'en avoir achev l'analyse ; cela ne veut
pas dire qu'elles nous apparaissent, dans leur existence et leur nature,
absolument en notre pouvoir. Ce probable est pour nous le rel, on ne
peut le dvaloriser qu'en se rfrant une chimre de certitude apodictique qui n'est fonde sur aucune exprience humaine. Ce n'est pas
tout est relatif qu'il faut dire, mais tout est absolu ; le simple
fait qu'un homme peroit une situation historique investie d'une signification qu'il croit vraie introduit un phnomne de vrit dont aucun
scepticisme ne peut rendre compte et nous interdit d'luder les conclusions. La contingence de l'histoire n'est qu'une ombre en marge d'une
vue de l'avenir dont nous ne pouvons pas plus nous abstenir que nous
ne pouvons nous abstenir de respirer. Nos mises en perspective dpendent de nos vux et de nos valeurs, mais l'inverse est vrai aussi ;
nous aimons ou nous hassons, non pas d'aprs des valeurs prtablies,
mais dans l'exprience, selon ce que nous [103] voyons, au contact de
l'histoire effective, et si tout choix historique est subjectif, toute subjectivit travers ses phantasmes touche les choses mmes et prtend
la vrit. Si l'on dcrivait l'histoire comme l'affrontement des choix
injustifiables, on omettrait ce fait que chacune des consciences
s'prouve engage avec les autres dans une histoire commune, argumente pour les convaincre, pse et compare ses probabilits et les
leurs, et, s'apercevant lie elles travers la situation extrieure,
inaugure un terrain de rationalit prsomptive o leur dbat puisse
avoir lieu et avoir sens. La dialectique du subjectif et de l'objectif n'est
pas une simple contradiction qui laisse disjoints les deux termes entre
lesquels elle joue ; elle tmoigne plutt de notre enracinement dans la
vrit.
En termes plus concrets : la contingence de l'avenir et le rle de la
dcision humaine dans l'histoire rendent irrductibles les divergences
politiques et invitables la ruse, le mensonge et la violence, voil
l'ide commune tous les rvolutionnaires. cet gard, Trotsky,
Boukharine et Staline sont ensemble contre la morale du libralisme,
parce qu'elle suppose l'humanit donne, tandis qu'ils veulent la faire.
Une fois quitte la conception anarchiste (d'ailleurs impraticable) du
102
103
le soit, on ne peut donc ni vivre ni professer avec consquence la violence pure, qui n'est envisage que sur le fond d'un autre avenir. Elle
est exclue finalement par les perspectives thoriques du marxisme
comme immdiatement par les vux des belles mes. Il nous reste
donc replacer les crises du Parti Communiste russe dans les perspectives qui sont communes au gouvernement sovitique et aux opposants, et rechercher si la violence est l-bas la maladie infantile d'une
nouvelle histoire. ou seulement un pisode de l'histoire immuable.
[106]
[107]
Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste
Deuxime partie
LA PERSPECTIVE
HUMANISTE
[108]
104
105
[109]
Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste
DEUXIME PARTIE
LA PERSPECTIVE HUMANISTE
Chapitre I
DU PROLTAIRE
AU COMMISSAIRE
Les fondements de la politique marxiste doivent tre cherchs simultanment dans l'analyse inductive du fonctionnement conomique
et dans une certaine intuition de l'homme et des relations interhumaines. tre radical, dit un texte clbre de Marx 106, c'est prendre
les choses par la racine. Or, la racine pour l'homme est l'homme luimme. La nouveaut de Marx n'est pas de rduire les problmes philosophiques et les problmes humains aux problmes conomiques,
mais de chercher dans ces derniers l'quivalent exact et la figure visible des premiers. On a pu dire sans paradoxe que le Capital est une
Phnomnologie de l'Esprit concrte , c'est--dire qu'il s'agit indivisiblement du fonctionnement de l'conomie et de la ralisation de
l'homme. Le nud des deux ordres de problmes se trouve dans cette
ide hglienne que chaque systme de production et de proprit implique un systme de relations entre les hommes [110] de sorte que nos
relations avec autrui se lisent dans nos relations avec la nature et nos
relations avec la nature dans nos relations avec autrui. On ne peut sai106
106
107
108
beaucoup de temps pour qu'elle monte de ses infrastructures conomiques et juridiques aux relations vcues des hommes, beaucoup
de temps donc pour qu'elle soit vraiment inconteste et garantie contre
les retours offensifs du vieux monde. Pendant cette priode transitoire,
appliquer la rgle philosophique selon laquelle l'homme est pour
l'homme l'tre suprme (Marx), ce serait revenir l'utopie et faire en
ralit le contraire de ce que l'on veut. S'il est vrai que l'tat tel que
nous le connaissons est l'instrument d'une classe, on peut prsumer
qu'il dprira avec les classes. Mais Lnine prend soin de prciser
que, de la phase suprieure du communisme pas un socialiste ne
s'est avis de promettre l'avnement 110 . Cela veut dire que le
marxisme est, beaucoup plus que l'affirmation d'un avenir comme ncessaire, le jugement du prsent comme contradictoire et intolrable.
C'est dans l'paisseur du prsent qu'il agit et avec les moyens d'action
qu'offre ce prsent. Le proltariat ne dtruira l'appareil de rpression
de la bourgeoisie qu'en l'annexant d'abord et en s'en servant contre
elle. Il en rsulte que l'action communiste dsavoue d'avance les
rgles formelles du libralisme bourgeois. Tant que le proltariat fait
encore usage de l'tat, il ne le fait pas dans l'intrt de la libert, mais
bien pour avoir raison de son adversaire, et, ds que l'on pourra parler
de libert, l'tat comme tel cessera d'exister 111. [114] Il est clair
que l o il y a crasement, l o il y a violence, il n'y a pas de libert,
pas de dmocratie 112. Il n'est pas question d'observer les rgles du
libralisme l'gard de la bourgeoisie, mais pas mme l'gard du
proltariat dans son entier. Les classes subsistent et elles subsisteront partout pendant des annes aprs la conqute du pouvoir par le
proltariat (...). Anantir les classes ne consiste pas seulement chasser les propritaires fonciers et les capitalistes, ce qui nous a t relativement facile, mais aussi anantir les petits producteurs de marchandises, et il est impossible de les chasser, il est impossible de les
craser, il faut faire bon mnage avec eux. On peut seulement (et on
doit) les transformer, les rduquer par un trs long travail d'organisation, trs lent et trs prudent. Ils entourent le proltariat de tous cts
d'une atmosphre de petite bourgeoisie, ils l'en pntrent, ils l'en corrompent, ils suscitent constamment l'intrieur du proltariat des r110
111
109
cidives de tendances petites-bourgeoises : manque de caractre, endettement, individualisme, passage de l'enthousiasme au dsespoir. Le
parti politique du proltariat doit avoir une centralisation et une discipline rigoureuse pour y mettre obstacle (). La dictature du proltariat est une lutte acharne, sanglante et non sanglante, violente et pacifique, militaire et conomique, pdagogique et administrative, contre
tes forces et les traditions du vieux monde. La force de la tradition
chez des millions et des dizaines de millions d'hommes, c'est la force
la plus redoutable. Sans un parti, un parti de fer et endurci dans la
[115] lutte, sans un parti puissant de la confiance de tous les lments
honntes de la classe en question, sans un parti habile suivre la mentalit de la masse et l'influencer, il est impossible de soutenir cette
lutte avec succs 113. On comprend que, dans le systme du centralisme dmocratique le dosage de dmocratie et de centralisme puisse
varier selon la situation et qu' certains moments l'appareil s'approche
du centralisme pur. Le Parti et ses chefs entranent les masses vers
leur libration relle, qui est venir, en sacrifiant, s'il le faut, la libert
formelle, qui est la libert de tous les jours. Mais ds lors, pour toute
la priode de transformation rvolutionnaire (et nous ne savons pas si
elle aboutira jamais une phase suprieure o l'tat dprirait), ne
sommes-nous pas trs prs de la conception hglienne de l'tat, c'est-dire d'un systme qui, en dernire analyse, rserve quelques-uns le
rle de sujets de l'histoire, les autres demeurant objets devant cette
volont transcendante ?
