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000571ar Antoine Berman

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Article

« Berman, étranger à lui-même? »

Marc Charron
TTR : traduction, terminologie, rédaction, vol. 14, n° 2, 2001, p. 97-121.

Pour citer la version numérique de cet article, utiliser l'adresse suivante :


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Berman, étranger à lui-même?

Marc Charron

Introduction

À la lumière de principes énoncés par Antoine Berman dans deux


essais du début et du milieu des années 1980 respectivement, il sera
question d’analyser ici sa traduction du grand roman sur la dictature Yo
el Supremo, œuvre maîtresse du Paraguayen Augusto Roa Bastos. La
première particularité du travail de Berman en tant que traducteur
littéraire, c’est qu’il se limite presque exclusivement au domaine latino-
américain. Sa traduction la plus connue est sans doute celle de Los siete
locos (Les sept fous) de l’Argentin Roberto Arlt, traduction parue en
1981 et réalisée en collaboration avec Isabelle Berman. La traduction
de Yo el Supremo (Moi le Suprême) remonte, quant à elle, à 1977, trois
ans après la publication de l’ouvrage en espagnol1. Avant celle de
Berman, seule était parue la traduction allemande de Yo el Supremo,
traduction que Berman affirme, dans Pour une critique des
traductions : John Donne, avoir consultée2. Quant à la traduction
anglaise de Helen Lane, I the Supreme (dont on citera plusieurs
passages ici pour des raisons qui deviendront rapidement évidentes au
lecteur), elle parut chez l’éditeur new-yorkais Alfred Knopf en 1986.

1
Il y a lieu de préciser, pensons-nous, que la traduction de Berman fut rééditée
aux Éditions du Seuil en juin 1993, sans qu’aucune modification n’y soit
apportée. Faut-il voir là une indication que Berman n’avait pas prévu, depuis
1977 et ce jusqu’à sa mort en 1991, d’apporter de modification à sa première
version en vue d’une réédition éventuelle?
2
A. Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard,
1995, p. 84.
97
On sait en fait peu de chose du contexte entourant la traduction
française de Yo el Supremo, sinon que Berman l’a réalisée seul3 et que
la critique française (nommément Gérard de Cortanze et Alain
Bosquet) lui a réservée un accueil triomphal. Lire Moi le Suprême
lorsqu’on ne connaît pas la pensée bermanienne en matière de
traduction, c’est connaître le plaisir de lire une grande traduction. Lire
Moi le Suprême quand on connaît les études traductologiques que nous
a léguées Berman, c’est quitter ce plaisir, du moins momentanément, et
être inévitablement tenté de poser la question, à l’anglaise : “Is Berman
putting his money where his mouth is?” Mais est-ce faire preuve de
malhonnêteté que de poser la question de cette manière, en ce sens que
les écrits traductologiques de Berman les plus contemporains de la
traduction de Yo el Supremo demeurent, somme toute, postérieurs à
celle-ci? Pourtant, si l’on veut porter un regard critique sur ce qui
constitue, il faut bien l’avouer, la traduction littéraire la plus ambitieuse
de Berman, on doit nécessairement le faire à partir de textes qui ont été
écrits après la traduction. L’avantage de notre démarche dans ce cas-ci,
c’est que parmi les textes les plus contemporains de Yo el Supremo se
trouvent ceux où Berman a abordé, plus que partout ailleurs, les enjeux
propres à la traduction de la littérature latino-américaine.

On le sait, il n’existe que très peu de textes qui abordent la


problématique de la traduction de la littérature latino-américaine. Les
écrits les plus révélateurs sur le sujet sont sans doute ceux de Suzanne
Jill Levine, traductrice américaine, entre autres, des Cubains Severo
Sarduy et Guillermo Cabrera Infante, et de l’Argentin Manuel Puig,
écrits qui ont été recueillis dans l’ouvrage The Subversive Scribe (1991)
et qui portent notamment sur le rôle subversif et l’apport créateur de la
pratique traduisante. Chez Berman, il y a, bien entendu, de multiples
références à Roberto Arlt et à la traduction de Los siete locos. On
trouve ces références dans à peu près tous les écrits traductologiques de
Berman, mais aucun d’entre eux n’amorce de réelle analyse critique des
Sept fous. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on ne peut d’aucune
façon considérer les premiers essais de Berman comme une tentative
d’autocritique a posteriori de sa traduction de Yo el Supremo4. Rien ne

3
En deuxième de couverture, on peut lire : « Le traducteur tient à remercier
Mlle Grecia de la Sobera, M. Ruben Bareiro-Saguier et M. Jean Andreu, qui
ont bien voulu relire son travail et l’enrichir de leurs conseils et de leurs
suggestions. »
4
Au sens où il le fera plus tard, par exemple, dans Pour une critique des
traductions : John Donne.
98
laisse croire qu’il s’agit en fait de cela; nulle part Berman n’évoque la
possibilité qu’il puisse être, comme traducteur, à l’abri de ce qu’il
appelle les « tendances déformantes » du français-langue-de-traduction.
Toutefois, l’idée de mesurer sa traduction de Yo el Supremo à l’aune
des « tendances déformantes » répertoriées par Berman lui-même n’est
aucunement gratuite. En effet, l’essai « La traduction des œuvres
latino-américaines » (ci-après TOLAM), paru en 1982 dans la revue
allemande Lendemains, et, dans une moindre mesure, celui intitulé « La
traduction comme épreuve de l’étranger » (ci-après TRACE), publié en
1985 dans le numéro spécial que la revue canadienne Texte a consacré
au thème « Traduction : textualité », laissent tous les deux croire à une
possibilité de dresser une résistance à cette systématique de la
déformation.5

Les tendances déformantes, une affaire systématique

Dans le premier essai, il est largement question du « polyfacétisme » du


roman latino-américain, c’est-à-dire de ce tissu signifiant que
constituerait le mélange de l’oral et de l’écrit, du vernaculaire et du
littéraire. Le polyfacétisme, si l’on en croit Berman, comporte de
nombreux problèmes pour le traducteur français, dont la langue et la
littérature se seraient toujours efforcées de « bannir tout lien avec le
vernaculaire ». Devant un tel obstacle de nature quasi institutionnel, le
traducteur français n’aurait que deux possibilités d’action : ou bien
soumettre la langue de départ et le texte de départ aux normes
réceptrices, ou bien transgresser ces dernières6. Et, comme l’indique
Berman, cet obstacle est ressenti avec plus d’acuité si l’on est le
traducteur d’œuvres où l’oralité est centrale (comprendre ici le roman
latino-américain), parce que la langue française affiche des « tendances
antivernaculaires [...] qui constituent un système de déformation dont il
faut prendre une conscience elle-même systématique. » (TOLAM,
p. 40)

Il importe d’abord de souligner l’usage que fait Berman ici du


terme « systématique ». À la déformation systématique qu’opère la

5
Nous parlons ici de TRACE, mais nous aurions pu tout aussi bien nous
appuyer sur un autre article de 1985 intitulé « L’analytique de la traduction et la
systématique de la déformation » paru dans le collectif Les tours de Babel, qui
reprend, à peu de chose près, le texte intégral de TRACE.
6
La position épistémologique du traducteur-traductologue américain Lawrence
Venuti n’est pas sans évoquer celle de Berman à cet égard.
99
langue française, le traducteur a le devoir, selon Berman, d’opposer un
« système correctif » dont l’application serait elle-même
« systématique ». Or, c’est sur ce point précis, pourra-t-on constater,
que Berman s’écarte le plus, dans Moi le Suprême, de ses propres
principes en matière d’épistémologie traductionnelle. De quelle
manière? S’il est vrai que les « tendances déformantes » constituent un
tout qui opère de façon systématique, alors seule la systématicité d’un
processus inverse permettrait de mener à une traduction qui soit « le
résultat d’une composition entre deux langues » (TOLAM, pp. 42-43).

