000571ar Antoine Berman
000571ar Antoine Berman
000571ar Antoine Berman
Marc Charron
TTR : traduction, terminologie, rédaction, vol. 14, n° 2, 2001, p. 97-121.
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Marc Charron
Introduction
1
Il y a lieu de préciser, pensons-nous, que la traduction de Berman fut rééditée
aux Éditions du Seuil en juin 1993, sans qu’aucune modification n’y soit
apportée. Faut-il voir là une indication que Berman n’avait pas prévu, depuis
1977 et ce jusqu’à sa mort en 1991, d’apporter de modification à sa première
version en vue d’une réédition éventuelle?
2
A. Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard,
1995, p. 84.
97
On sait en fait peu de chose du contexte entourant la traduction
française de Yo el Supremo, sinon que Berman l’a réalisée seul3 et que
la critique française (nommément Gérard de Cortanze et Alain
Bosquet) lui a réservée un accueil triomphal. Lire Moi le Suprême
lorsqu’on ne connaît pas la pensée bermanienne en matière de
traduction, c’est connaître le plaisir de lire une grande traduction. Lire
Moi le Suprême quand on connaît les études traductologiques que nous
a léguées Berman, c’est quitter ce plaisir, du moins momentanément, et
être inévitablement tenté de poser la question, à l’anglaise : “Is Berman
putting his money where his mouth is?” Mais est-ce faire preuve de
malhonnêteté que de poser la question de cette manière, en ce sens que
les écrits traductologiques de Berman les plus contemporains de la
traduction de Yo el Supremo demeurent, somme toute, postérieurs à
celle-ci? Pourtant, si l’on veut porter un regard critique sur ce qui
constitue, il faut bien l’avouer, la traduction littéraire la plus ambitieuse
de Berman, on doit nécessairement le faire à partir de textes qui ont été
écrits après la traduction. L’avantage de notre démarche dans ce cas-ci,
c’est que parmi les textes les plus contemporains de Yo el Supremo se
trouvent ceux où Berman a abordé, plus que partout ailleurs, les enjeux
propres à la traduction de la littérature latino-américaine.
3
En deuxième de couverture, on peut lire : « Le traducteur tient à remercier
Mlle Grecia de la Sobera, M. Ruben Bareiro-Saguier et M. Jean Andreu, qui
ont bien voulu relire son travail et l’enrichir de leurs conseils et de leurs
suggestions. »
4
Au sens où il le fera plus tard, par exemple, dans Pour une critique des
traductions : John Donne.
98
laisse croire qu’il s’agit en fait de cela; nulle part Berman n’évoque la
possibilité qu’il puisse être, comme traducteur, à l’abri de ce qu’il
appelle les « tendances déformantes » du français-langue-de-traduction.
Toutefois, l’idée de mesurer sa traduction de Yo el Supremo à l’aune
des « tendances déformantes » répertoriées par Berman lui-même n’est
aucunement gratuite. En effet, l’essai « La traduction des œuvres
latino-américaines » (ci-après TOLAM), paru en 1982 dans la revue
allemande Lendemains, et, dans une moindre mesure, celui intitulé « La
traduction comme épreuve de l’étranger » (ci-après TRACE), publié en
1985 dans le numéro spécial que la revue canadienne Texte a consacré
au thème « Traduction : textualité », laissent tous les deux croire à une
possibilité de dresser une résistance à cette systématique de la
déformation.5
5
Nous parlons ici de TRACE, mais nous aurions pu tout aussi bien nous
appuyer sur un autre article de 1985 intitulé « L’analytique de la traduction et la
systématique de la déformation » paru dans le collectif Les tours de Babel, qui
reprend, à peu de chose près, le texte intégral de TRACE.
6
La position épistémologique du traducteur-traductologue américain Lawrence
Venuti n’est pas sans évoquer celle de Berman à cet égard.
99
langue française, le traducteur a le devoir, selon Berman, d’opposer un
« système correctif » dont l’application serait elle-même
« systématique ». Or, c’est sur ce point précis, pourra-t-on constater,
que Berman s’écarte le plus, dans Moi le Suprême, de ses propres
principes en matière d’épistémologie traductionnelle. De quelle
manière? S’il est vrai que les « tendances déformantes » constituent un
tout qui opère de façon systématique, alors seule la systématicité d’un
processus inverse permettrait de mener à une traduction qui soit « le
résultat d’une composition entre deux langues » (TOLAM, pp. 42-43).