La rponse marxiste ces questions sera d'abord : c'est cela ou
rien. Ou bien on veut faire quelque chose, mais c'est condition d'user
de la violence, ou bien on respecte la libert formelle, on renonce
la violence, mais on ne peut le faire qu'en renonant au socialisme et
la socit sans classe, c'est--dire en consolidant le rgne du quaker
hypocrite . La rvolution assume et dirige une violence que la socit
bourgeoise tolre dans le chmage et dans la guerre et camoufle sous
le nom de fatalit. Mais toutes les rvolutions runies n'ont pas vers
plus de sang que les empires. [116] Il n'y a que des violences, et la
violence rvolutionnaire doit tre prfre parce qu'elle a un avenir
d'humanisme. Pourtant qu'importe l'avenir del rvolution si son
prsent demeure sous la loi de la violence ? Mme si elle produit dans
113
110
la suite une socit sans violence, l'gard de ceux qu'elle crase aujourd'hui et dont chacun est comme un monde pour soi, elle est mal
absolu. Mme si ceux qui vivront l'avenir peuvent un jour parler de
succs, ceux qui vivent le prsent et ne peuvent l' enjamber n'ont
constater qu'un chec. La violence rvolutionnaire ne se distingue pas
pour nous des autres violences et la vie sociale ne comporte que des
checs. L'argument et la conclusion seraient valables si l'histoire
tait la simple rencontre et la succession discontinue d'individus absolument autonomes, sans racines, sans postrit, sans change. Alors le
bien des uns ne pourrait racheter le mal des autres et chaque conscience tant totalit elle seule, la violence faite une seule conscience suffirait, comme le pensait Pguy, faire de la socit une socit maudite. Il n'y aurait pas de sens prfrer un rgime qui emploie la violence des fins humanistes, puisque, du point de vue de la
conscience qui la subit, la violence est absolument inacceptable, tant
ce qui la nie, et que, dans une telle philosophie, il n'y aurait pas d'autre
point de vue que celui de la conscience de soi, le monde et l'histoire
seraient la somme de ces points de vue. Mais tels sont justement les
postulats que le marxisme remet en question, en introduisant, aprs
Hegel, la perspective d'une conscience sur l'autre. Ce que nous trouvons dans la vie prive du couple, ou dans une socit d'amis, ou,
plus forte [117] raison, dans l'histoire, ce ne sont pas des consciences de soi juxtaposes. Je ne rencontre jamais face face la
conscience d'autrui comme il ne rencontre jamais la mienne. Je ne suis
pas pour lui et il n'est pas pour moi pure existence pour soi. Nous
sommes l'un pour l'autre des tres situs, dfinis par un certain type de
relation avec les hommes et avec le monde, par une certaine activit,
une certaine manire de traiter autrui et la nature. Certes, une conscience pure serait dans un tel tat d'innocence originelle que la violence qu'on lui ferait serait irrparable. Mais d'abord une conscience
pure est hors de mes prises, je ne saurais lui faire violence, mme si je
torture son corps. Le problme de la violence ne se pose donc pas
son gard. Il ne se pose qu' l'gard d'une conscience originellement
engage dans le monde, c'est--dire dans la violence, et ne se rsout
donc qu'au-del de l'utopie. Il n'y a pour nous que des consciences situes qui se confondent elles-mmes avec la situation qu'elles assument et ne sauraient se plaindre qu'on les confonde avec elle et qu'on
nglige l'innocence incorruptible du for intrieur. Quand on dit qu'il y
a une histoire, on veut justement dire que chacun dans ce qu'il fait
111
112
113
xistes ont bien critiqu l'humanisme abstrait qui voudrait passer tout
droit la socit sans classes ou plutt la postule. Ils ne l'ont fait qu'au
nom d'une universalit concrte, celle des proltaires de tous les pays
qui se prpare dj dans le prsent. Les bolcheviks [121] ont insist
sur le rle du Parti et du Centre dans la rvolution, ils ont rejet
comme trop nave (et trop ruse) l'ide social-dmocratique d'une rvolution par la voie parlementaire, ils n'ont pas voulu livrer la rvolution aux alternances de l'enthousiasme et de la dpression dans les
masses inorganises. Mais si leur action ne peut suivre chaque moment le sentiment immdiat des proltaires, elle doit au total et dans
l'ensemble du monde favoriser la pousse du proltariat, rendre toujours plus consciente l'existence proltarienne parce qu'elle est le
commencement d'une vraie coexistence humaine. Il y a chez les marxistes beaucoup de mfiance, mais aussi une confiance fondamentale
dans la spontanit de l'histoire. Les masses sentaient ce que nous ne
pouvions pas formuler consciemment... dit Lnine dans un discours
que nous avons cit. Le sentiment des masses, pour un marxiste, est
toujours vrai, non qu'elles aient toujours une ide claire de la rvolution dans le monde, mais parce qu'elles en ont l' instinct , en tant le
moteur, qu'elles savent mieux que personne ce qu'elles sont disposes
tenter et que c'est l une composante essentielle de la situation historique. Le proltariat et l'appareil se rglent l'un l'autre non au sens
d'une dmagogie qui annulerait l'appareil, non au sens d'un centralisme absolu qui paralyserait les masses, mais dans la communication
vivante des masses et de leur parti, de l'histoire en acte et de l'histoire
en ide. La thorie du proltariat n'est pas dans le marxisme une annexe ou un appendice. C'est vraiment le centre de la doctrine, car c'est
dans l'existence proltarienne que les conceptions abstraites [122] deviennent vie, que la vie se fait conscience. Les marxistes ont souvent
compar la violence rvolutionnaire l'intervention d'un mdecin
dans un accouchement. C'est dire que la socit nouvelle existe dj et
que la violence se justifie, non par des fins lointaines, mais par les ncessits vitales d'une nouvelle humanit dj bauche. C'est la thorie du proltariat qui distingue absolument une politique marxiste de
toute autre politique autoritaire et rend superficielles les analogies
formelles que l'on a souvent signales entre elles. Si nous voulons
comprendre la violence marxiste et faire le point du communisme
d'aujourd'hui, il nous faut revenir la thorie du proltariat.
114
Sous le nom de proltariat, Marx dcrit une situation telle que ceux
qui y sont placs ont et ont seuls l'exprience pleine de la libert et de
l'universalit qui, pour lui, dfinissent l'homme. Le dveloppement de
la production, dit-il, a ralis un march mondial, c'est--dire une
conomie o chaque homme dpend dans sa vie de ce qui se passe
travers le monde entier. La plupart des hommes et mme certains proltaires ne sentent cette relation au monde que comme un destin et
n'en tirent que rsignation. La puissance sociale, c'est--dire la force
productive multiplie, qui rsulte de la collaboration des diffrents
individus conditionne par la division du travail, apparat ces individus, parce que la collaboration elle-mme n'est pas volontaire, mais
naturelle, non pas comme leur propre puissance inne, mais comme
une force trangre, situe hors d'eux-mmes, dont ils ne connaissent
ni l'origine ni le but, qu'ils [123] ne peuvent donc plus dominer, mais
qui maintenant parcourt au contraire toute une srie de phases et de
degrs de dveloppement particuliers, indpendants de la volont et de
l'agitation des hommes, rglant mme cette volont et cette agitation 114. Le proltaire, en tant qu'il prouve directement cette dpendance, dans son travail et dans son salaire, a chance, plus qu'aucun
autre, de la sentir comme une alination ou une extriorisation 115, en tant qu'il localise mieux que personne le destin, il est
mieux plac que personne pour reprendre en mains sa vie et crer son
sort au lieu de le subir. La dpendance universelle, cette forme naturelle de la collaboration universelle des individus, est transforme par
cette rvolution communiste en contrle et domination consciente
exerce sur ces puissances qui, produites par l'influence rciproque
des hommes les uns sur les autres, leur en ont impos jusqu'ici et les
ont domins comme puissances absolument trangres 116. Il y a
donc une prmisse objective de la rvolution : la dpendance universelle, et une prmisse subjective : la conscience de cette dpendance comme alination. Et l'on aperoit le rapport trs particulier de
ces deux prmisses. Elles ne s'additionnent pas : il n'y a pas une situation objective du proltariat et une conscience de cette situation qui
viendrait s'y ajouter sans motif. La situation objective elle-mme
sollicite le proltaire de prendre conscience, la prise de conscience est
114
115
115
116
et dans sa vie mme. Il accomplit ce qui est valable pour tous parce
qu'il est seul au-del des particularits, seul en situation universelle.
Ce n'est pas une somme de consciences qui choisiraient chacune pour
leur compte la rvolution, ni d'ailleurs une force objective comme la
pesanteur ou l'attraction universelle, c'est la seule intersubjectivit authentique parce qu'il est seul vivre simultanment la sparation et
l'union des individus. Bien entendu, le proltaire pur est un caslimite : le capitalisme ne serait pas lui-mme si le proltariat pur
n'tait pas entour d'une masse extrmement bigarre de types sociaux
faisant la transition du proltaire au semi-proltaire (...) du semiproltaire au petit paysan (...) du petit paysan au paysan [126] moyen,
etc., et si le proltariat lui-mme ne comportait pas des divisions en
couches plus ou moins dveloppes, territoriales, professionnelles,
religieuses parfois, etc. 119 . De l la ncessit d'un parti qui claire le
proltariat sur lui-mme, et, comme disait Lnine, d'un parti de fer. De
l l'intervention violente de la subjectivit dans l'histoire. Mais cette
intervention, selon le marxisme, perdrait son sens si elle ne se faisait
selon le pointill trac par l'histoire elle-mme, si l'action du parti ne
prolongeait et n'accomplissait l'existence spontane du proltariat.