Dans TOLAM, Berman relève une demi-douzaine de


tendances antivernaculaires du français-langue-de-traduction. Ce sont :
1. la rationalisation;
2. la clarification;
3. l’ennoblissement;
4. l’appauvrissement qualitatif;
5. l’appauvrissement quantitatif;
6. l’effacement du vernaculaire.

Dans TRACE, Berman reprend le concept de « système de


déformation » des textes, mais va plus loin cette fois en suggérant
d’examiner ce système à l’aide de l’« analytique de la traduction »,
qu’il faut comprendre « au double sens du terme », c’est-à-dire « au
sens cartésien, mais aussi au sens psychanalytique, dans la mesure où
ce système de déformation est largement inconscient, se présente
comme une série de tendances, de forces déviant la traduction de sa
pure visée. » (TRACE, p. 69)

Alors qu’il parle de « polyfacétisme » pour caractériser les


œuvres littéraires latino-américaines, Berman introduit, dans TRACE,
la notion d’« espace polylangagier » intrinsèque à la prose littéraire.
L’analytique des forces ou tendances déformantes, c’est sur la
traduction du roman que Berman estime urgent de la mener, car de tous
les genres, ce serait dans la prose romanesque qu’« opère le système de
déformation en toute tranquillité. » (TRACE, p. 71)

À la lecture de TRACE, il est difficile de ne pas croire que les


travaux de Bakhtine sur les langages du roman sont à l’origine de
certains des fondements de l’« analytique de la traduction » de Berman.
Les emprunts à la terminologie ou les termes d’inspiration bakhtinienne
(espace polylangagier, polylinguisme, polylogie informe du roman,
etc.) sont trop nombreux pour qu’il en soit autrement. Sauf qu’il y

100
aurait peut-être lieu de s’interroger sur l’usage que fait parfois Berman
de cette terminologie. Par exemple, lorsqu’il écrit dans L’Épreuve de
l’étranger (ouvrage dont la parution coïncide à quelques mois près avec
celle de TRACE) : « Dans le dépassement que représente la visée
éthique [de la traduction] se manifeste un autre désir : celui d’établir un
rapport dialogique entre langue étrangère et langue propre » (p. 223),
on peut certes prétendre qu’il faut interpréter « dialogique » comme
voulant simplement signifier « ce qui est en forme de dialogue » (c’est-
à-dire, pour reprendre les termes de Berman, « le résultat d’une
composition entre deux langues »), mais on doit aussi se demander si
Berman ne fait pas allusion dans ce cas-ci au terme le plus fondamental
de la philosophie bakhtinienne du langage. Et donc, il faut s’interroger
sur les dangers éventuels d’employer indifféremment le terme
dialogique afin de qualifier tout élément qui entre en relation
d’intertextualité avec un autre à l’intérieur d’une œuvre littéraire, et
toute opération agissant sur deux sujets ou deux langues, comme le fait
par exemple la traduction. Ce qui est certain, au bout du compte, c’est
que les tendances déformantes peuvent opérer à l’insu du traducteur en
ce qu’elles relèvent de l’inconscient : comme on le verra, Yo el
Supremo entretient des liens intertextuels particuliers avec, entre autres,
plusieurs textes littéraires français, liens dont Berman n’a visiblement
pas soupçonné l’existence ou apprécié toute la portée.

Les théories bakhtiniennes, explicites ou non, sont donc au


cœur de l’interrogation de Berman, et ce, quelle que soit la finalité qui
leur est réservée. Dans TRACE, elles viennent corroborer l’argument
de Berman selon lequel on ne propose pas, à la « polylogie informe »
du roman à forte dose orale, une traduction qui viendrait défaire cette
« unicité » en l’aplanissant de son vernaculaire.

Alors que Berman avait relevé six tendances antivernaculaires


dans TOLAM, ce ne sont pas moins de 12 tendances déformantes qu’il
faut compter dans TRACE (et aussi, dans l’essai paru la même année
dans Les Tours de Babel). Ces tendances ou forces sont :
1. la rationalisation;
2. la clarification;
3. l’allongement;
4. l’ennoblissement et la vulgarisation;
5. l’appauvrissement qualitatif;
6. l’appauvrissement quantitatif;
7. la destruction des rythmes;
8. la destruction des réseaux signifiants sous-jacents;

101
9. la destruction des systématismes;
10. la destruction des réseaux vernaculaires ou leur
exotisation;
11. la destruction des locutions et idiotismes;
12. l’effacement des superpositions de langues.

Pour tout dire, Berman reprend essentiellement ici les six tendances
déjà relevées dans TOLAM, puis en subdivise certaines ou en renomme
d’autres; par exemple, il ajoute la tendance 3 (qui figurait comme
simple corollaire de la rationalisation dans TOLAM) et renomme les
tendances 4 et 10. Celles qui viennent vraiment s’ajouter sont les
tendances 7, 8, 9, 11 et 12.

Même en ne se limitant qu’aux premières pages de la


traduction du roman de Roa Bastos (Moi le Suprême en compte plus de
quatre cents) et donc à des exemples qui relèvent plutôt de la
microstructure textuelle, on constate avec étonnement que plusieurs de
ces exemples sont comparables à certains dont discute Berman dans
TOLAM et TRACE. L’idée de vérifier si la « visée éthique » avait été
maintenue (ne serait-ce que sur une vingtaine de pages) permet en
retour de vérifier si le traducteur avait su « opposer un système
efficace » aux tendances déformantes. L’objectif étant de voir si le
principe d’opposition avait été appliqué systématiquement ou non, on
comprendra que l’exercice de repérage a dû être restreint, très souvent,
à l’étude du terme ou de l’énoncé comme unité de traduction et,
parallèlement, à ce qui constituait d’abord une difficulté de traduction
découlant de l’oralité propre au texte au départ (cet élément central
pouvant faire intervenir la presque totalité des tendances déformantes).
Aussi nous en tiendrons-nous à présenter des exemples qui ne
supposent, pour les fins de cet exercice, aucune connaissance préalable
du roman ou de l’espagnol. Enfin, mentionnons que les passages
présentés sont presque toujours accompagnés ici de leur traduction
anglaise qui, fait intéressant à noter, a été révisée par l’auteur.

Tendances déformantes et oppositions régressives

Yo el Supremo a pour sujet et personnage principal le dictateur José


Gaspar Rodríguez de Francia, (qui a régné sur le Paraguay de 1814 à
1840), d’où, il va sans dire, le titre du roman. Le texte de Roa Bastos se
présente comme la collection des cahiers du Suprême (qu’a réunis un
compilateur). Le dictateur y raconte sa vie et l’histoire du Paraguay,
répondant en quelque sorte à tous ceux qui ont durement critiqué son

102
régime, nommément les historiens. La voix du Suprême nous parvient
donc de son vivant mais aussi d’outre-tombe. Roa Bastos utilise dans
Yo el Supremo plusieurs formes narratives : des dialogues transcrits,
des entrées tirées du « cahier privé » du Suprême, le texte d’un pasquin
qui demande la décapitation du Suprême (pasquin sur lequel s’ouvre
d’ailleurs le roman et qui sert de leitmotiv tout au long de la narration),
etc. Dans la partie analysée ici, soit environ les vingt premières pages
du roman, il s’agit essentiellement de dialogues transcrits dans lesquels
le Suprême dicte des ordres à son secrétaire Patiño, à l’exception d’un
échange entre le Suprême et la vieille Petrona Regalada (celle que le
Suprême appelle sa sœur présumée), et de deux courts passages tirés du
cahier privé du Suprême.

