Les Historiens Et La Sociologie de Pierre Bourdieu (SHMC 1999)
Les Historiens Et La Sociologie de Pierre Bourdieu (SHMC 1999)
Les Historiens Et La Sociologie de Pierre Bourdieu (SHMC 1999)
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Comptes rendus :
Culture et société. Religions. Ordre
et désordres. Populations et familles.
Guerre et société. Russie - U.R.S.S.
Histoire et mémoire. Amériques
1999/3 & 4
delà SMC.
1999/3 & 4
COMPTES RENDUS p. 28
Culture et société
Marc BARATIN et Christian JACOB, Le Pouvoir des bibliothèques. La
mémoire des livres en Occident (Dominique Varry) ; Claudine HA-
ROCHE et Jean-Claude VATTN, La considération (Anne Vincent-
BufEault) ; Dominique POULOT, Musée, nation, patrimoine : 1789-1815
(Christine Le Bozec) ; Aleida ASSMANN, Construction de la mémoire
nationale. Une brève histoire de l'idée allemande de Bildung (Jean-Yves
Guiomar) ; Cécile DAUPHIN, Pierrette LEBRUN-PÉZERAT et Danièle
POUBËAN, Ces bonnes lettres. Une correspondance familiale au xnf siècle
(Anne Vincent-BufEault) ; Isabelle POUTRIN, Le xnâ siècle, science, po-
litique et tradition (Sophie-Anne Leterrier) ; Bernadette BENSAUDE-
VTNCENT et Anne RASMUSSEN, La science populaire dans la presse et
l'édition (xnâ et XXesiècles) (Olivier Faure) ; Laurent BARTDON, L'ima-
ginaire scientifique de Viollet-le-Duc (Dominique Poulot) ; Marie-Claire
ROBIC, Anne-Marie BRIEND et Mechtild ROSSLER, Géographes face
au monde. L'Union géographique internationale et les Congrès internatio-
naux de géographie, Paul CLAVAL et André-Louis SANGUIN, La Géo-
graphie française à l'époque classique (Dominique Lejeune) ; Michel
CASSAN et Jean BOUTER, Les imprimés limousins, 1788-1799 (Vin-
cent Milliôt) ; Jean-Yves MOLLIER, Le Commerce de la librairie en
France au XIXe siècle 1789-1914 (Michel Leymarie) ; Gilles ROUET,
L'Invention de l'école (Philippe Savoie) ; Jean-Paul VISSE, La question
scolaire 1975-1984, évolution et permanence (Pierre Albertini) ; Jacques
GANDOULY, Pédagogie et enseignement en Allemagne de 1800 à 1945
(Gilbert Nicolas) ; Alain CLAVEN, Histoire de la Gazette de Lausanne.
Le temps du colonel, 1874-1917 (Christophe Prochasson) ; Catherine
POMEYROLS, Les intellectuels québécois: formation et engagements,
1919-1939 (Jacques Portes) ;; Emmanuelle LOYER, Le Théâtre citoyen
de Jean Vilar, une utopie d'après-guerre (Patricia Devaux) ; Jean-Pierre
RIOUX et Jean-François SJRINELLI, Histoire culturelle de la France
t. 4: Le temps des masses. Le vingtième siècle (Christophe Prochasson).
Religions
Roberto RUSCONI, Storia e figure délïApocalisse fra '500 e '600 (Jean-
Michel Sallmann); Michel VOVELLE, Les âmes du purgatoire ou le
travail du deuil (Régis Bertrand) ; Visages de l'hérétique, Siècles (Gilles
Deregnaucourt) ; Henry PHILLIPS, Church and culture in seventeenth-
century (Marc Venard) ; Gabriel AUDISIO, Les Français d'hier t. 2 : Des
croyants (XV-XD? siècle) (Michel Cassan) ; Marie-Ange DUVTGNACQ-
GLESSGEN, L'ordre de la Visitation à Paris aux xvif et xmif siècles
(Gilles Deregnaucourt) ; Philippe BOUTRY et Dominique JULIA, Reine
au Mont Auxois. Le culte et le pèlerinage de sainte Reine des origines à
nos jours (Philippe Martin).
Ordre et désordres
Benoît GARNOT, L'infrajudiciaire du Moyen Âge à l'époque contempo-
raine (Nicole Dyonet) ; Benoît GARNOT, Juges, notaires et policiers
délinquants, XTSf-xx*siècle (Nicole Dyonet) ; Claire DOLAN, Le notaire,
la famille et h. ville (Aix-en-Provence à la fin du xvf siècle) (Élie
Pélaquier) ; Catharina LIS et Hugo SOLY, Disordered Lives. Eighteenih-
Century Familles and their Unrul Relatives (Jean Quéniart).
Populations et familles
Kristin Elizabeth GAGER; Blood Ties and Fictive Ties : Adoption and
Family Life in Early Modem France (Denise Turrel) ; Bernard LEPETTT,
Maroula SÎNARELLIS, Alexahdra LACLAU et Anne VÂRET-VLTU, Atlas
de la Révolution française (Marcel Lachiver) ; Catherine PÉLISSJJER, La
vie privée des notables lyonnais (XIXesiècle) (Anne-Marie Sohn) ; Anne-
Marie MOULIN, L'aventure de la vaccination (Olivier Faure) ; Geneviève
HELLER, Le poids des ans. Une histoire de la vieillesse en Suisse
romande (Jean-Pierre Gutton).
Guerre et société
Ariette FARGE, Les Fatigues de la guerre (Catherine Clémens-Denys) ;
André CORVISTJER, La guerre, Essais historiques. (Michèle Fogel) ;
Sophie DELAPORTE, Les gueules cassées : les blessés, de la face de la
Grande Guerre (Olivier Faure).
Russie — U.R.S.S.
Francme-Dominique OECHTENHAN, La Russie entre en Europe. Eli-
sabeth et la Succession d'Autriche (1740-1750) (Marc Belissa) ; Jean-
Jacques MARTE, Les Peuples déportés de l'Union Soviétique (Taline Ter
Minassian).
Histoire et mémoire
Patrice GROULX, Pièges de la mémoire, Dollard des Ormeaux les
Amérindiens et nous (Jean-Clément Martin) ; Jean-Clément MARTIN et
Charles SUAUD, Le Puy-du-Fou en Vendée. L'histoire mise en scène
(Philippe Dujardin) ; Sylvie LINDEPERG, Les écrans de l'ombre — La
Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français (1944-1969) (Daniel
Lindenberg).
Amériques
David MONTGOMERY, Citizen Worker : The Expérience of Workers in
the United States with Democracy and the Free Market during the
Nineteenth Century (Pierre Gervais) ; John MAJOR, Prize Possession :
The United States and the Panama Canal, 1903-1979 (Pierre Gervais) ;
André KASPI, Kennedy, Les 1 000 jours d'un Président (Jacques Portes) ;
Philippe PRÉVOST, La France et le Canada. D'une après-guerre à l'autre
(1918-1944) (Catherine Pomeyrols) ; Robert M. LEVTNE, Father of the
Poor ? Vargas and his Era (Jacky Buffet).
INFORMATIONS p. 111
ENCORE DISPONIBLES :
Table-ronde
de la S.H.M.C.,
le 6 mars 1999.
Alain CORBIN
Ariette FARGE
4. La domination masculine
• Une fois passé, et Pierre Bourdieu me permettra certainement ce trait d'humeur,
le léger déplaisir de voir un homme s'avancer sur le terrain miné et malmené de
l'histoire des femmes et magistralement ramasser la mise, tandis que les historiennes
des femmes ont tant de mal à convaincre et à se faire entendre, il fallait bien, en
toute honnêteté et avidité, se plonger dans ce dernier livre, et réfléchir calmement
au fait que si les femmes ont tant milité, travaillé, réfléchi, produit en histoire des
femmes, avançant dans la théorisation de leur concept, c'était bien aussi pour que
les hommes se sentent concernés et que quelque chose du savoir masculin soit
ébranlé par leurs propos et leurs recherches. Ainsi comment refuser que vous ayez
choisi ce sujet qui par ailleurs court depuis longtemps dans nombreux de vos livres,
même s'il fallut bien se rendre à l'évidence que leurs travaux ne prirent pas une
place majeure dans votre démonstration ni vos notes.
Comment ne pas être honnête jusqu'au bout et ne pas dire que le seul fait d'être
une femme ici pour parler de ce livre sur la domination masculine, fait que pour
ceux qui me lisent quelque chose déjà est joué. On m'attend quelque part, et pas
forcément dans les endroits les plus amènes, étant données les polémiques qui
suivirent votre ouvrage. J'assume ici quatre postures : être féministe ; être historienne
des femmes ; être une femme en position de domination puisqu'on m'a invitée à
m'exprimer ; être une femme, donc une dominée. Dans cet équilibre un peu instable,
parfois déchirant, je tente d'assumer une position qui est mienne, sans être représen-
tative.
• Une des questions inhérentes à ce livre, comme à l'ensemble de l'histoire des
femmes, est d'une importance fondamentale. En effet, comment est-il possible que
les effets de domination de l'homme sur la femme soient sans cesse rejoués, recréés,
à des temps différents et cela: même lorsque les uns comme les autres ont pris
conscience de cette posture si prégnante. Face à ce problème d'une domination qui
irait si facilement de soi qu'elle traverserait même les embûches apposées contre
elle,^ l'histoire serait-elle à son corps défendant face à un invariant, cette notion qui
pour elle représente l'inverse de son approche intellectuelle.
À cela, Pierre Bourdieu paradoxalement répond par l'histoire : l'éternisation d'un
processus en histoire n'est autre, avance-t-il que le produit d'un travail historique
d eternisation. Cette approche est une mise en mouvement, et non le constat d'une
stagnation. H est des mots qui déplacent les schèmes et interrogent la réalité : pour
moi, celui A'eternisation qui peut, en outre, s'appliquer à d'autres processus sociaux,
contient les possibilités de ses transformations et les traces ou les marques de ses
persistances. C'est une notion que l'historien peut emprunter pour travailler sur les
chemins -et les modes d'action •qui, sous couvert de changement, reconduisent des
scènes, non identiques mais à l'identique.
Ainsi l'histoire d'une certaine perpétuation serait aussi importante à faire que
celle des ruptures et des transformations. De plus, dans l'histoire des transformations,
il faudrait retrouver les systèmes et les discours qui exigent l'obligation de perpétua-
tion pour imposer des situations ne modifiant pas l'ensemble de l'ordre établi.
• À nouveau, La Domination masculine interpelle le corps : « La forme de
domination opère dans l'obscurité des corps », dans .eelle.de l'homme comme dans
celle de la femme. L'homme se voit dépouillé du féminin inhérent à sa personne et
se trouve incrusté par un fantôme : celui de la femme dévalorisée. Elle, consciente
ou non de la : domination, laisse voir dans son corps les marques de consentement
au jeu subtil de .l'attrait codifié entre les deux partenaires. Le corps intériorise les
fonctions et joue sensiblement sur ce passage obligé domination/consentement à la
domination. Bien entendu, on peut opposer à ce schéma de Pierre Bourdieu la
multiplicité des chemins de traverses empruntés par hommes et femmes pour
détourner le parcours obligé de la domination. Et l'histoire des femmes, dès qu'elle
. 1999 - Nos 3-4 9
l'a pu, dans tous les domaines (le savoir, l'éducation, le pouvoir, etc.) a tenté de
montrer non un progrès linéaire mais des moments d'histoire ou encore des motifs
et des dispositifs dans lesquels les femmes parvenaient à faire mouvoir un autre type
de réalité, bien que toujours marqué au coin de l'inégalité. La violence des femmes
par exemple est Un sujet saisissant qui offre à l'étude bien des surprises. Tandis que
les sociétés sont généralement aux prises avec la violence sur les femmes, la violence
des femmes est un moteur d'histoire incomparable. Et bien des sociétés, malheureu-
sement, savent excellemment jouer de ces deux types de comportement, laissant
ressortir avec indignation la frayeur que leur procurent les femmes en colère.
• Un mot sur le titre, et l'emploi du mot domination :
Pierre Bourdieu, contre toutes les précautions intellectuelles d'usage à l'heure
actuelle, maintient ce terme qui claque haut et fort, rappelle le vocabulaire marxiste.
Cette non euphémisation est, pour l'ensemble de mes travaux, une aide précieuse :
lorsqu'on travaille sur les attitudes populaires au xvme siècle, dans l'attention la plus
vive à ce qu'elles possèdent de compétence et de savoir, on doit en même temps
s'inquiéter de ne pas sombrer dans un esthétisme populiste qui ne serait pas de
mise. Et si, comme il est souligné dans les Méditations pascaliennes (p. 20) le langage
des adolescents des ghettos noirs de Harlem porte en lui « des analyses théoriques
aussi raffinées que les discours des étudiants de Harward », il n'empêche, est-il dit
que ce langage reste dépourvu de valeur sur les marchés économiques et les entretiens
d'embauché. Compétent, inventif, il ne peut dépasser la domination qui lui est
imposée. Les dominés, par leur culture propre, ne peuvent rehausser leur position :
la violence culturelle et symbolique les conduit ailleurs.
Ainsi m'est-il apparu que le mot domination si connoté dans les polémiques qui
entourent l'oeuvre de Pierre Bourdieu à cause du déterminisme qu'il impose, est aussi
un outil, non figé, un mode de réflexion dont les infinies composantes dépassent
largement l'aspect que l'on croit figé de sa définition.
• Il n'en reste pas moins que la Domination masculine est un livre implacable,
un livre extrêmement souffrant à lire pour les femmes comme pour les hommes qui
semblent enchaînés corps et âme à un destin mélancolique où les rôles sont
définitivement établis. Les jeux, même les plus agréables, de la relation homme-
femme (la séduction, les modes incorporés d'une certaine production du plaisir d'être
ensemble) semblent être agis par la houle incontournable des marques fortes de la
soumission et de la domination. Les hommes, dans de fréquentes souffrances,
s'imposeraient une virilité qu'ils ne désirent pas tout à fait. Les femmes qui ont des
armes pour se défendre, dit Pierre Bourdieu n'ont que de faibles armes puisque « les
armes des faibles sont toujours de faibles armes ».
Mais si les femmes ont des armes, mêmes faibles, elles peuvent sans doute les
exercer à propos d'autres sujets que ceux de la relation masculin/féminin. Et ce fait
amène à des mouvements nouveaux et nombre d'imprévisibilités qui sans doute
entraînent d'autres types d'interaction, contournant l'implacable prescription symbo-
lique et réelle de la domination masculine.
D'aûleurs, Pierre Bourdieu, en fin de parcours suspend le cours de son chemin,
à la démonstration insistante pour écrire quelques pages surprenantes et superbes
que critiques et détracteurs semblent n'avoir pas même perçues. Le voici, isolant
soudain avec lyrisme un espace possible et doux, qu'il appelle « l'univers enchanté
des relations amoureuses » où apparaissent dans la nudité du vocabulaire l'extraor-
dinaire bouleversement des âmes féminines et masculines quand elles se rencontrent.
Dans ces pages.(115 à 119), Pierre Bourdieu laisse de côté tout appareillage
scientifique et, en relief, il laisse apparaître la mise en suspens des rapports de force
homme/femme, et met en scène avec quelqu'émotion (si j'ai bien compris) la trêve
possible et miraculeuse où l'amour devient le premier.
10 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
Christophe PROCHASSON
5) U me faut enfin faire Une dernière remarque. Pierre Bourdieu n'est pas sans
ignorer que la vie intellectuelle, <ou même sans brandir ce grand mot pour en troquer
un plus humble, la vie universitaire, comprend aussi de la stratégie et, pour tout
dire, de la politique. La rencontre qui nous réunit aujourd'hui me donne l'occasion
dé le lui dire. Nous fumes plusieurs historiens, pour qui les sciences sociales ne sont
point infréquentables, à avoir été déconcertés par la violente attaque qui fut publiée
par les Actes de la recherche en sciences sociales, il'y a quelques années. Dans une
interview, BourdieU s'en prenait avec brutalité à « l'histoire »/ comme si celle-ci
constituait un massif disciplinaire unique, comme si la « communauté des historiens »
existait au-delà de quelques habitudes professionnelles derrière lesquelles se nichaient
des diversités essentielles. Cette attaque en règle, globalisante, injuste et ignorante
des pratiques diversifiées voire antagonistes, tendait à accréditer l'idée que les deux
disciplines, histoire et sociologie, se trouvaient en état de rivalité, au lieu de se
trouver en situation de coopération et d'interdépendance. Elle renforçait les tendances
antiintellectualistès qui minent sournoissement la discipline. Bref, cet interview ne
rendit point service à ceux qui tentent de faire de l'histoire autre chose qu'une
chronique des choses passées et qui ne vouent pas aux gémonies la sociologie de
Pierre Bourdieu. Ce fut là un mauvais coup pour tous ceux qui tentent de faire de
Interdisciplinarité autre chose qu'une paresseuse clause de style : une pratique.
Christophe CHÂRLE
d'une lecture active et en situation, telle qu'il la souhaite, je crois, si j'ai bien lu
Raisons pratiques et Méditations pascaliennes et non cette pratique qui m'agace chez
les bourdieusiens de la dernière heure, celle de la citation légitimante du maître. Le
rapport lettré à une oeuvre sociologique comme la sienne, il l'a dit mieux que moi et
à plusieurs reprises, est une trahison parce qu'elle plaqué le concept sur le problème
à résoudre sans faire l'effort réel de réappropriation propre à chaque situation
d'enquête ou thème de recherche. Or c'est ce travail de réappropriation, plus difficile
pour les historiens que pour les autres spécialistes de sciences sociales du fait des
particularités de leurs sources, qui est l'obstacle préalable à surmonter et l'origine de
bien des malentendus tout au long de l'histoire compliquée des rapports entre
l'histoire et la sociologie.
Si j'ai particulièrement été sensible à l'influence des méthodes et concepts
proposés par Pierre Bourdieu, ce n'est pas seulement pour les raisons biographiques
contingentes qui ont fait croiser durablement nos routes, c'est sans doute parce que
j'avais le sentiment que les unes et les autres correspondaient exactement aux
problèmes que l'histoire sociale commençait à se poser quand je m'y suis consacré.
D'autant plus que mes thèmes de recherche étaient très parallèles, en changeant les
époques, à ceux que Pierre Bourdieu abordait, au même moment. Au début des
années 70, l'histoire sociale était en train de s'affranchir de la tutelle de l'histoire
économique qui avait abouti aux fameuses thèses modèle Labrousse. Mais elle
s'affranchissait aussi de la tyrannie de ce que j'ai appelé ailleurs le macro-social 1,
c'est-à-dire le fait de ne considérer comme acteurs sociaux importants que les
groupes statistiquement visibles et de n'appréhender que les relations sociales entre
ces types de groupe. S'ouvraient alors toutes les enquêtes de biographies collectives,
d'abord sur les élites ou les intellectuels, puis sur d'autres groupes moins privilégiés
mais appréhendés à l'échelle la plus fine possible. Or c'est le moment aussi où Pierre
Bourdieu et ses collaborateurs entreprenaient des enquêtes similaires sur la société
contemporaine: sur le patronat (première publication en 1978), les évêques, les
élèves des grandes écoles, les artistes, les écrivains, les universitaires, etc. 2.
Dans la plupart des prosopographies des historiens de l'époque contemporaine
— je pense que le reproche vaut aussi pour l'histoire moderne — réside le risque
d'un nouveau positivisme collectionneur ou le piège de la monographie non reliée
aux autres travaux. C'est l'utilité majeure pour l'historien d'une théorie des champs
comme espace d'action et de lutte et de positionnement des individus dont on
compare las profils sous un rapport et du concept d'habitus pour relier entre eux les
3. A.-J. TUDESQ, Les grands notablesen France (1840-1849),Paris, P.U.F., 1964, 2 vol.
4. P. BOURDIEU, « L'inventionde la vie d'artiste », art. cit.
5. C'est ce que j'ai esquissé dans le premier chapitre des Élites de la République et repris et
développédans Histoiresocialede la France au XIXesiècle, Paris, Le Seuil, 1991et plus récemment dans
5
« Les élites étatiques en France, XD^-XXsiècles », dans Bruno Théret (éd.), L'Etat : le souverain, la
finance et le social, Paris, La Découverte, 1995, p. 106-154.
6. Yannick LE MAREC, Le Tempsdes capacités. Du savoir du pouvoir, les diplômés à Nantes sous la
monarchie censitaire,thèse Université de Nantes 1997, sous la dir. de Jean-Clément Martin, 4 vol.
1999- N°s 3-4 15
— même si elle possède des racines communes médiévales avec le système français
— a fortement divergé par la suite ? Parle-t-on des mêmes facultés et du même type
de conflit bien qu'on soit apparemment, dans les deux cas, devant deux champs
universitaires traversés par des conflits majeurs ?
De même, est-il licite de parler de noblesse d'État alors que, pour les époques
où la noblesse est une catégorie juridique et sociale avérée, les historiens — et les
contemporains — ont bien du mal à se mettre d'accord sur le sens et les limites de
la notion 7 ? Comment articuler les spécificités des histoires singulières des champs
nationaux ou infranationaux, quand la nation n'existe pas encore, dans une théorie
générale dés champs qui n'écrase pas trop les médiations singulières produites par
l'histoire des diverses institutions productrices de ces champs, etc. Personnellement,
j'ai tâché de résoudre ces difficultés du jeu entre universel et particulier, historique
et transhistorique, national et transnational, notions indigènes et notions savantes,
concepts émergents et concepts figés par des subterfuges typographiques ou linguis-
tiques : guillemets permettant de différencier « intellectuels » et intellectuels, mise en
contraste de termes génériques et de termes autochtones (Bildungsbùrgertum, profes-
sionals, intellectuels d'État, bourgeoisie de robe) pour concilier souplesse d'usage,
historicité et possibilité malgré tout de mise en série généralisante et de comparaison
explicative 8.
•Dans ce dialogue constructif entre histoire sociale et sociologie, on retrouve ainsi
moins le débat sans issue qui opposa au début du siècle Simiand et Seignobos que
les racines, trop oubliées aujourd'hui, des démarches comparatives de Marc Bloch
ouFérnand Braudel. L'impasse actuelle de « l'histoire en miettes » et de la réduction
des objets d'étude sous la double influence des contraintes académiques (la « collo-
quite », la course à l'article et le passage de l'ancienne à la nouvelle thèse) et de
l'ethnologisme dominant et du « tout-culturel » comme paradigmes de l'histoire
sociale conduit à la perte du souci généralisateur de notre pratique historienne. Pour
revenir à notre point de départ, l'anti-labroussisirie au début salutaire a poussé le
pendule si loin qu'on est revenu aux pires défauts de l'érudition positiviste sans âme
ni boussole, parfois enrobée dans le faux-chic théorique purement cosmétique. Dans
cette conjoncture intellectuelle, négative de mon point de vue, la discipline historique
a plus que jamais besoin de reprendre de la hauteur et de l'ambition en se confrontant
à une pensée exigente comme celle de Pierre Bourdieu qui n'a jamais renoncé à
tenir les deux bouts de la chaîne de la science sociale : une réflexion théorique en
confrontation permanente avec de nouveaux objets empiriques étudiés directement.
Dans un article qui a fait date chez les historiens parce qu'il ne les épargnait guère,
en vertu du principe qui aime bien châtie bien 9, Pierre Bourdieu s'en prenait aux
sociologues sans enquêtes et aux historiens sans archives, il faudrait tout autant se
prémunir contre les historiens sans théorie et les théoriciens sans histoire.
7. Pierre BOURDIEU s'explique sur ce point dans « Sur les rapports entre l'histoire et la sociologie
en France et en Allemagne», Actesde la rechercheen sciencessociales,106-107,mars 1995,p. 118.
8. C. CHARLE, « Intellectuels, Bildungsbùrgertum et professions au xrx* siècle. Essai de bilan
historiographiquecomparé (France, Allemagne)», Actes de là rechercheen sciences sociales, 106-107,
mars 1995,p. 85-95; Les intellectuelsen Europe au XIXesiècle, essai d'histoire comparée, Paris, Le Seuil,
1996; «La bourgeoisie de robe en France au xrx* siècle», Le Mouvement social, n°181, octobre-
décembre1997,p. 52-72.
9. « Sur les rapports entre l'histoireet la sociologieen France et en Allemagne», art. cit., p. 108-122.
16 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
Pierre Bourdieu : Ce qui a été dit a été très amical, parfois trop amical ... et j'aurais
peut-être réagi plus efficacement si j'avais été plus mis en question. Je vais essayer
de rassembler assez brièvement les problèmes, qui sont aussi les attentes et les
inquiétudes, les réserves et les objections d'une communauté de scientifiques. Je
choisirai délibérément de privilégier les questions les plus générales et en un sens
les plus banales, celles qui me paraissent « d'intérêt général », c'est-à-dire propres à
intéresser le plus largement là communauté des historiens, en laissant de côté
beaucoup de questions qui m'intéresseraient personnellement, mais que j'aurai
l'occasion de discuter avec ceux (où celle) qui me les ont posées.
Premier point, la question des changements à l'intérieur de mon travail : est-ce
qu'il y a une « pensée Bourdieu » comme il y a une « pensée Mao », fixée une fois
pour toutes ? Évidemment, mes adversaires voudraient le faire croire... En général,
cette « pensée Bourdieu » est réduite à quelques mots-clés, souvent des titres de
livres, trop bons en un sens, qui ont exercé sur la réception de mon travail un effet
de clôture : il y a le mot «reproduction», souvent très mal compris — je veux
simplement dire que le système scolaire apporte, dans une certaine mesure, une
contribution à la reproduction — ; il y a le mot « distinction », qui est compris de
façon catastrophique, comme si les conduites humaines avaient pour principe la
recherche de la distinction, alors que ce n'est même pas vrai des intellectuels — et
pourtant c'est ce qui s'en rapproche le plus... Ces mots fonctionnent comme des
slogans, surtout dans la bouche de ceux qui veulent réduire ma pensée à une « pensée
Mao » (et qui, bien souvent, sont d'anciens maos !).