Nous sommes partis d'alternatives abstraites : ou bien l'histoire se fait
spontanment, ou ce sont les Meneurs qui la font par ruse et tactique,
ou bien on respecte la libert des proltaires et la rvolution est
chimre, ou bien on juge leur place de ce qu'ils veulent et la rvolution est terreur. Le marxisme dpasse pratiquement ces alternatives :
l'-peu-prs, le compromis, la terreur sont invitables, puisque l'histoire est contingente, mais ils ont leur limite en ceci que dans cette
contingence se dessinent des lignes de force, un ordre rationnel, la
communaut proltarienne. Il peut tre ncessaire de cder un cours
dfavorable des choses, mais, sous peine de perdre son sens le compromis ne peut tre pratiqu que de manire lever et non abaisser le niveau gnral de conscience, d'esprit rvolutionnaire, de capacit de lutte et de victoire du proltariat 120 . On pourrait dire la
mme chose de la terreur qui, au contraire, force la main l'histoire.
La thorie du proltariat comme porteur du sens [127] de l'histoire est
la face humaniste du marxisme. Le principe marxiste est que le parti
et ses chefs dveloppent en ides et en mots ce qui est impliqu dans
119
120
117
Ibid. p. 55.
Ibid.
118
tionnaire ; oui, toute l'histoire du bolchevisme, avant et aprs la Rvolution d'Octobre, est pleine de cas de louvoiements, de conciliation
et de compromis avec les autres partis, sans en excepter les partis
bourgeois 123 . Oui, se lier d'avance, dire tout haut un ennemi, qui
pour l'instant est mieux arm que nous, si nous allons lui faire la
guerre et quel moment, c'est btise et non-ardeur rvolutionnaire.
Accepter le combat lorsqu'il n'est manifestement avantageux qu' l'ennemi, c'est un crime, et ceux qui ne savent pas procder par louvoiement, accords et compromis , pour viter un combat reconnu
dsavantageux, sont de pitoyables dirigeants politiques [129] de la
classe rvolutionnaire 124 . Donc il y a des dtours. Mais le machiavlisme marxiste se distingue du machiavlisme en ceci qu'il transforme le compromis en conscience du compromis, lambigut de
l'histoire en conscience de l'ambigut, qu'il excute les dtours en
sachant et en disant que ce sont des dtours, qu'il appelle retraites les
retraites, qu'il replace les particularits de la politique locale et les
paradoxes de la tactique dans une perspective d'ensemble. La dialectique marxiste subordonne les mandres de la tactique dans une phase
donne une dfinition gnrale de cette phase, et cette dfinition,
elle la fait connatre. Elle n'admet donc pas que n'importe quoi soit
n'importe quoi. En tout cas, on sait o l'on va et pourquoi on y va. Un
monde dialectique est un monde en mouvement, o chaque ide
communique avec toutes les autres et o les valeurs peuvent s'inverser. Ce n'est cependant pas un monde ensorcel o la participation des
ides soit sans rgle, o chaque instant les anges se transforment en
dmons et les allis en ennemis. Dans une priode donne de l'histoire
et de la politique du parti, les valeurs sont dtermines et l'adhsion
est sans rserves puisqu'elle est motive par la logique de l'histoire.
C'est cet absolu dans le relatif qui fait la diffrence entre la dialectique
marxiste et le relativisme vulgaire. Le dernier discours de Lnine, dj
cit, donne un bel exemple de cette politique la fois souple et
franche, qui ne craint pas le compromis parce qu'elle le domine. Il
s'agit de justifier la NEP. Lnine commence par dcrire la crise de
1921. [130] Les insurrections paysannes, dit-il, jusqu'en 1921 composaient pour ainsi dire le tableau gnral de la Russie . Ces insurrections, il fallait les comprendre : les masses sentaient ce que nous
123
124
119
120
121
comme pense formelle et analytique et comme pseudoobjectivit. Le marxisme montre qu'une politique fonde sur l'homme
en gnral, le citoyen en gnral, la justice en gnral, la vrit en gnral, une fois replace dans la totalit concrte de l'histoire, fonctionne au profit d'intrts trs particuliers, et il entend qu'on la juge
dans ce contexte. De mme il fait voir que l'habitude de distinguer les
questions (conomiques, politiques, philosophiques, religieuses, etc.)
comme le principe de la division des pouvoirs masque leur rapport
dans l'histoire vivante, leur convergence, leur signification commune
et donc retarde la prise de conscience rvolutionnaire. Les adversaires
du marxisme ne manquent pas de comparer cette mthode totalitaire avec les idologies fascistes qui, elles aussi, prtendent passer
du formel au rel, du contractuel l'organique. Mais la comparaison
est de mauvaise foi. Car le fascisme est justement comme une mimique du bolchevisme. Parti unique, propagande, justice d'tat, vrit
d'tat, le fascisme retient tout du bolchevisme, sauf l'essentiel, c'est-dire la thorie du proltariat. Car si le proltariat est la force sur laquelle repose la socit rvolutionnaire, et si le proltariat est cette
classe universelle que nous avons dcrite d'aprs Marx, alors les
intrts de cette classe portent dans l'histoire les valeurs humaines, et
le pouvoir du proltariat est le pouvoir de l'humanit. La violence fasciste, au contraire, n'est pas celle d'une [134] classe universelle, c'est
celle d'une race ou d'une nation tard venue ; elle ne suit pas le
cours des choses, elle le remonte. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si
l'on peut trouver des analogies formelles entre fascisme et bolchevisme : la raison d'tre du fascisme comme peur devant la rvolution
est de donner le change en essayant de confisquer son profit les
forces rendues disponibles par la dcomposition du libralisme. Pour
jouer son rle d'agent de diversion, il faut donc que le fascisme ressemble formellement au bolchevisme. La diffrence n'est clatante
que dans le contenu, mais elle y apparat immense : la propagande
qui, dans le bolchevisme, est le moyen d'introduire les masses dans
l'tat et dans l'Histoire, devient, dans le fascisme, l'art de faire accepter l'tat militaire par les masses. Le Parti qui, dans le bolchevisme,
concentre le mouvement spontan des masses vers une vritable universalit, devient dans le fascisme, la cause efficiente de tout mouvement de masses et le dtourne vers les fins traditionnelles de l'tat militaire. On ne saurait donc trop souligner que le marxisme ne critique
la pense formelle qu'au profit d'une pense proltarienne plus capable
122
123
124
fin et des moyens 128 . Ces deux notions, en bon [138] marxisme,
sont relativises , fin et moyen peuvent changer leurs rles parce
que le moyen n'est que la fin mme, le pouvoir du proltariat,
dans sa figure momentane. En ralit, il n'y a pas la fin et les
moyens, il n'y a que des moyens ou que des fins, comme on voudra
dire, en d'autres termes il y a un processus rvolutionnaire dont
chaque moment est aussi indispensable, aussi valable donc que l'utopique moment final . Le matrialisme dialectique ne spare pas la
fin des moyens. La fin se dduit tout naturellement du devenir historique. Les moyens sont organiquement subordonns la fin. La fin
immdiate devient le moyen de la fin ultrieure (...). Il faut semer un
grain de froment pour obtenir un pi de froment 129 . Le marxisme
n'accepte pas l'alternative du machiavlisme et du moralisme, du
commissaire et du yogi, du par tous les moyens et du fais ce que
dois, advienne que pourra , parce que l'homme moral est immoral
s'il se dsintresse de ce qu'il fait, et que le succs est un chec si ce
n'est pas le succs d'une nouvelle humanit. Il ne saurait tre question
d'aller aux fins par des moyens qui n'en portent pas le caractre ; il ne
saurait, pour le parti [139] rvolutionnaire, y avoir de conflit entre les
raisons d'tre et les conditions d'existence, puisque, par del ses accidents, l'histoire comporte une logique telle que des moyens non proltariens ne sauraient conduire aux fins proltariennes, puisque l'histoire, malgr ses dtours, ses cruauts et ses ironies, porte dj en ellemme avec la situation proltarienne une logique efficace qui sollicite
la contingence des choses, la libert des individus, et les tourne en raison.