1. La rationalisation

Voyons tout d’abord une série d’exemples ayant trait à la


rationalisation, plus spécifiquement à la modification de structures
syntaxiques parlées par l’ajout systématique de coordinateurs, ainsi
qu’à ce que nous appellons la hantise de la rationalisation, qui constitue
la manifestation contraire du phénomène.

1.a. Les structures syntaxiques

1. a. 1. YES7 : Muy distinta es su letra en la minuta del discurso, en


las instrucciones a los diputados, en la denuncia en que años más
tarde acusará a un hermano para robarle ganado de su estancia en
Altos. (p. 4)
MLS : Bien différent est son style au moment de ce discours, puis
dans les instructions qu’il remet aux députés, et dans le texte où, des
années plus tard, il accuse un de ses frères de lui avoir volé du bétail
dans son domaine d’Altos. (p. 10)
ITS : His handwriting is very different in the draft of the speech, in
the instructions to the deputies, in the statement to the authorities
years later in which he accuses one of his brothers of having stolen
cattle from him at his estancia in Altos. (p. 4)

1. a. 2. YES : La maldita bezoar no impidió que la vaca fuera


invadida por la garrapata, le he dicho cuando vino a quejarse. No la
curó a usted, señora, de su encalabrinamiento. No pudo sacar la
ponzoña de la demencia al obispo Panés. Menos aliviarme la gota

7
Les sigles YES, MLS et ITS renvoient à Yo el Supremo, Moi le Suprême et I
the Supreme respectivement.

103
cuando trajo aquí su piedra a restregármela sobre la pierna hinchada
durante tres días seguidos. (p. 8)
MLS : Cette maudite pierre bézoard, lui ai-je dit quand elle est venue
se plaindre, n’a pas protégé votre vache des tiques. Elle ne vous a pas
guéri, Madame, de votre obstination. Elle n’a pu ôter à l’évêque
Panés le venin de la démence. Et encore moins pour soulager ma
goutte, quand vous avez amené votre pierre ici pour frotter pendant
trois jours ma jambe enflée. (p. 14)
ITS : The cursed bezoar didn’t keep the cow from being infested with
the tick, I told her when she came to complain. It didn’t cure you,
señora, of your calenture of the brain. It proved incapable of drawing
the poison of dementia out of Bishop Panés. And still less capable of
relieving my gout when you brought your stone here to rub it on my
swollen leg for three days. (p. 8)

1. a. 3. YES : ¿Entendió usted cómo debe fabricarme los cigarros en


adelante? La mujer se arrancó violentamente de sí misma. La cara le
quedó entre las manos. No sabe qué hacer con ella. Del grosor de este
dedo ¡eh! Armados en una sola hoja de tabaco. Enserenado. Seco.
(p. 9)
MLS : Avez-vous compris comment vous devez désormais fabriquer
les cigares? La femme s’arrache violemment à elle-même. Son visage
lui reste entre les mains. Elle ne sait qu’en faire. De la grosseur de ce
doigt, hein! Et faits d’une seule feuille de tabac. Séchée. Rafraîchie.
(p. 16)
ITS : Did you hear how you are to roll my cigars from now on? The
woman wrenches herself violently away from herself. Her face is still
between her hands. She doesn’t know what to do with it. As big
around as this finger, eh? Rolled out of just one leaf of tobacco.
Softened in night dew. Dry. (p. 10)

1. a. 4. YES : Tiene la piedra-rumiante su propia vela. Llegará a tener


su propio nicho. Tal vez con el tiempo, su santuario. (p. 9)
MLS : La pierre-ruminante possède son propre cierge. Elle
parviendra un jour à avoir une niche. Et peut-être, avec le temps, son
sanctuaire. (p. 16)
ITS : The ruminant-stone has its own vigil light. Someday it will have
its own niche. Perhaps, in time, its sanctuary. (p. 10)

On signalera aussitôt l’ajout répété de la conjonction « et » dans les


quatre passages reproduits ci-dessus, en plus de la conjonction « puis »
dans le premier passage (en comparaison, on ne compte qu’un seul
ajout dans la traduction anglaise, soit en 1. a. 2.). Cumulativement, tous
ces ajouts dans la traduction de Berman rendent, bien entendu, la
syntaxe-cible plus fluide et, plus important encore, instaure un ordre
logique du discours, c’est-à-dire qu’on se trouve ainsi à passer, en

104
quelque sorte, de la transcription du discours oral naturel à la
transcription du discours écrit naturel. D’ailleurs, ces ajouts paraissent
d’autant plus curieux quand on sait que Berman affirme au sujet de la
rationalisation dans TRACE qu’elle

porte au premier chef sur les structures syntaxiques de l’original, par


exemple sur cet élément sensible et modifiable du texte en prose
qu’est la ponctuation. La rationalisation re-compose les phrases et
séquences de phrases de manière à les arranger selon une certaine
idée de l’ordre du discours. Or, partout où la structure des phrases
est plus libre (c’est-à-dire ne répond pas à celle d’un ordre), il y a
péril d’un resserrement dangereux.8

1. b. La hantise de la rationalisation

Un peu comme cela se produit pour le phénomène d’hypercorrection en


sociolinguistique, l’hypersensibilité à la tendance déformante de la
rationalisation peut avoir des conséquences que ne souhaite sûrement
pas le traducteur précoccupé par les forces de la déformation. C’est
pourquoi il faudrait parler dans un tel cas de la hantise de la
rationalisation. Par exemple, seule une méconnaissance fondamentale
de l’espagnol (ce qu’on peut exclure d’emblée ici) ou une volonté
exacerbée de demeurer collé à la lettre du texte de départ peut expliquer
l’exemple suivant, où l’infinitif en espagnol joue simplement le rôle
d’un impératif. Le même usage en français ne fait qu’opacifier le
discours tout à fait naturel du Suprême, soit un ordre dicté à son
secrétaire au sujet des auteurs du pasquin :

1. b. 1. YES : ¡Qué libros va a haber aquí fuera de los míos! Hace


mucho tiempo que los aristócratas de las veinte familias han
convertido los suyos en naipes. Allanar las casas de los antipatriotas.
Los calabozos, ahí en los calabozos, vichea en los calabozos. (p. 4)
MLS : Comme s’il restait des livres ici en dehors des miens! Il y a
longtemps que les aristocrates des Vingt Familles ont transformé les
leurs en cartes à jouer. Perquisitionner les maisons des antipatriotes.
Les cachots, oui, les cachots, jette donc un petit coup d’oeil aux
cachots. (p. 9)
ITS : What books would there be around here outside of my own!
The aristocrats of the Twenty Families turned theirs into playing
cards ages ago. Have the houses of the antipatriots searched. The
dungeons, down in the dungeons, go have a look in the dungeons. (p.
4)

8
A. Berman, op. cit., p. 71.
105
2. La clarification

Viennent ensuite trois passages relatifs à la tendance déformante de la


clarification, elle-même corollaire de la rationalisation selon Berman.
Les deux premiers exemples ont trait à des événements marquants de
l’histoire du Paraguay, alors que le troisième a trait à l’explicitation
d’une formule implicite pour les deux personnages (le Suprême et son
secrétaire) qui échangent au sujet des auteurs recherchés du pasquin.

