Empreintes
du passé
Coordonnateurs :
Edmond Bernus,
Jean Polet,
Gérard Quéchon
ISBN 2-87678-386-X
ISSN 1278-3986
Sommaire
Ce numéro spécial rassemble des articles publiés entre 1978 et 1986 dans les
CaJierS de I’ORSTOAl (séle scimes hutizaims) 1. Ils sont l’œuvre de chercheurs de dif-
férentes disciplines : archéologie, géographie, ethnologie, économie. Le fil d’Ariane
qui relie ces différents textes est que chaque auteur, confronté à un terrain nou-
veau, ne s’est pas contenté de la description classique d’un paysage, d’un terroir ou
de la simple analyse d’une image de gravures rupestres, mais a tenté de retrouver
des traces de populations disparues ou parties ailleurs. La lecture du passé s’inscrit
ici sur la longue durée et s’appuie sur des témoins d e nature diverse : gravures
(Quéchon, Dupré et Guillot), tertres révélant des poteries, meules dormantes,
citernes, constructions anciennes, << parcs >> fossiles d’arbres remarquables (Faidher-
6ia al6ida) (Dupré et Guillon, Marchal), ou pierres errantes qui se fixent, devien-
nent des lieux sacrés, et déterminent des espaces magiques (Bonnemaison). Ces
<( emp-eiktes dupusséi)vont souvent rejoindre les données de la tradition orale 2.
Cette lecture du paysage à travers les traces successives de civilisations a été
magistralement évoquée par P. Gourou, comme une des tâches de la géographie.
(< Bien des aspects humains du paysage peuvent dépendre non de la civilisation
régnanre, mais d’une ou de plusieurs civilisations passées. Il faut reconnaître les
enclaves enkystées de techniques défuntes : un service à rendre à la collectivité
que d e distinguer les tissus vivants des fossiles qu’ils enchâssent 3. )> <( Bien des
paysages humains, dit-il encore, sont palimpsestes où transparaissent les effets des
techniques oubliées. Les fossiles de civilisations défuntes peuvent être sans effet
sur l’actuelle physiologie des paysages ; mais ils peuvent au contraire l’entraver. I1
est bon de déceler les restes fossilisés de civilisations passées 4. >) .
* Géographe à I’ORSTOM
** Professeur i l’université Paris-I-Sorbonne.
*** Archéologue à I’ORSTOM.
1 Ces articles sont bien entendu r6édit6s dans leur forme originale avec quelques amknagements de
forme liés aux contraintes de I’édition et la suppression de passages trop circonstanciels. Si certains ont 6t6
extraits de numeros à thème, aucun d’entre eux n’est issu d’un m&mefascicule.
2 Le choix des textes retenus est directement fonction de leur proximité au thème. I1 n’en reste pas
moins arbitraire et, pour n’en donner qu’un exemple, l’article de Ch. Seignobos [1980], x Des fortifications
végétales dans la zone soudano-sahélienne (Tchad et Nord-Cameroun) n (XVII, 3-4 : 191-222), s’inscrivait
dans le droit fil du sujet. Les publications suivantes de cet auteur ont d’ailleurs confirm6 son intérec pas-
sionné pour l’interrogation du passé à partir du paysage.
3 Gourou Pierre [1973], P o w u m giogruphie htmzim, Paris, Flammarion, nouvelle bibliothèque scienti-
fique dirigée par Fernand Braudel, 388 p. : 12.
4 Ibideiii, p. 31.
6 Edmond Bernus, Jean Polet, Gérard Quéchon
Si les travaux exposés dans les articles ici rassemblés ont pu reconstituer la
trame d e paysages issus d’une longue histoire, c’est parce que leurs auteurs ont eu
la possibilité de mener des enquêtes répétées au cours de longs séjours sur le ter-
rain. Cette disponibilité, qui permet d e s’investir en profondeur, de creuser et de
remettre à chaque retour du terrain des conclusions provisoires, a été l e fait d’un
modèle de recherche que I’ORSTOM a alors favorisé, grâce au recrutement de
jeunes chercheurs vivant longuement sur place si leurs recherches le nécessitaient
et disposant de moyens suffisants. C’est ainsi qu’une recherche où chacun ne
pouvait s’enfermer dans sa propre discipline, mais prenait appui et conseil de col-
lègues de formations différentes, au regard autre, a permis d’élargir l’horizon de
chacun et d’induire des résultats tels qu’ils ont abouti à des thèses ou à des
ouvrages de référence.
La continuité des programmes a permis, par exemple, de décrypter des pay-
sages superposés, des lieux qui révèlent l’identité c\ulturelle de sociétés insulaires,
la signification de gravures inscrites dans la roche. A travers ces approches ont été
révélés des systèmes d’organisation ou de pensée qui auraient sans doute échappé
à des études rapides et superficielles. On ne peut comprendre des paysages ou
des gravures en ne portant attention qu’a un village ou qu’à une scène : c’est une
vision d’ensemble qui révèle des empreintes du passé et un système organisé.