Le marxisme est pour l'essentiel cette ide que l'histoire a un sens,
en d'autres termes qu'elle est intelligible et qu'elle est oriente,
qu'elle va vers le pouvoir du proltariat qui est capable, comme fac128
129
125
teur essentiel de la production, de dpasser les contradictions du capitalisme et d'organiser l'appropriation humaine de la nature, comme
classe universelle , de dpasser les antagonismes sociaux et nationaux et le conflit de l'homme avec l'homme. tre marxiste, c'est penser que les questions conomiques et les questions culturelles ou humaines sont une seule question et que le proltariat tel que l'histoire l'a
fait dtient la solution de cet unique problme. Pour parler un langage
moderne, c'est penser que l'histoire est une Gestalt, au sens que les
auteurs allemands donnent ce mot, un processus total en mouvement
vers un tat d'quilibre, la socit sans classes, qui ne peut tre atteint
sans l'effort et sans l'action des hommes, mais qui s'indique dans les
crises prsentes comme rsolution de ces crises, comme pouvoir de
l'homme sur la nature et rconciliation de l'homme avec l'homme. De
mme que l'ide musicale exige pour telle note donne aux [140]
cordes telle note et de telle dure donne aux cuivres et aux bois, de
mme que dans un organisme tel tat du systme respiratoire exige tel
tat du systme cardio-vasculaire ou du systme sympathique si l'ensemble doit tre sa plus grande efficacit, de mme que dans un
conducteur lectrique d'une configuration donne la charge en chaque
point est telle que l'ensemble observe une certaine loi de rpartition,
de mme dans une politique marxiste l'histoire est un systme qui va,
par bonds et crises, vers le pouvoir du proltariat et la croissance du
proltariat mondial, norme de l'histoire, appelle dans chaque domaine
des solutions dtermines, tout changement partiel devant retentir sur
l'ensemble. Par exemple la prise de possession par le proltariat de
l'appareil conomique, l'invasion du proltariat dans l'tat bourgeois
et l'idologie internationaliste sont, pour les marxistes, des phnomnes concordants et tellement lis qu'on ne saurait concevoir de rgression durable sur l'un de ces trois points qui, finalement, ne retentisse sur l'ensemble et n'altre le mouvement gnral de la rvolution.
Bien entendu, chacun des trois thmes marxistes de l'initiative des
masses, de l'internationalisme et de la construction des bases conomiques peut, selon les moments et selon les ncessits de la tactique,
tre accentu aux dpens des autres et l'action rvolutionnaire se prononcer tantt sur un point, tantt sur un autre. La croissance mondiale
du proltariat peut exiger que les besoins de tel proltariat national
soient pour un temps sacrifis au progrs de l'ensemble. Mais avec
tous les dtours, tous les compromis, toutes les discordances passagres, toutes [141] les asymtries qu'on voudra, une conception mar-
126
xiste de l'histoire signifie que les grandes lignes au moins des vnements convergent vers le dveloppement du proltariat en conscience
et en pouvoir. Cent ans aprs le Manifeste communiste et trente ans
aprs la premire rvolution proltarienne, quelle est la situation cet
gard ?
*
*
La rvolution proltarienne s'est produite dans un pays o le proltariat ne disposait pas d'un appareil conomique et industriel moderne.
Cela tait si peu conforme aux perspectives que le Parti lui-mme et
ses chefs ne se sont pas dcids sans hsitation enjamber la
phase dmocratique du dveloppement. Le fait lui seul n'est nullement une rfutation du marxisme : l'tat arrir de la Russie en 1916
apparat la rflexion comme une condition favorable la rvolution,
si l'on remarque que l'idologie marxiste, labore au contact de l'conomie occidentale, devait acqurir, dans un proltariat neuf et soumis
une exploitation quasi coloniale, un surcrot de force explosive.
Cette action en retour sur un pays arrir de l'idologie et de la technique labores dans les pays avancs ne brise pas le cadre de la dialectique et ce sont les marxistes d'avant 1917 qui taient dans l'abstrait
quand ils omettaient l'interaction latrale et imaginaient dans tous les
pays du monde des dveloppements parallles. Du moins la naissance
de la rvolution en Russie, avec toutes les consquences qui en rsultent, modifie-t-elle profondment l'quilibre des facteurs subjectif et
objectif dans le processus [142] rvolutionnaire. En Russie, la conscience tait en avance sur l'conomie et le proltariat avait se donner
l'conomie de son idologie. Si l'on se rappelle que pour Marx le
mode de production d'une socit son rapport avec la nature qu'elle
transforme, et le rapport des hommes entre eux dans cette socit
ne sont que les deux faces d'un phnomne unique, il ne pouvait tre
question, tant que la Russie n'aurait pas reu l'quipement conomique
qui lui manquait, d'y tablir entre les hommes des relations socialistes . De l, aprs les tentatives abstraites du communisme de
guerre, le paradoxe de la NEP, c'est--dire d'une rvolution socialiste
qui se rallie un lment non socialiste, savoir le capitalisme
d'tat 130 . Le socialisme russe cherchait ainsi assurer ses bases,
130
127
128
* Cette note na pas dappel dans le texte. Nous avons pris sur nous de la
placer l. Leur morale et la ntre, 34-35.
133 Leur morale et la ntre, pp. 34-35.
129
l'ordre du jour, initiative des masses, internationalisme et construction des bases conomiques, l'histoire effective n'ayant permis de
rvolution que dans un seul pays, et dans un pays qui n'tait pas encore quip, le troisime passe au premier plan et les deux premiers
entrent en rgression. Le marxisme concevait la rvolution comme le
rsultat combin de facteurs objectifs et de facteurs subjectifs. Sinon
dans la thorie, qui reste la mme, du moins dans la pratique rvolutionnaire, la phase prsente rompt l'quilibre des deux facteurs et,
compare aux perspectives [146] classiques, elle surestime le facteur
objectif des bases conomiques et sous-estime le facteur subjectif de
la conscience proltarienne. La rvolution compte moins prsent sur
la croissance du proltariat mondial et national que sur la clairvoyance
du Centre, sur l'efficacit des plans, sur la discipline des travailleurs.
Elle devient une entreprise presque purement volontaire. Il ne peut
plus s'agir, pour le Centre, de dtecter travers le monde et en
U.R.S.S. la pousse rvolutionnaire du proltariat, de dchiffrer l'histoire mesure qu'elle se fait et d'en prolonger le cours spontan. Puisqu'elle n'a pas apport la rvolution de 1917 le secours attendu, il
s'agit de lui forcer la main et de lui faire violence. De l, au-dehors,
une politique prudente qui contient la pousse des proltariats nationaux et admet la collaboration de classes. De l, en U.R.S.S. mme,
une politique d'industrialisation et de collectivisation forces qui fait
appel, si c'est ncessaire, au mobile du profit, ne craint pas d'tablir
des privilges et liquide les illusions de 1917. De l, enfin, le paradoxe de la Terreur vingt ans aprs le dbut de la rvolution. Ainsi devient-il possible, avec des faits, autant que nous puissions le savoir,
exacts, de composer un montage qui nous reprsente la vie sovitique
l'oppos de l'humanisme proltarien 134. La signification rvolutionnaire de la politique prsente est ensevelie dans les bases conomiques du rgime et ne paratra que beaucoup plus tard, [147]
comme ces semences enfermes sous terre qui germant aprs des
sicles. Elle n'est pas visible dans cette politique mme, on ne la devine que si l'on encadre le prsent dans les perspectives marxistes.
C'est pourquoi l'enseignement classique subsiste. Mais les dtours du
prsent sont tels que le raccord est difficile. Le tableau que nous pou134
C'est ce que fait Kstler dans The Yogi and the Commissar. Nous citons
d'aprs le texte original, mis en franais par nous. La traduction franaise
aujourd'hui publie ne l'tait pas quand cet essai a t achev.
130
vons nous faire de la vie sovitique est comparable ces figures ambigus, volont mosaque plane ou cube dans l'espace, selon l'incidence du regard, sans que les matriaux eux-mmes imposent l'une
des deux significations. Dans le domaine technique de l'conomie politique, les savants russes tentent quelquefois de dominer et de penser
la situation pour de bon. Lontiev, par exemple, a formul la thse
d'une persistance de la valeur dans la prsente priode de transition 135. Mais sur le point essentiel des rapports de l'objectif et du subjectif, on ne note aucune prise de conscience. Non sans raison. Car
une thorie objectiviste de la phase prsente, qui, pour un temps,
carterait les facteurs subjectifs de l'histoire et l'idologie proltarienne, ne serait pas une thorie marxiste : elle atteindrait la thse centrale du marxisme, [148] l'identit du subjectif et de l'objectif. La plupart du temps, on se contente donc d'une sorte de va-et-vient entre le
marxisme thorique et la politique impose par l'histoire, les communistes rpondant par des textes de Marx aux questions que l'on pose au
sujet de l'U.R.S.S. et aux textes marxistes qu'on leur rappelle par une
critique du marxisme de bibliothque et une apologie du marxisme
vivant. Placs par leur ducation politique dans l'horizon du marxisme
et de la socit sans classes, ils peroivent comme dtours vers cet
avenir socialiste des mesures qu'un spectateur non prvenu jugerait
premire vue ractionnaires. Dans la phase actuelle, le rapport du prsent au futur, du dveloppement conomique aux perspectives proltariennes est devenu trop complexe et trop indirect pour qu'on puisse le
formuler ; il est de l'ordre de l'occulte. Il y a un rvisionnisme de fait ;
les communistes d'aujourd'hui ne ressemblent pas ceux d'avant-hier,
ils ont moins d'illusions, ils travaillent chance plus lointaine, ils
s'attendent toutes les mdiations, mais de ce rvisionnisme, on vite
de donner la formulation expresse parce qu'elle mettrait en question la
135
131
concordance de l'idologie proltarienne et du dveloppement conomique, c'est--dire la porte et la valeur humaines du communisme.