Les concepts, les idées, les schèmes de pensée sont des principes d'action
scientifique, souvent pratiques. Ceux que j'ai essayé de forger, même les concepts
apparemment les plus abstraits, comme la notion d'habitus, de champ, de capital
culturel, sont dés expressions synthétiques et synoptiques qui condensent des pro-
grammes de recherches, des orientations scientifiques. Prenons la notion de champ :
dans mon séminaire, on ne parle jamais de champ, on met en pratique ce qui est
impliqué dans ce concept. Deux normaliens sont venus me voir fi y a une vingtaine
d'années : ils voulaient étudier l'E.N.S. sur le modèle de mes études antérieures sur
l'université. Je leur ai expliqué qu'on ne peut pas étudier l'École Normale sans la
mettre en relation avec l'ensemble des grandes écoles et des universités, ce qui est
une application toute simple de la notion de champ. Penser en termes de champ,
c'est faire l'hypothèse qu'il se pourrait qu'il y ait dans la relation entre l'École
Normale et les autres grandes écoles beaucoup plus d'informations sur ce qu'est
l'École Normale que dans l'étude la plus exhaustive de la seule École Normale
considérée en elle-même et pour elle-même.
C'est un problème tout à fait fondamental, qui devrait inquiéter les historiens.
Robert Darnton a ainsi trouvé un matériau historique magnifique à Neufchâtel, avec
les archives d'éditeurs qui, du fait de la censure qui pesait sur le royaume de France,
publiaient à la fois des romans erotiques et des romans politiques, et il a construit
une partie de son oeuvre sur ce corpus, sans toujours, assez s'interroger cependant
sur les limites inscrites dans le matériau historique. Un sociologue aurait tout de
suite dit : « attention, comment cet objet "préconstruit" est-il construit, quelles sont
doute la plus importante, de l'oeuvre d'Elias, n'est qu'un commentaire oit mm-
illustration de la fameuse phrase de Weber sur l'État comme détenteur àa monopole
de la violence légitime), de même que nombre d'idées dont on me anédïte peras-eot
être rapportées à leur origine, Marx, Durkheim, Weber ou Wùauss. Il y a teês peu
d'analyses paraissant sous ma signature qui ne soient pas imputables à l'un on â
l'autre, ce qui ne veut pas dire que je n'ai rien fait. Parmi les mérites que je
m'attribue; â. y a le fait que, armé de ia sociologie de la sociologie, je m'interroge
toujours sur les oppositions sociales qui sont derrière les conflits théoriques, les
champs étant polarisés, un certain nombre de couples d'oppositions 'épistémologiques
reposent sur des oppositions sociales. En reprenant la notion bachelaidienne de
couple épistémologique pour la rapporter aux conditions sociales dams lesquels mes
couples fonctionnent, on comprend pourquoi la pensée scientifique ele-noênne s'or-
ganise autour d'oppositions polaires entre notions antagonistes appaxemmaiït ïmcnm-
ciliables. Vient alors la question de savoir si elles sont inconciliables intrinsèquement,
sur le plan purement théorique, ou si elles le sont seulement parce qu'elles sont
tenues par des gens socialement inconciliables. Par exemple FapposMan entre Maux
et Weber, qui a tant servi dans les cours de sociologie, est une opposition grandement
artificielle, et rien n'interdit de cumuler leurs apports ; même chose avec Durid^eùn
et Weber. Weber lui-même dit qu'il se considère dans une certaine mesure coHnnie
marxiste. Il faut essayer d'opérer l'intégration conceptuelle que réalise toute science
avancée.
oeuvre, cela ne peut pas devenir un simple équivalent de « domaine », au sens anglais
à&field.
Revenons maintenant à la question de l'anachronisme, qui a été évoquée tout à
l'heure. Dans le chapitre des Méditations Pascaliennes consacré à Baudelaire, je me
sers d'un texte de Baudelaire lui-même pour mettre en question la lecture anachro-
nique de ses oeuvres. Nous avons de Baudelaire une compréhension illusoire parce
qu'il est en train de construire le champ dont nous sommes les produits, ce qui fait
que nous avons dans l'esprit les structures cognitives qu'il travaille à construire, et
que nous trouvons évidentes- des choses qui ont été très difficiles à construire. Je
pense que l'« immersion » dans l'objet, que j'ai connue et pratiquée comme ethno-
logue, et l'historicisation radicale des oeuvres sont tout à fait nécessaires — ce qui
pose la question de l'usage des concepts indigènes. Souvent les concepts indigènes
valent mieux que l'anachronisme, alors que les historiens ont tendance à employer
sans réflexion préalable, pour des périodes auxquelles ils sont tout à fait inadaptés,
des concepts contemporains, comme « pouvoir », « artiste » ou « intellectuel ». Il faut
historiciser non seulement l'objet, mais les instruments de construction de l'objet,
alors que souvent les historiens ne sont pas portés à appliquer à leurs instruments
de pensée la vigilance historique qu'ils appliquent à leurs objets de pensée.
Mais, autre problème, avec des grilles de lecture à prétention universaliste, ne
risque-t-on pas de forcer le matériel ? La notion de champ pose effectivement un
problème : il n'y a pas « champ » partout. On peut par exemple se demander si au
Ve siècle avant notre ère, à Athènes, il y avait un champ philosophique, ou si les
universités médiévales constituent un champ universitaire... La question doit être
posée, et il ne s'agit pas de plaquer un système conceptuel d'où on déduirait tous les
fonctionnements et tous les comportements. Le concept est un système méthodique
d'interrogation : je vais interroger la relation entre les choses dont je suppose qu'elles
font partie du même champ. Les concepts ne sont que des instruments pour faire
surgir les questions qu'on pourrait ne pas poser, ils sont des instruments de
construction d'objet. L'histoire comme la sociologie, c'est-à-dire les sciences sociales
en général, ont à se poser le problème de la construction d'objet avant toutes choses.
Dernière objection:.est-ce qu'il n'y a pas un effet de fermeture lié à une ambition
théorique « systématique » ? On peut retourner la question : comment peut-^on faire
de la science si on n'a pas d'ambition de systématicité, qui est une condition de
falsifiabihté, pour reprendre le concept de Popper ? Ce n'est pas chercher à échapper
à la critique mais au contraire se rendre vulnérable : en chaque point du système,
l'ensemble peut être contesté. :.•
Enfin, j'ai parlé tout à l'heure d' «historicisme». Je pense qu'il n'y a pas de
contradiction entre le fait de professer un historicisme radical et le fait de prétendre
à la scientificité, c'est encore une fausse alternative théorique, orchestrée en parti-
culier par les philosophes de l'histoire : c'est un faux problème, et le fait que les
sciences soient le produit de l'histoire ne compromet en rien leur scientificité. Il faut
se: libérer de l'anxiété du relativisme, de cet historicisme qui serait la mort de
l'histoire. L'historicisation du travail historique n'est pas du tout un instrument de
destruction de la science historique, au contraire : elle est peut-être l'instrument
scientifique qui permet d'échapper autant que faire se peut au relativisme historique.
Si ce soupçon de relativisme est aussi puissant, c'est qu'il y a beaucoup de gens qui
ont intérêt à discréditer des sciences qui sont dangereuses pour l'ordre établi. Nous
sommes des Ambroise Paré qui disséquons des cadavres — et le relativisme histo-
rique, lorsqu'il conduit à un nihilisme anti-scientifique, comme aujourd'hui avec
nombre de philosophes post-modernes, est une arme de combat d'allure moderniste
dans la lutte que la pensée conservatrice n'a pas cessé d'opposer à la science sociale,
et tout spécialement à la sociologie. '
1999 - Nos 3-4 21
Daniel Roche : Avant de passer la parole à la salle, je voudrais dire trois choses.
Tout d'abord rappeler que nous sommes conscients de l'importance des objets qui
nous rassemblent, depuis l'enseignement et la culture en passant par la parole, voire
toute l'histoire des représentations, et chacun d'entre nous ici peut apporter son
capital d'expérience dans la rencontre. Ensuite, nous Sommes aussi conscients qu'un
certain nombre des concepts que nous avons puisés dans les oeuvres de Bourdieu
nous ont été extrêmement utiles, et finalement la question principale qu'ils permettent
d'aborder à chaque instant, c'est celle du transfert des concepts et de la continuité
des problèmes. Comment s'opèrent ces grands déplacements que tous les historiens,
quelle que soit leur période, rencontrent ? Enfin, il reste l'interrogation sur les
différences entre nos disciplines. Il est certain que le développement et la transfor-
mation de l'histoire depuis une trentaine d'années ne se sont pas faits selon les
mêmes filières que ceux de la sociologie. Nous avons étendu extraordinairement
notre problématique, mais plutôt par une espèce d'effet d'accumulation, de série de
questions qui s'étendaient et rebondissaient, alors que la sociologie intégrait progres-
sivement une dynamique théorique beaucoup plus complexe sur la compréhension
du système de relations sociales. Si l'on tient compte de notre différence de formation,
qui est fondamentale, et qui est peut-être aussi liée à notre absence de formation
théorique réelle dans le cadre de nos études historiques, se pose alors la question de
notre capacité à nous approprier les notions qui nous sont transmises. Il n'est pas
sûr que ce soit toujours cette intense réflexivité historique à laquelle nous sommes
conviés qui sôit à l'oeuvre dans la manière dont nous utilisons le «champ» ou
quelque autre formule. Je n'en prendrais qu'un exemple, qui sera ma question
personnelle à Pierre Bourdieu. C'est le problème de la domination symbolique : la
logique des processus structurels, qui peut être lisible en termes de domination, ne
doit-elle pas être aussi lisible non plus dans une relation verticale de contraintes,
mais par quantité d'autres mécanismes et d'autres relations qui sont plus horizontales,
et dont la présence est manifestée par les erreurs et les discontinuités de l'histoire,
l'« espace de la vie fragile » analysé par Ariette Farge ?
Philippe Minard : Je voudrais faire quatre observations. Je suis d'accord avec ce
que vous avez dit sur la faiblesse de l'enseignement de l'histoire de l'histoire dans la
formation des historiens, et la faiblesse de l'enseignement théorique en général dans
l'apprentissage du métier d'historien. C'est vrai que la conscience critique de l'héritage
historiographique nous vient sur le tard. Vous auriez même pu dire que cela se
combine souvent avec une certaine candeur ou une certaine naïveté, liées en partie
à la. parcellisation de nos travaux : bien souvent nous sommes portés à penser que
les phénomènes commencent au moment où nous avons choisi de les étudier.
Mais faut-il dire les historiens, /'histoire ? Il faut bien sûr faire la part de ce qui
est commun à toute la discipline, mais il y a des différences internes chez les
historiens, l'histoire n'est pas quelque chose d'unifié, et il y a des luttes dans le
monde des historiens, et non pas une seule façon de faire de l'histoire.
Comme historien, le principal apport de Bourdieu et de la sociologie est à mes
yeux la question de' lobjectivation, contre la naturalisation des catégories. On voit
aujourd'hui les heureux effets de la dénaturalisation des concepts sociaux ou statis-
tiques, et les historiens sont maintenant beaucoup moins naïfs dans l'utilisation des
catégories. Nous avons aussi appris à lutter contre notre propre enfermement
scolastique. Pendant longtemps, le regard des historiens, comme celui des intellec-
tuels, sur le peuple a été celui d'une sorte de disculpation d'un péché originel : celui
de n'être pas du peuple (pour certains en tous cas). U y a un jeu entre populisme et
élitismè qui relève de l'enfermement scolastique. Nous avons appris à lutter contre
nos propres préjugés sociaux, ainsi que contre la pure et simple inversion des
préjugés sociaux, qui aboutit à la même chose. L'enfermement scolastique se
manifeste par exemple encore quand les historiens examinent la paysannerie et que
22 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
illustrée par l'affrontement entre Alan Sokal et Bruno Latour, qui a contribué à
décrédibiliser l'historicisation.
Pierre Bourdieu : H est évident qu'on ne peut pas parler des historiens en général.
La discipline constitue un champ, avec des enjeux, des luttes, des oppositions, dont
il faut faire la sociologie ; il faut aussi analyser la position de ce sous-champ
disciplinaire.dans l'ensemble du champ des sciences sociales: ce serait un travail
très difficile, très important et d'une grande urgence scientifique. Rêvons un peu : si
j'avais du pouvoir sur l'attribution des crédits à l'échelle européenne en particulier,
ce serait un programme de recherche que je financerais en priorité absolue... H
faudrait considérer les sciences sociales dans leur ensemble, à l'échelle européenne,
évidemment en rapport avec les États-Unis. Cela poserait aussi le problème de la
position des champs intellectuels nationaux à l'intérieur de leurs champs du pouvoir
respectifs : la position du Doktor allemand n'est pas la même que celle du professeur
français, oU du scholar américain. Il y aurait là un travail d'histoire comparée,
structurale. Ce serait une priorité parce qu'une part considérable des présupposés
que nous engageons dans notre travail est liée à la position que nous occupons dans
ces différents champs emboîtés. Ce serait un formidable instrument de critique
scientifique, fourni par la science elle-même. Que signifie socialement l'emprunt d'un
concept ou d'un problème — je pense à toutes ces problématiques qui nous viennent
d'outre-atlantique ? Il y a, dans les champs scientifiques, des effets de domination
internationale analogues à ceux que Pascale Casanova a mis en lumière, pour le
champ littéraire, dans son livre, La République mondiale des lettres.
Ce sont des questions qu'il faut se poser quand on choisit un sujet : quand
j'étudie tel objet, est-ce que je suis «libre» de mon choix ? Une des voies de la
liberté, c'est la connaissance des déterminismes. La science, en nous donnant la
connaissance des lois scientifiques, nous donne les moyens de les transgresser, de
même qu'on sait faire des avions parce qu'on connaît la loi de la chute des corps.
Plus on connaît, les lois du champ, plus on a de chances d'échapper à ces lois. Je
pense qu'aujourd'hui les disciplines universitaires françaises sont en grand danger de
subir les effets de toutes sortes de forces extérieures, relayées par les forces du
champ journalistique. En toute bonne foi, des gens vaguement frottés d'économie
peuvent vous ressasser des choses qui ont été produites par les think-tanks américains
et leurs.multiples relais, comme l'a montré Keith Dixon dans les Évangêlistes du
marché, exemple de travail historico-sociologique qui donne de la liberté par rapport
aux déterminismes des champs.
Pour révenir à la question de la liberté — dans le travail scientifique et ailleurs —,
je ne me perçois pas du tout comme collaborant aux forces que je décris, et si je
donne l'apparence du contraire, c'est peut-être parce que je pousse plus loin la leçon
d'anatomie, en portant le scalpel sur des choses qui traditionnellement sont laissées
à l'écart. Les intellectuels, qui se sentent nécessairement libres, ne supportent pas
d'être pris pour objet : du coup, ils perçoivent comme atteinte déterministe à leur
liberté toute tentative pour déterminer les déterminations dont ils sont l'objet. Cela
dit, la sociologie du champ mondial des sciences sociales serait un instrument très
puissant de connaissance de soi, donc de liberté : avoir la simple idée de champ est
déjà important, savoir que l'on est situé quelque part dans ce champ, en tant que
discipline et spécialité, qu'il y a des hiérarchies entre ces disciplines qui ne sont pas
les: mêmes selon les nations, selon les moments, et qui affectent les pratiques, les
choix d'objets, de méthodes, de problèmes, est encore plus important. La sociologie
de la science est de ce point de vue une spécialité capitale, qui occupe une place
tout à fait à part dans l'univers des spécialités. Comme la sociologie de la sociologie,
qui n'est pas une spécialité de la sociologie parmi d'autres, mais un des instruments
privilégiés de la scientificité, la sociologie et l'histoire de la science ne sont pas des
disciplines parmi d'autres : elles sont l'instrument par excellence de la réflexivité, que
24 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
soit pas sur ce modèle évolutionniste, qui en dernier lieu reste imprégné de
téléologie?
Deuxième terrain, l'épistémologie : il y a dans votre travail une certaine concep-
tion de Tépistémologie, qui passe chez l'historien lorsqu'il utilise vos concepts. Ce
que vous avez dit tout à l'heure sur la systématicité qui fait la science en proposant
la possibilité de falsifier est important, et je regrette que vous n'ayez pas développé
plus longuement l'idée lancée tout à l'heure que la science, quoique prise dans
l'histoire, peut cependant mettre au jour des vérités qui ne sont pas relatives.
J'aimerais savoir comment vous vous expliquez sur cette question, car votre lecture
— peut-être cela pourra-t-il vous rassurer — ne donne pas du tout le sentiment que
vous êtes un relativiste, au contraire. Le statut de la vérité dans vos travaux semble
au contraire extrêmement «dur» : au fond, je ne sais pas quelle différence vous
faites entre la vérité dans les sciences sociales et la vérité dans les sciences dures.
Ensuite, est-ce que vous faites une différence entre la vérité produite par l'historien,
et celle du sociologue ? La question de la vérité est tout à fait centrale, et ce n'est
pas par hasard qu'elle est au coeur des débats actuels, aussi bien sur les camps de
concentration et le négationnisme que dans l'affaire Sokal.
A vous lire, la réponse me fait défaut pour le moment, et ce défaut a parfois un
coût dans le champ historique. En reprenant les Méditations Pascaliennes, on peut
constater que sur deux cents ouvrages en bibliographie, il n'y a que deux ouvrages
d'épistémblogie, Popper et Bachelard, ce qui fait donc très peu. Vous consacrez une
place finalement assez mince à l'explicitation épistémologique elle-même, ce qui
évacue en grande partie la question du passage d'un régime de vérité à un autre. On
voit bien, sous-jacehte, l'utilisation de Kuhn ou de Popper, mais vous vous en
expliquez rarement — où alors je n'ai pas lu les bons articles... Or en laissant de
côté cette question, c'est tout une interrogation sur la nature du changement, de la
singularité, du nouveau, qui est écartée, ce qui pose problème pour l'historien. Je ne
suis pas en train de faire i'apologie de la liberté, de l'ineffable, du créateur, bref du
retour du sujet et de l'individualisme méthodologique. Je veux simplement essayer
dé poser la question, pour l'historien, du passage d'une sociologie essentiellement
synchrpnique à une pratique qui est diachronique, puisque l'objet de l'historien est
là transformation dans le temps d'une société.
Tout à l'heure, vous avez parlé du problème des déterminismes et de la liberté.
1
En tant que contemporain, je comprends bien votre réponse sur la libération par la
connaissance des déterminismes : c'est le point de vue du sociologue aujourd'hui, et
la société dont il parle est aussi celle à laquelle il s'adresse. Mais pour l'historien qui
a affaire à des sociétés mortes, ignorantes des sciences sociales et donc de leurs
propres déterminismes, comment rendre compte des luttes des hommes, des fractions
de liberté surgies dans l'histoire, qui se sont « sédimentées » à travers le temps, selon
l'expression de Cornélius Castoriadis, et qui sont aussi l'objet du travail de l'historien ?
Pierre Bourdieu : Si je voulais répondre sérieusement, on serait là jusqu'à minuit...
Ce n'est pas du tout pour jeter la dérision sur la question, au contraire. Beaucoup
des choses que vous me reprochez de ne pas avoir traité, je les ai traitées dans des
articles que vous pouvez ne pas connaître, en particulier l'article auquel je pensais
quand je parlais d'échapper à l'alternative de l'historicisme et du rationalisme, qui
s'appelle « La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès
de la raisoïi » 3. J'ai essayé de montrer que cette alternative, qui a été orchestrée
pendant tout le XIXesiècle en particulier par les philosophes, peut être dépassée et
que l'on est fondé à parler d'un historicisme rationaliste. S'il y a des propositions
qui sont susceptibles d'être universellement reconnues, à un moment donné du
temps, c'est qu'il existe des univers sociaux qui sont organisés de telle manière que
les lois de ce qu'on appelle la raison y sont imposées par des contraintes sociales.
L'exemple par excellence est le champ scientifique : celui qui entre dans un champ
scientifique autonome doit payer un droit d'entrée, être détenteur d'un capital
scientifique, c'est-à-dire maîtriser personnellement le capital scientifique collective-
ment accumulé dans et par le champ. Paradoxalement, plus le champ dans lequel
vous êtes inséré est scientifiquement avancé, plus il faut être capitaliste pour être
révolutionnaire... C'est ce qui fait que la science avance : si vous voulez renverser
une théorie physique aujourd'hui, il faut avoir un énorme capital, qui n'est pas à la
portée du petit physicien amateur de sous-préfecture (alors qu'en sciences sociales,
on peut encore avoir l'illusion de faire des révolutions sans capital). Il faudrait
argumenter plus en détail pour rendre raison du paradoxe d'une micro-société
historique, le champ scientifique, qui produit des vérités arrachées à l'histoire, parce
qu'elle fonctionne selon des lois historiques qui sanctionnent en fait les manquements
à ce qui est considéré à ce moment du temps comme la raison. Contre un usage
sauvage de la sociologie de la science, qui conduit à un nihilisme scientifique, je
prétends qu'il est possible, sans sortir des limites de la raison historique, sans
invoquer une transcendance, sans faire surgir un deus ex machina, comme chez
Habermas, pour qui la Raison est inscrite dans les structures de langage, de montrer
que la raison, tout en ayant une histoire, n'est pas réductible à l'histoire, et cela
notamment parce qu'elle peut tirer de la connaissance de son histoire des instruments
pour contrôler les effets de sa propre historicité, parce qu'elle peut se soumettre elle-
même, en permanence, à l'épreuve de l'historicisation scientifique.
Quant à la question de la synchronie et de la diachronie, c'est un vieux topos
qu'on voit resurgir ici, même dans une réflexion assez sophistiquée et élaborée, sous
la forme « vous qui êtes du côté du synchronique, vous ne nous aidez pas beaucoup
à comprendre le changement »... La sociologie n'est pas plus cantonnée du côté du
synchronique que l'histoire du côté du diachronique. Je ne veux pas laisser dire ça,
surtout en présence d'historiens qui n'ont que trop tendance à le croire. Tout mon
travail, depuis au moins Homo academicus, vise à construire des modèles à la fois
du fonctionnement et du changement. Un champ contient à la fois le principe de ce
qui s'y passe, et le principe de ce qu'il va devenir. Une bonne analyse de champ doit
donner les moyens d'anticiper les transformations de la structure de ce champ et les
trajectoires sociales qui s'y déroulent, avec une possibilité de prévision statistique.
Elle doit permettre de prévoir des évolutions globales des structures et des trajectoires
individuelles, statistiques. Connaître la structure, c'est connaître le devenir probable
de la structure, et de la distribution des propriétés qui définissent la structure. Cela
a l'air encore plus déterministe puisque ça englobe le changement lui-même. Mais
ce n'est pas tout : dans un champ, il y a ce que j'appelle, en commun avec Foucault,
un « espace des possibles », À chaque moment, chacun de nous est face à cet espace
des possibles, que nous découvrons par le fait d'être dans un champ. Être historien
aujourd'hui, c'est, selon la métaphore sartrienne, faire lever, comme des perdrix, des
possibles bien déterminés, qui ne sont pas ceux qu'aurait vu surgir devant lui un
jeune historien des années 50. Il y a des sujets qui n'auraient pas intéressé Seignobos,
ni Braudel, ni Duby, et qui vont se lever sous vos yeux. Ils seront le produit de la
relation entre ce que vous êtes — votre habitus —, et un état du champ de la
recherche. Dans cet espace, tout n'est pas prédéterminé... Il n'y a pas un Dieu malin
qui distribue les sujets à l'avance ! Certes, si vous reprenez une collection des trois
1999 - N°s 3-4 27
grandes revues des années 50, Les Temps Modernes, La Pensée, Esprit, vous vous
apercevrez qu'à l'échelle d'un an, on trouve à peu près les mêmes sujets dans les
trois... Là, on a vraiment l'impression d'un Dieu méchant qui distribue les sujets de
dissertation, et c'est ce à quoi nous devons échapper. C'est l'essentiel de ce que je
voulais dire aujourd'hui : il faut faire de l'histoire pour ne pas faire la dissertation
du Dieu méchant...
28 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
Culture et société
des textes. Il souligne enfin combien ces bibliothèques étaient lieux de sodiaWIitÉ jwnr
les courtisans, de lectures communes et de joutes oratoires. Bans « Le jstwcoe,, 1k
bibliothèque et la dédicace », Roger Chartier rappeËe comment, â partir dm ssf aèdoe;,
la «Bibliothèque du Roy» devenant publique et servant la renommée du monarque
doit être distinguée des collections personnelles des souverains. H s'attache ensuite »
montrer comment le fait d'offrir et de dédier un ouvrage au prince consfïtae,, pmssr
l'auteur ou le libraire qui le présente, à la fois un acte de soumission et une recherche
de protection. Comme le montrent maints frontispices, l'acte d'offrande, â genoux
parfois accompagné d'une lecture à haute voix, participe de la publication de l'ouvrage.
Il contribue à faire du dédicataire l'inspirateur et l'auteur premier du Une offert
Cependant, la dédicace acceptée engage le récipiendaire, qui se doit d'assurer protection,
rétribution et grâces à son donateur. Les deux textes suivants, de Paul Nelles et Jacques
Revel concernent deux auteurs majeurs : Juste Lipse et Gabriel Naudé. Dans son De
bïbliothecis, Juste Lipse veut persuader son dédicataire, Charles de Cray dkic d'Aradbol
de constituer une bibliothèque. Pour le convaincre, il écrit une véritable histoire des
bibliothèques de l'Antiquité, et évoque longuement celle d'Alexandrie. Son propos m'est
cependant pas uniquement celui d'un historien, puisqu'il débouche sur des propcâtâms
de ce que doit être la bibliothèque publique moderne vouée à l'érudition. Juste Lipse a
inspiré Gabriel Naudé, évoqué par Jacques Revel. L'Advis pour dresser une bibliotheque,
de 1627, passe souvent pour le premier traité de bibliothéconomie moderne. Ce faisant,,
on oublie un peu vite qu'il a eu des devanciers et des concurrents, et qu'il me fait qne
reprendre des notions et des techniques qui avaient déjà cours en son temps. Jacipes
Revel insiste sur le rôle alors essentiel des grandes bibliothèques privées, et surtoutt des
cercles de sociabilité intellectuelle et des réseaux internationaux érudîlCs dont des
est parue la thèse de Robert BauDD[faDl 1,
étaient le centre. Depuis cette communication
consacrée à Naudé, à laquelle on peut cependant reprocher de ne pas ooninontor le
discours naudéen à la réalité des bibliothèques du temps, à commencer par oele die de
Thou.