Ainsi, e n étudiant l’art religieux de la préhistoire, A. Leroi-Gourhan montre com-
ment les documents apportent uniquement la preuve d e la constitution d’un
(<
.cadre. Ce cadre était extraordinairement respecté, quoi qu’on ait pu dire ; sauf de
très rares exceptions, les images tardives n’ont pas surchargé les précédentes, elles
étaient faites dans les surfaces disponibles et la plupart des superpositions sont
contemporaines et voulues. Lorsque les Magdaléniens ont découvert l’ensemble
d e style III de la grotte d’Ebbou, dans l’Ardèche, ils n’ont pas griffonné des
bisons sur les aurochs, ils les ont glissés dans des espaces libres 5. >>
Dès 1966, dans une communication, A. Leroi-Gourhan livre ses réflexions sur
l’art paléolithique. I1 montre qu’cc un art n’est séparable ni de son évolution, ni de
ce qu’il traduit symboliquement. Il est constitué d’un fonds d’images applicables
à des contenus idéologiques variables dans le temps et dans l’espace, mais sa
cohérence répond à celle des images qui entretiennent son existence ; ainsi en
est-il d e l’art grec ou de l’art chrétien, chacun cohérent à partir d’un fonds propre
de symboles figuratifs. I1 n e semble pas y avoir de raisons majeures pour rejeter le
postulat selon lequel l’art paléolithique se trouverait dans la même situation 6. )>
Les empreintes du passé, décrites et analysées dans ces textes, permettent de
comprendre par une approche globale l’évolution des sociétés, leur inscription
dans le temps long. Elles permettent d’avoir une lecture des paysages qui restitue
une cohérence, un système ordonné qui n’apparaît pas toujours dans une pre-
mière approche. Sans s’être concertés, des chercheurs de I’ORSTOM de disci-
plines variées ont convergé vers ce même but, parfois par des voies différentes.
A l’intérieur même d’un organisme inscrivant si clairement sa vocation dans son
5 Leroi-Gourhan André 119641, Les Rtl@ionsde lapréhistoin, Paris, PUF, 156 p. : 143.
6 Leroi-Gourhan André [1966], * Réflexions de méthode sur l’art paléolithique P, Bidletin de la Sodéfipré-
histotique de Fratin, t. 63 (1) : 35-49.
Introduction 7
Joël Bonnemaison avait accepté de rédiger un texte sur cet article ancien pour
faire connaître la place qu’il lui donnait dans l’ensemble d’une ceuvre aujourd’hui
presque achevée. Avec sa gentillesse souriante, il avait donné son accord au cours
d’une conversation téléphonique et par une lettre qui confirmait son engagement
que sa brutale disparition ne lui a pas permis de tenir 2.
I1 est impossible à un chercheur étranger aux civilisations mélanésiennes de
commenter ce texte sur le fond. Je puis dire cependant que tous les travaux de
Joël plongeaient l’africaniste que j’étais dans la stupéfaction et I’émerveillement :
il nous introduisait dans un univers qui ne correspondait à rien de ce que nous
connaissions. I1 nous faisait sentir qu’il avait réussi à dépasser une description
plate et banale du territoire selon un modèle occidental où nous nous serions
reconnus : il nous faisait comprendre que le territoire pouvait s’inscrire dans la vie
d’une communauté au point de constituer à la fois un espace social et un (( ))
<( espace culturel )>.<( L e territoire fait appel à tout ce qui dans l’homme se dérobe
au discours scientifique et frôle l’irrationnel [...I. L e territoire naît aussi de points
et marques sur le sol ; autour de lui, sTordonne le milieu de vie et s’enracine le
groupe social, tandis qu’à sa périphérie et d e façon variable, le territoire s’atténue
progressivement en espaces secondaires aux contours plus ou moins nets [Bon- ))
rition, une étude d e mythes comme ceux qui concernent Sumer ou 1’Egypte
ancienne. Le destin de cette identité, dit-il, se joue dans une certaine mesure à
((
ouvrage, La Dernière Île, avait déjà permis de faire connaissance avec ces civilisa-
tions mélanésiennes du Vanuatu, dans un ouvrage destiné au grand public qui
montrait les capacités de Joël Bonnemaison de jouer sur des registres différents
sans concessions à la facilité. Dans le présent article de 1985, il montrait déjà com-
ment les empreintes du passé étaient partout présentes dans ces îles et comment
elles contribuaient à donner un sens à une histoire qui pouvait s’inscrire dans de
nouveaux voyages. (< Je pense personnellement que l’identité mélanésienne res-
tera vivante pour autant que les formes de mobilité resteront à dominance circu-
laire. Dans le cas contraire, la Coutume alors n e sera plus un vécu et un
>) ((
territoire, mais elle sera un discours capté par les élites urbaines et politiques ))
Edmond Bernus
Les lieux de l’identité :
vision du passé et identité culturelle
dans les îles du sud et du centre de Vanuatu (Mélanésie)
Joël Bonnemaison *
* Géographe 3 I’ORSTOkl.
1 Ce texte est en partie tiré. d’une communication au congrès des sciences du Pacifique (fevrier 1983), dans
le cadre du symposium organise par hl. Chapman (Population Institute, Lfniversityof Hawaii) sur le thème
,lIobiiit& ZdeiitÌféet Pofitique Océaiiie. La communication en anglais est parue sous le titre s The Tree and the
Canoe dans la revue PocifiicKeqboiiit, publiée par l’université du Victoria (\\’ellington, Nouvelle-26lande).
nowski, 19741 comme dans l’Australie aborigène [Eliade, 19721 est e n même
temps le fondement du contrôle politique de l’espace. I1 en résulte à la fois I’affir-
mation de valeurs d’enracinement e t une certaine idéologie du territoire.
Dans un tel contexte social et politique, la mobilité ne peut plus dès lors être
conçue comme un simple déplaceqent : elle est un voyage >) au sens culturel du
terme, c’est-à-dire une expérience chargée de sens et de rite qui s’accomplit au
cours d’un mouvement de sortie codifié hors du territoire et se conclut par une
rencontre avec des alliés. Le voyage aux temps traditionnels était soigneusement
contrôlé par le groupe. Les départs e n pirogue pour les autres îles supposaient
toute une organisation sociale, une longue préparation matérielle, l’acquisition des
techniques de navigation et d e rituels particuliers. Tout semble indiquer que dans
de nombreuses sociétés insulaires mélanésiennes, de tels voyages n’étaient pas
fréquents, mais qu’il était nécessaire d e les réaliser de temps à autre.