en croire certaines estimations amricaines 136, [149] le rle du proltariat au sens classique va en diminuant l'intrieur du Parti bolchevik. Au 17e Congrs du Parti (1934), 80% des dlgus taient de
vieux communistes, inscrits avant 1919. Au 18e Congrs (1939),
14,8%. Au 17e Congrs, 9,3% des dlgus taient des travailleurs
manuels. La Commission des Mandats du 18e Congrs ne donne pas la
statistique de l'origine sociale des dlgus et les statuts du Parti seraient modifis de manire liminer les clauses qui concernent l'origine sociale de ses membres. En mme temps se produit une nouvelle
diffrenciation sociale. En juin 1931, quatre annes aprs le dbut du
premier plan quinquennal, un discours de Staline lance le mot d'ordre
de lutte contre l'galit des salaires. Le mobile socialiste de l'mulation est dsormais doubl par le mobile non socialiste du profit. Dans
une mine du bassin du Donetz 137, en 1936, soixante employs gagnaient de 1.000 2.500 roubles par mois ; soixante-dix, de 800
1.000 roubles ; quatre cents, 500 800 roubles et les mille derniers en
moyenne 125 roubles. Les salaires des directeurs, ingnieurs en chef
et administrateurs sont beaucoup plus levs dans les entreprises plus
importantes. On n'a pas pu s'en tenir au principe pos par Lnine, dans
l'Etat et la Rvolution, et selon lequel aucun membre de l'appareil
d'tat ne devait recevoir un salaire suprieur celui d'un travailleur
qualifi. L'article 10 de la Constitution de 1936 rtablit le droit de tester et l'hritage, supprims par le dcret du 27 avril [150] 1918. Un
dcret du 2 octobre 1940 fixe 138 entre 150 et 200 roubles pour l'enseignement secondaire et entre 300 et 500 roubles pour l'enseignement
suprieur les frais annuels de pension. Jusqu'en 1932, 65 % des tudiants dans l'enseignement technique devaient appartenir des fa-
136
Donnes par Koestler, The Yogi and The Commissar. pp. 172-173. Il est
malheureusement impossible de se reporter aux sources. Kstler emprunte
ses chiffres Schwartz, Heads of Russian Factories (Social Research, New
York, September 1942) qui lui-mme dclare reproduire les rapports officiels de la Commission des Mandats aux 17e et 18e Congrs du Parti Bolchevik.
137 Troud, 20 janvier 1936 ; cit par Koestler, The Yogi and the Commissar, p.
156.
138 Izvestia, 3 octobre 1940 ; cite par Kstler, ibid., p. 150.
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138
Mais c'est une chose de reconnatre ce fait, c'en est une autre de
dclarer le marxisme dpass et de chercher la solution du problme
humain sur des voies dont il a parfaitement montr qu'elles reconduisent aux conflits ternels. On n'est pas dbarrass des problmes
communistes pour avoir constat que le communisme d' prsent est
en difficult devant eux. Si, comme nous essaierons de le montrer,
l'essentiel de la critique marxiste est un acquis dfinitif de la conscience politique et porte contre l'idologie travailliste des AngloSaxons, les difficults du communisme d'aujourd'hui sont nos difficults. Elles ne nous autorisent en aucun cas prendre envers lui une attitude de guerre, comme si sa critique du monde existant perdait toute
valeur du fait qu'il n'a pas trouv dans l'histoire les prises et les appuis
dont il avait besoin, comme si mme l'impossibilit d'une solution
supprimait le problme. Il nous reste donc dfinir, envers le communisme, une attitude pratique de comprhension [160] sans adhsion
et de libre examen sans dnigrement, et faire ce qui dpend de nous
pour viter une guerre o chacun, qu'il se l'avoue ou non, choisirait
dans l'obscurit, et qui serait un a combat douteux .
139
[161]
Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste
DEUXIME PARTIE
LA PERSPECTIVE HUMANISTE
Chapitre II
LE YOGI ET LE PROLTAIRE
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dans sa dialectique du matre et de l'esclave, et que Marx lui empruntait. Les esclaves, en dpossdant les matres, sont-ils en voie de dpasser l'alternative de la matrise et de l'esclavage ? C'est une autre
question. Mais, au cas o ce dveloppement ne se produirait pas, cela
ne signifierait pas que la philosophie marxiste de l'histoire doit tre
remplace par une autre, cela signifierait qu'il n'y a pas d'histoire si
l'histoire est l'avnement d'une humanit et l'humanit la reconnaissance mutuelle des hommes comme hommes, en consquence pas
de philosophie de l'histoire, et qu'enfin, comme le disait Barrs, le
monde et notre existence sont un tumulte insens. Peut-tre aucun
proltariat ne viendra-t-il exercer la fonction historique que le schma
marxiste reconnat au proltariat. Peut-tre la classe universelle ne se
rvlera-t-elle jamais, mais il est clair qu'aucune autre classe ne saurait relever le proltariat dans cette fonction. Hors du marxisme, il n'y
a que puissance des uns, et rsignation des autres. Les raisons pour
lesquelles on tient au marxisme et l'on ne s'en dtache pas facilement,
quel ; que soient les dmentis [169] de l'exprience , sont maintenant claires : c'est que, replaces dans les perspectives d cette unique
philosophie de l'histoire, les sagesses historiques apparaissent
comme des checs. Le marxisme a un premier titre, tout subjectif,
bnficier d'un sursis : c'est qu'il est le seul humanisme 'qui ose dvelopper ses consquences. Mais, de ce fait mme, il en a aussitt un
second, objectif cette fois. Parce que nulle part dans le monde ne se
ralise le pouvoir du proltariat, on conclut que le marxisme est dpass par les faits, que la question ne se pose plus, ou que personne
aujourd'hui n'est plus marxiste . Ce raisonnement suppose que les
comptes du marxisme sont arrts et que, n'tant pas ralis dans les
institutions, il n'a plus rien nous apprendre. C'est oublier beaucoup
de faits qui nous le montrent toujours vivant, sinon sur le devant de la
scne, du moins au second plan de l'histoire. L'histoire prsente n'est
pas conduite par le proltariat mondial, mais, de temps autre, il menace de reprendre la parole. Les chefs d'tat le redoutent. Or, chaque
fois qu'il se rendort, avec lui entrent en sommeil l'universalisme et
l'espoir d'une transformation sociale. Cela suffit pour que l'attitude
marxiste reste possible non seulement titre de critique morale, mais
mme titre d'hypothse historique. Le matrialisme historique est
plutt prouv que dmenti par l'volution de l'U.R.S.S. puisqu'on voit
paratre ensemble la hirarchie stricte et le compromis patriotique et
religieux. S'il est vrai que la rivalit de l'U.R.S.S. et des tats-Unis
145
On dira que le gnral de Gaulle n'en avait pas au proltariat, mais au parti
communiste ou l'U.R.S.S. C'est probable, mais le fait est que visant l'un il
atteignait l'autre. Toutes les distinctions du monde n'empchent pas que le
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150
P. 217.
P. 236.
165 P. 246.
166 P. 238.
167 P. 241.
151
Il donne l'oeuvre de Sade (p. 240) comme un bon exemple d'une morale
soumise la biologie , alors que, de toute vidence, Sade prouve plutt
qu'au niveau de l'homme, le biologique comme le sociologique est charg
d'une volont d'absolu. Le mot de Kirillov dans les Possds (p. 239) ( s'il
croit, il ne croit pas qu'il croit, s'il ne croit pas, il ne croit pas qu'il ne croit
pas ) Kstler n'y trouve pas l'cho du malin gnie cartsien, l'expression
d'un doute toujours possible sur l'authenticit de nos affirmations et de nos
dcisions, dpasser, comme Descartes l'enseigne, par l'exprience de la
pense en acte. Non, pour Koestler, il faut oublier le doute, en oubliant la
psychologie et l'histoire, et en posant une fois pour toutes que nous les
transcendons.