La troisième partie de l'ouvrage insiste sur le rôle crucial des bibliothèques dans la
transmission, comme dans la perte des connaissances. Marc Baratin y montre oammenlt
la genèse et le développement de la grammaire sont liés au sort même des bibliotliièqpes
antiques. Luciano Canfora évoque le processus de la perte de certains testes giéoo-
romains, et souligne combien a été important pour la transmission le rôle des Mfei»-
thèques privées. Il montre également quelles répercussions l'habitude antique de canser-
ver les textes en codices (rouleaux) de cinq livres a pu avoir pour leur perte ou leur
sauvegarde. Évoquant pour sa part le Haut Moyen-Âge, de Cassiodore à Gerbert» Kenoe
Riche souligne la part importante jouée par le livre dans la Renaissance carolmgïeiname,
tant dans les bibliothèques monastiques que dans celles des princes. Ce faisant» il insiste
sur le, rôle majeur des écoles et du lien maître-disciple pour la conservation et la
transmission des textes. Quant au xyiii 6 siècle de Jean-Marie Goulemot, il est parcouru!
de tensions contradictoires entre d'une part accumulation et recherche d'exhaustMlê,
dont l'Encyclopédie est l'archétype, et d'autre part réduction et épuration telles que L'Am
2440 ou Angola histoire indienne ont pu les évoquer en les poussant à l'extrême.
Un post-scriptum dû à Anne et Patrick Poirier, et intitulé « Mnêmosyne » clôt
l|ouvrage. Jouant sur la typographie, la mise en page et le corps des caractères, il se
présente comme des notes de fouilles d'un, archéologue du futur ayant travaillé à la
découverte des derniers vestiges de la « Grande bibliothèque »... manière de nous
ramener aux vicissitudes de la vie terrestre où tout a une fin.
; Ces,quelques lignes ne rendent que bien imparfaitement compte de la richesse et
de la variété de ce bouquet de contributions, qui balaient et la longue durée et les
divers champs du savoir. Il était salutaire de rappeler qu'une bibliothèque ne se réduit
': 1: Robert DAMOEN, Bibliothèque et état. Naissance d'une raison politique dans la Fmnce du X¥tt'
siècle,Paris, P.U.F., 1995, 316 p.
30 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
pas à une architecture, même controversée, mais qu'elle est aussi le lieu de multiples
enjeux qui traversent les temporalités, du plus lointain passé à l'avenir le plus incertain.
C'est bien ce que soulignait Christian Jacob dans la préface de cet ouvrage, qui d'une
certaine manière est une pierre de la nouvelle Bibliothèque nationale de France : « Lieu
de mémoire nationale, espace de conservation du patrimoine intellectuel, littéraire et
artistique, une bibliothèque est aussi le théâtre d'une alchimie complexe où, sous l'effet
de la lecture, de l'écriture et de leur interaction, se libèrent les forces, les mouvements
de la pensée. Elle est un lieu de dialogue avec le passé, de création et d'innovation, et
la conservation n'a de sens que comme ferment des savoirs et moteur des connaissances,
au service de la collectivité toute entière ».
Dominique VARRY
Les stratégies commerciales des journaux et des éditems expliquent MSE souvent
les caractéristiques et les diversités de cette littérature. Après l'ère des éditeurs militants
et des libraires savants vient à partir des années 1850, celles des éditeurs commerciaux
Aux petits ouvrages austères des premiers succèdent des livres accrocheurs mais bon
marché, largement illustrés grâce aux techniques nouvelles, le meilleur exemple est
donné par Hachette qui lance en 1864 sa « Bibliothèque des merveilles » cranfiée à un
rédacteur en chef qui répartit le travail entre des auteurs de plus em plus spécialisés
(écrivains mineurs savants peu connus) dont naîtront plus tarai le» vulganisations
professionnels puis les journalistes scientifiques.
À partir des années 1890 pourtant, le petit ouvrage de science dédime, arasaisIle
message scientifique migre de plus en plus largement dans la presse rit les périodiques.
Ce changement de support qui accélère la recherche d'un public de plus en plus large
se traduit par une transformation des messages. De plus en plus bref, pratique et axé
sur l'image, développant les récits de voyages, l'article scientifique présanlte de plus en
plus la science comme une aventure pleine de péripéties. En ne refusant pas l'anthro
pomorphisme et la facilité, il s'aligne sur le sensationnalisme des aulnes articles qui
l'entourent. Même la vulgarisation médicale n'hésite pas à employer une iconographie
qui préfère faire voir que faire comprendre et fait plus appel aux sentiments troubles
qu'à l'intelligence de ses lecteurs. La même littérature cache mal son ideologie polula_
tionniste, antigermanique, revancharde et pudibonde. En Italie, symétriquement La
Natura périt sans doute d'un anticléricalisme et d'un positisme provocateur dans un
pays fortement lié au catholicisme.
La science populaire perd ainsi largement le caractère éducatif et moralisateur api
la caractérise jusqu'au milieu ou à la fin du XIXesiècle. En Grande-Bretagne et aux
États-Unis surtout, la vulgarisation scientifique prend un caractère missionaire et
calque ses méthodes sur celle des prédicateurs des sectes dissidentes. Revues et petits
livrets bon marché mettent en scène des conférences de savants itinérants. Il s'agit de
convertir le peuple à la science en même temps qu'à la piété. Dans un cadre moins
empreint de religiosité, le message scientifique est lié aux offensives moralisatrices et
« civilisatrices ». Par exemple, l'astronomie est présentée comme une science qui élève
l'âme et peut contribuer à fonder un idéalisme philosophique. Le magazine allemand
Die Natur tente d'établir un compromis entre ses ambitions morales et quasi religieuses
et un,enseignement pratique des sciences expérimentales. Son successeur Kosmos hésite
entre le respect « romantique » de la nature et la volonté « scientiste » de la dominer.
On aurait pourtant tort de faire de la science populaire un instrument d'asservis-
sement ou de prise en main des classes populaires par les classes dirigeantes, Cettte
littérature rencontre les aspirations de groupes militants pour l'émancipation dta peuple
par la science et par la culture, comme les ouvriers regroupés autour du journal L'atelier
dans la première moitié du XIXesiècle. Par la suite, on pressent que cette littérature me
touche pas seulement l'individu isolé et livré poings et pieds liés à la culture de masse
mais qu'elle est relayée par de nombreuses associations d'amis de la natare («m
particulier en Allemagne). Plus généralement; la pérennité de ce genre littéraire^, qaidl
que soit sa forme, est le signe qu'il correspond à un mouvement de fond qui n'est pas
totalement artificiel ni créé ex nihilo. Ce n'est pas le moindre mérite de ce lîmre qpe
d'attirer l'attention sur ce fait et d'en renouveler la vision.
Olivier FÂORM
dictionnaire de l'oeuvre de Viollet-le-Duc mais d'un essai sur ses « structures secrètes ».
Sa forme, si elle permet des usages différenciés, de la simple initiation à l'usage plus
spécialisé (mais le catalogue publié par la Réunion des Musées Nationaux en 1980
demeure indispensable, car bibliographie et annexes sont ici assez sommaires), amène
toutefois des redites d'un article à l'autre, notamment dans la référence obligée à la
biographie de Viollet-le-Duc, ou la mention des influences qu'il a subies; Enfin l'intro-
duction aurait dû procurer un fil directeur; au Heu de résumer les différentes notions
évoquées, en reprenant parfois littéralement leurs développements.
Quelques citations de Viollet-le-Duc judicieusement fournies par Baridon au hasard
des entrées permettent de réviser rapidement ce classique du « grand siècle » (c'est-à-
dire, comme on sait, le XIXe). L'une, très célèbre, caractérise le dessinateur que notre
temps se plaît surtout à saluer : « Lé dessin, enseigné comme il devrait l'être, est le
meilleur moyen de développer l'intelligence et de former le jugement, car on apprend
ainsi à voir, et voir c'est savoir » (Histoire d'un dessinateur). Reprenant les analyses de
F. Boudon, Baridon montre le lien étroit entre dessin et écriture dans la production
didactique de Viollet-le-Duc et la qualité de narration qui fit son succès de vulgarisateur ;
il rappelle aussi ses engagements de réformateur (contrarié) de l'enseignement. Le
Dictionnaire de l'architecture, à l'article « Profil » peint l'archéologue, historien de l'art et
inventeur de la « restauration » ; « en décomposant un édifice du XVesiècle, on peut y
retrouver le développement de ce que ceux du xne donnent en germe, et, en présentant
une suite d'exemples choisis entre ces deux époques extrêmes, on ne saurait, en aucun
point, marquer une interruption. De même, dans l'ordre de la création, l'anatomie
comparée présente, dans la succession des êtres organisés, une échelle dont les degrés
sont à peine sensibles, et qui nous conduit, sans soubresauts, du reptile jusqu'à
l'homme». Cette profession de foi, insiste justement Baridon, illustre l'organicisme,
notion-clef de l'imaginaire de Viollet-le-Duc qui inspire sa restauration sur le mode des
reconstitutions d'un Cuvier, ou encore l'évolutionnisme de son Histoire de l'habitation
humaine. H faut y ajouter un imaginaire cosmique qui croit à l'existence d'une forme
primordiale et universelle à la base de toutes les compositions naturelles, et dont
l'architecture doit évidemment s'inspirer : « Depuis la montagne jusqu'au cristal le plus
menu, depuis le lichen jusqu'au chêne de nos forêts, depuis le polype jusqu'à l'homme :
tout dans la création terrestre possède le style, c'est-à-dire l'harmonie parfaite entre le
résultat et les moyens employés pour l'obtenir ». À ce déterminisme du milieu, à cette
« mésologie poétique » que Baridon réconnaît à l'oeuvre chez son héros, répond un essai
de lecture du réseau discursif où circulent lès thèmes, les images, les analogies propres
à son génie.
Viollet-le-Duc appelle une telle démarche, qui a mobilisé un encyclopédisme dont
sa bibliothèque porte la trace : plus de 2 000 numéros, dont 600 consacrés aux arts,
entendons l'architecture et l'archéologie, car la peinture est peu présente sauf par la
perspective et dans ses rapports avec l'architecture. L'histoire représente près du quart
des ouvrages, essentiellement dans son rôle d'auxiliaire de l'archéologue, mais aussi,
après le traumatisme de 1870, pour sa réflexion sur la situation contemporaine. L'histoire
littéraire, la linguistique et la littérature (des générations antérieures plutôt) sont
présentes, et les sciences forment le quatrième grand centre d'intérêt, avec surtout les
sciences naturelles et la nouvelle « anthropologie », dans des ouvrages de (bonne)
vulgarisation.
Lancé sur la trace de ces immenses lectures, Baridon ne produit pas une généalogie
des concepts, ni ne démontre d'enchaînements déterminants : il pratique une attention
flottante, en quelque sorte, afin de « mettre en lumière certaines déviations irration-
nelles ». Le propos n'est pas sans évoquer celui d'un Philippe Murray dans un ouvrage
brillant, et conduit à relever par exemple l'usage du mythe aryen dans l'explication
ethnique de l'architecture. Certains articles esquissent ainsi un tableau de l'imaginaire
scientifique du dix-neuvième siècle à travers ses principaux représentants — sans que
1999 - Noe 3-4 »
l'on puisse toujours se rendre compte si certains ont réellement influencé Violet le Duc
ou s'ils sont cités au titre d'obsessions communes â l'époque : ainsi pour Zola.
François Loyer, qui dresse en préface une excellente fortune critique de Violet-le-
Duc au xxe siècle, souligne qu'il fut explorateur à la manière des personnages de Jules
Verne et que ce dictionnaire répond à une pensée protéiforme De fait, ce bilan critique
est d'une grande richesse qui, à partir d'une connaissance approfondie de Violet-le-duc
et de l'historiographie récente, dessine un personnage complexe et appelle â soin
approfondissement.
Dominique Poulot
Marie-Claire ROBIC, Anne-Marie BRIENDet Mechtild ROSSIER (dir.), Geographes face eau
monde. L'Union géographique internationale et les Congrès internationaux de géogra-
phie, Paris, L'Harmattan, 1996, 464 p.
Paul CLAVÀLet André-Louis SANGUIN(dir.), La Géographie française à l'époque classique
(1918-1968), Paris, L'Harmattan, 1996, 346 p., 190 F.
La Commission « Histoire de la pensée géographique » de ITUnâoii géographiques
internationale (U.G.I.) avait publié il y a un quart de siècle un tirés interresant welcome
intitulé La Géographie à travers un siècle de Congrès nationmix. H fat décidé lorsz An
congres de Sydney (1984) de l'actualiser. Voici le résultat, très différent dm volume de
1972 et notablement du projet de 1984, comme le soulignent Philippe dans
sa préface et Marie-Claire Robic dans son introduction : une liste de collaborateurs
moins internationale qu'il avait été prévu initialement, resserrée sur l'équipe de recherche
« Histoire et épistémologie de la géographie » du Centre de Géohistoire de Paris, unbutbut
centré sur l'instrument de travail, etc.
Lé premier Congrès international de géographie s'est tenu à Anvers en. 1871 un
demi-siècle plus tard, en 1922, l'Union géographique internationale d'abord réservée
aux nations alliées et associées dans la victoire de la Grande Guerre,, naquit Chue
représente le projet d'une telle organisation scientifique internationale : comment
a-t-elle pris le relais des congrès de géographie organisés au XIXesiècle par les Sociétés
de Géographie, comment fonctionne-t-elle, qui y est effectivement représenté,, qodte a
été la dynamique scientifique de l'Union, à travers congrès et commissions ? A-t-elle
impulser la recherche géographique, organiser durablement des coopérations
fiques, innever en matière théorique ou technique, comment a-t-elle affronté les grandes
tensions du xxe siècle? Telles sont les principales questions que se sont proies les
auteurs, et auxquelles il est en général répondu avec conscience, culture et souci «fa
lecteur. Certaines contributions sont en anglais, les titres sont en deux langues,, et tarai
recueil de résumés en anglais figure en fin d'ouvrage, les tableaux et planisphères sont
nombreux et bien faits. Le plan général de l'ouvrage a permis un efficace regroupement
des contributions ; toutefois, on peut regretter, non pas tant la classique hêtêrogéneité
de ce genre d'ouvrage collectif, mais la maigreur des informations apportées par certains
auteurs : il aurait été'possible de repasser sans dommages sous la barre des 400 pages,,.
De même, le lecteur distingue aisément deux catégories de bibliographies — Philippe
Pinchemél dit dans sa présentation « la partie bibliographique est très développée!» — ::
celle qui est le fait des organes de l'U.G.I. est à juste titre très développée, la bibliographie
des livres sur la géographie est certes fatalement fort sélective, mais on a eu douze ans
pour l'établir et elle est parfois schématique de curieuse façon : ainsi, aider le lecteur à
se documenter sur les Sociétés de Géographie est judicieux et indispensable, le Mire en
ne citant qu'une thèse de ET cycle sur la société de Paris sans donner articles et thèse
d'État sur l'ensemble des sociétés mondiales n'est pas correct (en français dans le texte),
L'épistémologie de la géographie a fait ces dernières années de gros pitres,
notamment grâce à Paul Claval qui, dans le second titre analysé, codirîge avec Amâfê»
40 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
Louis Sanguin un fort ouvrage, collectif lui aussi, ouvert par deux belles photos de Max
Sorre et Jean Gottmann, sur un âge classique qui est abondamment explicité et justifié.
Ce livre est le résultat d'un colloque de 1992 organisé par la Commission d'épistémologie
et d'histoire de la géographie du Comité national français de géographie et par le
laboratoire Espace et Culture de l'Université de Paris-Sorbonne. Quatre parties
ordonnent le propos : contexte et traits majeurs, personnalités et écoles, géographie
régionale, enfin la diversification de la géographie française.
Ce demi-siècle concerne une petite communauté scientifique, une école géogra-
phique qui apparaissait dans le monde entier comme un modèle et qui s'illustra
notamment par la publication de la Géographie universelle (1927-1948). Cette géographie
est dominée longtemps par la monographie régionale, genre considéré comme le sommet
des oeuvres géographiques, la géographie générale prenant progressivement le relais
jusqu'au tournant de 1968. Mais cette science géographique fort orthodoxe marginalisa
un Jacques Ancel, un André Siegfried, un Jean Gottmann, et encore un Éric Dardel...
Entièrement aux mains des Vidaliens de la première génération, la géographie
française de l'entre-deux-guerres doit beaucoup à l'École des Annales : on aurait pu ici
solliciter quelque contribution qui aurait permis d'aller plus loin. On aurait pu montrer
des rencontres : l'oeuvre de Vidal ne procède-t-elle pas, ainsi, tout entière d'une volonté
d'émanciper la géographie du culte de l'écrit pour en faire une science des choses vues
sur le terrain, fondée sur le regard substitué à la lecture en tant qu'instrument privilégié
d'acquisition des connaissances ? H faudra bien un jour que les géographes s'aperçoivent
que la « nouvelle histoire » appartient à l'histoire et est objet d'histoire. La géographie
française de l'entre-deux-guerres est présentée par Michel Chevalier dans ses traits
institutionnels. L'essentiel, ce sont le système des certificats de licence, entré définitive-
ment en vigueur en 1920, la création de la licence, de l'agrégation et des assistants de
géographie pendant l'Occupation, et enfin, dans les années suivant la Libération, le
gonflement rapide du nombre des postes d'enseignement et des effectifs étudiants. Une
correction au propos de l'auteur, toutefois : Max Sorre n'illustre pas vraimenent l'irrup-
tion de l'ordre primaire, mais plutôt celle de l'École normale supérieure de Saint-Cloud.
En effet, unique « cloutier » à avoir suivi l'enseignement du maître, professeur de
géographie à la faculté de Lille pendant neuf ans, puis doyen, recteur, et enfin seulement
directeur de l'Enseignement primaire, il fut également sept ans secrétaire de la Société
de Géographie de Lille (1923-1930), y faisant la plupart des comptes rendus, y introdui-
sant la géographie vidalienne, et il eut pour secrétaire adjoint Pierre Deffontaines.
Dans une deuxième intervention, Marie-Claire Robic traite excellement du problème
de la sortie de la tour d'ivoire. Les « tentations de l'action » qui écartent des « vertus de
la chaire » s'appellent mobilisation de la Grande Guerre, urbanisme et reconstruction,
engagement de géographes comme Jean Brunhes et Raoul Blanchard en faveur du
redressement économique du pays. La science désintéressée se heurte au désir de
rationaliser, notatnment l'espace, et le lecteur dispose de notations fines sur « géogra-
phier sous le régime de Vichy ». Il apprend ensuite beaucoup sur le Guide de l'étudiant
en géographie publié en 1942 par André Cholley et sur les premières remises en cause
épistémologiques de l'immédiat après-guerre. Cinq pages de dense bibliographie termi-
nent cette contribution.
Une solide mise au point synthétique, nourrie d'exemples nés dans le Sud-Ouest,
est fournie par Robert Marconis — devenu depuis le colloque président de l'Association
des professeurs d'histoire et de géographie — sur les relations entre la géographie et
l'histoire. Trois communications terminent la première partie : il faut retenir surtout
celle qui traite des rapports avec l'Allemagne et les géographes allemands.
La deuxième partie concerne personnalités et écoles, quatre géographes (Jean
Brunhes, Camille Vallaux, André Meynier et surtout Raoul Blanchard, qui a droit à trois
interventions) et une école, celle de Lyon, illustrée par Maurice Zimmermann et André
Allix.
1999 - Nos 3-4 41
dont les publications antidreyfusardes (400 000 exemplaires de sa Réponse de tous les
Français à Zola) dépassèrent largement le tirage de la fameuse Lettre à la France. Les
républicains et les catholiques étudiés par Isabelle Olivero usent des mêmes armes pour
leur propagande : brochures, tracts, opuscules, almanachs voisinent avec la forme
nouvelle de la collection. Philippe Marchand met en évidence la grande croissance du
marché des livres classiques dans le département du Nord au XIXesiècle ainsi que la
concurrence que se livrent les libraires quand Michel Manson prouve le dynamisme de
la librairie d'éducation dans le premier tiers du siècle : 859 libraires^ produisent plus de
3 000 titres.
La section consacrée à la librairie dans l'espace international apporte de nouvelles
connaissances aux études antérieures de l'Histoire de l'édition française ; comme on ne
peut ici entrer dans le détail des contributions sur l'Espagne, la Belgique, la Suisse et
le Canada, on se bornera à signaler la lutte de Buloz, le directeur de la Revue des Deux
Mondes, contre la contrefaçon belge qu'étudie Thomas Loué ainsi que les exportations
de livres français au XIXesiècle, objet de la contribution d'Olivier Godechot et Jacques
Marseille qui montrent que la langue française perd alors sa prééminence : à partir des
années 1880-1890, les tonnes de livres expédiées vers les pays francophones l'emportent
sur celles à destination des pays non francophones.
Chantai Horrelou-Lafarge et Monique Segré mesurent la place du libraire dans le
champ économique et social : sur les 25 000 points de vente, qui comprennent les
grandes surfaces dont la part est croissante, on ne compte que 2 000 librairies tradition-
nelles, c'est-à-dire dont 40 % du chiffre d'affaires est constitué par la vente de livres, et
que 200 à 400 bonnes ou moyennes librairies (de 8 000 à 30 000 titres en stock). Pour
Michel Chaffanjon, qui dresse un panorama de la profession de 1900 à nos jours, «le
libraire est de son temps » et les réseaux de librairie participent pleinement « au service
de développement économique et culturel de la France au XXesiècle ».
La dernière partie du volume est consacrée aux libraires dans la littérature. Jacques-
Rémi Dahan s'intéresse aux rapports de Charles Nodier et de son éditeur Nicolas
Delangle, « dupe consentante » de son auteur. Alain Pages s'interroge sur la quasi-
inexistence de personnages de libraires ou d'éditeurs dans l'oeuvre de Zola alors que
l'auteur de Germinal connaissait bien le monde de la librairie depuis son entrée chez
Hachette en 1862. Enfin, Elyana Raïtcheva étudie trois figures de bibliomanes au
XIXesiècle chez Flaubert, Nodier et Asselineau et la concupiscence de la possession du
livre, ce qu'Asselineau nomme du joli mot de Ubricité. Cette dernière contribution qui
constitue une ultime ouverture sur le monde de la fiction rend, selon Jean-Yves Mollier
qui conclut ce bel ensemble « optimiste pour l'avenir de ce médium culturel car les
autoroutes de l'information ne remplaceront pas le contact personnel, physique, sensuel
du lecteur avec le livre ».
Michel LEYMAROE
Gilles ROUET, L'Invention de l'école, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 300 p.,
180 F.
La monographie de Gilles Rouet, tirée d'une thèse refondue et allégée de ses
annexes statistiques et cartographiques, pose quelques questions importantes pour
l'histoire de la scolarisation primaire, et pour celle de toute forme de scolarisation. Mais
c'est surtout par sa démarche, ses sources, sa méthode, que ce travail mérite attention.
Le cadre de l'étude est celui du nord de la Champagne (les départements de la
Marne et des Ardennes) élargi aux Ardennes belges. La période, 1820-1850, tourne
autour d'un des moments-charnières de l'histoire du primaire : le ministère Guizot
(ponctué par la loi de 1833, et par une grande et fameuse enquête sur l'enseignement
primaire, dont l'auteur a exploité les résultats locaux), qui, un demi-siècle avant Jules
Ferry, jette les bases d'un réseau scolaire cohérent et homogène, et marque l'amorce
1999 - Nos 3-4 47
oublie trop souvent qu'une pétition demandant l'abrogation de la loi recueillit onze
millions de signatures en 1960 et que, la même année, 400 000 personnes se jurèrent à
Vincennes de tout mettre en oeuvre pour revenir au statu quo). Il étudie séparément les
différents acteurs de cette histoire compliquée : du côté des laïques, le C.N.A.L. (Comité
national d'action laïque, dont le secrétaire général est Michel Bouchareissas), le syndi-
calisme enseignant, la Ligne de l'enseignement, les associations de parents d'élèves, la
franc-maçonnerie, les partis de gauche. Dans le camp d'en face, l'épiscopat (et le
chanoine Guiberteau, secrétaire général de l'enseignement catholique), les parents d'élève
du privé (l'U.N.A.P.E.L. dont le président est alors Pierre Daniel), les syndicats
d'« enseignants libres », l'Association parlementaire pour la liberté de l'enseignement. Il
rappelle la position modérée de la plupart des Français en 1981 (les passions anticléri-
cales se sont éteintes, la « querelle scolaire » est devenue marginale à l'intérieure de la
« question scolaire », l'opinion se soucie surtout de la détérioration objective de l'ensei-
gnement public). Il retrace ensuite, sous une forme classiquement narrative (p. 313-
487), l'histoire de la loi Savary jusqu'à son abandon final, dans les jours sombres de
juin-juillet 1984. Il évoque enfin la remise en ordre chevénementiste de 1984-1985.
Ce travail se signale fondamentalement par son sérieux, sa modération et sa clarté.
Sur un sujet encore brûlant, Jean-Michel Visse parvient à faire le point avec précision
(dans une polémique finalement très juridique, de minuscules ambiguïtés de vocabulaire
prennent des proportions considérables) et lucidité (on sent bien quelquefois que son
coeur penche à gauche mais il n'hésite pas à critiquer le sectarisme final d'un Pierre
Maurois). Il éclaire certains aspects obscurs de la querelle, et en particulier l'opposition
à l'intérieur du camp clérical entre modérés (responsables d'associations et évêques) et
ultras (la plupart des ténors politiques de droite, dont Jacques Chirac qui semble avoir
perdu dans cette affaire plusieurs occasions de se taire). Il souligne aussi des aspects
peu connus ou paradoxaux de la sociologie protestataire (ainsi apprend-on que la
plupart des manifestants yersaillais du 4 mars 1984 étaient des parents d'élèves du
public !).
Cela dit, l'entreprise a aussi ses limites : l'histoire écrite ici est trop souvent trop
exclusivement politique pour rendre compte de tous les enjeux de l'affaire (l'auteur,
journaliste de formation, est manifestement plus à l'aise dans la chronique et là revue
de presse que dans l'histoire culturelle). Par ailleurs, le découpage chronologique
d'ensemble pourrait être contesté : le point de départ de 1975 (réforme Haby) n'est pas
d'une évidence absolue pour ce qui est de la « querelle scolaire » stricto sensu. Il eût
mieux valu commencer en 1959, voire remonter à Vichy (qui est en la matière
l'inspiratrice de la plupart des réformes de la IVe et de la Ve République). Enfin, on
peut s'étôwier que, dans une trame narrative généralement claire, le 10 mai 1981 n'ait
pas été choisi comme charnière !
Cela dit, redisons-le, l'ouvrage est globalement fort commode : le texte est agréable-
ment hiérarchisé et il est accompagné de très utiles annexes (index, chronologie, dossier
photographique).
Pierre ALBERTINI
épicé. Il est. vrai qu'on ne peut réserver au traitement historique les seuls extrêmes,
marginaux, minorités dont il y a toujours plus à dire que les majorités, surtout lorsque
ces dernières paraissent ternes, juste milieux, trop sages sans doute comme ce fut le
cas de la Gazette de Lausanne et de son rédacteur en chef le prudent Edouard Secretan.