100
aurait peut-être lieu de s’interroger sur l’usage que fait parfois Berman
de cette terminologie. Par exemple, lorsqu’il écrit dans L’Épreuve de
l’étranger (ouvrage dont la parution coïncide à quelques mois près avec
celle de TRACE) : « Dans le dépassement que représente la visée
éthique [de la traduction] se manifeste un autre désir : celui d’établir un
rapport dialogique entre langue étrangère et langue propre » (p. 223),
on peut certes prétendre qu’il faut interpréter « dialogique » comme
voulant simplement signifier « ce qui est en forme de dialogue » (c’est-
à-dire, pour reprendre les termes de Berman, « le résultat d’une
composition entre deux langues »), mais on doit aussi se demander si
Berman ne fait pas allusion dans ce cas-ci au terme le plus fondamental
de la philosophie bakhtinienne du langage. Et donc, il faut s’interroger
sur les dangers éventuels d’employer indifféremment le terme
dialogique afin de qualifier tout élément qui entre en relation
d’intertextualité avec un autre à l’intérieur d’une œuvre littéraire, et
toute opération agissant sur deux sujets ou deux langues, comme le fait
par exemple la traduction. Ce qui est certain, au bout du compte, c’est
que les tendances déformantes peuvent opérer à l’insu du traducteur en
ce qu’elles relèvent de l’inconscient : comme on le verra, Yo el
Supremo entretient des liens intertextuels particuliers avec, entre autres,
plusieurs textes littéraires français, liens dont Berman n’a visiblement
pas soupçonné l’existence ou apprécié toute la portée.
101
9. la destruction des systématismes;
10. la destruction des réseaux vernaculaires ou leur
exotisation;
11. la destruction des locutions et idiotismes;
12. l’effacement des superpositions de langues.
Pour tout dire, Berman reprend essentiellement ici les six tendances
déjà relevées dans TOLAM, puis en subdivise certaines ou en renomme
d’autres; par exemple, il ajoute la tendance 3 (qui figurait comme
simple corollaire de la rationalisation dans TOLAM) et renomme les
tendances 4 et 10. Celles qui viennent vraiment s’ajouter sont les
tendances 7, 8, 9, 11 et 12.
102
régime, nommément les historiens. La voix du Suprême nous parvient
donc de son vivant mais aussi d’outre-tombe. Roa Bastos utilise dans
Yo el Supremo plusieurs formes narratives : des dialogues transcrits,
des entrées tirées du « cahier privé » du Suprême, le texte d’un pasquin
qui demande la décapitation du Suprême (pasquin sur lequel s’ouvre
d’ailleurs le roman et qui sert de leitmotiv tout au long de la narration),
etc. Dans la partie analysée ici, soit environ les vingt premières pages
du roman, il s’agit essentiellement de dialogues transcrits dans lesquels
le Suprême dicte des ordres à son secrétaire Patiño, à l’exception d’un
échange entre le Suprême et la vieille Petrona Regalada (celle que le
Suprême appelle sa sœur présumée), et de deux courts passages tirés du
cahier privé du Suprême.
1. La rationalisation
7
Les sigles YES, MLS et ITS renvoient à Yo el Supremo, Moi le Suprême et I
the Supreme respectivement.
103
cuando trajo aquí su piedra a restregármela sobre la pierna hinchada
durante tres días seguidos. (p. 8)
MLS : Cette maudite pierre bézoard, lui ai-je dit quand elle est venue
se plaindre, n’a pas protégé votre vache des tiques. Elle ne vous a pas
guéri, Madame, de votre obstination. Elle n’a pu ôter à l’évêque
Panés le venin de la démence. Et encore moins pour soulager ma
goutte, quand vous avez amené votre pierre ici pour frotter pendant
trois jours ma jambe enflée. (p. 14)
ITS : The cursed bezoar didn’t keep the cow from being infested with
the tick, I told her when she came to complain. It didn’t cure you,
señora, of your calenture of the brain. It proved incapable of drawing
the poison of dementia out of Bishop Panés. And still less capable of
relieving my gout when you brought your stone here to rub it on my
swollen leg for three days. (p. 8)