169 P. 118.
170 P. 128.
171 P. 228, note.
152
tler part en guerre contre la formule tout comprendre c'est tout pardonner et la pulvrise par le moyen de cette logique abstraite dont il
partage le secret avec les collaborateurs de Polemic. Ou bien, dit-il en
effet, je comprends une action en elle-mme, et alors de la comprendre ne peut me conduire qu' la condamner plus svrement si
elle est mauvaise. Ou bien comprendre c'est expliquer par des causes
extrieures comme le milieu, l'hrdit, l'occasion, mais alors je traite
l'action comme un simple produit naturel, ce qui laisse intact mon jugement sur l'action comme action libre. Et si nos actions n'taient ni
ncessaires au sens de la ncessit naturelle, ni libres au sens d'une
dcision ex nihilo ? Si en particulier dans l'ordre du social personne
n'tait innocent et personne absolument coupable ? Si c'tait l'essence
mme de l'histoire de nous imputer des responsabilits qui ne sont jamais entirement ntres ? Si toute libert se dcidait dans une situation qu'elle n'a pas choisie, bien qu'elle l'assume ? Nous serions alors
dans la situation pnible de ne jamais pouvoir condamner avec bonne
conscience, bien qu'il soit invitable de condamner.
C'est ce que Kstler ne veut pas. De peur d'avoir pardonner, il
prfre ne pas comprendre. Assez [181] d'quivoques, pense-t-il, assez de problmes et de casse-tte. Revenons aux valeurs absolues et
aux penses claires. Il y a peut-tre l pour lui une question de sant et
l'on s'en voudrait d'interrompre une cure. Mais qu'il ne prsente pas un
remde ses incertitudes comme une solution des problmes du
temps. Il brle la philosophie du Commissaire qu'il adorait. Cela
donne peu de confiance dans ses affirmations du moment. Il rgne
dans les essais de Kstler un style d' aller et retour qui est celui de
beaucoup d'anciens communistes, et qui ennuie les autres. Aprs tout,
nous n'avons pas expier les pchs de jeunesse de Kstler, et si, sur
ses vingt ans, il a eu des bonts pour le rationalisme, l'optimisme
superficiel, la logique cruelle, l'arrogante confiance en soi, l'attitude
promthenne , ce n'est pas une raison pour liquider avec eux les acquisitions du XIXe sicle, pour pencher prsent vers le mysticisme,
le romantisme, les valeurs morales irrationnelles et le demi-jour mdival , ni surtout pour prter aux masses, qui n'en peuvent mais, et
continuaient pendant ce temps leur existence sacrifie, une nostalgie
antimatrialiste aussi vaine que le matrialisme lui-mme 172. On
172
P. 13.
153
n'aime pas ces beaux sentiments tout neufs. Comme disait Montaigne,
entre nous, ce sont choses que j'ai toujours vues de singulier accord :
les opinions superclestes et les murs souterraines 173 . Un certain
culte ostentatoire des valeurs, de la puret morale, de l'homme intrieur est secrtement apparent avec la violence, la haine, le fanatisme, et Kstler le sait puisqu'il nous met en garde contre le mystique [182] qui agit comme un commissaire retourn 174 . On aime un
homme qui change parce qu'il mrit et comprend aujourd'hui plus de
choses qu'il n'en comprenait hier. Mais un homme qui retourne ses
positions ne change pas, il ne dpasse pas ses erreurs. C'est sur le terrain de la politique que l'humanisme de Kstler va montrer sa face
mchante. Ici comme ailleurs, il ne progresse pas, il rompt avec son
pass, c'est--dire qu'il reste le mme. Dans un seul passage de son
livre, il lui arrive de mentionner entre le type du Commissaire et celui
du Yogi le type du rvolutionnaire marxiste tel que le XIXe sicle l'a
form. Depuis Rosa Luxembourg, dit-il, aucun homme, aucune
femme n'a paru qui et la fois le sentiment ocanique et le mobile de
l'action 175 . Ceci donne entendre que Rosa Luxembourg, ni,
ajouterons-nous, les grands marxistes de ce sicle, n'ont profess
ou en tout cas vcu la sordide philosophie du Commissaire. Si donc
on trouve que le communisme d'aujourd'hui s'carte de son inspiration
originaire, il faut le dire, mais le remde ne consistera en aucun cas
rentrer dans le jeu de la vie tout intrieure dont le marxisme, une fois
pour toutes, a montr les mystifications. Kstler oublie de son pass
communiste ce qu'il faudrait garder, le sens du concret, et en
garde ce qu'il faudrait oublier, la disjonction de l'intrieur et de
l'extrieur. Il y est trop et trop peu fidle, comme ces sujets de Freud
qui restent fixs leurs expriences et qui justement pour cette raison
ne peuvent les comprendre, les assumer et les liquider. Il fait tranquillement [183] l'loge du socialisme britannique. Le cadre constitutionnel de la dmocratie britannique offre au moins une chance de
transition relativement douce vers le socialisme 176. Un des enseignements fondamentaux du marxisme est qu'il est important pour le
proltariat de conserver certaines liberts dmocratiques dans
173
154
l'tat 177. Que le socialisme et la dmocratie britanniques reposent sur l'exploitation d'une partie du monde, cette objection n'est pas
mme mentionne. Bien plus, Kstler entend qu'on te aux socialistes
anglais les scrupules qui pourraient leur rester, et aux proltaires
conscients s'il s'en trouve, ce qu'ils peuvent garder d'universalisme.
La fameuse phrase du Manifeste Communiste les travailleurs n'ont
pas de patrie est inhumaine et fausse. Le laboureur, le mineur le balayeur sont lis leur rue ou leur village natal, aux traditions du langage et des murs par des liens motionnels aussi forts que ceux du
riche. Aller contre ces liens c'est aller contre la nature humaine,
comme le socialisme doctrinaire, avec ses racines matrialistes, l'a si
souvent fait 178. Si un proltaire merge du provincialisme et du
chauvinisme, on peut compter sur Kstler pour l'y replonger. Et l'on
ne voit pas bien pourquoi, dans une rcente interview, il faisait au parti travailliste le reproche (unique) de n'avoir pas cr une Internationale (sans d'ailleurs s'interroger sur les raisons d'une si regrettable
omission). Aprs les famines de Karkov, on comprend que Kstler
apprcie sa valeur le climat moral de la [184] belle et mlancolique
Angleterre. Certes, personne n'aime les restrictions ni la police, personne de sens n'a jamais dout qu'il ft plus agrable de vivre dans
les pays qui, la faveur de leur avance historique, grce leurs ressources naturelles aides par les revenus de l'tat usurier, assurent
leurs nationaux un niveau de vie et des liberts qu'une conomie collective en construction refuse aux siens. Mais la question n'est pas l.
Mme si demain les tats-Unis taient les matres du monde, il est
assez vident que ni leur prosprit ni leur rgime ne s'tendraient de
ce fait partout. Mme si la France s'tait politiquement lie aux tatsUnis, elle n'aurait pas connu pour autant la prosprit relative que les
Belges par exemple doivent la possession du Congo. Elle aurait eu
payer ses importations de sa production, qui est la plus coteuse du
monde. De mme, il faut apprcier sur le terrain russe les problmes et
les solutions sovitiques. Le ton de Kstler parlant des famines de
Karkov et des coupures de courant rappelle celui des journalistes franais, avant la guerre, quand ils parlaient du rationnement, des queues