Peut-être faut-il reconnaître derrière le livre d'Alain Clavien comme une évocation
désenchantée de la vie politique et intellectuelle helvétique au début du siècle: «La
Suisse romande, constate l'auteur, reste cloisonnée par un esprit de clocher et des
rivalités cantonales [...] » (p. 227).
Au regard des nations voisines, qui attirent toujours l'attention des élites helvétiques
cependant si soucieuses d'indépendance nationale, tout est ici sous-dimensionné. Lau-
sanne, elle-même, « est une petite ville » (p. 255) qui n'offre qu'un nombre très limité
dé lecteurs. Si durant la période considérée, et surtout pendant les années 1890, la
Gazette de Lausanne connut un essor impressionnant, celui-ci ne fit passer le quotidien
que d'un tirage de 4 000 exemplaires environ vers 1874, lorsque Secretan prit les rennes
d'un périodique créé à la fin du XVIIIesiècle (1798-1804), à 10 000 exemplaires environ
à la veille de la Première guerre mondiale. Profitant de la censure qui pesait sur la
presse des pays belligérants, à l'instar du Journal de Genève, mais moins que ce dernier
qu'elle avait pourtant dominé pendant l'avant-guerre, la Gazette atteint les 20 000
exemplaires dans les années 1920.
À cette échelle donc, tout est plus petit. Les budgets d'abord, réduits, n'autorisent
qu'un nombre très limité de salariés à plein temps (5 ou 6). Les membres du Conseil
d'administration qui préside aux destinées du titre font en outre preuve d'une frilosité,
pour ne pas dire d'une ladrerie, qui handicapent indéniablement l'expansion du journal.
Les ambitions elles-mêmes sont petites, en dépit de l'activité déployée par Secretan,
plus audacieux, plus imaginatif, que la plupart des membres de son Conseil d'adminis-
tration. Ses propositions réussissent parfois à bousculer les petites craintes : il obtient
ainsi au bout de quelques années la fin de l'anonymat des articles (régime habituel à
l'ensemble de la presse helvétique), la création d'un supplément culturel le dimanche,
l'intégration de tel ou tel collaborateur. Mais le journal reste d'aspect étonnamment
austère: du texte en colonnes, jusqu'en 1914, sans la moindre illustration, sans la
moindre fantaisie typographique et sans faits divers ou presque, toujours susceptibles
de heurter un lectorat dont dépendent les revenus des actionnaires.
Le journal est ainsi modéré en tout et il faut convenir que l'histoire de la modération
est moins appétissante que celle de l'excès. Les scandales, quand il y en a, sont eux-
mêmes aussi petits, modérés, pourrait'On dire, souvent vite éteints, avec la volonté de
n'effaroucher personne, et surtout pas les lecteurs qui sont d'abord des abonnés, les
membres d'une famille. Clavien a beau signaler que la Gazette de Lausanne vécut une
profonde transformation avec l'arrivée d'Edouard Secretan qui en fit une feuille d'opinion
et pas seulement de bon ton, la polémique, surtout après 1892, reste bien sage.
Convenons que la vie politique suisse a connu un processus de civilisation des moeurs
plus achevé que dans la plupart des autres pays européens. Le clivage qui oppose les
radicaux au pouvoir aux libéraux-conservateurs parmi lesquels Secretan et la Gazettte
de Lausanne se rangent, a des traductions moins violentes que n'en ont les heurts de
partis en France ou en Allemagne, pour prendre des deux pays vers lesquels les Suisses
regardent le plus complaisamment.
L'un des grands apports de l'étude d'Alain Clavien est sans doute dans cette analyse
en creux de la vie politique normale en Suisse qui tranche si vivement avec ce qu'il
nous avait présenté dans son précédent ouvrage et qu'ont mis également en évidence
d'autres historiens suisses comme Hans-Ulrich Jost ou Diana Le Dinh. Avec Secretan,
la Gazette de Lausanne est en effet devenu l'organe du parti libéral-conservateur vaudois
et donc un acteur politique à part entière. Secretan n'est pas seulement un journaliste :
il est aussi un homme politique non seulement parce que ses articles de la Gazette
jouent un rôle important dans la vie politique vaudoise et même au-delà (le lectorat de
la Gazette de Lausanne s'étend de plus en plus sur l'ensemble du territoire helvétique)
mais également parce que ce fils de pasteur, né en 1848, est un élu du Conseil national
1999 - N°s 3-4 53
et que son grade de colonel, commandant une division de 1895 à 1907, lui confère une
autorité particulière.
La politique de la Gazette est donc libérale. Vraiment libérale, d'un libéralisme pris
dans toutes ses dimensions : hostilité aux emprises de l'État, bien sûr, au rachat des
chemins de fer, par exemple, qu'obtinrent pourtant les radicaux au pouvoir, ou à l'impôt
progressif sur le revenu auquel il fallut pourtant bien se soumettre pendant la Première
guerre mondiale. Ce journal de classes moyennes manifeste aussi les plus grandes
préventions contre les lois sociales et s'inquiète naturellement du développement, même
limité, du mouvement ouvrier et du parti socialiste. Seul le philosophe Charles Secretan
y défend pendant plusieurs années, jusqu'en 1893, les principes d'un vague solidarisme
chrétien qui sait mesurer la peine des ouvriers. Mais l'audace n'ira pas au-delà.
Il convient tout autant d'apprécier ce libéralisme conservateur, mais sans conces-
sion, à l'aune de prises de position moins convenues. En matière de politique interna-
tionale, chapitre sur lequel s'exprime dans une rubrique spéciale et très lue, une autre
haute figure du journalisme helvétique en la personne d'Albert Bonnard, des choix se
font parfois plus audacieux. Ainsi en va-t-il de la défense de Ferrer, fusillé en 1909, ou
de celle de Dreyfus en faveur de qui le journal et son « colonel » se prononcent
nettement (à partir de 1902, la Gazette de Lausanne accueillit même régulièrement des
articles du Colonel Picquart engagé dans une campagne en faveur de la réhabilitation
de Dreyfus). On ne s'étonnera donc pas de voir se manifester les plus grandes préventions
à l'encontre de tous les mouvements xénophobes qui se développent en Suisse au début
du siècle et, plus particulièrement, une grande méfiance suscitée par le nationalisme
des helvétistes. Cette culture politique n'est pas celle de la Gazette de Lausanne, qui
s'appuie sur un libéralisme optimiste allant à l'encontre des déplorations décadentistes
d'une extrême-droite intellectuelle helvétique trop marquée par ses lectures de L'Action
française. Ce libéralisme se manifeste aussi en matière culturelle : la Gazette reste
ouverte à l'expression du pluralisme même si ses critiques attirés, comme le célèbre
Philippe Godet, l'ami de Secretan, représente plutôt la vieille garde littéraire, le bon
ton, le respect des conventions, garants de l'ordre nécessaire à une petite ville comme
Lausanne.
Le dernier chapitre du livre d'Alain Clavien (auquel je reprocherai de n'avoir pas
eu plus... d'audace dans le plan qui est par trop chronologique et tend ainsi à noyer ses
lignes de force) est tout particulièrement intéressant. Il évoque la vie politique helvétique
pendant la Première guerre mondiale, sujet sur lequel les études sont encore extrême-
ment rares. Il y montre comment les tropismes allemands ou français ont créé de
nouvelles lignes de fractures qui ont véritablement mis en péril l'unité nationale. C'est
sans douter J^ première fois (culture de guerre oblige !) que la violence atteint de tels
seuils dans les polémiques journalistiques. Ne demanda-t-on point que l'on fusillât
Secretan, parti dans une campagne de dénonciation de la germanophilie de certains
officiers suisses ? La disparition de Secretan en 1917 contribua à éteindre cette flambée.
Même la guerre ne parvint pas à allumer durablement les passions. Il n'est pas
impossible que l'entre-deux-guerres fut marqué par d'autres comportements, quand la
crise du libéralisme soumit la sage Gazette de Lausanne aux séductions des régimes
autoritaires.
Christophe PROCHASSON
variées, étudiées sur place. C. Pomeyrols tient à dissiper l'illusion de la modernité qui
entoure certains intellectuels du Québec en montrant comment ils se rattachent à un
mouvement de droite ou d'extrême-droite très présent en France et dans d'autres pays
à l'époque. Une telle approche est nécessaire et vient plus facilement d'un chercheur
étranger que d'un Québécois, qui ignore souvent l'importance de tels liens internatio-
naux. Le travail est divisé en cinq grands chapitres : histoire des idées, histoire des
intellectuels, formation scolaire, formation idéologique, engagements.
Après une bonne présentation de rhistoriographie québécoise et de l'importance du
chanoine Groulx, C. Pomeyrols se concentre sur 23 intellectuels dont elle suit la carrière
depuis l'école jusqu'à leurs attitudes au moment de la guerre. Ce choix guidé par
l'existence d'archives et de documents, comme par l'impossibilité de toute exhaustivité
est bien conduit, puisqu'on retrouve des gens comme André Laurendeau, Jean Bruchési,
Roger Duhamel, Jean-Louis Gagnon ou Georgés-Émile Làpalme, qui ont tous joué un
rôle important. On peut regretter qu'une liste récapitulative ne soit pas fournie dans le
texte, pour éviter d'aller aux annexes où l'on trouve leurs notices biographiques.
À partir de ce groupe C. Pomeyrols décrit judicieusement une génération. Elle
montre le caractère très homogène et conservateur de leur formation : ils sont tous
passés par des collèges classiques •— semblables aux lycées français antérieurs aux
réformes dé 1902 — qui ont imposé un filtre idéologique catholique et ultramontain,
anti-révolutionnaire et suspect à l'égard de la démocratie. L'accès aux livres est contrôlé
étroitement et rares sont ceux qui parviennent à sortir de ce moule. Les nombreux
séjours en France, en Belgique, en Italie ou en Suisse ne modifient guère cette formation
puisqu'ils se déroulent uniquement dans des milieux et des institutions de même
tendance ; en revanche, ces étudiants perçoivent le décalage qu'il existe entre leur
Québec et la France dans beaucoup de domaines : présence d'une gauche, contestation
de ces valeurs. Mais ces collèges sont aussi des lieux de sociabilité avec les clubs et les
revues, qui suscitent amitiés et liens idéologiques étroits.
C. Pomeyrols présente également le milieu intellectuel dominé par le chanoine
Groulx, maître a penser et grand ordonnateur de cette jeunesse. La revue VAction
française n'est pas parente que par le nom de son homonyme de France et l'organisation
Jeune Canada, dont ces jeunes sont presque tous membres, constitue la jeune garde de
Groulx. La plupart de ces intellectuels baignent dans une admiration pour le fascisme
italien et même le nazisme dont la radicalité les séduit d'autant plus qu'ils
s'accompagnent d'un nationalisme exacerbé qui éveille bien des échos dans une géné-
ration marquée par Groulx. Aussi n'est-il pas surprenant que ces jeunes soient vigoureu-
sement antisémites (p. 268), mais on peut se demander si C. Pomeyrols, à force d'établir
des parentés avec l'Europe, né sous-estime pas la profondeur de ces convictions. Sans
doute, n'y a-t-il eu aucune violence antijuive au Québec, mais que de brutalité dans les
mots et dans certaines attitudes. Bien sûr, ceux de ces intellectuels qui iront en
Allemagne à la fin des années 1930 sont-ils totalement étrangers à la militarisation du
pays ou au culte du chef ; ils sont en cela des Américains du Nord, ce qui les protège
de dérives excessives, sans diminuer l'ardeur de leurs convictions. D'ailleurs, alors que
C. Pomeyrols insiste sur les séjours en Europe des uns et des autres, sur les liens
importants entre les « Actions françaises », elle est fort peu explicite sur l'influence
précise de la réalité américaine sur ces hommes (p. 345) : vont-ils en vacances aux
États-Unis, vont-ils voir des films américains — qui occupent la quasi-totalité des salles
— écoutent-ils la radio ? Cela aurait pu donner un autre
éclairage. Les séjours en France
sont particulièrement bien étudiés et celui de André Laurendeau montre à quel point il
conserve une action militante pour faire aboutir son projet de Laurentie, comment il
admire certaines méthodes de gauche, sans jamais varier sur le plan idéologique. Dans
ce dernier chapitre, sur l'Engagement, C. Pomeyrols fait également fort bien le point
sur l'essor du nationalisme dans ce groupe, qui conduit, en raison du substrat idéolo-
gique, à une admiration pour le corporatisme mussolinien et surtout salazariste. On
comprend que ces intellectuels aient été tous pétainistes, refusant une guerre qu'ils
voyaient comme britannique, bien que quelques divisions soient apparues à ce moment.
1999 - N°s 3-4 55
Dans sa conclusion, l'auteur critique à juste titre une tendance québécoise à vouloir
s'isoler des influences extérieures et elle insiste au contraire sur l'étroite parenté qui
unit ces intellectuels aux courants de pensée qui traversent l'Europe ; elle interprète
toutefois mal la phrase de André Bélanger (p. 447) qui souligne cet isolement, sans le
reprendre à son propre compte.
Ce livre est tout à fait intéressant, agréable à lire en dépit d'une présentation
médiocre, et il apporte beaucoup à l'étude des intellectuels au Québec et ailleurs.
Catherine Pomeyrols tire le meilleur parti de sa méthode importée, même si on peut
lui reprocher de ne pas assez en sortir; il aurait peut-être fallu montrer mieux
l'importance sociale de ces mouvements, leur influence sur un peuple qu'ils méprisent
et leur impuissance relative à communiquer avec des Québécois souvent américanisés
par le milieu dans lequel ils vivent. On doit aussi regretter que le livre n'ait pas été
publié au Québec, où il aurait contribué au débat et à l'avancement des recherches.
Jacques PORTES
Emmanuelle LOYER,Le Théâtre citoyen de Jean Vilar, une utopie d'après-guerre, Paris,
P.U.F1, 1997, 252 p., 148 F.
Lorsqu'à l'été 1951, un décret nomme Jean Vilar directeur du T.N.P., il désigne au
grand public un metteur en scène de 39 ans, jusque-là «l'homme des petits théâtres
confidentiels et des auteurs d'avant-garde et méconnus ». Emmanuelle Loyer montre
comment l'homme est devenu un véritable mythe, pour les amateurs de théâtre comme
pour ceux, de manière plus large, pour qui le T.N.P. a aussi été un projet de société.
Mai 1968 avait marqué le début d'une période d'oubli de cette aventure ou du moins
d'effacement dans les mémoires. Les années 90, commémoration du cinquantenaire
d'Avignon oblige, ont renouvelé le mythe vilarien — quasiment jusqu'à la canonisation.
Si l'auteur espère que l'explication historique des premières années du T.N.P. permettra
peut-être à un secteur théâtral aujourd'hui déclinant, en crise, selon elle, de tirer une
leçon pour l'avenir, cette étude ne se place pas dans l'optique théâtrale mais se réclame
de l'histoire culturelle.
Belle formule que celle sous laquelle elle place ce livre, tiré de sa thèse. « Il faut
croire que l'histoire d'une époque s'écrit autant avec ses utopies qu'avec ses réalisations. »
Cette utopie est retracée dans ses trois dimensions fondamentales : les rapports entre le
T.N.P., seiyice public, et l'État ; entre le T.N.P., entreprise d'éducation populaire, et le
public ; entre le T.N.P., théâtre civique, et la cité.
L'apport de l'auteur est de replacer le T.N.P. dans son contexte historique, bénéfi-
ciant de toutes les recherches récentes en histoire culturelle sur les années 1950,
contexte qui seul autorise à en dégager l'originalité. L'État, mécène sous la royauté,
grand ordonnateur de fêtes civiques sous la Révolution Française, ne s'est guère
préoccupé d'intervenir dans le théâtre avant le Front Populaire. La création du T.N.P.
en 1920 pour Firmin Gémier a été rendue possible par l'unanimisme de l'après-Grande
Guerre mais n'a pas, tenu ses promesses en matière de théâtre populaire. Le Front
Populaire, Vichy même, qui se fait le chantre du Cartel et la Libération, sont des
périodes de rapports fastes entre l'État et le théâtre. Au début des années 1950, le
théâtre est un vecteur de la culture populaire qui annonce l'installation d'une démocratie
culturelle et sociale, promise dans la constitution de 1946. La création de Centres
dramatiques nationaux dynamiques suscite la volonté de relancer l'activité du T.N.P.
Cependant, lorsque Jeanne Laurent pressent Jean Vilar pour la direction du T.N.P.,
en 1951, elle ne lui facilite pas la tâche à venir. Elle lui propose certes un outil
passionnant, alors que la conjoncture n'est pas facile pour les artistes, mais qui fait
quand même hésiter celui qui connaît de francs succès au Festival d'Avignon. Il aurait
d'ailleurs été intéressant d'évoquer les premières mises en scène de Jean Vilar, déjà
révélatrices de sa personnalité. En 1943, l'écrivain Jean Schlumberger, dont Vilar mettait
56 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
en scène une pièce, notait déjà dans ses carnets personnels qu'il avait eu l'impression
« d'un type sincèrement dévoué à son art ».
Le contrat qui lie Jean Vilar au T.N.P. est peu différent de celui des précédents
directeurs qui ont fait au T.N.P. des matinées scolaires et des opérettes. De plus, Jeanne
Laurent, qui lui promettait des améliorations, n'est plus en fonction dès 1952.
Emmanuelle Loyer met bien en évidence le rôle joué par la personnalité de Jean
Vilar, dans le quotidien, pour surmonter les difficultés financières et faire de l'entreprise
commerciale du T.N.P. un service public à son idée, plus qu'à celle d'un État tatillon ;
le forçant à assurer son devoir culturel et à exercer pleinement sa mission de transmis-
sion d'un civisme laïc et républicain. Elle dresse alors l'étonnant portrait d'un directeur,
patron autoritaire, paternaliste, préoccupé de toutes les petites économies possibles. Si
le fils de petits boutiquiers a parfaitement réussi à stabiliser une entreprise envers
laquelle l'État, même avec un ministre de la culture favorable comme André Malraux,
sera toujours très chiche, on doit savoir, pour comprendre son obstination, que son
idéal est l'héritage d'un demi-siècle de réflexion.
D'abord dans le domaine de l'éducation populaire, qui voulait transmettre au peuple
la culture universelle des Lumières, sans que ce peuple soit forcément ouvrier, ce que
Sartre reproche à Vilar en 1955. Les intellectuels dreyfusards estimaient possible une
pédagogie du civisme où le théâtre tenait une place de première importance. Le T.N.P.
bénéficie du soutien sans faille et de la logistique de ses réseaux. Dans la société des
années 1950, encore marquée par la pénurie du temps de guerre, les classes moyennes
se révoltent contre la difficulté d'accès aux biens culturels. Jean Vilar répond à cette
demande nouvelle en privilégiant en toutes circonstances un public de travailleurs
salariés, qui doit pouvoir rentrer tôt chez lui et manger à peu de frais sur place. Le
T.N.P. met au point une nouvelle démarche commerciale s'appuyant sur les associations,
les comités d'entreprise récemment créés, prospectant des formules d'abonnement et de
fidélisation grâce à des événements spéciaux comme les Nuits et les Week-Ends, le tout
à des prix défiant toute concurrence. On peut souligner que Jean Vilar met en application
des principes déjà largement définis dans les milieux de l'éducation populaire. (Travail
et Culture par exemple).
L'esthétique est renouvelée dans le même esprit : la salle à l'italienne, qui reflète les
divisions de classe, est honnie. Si Chaillot ne correspond guère à l'idéal, le jeu hors du
cadre de scène permet d'y remédier. Le décor simplifié, les lumières et la symbolique
des couleurs des costumes constituent un style nouveau, alors en pleine opposition avec
les ors du boulevard. Vilar se situe dans l'héritage de Jacques Copeau, le créateur du
Vieux-Colombier, et de ses recherches formalistes sur le tréteau nu, sur le dépoussiérage
des classiques, mais il en rejette l'isolement par rapport au grand public, et le
mysticisme. Il se réfère aussi à Firmir Gémier et à sa vocation populaire, en connaissant
heureusement plus de succès, et surtout à Charles Dullin, dont il a été l'élève.
Le T.N.P. n'est pas seulement une aventure théâtrale et l'aspect le plus original de
l'ouvrage est l'évocation détaillée de l'atmosphère politique. Le T.N.P. subit les consé-
quences de l'évolution des relations internationales. Au coeur de la guerre froide, entre
1952 et 1954, Jean Vilar se débat dans les difficultés financières, affronte l'hostilité du
comité à Avignon et l'indifférence de l'État, est en même temps accusé de crypto-
communisme. De nombreuses convergences apparaissent entre les thèmes traités comme
celui de la paix, l'attention portée au public populaire et les pratiques communistes en
matière de théâtre. Toutefois Vilar défendra jalousement la neutralité politique du T.N.P.
et c'est plutôt pendant les années de la guerre d'Algérie, durant lesquelles il doit faire
face aux critiques non plus de ses ennemis, mais de ses anciens amis de gauche, les
fervents nouveaux convertis à Brecht et à la revue Théâtre populaire, que son répertoire
se politise nettement.
Lorsque Vilar décide de ne plus renouveler son contrat, en 1963, on se perd en
conjectures sur les raisons. Faible soutien de Malraux à un personnage gênant dans sa
critique de l'État ? Difficultés financières dues à la crise de croissance sans que la
subvention n'augmente ? Banalisation d'un système bien rodé ?
1999 - Nos 3-4 57
Religions
Roberto RUSCONI(dir.), Storia e figure dell'Apocalisse fra '500 e '600, Atti del 4° Congresso
internazionale di studi giochimiti, San Giovanni in Fiore, 14-17 settembre 1994,
Rome, Ed. Viella, 1996.
Le dernier livre de la Bible chrétienne a suscité de nombreuses controverses dès
l'Antiquité. Il reflète l'état d'esprit des premières communautés chrétiennes qui atten-
daient la fin du monde, la Parousie et le Jugement Dernier. C'est saint Augustin qui,
dans sa Cité de Dieu, rompit avec le millénarisme. S'il admet que la fin du monde
prédite par saint Jean doit bien arriver, il la renvoie à un avenir très lointain et, pour
lui, l'Apocalypse ne doit pas servir à relire l'histoire du monde. Elle n'est que la
manifestation de la lutte du bien et du mal à l'intérieur de l'Église et dans le coeur des
fidèles. Cette interprétation demeura majoritaire dans l'histoire de l'Église mais elle
n'empêcha pas la résurgence périodique des courants millénaristes et apocalyptiques,
en particulier pendant les périodes de crise. Au XIIesiècle, la renaissance des études
bibliques rendit possible une exégèse de l'Apocalypse. Joachim de Flore s'en chargea.
Pour l'abbé cistercien, l'Apocalypse est le livre suprême de la Bible, la clé de la
connaissance. Il établit une concordance entre l'Ancien et le Nouveau Testament et
définit trois âges du monde correspondant aux trois personnes de la Trinité. Le dernier
âge, celui de l'Esprit Saint, était à venir et il l'interpréta comme le royaume millénaire
annoncé par saint Jean, cette longue période de bonheur et de paix qui devait précéder
le retour du Christ, la résurrection des morts et le Jugement Dernier. Le courant
60 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
« spirituel » connut un réel succès lors de la crise religieuse de la fin du Moyen Âge.
On connaît moins l'influence des idées joachimites aux XVIeet XVIIesiècles. C'est sur
cette histoire que le colloque organisé en 1994 par le Centre international d'Études
joachimites a voulu faire le point.
Les actes regroupent une vingtaine de communications qui allient les tentatives de
synthèse et lés études de cas. Reprenant l'étude où M. Reeves l'avait laissée à la fin du
Moyen Âge (The influence of Prophecy in the Later Middle Ages. A Study in Joachimism,
Oxford, 1969, livre fondamental), Bernard McGinn présente les différentes exégèses de
Joachim de Flore au XVIesiècle, nombreuses surtout dans la polémique entre Réformés
et Catholiques, les premiers accusant la Papauté d'être l'Antéchrist de l'Apocalypse. Le
début du XVIesiècle constitue d'ailleurs un point culminant du millénarisme avec la
montée sur le trône impérial de Charles Quint en qui beaucoup virent le monarque du
royaume millénaire, la révolte luthérienne traversée, surtout dans ses courants les plus
radieux, par les tensions apocalyptiques, et la découverte et l'évangélisation des nouveaux
mondes vécue par ses promoteurs comme un préalable à la fin du monde. Dans les
milieux populaires, la diffusion de livrets imprimés colportant horoscopes et prophéties
déclencha la grande panique de 1524, quand une partie de l'Europe crut à un nouveau
Déluge universel. Si Calvin fut peu sensible, à la différence de Luther, au prophétisme,
il présenta volontiers son combat contre le catholicisme en termes apocalyptiques.
Millénarisme et apocalypse sont donc encore bien présents dans la culture du xvie siècle.
On peut cependant regretter l'absence de toute référence à leur regain pendant les
guerres de religion en France, mis en évidence par les travaux récents de Denis Crouzet.
Au XVIIesiècle, ces thèmes sont encore porteurs, en particulier dans les milieux scienti-
fiques où la vision millénariste se traduit par la volonté de créer un monde parfait
(comme chez Newton). Mais les Églises officielles s'en éloignent de plus en plus, pour
privilégier l'interprétation historique et le rationalisme (Grotius chez les protestants,
Bossuet chez les catholiques).
Au bout du compte, voilà un ouvrage précieux, riche en érudition et en bibliogra-
phie, éclairant certains aspects méconnus de la culture de l'époque moderne. Il faut
signaler l'excellente synthèse de Cesare Vasoli et quelques pages consacrées à un
hommage à Raoul Manselli, décédé en 1984, qui fut le spécialiste italien du mouvement
franciscain et du millénarisme qui l'imprégna fortement.
Jean-Michel SALLMANN
dogme. Ainsi les célébrations de messes des morts demandées dans les testaments, que
M. Vovelle à également étudiées, les bassins des Âmes du purgatoire de la France d'oc,
analysés par M. Fournie (qui perdurent à l'époque moderne en des sites dépourvus
d'iconographie), ou bien les prières et célébration du lundi, ce « jour des âmes » qui
fait actuellement l'objet de recherches de M.-A. Polo de Beaulieu.