Ce qui est premier dans la définition d e l’identité mélanésienne, ce n’estpas
en effet la mobilité ou le voyage, mais l’enracinement. L e premier réflexe des
R/lélantsiens qui, après une longue errance en mer, abordèrent ces îles jusque-là
inhabitées, fut de s’investir culturellement et physiquement dans les terres émer-
gées qu’ils découvraient. Cette recherche de l’enracinement, la tradition orale des
îles du sud et du centre de Vanuatu, la raconte à travers le langage codé et poé-
tique des mythes d’origine.
À Ipaï, sur la côte ouest d e l’île de Tanna, l’apparition du monde est racontée
dans une série de cycles mythiques fondamentaux. L‘esprit wzhgën créa d’abord
la terre (tan),sorte d e matrice molle et inerte, sur laquelle il envoya ensuite les
pierres (kapiel), dont la substance dure mit e n forme le monde et créa le paysage.
Les pierres arrivèrent par flottaison. Lorsqu’elles investirent l’île, elles étaient
douées de la parole et porteuses de pouvoir magique qui les rendit maîtres des élé-
ments naturels. À l’origine, ces pierres étaient mobiles ; elles se lancèrent dans une
espèce de ronde fantastique qui se déroula sans interruption autour de l’île et selon
des itinéraires précis. Les grandes routes mélanésiennes de Tanna ont ainsi une
origine mythique. Elles font le tour de l’île à des altitudes différentes en trois niveaux
d’étagement. On les appelle ?i4okap/a/uo, ce qui signifie << faire le tour de la pirogue >>.
L’espace était alors ouvert ; il n’y avait ni frontières, ni lieux, ni territoires. La
première société fut celle d’une horde errante et querelleuse, mais qui avait le goût
Les lieux de l’identité du centre de Vanuatu (Mélanésie) 13
que sont l’échange des femmes et l’échange de la nourriture cuite ses premiers
fondements et ses premiers rites.
Des cycles mythiques ultérieurs expliquent la poursuite d e la création cultu-
relle, notamment la sophistication des échanges rituels, l’apparition de nouveaux
pouvoirs politiques et enfin plus tard la création territoriale.
Un monstre, mangeur de chair humaine, nommé semo-setno, dévasta en effet
Tanna et seule une femme survécut. Avec les deux fils jumeaux qu’elle conçut
d’une liane marine, elle organisa alors le meurtre de senzo-semo. Après un long com-
bat, celui-ci fut tué et son cadavre dépecé fut dispersé dans l’île. Les hommes
mangés réapparurent alors sur les lieux mêmes où les morceaux du cadavre avaient
été jetés ; chacun d’entre eux reçut à cette occasion un nom et un territoire S.
(( )) ((
L‘origine des grandes << nations d e Tanna dérive ainsi de cette mise à mort
))
une pirogue ou niko. Chacune de ces pirogues est constituée d’un ou de plu-
(( ))
sieurs clans et elle organise son espace social autour d’un réseau de lieux forts.
Cet acte initial d e violence sacrificielle institua ainsi les territoires (imam) et
l’identité des pirogues de Tanna. Le premier cycle des mythes fondateurs
s’achève avec l’apparition magique d e l’homme et la création territoriale ; les
hommes ne sont plus alors des pierres mobiles, mais des êtres enracinés qui fondent
leur identité sur la sémiologie des lieux.
C’est donc la saga mythique des pierres de Tanna qui constitue le fondement
de l’identité. Aux temps initiaux, les pierres erraient par groupe et se combat-
taient. I1 n’y avait ni lieux, ni hommes, ni société, mais seulement des hordes
guerrières constamment mobiles. Ce temps du libre voyage fut celui de la puis-
sance : les forces magiques contenues dans les pierres sont à l’origine de tous les
pouvoirs et les hommes qui sont issus d e ces mêmes pierres partagent leur iden-
tité avec les pouvoirs qu’elles contiennent.
Dans la pensée mélanésienne, les hommes ne devinrent pleinement hommes
que lorsque la horde errante des pierres magiques s’immobilisa pour laisser place
aux réseaux de lieux de la société territoriale et lorsque du corps de semo-semo surgirent
les (< pirogues de Tanna. L‘apparition des lieux, d’un espace social et d’une idéolo-
))
gie de la fixation aux lieux est donc concomitante de celle des hommes.
Si la mobilité est signe de puissance, elle est parallèlement porteuse de guerre
et d’anarchie ;la fixation est à l’inverse signe d’identité, de paix et d’ordre.
Chacune des pirogues de Tanna, chaque clan, segment d e clan et homme por-
teur d’un nom coutumier s’inscrit donc dans une chaîne de lieux qui lui confère
Q ))
pierres vers les lieux, puis des lieux vers les hommes. L’identité des hommes passe
le long de cette chaîne magique sans qu’il y ait de rupture entre aucun de ces
Les lieux de l’identité du centre de Vanuatu (Mélanésie) 15
Cléments. L’espace contrôlé par l’homme est un territoire vivant structuré par un
ensemble de lieux qu’investissent les valeurs d e la mémoire et qu’animent les
forces et les pouvoirs magiques qui sont à l’origine du monde. Entre ces pouvoirs
et les hommes, les lieux sont à la fois des médiateurs e t les vecteurs de l’identité.
I1 s’ensuit assez naturellement que dans cette société territoriale, l’homme est
comparé à un arbre )> dont les racines plongent e n profondeur dans le sol sacré.