104
quelque sorte, de la transcription du discours oral naturel à la
transcription du discours écrit naturel. D’ailleurs, ces ajouts paraissent
d’autant plus curieux quand on sait que Berman affirme au sujet de la
rationalisation dans TRACE qu’elle
1. b. La hantise de la rationalisation
8
A. Berman, op. cit., p. 71.
105
2. La clarification
106
transcription des dialogues? Et pourtant, Berman affirme
catégoriquement au sujet de la clarification : « […] l’explication peut
être la manifestation de quelque chose qui n’est pas apparent, mais celé
ou réprimé, dans l’original » (TRACE, p. 72). Si l’on s’entend pour
dire que ce « quelque chose » ici, en espagnol, n’est pas celé ou
réprimé, mais tout bonnement implicite (pour les raisons déjà
mentionnées), il semble que la déformation qu’introduit consciemment
le traducteur dans un pareil cas est d’autant plus régressive.
107
compte, davantage au lecteur français qu’au Suprême (qui n’a pas
besoin, pour ainsi dire, de la précision)?
3. L’allongement
108
4. L’ennoblissement
5. L’appauvrissement qualitatif
109
5. 1. YES : Harás hablar hasta a los mudos de Tevegó que según los
pasquines ya andan en cuatro patas. Paren hijos mudos con cabezas
de perros-monos. (p. 14)
MLS : Tu feras parler jusqu’aux muets du Tevegó, qui d’après les
pasquins marchent à quatre pattes. Ils enfantent des gosses muets,
avec des faciès de cynocéphales. (p. 22)
ITS : You’re to make even the mutes of Tevegó speak. According to
the lampooners, they go about on all fours. Give birth to mute
offspring that look like dog-headed apes. (p.16)
9
Dans la traduction anglaise qui multiplie la répétition du phonème guarani
correspondant au x (dans ‘the Xexueños of Xexuí’), on voit bien qu’il y a
tentative de recréer, par compensation, un certain effet sonore.
110
certes rendu le sens, mais nullement la vérité phonétique et signifiante
de ce mot » ( TOLAM, p. 40). Ce qui s’avère encore plus ironique,
c’est que l’exemple de la « chuchumeca » semble voué à faire
désormais partie des classiques du genre en traductologie : l’exemple
revient dans nombre d’essais critiques de Berman et on le trouve même
dans un ouvrage tout récent de la traductrice française, entre autres, de
Fernando Pessoa et du brésilien João Guimarães Rosa, Inês Oseki-
Dépré, qui le reprend pour illustrer l’importance de l’iconicité du signe
en traduction, dans Théories et pratiques de la traduction littéraire
(1999, p. 41).
6. L’appauvrissement quantitatif
6. a. L’ouverture culturelle
111
* Gachupines: Spaniards. (Translator’s note)
** Porteñistas: supporters of the cause of Buenos Aires.
112
L’exemple des visages à deux faces, pour l’appeler ainsi, paraîtra sans
doute anodin à plusieurs. Sauf qu’il est intéressant de noter ce que
Berman avance, non seulement dans TOLAM mais aussi dans d’autres
écrits, au sujet de ce même signifié dans Los siete locos de Roberto
Arlt :
YES MLS
1. Excelencia (p. 4) 1. Excellence (p. 9)
2. Usía (p. 4) 2. Votre Seigneurie (p. 9)
3. Vuecencia (p. 4) 3. Votre Éminence (p. 10)
4. Señor (p. 5) 4. Seigneur (p. 17)
5. Su Merced (p. 7) 5. Votre Grâce (p. 17)
6. el Señor (p. 10) 6. idem qu’en 2 (p. 17)
7. el Excelentísimo Supremo 7.L’Excellentissime Dictateur
Dictador (p. 11) Suprême (p. 18)
8. el Supremo Señor (p. 12) 8. le Seigneur Suprême (p. 19)
9. el Supremo (p.12) 9. le Suprême (p. 19)
10. V.S. (p. 12) 10. Votre Excellence (p. 19)
11. Excelentísimo Señor (p. 13) 11.Excellentissime Seigneur
(p. 20)
12. Vuesa Merced (p. 13) 12. idem qu’en 5
10
A. Berman, op. cit., p. 41. L’exemple et l’argument de Berman sont
également évoqués, tout comme ceux de la « chuchumeca », par Inês Oseki-
Depré dans son ouvrage Théories et pratiques de la traduction littéraire (1999,
p. 41).