De plus, le besoin de voir ou de faire voir par l'oeuvre d'art le sort de la plupart des
âmes dans l'au-delà qui fonde l'iconogrpahie du purgatoire s'avère fort inégalement
répandu à travers la catholicité. L'ouest de la France paraît ne l'avoir guère ressenti, si
l'on en juge par les travaux d'A. Croix et M. Mesnard. La Provence est en contrepoint
un des sites où l'imaginaire du purgatoire a eu du xvie au xrxe siècle de multiples
traductions. La Galice se caractérise par la multiplicité des retables, mais aussi des
oratoires de chemin et plusieurs régions d'Italie par des chapelles spécifiques. Il n'est
guère certain que de la géographie différentielle de ces vestiges l'on puisse aisément
inférer des variations d'intensité de la ferveur envers le soulagement des « pauvres
âmes » et le témoin inocographique pourrait être a priori l'indice d'un consensus
dévotipnnel aussi bien que l'adjuvant de pratiques qui réclament un support visuel pour
être mieux assurées. C'est là une des spécificités ambiguës de la source iconographique.
Ce livre dense et alerte, par lequel M. Vovelle renoue avec l'histoire de la mort et
l'étude du temps long, achève de réintroduire dans le champ historique une des
représentations majeures de l'au-delà, tout en contribuant à une définition du statut
historique de l'image religieuse.
Régis BERTRAND
ment ; leur étude est puisée à bonne source, mais peut-on les englober ensemble sous
cette catégorie d'hostilité ? D'autant qu'on a déjà rencontré un chapitre sur « les espaces
de dissension » ?
Mais revenons aux chapitres qui présentent les rapports entre l'Église (catholique)
et la culture. Voici d'abord les «espaces de représentation», c'est-à-dire les arts
plastiques et l'image, la littérature et le théâtre ; sur celui-ci, et en particulier sur le
statut du comédien, l'auteur fait une bonne mise au point. En revanche, il est sur un
terrain moins assuré quand il traite des « espaces d'éducation » ; Dire, par exemple, que
l'Église (encore une fois, de quoi parle-t-on ?) « a le monopole de l'éducation au
XVIIesiècle » est inexact, ou du moins appelle bien des nuances ; et l'auteur minimise à
l'excès la nouveauté de Saint-Cyr. En revanche, on apprécie la façon dont il rend compte
du problème que posait l'usage des langues anciennes et des auteurs païens pour former
les jeunes chrétiens.
Dans le chapitre sur les « Dissensions », il n'est question, comme je l'ai dit, que de
querelles internes à l'Église catholique. La querelle des réguliers, à peine évoquée, dont
oii ne dit pas qu'elle est un des points de départ du jansénisme. Le gallicanisme, lui
aussi quelque peu en porte-à-faux. Le débat sur la Tradition et l'autorité des Pères, et
les remous causés par la critique biblique de Richard Simon sont exposés de façon
intéressante, mais on s'étonne de n'y pas trouver mentionnés les travaux de Bruno
Neveu et de François Laplanche. Cependant, la foi chrétienne (et pas seulement
catholique) est maintenant affrontée à des mises en question plus fondamentales : le
cartésianisme, l'émergence de la science moderne et finalement l'athéisme ou le déisme.
En trois chapitres solides, mais malheureusement disjoints, Henry Phillips montre
comment la culture savante est en train de s'affranchir des références chrétiennes. Ici,
ce n'est pas véritablement « l'Église » qui intervient, car à part quelques religieux comme
Mersenne et Malebranche, et Pascal, elle est largement dépassée ou marginalisée. Du
reste, l'auteur semble en être conscient car certains développements, notamment dans
le chapitre 6 intitulé « les espaces de discussion », fonctionnent pour eux-mêmes, sans
plus s'occuper de la religion.
: En somme, voici un livre qui peut rendre de grands services, même au lecteur
français à qui il fera connaître nombre d'ouvrages anglo-saxons. Dans ses meilleurs
morceaux, il remplacera Paul Hazard (dont la Crise de la conscience européenne n'est
même pas citée, bien que l'approche soit souvent semblable). Mais on nous permettra
de juger bien inutile la coquetterie (ou l'indigence) qui a fait user en toute occasion du
mot space, pour désigner indifféremment un domaine, un groupe, un courant, une idée,
etc. Disons donc que son ouvrage est un « espace lisible ».
Marc VENARD
Gabriel AUDISIO,Les Français d'hier t. 2 : Des croyants (xV-xix 1 siècle), Paris, Armand
Colin, 1996, 460 p., 185 F.
À l'origine de cet ouvrage, explique Gabriel Audisio dans son propos liminaire,
réside un constat que chacun a pu effectuer : l'évanouissement quasi général de la
culture chrétienne. En cette fin de xxe siècle, les références chrétiennes deviennent peu
à peu inintelligibles aux jeunes adultes et à des pans entiers de la société qui par
ailleurs, y compris pour les croyants, prend ses distances avec les directives de l'Église-
institution. Les enquêtes d'opinion attestent ce double éloignement spirituel et moral
des contemporains vis-à-vis de l'Église catholique et des références religieuses hier sues
sans être apprises sont désormais inconnues du plus grand nombre.
Prenant acte de ces faits et de l'étrangeté que revêtent actuellement les croyances
chrétiennes dans le pays, l'auteur a décidé de ramasser en une synthèse la gerbe des
travaux consacrés à cette question par une historiographie prolifique. Thèses, monogra-
phies parfois inédites, pièces de première main trouvées dans les archives ou glanées
1999 - N°s 3-4 65
au fil de la lecture des livres dits de raison rédigés aux xvi-xvine siècles par des
régnicoles ou des étrangers, attentifs aux coutumes religieuses des Français, tout fait
miel pour G. Audisio qui a conçu son ouvrage dans le prolongement et en écho à un
précédent volume intitulé Les Français d'hier. Des paysans, xv-xix* siècles. C'est que pour
lui, la société d'alors est par essence rurale, villageoise, paysanne et religieuse. Et cette
société, sinon en tout cas cette culture est pour l'auteur, à l'agonie (Introduction :
«l'agonie d'une culture») et il entreprend l'espace d'un livre de la faire revivre. La
plume n'est pas trempée dans une encre nostalgique, même si elle paraît frémissante
de connivences* pas seulement livresques, pour ces Français d'hier dont certaines
pratiques religieuses sont si proches de celles en honneur dans le pays jusqu'aux années
1960.
Le texte se déploie sur deux registres : le temps long des xv-xvine siècles attentif
aux structures, aux lentes mutations comportementales, aux mentalités généralement
affectées d'une forte inertie devant toute sollicitation et le temps court, articulé sur
l'événement, ici la conjoncture des xvi-xDCe siècles. Dans ce cadre chronologique,
G. Audisio a privilégié les xvi-xvine siècles, en particulier, le temps de la Contre-Réforme
catholique, un pléonasme qu'il justifie (p. 372) et un choix qui le conduit à traiter de
façon individualisée les réformés, objet du chapitre XII. Juifs et musulmans, toujours
très minoritaires dans le royaume et jamais au centre d'une politique royale comme ce
fut le cas en Espagne ont été écartés de cette investigation du peuple chrétien conduite
dans la France des Valois et des Bourbons, entre Réforme et Révolution.
Le premier chapitre est un véritable sésame pour quiconque est en délicatesse avec
les aspects dogmatiques du christianisme et du catholicisme. D'une facture proche de
celle d'un lexique, mais articulé autour d'une réflexion, il permet de se familiariser avec
les sources du dogme, les voies essentielles du salut et les aspects principaux de
l'ecclésiologie catholique.
•Muni de ce viatique, le lecteur peut aborder les chapitres II et LTI qui présentent
les structures de l'Église de France, le cadre de ses rapports le souverain depuis le
concordat de Bologne, le système bénéficiai, d'une étonnante plasticité puisqu'il est
conciliable avec un recrutement de prélats dignes, la place des dîmes dans la rémuné-
ration et la richesse du clergé. Tous les aspects fondamentaux du premier ordre, le seul
à disposer durant tout l'Ancien Régime d'une organisation représentative autorisée —
l'Assemblée générale — sont analysés avant d'aborder les hommes qui peuplent l'insti-
tution. Ces « Messieurs du Clergé » (chapitre IV) sont saisis selon leur rang, depuis
l'épiscopat au recrutement quasi exclusivement aristocratique au xvuf siècle jusqu'à la
«piétaille "4es clercs » (chapitre V), sans omettre les chanoines, dévalorisés par les
décisions tridentines plus attentives à la pastorale aupèrs des fidèles et des « hérétiques »
qu'à l'étude et aux chants sacrés et ces communautés de prêtres filleuls innombrables
au XVIesiècle, surtout dans les zones montagneuses.
'Les chapitres VJ.-XI constituent le coeur de l'ouvrage. Ils traitent des relations des
fidèles avec les clercs entre la Réforme et le reflux du XVIIIesiècle. G.A. détaille d'abord
la paroisse, ses édifices et ses lieux pétris de significations religieuses et identitaires
telles que l'église, la chapelle, le presbytère, le cimetière, avant d'analyser le magistère
clérical. Au temps des hautes eaux de la Contre-Réforme, il est porté par la catéchèse,
la prédication, le contrôle du théâtre religieux qui viennent s'ajouter avec une vigueur
inaccoutumée à la sacramentalisation déjà ancienne des rites de passage. La fréquen-
tation des sacrements d'entretien tels que la pénitence et l'eucharistie, ajoutés aux
sacrements reçus une seule fois concourt au renforcement du rôle du prêtre. La
cléricalisation du catholicisme admise au XVIIesiècle et au début du XVIIIesiècle, est de
moins en moins acceptée à la fin du siècle, en liaison probable avec une extension de
la privatisation de l'existence qui s'accommodait mal de la confession. Il est d'autres
registres de la vie religieuse des fidèles que les clercs essayèrent de contrôler: la
sociabilité confraternelle, les processions ; de nouvelles attitudes religieuses telles que
lbraison ou la dévotion eucharistique qu'ils voulurent inculquer ; des actes immémoriaux
66 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
comme la vénération des statues et des reliques qu'ils voulurent éradiquer. La religion
familière fut l'objet d'un important travail de redifinition, d'épuration mené par des
prêtres rappelés, après le Concile de Trente, dans leur position d'interprètes du divin,
de médiateurs du sacré, d'intermédiaires entre Dieu et les hommes. Forts de leurs
certitudes et de leurs pouvoirs, certains qualifièrent de superstitions des rites ancestraux,
de tout temps respectés par des hommes et des femmes guidés par une pensée magique
et Usant l'univers hors de la rationalité faiblement diffuse avant le xrxe siècle.
Une tension extrêmement vive caractérisa la liaison entre clercs et fidèles sur ce
point au cours des xvn-xvrae siècles et l'on s'attendait à rencontrer ce découpage dans
l'ouvrage. En fait G.A. a rompu avec le déroulement traditionnel de l'histoire religieuse
des xvn-xvnf siècles, plaçant dans un chapitre particulier les faits marquants de l'histoire
de la Contre-Réforme et de la Réforme catholique. Le choix surprend au premier abord
puisque maintes inflexions de la piété des fidèles sont à mettre au crédit ou au débit de
l'entreprise acculturante conduite par les clercs passés dans les séminaires ou membres
des instituts religieux fondés au « Siècle des Saints ». Dans un second temps elle se
révèle acceptable et même d'une richesse méthodologique en brisant une présentation
peut-être trop finaliste. Le parti pris de G.A. ménage plusieurs entrées au livre : une
approche thématique du fait religieux catholique et une lecture chronologique des
orientations et des acteurs majeurs de la Contre-Réforme. Au total, la même réalité est
appréhendée sous deux angles différents, l'un privilégiant la paroisse, territoire d'appli-
cation des nouvelles options religieuses, l'autre brossant les cercles élitaires qui l'impul-
sèrent.
G.A. a donné un livre bilan, une Vulgate sur les croyants d'hier ou plutôt d'avant-
hier, serait-on tenté d'écrire, à condition que le terme soit entendu sans la moindre
connotation péjorative. Car le livre est pour l'essentiel consacré à la période antérieure
à 1789. Il n'y a guère qu'une trentaine de pages pour les années postérieures à 1789, en
englobant le développement relatif à l'intégration des réformés dans la France républi-
caine. Discret sur le XIXesiècle, l'ouvrage est une mine pour les xvi-xvnf siècles avec
un contenu beaucoup plus ample que ne le suggère le titre. Non seulement, le livre
traité des croyances et. des attitudes religieuses des fidèles, mais également des cadres
de l'Église et du clergé et aucun aspect de la religion vécue n'est omis. Le choix annoncé
au début du livre, d'un traitement du sujet de manière concrète, en étant attentif aux
pratiques, aux gestes, à la religion incarnée plus qu'à la spiritualité, est parfaitement
atteint.
Ajoutons que le style est toujours clair, les fautes rarissimes, à l'exception de
patronymes légèrement écorchés (p. 287 : Froechlé-Chopart au lieu de M.-H. Froeschlé-
Chopard ; p. 301 : E. Balmas au lieu de E. Belmàs) et qu'un index des matières clôt le
livre pourvu de cartes certes connues mais bien choisies, d'illustrations judicieuses et
d'annexés (calendrier religieux, agricole et liturgique).
Bref, en filant la métaphore que ce livre appelle, l'on peut dire que l'auteur a rempli
la mission qu'il s'était fixé et qu'il donne à tous, néophytes ou non, une somme sur
l'histoire des croyants du royaume de France, à une époque, les xvi-xvme siècles, où
l'éloquence de la chaire, évoquée par la gravure de la couverture, faisait se presser les
fidèles dans les églises.
Michel CASSAN
lieux où se déroulent les scènes de la Passion de sainte Reine qui sont toujours jouées
par les habitants d'Alise.
S'appuyant sur une très riche iconographie et une cartographie très explicite,
l'ouvrage dirigé par Philippe Boutry et Dominique Julia inscrit donc le culte de sainte
Reine dans la longue durée et insiste sur la diversité des approches à mener pour
étudier un pèlerinage. Cette vaste fresque de la vie religieuse illustre parfaitement les
propos d'Alphonse Dupront qui affirmait (art. « Pèlerinage », in Dictionnaire des Reli-
gions) que le fait pèlerin est « l'un des temps fort de l'expérience religieuse collective et
individuelle ».
Philippe MARTIN
Ordre et désordres
Benoît GARNOT(dir.), L'infrajudiciaire du Moyen Âge à l'époque contemporaine, Dijon,
Éditions Universitaires de Dijon, « Publications de l'Université de Bourgogne »,
1996, 477 p., 200 F.
Le livre présenté par B. Garnot est le troisième d'une série dont l'existence est liée
à la tenue d'un colloque organisé tous les deux ans à Dijon à l'initiative du Centre
d'études historiques sur la criminalité et les déviances, dépendant de l'Université de
Bourgogne. Depuis 1991 le C.E.H. publie des actes unifiés par un thème généralement
très large, conçu en fonction des travaux et des orientations les plus récentes concernant
l'histoire de la criminalité.
Les 31 communications proposées les 4 et 5 octobre 1995 traitent de l'infrajudiciaire,
s'attaquant ainsi à un des plus irritants problèmes que connaissent les familiers des
archives judiciaires contemporaines ou plus anciennes. L'ensemble des textes est or-
donné en quatre sections. La première (L'ampleur de l'infrajudiciaire) aborde frontale-
ment les interrogations majeures : celles de la définition et de la mesure. L'infrajudiciaire
est-il une catégorie en tous points comparable à l'infradroit des juristes, c'est-à-dire à
des pratiques ayant des effets juridiques sans pour autant se référer aux textes d'une loi
ou d'un règlement? Faut-il circonscrire l'infrajudiciaire au domaine public et à des
pratiques gestuelles et orales ? Le domaine de l'infrajudiciaire n'est-il pas, par excellence,
celui des biens symboliques, de l'honneur ? N'y a-t-il pas selon les époques et les régions
de fortes variations des limites de l'infrajudiciaire et, si c'est le cas, comment alors en
prendre la mesure, la question délicate des sources étant supposée résolue ?
- Plus exploratoires, les sections 2 et 3 s'efforcent d'inventorier à partir d'analyses de
cas concrets. Les occasions de l'infrajudiciaire (4 textes) et les Institutions non judiciaires
de l'infrajudiciaire (12 textes). Rétrécissant le champ de l'examen, la dernière section
rassemble 9 études relatives aux modalités privées de l'infrajudiciaire. Autant d'exemples
(dont la majorité porte sur la période moderne) qui permettent d'illustrer quelques-uns
des traits les plus constants de l'infrajudiciaire : l'accord des parties sur des bases aussi
positives que peuvent l'être des bases financières ; la volonté des parties de préserver
l'honneur des personnes et la cohésion des familles ou des groupes professionnels ; la
volonté de privilégier l'intérêt de là communauté plutôt que celui de la société.
Dans sa conclusion générale, B. Garnot dégage les points sur lesquels les interve-
nants semblent s'accorder. 1) L'infrajudiciaire ne va pas sans l'existence du judiciaire
parce qu'il occupe la place laissée libre par celui-ci. Toutefois l'infrajudiciaire ne
concerne pas tous les écarts aux normes qui ne sont pas réglés par les tribunaux. 2) Les
acteurs de l'infrajudiciaire, les personnages chargés d'établir ou de garantir les arbi-
trages, peuvent appartenir à des groupes sociaux variés mais ont tous en commun
d'exercer une sorte de magistrature d'influence grâce à des compétences particulières
venant, de leurs études, de leurs pratiques professionnelles, de leur prestige, de leur âge.
< Finalement, avec le recul que permet la publication ordonnée des communications,
débats et conclusion, le lecteur est amené à une réflexion d'ensemble dont les deux axes
70 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
pourraient être les suivants. Si l'existence de l'infrajudiciaire est une constante du Moyen
Age à nos jours, seules font historiquement problèmes ses fluctuations dans le temps et
dans ses points d'application. Ainsi que l'ont fait remarquer plusieurs intervenants,
notamment lors des débats, la première variable est la force du judiciaire. Lorsque celle-
ci devient plus efficace (par exemple en France après 1670) rinfrajudiciaire se diversifie
et se multiplie en vue de solutions modulées moins redoutables que celles que l'on
obtiendrait avec le judiciaire. Si l'infrajudiciaire s'inscrit dans un écart, ce pourrait être
celui qui, à une époque donnée et dans une société donnée, sépare le judiciaire de l'idée
subjective et coutumière du juste et de l'injuste.
Ce n'est donc pas un des moindres mérites de cette publication que de fournir des
éléments pour la clarification d'une question propre non seulement aux historiens de la
criminalité et du droit mais aussi à tous les spécialistes d'histoire sociale.
Nicole DYONET
Benoît GARNOT(dir.), Juges, notaires et policiers délinquants, xiV-xx* siècle, Dijon, Éditions
Universitaires de Dijon, « Publications de l'Université de Bourgogne », 1997, 205 p.,
100 F.
Depuis près de dix ans, Benoît Garnot ouvre régulièrement des chantiers nouveaux
et rassemble des équipes pour des ouvrages centrés sur des thèmes précis et inattendus.
Livres et colloques de Dijon, se consacrent pourtant au même sujet : l'histoire judiciaire
sous tous ses aspects et à toutes les époques. C'est encore l'objet de ce dernier volume
qui réunit une douzaine d'auteurs majoritairement historiens mais aussi sociologues ou
historiens du droit.
Juges, notaires et policiers ont en commun le devoir de garantir aux gens honnêtes
le respect de la bonne justice, la régularité de relations pacifiques stables et légales
entre les personnes, la protection des faibles, enfin. Du moins est-ce ce qu'on pourrait
poser aujourd'hui comme principe.
En introduisant la temporalité, en abordant le thème par les défaillances au regard
de ces missions théoriques, les auteurs permettent un constat à partir duquel le lecteur
peut dégager quelques conclusions.
Le constat, c'est l'exceptionnelle pauvreté des sources pour traiter d'un tel sujet. Les
habituelles explications des lacunes archivistiques (destructions par le feu, l'eau, négli-
gence des conservateurs, etc.) entrent 1
moins en ligne de compte que la volonté ancienne
et tenace du secret; Le cas le plus manifeste est évidemment celui-de la police dont les
entorses à la légalité ne sont guère mieux connues sous le régime d'une démocratie
libérale contemporaine qu'aux siècles précédents. Si la création récente (années 1980)
de l'Institut des Hautes Études de la Sécurité Intérieure témoigne d'une volonté
d'ouverture, il faut reconnaître avec J.-M. Bessette que la nomenclature de l'I.N.S.E.E.
qui, dans sa présentation des statistiques de la criminalité légale, réunit sous une même
rubrique (au moins pour la période étudiée, 1963-1978) armée et police, ne favorise pas
une connaissance claire de la profession.
Ce silence volontairement entretenu peut toutefois être rompu de temps en temps
par le bruit du scandale et c'est l'occasion pour l'historien de saisir les différences selon
les époques, de situer les affaires dans leur contexte général et plus particulièrement
dans le contexte politique dont, par nature, elles dépendent étroitement.
Par le rappel fréquent et répété (du xrxe au xxe siècle) du scandale de l'affaire
Giroux (président à mortier du parlement de Bourgogne mais aussi meurtrier en 1638),
les magistrats veulent montrer la justice dans sa fonction intemporelle dans sa capacité
de toujours juger les criminels quels qu'ils soient. La succession de 3 études met en
évidence les composantes variables de l'image du bon magistrat selon les périodes.
D'Aguesseau le jansénisant en fixe le modèle austère, sobre et grave dans ses mercuriales
du xvnf siècle (B. Garnot) ; la Révolution Française prétend répondre à la demande
1999 - Nos 3-4 71
d'un juge, homme de bien, de justice et d'ordre (F. Fortuné) ; le xnf siècle est l'époque
des « magistrats en majesté » (J.-C. Farcy).
Les affaires rassemblées dans la seconde partie de l'ouvrage, consacrée aux mauvais
juges, montrent à quel point le contrôle de l'activité des officiers de justice a dépendu,
des derniers siècles du Moyen Âge à la fin de la période moderne au moins, du politique.
Devant; les excès de pouvoirs des officiers locaux du Lyonnais des xtv* et XVesiècles, les
administrés n'ont une chance d'être entendus par le tribunal suprême du roi que si
l'autorité du souverain a pu tirer profit de la concurrence établie par la coexistence des
juridictions privées et royales. Dans le cas contraire, les juges fautifs sont traités avec
indulgence (N. Gonthier). Même jeu de la rivalité des pouvoirs à Besançon au début du
xvne (P. Desalle), dans le diocèse d'Autun (E. Wenzel) en 1654. Jusqu'à la veille de la
Révolution, lès juges subalternes sont plus facilement dénoncés que les autres (H. Fiant)
et il est d'autant plus facile d'obtenir d'eux l'abandon de leur office que leur tâche est
de peu d'importance.
À la période contemporaine, lorsque le pouvoir doit compter avec une opinion
publique moins contrôlée, servie et façonnée à la fois par une presse plus libre, le
traitement sévère réservé au policier meurtrier (par exemple) vise au même but. Le cas
présenté par J.-M. Berlière montre comment le régime républicain encore mal assuré
de la décennie 1870-1880, décide de ne faire preuve d'aucune faiblesse. Les juges, au
vu du caractère aggravant constitué par la profession de l'accusé dans l'affaire Prévost
(policier meurtrier et dépeceur de ses Victimes), se prononcent pour la peine de mort.
Le président Jules Grévy refuse « une grâce qui aurait, du fait des anciennes fonctions
dé'Prévost, fait crier à l'injustice dans une opinion publique hostile à la police »,
Tout aussi politiques mais dans un sens plus large, les affaires de notaires et de
policiers spécialisés pour lesquelles le seuil de tolérance des infractions est modifié dans
le sens de l'indulgence, au nom du bien commun.
Les notaires, contraints par le respect de formulaires rigides, au sein d'une profes^
siori organisée par des statuts et règlements aussi rigoureux que minutieux, restent sous
la haute surveillance de leur communauté prête à les réprimander à la moindre incartade
(M. Petitjean). Toutefois, s'ils se livrent, contrairement à la loi, à des accommodements
privés en matière criminelle, ils ne sont guère dénoncés comme fautifs (C. Clément) au
moins sous l'Ancien Régime. La raison bien connue des historiens de la France
méridionale est confirmée ici pour la Bourgogne. La morale commune et le droit canon
qui préfère l'accommodement au scandale du procès, joints à un intérêt bien compris
des justiciables, font que ces comportements ne sont guère poursuivis.
De même l'on fait preuve au xxe siècle de compréhension à l'égard des inévitables
de la très spéciale brigade des stupéfiants (créée en
' tentations auxquelles les policiers Les
1.914) som^ exposés (I. Charras). policiers compromis ne manquent pas mais la
presse elle-même se montre souvent circonspecte et seules quelques affaires émergent
de temps en temps. Les sanctions judiciaires sont rares et l'intégrité morale du personnel
est plutôt attendue de la formation et de la spécialisation des agents.
Ce recueil de contributions diverses et stimulantes vient à son heure puisque sa
publication a devancé de quelques mois le colloque organisé par l'Association française
pour l'histoire de la justice (à Paris les 5 et 6 décembre 1997) qui a examiné, à son
tour, la façon dont on juge les juges, de l'Ancien Régime à la création du Conseil
Supérieur de la Magistrature.
Nicole DYONET
20 à 25 notaires produisant chacun, entre 1554 et 1575, de 500 à 1 000 actes par an.
Au fil des chapitres, le notaire y apparaît successivement comme le pourvoyeur des
sources les plus aptes à dessiner une image concrète et nuancée de la famille urbaine,
un baromètre de la vie collective de la capitale provençale et l'objet très humain d'une
saga exemplaire. Partie pour sonder les solidarités familiales à l'aide des méthodes les
plus sérielles, l'auteur s'est très vite confrontée à la nécessité de débrouiller l'écheveau
d'un réseau beaucoup plus vaste, mêlant relations individuelles et collectives au sein
d'un système d'appartenance bousculé par les changements et les conflits de la deuxième
moitié du XVIesiècle. D'où une construction à plusieurs étages dont chacun enrichit et
précise le précédent.
Une analyse systématique des testaments et des contrats de mariage montre le
notaire attentif à traduire avec fidélité les volontés de ses clients, tout en donnant à ses
« écritures » des formes juridiques qui les rendent inattaquables et en respectant la
place de chacun dans la société par l'usage des épithètes d'honneur qui lui sont dues.
H insère dans les actes un formulaire religieux dont le choix, pour l'essentiel, lui
incombe, et paraît donc sans rapport direct avec la sensibilité religieuse du testateur.