2.a. Rendez-vous avec l’Histoire

2. a. 1. YES : Quiero releer el discurso que pronunció en la Asamblea


del año 14 reclamando mi elección de Dictador. (p. 4)
MLS : Je veux relire le discours qu’il a prononcé à l’Assemblée de
1814, quand il proposait que je sois élu dictateur. (pp. 9-10)
ITS : I want to reread the speech he delivered in the Assembly of the
year ’14. (p. 4)

2. a. 2. YES : ¿Sucedieron ambos hechos al mismo tiempo? No,


Excelencia. La piedra del cerro de Yariguaá o Silla-del-viento fue
encontrada hace cuatro años, después de la gran cosecha del 36.
(p. 20)
MLS : Les deux événements ont-ils eu lieu au même moment? Non,
Excellence. La pierre de la colline de Yariguaá, ou Chaise-du-Vent, a
été découverte il y a quatre ans, après la grande récolte de 1836.
(p. 28)
ITS : Did both things happen at the same time? No, Excellency. The
stone from Yariguaá Hill, or Chair-of-the-Wind, was found four years
ago, after the great harvest of ’36. (p. 22)

Si le texte espagnol ne précise pas qu’il est fait référence à une


Assemblée extraordinaire et à une récolte exceptionnelle ayant eu lieu
au XIXe siècle, c’est qu’il s’agit tout simplement d’un dialogue entre le
Suprême et son secrétaire, et que ce dialogue a lieu en 1840. Il aurait
été peu naturel, dans un tel contexte, que les deux interlocuteurs
précisent en toutes lettres (en tous chiffres?) le siècle où se sont
déroulés ces événements. Fallait-il, pour autant, le préciser au lecteur
français? La clarification destinée au lecteur français ne vient-elle pas
effacer une caractéristique on ne peut plus élémentaire de la

106
transcription des dialogues? Et pourtant, Berman affirme
catégoriquement au sujet de la clarification : « […] l’explication peut
être la manifestation de quelque chose qui n’est pas apparent, mais celé
ou réprimé, dans l’original » (TRACE, p. 72). Si l’on s’entend pour
dire que ce « quelque chose » ici, en espagnol, n’est pas celé ou
réprimé, mais tout bonnement implicite (pour les raisons déjà
mentionnées), il semble que la déformation qu’introduit consciemment
le traducteur dans un pareil cas est d’autant plus régressive.

2. b. L’indéfini concis devenu prolixe

2. b. 1. YES : No te pido que me adules, Patiño. Te ordeno que


busques y descubras al autor del pasquín. Debes ser capaz, la ley es
un agujero sin fondo, de encontrar un pelo en ese agujero. Escúlcales
el alma a Peña y a Molas. Señor, no pueden. Están encerrados en la
más total obscuridad desde hace años. (p. 5)
MLS : Je ne te demande pas de m’aduler, Patiño. Je veux que tu
cherches et que tu découvres l’auteur du pasquin. La loi est un abîme
sans fond. Tu dois être capable de trouver un cheveu dans cet abîme.
Scrute l’âme de Peña et celle de Molas. Ils ne peuvent pas être les
coupables, Seigneur! Voilà des années et des années qu’ils sont
enfermés dans l’obscurité la plus totale. (pp. 10-11)
ITS : I’m not asking you to flatter me, Patiño. I’m ordering you to
seek and find the author of the pasquinade. The law is a bottomless
pit, but I expect you to be able to discover a hair in that hole. Search
the souls of Peña and Molas. Sire, they can’t be the ones. They’ve
been confined to utter darkness for years now. (p. 5)

Tel que nous l’avons indiqué, la clarification constitue, selon Berman,


un corollaire de la rationalisation. Ainsi, dans les deux essais qui nous
intéressent, Berman dit de la clarification : « Là où l’original se meut
sans problème dans l’indéfini, notre langue littéraire tend à imposer du
défini. » (TOLAM, p. 41; TRACE, p. 72); et d’ajouter :
« l’explicitation vise à rendre “clair” ce qui ne veut pas l’être dans
l’original. [...] La traduction paraphrasante ou explicative [est] un autre
[mode de clarification]. » (TRACE, p. 73) Comment pourrait-on
prétendre, à la lumière de ces propos, que la traduction de Berman
constitue ici autre chose qu’un exemple de clarification, puisqu’étant la
seule (si on la compare à l’original et à la traduction anglaise) où le
secrétaire ne se limite pas à dire : « Ça ne peut pas être eux(-autres) »?
Dans la traduction française, le terme « coupable » dans « ils ne
peuvent pas être les coupables » ne s’adresse-t-il pas, au bout du

107
compte, davantage au lecteur français qu’au Suprême (qui n’a pas
besoin, pour ainsi dire, de la précision)?

3. L’allongement

La troisième tendance déformante relevée par Berman est celle de


l’allongement. La traduction française des deux passages suivants ne
vient rien expliciter ou préciser (comme ce fut le cas pour la
clarification), mais tout simplement ajouter du texte sans pour autant
ajouter de la texture.

3. 1. YES : Para mí que esos hijos-del-diablo no son, sino se hacen.


Escupió y entró. Al cruzar la línea entre el verde y lo seco no lo
vimos más. Entró y salió. Para mí que entró y salió. Para los otros
también. Un decir, yendo-viniendo. (p. 18)
MLS : À mon avis, ces fils du diable n’existent pas; ils font semblant.
Il cracha par terre et pénétra dans le campement. Quand il franchit
la ligne qui séparait la verdure des pierres, nous le perdîmes de vue. Il
entra-et-sortit. Pour moi, il ne fit à peine qu’entrer et sortir. D’après
les autres aussi. Façon de parler, Seigneur : un simple aller et
retour. (p. 27)
ITS : The way I see it, those sons-of-the-devil don’t exist; they’re
only pretending to. He spat and entered. After he crossed the line
between the greenness and the dryness we lost sight of him. He went
in and came out. According to me, he went in and came out.
According to the others too. In a manner of speaking, a very quick
round trip. (p. 20)

3. 2. YES : Es ahí donde fermenta la perfidia de esos sucesivos e


incurable pícaros. Es ahí donde cocinan sus calderadas de infamias.
(p. 5)
MLS : C’est là que fermente la perfidie de ces canailles successives et
incurables. C’est là qu’ils cuisent et recuisent leurs mixtures dans
leurs chaudrons d’infamie. (p. 11)
ITS : That’s where the perfidy of those successive incurable
scoundrels ferments. That’s where they cook up their potfuls of
infamies. (p. 5)

Voilà donc deux exemples où la traduction française est inutilement


bavarde (là où nous soulignons), surtout si l’on considère le
commentaire suivant de Berman au sujet de l’allongement : « […]
l’ajout n’ajoute rien, il ne fait qu’accroître la masse brute du texte, sans
du tout augmenter sa parlance ou sa signifiance. » (TRACE, p. 73)

108
4. L’ennoblissement

Berman considère l’ennoblissement comme un corollaire de la


rationalisation, au même titre que la clarification. Ainsi s’interrogera-t-
on au sujet de la traduction française du passage suivant :