et de la pnurie en U.R.S.S. Depuis lors nous avons connu cela, et
pour rien. Certains soldats amricains montraient au spectacle de notre
177
178
P. 215.
P. 211.
155
vie sordide, non pas du tout de la compassion, mais une sorte de mpris et de scandale, persuads probablement qu'on ne peut tre si malheureux sans avoir beaucoup pch. Il y avait quelque chose d'analogue chez certains de nos compatriotes qui avaient sjourn aux
tats-Unis pendant l'occupation. Symtriquement, il y a, chez beaucoup de continentaux, une sorte de sympathie pour les peuples famliques et qui ont l'exprience [185]de la ncessit. Ce n'est pas avec
des sentiments qu'on rsoudra la question, qui, encore une fois, n'est
pas de savoir si l'on est mieux ici ou l, mais si l'un des systmes (et
lequel) est investi d'une mission historique. Nous avons pos la question en ce qui concerne l'U.R.S.S. Il faut la poser aussi en ce qui concerne le socialisme britannique ; Il faut se demander si un socialisme qui abandonne l'internationalisme au moins sous sa forme
doctrinaire , et prend sans scrupule la succession de la politique
Churchill dans le monde intresse en quoi que ce soit les hommes de
tous les pays et si le socialisme ainsi compris n'est pas un autre
nom de la politique impriale. Les lecteurs franais, dit l'anticommuniste, votent pour le marxisme et font le jeu des Russes. Mais comment ne voit-il pas que le socialisme humaniste est exactement le
dguisement que doivent prendre les imprialismes occidentaux s'ils
veulent se faire reconnatre une mission historique. Si sensible la
premire quivoque, on est confondu de voir que Kstler l'est si peu
la seconde. Il fait appel 1' humanisme rvolutionnaire de l'Occident 179 . Mais par ailleurs, il ne reproche rien en politique intrieure
au parti travailliste, dont nous avons pu depuis quelque temps apprcier l'esprit rvolutionnaire. Quant l'humanisme, il souhaite la paix,
mais toute la question est de savoir comment il entend l'obtenir et,
comme on dit dans l'cole, par quels moyens nous allons vers cette fin
honorable. A cet gard, le Yogi et le Commissaire montre bien que
l'anticommunisme et l'humanisme ont [186] deux morales : celle qu'ils
professent, cleste et intransigeante, celle qu'ils pratiquent, terrestre et
mme souterraine. Comme les journalistes de gauche taient convaincants quand ils prouvaient, aux jours de Munich, que l'apaisement
ne conduit pas la paix, mais la guerre, et comme ils ont oubli
le sermon qu'ils prchaient alors ! Dans le cas de la Russie comme
dans celui de l'Allemagne, l'apaisement est fond sur cette erreur logique qu'un pouvoir en expansion, si on le laisse faire, arrivera auto179
156
157
guerre comme ils ont prpar le dbarquement de 1940 1944 ? Fautil ds maintenant tenir pour acquis que l'U.R.S.S. ne peut coexister
avec le reste du monde ? C'est bien l la question, car il est [188] impossible de prsenter la menace d'une guerre mondiale comme un
moyen d'assurer la paix quand on a vu l'Allemagne en 1941 engager la
guerre l'Est sans avoir liquid l'Occident et les Allemands se battre
contre une coalition presque gnrale, et impossible aussi d'voquer
un front uni des puissances qui laisserait seul l'agresseur, puisque
l'agresseur n'est jamais sans complicits, les intrts des puissances
tant trop varis pour qu'elles se rangent toutes d'emble contre lui. La
vraie fermet exige qu'on considre l'tat de guerre comme acquis. Et
c'est l certes une politique, mais qu'on lie saurait sans abus de mots
appeler humaniste . Il est d'ailleurs craindre qu'ici encore les
moyens ne dvorent les fins. Quand les tats-Unis auront liquid
l'U.R.S.S. (ce qui n'ira pas tout seul), Kstler (s'il survit) n'aura plus
qu' proposer aux peuples de l'Europe Occidentale (s'il en reste) une
nouvelle politique de fermet l'gard des tats-Unis puissance
en expansion . On imagine trs bien sous le titre Anatomie d'un
Mythe ou La Fin d'une Illusion un nouvel essai de Kstler consacr
cette fois aux pays anglo-saxons. Il tablirait premptoirement que les
tats-Unis, pays de l'antismitisme, du racisme et de la rpression des
grves ne sont plus que de nom le Pays de la Libert et que les
bases idologiques intactes du socialisme travailliste ne sauraient
suffire justifier la politique trangre de l'Empire anglais. Peut-tre,
aprs ce double dtour par des moyens honteux, le Yogi pourra-t-il
enfin marcher droit vers les fins humanistes.
Kstler dira peut-tre que nous reprenons contre lui le langage du
pacifisme radical, qui est prsent celui de la cinquime colonne sovitique, [189] comme il tait en 1939 celui de la cinquime colonne
hitlrienne. Mais ce n'est pas nous qui professons l'humanisme abstrait, la puret des moyens et le sentiment ocanique, c'est lui, c'est sa
propre devise que nous lui opposons. Nous montrons que, si l'on applique ses principes sans compromis, ils condamnent au mme titre la
politique anglo-saxonne et la politique sovitique et ne permettent pas
dans le monde actuel de dfinir une position politique, et que par
contre si l'on veut les rpandre dans le monde par la force, avec la
puissance anglo-saxonne qui les soutient et qui s'en pare, on rentre et
ils rentrent dans le jeu de l'histoire ternelle, ils se transforment en
158
leur contraire. Montrer que la violence est une composante de l'humanisme occidental considr dans son uvre historique, ce n'est pas
d'emble justifier le communisme, puisqu'il reste savoir si la violence communiste est, comme le pensait Marx, progressive et
encore bien moins lui donner ce louche assentiment que le pacifisme,
sur le terrain de l'histoire, apporte bon gr mal gr aux rgimes violents. Mais c'est ter la politique occidentale cette bonne conscience
sans vergogne si remarquable en ce moment dans beaucoup d'crits
anglo-saxons, c'est replacer sur son vrai terrain la discussion des dmocraties occidentales avec le communisme, qui n'est pas la discussion du Yogi avec le Commissaire, mais la discussion d'un Commissaire avec un autre. Si les vnements des trente dernires annes nous
autorisent douter que les proltaires de tous les pays s'unissent et que
le pouvoir proltarien dans un seul pays tablisse des relations rciproques entre les hommes, ils n'enlvent rien de sa vrit [190] cette
autre ide marxiste que l'humanisme des socits capitalistes, si rel et
si prcieux qu'il puisse tre pour ceux qui en bnficient, ne descend
pas du citoyen jusqu' l'homme, ne supprime ni le chmage, ni la
guerre, ni l'exploitation coloniale et qu'en consquence, replac dans
l'histoire de tous les hommes, il est, comme la libert de la cit antique, le privilge de quelques-uns et non le bien de tous. Que rpondre quand un Indochinois ou un Arabe nous fait observer qu'il a
bien vu nos armes, mais non notre humanisme ? Qui osera dire
qu'aprs tout l'humanit a toujours progress par quelques-uns et vcu
par dlgation, que nous sommes cette lite et que les autres n'ont qu'
attendre ? Ce serait pourtant la seule rponse franche. Mais ce serait
aussi avouer que l'humanisme occidental est un humanisme en comprhension, quelques-uns montent la garde autour du trsor de la
culture occidentale, les autres obissent, qu'il subordonne, la manire de l'tat hglien, l'humanit de fait une certaine ide de
l'homme et aux institutions qui la portent, et qu'enfin il n'a rien de
commun avec l'humanisme en extension qui admet dans chaque
homme, non pas en tant qu'organisme dou de tel ou tel caractre distinctif, mais en tant qu'existence capable de se dterminer et de se situer elle-mme dans le monde, un pouvoir plus prcieux que ce qu'il
produit. L'humanisme occidental, ses propres yeux, est l'amour de
l'humanit, mais pour les autres, ce n'est que la coutume et l'institution
d'un groupe d'hommes, leur mot de passe et quelquefois leur cri de
guerre. L'Empire anglais n'a pas envoy en Indonsie, ni la France en
159
Indochine des missions de Yogi pour y enseigner [191] le changement de l'intrieur . Le moins que l'on puisse dire est que leur action
dans ces pays a t un changement de l'extrieur , et assez rude. Si
l'on rpond : les armes dfendent la libert et la civilisation, c'est donc
qu'on renonce la moralit absolue, on rend aux communistes le droit
de dire : nos armes dfendent un systme conomique qui fera cesser
l'exploitation de l'homme par l'homme. C'est de l'Occident conservateur que le communisme a reu la notion d'histoire et appris relativiser le jugement moral. Il a retenu la leon et cherch du moins dans le
milieu historique donn les forces qui avaient la chance de raliser
tout de mme l'humanit. Si l'on ne croit pas que le pouvoir du proltariat puisse s'tablir ou qu'il puisse apporter ce que le marxisme en
attend, les civilisations capitalistes qui ont, si imparfaites qu'elles
soient, le mrite d'exister, reprsentent peut-tre ce que l'histoire a fait
de moins horrible, mais entre elles et les autres civilisations ou entre
elles et l'entreprise sovitique, la diffrence n'est pas celle du ciel et de
l'enfer ou du bien et du mal : il ne s'agit que de diffrents usages de la
violence. Le communisme doit tre considr et discut comme un
essai de solution du problme humain, et non pas trait sur le ton de
l'invective. C'est un mrite dfinitif du marxisme et un progrs de la
conscience occidentale d'avoir appris confronter les ides avec le
fonctionnement social qu'elles sont censes animer, notre perspective
avec celle d'autrui, notre morale avec notre politique. Toute dfense
de l'Occident qui oublie ces vrits premires est une mystification.
[192]
[193]
Humanisme et terreur.
Essai sur le problme communiste
CONCLUSION
CONCLUSION
[194]
160
161
[195]
162
il ne faut pas en sortir. Efficace ou non, il est de rendre claire la situation idologique, de souligner, par del les paradoxes et les contingences de l'histoire prsente, les vrais termes du problme humain, de
rappeler les marxistes leur inspiration humaniste, de rappeler aux
dmocraties leur hypocrisie fondamentale, et de maintenir intactes,
contre les propagandes, les chances que l'histoire peut avoir encore de
redevenir claire.