Du ressort du client est la disposition des légats et surtout l'institution d'héritier, raison
d'être du testament. C'est à travers elle que se manifestent le mieux les sous-entendus
de la pratique testamentaire. Le jeu des substitutions, largement utilisé par toutes les
couches de la société, répond au besoin d'assurer que l'héritage ne sorte pas de la
famille, tout en ne préjugeant en rien des transformations possibles de celle-ci : confier
par exemple l'héritage à la veuve, avec substitution en faveur de l'enfant qu'elle
désignera, ou à un des enfants avec substitution aux autres. Toutes ces dispositions
tendent à installer une figure focale, « modèle de toutes les relations de pouvoir », celle
du père. Lui seul désigne le ou les héritier(s) universel(s), négocie les alliances, garantit
la dot de sa fille ou la part de patrimoine qu'il entend céder à son fils, reçoit la dot de
sa belle-fille dont il assure la gestion, loge et nourrit le ménage de l'héritier, parfois
même celui d'un fils ou d'une fille dotée, planifie l'éducation des enfants et, le moment
venu, les pourvoit en charges et en honneurs. Donneur d'identité, il continue d'être
présent dans bien des actes après son décès, puisque ses successeurs font le plus
souvent élection de sépulture auprès de lui. Pourtant, cette paternité universelle a
quelque chose de mythique et de fragile dans la mesure où 40 % des Aixois testent sans
enfant et où plus de la moitié des pères sont déjà décédés lors du contrat de mariage
de leur enfant. Les orphelins sont nombreux et c'est bien souvent un parâtre, ou la
mère seule, qui joue le rôle paternel. Aussi l'image du père sert-elle peut-être avant tout
à « nommer des relations de pouvoir » d'où le père réel est le plus souvent absent ou
en situation de présence transitoire, mais dans lesquelles l'honneur et les biens sont
toujours présents. Il faut s'armer d'une loupe pour distinguer, à travers ce modèle rigide,
la placé des femmes. Soumises à l'autorité du père, du mari et parfois du fils (ou encore
du maître, présent jusque dans le contrat de mariage des servantes), on ne peut les
entendre qu'au travers des quelques affaires qu'elles conduisent, avec l'autorisation de
leur mari ou à l'occasion de leur veuvage, et surtout dans leurs dispositions testamen-
taires : plus personnalisées que celles des hommes, celles-ci portent sur des objets précis
transmis le plus souvent à d'autres femmes (filles, mère, servantes). On rencontre encore
les femmes dans les conflits et elles se font souvent remarquer jusque, dans la rue par
leur violence verbale, seule contrepartie possible à la violence masculine. Les jeunes de
leur côté ne peuvent être entendus qu'à travers le filtre des organisations festives.
Jouissant d'une autonomie factice, la troupe de l'Abbé de Ville et la basoche, parrainées
par la municipalité et le parlement, « jouent en quelque sorte au jeu de la société » en
incarnant, à l'occasion de la Fête-Dieu, des rapports similaires à ceux que les groupes
de pouvoir adultes entretiennent entre eux. Ainsi, devenir roi de la basoche est pour
tout jeune notaire l'occasion de tester la réussite sociale de sa famille.
La deuxième partie traite du monde des notaires, pris comme exemple d'une
articulation possible entre la famille et le champ social : formation du notaire, peu
spécifique, parce qu'identique à celle des futurs procureurs ; organisation collective du
1999 - Nos 3-4 73
notariat provençal dans le cadre d'une corporation surtout active à préserver le caractère
patrimonial des écritures notariées face aux prétentions de la royauté. L'espoir des
notaires réside surtout dans l'existence d'un solide réseau familial, particulièrement bien
analysé par l'auteur qui parvient à y déceler plusieurs modèles d'émergence sociale,
dont elle donne des exemples illustrés par des généalogies étendues, et sur la confrérie
des Cinq-Plaies, lieu de dévotion et de ralliement des marchands et des juristes.
Le point culminant du livre est la troisième partie, où Claire Dolan fait vivre trois
générations de la famille Hugoleni. Cette étude de micro-histoire est particulièrement
réussie parce qu'elle éclaire tout ce qui précède, en donnant chair aux institutions et
aux modèles, tout en montrant comment ceux qui les vivent doivent en permanence les
réinventer ou les interpréter en fonction de besoins et d'événements particuliers. Deux
personnages resteront dans la mémoire du lecteur comme des cas exemplaires : André
Hugoleni, seul notaire resté à Aix pendant la peste de 1580, dont il mourra après avoir
longuement parcouru les rues de la ville afin de recueillir les testaments des habitants,
et son fils Abel, dont les neuf testaments, fruits d'une volonté têtue d'ajuster au mieux
ses dispositions à l'évolution d'un cycle familial particulièrement complexe, sont habi-
lement traitées comme autant de photographies de famille.
Des trois institutions évoquées dans le titre de cet ouvrage, sans doute la ville est-
elle celle qui apparaît la plus floue. Le livre de Claire Dolan étudie surtout la classe
moyenne de la société aixoise et ne rencontre qu'épisodiquement artisans et travailleurs
d'une part, nobles et gens d'église d'autre part. Mais l'auteur, qui a examiné ces couches
sociales dans d'autres ouvrages, a choisi de se concentrer ici sur la mise au jour des
rapports complexes qui existent entre la famille et le notariat. Au-delà de l'immense
apport des analyses séparées qu'elle conduit à propos de ces deux institutions, l'illustra-
tion de la manière dont les notaires mettent en application pour eux-mêmes les concepts
et les formes juridiques qu'ils manient quotidiennement pour les autres, est incontesta-
blement la grande réussite de ce livre.
Élie PÉLAQUIER
Catharina Lis et Hugo SOLY, Disordered Lives. Eighteenth-Century Families and their
Unrul Relatives, Cambridge, Polity Press, 1996, 230 p., £ 39.5 (traduit en anglais par
Aléxander Brown).
Ce livre, dont les auteurs sont tous deux professeurs à l'Université libre de Bruxelles,
s'inscrit dans le courant historiographique suscité naguère par les thèses de Michel
Foucault : fondé sur les quatre exemples de Bruges, Gand, Anvers et Bruxelles, il
constate aux Pays-Bas autrichiens, comme dans d'autres pays voisins, une progression,
au XVUT 5 siècle, de l'enfermement à la demande des familles, dont l'agent essentiel, dans
cette région de puissants patriciats urbains, est non pas l'État, mais l'autorité locale.
Mesuré plus précisément à Anvers — mais les autres villes suivent une évolution
similaire — le phénomène s'amplifie fortement entre 1770 et 1790, où il concerne entre
2,5 %. et 4% des familles. S'interroger sur les raisons qui, en amont de la décision,
motivent l'enfermement, et aux fonctions que celui-ci est supposé remplir, telle est
l'interrogation centrale de l'ouvrage.
^n se focalisant d'abord sur les demandeurs et ceux qu'ils souhaitent voir enfermer,
les auteurs précisent d'emblée l'extension et les modalités sociales du phénomène. Le
fort accroissement des demandes de prise en charge des frais d'enfermement par les
autorités — à Anvers moins de 20 % des cas avant 1770, les 2/3 entre 1770 et 1790 (sur,
il est vrai, de petits effectifs) montre que l'inflation vient des milieux modestes. Les
3/4 des'demandes sont intra-familiales ; elles concernent le conjoint, ou les enfants. On
invoque assez souvent la folie, ou la tentative de suicide (à Bruxelles dans 10% des
cas) qui en serait un indice, que la désacralisation rend plus facilement utilisable (c'est
en 1752 qu'a heu à Bruxelles le dernier traitement infamant réservé au corps d'un
74 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
Populations et familles
Kristin Elizabeth GAGER,Blood Ties and Fictive Ties : Adoption and Family Ufe in Earfy
Modem France, Princeton, Princeton University Press, 1996, 197 p.
Là question des liens de filiation élective (par opposition à la parenté par le sang
ou le mariage) est au coeur de notre société contemporaine: le nombre croissant de
familles recomposées et d'adoptions lointaines dessine de plus en plus des réseaux de
parentés choisies 1. En contraste avec cette évolution récente, la tradition culturelle de
la France a longtemps insisté sur la consanguinité dans la définition de la parenté : c'est
ainsi que l'adoption disparaît du droit français à la fin du Moyen Âge. Cependant, ainsi
que l'avait montré Jean-Pierre Gutton 2, la pratique a largement survécu au droit.
Rapport entre la loi — qui exprime la norme culturelle dominante — et les formes
différentes de la pratique populaire, rôle respectifs du sang et du choix dans la
construction des liens familiaux, c'est-à-dire la façon dont une société construit ses
catégories de parenté : ces questions, Kristin E. Gager les pose à partir d'une enquête
dans les archives notariales parisiennes. De là mi-xvf siècle à la fin du xvne siècle, elle
a exploré les archives d'une vingtaine de notaires, à la clientèle composée d'artisans et
marchands, et repéré 82 contrats d'adoption. Le plan alterne des aspects juridiques ou
ihstitutiorinels (les lois concernant l'adoption, la mise en place de l'assistance aux
orphelins et enfants trouvés dans les hôpitaux parisiens) et des études précises, à partir
dé l'échantillon constitué par les contrats retrouvés, des deux catégories d'adoption :
1. Voir Agnès FINE(dir.), Adoptions: ethnologiedes parentés choisies, Paris, Éd. de la Maison des
Sciences de l'Homme, 1998.
2. Jean-Pierre GUTTON, Histoire de l'adoption en France, Paris, Publisud, 1993.
76 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
celle des enfants « donnés » par accords entre particuliers, et celle des enfants aban-
donnés à la Couche et à l'Hôtel-Dieu.
Qui adopte et pourquoi ? Les adoptants sont le plus souvent des couples sans
enfant : le premier motif, explicite, est de pallier le manque de descendant, dû moins à
la stérilité qu'à la forte mortalité infantile. De cette adoption, les parents attendent donc
des satisfactions affectives, mais aussi un renforcement de la capacité de travail de la
maisonnée, une aide dans leur vieillesse, et le plus souvent un. héritier. Sur ce point,
K.E. Gager analyse précisément le mécanisme juridique (donation entre vifs ou testa-
ment) par lequel, en l'absence de disposition spécifique dans la coutume de Paris, les
parents adoptifs choisissent de transmettre tout ou partie de leurs biens à l'héritier
qu'ils ont choisi. Un tiers des adoptants sont des femmes seules (célibataires, veuves,
ou séparées) qui adoptent en général des filles. On découvre ici un modèle familial tout
à fait original, centré sur la relation mère/fille, à une époque où la famille se définit de
plus en plus en termes patriarcaux, dans les traités juridiques, religieux et moraux.
Les enfants adoptés comprennent davantage de filles (deux tiers) que de garçons.
La grande majorité des accords entre particuliers s'effectue à l'intérieur de la parenté,
spirituelle ou consanguine : on adopte un filleul, un neveu, un petit-fils. Les adoptions
hors de la parenté se font également dans un milieu proche, parmi dès voisins, des
amis ou des coreligionnaires. Du côté de la famille naturelle, le don d'enfant semble
avoir pour origine le plus souvent la misère, jointe à la mort d'un des deux parents : il
apparaît comme un substitut à l'abandon. Les familles adoptives appartiennent au
milieu des maîtres artisans et marchands, c'est-à-dire au niveau économique immédia-
tement supérieur à celui des parents naturels.
En épilogue, l'auteur rappelle l'enthousiasme des débuts de la Révolution en faveur
de l'adoption, synonyme de brassage social. Après ces projets révolutionnaires qui ne
furent jamais promulgués, le Code civil rétablit l'adoption, mais seulement pour les
enfants majeurs.
À travers cette enquête dans le milieu des artisans parisiens, K.E. Gager dessine
avec finesse un schéma alternatif de famille au sein de laquelle les liens de filiation sont
« fictifs », c'est-à-dire choisis. Mais cette configuration familiale ne reste-t-elle pas
marginale ? L'auteur a fait le choix de ne pas tenter d'étude quantitative. Elle fournit
toutefois quelques données chiffrées, grâce auxquelles on peut constater que le nombre
d'enfants des hôpitaux ayant eu la chance d'être adoptés est infime: en 1670, par
exemple, 4 adoptions pour 400 enfants apportés à l'Hôpital des Enfants trouvés. Au
total cependant, à une époque où la réglementation de l'Église et celle de l'État
construisent de plus en plus un modèle familial fondé sur les liens du sang et le
sacrement de mariage — norme qui est celle des classes supérieures et en particulier
de la noblesse, attachée à l'idéal de reproduction biologique —, cette pratique populaire
de parenté adoptive constitue une part significative de l'histoire de la famille.
Denise TURREL
Bernard LEPEtrr, Maroula SINARELLIS, Alexandra LACLAUet Anne VARET-VITTJ (dir.), Atlas
de la Révolution française, t. 8, Population, Paris, Éd. de l'E.H.E.S.S., 1995, 92 p.,
120 F.
La publication de l'atlas de la Révolution française se poursuit avec un volume
consacré à la population. On connaît la valeur de l'édition qui, par ses qualités
graphiques, la qualité du trait, l'emploi judicieux de la couleur, assure une haute tenue
à tous les volumes déjà publiés. Celui-ci ne fait pas exception.
Le sujet est traité d'une façon très large, en gros des années 1720-1740 aux années
1820-1830, ce qui permet de solides comparaisons avec les structures d'Ancien Régime.
La rupture de 1790 poussait les administrateurs de la France nouvelle à vouloir tout
connaître ; d'où cette multiplication des enquêtes, cet essai de définition des catégories,
1999 - N°s 3-4 77
cette soif de savoir et de contrôler, du moins en apparence. Car, en réalité et les auteurs
le soulignent bien, aucune enquête ne se raccorde correctement avec la précédente
toutes souffrent de l'imprécision, toutes comportent d'énormes lacunes. On ne retrouve
pas la solidité massive des anciens registres paroissiaux, ni même des enquêtes des
intendants. Mais on se préoccupe de questions nouvelles. Que sont la ville, le bourg, le
village ; comment définir la population dispersée ?
Tout est donc analysé : le mouvement de la population, correctement connu depuis
1740 grâce à l'enquête Henry, avec ses pièges du sous-enregistrement des décès, piège
qui se referme dans la période 1790-1815 quand il s'agit d'évaluer les pertes militaires ;
on s'arrête aujourd'hui à 1 300 000 morts, dont 270 000 qu'il faudrait mettre au compte
de la Vendée et 20 000 guillotinés. De ce point de vue, entre Chaunu et Lebrun, et leurs
épigones, les auteurs choisissent une voie « raisonnable », mais on sent que le débat
n'est toujours pas clos.
Je dois dire que quelques cartes ou histogrammes m'ont surpris. On connaissait la
répartition sociale de l'émigration, on savait évidemment qu'elle n'avait pas seulement
touché les nobles ; mais je ne m'attendais pas, dans toutes les catégories, à trouver si
peu de femmes, à voir un sud-est de la France si profondément marqué par la désertion,
pas plus que je ne m'attendais, dans les anciens pays de droit écrit, à trouver de façon
aussi importante la survivance de la transmission des biens à un seul héritier, et jusqu'à
l'époque contemporaine, pays de vignoble mis à part.
Les deux cartes hors texte sont riches d'enseignement. Le recensement de 1806 a
permis de cartographier la géographie du peuplement avant toutes les grandes transfor-
mations du xrxe siècle. On y lit, bien sûr, les fortes densités de la façade océanique, de
l'Alsace, en un mince liseré, des limagnes de Clermont, d'Issoire et de Brioude, beaucoup
moins de Taxe rhodanien, Lyon mis à part. Mais, en plus des hautes montagnes et des
landes, une France déjà vide apparaît, sorte de losange dont les pointes sont à Reims,
Orléans, Saint-Étienne et Dijon.
La seconde carte hors texte, véritable nouveauté, montre comment se répartissent
villes, bourgs et villages de plus de mille habitants agglomérés. Cette fois c'est la
Bretagne, le Perche, le Centre-Ouest qui paraissent vides de villes, traduction de la forte
dispersion de l'habitat qui ne permet pas aux grosses paroisses rurales de percer. Au
contraire, les grandes vallées, la Provence, le Languedoc se dégagent. Cette fois le vide
se fait entre Limoges et Clermont, aussi bien que sur les grands causses. Cartes très
riches dont il faudra se souvenir dans toute étude régionale.
Mais tout n'emporte pas l'adhésion. Si les graphiques, les histogrammes se lisent
d'un seul coup d'oeil, si on remarque bien le sens d'une évolution, le manque de données
chiffrées Se fait cruellement sentir car on ne peut mesurer les variations ; les histo-
grammes construits par écart à la moyenne sont, de ce point de vue, parlants, mais
largement inutiles. On sent que les auteurs ont voulu frapper par le trait, par la couleur,
mais il faut s'en contenter. On ne fait pas de différence entre un croquis qu'on propose
à un élève de seconde, et ce qu'un lecteur un peu plus au fait des questions traitées
pourrait attendre. Manque de place, dira-t-on, peut-être ; mais un outil n'est utile que
si on peut s'en servir pour fabriquer d'autres objets.
H faut compter aussi avec l'innovation et le jargon qui plaisent visiblement à
certains collaborateurs. J'ai cherché en vain à comprendre ce que voulait dire la figure
de la. page 21 qui traite de l'opinion publique et de la mendicité ; la légende a obscurci
encore plus mon entendement : « ce graphique ne correspond donc qu'à la représentation
de l'espace des variables, mis en correspondance avec celui de trois axes factoriels ». Je
pensais jusqu'à maintenant qu'on écrivait pour être compris ; le même type de remarque
s'applique à la page 55.
Comme on ne peut réduire la Révolution à un simple conflit de générations, l'auteur
qui étudie la diffusion du contrôle des naissances opte pour l'observation des indices
du moment. Incontestablement, toutes les ruptures se produisent en 1790 ou, du moins,
les accélérations si les ruptures sont antérieures. L'approche est bonne, scientifiquement
juste, mais le parti retenu peut cacher d'autres comportements qui n'apparaissent pas
78 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
avec ce mode d'analyse. Les femmes fécondes de 1790-1799 n'ont pas toutes le même
âge, et le phénomène de génération aurait dû être couplé au phénomène du moment.
D'ailleurs il est curieux de noter cet attachement unique à la fécondité du moment alors
que, p. 71, en annexe, on redonne pour la France entière des taux par génération de
1740 à 1819, taux que tout le monde connaît puisqu'ils sont tirés d'un que sais-je ? paru
en 1979, réédité en 1993. C'est la comparaison des deux séries d'indices qui aurait été
intéressante, pas le choix arbitraire de l'une d'elles.
De même, l'abaissement de l'âge des femmes au mariage, si net à partir de 1790,
ne reçoit pas d'explication satisfaisante : c'est peut être parce qu'elles sont capables de
maîtriser leur fécondité que les femmes n'hésitent pas à se marier plus jeunes puisque,
malgré une durée de vie conjugale plus longue que celle de leur mère, elles savent
désormais comment avoir moins d'enfants en dissociant plaisir et reproduction.
Ainsi donc ce volume donne l'impression de manquer d'unité, de constituer un
fourre-tout où chacun avait des chutes à caser. Mais il sera utile car il faut reconnaître
qu'en ce domaine il n'existait aucune synthèse.
Marcel LACHIVER
Catherine PÉLISSIER,La vie privée des notables lyonnais (XIXesiècle), Lyon, Éditions
lyonnaises d'art et d'histoire, 1996, 220 p.
C. Pélissier nous donne dans cet ouvrage une vision très abrégée d'une thèse
d'Université soutenue en 1993 ' et consacrée à la vie privée des notables lyonnais, nobles
et bourgeois mêlés, que l'auteur désigne aussi sous les vocables de « patriciat » ou
d'« élites ». Elle peint dans une première partie « le cadre de vie bourgeois » — même
si les nobles en leur quartier d'Ainay ne sont pas oubliés — avec ses « lieux de vie »,
quartiers et habitations, « son mode de vie bourgeois », du budget à là domesticité sans
oublier la nouvelle gestion du temps. Ce sont là des sujets rodés qu'ont abordés, voici
déjà longtemps, Marguerite Perrot et J.-P. Chaline. L'auteur rattache au cadre de vie
l'éducation qui aurait tout aussi bien pris place dans la seconde partie même si l'accent
est mis ici sur l'instruction, avec beaucoup de monographies d'institutions privées, et
non l'éducation familiale. Le second volet, en effet, de cette étude est consacré à la
famille, au mariage tout d'abord puis à la vie quotidienne, aux relations avec la parentèle,
une place importante étant accordée aux femmes et à la mort.
Cette recherche de l'intimité repose sur une enquête fondée essentiellement, et à
juste titre, sur les archives privées : correspondances et journaux intimes, nécrologies et
faire-part, photographies et livres de famille, complétés par les annuaires et les biogra-
phies. C. Pélissier a ainsi constitué un fichier de 540 familles dont elle tente de scruter
la vie privée des années 1830 à 1914. L'auteur a su retrouver cette littérature du moi,
susciter la confiance de leurs propriétaires mais hélas faute de place, nous ignorons
tout de sa quête. H faut même attendre la page 197 pour que l'auteur s'interroge sur la
« représentativité » d'un corpus biaisé par le hasard des découvertes et dont la descrip-
tion a été limitéà la thèse manuscrite. Quiplus est, les archives familiales sont difficiles
à manier. L'auteur en est consciente qui dès l'introduction, montre leurs lacunes et
leurs limites, leur caractère allusif et répétitif. Elle reconnaît avec Michelle Perrot que
ces sources sont en apparence seulement « les documents " vrais " du privé »2. Malheu-
reusement, cette vigilante critique n'apparaît pas dans le développement de la thèse.
Non seulement journaux et lettres sont cités sans l'ombre d'une réserve mais à égalité
avec des nécrologies et des biographies publiées, fort souvent hagiographiques et donc
sujettes à caution. Non point qu'elles soient inutilisables mais les trésors qu'elles recèlent
éventuellement doivent être confrontés à d'autres sources pour être incontestables. Les
citations, abondantes et souvent intéressantes, ne sont d'ailleurs pas toujours précises :
la date des faits relatés, le nom des protagonistes, la référence parfois font défaut.
Avouons notre perplexité face à des Marie ou Christine inconnues, dont l'anonymat est
peut-être exigé par les héritiers mais encore faut-il le dire aux lecteurs. De mêine,
l'auteur a exagérément privilégié quelques familles. Les journaux intimes de Paul Brac
de la Ferrière et de Fanny Tresca-Payen pour ne citer que deux des acteurs majeurs de
ce travail, sont tout à fait remarquables mais ne peuvent à eux seuls nous renseigner
sur les sensibilités d'un milieu. Enfin, la décision de se limiter aux archives privées pose
un problème.
C. Pélissier le dit avec franchise : elle a refusé de consulter les documents fiscaux
et notariaux. Elle avoue à l'occasion ses lacunes : elle n'a pas « entrepris la consultation
systématique des testaments », elle reconnaît que la « clientèle » du lycée de filles des
Brotteaux « reste à étudier ». Le rejet des sources sérielles, il est vrai plus rébarbatives
que les journaux intimes, est assumé mais conduit à un travail plus littéraire qu'histo-
rique. Faute d'inventaires après décès, nous n'avons aucune idée de l'aménagement
intérieur des habitations. En l'absence des testaments et successions, la volonté des
défunts reste floue comme leur vision de la mort. On ignore tout également des contrats
de mariage qui auraient permis de pondérer, peut-être, des affirmations sans preuves
sur la forte endogamie ou le rôle limité des « calculs réfléchis » dans le choix du
conjoint. Le poids des mariages entre cousins ou des renchaînements d'alliances ne
peut également être appréhendé. Les fortunes surtout font défaut qui auraient permis
de situer les familles étudiées. Sans être fanatique de la quantification, il faut avouer
que la totale absence de donnée chiffrée ne laisse d'être gênante. Il est des remarques
fort pertinentes mais dont on ne sait si elles valent pour 10 % ou 40 % de réchantillon
choisi. Une étude exhaustive des 540 familles retenues était-elle impossible ou trop
lourde ? À tout le moins, une plongée dans les archives de l'enregistrement aurait
permis de trouver de nombreux renseignements sur l'adresse, la fortune, les dots, la
descendance. Bref, les choix méthodologiques fragilisent les apports de ce travail.
Or, si cette étude apporte peu à notre connaissance du cadre de vie, de la gestion
ou de l'instruction, elle est intéressante pour le couple, la place des femmes, les
sentiments familiaux. Elle décèle des inflexions qui semblent aller dans le même sens
que d'autres études consacrées à la vie privée : intimité croissante entre époux comme
entre parents et enfants, percée de l'amour conjugal. Loin d'un Code civil inégalitaire,
C Pélissier sait nous présenter des couples partageant les soucis comme les responsa-
bilités domestiques, éducatives et financières. Elle affirme ainsi que ses Lyonnaises ne
sont pi les»« cervelles d'oiseau » et les « sottes » qu'avait cru découvrir Eugène Weber
ni ces bourgeoises du Nord, coupées du monde masculin et étrangères à leur mari.
Nous partageons volontiers ses conclusions qui semblent remettre en cause le travail
d'une Bpnnie Smith, peut-être plus construction discursive que reflet de la réalité. Bref,
à, Lyon, les femmes de la bourgeoisie et de la noblesse sont, certes, exclues du travail,
et certaines en souffrent, mais, pour le reste, elles sont à l'unisson de leurs pères et
compagnons. Ces avancées nous font d'autant regretter la perte de substance liée à
l'édition et à l'impressionisme de la démarche.
Anne-Marie SOHN
Rédigé par plus de trente auteurs différents par leur langue, leur formation et les
objets dont ils ont à traiter, le livre réussit à garder une grande cohérence grâce à la
fidélité de tous aux objectifs définis par le maître d'oeuvre de l'entreprise. Pourtant,
contrairement à beaucoup d'autres, ce livre ne s'attache pas seulement à la vaccination
antivariolique ou antirabique mais il couvre toutes (ou presque toutes) les opérations
de vaccination des procédés de variolisation chinois aux plus récentes recherches contre
le SIDA en passant par les vaccinations contre la grippe, la poliomyélite. Un livre qui
étend son objet sur le monde entier et une période de plus de deux siècles.
Le terme d'aventure, retenu comme titre général sent un peu l'histoire sainte des
sciences, faite de récits émerveillés de réussites passées, toutes plus belles les unes que
les autres. Pourtant, il faut prendre l'expression dans son sens premier. L'aventure est
avant tout une suite de mystères de péripéties, de dangers, d'erreurs, bref, tout le
contraire d'un chemin rectiligne des ténèbres jusqu'à la lumière. Certes, les articles
consacrés à Jenner, partiellement redondants, ne rompent qu'imparfaitement avec le
schéma hagiographique et les tentations de la reconstruction a posteriori. En revanche,
les articles consacrées aux démarches pastoriennes ne cachent pas les mécomptes, les
hardiesses voire les emprunts cachés de Pasteur à d'autres chercheurs et les risques pris
par ceux qu'il a vaccinés.