4. 1. YES : A mi presunta hermana Petrona Regalada se le infestó de


garrapatas la vaca que se le permite tener en el patio de su casa. Le
mandé que la tratara del modo como se combaten ese y otros males
en las estancias patrias: Perdiendo el ganado. [...] Sacrifique la vaca,
señora. (pp. 6-7)
MLS : La vache que ma présumée soeur Petrona Regalada est
autorisée à avoir dans sa cour a attrapé des tiques. J’ai ordonné qu’on
la soigne à la manière dont on combat ce fléau et les autres dans les
Fermes de la Patrie : en la sacrifiant. [...] Allez, Madame, il faut que
vous sacrifiez [sic] votre vache. (pp. 12-13)
ITS : The cow that my presumptive sister Petrona Regalada is
allowed to keep in the yard of her house became infested with ticks. I
ordered that she treat it the way this and other diseases are combated
on the patrial estancias: by killing the animal. [...] Sacrifice the cow,
señora. (p. 7)

Au sujet de l’« ennoblissement », Berman fait d’abord remarquer que


« l’oralité des œuvres latino-américaines a ses propres lettres de
noblesse, opposées à celle de l’ennoblissement discursif » (TOLAM,
p. 40); puis il ajoutera, quelques années plus tard, que cette tendance est
« le point culminant de la traduction classique » et qu’en prose elle
conduit souvent à la « rhétorisation » de la traduction; autrement dit
« le re-writing ennoblissant anéanti[rai]t simultanément la rhétorique
orale et la dimension polyphonique informelle. » (TRACE, pp. 73-74)
Que dire de sa propre traduction de ‘Sacrifique la vaca, señora’ sinon
qu’elle est foncièrement « rhétorisante »?

5. L’appauvrissement qualitatif

La cinquième tendance déformante a trait à l’amenuisement, par la


traduction, du tissu proprement signifiant de l’original. Le premier
exemple illustre le refus de recourir à la création lexicale; le second,
celui de reconnaître la densité sonore du verbe espagnol.

109
5. 1. YES : Harás hablar hasta a los mudos de Tevegó que según los
pasquines ya andan en cuatro patas. Paren hijos mudos con cabezas
de perros-monos. (p. 14)
MLS : Tu feras parler jusqu’aux muets du Tevegó, qui d’après les
pasquins marchent à quatre pattes. Ils enfantent des gosses muets,
avec des faciès de cynocéphales. (p. 22)
ITS : You’re to make even the mutes of Tevegó speak. According to
the lampooners, they go about on all fours. Give birth to mute
offspring that look like dog-headed apes. (p.16)

Où dans le TD, ‘perros’ = chiens et ‘monos’ = singes,


et où dans le TA, cynocéphales = ‘cinocéfalos’.

Le terme ‘perros-monos’ est une création de l’auteur, somme toute


assez simple. S’il avait voulu employer le terme ‘cinocéfalos’, on peut
penser qu’il l’aurait fait, le terme existant tout aussi bien en espagnol
qu’en français. Ainsi, la traduction de Berman, en plus d’opter pour un
autre registre, vient effacer toute la richesse signifiante de l’expression
du TD.

5. 2. YES : ¡Cosas de malos espíritus! se encocoró el cura xexueño.


(p. 19)
MLS : Une histoire de mauvais esprits! s’écria le curé de Xexuí.
(p. 28)
ITS : The work of evil spirits!, the curé of the Xexueños of Xexuí
exclaimed in annoyance. (p. 21)

Dans ce deuxième exemple, on peut noter le changement de registre et,


plus important encore, l’appauvrissement du tissu signifiant. Il serait,
en fait, assez difficile de vouloir défendre que le verbe « s’écrier »
s’inscrit, par sa valeur phonétique, sous le même paradigme que
‘encocorarse’ (verbe très peu usité en espagnol, encore plus à la forme
pronominale). Le verbe ‘encocorar’ signifie familièrement « embêter »
et dérive du verbe ‘enclocar’ qui, lui, signifie : « glousser, en parlant
d’une poule qui veut couver »9. La traduction de Berman laisse
songeur, surtout quand on pense qu’il dit lui-même : « [...] les termes
que l’on qualifie de “savoureux”, “drus”, “vifs”, “colorés” renvoient à
cette corporéité iconique du signe » (TRACE, p. 74); et puis ceci :
« […] quand l’on traduit le péruvien chuchumeca par “putain”, on a

9
Dans la traduction anglaise qui multiplie la répétition du phonème guarani
correspondant au x (dans ‘the Xexueños of Xexuí’), on voit bien qu’il y a
tentative de recréer, par compensation, un certain effet sonore.
110
certes rendu le sens, mais nullement la vérité phonétique et signifiante
de ce mot » ( TOLAM, p. 40). Ce qui s’avère encore plus ironique,
c’est que l’exemple de la « chuchumeca » semble voué à faire
désormais partie des classiques du genre en traductologie : l’exemple
revient dans nombre d’essais critiques de Berman et on le trouve même
dans un ouvrage tout récent de la traductrice française, entre autres, de
Fernando Pessoa et du brésilien João Guimarães Rosa, Inês Oseki-
Dépré, qui le reprend pour illustrer l’importance de l’iconicité du signe
en traduction, dans Théories et pratiques de la traduction littéraire
(1999, p. 41).

6. L’appauvrissement quantitatif

L’autre type d’appauvrissement dont Berman affirme qu’il constitue


une force déformante de la traduction est celui d’ordre quantitatif. On
verra ici trois exemples : un premier relatif aux particularités lexicales
découlant du régime colonial espagnol, et deux autres, à la déperdition
lexicale au sens large.

6. a. L’ouverture culturelle

6. a. 1. YES : ¡Sólo falta eso! Que los chapetones, además de


pasquines en la catedral, pongan una piedra de contagio en el buche
de las vacas. (p. 7)
MLS : Il ne manquait plus que ça! Les Espagnols mettant des
pamphlets à la porte de la cathédrale et des pierres subversives dans
le ventre des vaches! (p. 14)
ITS : That’s the last straw! Not only do those filthy Spaniards pin
pasquinades on the cathedral door; they also put a stone of contagion
in the belly of cows. (p. 8)

6. a. 2. YES : Volvamos al panfleto encontrado esta mañana en la


puerta de la catedral. [...] Los gachupines o porteñistas que han
parido este engendro no se han mofado de mí sino de ellos mismos.
Cómense los comejenes. (p. 14)
MLS : Revenons à ce pasquin trouvé ce matin sur la porte de la
cathédrale. [...] Les Espagnols ou les partisans portègnes qui ont
pondu cet avorton ne se sont pas moqués de moi, mais d’eux-mêmes.
Qu’ils se bouffent entre eux, tous ces termites! (p. 21)
ITS : Let’s go back to the pamphlet found this morning on the door of
the cathedral. [...] The gachupines* or the Porteñistas** who gave
birth to this monstruosity haven’t mocked me but themselves. Let all
those termites eat each other up! (p. 15)

111
* Gachupines: Spaniards. (Translator’s note)
** Porteñistas: supporters of the cause of Buenos Aires.

À l’époque des colonies, on appelait les Européens nouvellement


établis en Amérique, des « chapetones ». On appelait aussi les émigrés
espagnols ayant fait fortune en Amérique, des « gachupines ». Si
l’auteur fait appel aux deux termes, on peut supposer que ceux-ci ne
recoupent pas la même « aire connotative ». Cet appauvrissement
quantitatif étonne d’autant plus à la lecture du commentaire suivant de
Berman : « [...] une traduction qui ne rend pas la connotation culturelle
du mot n’est pas une traduction, mais un biffage ethnocentrique »,
auquel il ajoute : « On mesure le degré d’ouverture culturelle d’une
langue à sa capacité de maintenir un équilibre quantitatif par rapport à
la langue traduite » (TOLAM, p. 41).