113
13. Su Excelencia (p. 13) 13. idem qu’en 10
14. Su Señoría (p. 17) 14. idem qu’en 5
Le Suprême étant Tout, son nom est sans nul doute le signifié le plus
représentatif de l’hétéronymie qu’est ce roman qui porte son nom.
Ainsi, les propos de Berman au sujet de l’homogénéisation laissent
encore une fois perplexe, même s’il ne s’agit pas ici d’un cas de
déperdition lexicale à outrance : « Une autre atteinte consiste à
homogénéiser le tissu lexical de l’original là où il est d’une multiplicité
hétérogène. » (TOLAM, p. 41)
7. L’effacement du vernaculaire
11
Ibid., p. 41.
114
** Porteñistas: supporters of the cause of Buenos Aires.
115
Comme on l’a vu dans le cas de la traduction de « porteñistas »,
Berman refuse à nouveau d’avoir recours à toute forme de création
néologique, par exemple en proposant un adjectif se terminant en -ard
ou en -eux (il n’est pas inutile de savoir, dans un contexte où sont
évoqués les Mille et Une Nuits, que les adjectifs nuitard et nuiteux
existent). Car, comme le fait valoir Berman lui-même, « le diminutif
français est pluriel. La réactivation de la richesse plurielle de notre
langue permettrait sans doute de trouver un écho du système des
diminutifs latino-américains. » (TOLAM, p. 43) Or, pourrait-on
ajouter, il n’est pas moins vrai que la terminaison adjectivale en
français profite de cette même richesse plurielle.
Tout d’abord, précisons que la critique a souvent relevé dans YES des
allusions intertextuelles à Don Quichotte (les dialogues entre le
Suprême et son secrétaire Patiño ne sont pas sans rappeler ceux entre
Don Quichotte et Sancho Panza; les multiples pataquès de Patiño ne
sont pas sans rappeler ceux de Sancho). On a souvent relevé aussi les
allusions et emprunts directs aux Pensées de Pascal et, enfin, à l’œuvre
de Raymond Roussel. Dans une note qui figure à peu près au milieu de
YES, le narrateur-compilateur raconte avoir rendu visite un jour à
l’arrière-arrière-arrière-petit-fils du secrétaire Patiño, et que ce
116
descendant s’appelle Raimundo Loco-Solo (ce qui constitue une
allusion indirecte à Raymond Roussel et à son roman le plus connu,
Locus Solus). Plusieurs allusions indirectes concernent également une
plume munie d’une lunette-souvenir dans son pommeau, allusion à un
objet du même type dans la pièce de théâtre La Vue de l’auteur
français. Nous disons « allusions indirectes » car une critique
américaine12 a depuis montré que les allusions à la plume (la
description qu’en fait le compilateur dans une note) et le passage tiré du
cahier privé qui parle de cet objet ne sont pas tant des allusions à la
pièce de Roussel que des emprunts directs à l’ouvrage de Michel
Foucault sur Raymond Roussel, publié en 1963, passages que Roa
Bastos a traduit assez littéralement. Le passage en question est le
suivant :
12
Il s’agit de Helen Carol Weldt-Basson, Augusto Roa Bastos’s I the Supreme:
A Dialogic Perspective, Columbia (Missouri) et Londres, University of
Missouri Press, 1993. (Voir notamment le chapitre intitulé “I the Supreme : The
Non-Historical Intertexts”, pp. 171-208.)
13
Voir Michael Riffaterre, “Syllepsis”, Critical Inquiry, vol. 6, no 4, été 1980.
Le report direct du texte de Foucault ne pourrait-il pas être considéré comme
117
9. La destruction des rythmes
Conclusion
Références
119
— (1984). L’Épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans
l’Allemagne romantique. Paris, Gallimard.
— (1986). I the Supreme, trad. par Helen Lane. New York, Alfred
Knopf.
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compliquent la tâche de quiconque essaie de traduire vers le français
une langue de départ dans laquelle l’oralité, le dialogisme et le
vernaculaire dominent. Nous décrivons neuf des douze tendances
dégagées par Berman et, à l’aide d’extraits tirés de sa traduction Moi le
Suprême, montrons que « Berman le traducteur » n’a peut-être pas su
mettre en pratique des principes dont « Berman le traductologue » avait
pourtant conscience.
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