(<
Ainsi, les banians qui bordent les plus prestigieuses places de danse portent sou-
vent les noms des ancêtres qui ont fondé les clans. S’il quitte sa terre, l’arbre
meurt, ses droits fonciers et politiques dépérissent, son pouvoir de vie s’éteint. La
femme est à l’inverse comparée à un oiseau et dans certains mythes de la côte
ouest de Tanna, elle apparaît d’abord sous la forme d’un pigeon ou d’une déesse
ailée ; ses racines sont des ailes. Elle est destinée à se fixer ailleurs, au gré des
échanges et à porter les enfants des autres. Si la terre est une catégorie masculine
lourde, riche de pouvoirs sacrés et siège de l’enracinement, l’air et le ciel sont des
catégories féminines légères, liées au mouvement, à la liberté de déplacement et
au monde des échanges : Men were rooted to the soil but women were like
((
birds who fly above the trees only descending where they see good fruit sont les ))
paroles d’un homme de Tanna rapportées par Jeremy Mac Clancy [19SO].
tion : l’espace social est à Tanna structuré par des réseaux d e lieux centraux
((lourds de significations symboliques et rituelles : places de danse à l’ombre de
>)
grands banians, lieux sacrés ou tabuples liés aux pierres magiques, sites d’habi-
(< )>
tit à une séparation stricte des groupes géopolitiques. Dans l’espace clos de l’île,
la civilisation traditionnelle cherchait ainsi à diminuer les risques d e guerre incon-
trôlée par un processus d’<(évitement n.
I1 ne s’ensuit pas que la guerre ait disparu, mais elle devint en quelque sorte un
acte culturel et non plus un acte sauvage >). La ritualisation de la guerre la civi-
(< ((
lise >> : les hommes pouvaient entrer en bataille les uns contre les autres, mais ils ne
se battaient pas n’importe où, ni n’importe quand. Pour se battre, ilexistait des sai-
sons - celle de l’après-récolte - et des endroits ouverts - généralement des lieux de
savane entretenus par le feu sur les lignes de crête et les versants découverts - où
les groupes armés se défiaient et se donnaient le cas échéant rendez-vous. La
guerre épargnait e n principe ces lieux de paix que sont villages et jardins et par là,
la vie des non-combattants. De même, on ne se battait pas pour conquérir la terre
Les lieux de l’identité du centre de Vanuatu (Mélanésie) 17
des autres, mais pour régler des différends personnels ou de prestige dans le cadre
de ses relations d’alliance ou d’inimitié. La loi de relation qui fixait les hommes à
leurs lieux d’origine excluait par là même le droit de conquête des lieux adverses.
Dans les guerres traditionnelles, on ne se battait pas pour défendre ou étendre son
territoire, mais pour la gloire des <( grands hommes s.
En identifiant l’homme à des nexus de lieux, la société mélanésienne semble
avoir voulu répondre dès l’origine au problème d e la régulation culturelle de la
guerre e t d e la paix. L‘éclatement politique et l’impossibilité d e grandes << cheffe-
ries en sont une autre conséquence. Rien n’est e n effet plus étranger à la civili-
>)
Les lieux ont dès lors leurs propres relations hiérarchisées. De la stada, lieu pri-
mordial d’apparition, dérivent ensuite une << route )> et parfois un lacis de routes et
18 Joël Bonnemaison
proximité spatiale d e leur lieu de résidence par rapport à leurs lieux primordiaux.
Cette doctrine d e la prime apparition est également à l’origine de la répartition
des droits territoriaux et des espaces d’autorité. Les hommes attachés aux lieux-
souches gardent )> en effet, au-delà des pouvoirs magiques et politiques associés
((
à ces lieux, la maîtrise formelle de la part de l’étendue territoriale qui entoure ces
lieux. Lors des conflits d’autorité politique ou des litiges fonciers, on se préoc-
cupe d’abord de remonter la chaîne spatiale des autorités successives jusqu’au
lieu-souche local le plus ancien pour décider de l’identité de celui qui sera en
droit de trancher.
À Tanna, comme dans une grande partie de la Mélanésie, ce sont les mythes
fondateurs qui perpétuent la mémoire des lieux-souches et par là des droits terri-
toriaux. Ce fait est vraisemblablement à mettre en relation avec les caractères ori-
ginels de la mise en place du peuplement. Tout indique en effet que celui-ci se
réalisa non en une seule fois, mais par une succession d’épisodes. Les premières
pirogues accostèrent dans des endroits et à des moments différents : aux premiers
arrivants fut accordé un pouvoir de primauté. Les mythes d’origine en conservent
la mémoire. Les hommes, confondus avec des pierres errantes, ont d’abord créé
des itinéraires, ils se sont combattus et ont éprouvé leur pouvoir, puis progressive-
ment ils se sont enracinés dans des territoires. Ce qui importait n’était pas tant d e
conserver le souvenir réel d e ces circonstances, mais de fixer la mémoire des pre-
miers lieux investis par les hommes, car cela préservait les droits des premiers
arrivés à les occuper. Le processus de répartition des hommes dans l’espace res-
sort ainsi dans toutes les cartes des lieux culturels qu’il m’a été donné de dresser.
Les lieux-forts et les sfa;llh sont particulièrement denses au bord de mer, auprès
de certaines baies et de certaines passes de récif sur les côtes est et nord (Lena-
kel, Loanatom, Loanpakel, Black Beach) et ils se raréfient ensuite vers la mon-
tagne et vers le monde des hautes pentes.
La densité littorale des lieux sacrés semble indiquer que l’une des composantes
essentielles de la civilisation mélanésienne fut dès l’origine édifiée dans un envi-
ronnement de rivage et d’écologie d e terrasse littorale ou de basse-pente. L e
centre de l’île, soit qu’il fût occupé antérieurement, soit qu’il résulte d’un mouve-
ment de pénétration vers l’intérieurà la suite de la croissance démographique de la
société littorale, représente par contre un <( autre monde )).Les perspectives y sont
Les lieux de l‘identité du centre de Vanuatu (Mélanésie) 19
plus <( terriennes )> et plus fortement enracinées, la mobilité moins affirmée, tandis
que sur le rivage règne à l’inverse une tradition maritime et de relation interinsu-
laire [Bonnemaison, 19721. C’est au travers de cette dialectique et relation perpé-
tuelle entre la mobilité et la fixation, entre les hommes du rivage et les hommes de
l’intérieur, que s’est édifiée progressivement la civilisation mélanésienne.