6.b. Déperdition et homogénéisation

6. b. 1. YES : Me mira con la expresión de ciertos pájaros que no


tienen otro rostro. El suyo, extraordinariamente parecido al mío.
(p. 8)
Hay más rostros aún, pues cada uno tiene varios. (p.9)
Hay gentes que llevan un rostro durante años. (p. 9)
Un rostro es un rostro. (p. 9)
Se parecía tanto la cara del perro a la mía como la de esta mujer [...].
(p. 9)
En este momento nuestros rostros coinciden. (p. 9)
El no-rostro, todo entero, caído hacia adelante. (p. 9)
La mujer se arrancó violentamente de sí misma. La cara le quedó
entre las manos. (p. 9)
MLS : Elle me regarde avec l’expression de certains oiseaux qui
n’ont pas d’autre expression. Son visage, extraordinairement
semblable au mien. (p. 15)
Il y a encore plus de visages, car chacun en possède plusieurs. (p. 15)
Il y a des gens qui portent le même visage pendant des années. (p. 15)
Un visage est un visage. (p. 15)
Le visage de la bête ressemblait autant au mien que celui de cette
femme [...]. (p. 15)
En cet instant précis, nos visages coïncident. (p. 15)
Le non-visage, tout entier retombé par-devant. (p. 15)
La femme s’arrache violemment à elle-même. Son visage lui reste
entre les mains. (p. 15)

(Dans ce cas, la traduction anglaise n’est pas différente de celle de


Berman, employant à neuf reprises le terme unique face.)

112
L’exemple des visages à deux faces, pour l’appeler ainsi, paraîtra sans
doute anodin à plusieurs. Sauf qu’il est intéressant de noter ce que
Berman avance, non seulement dans TOLAM mais aussi dans d’autres
écrits, au sujet de ce même signifié dans Los siete locos de Roberto
Arlt :

Arlt emploie pour le signifié « visage » semblante, rostro et


cara, sans justifier l’usage précis de tel ou tel de ces
signifiants dans telle ou telle phrase. L’essentiel est que
l’importance du visage dans son œuvre soit indiquée par
l’emploi de trois signifiants [ici, deux signifants]. La
traduction qui ne respecte pas cette multiplicité rend le
« visage » méconnaissable. Il y a alors déperdition,
puisqu’on a moins de signifiants dans la traduction que
dans l’original.10

6. b. 2. Quant au second exemple de déperdition lexicale, on notera


que, des pages 4 à 20 de l’original, il se trouve 14 appellations
différentes du signifié « le Suprême », alors que ce nombre se limite,
dans la traduction de Berman, à 10 (on en dénombre également 10 dans
la traduction anglaise de Lane).

YES MLS
1. Excelencia (p. 4) 1. Excellence (p. 9)
2. Usía (p. 4) 2. Votre Seigneurie (p. 9)
3. Vuecencia (p. 4) 3. Votre Éminence (p. 10)
4. Señor (p. 5) 4. Seigneur (p. 17)
5. Su Merced (p. 7) 5. Votre Grâce (p. 17)
6. el Señor (p. 10) 6. idem qu’en 2 (p. 17)
7. el Excelentísimo Supremo 7.L’Excellentissime Dictateur
Dictador (p. 11) Suprême (p. 18)
8. el Supremo Señor (p. 12) 8. le Seigneur Suprême (p. 19)
9. el Supremo (p.12) 9. le Suprême (p. 19)
10. V.S. (p. 12) 10. Votre Excellence (p. 19)
11. Excelentísimo Señor (p. 13) 11.Excellentissime Seigneur
(p. 20)
12. Vuesa Merced (p. 13) 12. idem qu’en 5

10
A. Berman, op. cit., p. 41. L’exemple et l’argument de Berman sont
également évoqués, tout comme ceux de la « chuchumeca », par Inês Oseki-
Depré dans son ouvrage Théories et pratiques de la traduction littéraire (1999,
p. 41).

113
13. Su Excelencia (p. 13) 13. idem qu’en 10
14. Su Señoría (p. 17) 14. idem qu’en 5

Le Suprême étant Tout, son nom est sans nul doute le signifié le plus
représentatif de l’hétéronymie qu’est ce roman qui porte son nom.
Ainsi, les propos de Berman au sujet de l’homogénéisation laissent
encore une fois perplexe, même s’il ne s’agit pas ici d’un cas de
déperdition lexicale à outrance : « Une autre atteinte consiste à
homogénéiser le tissu lexical de l’original là où il est d’une multiplicité
hétérogène. » (TOLAM, p. 41)

7. L’effacement du vernaculaire

Vient ensuite la tendance de l’« effacement du vernaculaire » dont


Berman estime qu’elle constitue une opération majeure de la traduction
ethnocentrique, car elle s’infiltrerait comme opération dans la plupart
des cas précédemment évoqués :

Cette tendance entre en contradiction avec celle des œuvres latino-


américaines. D’une certaine façon, la liberté syntactique, le goût des
obscurités, des mots colorés et à forte connotation, la prolifération
lexicale et l’hétérogénéité des termes renvoient déjà aux modes de la
langue vernaculaire.11

Les trois exemples suivants (dont le premier renvoie au passage vu en


6.a.1.) offrent des cas patents où semble s’être justement infiltrée cette
force antivernaculaire :

7. 1. YES : Volvamos al panfleto encontrado esta mañana en la puerta


de la catedral. [...] Los gachupines o porteñistas que han parido este
engendro no se han mofado de mí sino de ellos mismos. Cómense los
comejenes. (p. 14)
MLS : Revenons à ce pasquin trouvé ce matin sur la porte de la
cathédrale. [...] Les Espagnols ou les partisans portègnes qui ont
pondu cet avorton ne se sont pas moqués de moi, mais d’eux-mêmes.
Qu’ils se bouffent entre eux, tous ces termites! (p. 21)
ITS : Let’s go back to the pamphlet found this morning on the door of
the cathedral. [...] The gachupines* or the Porteñistas** who gave
birth to this monstruosity haven’t mocked me but themselves. Let all
those termites eat each other up! (p. 15)
* Gachupines: Spaniards. (Translator’s note)

11
Ibid., p. 41.
114
** Porteñistas: supporters of the cause of Buenos Aires.

Si l’on revient d’abord sur le passage déjà commenté en 6.a.1., ce sont


au moins deux autres commentaires qu’il faut faire. Pour Berman,
« l’effacement des vernaculaires constituerait une atteinte très grave à
la textualité des œuvres en prose » (TRACE, p. 78). Selon lui, on
compte, parmi les manifestations de ce type d’effacement, l’effacement
des diminutifs et la transposition de signifiants vernaculaires. Or, il
faudrait aussi inclure l’effacement des suffixes parmi les manifestations
possibles de l’effacement des signifiants vernaculaires. Ainsi, l’on
comprendra mal pourquoi le politiquement chargé suffixe -iste, tout
aussi français qu’espagnol, est effacé ici au profit du terme « partisan ».
Pour tout dire, Berman se laisse prendre en quelque sorte à son propre
jeu, ayant déjà soutenu : « Que porteño ait donné au XIXe siècle
« portègne » (au lieu des « habitants de Buenos Aires ») est un bon
exemple de francisation réussie. » (TOLAM, p. 41) Pourquoi alors, se
demandera-t-on logiquement, ne pas avoir francisé « porteñistas » en
suggérant par exemple « portégnistes » ou « porteñistes » comme on l’a
fait, hier, pour les phalangistes, castristes, zapatistes, etc.?