L'autre point d'ancrage du livre est d'associer les choix scientifiques avec les choix
culturels et politiques. Ainsi, la vaccinologie (le terme est inventé en 1977 par Jonas
Salk) désigne l'étude et l'application de tout ce qui est nécessaire pour une vaccination
efficace. Aussi la vaccination associe le laboratoire, l'industrie pharmaceutique, la
politique. Son destin dépend des relations entre les citoyens et le pouvoir, des concep-
tions du corps ; des croyances religieuses, des structures sociales.
Face à ce programme d'histoire totale, le livre privilégie quand même les aspects
scientifiques purs, faute de nombreuses études sur les autres domaines. Certes, les
articles consacrés aux sources non européennes de la vaccination (la variolisation en
Chine), aux transferts et synthèses entre traditions et univers culturels en Extrême-
Orient au xrxe siècle et dans l'Iran contemporain sont passionnants même s'ils sont
curieusement dispersés dans l'ouvrage. Ils montrent à l'évidence combien les expériences
de variolisation spontanée ont pu jouer un rôle favorable au développement de la
vaccination à l'occidentale, alors que la situation politique pouvait rendre suspecte une
entreprise menée par les colonisateurs. Dispersées aussi, les allusions aux problèmes
culturels que l'on trouve face à la variolisation au xvnf siècle, comme aux vaccinations
contemporaines dans l'Occident d'aujourd'hui. On y voit très bien que l'opposition ne
traduit pas un obscurantisme tenace mais qu'elle peut s'inspirer des tendances de la
médecine la plus moderne. Les victoires des antibiotiques, les développements de
l'immunologie ont en effet, surtout dans les années 1950-1980, entraîné un certain recul
dé la préoccupation vaccinale. L'historien de la société reste un peu plus déçu par la
faible place accordée aux enjeux économiques, sauf dans la période la plus contempo-
raine. Même regret aussi de ne pas lire une synthèse sur les malentendus suscités par
la vaccination jennerienne dans la France ou l'Europe du siècle dernier sous la plume
de quelque historien spécialiste.
L'histoire des démarches scientifiques telle qu'elle est retracée ici présente de fort
nombreuses qualités. La clarté n'est pas la moindre. Après avoir lu ce livre, les amateurs
que sont les historiens classiques en matière de médecine, irriteront moins leurs
collègues d'histoire des sciences. Ils ne confondront plus les bactéries, les virus et les
parasites. Les bactéries qui se multiplient artificiellement sans difficultés majeures et
qui sont les plus fragiles devant la démarche vaccinale. Les virus, entités infectieuses
constituées de molécules d'acide nucléique enveloppées de protéines qui ne vivent que
dans une cellule et ne se multiplient qu'ira vivo chez l'animal sont plus difficiles à
combattre par la vaccination. Le processus ne devient globalement efficace qu'après la
maîtrise des cultures cellules qui n'intervient guère que dans les années 1950 (poliomyé-
lite). Les relations symbiotiques que les parasites entretiennent avec leur hôte les
rendent encore plus résistants aux stratégies immunisantes. Les raisons n'en sont pas
1999 - Nos 3-4 81
seulement techniques. Domaine réservé de la médecine tropicale anglaise, la parasito-
logie a négligé la bactériologie et l'immunologie pour s'orienter en priorité vers les
sciences naturelles, la lutte contre les vecteurs et la chimiothérapie. Faute de connaître
ces distinctions fondamentales, l'historien ne peut comprendre les inégalités dans
l'histoire des différentes vaccinations.
Savant, précis et presque complet, clair et pédagogique, ce gros livre comble un
vide, apporte énormément d'éléments mais il est surtout un modèle d'une approche
globale qui lie science et. société, médecine et culture. Très éclairant à ce titre le
remarquable article de David Napier, où il analyse le rôle des langages (le langage
militariste en particulier) dans les orientations de la science apparemment la plus
imperméable au contexte extérieur.
Olivier FAURE
Geneviève HELLER (dir.), Le poids des ans. Une histoire de la vieillesse en Suisse romande,
Lausanne, Société d'histoire de la Suisse romande et Éditions d'en bas, 1994, 167 p.
Les études rassemblées ici se rapportent essentiellement aux cantons de Genève, du
Valais, de Vaud entre la fin du Moyen Âge et notre temps. Elles entendent apporter des
éléments pour une histoire de la vieillesse en insistant sur deux thèmes : les moyens
mis en place pour assurer la subsistance des vieillards ; la définition de la vieillesse. Les
sources utilisées ne surprennent pas l'historien français : registres d'état civil, actes
notariés, recensements, documents judiciaires, inventaires après décès, textes législatifs
et délibérations politiques, archives hospitalières, enquêtes orales.
Les études qui portent sur la fin du Moyen Âge et l'époque moderne sont particu-
lièrement riches. Elles montrent que l'âge de la vieillesse est souvent placé à 60 ans,
mais... que l'essentiel est ailleurs. Famille et patrimoine sont en effet liés au travail et
au revenu des membres de la lignée. La vieillesse est donc essentiellement l'incapacité
physique et psychique à assurer sa fonction. Lorsque cet âge arrive, la situation du
vieillard varie beaucoup en fonction de son niveau social. D'autres questions essentielles
sont posées pour ces périodes anciennes. Les rapports grands-parents-petits-enfants en
Valais conduisent à s'interroger sur les liens affectifs. De même l'histoire du suicide des
vieillards à Genève aux xvne et xvrne siècles montre comment le drame intervient lorsque
le vieillard a le sentiment de ne plus répondre à la norme sociale. Au travers de ces
analyses on lit la croissance de l'individualisme, comme celle de l'intolérance à la
décrépitude* On relèvera aussi l'intérêt des notations sur des adoptions, des donations,
des contrats d'association entre personne âgées et jeunes, avec cependant ici une
faiblesse de l'analyse juridique de ces phénomènes. Le dilemme vieillard pris en charge
par la famille ou placé dans une institution, la rareté des pensions de retraite sont bien
exposés, particulièrement pour Genève.
• Pour les XIXeet XXesiècles les communications mettent l'accent sur l'importance de
la mémoire des personnes âgées comme source historique et sur les modifications des
parcours de vie au cours du XXesiècle en fonction de l'allongement de l'espérance de
vie, de l'octroi d'une pension de retraite, mais encore des restructurations économiques
et du poids de la solitude, surtout féminine. On y lit aussi l'histoire de la prévoyance
pour la vieillesse. A partir des années 1870, lois et règlements cantonaux relatifs aux
pensions et aux caisses de retraite bénéficient à plusieurs catégories sociales. Mais la
question est vite posée au niveau fédéral. En 1925, un article constitutionnel consacré
à un régime d'assurance vieillesse et invalidité est voté. Le texte fondamental résulte de
la votation de juillet 1947 par laquelle le peuple suisse accepte à une importante
majoritéla loi sur TA.V.S. (Assurance vieillesse et survivants) qui était proposée depuis
la fin du XIXesiècle. Deux contributions s'intéressent à l'histoire des asiles de vieillards.
Elles disent leur spécialisation croissante, y compris sur le plan social, et offrent
d'intéressants aperçus sur l'histoire du travail des vieillards.
82 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
Guerre et société
André CORVISIER,La guerre, Essais historiques, Paris, 1995, P.U.F., « Histoires », 423 p.,
198 F.
À la demande de Pierre Chaunu, André Corvisier a entrepris ces Essais comme la
poursuite d'une oeuvre entièrement consacrée à ce qu'il définit lui-même comme un
« désenclavement de l'histoire militaire » (p. 6). Qu'il hésite à choisir, pour expliquer ce
désenclavement, entre l'effet de la pratique des guerres de masse et celui de l'évolution
démocratique, qu'il récuse catégoriquement (p. 111) l'idée d'une influence décisive des
Annales — 8e qui explique sans doute l'absence de toute référence à Georges Duby —
la cause est entendue : l'étude de la guerre se doit désormais d'englober individualités
et. événements-limites dans celle des sociétés. Avec ce paradoxe que la guerre est la
seule activité humaine qui se donne toujours comme moyen, et parfois comme but, la
destruction collective des hommes : cette présence des morts, lointains ou proches, la
rend toujours difficile à penser.
Pour surmonter au mieux cette difficulté et assurer une présentation équilibrée des
faits, dont il avoue qu'elle a par moment représenté « une contrainte pénible » (p. 63).
A; Corvisier a mené une lecture oblique, répartie en 7 thèmes, de séries d'exemples —
de l'Ancien Testament à la guerre du Golfe, du Japon à l'empire aztèque — pris du
Dictionnaire d'Art et d'Histoire militaires (1988) et de l'Histoire militaire de la France,
4 vol., P.U.F., (1992-1994) dont il avait assuré la direction. Cette lecture est enrichie du
recours aux ouvrages des polémologues, de l'après Seconde Guerre mondiale jusqu'aux
récents travaux de la Commission Internationale d'Histoire Militaire dont il est président
d'honneur.
i En insistant sur les rapports différenciés que les groupes humains entretiennent
avec la violence, la douleur et la mort, le premier chapitre permet de compléter l'exposé
des définitions classiques de la guerre proposées dans l'introduction: elle y apparaît
comme un phénomène collectif, organisé, réfléchi et justifié vis-à-vis des humains et de
84 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
leurs représentations ; fait de société, elle en reçoit les règles — excitation, canalisation
et appréciation de la violence, nécessaires à l'accomplissement du but recherché ; elle
en reçoit aussi les moyens matériels, en particulier les armes dont la diversité et la
complémentarité engagent une hiérarchisation, dont un art militaire. C'est du rapport
entre ce dernier et la connaissance qu'il est ensuite question dans une sorte de
« catalogue » (p. 111) des savoirs et des savoirs-faire classés suivant les quatre éléments,
puis les quatre dimensions, et la recherche de leur maîtrise. Cette présentation permet
d'échapper au dilemne inutile à l'historien, sinon au citoyen, de la guerre créatrice ou
destructrice : André Corvisier propose d'y voir à la fois un aiguillon et un frein lié au
caractère limité des buts militaires assignés à cette recherche.
Le chapitre 3 met en relation les ressources mobilisables et mobilisées suivant les
nécessités et le degré d'intensité des conflits. Y entrent la configuration de l'espace —
nature, morphologie, étendue, la quantité des hommes relativisée par la répartition du
peuplement — avec l'opposition historiquement variable entre ville et campagne, les
possibilités de pourvoir à l'entretien des combattants, la technique militaire qui décide
de la composition des armées. Pour aboutir à la comparaison entre la destruction des
combattants, vainqueurs et vaincus, et celle des civils, témoins ou cibles partielles, qui
vient en commentaire de tableaux des pertes humaines du XVIIeà la fin du xxe siècle
(p. 170, 172, 173).
Les relations de la guerre avec l'État, qui « ne peut se concevoir sans recours au
principe même de la puissance des armées et aux moyens qu'offre la force militaire
mise au service de l'ordre, de la sécurité et de la justice » (p. 187) occupent le centre de
l'ouvrage. On y retrouve les questions familières aux médiévistes et aux modernistes : le
passage de l'usage dispersé des armes, qu'il soit féodal, corporatif ou particulier, à la
reconnaissance d'un monopole, avec ses modes d'organisation, ses modalités de finan-
cement et d'approvisionnement, avec ses conséquences sur la production agricole et
industrielle, qu'elle soit privée, privilégiée ou étatique. C'est ici l'occasion de faire une
critique nuancée de la notion de « révolution militaire » appliquée au XVIIesiècle
européen. Particulièrement éclairante est l'étude de la fonction prévisionnelle exercée
par le souverain quelle que soit la forme de la souveraineté, aussi bien dans l'adoption
de nouvelles armes que dans la préparation du territoire en vue de guerres futures,
offensives ou défensives, que dans la formation des armées. Il est seulement dommage
que le passage consacré à la frontière se limite à l'exposé des choix techniques : les
travaux de Daniel Nordman — en particulier, avec Jacques Revel, dans Histoire de la
France, t. 1, L'Espace français, Paris, 1989, p. 33-169 — suggèrent en effet qu'il est
difficile de ne pas mettre ces choix en relation avec les questions de perception et de
conception du territoire ainsi, que de pratique politique. En complément de ce chapitre,
André Corvisier montre comment l'organisation socio-politique conditionne les défini-
tions de ceux qui peuvent ou doivent porter les armes, et par moment, de ceux qui
peuvent ou doivent mourir —: la fameuse opposition entre « guerre guerroyable » et
« guerre mortelle », la disponibilité de certaines régions à fournir des mercenaires ainsi
que la désignation de ceux qui ont la responsabilité d'assurer le commandement général
ou particulier. Ainsi, •et même si on peut discuter la notion de société primitive en
général et en particulier appliquée à la société féodale, se développe une réflexion sur
les liens entre formes de société et formes de guerre sur laquelle je reviendrai. En sens
inverse, sont étudiées les occasions de mobilité sociale provoquées par la guerre en
faisant le point sur le débat noblesse/roture dans l'armée française de l'Ancien Régime
et en rappelant les effets de la Première Guerre mondiale sur la condition des femmes.
Puis interviennent les « facteurs moraux », classés en motivations culturelles et reli-
gieuses, justifications et oppositions théoriques, comportements guerriers — de l'oubli
de soi au meurtre de l'autre, et civils — de la fuite à la résistance.
Après ces coupes thématiques dans les institutions et les cultures confrontées à la
pratique guerrière, le dernier chapitre revient aux définitions initiales de la guerre
comme forme de relations entre États, ces derniers étant à considérer suivant leur
diversité et en particulier suivant le type de relations que les gouvernants entretiennent
1999 - Nos 3-4 85
avec les gouvernés. C'est ici qu'André Corvisier rend compte de la réflexion contempo-
raine : « Aujourd'hui la politique maîtrise moins la guerre que lors des grands déchire-
ments mondiaux, mais ce ne sont plus les mêmes guerres » (p. 392). Sous l'effet de la
mondialisation et de la démocratisation, la guerre a perdu ses formes reconnues pour
se jouer dans une opinion soumise à la médiatisation : la violence est devenue anomique.
De cet état des lieux je ne discuterai pas pour des raisons d'incompétence — non
plus que de savoir si la dénatalité « fragilise les sociétés occidentales face à la violence »
(p. 62), cette fois parce qu'il y a là, pour le moins, matière à opinion — mais, tel quel,
il a l'intérêt de remettre en perspective ce qui me semble être, pour des historiens,
l'apport principal du livre d'André Corvisier et qui se retrouve de chapitre en chapitre :
une typologie des guerres. Les variations sur l'échelle temporelle, les variations sur
l'échelle spatiale, les variations dans l'organisation des sociétés constituent l'armature
de cette typologie. À travers la multitude des faits se dégage une manière de penser la
guerre en nommant ses formes dans leurs caractéristiques et leurs possibles conjonc-
tions : à la vieille distinction classique entre l'offensive et la défensive viennent s'ajouter
guerres endémiques, guerres entre États et guerres de masse, limitées, contenues,
incontrôlées. Sans qu'il soit possible d'envisager une quelconque progression : en cette
fin du XXesiècle, la forme endémique des guerres de crise des xvie-xvne siècles retrouve
toute son actualité.
Michèle FOGEL
Sophie DELAPORTE, Les gueules cassées : les blessés de la face de la Grande Guerre, Paris,
Noésis, 1996, 231p.
Sujet tragique mais beau sujet que celui qu'aborde ce livre. En eux-mêmes, les 10
à 15 000 blessés de la face méritaient bien un livre d'histoire tel celui-ci qui fasse revivre
leur calvaire depuis le moment de leur blessure jusqu'au très difficile retour à une
impossible vie normale. Ramassés plus ou moins tardivement sur le champ de bataille,
transporté dans des conditions périlleuses au milieu des tirs et des coudes de boyaux,
le blessé de la face atteint les formations sanitaires de l'avant où il est sommairement
pansé, parfois malencontreusement trachéotomisê avant de gagner l'ambulance chirur-
gicale de l'arrière où ont lieu les premières interventions chirurgicales, pas toujours
heureuses. Pour les rescapés, vient ensuite le Centre spécialisé de l'avant, comme celui
d'Amiens, -qui opère les parties molles. Officiellement reconnues en mars 1918, ces
institutions existent déjà de fait dans certains hôpitaux avant cette date. Après encore
quelques jours d'un éprouvant voyage en train sanitaire, le blessé atteint l'un des quinze
centres spécialisés de l'arrière, eux aussi largement organisés à l'initiative des chefs de
service. C'est là que l'on tente greffes et poses de prothèses grâce à des techniques aux
résultats plus souvent saisissants que convaincants.
Après la description précise de ce chemin de croix, le livre tente, de suivre le destin
ultérieur de ces mutilés si particuliers. La tâche était ici bien difficile, tant à cause de
la rareté des témoignages que par la difficulté à appréhender historiquement des
processus psychologiques. Aussi, la deuxième partie qui traite de la découverte du
mutilé par lui-même, puis par sa famille et par le monde extérieur est-elle la plus
décevante car elle ne peut dépasser les généralités où les cas d'espèce. Avec la description
dé l'Union des blessés de la face, créée en 1921, on retrouve un terrain mieux balisé
grâce à l'existence d'un bulletin régulier, qui fournit la substance des cinquante dernières
pages du livre. On regrette néanmoins de ne pas connaître le nombre des adhérents à
l'associajion, de mal comprendre ses spécificités par rapport aux autres organisations
d'anciens combattants. Ainsi, le culte du chef, le respect de la hiérarchie peuvent
paraître étonnants de la part de ceux qui auraient tant à reprocher aux chefs. Enfin, le
rôle de groupe de pression que joue l'association et son président député n'est pas
systématiquement analysé.
86 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
Laissant parfois sur sa faim en matière d'informations brutes, le livre pêche surtout
par le manque de mise en perspective de son sujet. Au-delà de la tragique odyssée de
ceux qui en sont •victimes, la blessure, de la face pose au moins deux problèmes
historiques. Dans quelle mesure la multiplication de ce genre de blessure a accentué le
processus de spécialisation médicale, suscité des innovations thérapeutiques et instauré
un mode d'exercice associant O.R.L., chirurgiens et stomatologistes ? Sur ce plan on
aurait aussi aimé des analyses infirmant, modifiant ou confirmant celles que Patrice
Pinell a émises à propos de la lutte contre le cancer à la même période. Hélas, rien
n'est dit de ces questions et le livre de Pinell est ignoré. Plus concrètement et
modestement, le lecteur aimerait savoir qui sont ces chirurgiens dont on nous parle si
souvent : quelle a été leur formation, leur carrière antérieure ? H apparaît aussi dommage
que l'auteur ne pose pas la question de savoir si l'apparition massive des mutilés modifie
l'image du handicap et le statut du handicapé dans la société. Ici aussi existent des
travaux qui, utilisés, auraient permis de mieux prendre en compte toutes les dimensions
d'un sujet dont l'intérêt déborde ses frontières apparentes. Si il est bon que se développe
une histoire renouvelée de la guerre, il n'est pas souhaitable qu'elle se replie sur elle-
même et ignore les travaux des voisins.
Olivier FAURE
Russie — U.R.S.S.
"1. E. LE ROYLADURIE,
Saint-Simon ou le système de la Cour, Paris, Fayard, 1997.
88 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
Histoire et mémoire
Patrice GROULX,Pièges de la mémoire, Dollard des Ormeaux les Amérindiens et nous,. Hull
(Québec), Éditions Vents d'Ouests, 1998, 436 p.
En 1660, un combat met aux prises 700 Iroquois, 40 Hurons, 4 Algonquins et
17 Français. Les Français, les Algonquins et une partie des Hurons meurent, les Iroquois,
vainqueurs, abandonnent cependant les assauts qu'ils portaient jusque-là contre la
colonie française. Cette bataille, dite du Long-Sault, est devenue par la suite l'un des
événements fondamentaux dans la constitution de l'identité québécoise, si bien que
l'auteur a pu répertorier plus de 250 récits de ce combat écrits entre 1660 et 1997. Cet
épisode est l'ume des clés de l'identité québécoise, enracinée dans ses rapports avec les
Amérindiens — dans le livre Amérindiens et Euroaméricains sont préférés à Indiens
Autochtones ou Blancs pour éviter toute connotation équivoque ou problématique. Il
s'agit de se déprendre des pièges de la mémoire en montrant, simplement si l'on peut
dire, les différentes transformations subies par les récits nés de cette bataille au fil des
années.
Il est possible de résumer, suivant fidèlement le livre, les étapes pendant lesquelles
la bataille est structurée, mise au centre de l'idendité québécoise, enfin critiquée, tandis
qu'un personnage Dollard, sieur des Ormeaux, passe progressivement au premier plan
et devient un héros éponyme. Les faits eux-mêmes sont presque aussitôt l'objet de
quelques récits, aux objectifs variés, peu avérés, toujours marqués par des a priori qui
classent les protagonistes sur une échelle de valeurs (les Iroquois étant au plus bas). Le
récit d'un sulpicien intégrant la bataille dans l'histoire de Montréal donne à la bataille
une importance centrale dans le destin de toute la colonie. La structure héroïque fige
les appréciations portées sur les Amérindiens, rangés du côté de la nature, marqués par
leur goût de la trahison. Cette leçon initiale semble tomber dans l'oubli pendant plus
d'un siècle et demi, avant d'être reprise par un érudit, qui l'utilise dans le combat que
1999 - Nos 3-4 91
mènent alors les Français contre la puissance coloniale anglaise. Dollard devient
l'exemple des Français fondateurs. Dans les années 1850, face aux menaces nouvelles
entraînées par la révolution industrielle, le clergé se saisit du héros québécois, pour
créer un panthéon historique, dans lequel celui-ci incarné l'intransigeance devant
l'ennemi et l'acceptation du sacrifice. Dollard justifie les valeurs chrétiennes telles que
des hommes et des femmes d'exception se chargent de les maintenir. À la fin du XLX*
siècle et au début du xxe, notamment alors sous l'impulsion de l'abbé Groulx, person-
nalité essentielle, la bataille devient même l'occasion de commémorations populaires et
religieuses, rassemblant des foules sur les lieux, supposés, du combat, ce,pour défendre
autant la religion catholique que la langue française. Pourtant, progressivement, les
critiques vont réclamer des vérifications historiques ou archéologiques, insister sur les
contradictions des sources, et engager le Québec dans une petite guerre historiogra-
phique de trente ans, jusque dans les années 1960. En 1966, une petite bombe ébranle
un monument dédié à Dollard ! Par la suite, l'histoire critique prend le pas sur les récits
fondateurs.
Une telle histoire de la mémoire n'est pas pour étonner. Dollard des Ormeaux est
un lieu de la mémoire ayant cristallisé peu à peu des significations différentes, dont les
variations sont liées aux conditions de chaque époque, et dont le tout forme un ensemble
inextricable où s'enchevêtrent « mythe » et histoire, idéologie et attente sociale. Mêmes
les périodisations qui scandent cette histoire ne provoquent pas de surprise pour un
lecteur connaissant l'évolution des mémoires historiques de l'Ouest, si bien que les luttes
contre les Anglais, contre la civilisation industrielle et la perte des « racines », les liens
avec l'Action française, les accusations portées contre les volontés d'entreprendre une
histoire universitaire, pourraient être exactement transposées à propos des guerres de
Vendée sans beaucoup de difficultés. L'originalité vient de la signification spécifiquement
canadienne, qui fait de cette bataille et des récits qu'elle a suscités l'occasion d'affirmer
une identité québécoise, véritablement française, en mettant les Amérindiens dans une
position toujours subalterne — ceci même dans l'historiographie « critique » qui insiste
toujours sur la pérennité française résistant aux Anglais, alors que les Amérindiens sont
voués à la disparition. Même si leur longue survie, leur développement et la naissance
d'une historiographie propre ont fini par changer la donne.
Cette histoire, intéressante en soi, est manifestement un acte militant pour l'auteur,
qui, en conclusion, plaide pour une reconnaissance à parité des revendications histo-
riques des communautés amérindiennes et euroaméricaines, et pour la reconnaissance
que chacune est le produit « de leurs idéologies et de leur imaginaire historique ».
Pourtant le lecteur français qui comprend bien les intentions de l'acteur et qui ne
mésestime pas les enjeux d'une telle mise en évidence des schémas historiques anté-
rieurs, denjeure un peu sur sa faim puisqu'il ne comprend pas bien, par exemple, quel
a été le soutien manifeste des Québécois aux auteurs catholiques des années 1890-1930.
H s'étonne aussi de l'absence de références utiles à tous les travaux qui organisent la
réflexion collective sur les rapports entre histoire et mémoire. Il regrette enfin que cette
présentaion « généalogique » soit estimée suffisante pour critiquer la création d'un objet
historique, sans suffisamment interpréter les enjeux des ajouts ou des discontinuités
légués par chaque époque, sans non plus tenter un bilan de l'oeuvre des historiens
scientifiques. Ces regrets limités mis à part, le livre est sympathique par son objectif et
sqn écriture alerte etrejoint tous les travaux sur les légendaires mémoriels.
Jean-Clément MARTIN
qui atteint le leader charismatique lui-même dès lors que le particularisme vendéen
entrave ses prétentions à la carrière politique nationale.
Faut-il introduire une réserve dans ce compte-rendu ? Elle sera de méthode. Aussi
louable que soit l'intention des auteurs de marier histoire et sociologie, aussi heureux
qu'ait été leur travail à quatre mains, on nous permettra d'interroger la méthode
compréhensive qu'ils mettent en oeuvre. On peut questionner sa définition même et
spécialement sa prétention à l'objectivation de toute expérience humaine. Mais on la
questionnera surtout du point de vue de sa compatibilité avec la démarche historique.
Celle-ci n'est-elle pas, structurellement, astreinte à l'explication ? Faut-il s'étonner, voire
s'indigner, dès lors, du dépit ou même du ressentiment d'acteurs « pris au piège » du
travail de « dévoilement » historien ?
Philippe DUJARDIN
mitisme. C'est que l'heure est à une tentative de réconciliation des frères ennemis : c'est
le « pétaino-gaullisme » qu'illustre un film comme Le père tranquille; avec Noël-Noël
(contemporaine, ne l'oublions pas de la fameuse théorie de T« épée et du bouclier »,
exposée par le colonel Rémy... mais aussitôt désavouée par le Général De Gaulle). H y
a affrontement culture de résistance contre « culture de guerre froide» (cf. « L'affaire
Guitry » en 1948). La Manon de Clouzotj Nous sommes tous des assassins de Cayatte,
etc. l'avaient illustré. Puis c'est la période de latence ; les années 50 sont dominées par
une volonté d'oubli (voir évidemment Le syndrome de Vichy d'Henry Rousso).