En associant l’identité des hommes à des lieux-souches et l’identité des socié-
tés de <( pirogues >> à des nexus de lieux hiérarchisés selon leur ordre d’apparition
dans le temps et dans l’espace, la pensée mélanésienne affirme par là une concep-
tion fixiste s. L‘ordre social et ses hiérarchies apparaissent figés N par l’ordon-
(( (<
nance des lieux, de la même façon que le destin des hommes est borné par la
configuration de leur territoire d’identité et d e leur espace de pouvoir.
Mais il n e s’agit là que de l’une des faces du discours. L’homme, s’il doit
conformer son horizon à celui de ses lieux, dépend aussi d’une pirogue, c’est-à-
dire d’une structure par définition mobile dont le destin est de suivre des routes
et d e parcourir le monde, du moins d’un certain monde. Comme nous allons le
voir, le << voyage >) dans la société ancienne n’était pas une errance, mais un par-
cours culturel.
La métaphore de la pirogue
Les symboles et les structures des sociétés renvoient souvent au temps de leur
origine ; elles mémorisent ainsi les gestes qui furent décisifs lors de leur construc-
tion sociale et politique. Les sociétés qui ne cessent ainsi de revivre leur com-
mencement et de rCver leur passé ancrent leur nostalgie de l’unité originelle dans
le rappel du temps initial où elles se sont constituées. Cela est particulièrement
net dans le cas des sociétés du sud et du centre de Vanuatu où l’organisation
sociale traditionnelle continue à se calquer sur le modèle du groupe de naviga-
teurs et du voyage en pirogue du temps des origines.
La métaphore de la pirogue fixe l’image de l’espace social ; ce lieu clos est en
effet mobile, il est une sorte de territoire errant où chaque segment de clan
(< ))
occupe une place précise et remplit une fonction complémentaire des autres.
Grâce à l’effort de tous, la pirogue avance et tient sa route. L‘organisation sociale
des pirogues de terre se calque sur la symbolique du voyage initial, en ce qu’elles
reproduisent, dans la mosaïque de leurs lieux et d e leurs symboles, l’organisation
du voyage originel des pirogues de mer. Une pirogue se caractérise d’abord par
son emblème, symbole d’honneur et d’identité, cette tâche est assumée à Tanna
par l’aristocratie locale des yretmt-a, terme que les missionnaires locaux ont traduit
assez justement par celui de seigneur >>.Ces personnages qui se tiennent à
((
l’avant de la pirogue sont les maîtres des relations d’échange avec les groupes
étrangers. Leur pouvoir politique est limité, mais leur position est haute : ce sont
des emblèmes vivants, des (< grands hommes U à défaut d’être des hommes d e
pouvoir [Bonnemaison, 19791. Celui qui dirige véritablement l’embarcation se
tient non pas à l’avant des autres, mais à l’arrière ;c’est le barreur ou, e n langue d e
Tanna, le ymzi niko, ce qui signifie littéralement la (< voix de la pirogue, en
))
niko se rapproche le plus de ce qu’on entend ailleurs par chef D. I1 est en effet le
<(
20 Joël Bonnemaison
maître à bord, il barre B au nom du yrenleru. À terre, il est tour à tour chef de
((
guerre et chef de paix, il commande les guerriers comme il organise les rituels et
échanges cérémoniels qui concluent les cycles guerriers. I1 joue un rôle d e gardien
du territoire et de ses limites ; c’est lui qui connaît les droits fonciers respectifs de
chacun. Si le seigneur existe pour paraître, le maître de la pirogue existe pour
c( agir
)). De même qu’il a dirigé en mer le voyage initial de la pirogue, il assume à
terre le destin collectif du groupe. Alors que les titres de l’aristocratie des yrenieru
sont des honneurs héréditaires, ceux des maîtres de la pirogue sont des charges en
partie électives ; on choisit au sein des clans qui portent le sang des yatzi niko celui
qui paraît le plus compétent pour en exercer la charge. En dehors d e ceux qui
détiennent le pouvoir (honorifique et réel), la pirogue exige pour tracer sa route
l’aide des magiciens-nourriciers ; les naotiqzmzis qui gardent les tubercules néces-
saires pour la survie des voyageurs. Dans les grandes pirogues, celles-ci étaient
conservées en terre, dans des sortes de micro-jardins, où une horticulture
embryonnaire était entretenue au fil des jours. Ces nourriciers que l’on associe au
monde féminin sont aujourd’hui les maîtres des magies agraires. Toute pirogue
avait également son gardien du feu, chargé de l’entretien permanent des braises
qui permettaient la cuisson des aliments. Elle avait également un ou plusieurs
magiciens chargés d’éloigner les tempêtes et les intempéries et à l’inverse d’atti-
rer le souffle des bons vents. Toutes ces fonctions, qui furent créées lors du
voyage initial, se retrouvent aujourd’hui réparties dans les différents clans qui
composent les pirogues de terre d e Tanna.
Dans ce sens, la société d e l’île apparaît comme une société tripartite, divisée en
trois grandes fonctions sociales : celle de l’honneur (les jwmera), celle du pouvoir (les
jfanid o ) , enfin celle des magies (?zaotz$zinus et autres). Toute construction sociale de
groupe reproduit dès lors cette architecture à trois dimensions : chacune des lignées,
segments de lignée et hameaux d e Tanna se rattache à l’une ou à l’autre d’entre
elles et chaque grande pirogue réunit sur le même territoire un éventail aussi
complet et diversifié que possible de ces divers titres et fonctions spécialisées.