7. 2. YES : Excelencia, un chasque a matacaballo ha traído este


oficio del comandante de Villa Franca [...] (p. 11)
MLS : Excellence, un courrier arrive d’urgence et vous apporte une
missive du commandant de Villa Franca [...] (p. 18)
ITS : Excellency, a post rider has just come galloping in on a badly
winded horse with this dispatch from the commandant of Villa
Franca [...] (p. 11)

Littéralement, l’expression ‘a matacaballo’ signifie « à-en-faire-mourir-


le-cheval ». Le vernaculaire, au service ici du Suprême (plus vite le
cheval galopera, plus vite son Excellence sera renseignée), est
complètement effacé.

7. 3. YES : Mi amanuense medio miliunanochero ha puesto a


calentar su azogue. (p. 16)
MLS : Mon secrétaire de Mille et Une Nuits a mis à chauffer son
mercure. (p. 23)
ITS : My amanuensis, who has his thousand-and-one-nights side,
has put his mercury on to heat. (p. 17)

115
Comme on l’a vu dans le cas de la traduction de « porteñistas »,
Berman refuse à nouveau d’avoir recours à toute forme de création
néologique, par exemple en proposant un adjectif se terminant en -ard
ou en -eux (il n’est pas inutile de savoir, dans un contexte où sont
évoqués les Mille et Une Nuits, que les adjectifs nuitard et nuiteux
existent). Car, comme le fait valoir Berman lui-même, « le diminutif
français est pluriel. La réactivation de la richesse plurielle de notre
langue permettrait sans doute de trouver un écho du système des
diminutifs latino-américains. » (TOLAM, p. 43) Or, pourrait-on
ajouter, il n’est pas moins vrai que la terminaison adjectivale en
français profite de cette même richesse plurielle.

8) La destruction des réseaux signifiants sous-jacents

Le passage suivant, tiré du cahier privé du Suprême, porte sur la


« destruction des réseaux signifiants sous-jacents » et constitue un
exemple au sens strict du dialogisme qui caractérise Yo el Supremo.

8. 1. YES : Por momentos tengo la sensación de estar viendo todo


esto desde siempre. O de haber vuelto después de una larga ausencia.
Retomar la visión de lo que ya ha sucedido. Puede también que nada
haya sucedido realmente salvo en esta escritura-imagen que va
tejiendo sus alucinaciones sobre el papel. Lo que es enteramente
visible nunca es visto enteramente. Siempre ofrece alguna cosa que
exige aún ser mirada. Nunca se llega al fin. (p. 176)
MLS : Par moments, j’ai l’impression d’assister à cela depuis
toujours. Ou d’être revenu, après une longue absence. De reprendre la
vision de ce qui a déjà eu lieu. Il se peut également que rien ne se soit
réellement passé, sauf dans cette écriture-image qui tisse ses
hallucinations sur le papier. Ce qui est absolument visible jamais
n’est entièrement vu. Toujours, il y a autre chose qui exige d’être
encore regardé. Jamais l’on arrive au bout. (p. 204)

Tout d’abord, précisons que la critique a souvent relevé dans YES des
allusions intertextuelles à Don Quichotte (les dialogues entre le
Suprême et son secrétaire Patiño ne sont pas sans rappeler ceux entre
Don Quichotte et Sancho Panza; les multiples pataquès de Patiño ne
sont pas sans rappeler ceux de Sancho). On a souvent relevé aussi les
allusions et emprunts directs aux Pensées de Pascal et, enfin, à l’œuvre
de Raymond Roussel. Dans une note qui figure à peu près au milieu de
YES, le narrateur-compilateur raconte avoir rendu visite un jour à
l’arrière-arrière-arrière-petit-fils du secrétaire Patiño, et que ce
116
descendant s’appelle Raimundo Loco-Solo (ce qui constitue une
allusion indirecte à Raymond Roussel et à son roman le plus connu,
Locus Solus). Plusieurs allusions indirectes concernent également une
plume munie d’une lunette-souvenir dans son pommeau, allusion à un
objet du même type dans la pièce de théâtre La Vue de l’auteur
français. Nous disons « allusions indirectes » car une critique
américaine12 a depuis montré que les allusions à la plume (la
description qu’en fait le compilateur dans une note) et le passage tiré du
cahier privé qui parle de cet objet ne sont pas tant des allusions à la
pièce de Roussel que des emprunts directs à l’ouvrage de Michel
Foucault sur Raymond Roussel, publié en 1963, passages que Roa
Bastos a traduit assez littéralement. Le passage en question est le
suivant :

Foucault (1963) : [C]ette inépuisable richesse du visible a la propriété


(corrélative et contraire) de s’effiler le long d’une ligne qui ne
s’achève pas; ce qui est tout entier visible n’est jamais vu tout entier,
il offre toujours quelque chose d’autre qui demande encore à être
regardé; on n’est jamais au bout [...] (p. 142).

Quoiqu’il ne soit pas le lieu ici de faire une analyse de ce type de


manifestation intertextuelle, la question demeure ouverte à savoir si la
traduction de Berman de l’espagnol ici n’entraîne pas une certaine
réorientation du dialogisme (au sens bakhtinien du terme) et des
« réseaux signifiants sous-jacents » de Yo el Supremo. Même si, dans sa
discussion des réseaux signifiants sous-jacents du texte à traduire,
Berman fait davantage référence aux « mots-obsessions » du texte, il
faut se demander si la reproduction intégrale des passages tirés de
Foucault — qui ne véhiculerait pas, bien entendu, un sens différent —
ne permettrait pas néanmoins à l’œuvre traduite d’atteindre une plus
grande signifiance (cette distinction entre sens et signifiance
correspondant en tous points à celle qu’établit, par exemple, Riffaterre
lorsqu’il parle du sens d’un syntagme donné, qui n’atteint pleinement
sa signifiance qu’une fois que se réalise le lien intertextuel —
jusqu’alors demeuré incomplet13).

12
Il s’agit de Helen Carol Weldt-Basson, Augusto Roa Bastos’s I the Supreme:
A Dialogic Perspective, Columbia (Missouri) et Londres, University of
Missouri Press, 1993. (Voir notamment le chapitre intitulé “I the Supreme : The
Non-Historical Intertexts”, pp. 171-208.)
13
Voir Michael Riffaterre, “Syllepsis”, Critical Inquiry, vol. 6, no 4, été 1980.
Le report direct du texte de Foucault ne pourrait-il pas être considéré comme
117
9. La destruction des rythmes

Enfin, pour terminer, examinons de nouveau le passage suivant (vu en


3), cette fois-ci en prêtant une attention toute particulière au rythme :

9. 1. YES : Para mí que esos hijos-del-diablo no son, sino se hacen.