Si nous cherchons tirer de l une politique au moins provisoire,
les principales rgles pourraient en tre les suivantes :
1 Toute critique du communisme ou de l'U.R.S.S. qui se sert de
faits isols, sans les situer dans leur contexte et par rapport aux problmes de l'U.R.S.S., toute apologie des rgimes dmocratiques
[197] qui passe sous silence leur intervention violente dans le reste du
monde, ou la porte par un jeu d'critures un compte spcial, toute
politique en un mot qui ne cherche pas comprendre les socits
rivales dans leur totalit ne peut servir qu' masquer le problme du
capitalisme, vise en ralit l'existence mme de l'U.R.S.S. et doit tre
considre comme un acte de guerre. En U.R.S.S., la violence et la
ruse sont officielles, l'humanit est dans la vie quotidienne, dans les
dmocraties au contraire les principes sont humains, la ruse et la violence se trouvent dans la pratique. partir de l, la propagande a beau
jeu. La comparaison n'a de sens qu'entre des ensembles et compte tenu
des situations. Il est vain de confronter avec nos usages et nos lois un
fragment de l'histoire sovitique. Une entreprise comme celle de
l'U.R.S.S., commence et poursuivie au milieu de l'hostilit gnrale,
dans un pays dont les ressources sont immenses, mais qui n'a jamais
connu le niveau de culture et le niveau de vie de l'Occident, et qui enfin a, plus qu'aucun des allis, port le poids de la guerre, ne peut tre
juge sur des faits spars de leur contexte. Le rgime de vie de Dreyfus l'le du Diable, le suicide du colonel Henry, qui l'on avait laiss
son rasoir, celui d'un de ses collaborateurs, faussaire comme lui, qui
l'on avait laiss ses lacets de souliers, sont peut-tre plus honteux dans
un pays favoris par l'histoire que l'excution de Boukharine ou la dportation d'une famille en U.R.S.S. Il serait certainement bien faux
d'imaginer chaque citoyen sovitique soumis la mme surveillance
et expos aux mmes dangers que les intellectuels et les militants,
aussi faux [198] que de se reprsenter d'aprs le cas de Dreyfus le sort
163
164
165
une coalition militaire. En somme, dans le procs que les AngloSaxons font l'U.R.S.S. et aux communistes, on ne voit gure de fait
nouveau depuis 1945, et toute la question est au fond de savoir si l'on
avait vraiment admis le fait de la victoire sovitique (rendue possible
elle-mme par les retards du second front) ou si l'on cherche maintenant luder les consquences pourtant prvisibles de cette victoire.
Jusqu' nouvel ordre, on ne peut pas parler d'agression sovitique 181.
On dira : soit. L'U.R.S.S. est sur la dfensive. Mais c'est parce
qu'elle est faible. Qu'elle soit forte demain, elle terrorisera l'Europe.
Les partis communistes quitteront leur habit dmocratique ; ils mettront en prison tout ce qui pense mal, y compris les nafs qui aujourd'hui les dfendent du dehors. Tout plaidoyer pour l'U.R.S.S. affaiblie
d'aujourd'hui est une complicit avec l'U.R.S.S. agressive de demain.
Les critiques, mme sympathiques, sont sans effet sur le communisme ; par contre, ce qu'on dit en sa faveur le sert tel qu'il est. On est
pour ou on est contre. II n'y a pas, au moins longue chance, de
tierce position. Cet argument est fort et ce risque existe. Il nous
semble qu'il faut le courir. Nous postulons que la guerre n'est pas
[202] commence, que le choix n'est pas entre la guerre l'U.R.S.S. et
la sujtion l'U.R.S.S., entre le pour et le contre, que la vie de
l'U.R.S.S. est compatible avec l'indpendance des pays occidentaux,
qu'il y a encore dans la marche des choses ce minimum de jeu qui est
indispensable pour qu'on puisse parler de vrit et qu'on oppose la
propagande autre chose qu'une contre-propagande, qu'on ne peut pas,
au nom des vrits possibles de demain, cacher les vrits constatables d'aujourd'hui. Si demain l'U.R.S.S. menaait d'envahir l'Europe
et d'tablir dans tous les pays un rgime de son choix, une autre question se poserait et il faudrait l'examiner. Elle ne se pose pas aujourd'hui. Ce que nous objectons ici l'anticommunisme, ce n'est pas le
fameux une heure de paix, c'est toujours bon prendre . C'est simplement la vrit laquelle nous entendons nous tenir en dpit de
toutes les propagandes. Si l'histoire est irrationnelle, elle comporte des
phases o les intellectuels sont intolrables et o la lucidit est interdite. Tant qu'ils ont la parole, on ne peut pas leur demander de dire
181
166
autre chose que ce qu'ils voient. Leur rgle d'or est que la vie humaine
et en particulier l'histoire est compatible avec la vrit pourvu seulement quon en claire toutes les faces. L'opinion est peut-tre tmraire, mais il faut s'y tenir. C'est pour ainsi dire le risque professionnel
des hommes. Toute autre conduite anticipe la guerre, entre dans la
propagande amricaine pour chapper la propagande communiste, et
se jette tout de suite dans les mythes de peur d'y tomber plus tard 182.
[203]
Ce genre de conclusion dplat. Parler pour l'humanisme sans tre
pour le socialisme humaniste la manire anglo-saxonne, comprendre les communistes sans tre communiste, c'est apparemment
se placer bien haut et en tout cas au-dessus de la mle. En ralit c'est
simplement refuser de s'engager dans la confusion et hors de la vrit.
Est-ce notre faute si l'humanisme occidental est fauss parce qu'il est
aussi une machine de guerre ? Et si l'entreprise marxiste n'a pu survivre qu'en changeant de caractre ? Quand on demande une solution on sous-entend que le monde et la coexistence humaine sont
comparables quelque problme de gomtrie o il y a bien de
l'inconnu, mais non pas de l'indtermin, ce que lon cherche tant
dans un rapport rgl avec ce qui est donn et l'ensemble des donnes
compossibles entre elles. Or la question de notre temps est prcisment de savoir si l'humanit n'est qu'un problme de cette sorte. Nous
voyons bien ce qu'elle exige : la reconnaissance de l'homme par
l'homme, mais aussi que, jusqu' prsent, les hommes ne se sont
reconnus entre eux qu'implicitement, dans la chasse la puissance et
dans la lutte. Les donnes du problme [204] humain forment bien un
systme, mais un systme d'oppositions. Il s'agit de savoir si elles
peuvent tre surmontes. Hegel disait : Le principe : dans l'action ne
182
167
pas tenir compte des consquences, et cet autre : juger les actions
d'aprs leurs suites et les prendre pour mesure de ce qui est juste et
bon, appartiennent tous deux l'entendement abstrait 183. Il rejetait
le ralisme comme le moralisme parce qu'il supposait un tat de l'histoire o les bonnes intentions cesseraient de porter au-dehors des
fruits empoisonns, o les rgles de l'efficacit se confondraient avec
celles de la conscience, parce qu'il croyait une Raison par del les
alternatives de l'intrieur et de l'extrieur qui permt l'homme d'exister simultanment en conscience et en ralit, d'tre le mme pour soi
et pour autrui. Marx tait moins affirmatif, puisqu'il suspendait cette
synthse l'initiative humaine et lui retirait plus rsolument toute garantie mtaphysique. Les philosophies d'aujourd'hui ne renoncent pas
la rationalit, l'accord de soi avec soi et avec autrui, mais seulement l'imposture d'une raison qui se satisfait d'avoir raison pour
soi et se soustrait au jugement d'autrui. Ce n'est pas bien aimer la raison que de la dfinir d'une manire qui en fait le privilge des initis
d'Occident, la dlie de toute responsabilit envers le reste du monde et
en particulier du devoir de comprendre la varit des situations historiques. Chercher l'accord avec nous-mmes et avec autrui, en un mot
la vrit, non seulement dans la rflexion a priori et dans la pense
solitaire, mais encore dans l'exprience des [205] situations concrtes
et dans le dialogue avec les autres vivants sans lequel l'vidence intrieure ne peut prouver son droit universel, cette mthode est tout le
contraire de l'irrationalisme, puisqu'il tient pour dfinitifs notre incohrence et notre dsaccord avec autrui et qu'elle nous suppose capables de les rduire. Elle exclut du mme mouvement la fatalit de la
raison et celle du dsordre. Elle ne favorise pas le conflit des opinions.
Elle le constate au dpart. Et comment ne le ferait-elle pas ? On n'est
pas existentialiste plaisir, et il y a autant d' existentialisme ,
au sens de paradoxe, division, angoisse et rsolution, dans le
Compte Rendu stnographique des Dbats de Moscou, que dans tous
les ouvrages de Heidegger. Cette philosophie, dit-on, est l'expression
d'un monde disloqu. Certes, et c'est ce qui en fait la vrit. Toute la
question est de savoir, si, prenant au srieux nos conflits et nos divisions, elle nous en accable ou nous en gurit. Hegel parle souvent
d'une mauvaise identit, entendant par l l'identit abstraite qui n'a pas
intgr les diffrences et ne survivra pas leur manifestation. On
183
168
Fin du texte