Une structure symbolique voisine se retrouve dans les îles Shepherds au
centre d e Vanuatu, peut-être encore plus clairement affirmée parce que le voyFge
initial dont résulte le peuplement actuel s’est effectué à une période récente. A la
suite de I’éruption volcanique qui détruisit l’île de Kuwae, au cours du X I V ~siècle
de notre ère, Tongoa et les îles voisines furent en effet repeuplées par des pirogues
envoyées par les grandes chefferies de l’île de Vaté [Garanger, 19721. Chacune des
pirogues du voyage initial est devenue par la suite un groupe local, enraciné
autour d’un lieu central - le nakarizal ou maison des hommes - et d’un territoire
uni ou éclaté dans l’espace. L‘organisation sociale reproduit également au plan
symbolique l’organisation des pouvoirs qui fut celle du voyage initial. Les chefs
ou nawotalam sont les emblèmes vivants qui ont dirigé la course des pirogues ; les
nare ou hommes ordinaires constituent son équipage. Chacun des titres coutu-
miers est associé à une fonction qui rappelle le voyage initial : le barreur (tariliizc)
est ainsi très souvent le maître des tenures foncières, I’atuui est le porte-parole du
chef, enfin les divers gardiens des fonctions magiques constituent la plus grande
partie de I’équipage. La structure sociale diffère toutefois sensiblement de Tanna
dans la mesure où l’aristocratie des nawotaLam, emblèmes vivants de la pirogue,
Les lieux de l’identité du centre de Vanuatu (Mélanésie) 21
a aux Shepherds un pouvoir réel, alors qu’à Tanna, celui-ci reste honorifique. C e
pouvoir se manifeste à Tongoa dans l’intronisation des titres coutumiers conférés
par le nawotaZanz à ses tiare et par le paiement périodique d’un tribut personnalisé
envers le chef, le mzsazctorzga. Une telle relation hiérarchique formalisée qui
évoque les systèmes de chefferie polynésienne, n’existe pas à Tanna où la société
locale apparaît de nature plus égalitaire.
Les structures sociales du centre et du sud de l’Archipel s’éclairent dès qu’on
veut bien les considérer dans les termes symboliques par lesquels la tradition
orale et la pensée mélanésienne les affirme. Les groupes de Tanna, les groupes de
Tongoa sont des pirogues dont l’organisation sociale et le territoire réincarnent
(( ))
reconnue et dénommée dans le récif qui cercle l’île et où elle est traînée à terre,
une fois le voyage accompli. Toutes les passes du récif sont ainsi à Tanna appro-
priées par les clans littoraux et les limites territoriales qui englobent les platiers
poussent pour cette raison jusqu’aux récifs frangeants. Personne ne peut donc
construire de pirogue s’il n’est au préalable maître d’une passe ; l‘accès au monde
marin et aux îles extérieures des groupes de l’intérieur de l’île (tmnbus) dépendait
de leur bonne relation avec les maîtres des passes et des routes maritimes.
Du port B et d e certains lieux que l’on considère comme des portes D,
(( ((
diverge ensuite un réseau de routes en étoile. S’aventurer sur ces routes, terrestres
ou maritimes, suppose un droit de circulation et donc au préalable des alliances
avec les groupes qui tiennent les territoires traversés. Des lieux servent alors en
(< pays étranger )>à l’accueil et à la rencontre avec les groupes alliés. Les voya-
geurs, lorsqu’ils empruntent ces routes, considèrent ces lieux comme faisant par-
tie du sillage de leur propre pirogue ; ils peuvent s’y reposer et se sentent en
sécurité. I1 y a donc dans la Mélanésie traditionnelle deux sortes de lieux : les
lieux intérieurs à la pirogue, qui constituent le territoire proprement dit ; les lieux
extérieurs qui se situent dans le sillage de la pirogue et forment au-delà du terri-
toire un deuxième cercle de sécurité qui, dans certains cas, peut porter sur d e
longues distances et empiéter sur les autres îles. Ces lieux (t hors-territoire )> intro-
duisent les relations d’alliance avec les groupes d’identité différente.
Dans toutes les langues du sud et du centre de Vanuatu, l’alliance traditionnelle
s’évoque ainsi en termes de routes : avoir des routes, c’est avoir des parents )>
(<
éloignés avec lesquels s’échangent les sœurs, c’est le fondement de l’alliance, c’est
être au centre d’un réseau de cheminements où la mobilité est sans entrave. Ces
routes extérieures au territoire font partie de l’espace d’identité : chaque territoire
mélanésien traditionnel est ainsi formé par une chaîne de lieux hiérarchisés,
connectés 2 des itinéraires qui ouvrent sur l’alliance extérieure [Bonnemaison,
19811. Dans cette perspective, l’identité mélanésienne est tout autant déterminée
par une relation d’enracinement autour des lieux fondateurs que par une relation
de voyage le long des routes qui parcourent le pays de l’alliance D.
((
22 Joël Bonnemaison
L‘allié est celui qui borne l’espace d’identité : le territoire se prolonge jusqu’à
lui. On désigne à Tanna le cercle d’alliance ainsi constitué par hotkukai; ce qui signi-
fie en bichelamar la nourriture chaude : à l’intérieur, les gens se partagent la nourri-
ture cuite qui est le symbole de l’humanité fraternelle. La guerre entre alliés est
interdite, car elle serait fratricide et sacrilège. Ceux qui partagent la même nourri-
ture partagent en effet la même identité : ils s’échangent entre eux des épouses,
leur sang est uni et leurs lieux sont associés. Ils peuvent se déplacer librement de
l’un à l’autre, s’accueillir en cas de périls et se prêter ou s’échanger des terres.