Escupió y entró. Al cruzar la línea entre el verde y lo seco no lo
vimos más. Entró y salió. Para mí que entró y salió. Para los otros
también. Un decir, yendo-viniendo. (p. 18)
MLS : À mon avis, ces fils du diable n’existent pas; ils font semblant.
Il cracha par terre et pénétra dans le campement. Quand il franchit
la ligne qui séparait la verdure des pierres, nous le perdîmes de vue. Il
entra-et-sortit. Pour moi, il ne fit à peine qu’entrer et sortir. D’après
les autres aussi. Façon de parler, Seigneur : un simple aller et retour.
(p. 27)
ITS : The way I see it, those sons-of-the-devil don’t exist; they’re
only pretending to. He spat and entered. After he crossed the line
between the greenness and the dryness we lost sight of him. He went
in and came out. According to me, he went in and came out.
According to the others too. In a manner of speaking, a very quick
round trip. (p. 20)

Le lecteur aura tout de suite saisi l’anéantissement rythmique que subit


la série répétée de verbes courts sans complément, avec une
terminaison en ó finale accentuée (‘escupió y entró’, ‘entró y salió’,
‘entró y salió’), ainsi que la série des ‘Para mí’, ‘para mí’ et ‘Para los
otros’. Parallèlement, il faut savoir que Berman a écrit au sujet du
rythme de la prose romanesque : « Le roman n’est pas moins rythme
que la poésie. Il est même multiplicité de rythmes. La masse entière du
roman étant ainsi en mouvement, il est heureusement difficile, pour la
traduction, de briser ce mouvement rythmique » (TRACE, p. 75; nous
soulignons).

Conclusion

Grâce à ce parcours très rapide de la traduction de passages relatifs aux


six tendances relevées par Berman dans l’essai le plus contemporain de

une forme de compensation (où la traduction détiendrait en quelque sorte un


avantage sur le texte original, car étant beaucoup plus apte, dans un cas comme
celui-ci, à montrer les niveaux d’imbrication intertextuelle, à montrer jusqu’où
peut aller la complexité des niveaux de dialogisme entre les textes de fiction et
de critique)?
118
la traduction de YES et à neuf des douze tendances relevées dans le plus
bakhtinien TRACE, on peut néanmoins comprendre non pas tant la
profondeur que la nature de l’écart entre la pratique du traducteur et le
discours épistémologique du traductologue.

À la simple lecture comparative du texte espagnol et de la


traduction française, on se rend compte que l’oralité, le dialogisme et le
vernaculaire — qui sont des caractéristiques propres, si l’on en croit
Berman, au roman latino-américain — n’ont pas su être reproduits
« systématiquement » dans MLS. Un des principes fondamentaux dont
parle Berman à la fin de TOLAM est celui du décalage et de la
compensation. Selon lui, à l’« indiscutable cohérence du système de
déformation du français, il faut opposer un système de réorientation »
(TOLAM, p. 42). Car il faut, selon Berman, opposer à la
rationalisation, dont on sait maintenant qu’une bonne partie des
tendances déformantes lui sont corollaires, « une pratique du décalage
et de la compensation » .

Or, nous savons tous, comme Berman, que la traduction, de


quelque nature qu’elle soit, s’appuie sur le principe de base de la
compensation. Mais encore faut-il, si l’on veut parler de
« réorientation » convaincante, de décalage et de compensation
efficaces, que ce principe soit lui-même appliqué de façon
systématique. Si l’opération n’est pas maintenue systématiquement, si
le traducteur ne se soumet pas, comme dirait Berman, à des contrôles
très serrés, la compensation et le décalage deviennent, au mieux, des
procédés ponctuels, intermittents, aléatoires. On a pu constater ici
jusqu’à quel point le système de déformation de la traduction française
opérait à différents niveaux de la signifiance d’un échantillon qui ne
représentait, somme toute, que le vingtième de l’ensemble de l’œuvre.
Il est aisé d’imaginer que, négligé sur plus de 400 pages, le système de
réorientation finit, comme principe épistémologique, par perdre sa
raison d’être et, comme pratique traductive, par ne plus être
récupérable.

Références

BERMAN, Antoine (1982). « La traduction des œuvres latino-


américaines », Lendemains, no 27, pp. 39-44.

119
— (1984). L’Épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans
l’Allemagne romantique. Paris, Gallimard.

— (1985). « La traduction comme épreuve de l’étranger », Texte, no 4,


pp. 67-81.

— (1995). Pour une critique des traductions : John Donne. Paris,


Gallimard.

FOUCAULT, Michel (1963). Raymond Roussel. Paris, Gallimard.

LEVINE, Suzanne Jill (1991). The Subversive Scribe: Translating


Latin American Fiction. Graywolf Press, St. Paul (Minnesota).

OSEKI-DEPRÉ, Inês (1999). Théories et pratiques de la traduction


littéraire, coll. U, série Lettres, Paris, Armand Colin.

RIFFATERRE, Michael (1980). “Syllepsis”, Critical Inquiry, vol. 6, no


4, pp. 626-638.

ROA BASTOS, Augusto (1974) [1986]. Yo el Supremo. Caracas,


Biblioteca Ayacucho.

— (1977). Moi le Suprême, trad. par Antoine Berman. Paris, Belfond.

— (1986). I the Supreme, trad. par Helen Lane. New York, Alfred
Knopf.

WELDT-BASSON, Helen Carol (1993). Augusto Roa Bastos’s I the


Supreme: A Dialogic Perspective. Columbia (Missouri) et Londres,
University of Missouri Press.

RÉSUMÉ : Berman, étranger à lui-même? — Dans notre article,


nous tentons d’illustrer la nature du fossé qui existe, chez Antoine
Berman, entre la pratique du traducteur et le discours épistémologique
du traductologue. Pour ce faire, nous proposons une analyse de
plusieurs passages des premières pages de sa traduction française du
roman d’Augusto Roa Bastos, Yo el Supremo, en fonction de principes
traductologiques avancés par Berman lui-même dans deux essais parus
au cours des années 80. Dans ces essais, Berman oppose le
« polyfacétisme » propre au roman latino-américain aux « tendances
antivernaculaires » qui caractérisent la prose française et qui

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compliquent la tâche de quiconque essaie de traduire vers le français
une langue de départ dans laquelle l’oralité, le dialogisme et le
vernaculaire dominent. Nous décrivons neuf des douze tendances
dégagées par Berman et, à l’aide d’extraits tirés de sa traduction Moi le
Suprême, montrons que « Berman le traducteur » n’a peut-être pas su
mettre en pratique des principes dont « Berman le traductologue » avait
pourtant conscience.

ABSTRACT: Berman, Unfaithful to Himself? — This article is an


attemp to illustrate the exact nature of the gap between the translator’s
practice and the translation scholar’s epistemological
discourse. Numerous passages in the first part of Berman’s French
translation of Augusto Roa Bastos’s novel, Yo el Supremo, are analysed
particularly with regards to translation principles that Berman himself
put forward in two essays published in the 80’s. In these essays,
Berman opposes the “polyfacetism” of the Latino novel with the “anti-
vernacular tendencies” that characterise French prose and that
complicate the task of translating into French from a language where
orality, dialogism, and the vernacular are dominant. We describe 9 out
of the 12 of Berman’s suggested tendencies, and demonstrate with
extracts from Moi le Suprême, the translated novel, that “Berman the
translator” did not seem to be able to put into practice principles of
which “Berman the translation scholar” was very aware of.

Mots-clés : traduction, traductologie, Antoine Berman, littérature


latino-américaine, oralité.

Keywords: translation, translation studies, Antoine Berman, Latin


American literature, orality.

Marc Charron : Département d’études langagières, Université du


Québec à Hull, Case postale 1250, succursale B, Hull (Québec)
J8X 3X7
Courriel : marc.charron@uqah.uquebec.ca

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