En 1958, le Général revient au pouvoir, son règne qui couvre tout le reste de là
période étudiée par Sylvie Lindeperg, marque un retour en force des déchirements de
la Deuxième Guerre mondiale dans le cinéma français. Mais lé traitement en est expédié
en soixante-dix pages (sur 400), ce qui déséquilibre l'ouvrage. Le meilleur moment, très
brillant, on le trouvera dans les pages consacrées au millésime 1959 : « Nouvelle Vague »
et... Nouvelle République ; Le retour de l'enchantement et la « grandeur de la France »
vont de pair. L'« irrespect conservateur » des comédies sur les années noires triomphe.
Les Cahiers du cinéma, qui finiront dix ans après par soutenir inconditionnellement les
émeutiers de Mai, Commencent alors par accompagner la volonté de réintégrer la
Résistance dans une histoire irénique, qui n'exclut pas une certaine touche de vulgarité
(rappelons certains titres, qui se passent de tout commentaire : Babette s'en va-t-en
guerre, Le Corniaud, sans oublier On a perdu la septième compagnie et ses — trop —
nombreux « remakes »). Il y a là de quoi nourrir une réflexion sur certaines ambiguïtés
de la volonté gaullienne de recréer une France innocente par la magie du Verbe. Le
livre de S. Lindeperg se ferme avec Le chagrin et la pitié et ses mésaventures. C'est là
qu'une autre histoire, tout aussi tumultueuse, et qu'elle écrira peut-être, commence.
Daniel LINDENBERG
Amériques
David MONTGOMERY, Citizen Worker : The Expérience of Workers in the United States with
Democracy and the Free Market during the Nineteenth Century, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 1993, 189p., 21$95.
David Montgomery, l'un des pionniers de la nouvelle histoire du travail aux États-
Unis dans les années soixante, continue infatigablement à tenter de comprendre
comment et pourquoi le mouvement ouvrier américain a pu subir l'affaiblissement et la
marginalisation que l'on sait à la fin du dix-neuvième siècle, dans un pays où les
pratiques politiques démocratiques étaient aussi ancrées, anciennes et vivaces. Ce volume
est donc à replacer dans une suite d'ouvrages, de Beyond Equality, publié en 1967, au
récent Fall of the House of Labor (1987) en passant par Workers' Control in Industrial
America (1979). Tous partent peu ou prou du même constat, celui d'un mouvement
ouvrier puissant politiquement et ayant pleinement pris conscience de lui-même vers
1870, et qui subit pourtant une véritable déroute politico-légale après 1880. Ici,
Montgomery repend cette histoire plus en amont; décrivant comment les travailleurs
ont obtenu la destruction des formes préindustrieHes de subordination qui existaient
encore aux États-Unis vers 1800, en particulier le droit coutumier régissant les rapports
entre maîtres et serviteurs, et aussi, bien sûr, l'esclavage institutionnel. En revanche,
l'échec est total dès qu'il s'agit de mettre en place des mécanismes de régulation du
marché libre, en particulier sur le plan social (législation sociale, formes diverses
d'assistance publique); tout au plus le mouvement ouvrier parvient-il vers la fin du
siècle à satisfaire des revendications de « cadre de vie» dans le cadre des politiques
urbaines (un thème répris tout récemment, et de manière beaucoup plus provocatrice,
par Dan Rodgers). À l'inverse, les employeurs et les élites en général parviennent à
imposer leur propre cadre politico-légal, permettant de « policer » les travailleurs salariés
dans la perspective de l'économie de marché libre industriel.
1999 - N°s 3-4 95
John MAJOR,Prize Possession : The United States and the Panama Canal, 1903-1979,
Cambridge, Cambridge University Press, 1993, 432 p.
Voici un étrange travail : comment autant d'informations inédites, puisées à des
sources originales, ont-elles pu être aussi mal exploitées ? L'objectif affiché dans la
préface (mais entièrement absent d'une courte introduction limitée à des généralités sur
96 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
les raisons de l'intervention américaine contre Noriega en 1989) est de fournir une
analyse historique de la façon dont les États-Unis ont géré et défendu le Canal de
Panama, ainsi que de l'influence du canal sur les relations entre les États-Unis et
Panama, à partir des seuls documents administratifs américains, les documents pana-
méens étant apparemment trop difficiles à obtenir. Major définit cinq sujets d'enquête ;
la structure administrative de la zone du canal, la gestion des employés, les liens
commerciaux de la zone avec Panama, les relations politiques de Panama avec Was-
hington, et les problèmes liés à la défense du canal.
Après deux chapitres introductifs retraçant l'histoire des relations américano-colom-
biennes autour du canal jusqu'en 1903, et la création de Panama et de la Zone
américaine en 1903-1904, le récit est découpé en deux périodes, 1904-1929 et 1929-
1955, sans justification d'ailleurs. Dans chacun de ces deux chapitres, notre auteur
prend ses cinq questions une à une et rapporte pour chacune l'ensemble des décisions
et déclarations administratives qu'il a pu recueillir dans les archives, en suivant
strictement l'ordre chronologique. Impossible donc d'avoir une vue d'ensemble à un
moment donné ; les décisions de l'administration militaire lors de la Première Guerre
mondiale, par exemple, sont relatées à cinq endroits différents à l'intérieur du chapitre
sur 1904-1929.
Mais impossible également de parler de synthèse sur chaque question, puisque
Major s'en tient strictement à ses sources officielles sans jamais leur fournir de contexte.
L'étude de l'administration du canal, par exemple, omet entièrement la compagnie d'État
qui gère et le canal et le chemin de fer parallèle. Or tout indique que cette compagnie
gestionnaire au statut pour le moins étrange était au coeur d'un vaste système de
corruption : entre autres exemples, le directeur du budget de la compagnie était
également auditeur, et se contrôlait donc lui-même ! Fallait-il vraiment s'en tenir aux
déclarations d'officiels pas forcément désintéressés ? Et il y aurait une étude passion-
nante à mener sur la façon dont l'activité commerciale de la zone a pu continuer à
échapper au gouvernement fédéral, grâce à une collusion inexpliquée entre les respon-
sables militaires et les gestionnaires civils.
Les autres analyses sont tout aussi insuffisantes ; Major décrit un système de gestion
du travail fondé sur deux principes potentiellement contradictoires, l'un nationaliste
(Américains contre étrangers), l'autre raciste («blancs » contre «noirs»), mais ignore
cette contradiction (que faire des noirs américains ?) et n'analyse ni les résultats
concrets, ni l'arrière-plan idéologique de ce système. Les rapports commerciaux avec
Panama sont narrés sans une seule tentative d'étude chiffrée des comptes du canal, ou
de Panama. Les interventions constantes des États-Unis dans les affaires intérieures de
Panama sont attribuées à un impérialisme que l'auteur semble considérer comme
structurel et ne nécessitant pas d'explication ; volte-faces et incertitudes américaines ne
sont pas commentées, comme si elles étaient le résultat du hasard et non de désaccords
profonds. La révélation de la faiblesse des défenses du canal ne conduit pas à l'analyse
de sa valeur stratégique réelle.
Aucun lien n'est fait non plus avec des débats historiques actuels, latino-américains
(rôle de l'État, racisme) ou américain (gestion d'entreprise, histoire diplomatique), et il
n'y a pas d'analyse historiographique (sauf pour le rôle de Bunau-Varilla dans le traité
de 1903, découverte déjà publiée ailleurs par Major). Ce long catalogue de citations et
de décisions, travail d'érudition certes utilisable par le spécialiste, est encore loin de
« l'histoire globale de l'administration américaine du canal » promise par la jaquette.
Mais il soulève par implication des questions passionnantes dans l'esprit du lecteur
attentif, et pourra peut-être au moins inciter des chercheurs à se pencher sur le cas de
cette compagnie, qui a apparemment réussi à importer les méthodes des « barons
pillards » des chemins de fer américains jusqu'en plein vingtième siècle, envers et contre
tout l'appareil de l'État américain contemporain, et avec l'appui des dirigeants du pays
qu'elle maintenait sous tutelle...
Pierre GERVAIS
1999 - Nm 3-4 91
André; KASPI, Kennedy, Les 1 000 Jours d'un Président, Paris, Armand CnMra,,« BiBgjta-
phies », 1993, 310 p.
En 1978, A. Kaspi a publié une solide biographie de John F. Kennedy ; il récidive
quinze ans plus tard, prouvant que son intérêt pour ce président n'a pas diminué et
justifiant un livre plus fourni par la quantité d'ouvrages écrits sur le même personnage
depuis. Dans l'ensemble, ce nouvel ouvrage est bien documenté et très clair ; il reprend
partiellement le plan de celui qui l'a précédé. La politique étrangère, les nnesuares sociales
puis les problèmes politiques sont successivement étudiés, pour laisser dans les derniers
chapitres place à l'assassinat, aux révélations récentes sur la vie privée et au mythe. CES
divers aspects sont traités avec précision et, à chaque fois, avec un rappel des conditions
antérieures afin de faire bien apparaître l'action spécifique du président. Celui qui sert
tenu au courant de l'historiographie américaine ne trouve dans ces développements rirai
de très nouveau, sinon quelques détails, pittoresques ou chronologiques» maïs d'autres
en tireront profit.
Sur les événements qui ont donné lieu à des révisions historiographiques récentes
— comme la crise des missiles de Cuba d'octobre 1962 —, A. Kaspi tient compte de
celles-ci, moins pour modifier son interprétation que pour la nuancer ; l'image de grande
maîtrise du président ayant été pour le moins écornée par le dévoilement précis de la
crise. Sur les périodes antérieures, l'explication est plus convenue ; ainsi, le rappel des
liens entre les États-Unis et Cuba ne fait-il pas une distinction très clame entre Amérique
latine et zone caraïbe et l'amendement Platt, qui organise le protectorat américain sur
la grande île n'est pas de 1903, mais de 1901 (p. 97). Ainsi, le survol de la période de
la ségrégation reprend une explication sommaire de la clause du grand-père (p. 186)),,
qui n'exclut pas du vote les descendants de ceux qui ne pouvaient voter, mais permet
de leur imposer diverses mesures discriminatoires. Au sujet de la guerre du Viet-Nam
le tournant de la bataille de Ap Bac de janvier 1963 n'est pas signalé (p. 150). Il me
s'agit là toutefois que de vétilles, mais qu'il est bon de signaler dans la mesure ou
beaucoup de lecteurs se serviront de ce livre pour parfaire leurs connaissances sur
l'histoire américaine.
Pour l'essentiel, la personnalité et le rôle du président assassiné sont montrés avec
l'a fermeté et le sens historique propres à l'auteur. Kennedy était finalement un
personnage complexe, qui apparaît sous les nuages du mythe. En politique étrangère,,
les positions anti-communistes du président sont clairement montrées, qui expliquent
sa politique militaire ou son action dans les différentes parties du monde, chacun d'elles
étant évoquée l'une après l'autre, montrant la nouveauté (Afrique) ou la continuité
(Moyen-Orient). Les jeunes hommes du Corps de la Paix jouent ainsi un rôle dans ce
contexte de guerre froide, même s'ils tirent de leur expérience un épanouissement
personnel — qui n'est pas évoqué dans le livre —. La politique allemande, marquée par
un solide réalisme apparaît bien, à la suite de l'édification du mur de Berlin à partir
d'août 1961 : rien n'étant possible, sinon une protestation formelle et bien orchestrée.
L'incontestable responsabilité de Kennedy dans l'engagement vietnamien est nnontrêe
sans ambage, en dépit des très nombreuses controverses sur ce sujet. Dans le domaine
intérieur, le rôle relativement timide de Kennedy est explicité, tant dans le domaine de
relations inter-raciales, que dans celui de la législation sociale, sans que puisse être
éclairci totalement son tournant libéral de 1963, qui fournit le tremplin que son
successeur pourra mettre à profit pour faire voter un imposant programme législatif.
Les limites de son action économique apparaissent également, soulignées par l'ignorance
du président dans ce domaine ; il est d'ailleurs difficile d'évaluer l'impact exact des
grandes politiques économique lancées à ce moment.
Ce^bilan en demi-teinte a longtemps été masqué par l'assassinat du président. A.
Kaspi, qui a étudié minutieusement ces aspects, nous fournit un état de la question
aussi complet que possible sur ce sujet, sans qu'il prétende pouvoir apporter une réponse
définitive. Il semble bien, en effet, que la vérité sur le drame du 22 novembre 1963 ne
98 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
sera jamais connue avec certitude, même si les dernières études sur Lee Harvey Oswald
semblent confirmer la conclusion de la commission Warren. ;
C'est le mythe Kennedy qui explique également le succès durable du personnage.
Sur ce sujet également, un point complet est fait, nourri des récentes révélations sur
les moeurs du président et le rôle de la famille Kennedy; c'est en effet le père du
président qui a initié le mouvement, sachant mettre en scène son fils et ce dernier a su
utiliser à merveille la presse, les journalistes et la télévision, masquant ses infirmités ou
ses faiblesses avec un talent consommé. Sans avoir véritablement innové, John Kennedy
a mieux tiré parti des médias que ces prédécesseurs ; il a initié la construction de son
image grâce à une apparente disponibilité et à des apparitions nombreuses et étudiées.
La leçon ne sera pas perdue pour ses successeurs.
Cette nouvelle biographie de A. Kaspi est bien écrite, sur un mode narratif classique.
La force du mythe liée à la nostalgie des années 1960 explique l'intérêt maintenu envers
l'ancien président des États-Unis ; au moment du trentième anniversaire de la mort de
ce dernier, un tel livre fait le point fermement, mieux que n'aurait pu le faire un
journaliste simplement tenté par la célébration.
Jacques PORTES
La conclusion générale parle du destin, du rien qui dans la vie des peuples « emporte
la décision, comme l'arrivée de Blûcher à Waterloo ou celle des taxis de la Marne », on
y trouve des réflexions dignes d'un néophyte découvrant la poudre : le Canada est
devenu une grande puissance « qui eût pu imaginer cela un quart de siècle aupara-
vant ! », « Là encore, quel changement ! » et pour finir un plaidoyer en faveur d'une
politique canadienne, face à la future Europe allemande et à l'hégémonie américaine. Il
ne manque même pas à cette conclusion le mythe du pays blanc sans passé colonial, le
Canada ayant été un « pays colonisé mais jamais colonisateur », sauf « la conquête de
l'Ouest sur les métis et celle du grand Nord sur les Inuit », Chipewyan, Cris, Iroquoiens,
Algonquins, Montagnais, Hurons, etc. apprécieront.
Encore plus remarquables dans cet ouvrage sont les parti-pris, la partialité et les
jugements de valeur de l'auteur et l'on comprend mieux l'absence de critique des
sources : au moins 25 « malheureusement », la « persécution » des catholiques des
années 1880 est « une page honteuse de l'histoire de France » (p. 44), « la situation était
désespérée, le cinéma étant devenu la chasse gardée des Américains » (p. 100), « les
vaillants défenseurs de droits du français » (p. 159), le « retard » pris par l'armement
français (p. 285) etc. L'auteur distribue mérites et excuses, déplore, condamne et
approuve. Parmi les fleurons de ce livre, on trouve une condamnation de l'attitude
gaUophobe de Pie XI, qui fait preuve d'une « hostilité sournoise à l'égard de la France »
(p. 156), mais comprend ensuite son «erreur», revient sur son «entêtement» et sa
« hargne » contre l'Action française et clôt cette « triste querelle » ; on apprend aussi
que Sept est un hebdomadaire « d'extrême gauche » (p. 193) ; on oublie d'apprendre que
le cardinal Villeneuve a fait partie de l'équipe de l'Action française québécoise et a
donné son imprimatur à une publication nationaliste et antisémite en 1936. Enfin le
chapitre 1 de la IIIe partie réfute en 8 pages (car M. Prévost donne des leçons d'histoire)
les historiens qui « s'obstinent à nier qu'il y ait eu réellement accord entre Pétain et
Churchill » (p. 320).
La bibliographie est logiquement à l'avenant du contenu, l'ancien camelot du roi
Robert Rumilly est cité à de nombreuses reprises ; Bruchési, Groulx, Aron, Auphan,
Bainville, Bardoux, Goyau, Écrits de Pétain présentés par Isorni... inclus dans les
ouvrages ; les travaux des spécialistes québécois ignorés, l'auteur reproduisant la vulgate
historiographique misérabiliste du paùvre-petit-pays-lâchement-abandonné-par-la-France,
dramatiquement séparé de sa mère patrie.
Que la publication d'un tel travail ait été souhaitée par un jury universitaire (4e de
couverture) achèvera de plonger l'hypothétique lecteur dans un abîme de perplexité.
. Catherine POMEYROLS
Robert M. LEVINE, Father of the Poor ? Vargas and his Era, Cambridge, Cambridge
'.' University Press, 1998, 193 p., £ 12.95.
L'ouvrage de Robert M. Levine met en scène un personnage-clé de la vie politique
brésilienne — Getulio Vargas — tour à tour sénateur, député, ministre, gouverneur,
chef d'État révolutionnaire, président par intérim et président élu. Vargas est entré dans
l'histoire du Brésil par le coup d'État de 1930, qui met fin à la république des oligarchies.
En 1937, alors que son mandat arrive à son terme, il déclenche un nouveau coup d'État
qui instaure YEstado Novo. Il est déposé en 1945, mais retrouve légalement la magistra-
ture suprême en 1950 et l'assume jusqu'en août 1954, date à laquelle il met fin à ses
jours. Son nom est associé à l'industrialisation et à la mise en place d'une législation
sociale moderne. Adulé, mais aussi honni (notamment lors de l'affaire de l'attentat
contre 'Lacerda), il constitue une figure de référence incontournable pour qui veut
comprendre le Brésil moderne, mais aussi pour l'homme de la rue et d'une manière
générale, pour les abusés du développement qui ont persisté à voir en lui « celui qui
s'est toujours rappelé d'eux », même si l'histoire est plus nuancée.
100 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
C'est pourquoi l'ouvrage de Robert M. Levine est centré sur l'analyse des transfor-
mations enregistrées par le Brésil entre 1930 et 1954. Dans quelle mesure Vargas a-t-il
marqué son temps? Comment Vargas a-t-il influencé l'évolution de la vie politique
brésilienne ? Le bilan de son passage au pouvoir est-il à la hauteur des sentiments qu'il
a suscités ? Pourquoi certains disent de lui qu'il est le « père des pauvres », mais
également, et de manière ironique, la « mère des riches ». L'auteur reprend chronologi-
quement les grandes étapes de cette histoire, et sur la base de sources privées (le journal
de Vargas) et d'études antérieures, il brosse un portrait du personnage.
Plus qu'un représentant des pauvres, Vargas est présenté comme un homme de
l'ordre, désireux de promouvoir une citoyenneté inscrite dans un projet fortement
encadré par l'État. Les manquements aux droits de l'homme les plus élémentaires ont
été fréquents sous son administration, l'auteur relatant même l'existence de camps pour
les opposants politiques dans lesquels les pratiques les plus sordides étaient monnaie
courante. Seules les élites ont pu véritablement bénéficier d'une véritable citoyenneté.
Concernant les transformations économiques, l'auteur met en évidence un double
mouvement : l'affirmation de l'urbanisation soutenue par l'industrialisation, mais égale-
ment, la polarisation des activités dans les États déjà les plus riches, à savoir le Centre-
Sud et plus particulièrement les villes de Sâo Paulo et Rio de Janeiro. L'administration
Vargas est ici critiquée dans son incapacité à avoir recherché un réel développement
pour l'ensemble du pays. De même, sur le plan social, la reproduction des privilèges et
l'absence de mobilité sociale ascendante constituent des constantes de la période Vargas.
Le bilan en terme de partage du revenu est catastrophique. À la fin de l'administration
Vargas, le Brésil était parmi les pays les plus inégalitaires. Les mesures adoptées en
matière de politique éducative et de santé publique sont restées bien en deçà des
besoins réels du pays, et la structure concentrée de la terre n'a fait l'objet d'aucune
réforme, maintenant en l'état un système particulièrement injuste. L'auteur insiste
notamment sur la présence encore très forte des représentants de l'oligarchie dans les
arcanes du pouvoir, reconnaissant par là le caractère partial du coup d'État de 1930.
Enfin, dans l'exercice de la politique, Vargas a largement personnalisé le pouvoir en
recourant à bien des reprises aux décrets et en n'hésitant pas à brandir le spectre de la
menace communiste pour justifier des transgressions à l'ordre constitutionnel, notam-
ment lors du coup d'État de 1937. Ses sympathies pour le régime hitlérien et ses
relations avec ses représentants sont également rappelées.
Pourtant, le règne de Vargas ne peut être non plus assimilé à la poursuite de la
politique de la république oligarchique. C'est là sans doute que l'ouvrage est le moins
convaincant car il ne donne pas d'interprétation permettant d'appréhender dans un
même schéma le maintien des structures héritées de la Première République et la
montée en puissance, quoique de manière insuffisante, de signes évidents de modernité.
Plus exactement, les termes qui reviennent pour caractériser cet état des choses sont :
corporatisme et populisme... des concepts souvent limités, aux contours flous ou trop
larges. En fait, l'auteur n'appréhende les transformations de la période qu'à travers
Vargas et ne fait pas d'analyse de l'État et des classes comme on les trouve par exemple
chez l'historien Boris Fausto (A Revoluçâo de 1930 : historiografia e historia, Brasiliense,
Sâo Paulo, 1974) ou le sociologue Luciano Martins {Pouvoir et développement écono-
mique : formation et évolution des structures politiques au Brésil, Anthropos, Paris 1976).
Mais ce n'était là sans doute pas l'objectif de l'ouvrage.
Principalement préoccupé à cerner la personnalité de Vargas, l'ouvrage apporte une
foule d'informations sur un personnage difficile à saisir et qui prête à toutes les
interprétations. Il se termine sur une chronologie, des extraits de discours de Vargas ou
de témoignages le concernant, et une intéressante revue de photos de l'époque.
Jacky BUFFET
1999 - Nos 3-4 101
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1999 - N°s 3-4 105
Rapport d'activité
présenté pour le bureau par Philippe MINARD
Exercice 1998
A. Recettes
— Cotisations : 121 636,96 F
— Cotisations sur années antérieures : 48 882,29 F
— Vente de numéros isolés : 45 554,73 F
— Abonnements : 463 673,44 F
— Abonnements sur années antérieures : 49 228,78 F
— Remboursement T.V.A. : néant
— Subvention : néant
Total des recettes : 728 962,20 F
B. Dépenses
— Gestion : 193 598,97 F
— Publications : 551 148,02 F
Total des dépenses : 744 746,99 F
C. Résultat de l'exercice
— Recettes : 728 962,20 F
— Dépenses : 744 746,99 F
Soit un solde négatif de 15 770,79 F
1999 - NQS 3-4 109
— Sur le C.C.P. de la société, au 31-12-1998 : 88 645,80 F
— En portefeuille de S.I.C.A.V. monétaires et obligataires (montant actualisé) :
386 170,80 F
Remarques :
— Les rentrées des cotisations demeurent satisfaisantes tout en se tassant légèrement
cette année, mais ce phénomène est largement compensé par l'amélioration des rentrées
au titre des abonnements. Les efforts accomplis pour obtenir la régularisation des
arriérés de cotisations ou d'abonnements produisent leurs résultats ; ces efforts seront
poursuivis car ils sont indispensables au bon équilibre financier de la revue.
— Les arriérés du remboursement de la T.V.A. par l'administration fiscale s'accumulent
toujours et portent sur environ 70 000 F pour les années 1994 à 1998. La situation
devrait normalement être régularisée cette année.
— Cette année encore, nous devons déplorer l'absence de subvention de la Ville de
Paris. La réorientation de la politique de la Ville en ce domaine ne nous laisse pas de
très grands espoirs pour l'avenir. Cette situation nous a conduit pour le prochain budget
à déposer une demande d'aide à la publication auprès du C.N.R.S. (pour un montant
de 50 000 F) et auprès du Service juridique et technique de l'information, attaché au
Premier ministre, qui cherche à favoriser l'expansion de la presse française à l'étranger
(pour un montant de 20 000 F). U faut se souvenir que 50 % du tirage de la R.H.M.C.
est vendu à l'étranger (avec comme points forts les pays de l'Union européenne,
l'Amérique du Nord, l'Asie extrême-orientale et comme points faibles l'Afrique, l'Amé-
rique latine, les pays de l'ancien « bloc de l'Est »).
— Au bilan, malgré la non récupération de certaines recettes comme les rembourse-
ments de T.V.A., la gestion plus serrée de cette année et la baisse prévue des dépenses
(nous n'avons financé que deux bulletins en 1998 contre trois en 1997) nous ont permis
d'effacer presque totalement le déficit apparu l'année dernière. Le déficit résiduel de
cette année peut être facilement absorbé grâce à l'excellente tenue de notre portefeuille
de S.I.C.A.V. Si nous pouvons espérer à l'avenir une hausse des recettes (remboursement
de la T.V.A., subventions...), nous devons maintenir notre vigilance sur les rentrées de
cotisations et d'abonnements ; nous devons également chercher à élargir l'audience de
la revue afin de susciter de nouvelles adhésions à notre société et de nouveaux
abonnements à la R.H.M.C.
A. Recettes
— Cotisations : 130 000 F
— Cotisations années antérieures : 40 000 F
— Vente de numéros isolés : 40 000 F
— Abonnements : 440 000 F
— Remboursement T.V.A. 1998 : 15 000 F
— Rappel T.V.A. 1994-1997 : 50 000 F
— Subvention : ?
Total des recettes : 715 000 F
B. Dépenses
— Gestion : 200 000 F
— Publications : 520 000 F
Total des dépenses : 720 000 F
Soit un solde très légèrement négatif de 5 000 F.
110 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine
Mais le projet de budget est peut-être excessivement pessimiste puisque nous n'avons
pris en compte aucune subvention...
Scrutin
Scrutin du 6 mars 1999 pour le renouvellement
du tiers sortant du Conseil d'administration
Huit sièges étaient à pourvoir.
Votants 97
Bulletins nuls 0
Suffrages exprimés 83
Ont obtenu :
Jean-Jacques BECKER 81
Anne BONZON 92
Christine MANIGAND 70
Jean-Clément MARTIN 86
Philippe, MINARD 95
Frédéric MORET 69
Michel MORINEAU 82
Daniel ROCHE 92
Nouveaux sociétaires :