Plus précisément, une telle relation unit les ~za$atzg-m¿&ce qui signifie l’abri
((
des dons >) (le niel désigne les dons empilés en tas au milieu de la place d e danse et
que l’on offre à ses partenaires, nupafzg, trou, est le lieu qui abrite les hommes, le
village et la place de danse). Chaque tzapung-aiel est situé au bout d’une route d’al-
liance (szcatlc), qui induit une relation privilégiée, notamment lors des complexes
d’échange rituel. Ces alliés extérieurs par les routes sont définis comme étant une
autre partie d’eux-mêmes par les membres d’une même pirogue. Entre la pirogue
et son sillage, la pensée mélanésienne n’établit donc pas de différences réelles.
Une même structure en étoile se retrouve dans les îles Shepherds du centre
Vanuatu, ce qui aboutit à une relation d e territorialité croisée ou d’identité
double. Lors de leur voyage de Vaté à Tongoa, les grandes pirogues à voile, au
hasard de leurs escales maritimes dans les îles intercalaires ont en effet essaimé
des alliés, déposant çà et là des hommes auprès des chefs locaux, et lorsque cela
n’était plus possible, posant seulement un de leurs noms (ou titres) sur l’un
(( )>
des enfants du groupe rencontré. Les hommes ainsi laissés dans des îles diffé-
rentes, qu’ils soient réels ou seulement symbolisés par leurs noms, entrent alors
dans une double relation d’allégeance ; ils sont reliés - par l’identité - aux terri-
toires et aux chefferies qui leur ont donné. un nom et ils appartiennent - par la
résidence - au groupe qui les accueille. I1 en découle une structure d’allégeance
croisée relativement complexe, puisque la résidence n e coïncide plus nécessaire-
ment avec l’identité, ou plus exactement parce que l’identité déborde la rési-
dence. En recevant en effet un titre coutumier qui l’associe à d’autres territoires,
l’homme des îles Shepherds est placé au milieu d’un nœud d e relations com-
plexes. Son identité sera double et parfois multiple : il sera même simultanément
(< chef >) ou sujet )>, selon le côté vers lequel il se tourne et la route d’alliance
((
qu’il emprunte.
En Mélanésie traditionnelle du centre et du sud Vanuatu, l’espace d’identité
ou l’espace de référence se prolonge ainsi par le dessin en étoile des aires d’al-
liance. Le territoire qui, dans une certaine mesure, intègre les lieux amis et les
routes qui y conduisent, se définit moins par un pré carré que l’on défend, que
(( >)
par un réseau de lieux mis bout à bout par un chemin d’alliance politique et
(( ))
culturel. Dans un tel système, l’organisation territoriale n’est pas celle, classique,
d’un centre irradiant vers sa périphérie, mais celle d’un nexus de lieux connectés
à des itinéraires.
Pour exister, le chemin d’alliance doit être périodiquement réactualisé par la
circulation des hommes et des biens. La mobilité devenue nécessaire est dès lors
justifiée idéologiquement par le fait qu’entre les lieux alliés, l’identité des hommes
qui s’y rattachent est de même nature. D e ce trait, découle la nature réelle de la
Les lieux de I’identitk du centre de Vanuatu (Mélanésie) 23
mobilité dans la société traditionnelle : elle se déroule au sein d’une aire de rela-
tion chaleureuse où Ies Iiens familiaux, culturels et politiques sont multiples, parce
que les hommes qui l’habitent sont des frères ou des beaux-frères potentiels.
Inversement, hors du nexus d’alliance, aucune relation de ce type n’est pos-
sible. Ici règne le coldkaiai; ou nourriture froide. Les échanges ne sont pas impos-
sibles, mais ils ne portent que sur des tubercules crus ou sur des cochons vivants,
c’est-à-dire sur la nourriture froide que se partagent les esprits 0,ankzzis) et non
plus les hommes. La signification est ici évidente ; hors de l’aire d’alliance, n’existent
que des étrangers dont on n’est jamais très convaincu du caractère réellement
))
humain. Ils peuvent être tout aussi bien des ja~-inzrismalveillants et malhonnêtes.
En cas de guerre, l’ennemi qui était tué au combat et dont on mangeait le corps
n’était pas considéré comme un homme : on dit à Tanna que l’on mangeait un
parimus. L‘aire du cold kakai’s’apparente ainsi à l’espace de la relation dangereuse
et de la guerre toujours possible. Les étrangers qui sont sans identité reconnue
sortent des limites de l’humain. I1 ne saurait y avoir de routes avec eux et par
conséquent de réelle relation.
E n bref, la mobilité traditionnelle apparaît subordonnée à la relation
d’identité : on ne circule qu’au sein du pays de l’humanité fraternelle et dans un
espace d’identité partagée.
La mobilité territoriale
Les sociétés d’enracinement de hlélanésie ne sont pas des sociétés qui restrei-
gnent la mobilité de leurs membres. La fréquence des voyages comme leur ampli-
tude géographique pouvaient être éventuellement élevées, en particulier pour les
groupes littoraux vivant dans un environnement maritime. Certains groupes de
Tongoa ont par exemple des relations d’alliance traditionnelles avec Erromango et
par là affirment des droits territoriaux sur cette île ; or ces deux terres sont séparées
par plus de 200 km de haute mer. Par contre, ils ne connaissaient rien ou presque
des groupes voisins de la mCme île avec lesquels ils étaient en relation d’inimitié.
Dans un tel type de société, la mobilité traditionnelle peut être qualifiée de ter-
ritoriale : les axes de parcours, terrestres ou maritimes, sont investis par les groupes
sociaux comme s’ils étaient des prolongements de leurs territoires. L‘homme se
definit par << ses routes )> autant que par ses lieux, et les itinéraires font l’objet
d’une attention tout autant jalouse. Cela est particulièrement le cas à Tanna, où les
routes ont des noms, souvent leurs propres mythes d’origine et des <( gardiens >>, ou
chefs politiques, pour chacune des parties qui les composent. Les itinéraires étant
attribués au même titre que les lieux et faisant l’objet d’un même investissement
sacré, il s’ensuit un contrôle total des hommes et de leurs déplacements. Dans une
certaine mesure, la mobilité territoriale des temps traditionnels peut se ramener à
trois grands types de voyages : le voyage-initiation, le voyage-échange, enfin le
voyage-refuge. Dans chacun de ces cas, il s’agit d’une circulation se déroulant le
long d’itinéraires soigneusement répertoriés, orientés vers une rencontre frater-
nelle et impliquant de façon impérative le retour à court ou moyen terme sur les
lieux de départ et le non-dépassement des limites du <( pays de l’alliance >>.
24 Joël Bonnemaison
Le voya ge-initiation
L’un des voyages traditionnels les plus connus était celui que devaient accom-
plir une fois dans leur vie les jeunes gens des îlots du nord de l’île de Malakula
vers l’île voisine d’Aoba, considérée comme l’île de Tagaro, héros mythique d e
toute la partie nord de Vanuatu [Layard, 19421. Ce voyage faisait partie d’un rituel
complexe qui le faisait ressembler fort à une sorte de pèlerinage : les pirogues d e
hlalakula suivaient une route précise, abordaient dans des lieux déterminés et
auprès de groupes alliés avec lesquels se déroulaient des cérémonies et des pres-
tations d’échanges. C e voyage était considéré comme le terme ultime du cycle
rituel de l’initiation. Selon les mythes, ces voyages rituels trouveraient leur expli-
cation dans une communauté d’origine lointaine entre les gens du nord Malakula,
l’île de Malo et ceux d e l’ouest Aoba [Webb, 1937 ;Bonnemaison, 19721.
De la même façon et encore à l’époque actuelle, les jeunes chefs de Tongoa,
une fois qu’ils ont été intronisés, réaccomplissent le voyage initial d e leurs
ancêtres. Ils font d’abord le tour de leur territoire d’identité en découvrant ses
limites, puis ils visitent leurs alliés et partenaires sociaux situés à l’extérieur, réaf-
firmant ainsi à leur propre compte les relations traditionnelles d’alliance.
L e voyage-initiation était dans certaines sociétés sélectif et seulement réservé
aux <( grands hommes >> ;les hommes d e pouvoir l’accomplissaient au nom de leur
propre groupe, tandis que les hommes du commun n’y participaient pas ou seule-
ment à titre de faire-valoir ou de serviteurs [Bonnemaison, 19791.
Le voyage-échange
Les voyages ouvrent sur la relation d’échange. I1 ne peut en effet y avoir e n
Mélanésie traditionnelle de relations sociales sans un échange généreux dont les
comptes complexes se succèdent de génération en génération. Les gens des îles
du Nord commercent ainsi pour obtenir les cochons qui leur sont nécessaires
(< ))
au passage des grades qui marquent leur ascension sociale. Ceux des îles du sud
de Vanuatu s’appuient sur leurs réseaux d’alliance pour organiser de somptueuses
cérémonies d’échange comme la fête du toku (Tanna). Pour l’organisation de tels
rituels, souvent imposants par le nombre des acteurs, l’importance des groupes d e
danse et la somme d e biens matériels échangés, toutes les ressources humaines,
matérielles et magiques de l’aire d’alliance sont mises à contribution. La mobilité
est dès lors accentuée et les frontières territoriales au sein de l’aire d’alliance sont:
franchies continuellement. À l’occasion des très grands rituels, une chaîne de rela-
tion se constitue qui peut réunir des ensembles régionaux insulaires ou extra-
insulaires fort étendus pouvant regrouper plusieurs milliers de personnes.
Si la mobilité territoriale rend possible et nécessaire l’échange, elle est donc
ensuite constamment renouvelée par les exigences du système économique d e
l’échange. Après avoir reconnu (< son >> espace par le voyage-initiation, l’homme
de la société traditionnelle est en effet amené à le parcourir ensuite régulièrement
pour donner ou pour rendre ce qu’on lui a donné. Les hommes les plus presti-
gieux se situent dès lors au centre d’un système de relations dense et géographi-
quement étendu qui leur permet de bénéficier de relations d’échange de plus en
plus vastes. La mobilité territoriale apparaît de cette façon comme une sorte de
Les lieux de l’identité du centre de Vanuatu (Mélanésie) 25
privilège politique, contrôlé par les groupes socialement les plus élevés et notam-
ment par ceux qui peuvent se prévaloir d’une antériorité sur les autres. (< Avoir
des routes D est signe de pouvoir, en même temps qu’un moyen de se magnifier
soi-même en organisant les échanges rituels complexes et de grande amplitude
qui sont la marque et le privilège du pouvoir traditionnel.
Le voyage-refuge
Les routes servaient également d’itinéraires de repli vers des lieux de sécurité.
C’est en effet l’une des fonctions de l’espace d’alliance que d’offrir éventuelle-
ment un asile en cas de malheur.
Les Mélanésiens conservent tous dans leur esprit l’image d’un passé où les
guerres étaient fréquentes : celles-ci faisaient partie du jeu social au même titre
que l’échange cérémoniel, dont elles étaient en quelque sorte la face inverse et
complémentaire. Dans cette guerre, l’ennemi traditionnel était clairement dési-
gné ; à Tongoa, par exemple, c’est toujours avec le même (< mauvais voisin )> que
l’on se battait. La société de Tanna était divisée e n deux phratries politiques : les
Koyomela et les Numurukwen constituaient deux réseaux d’alliances politiques
géographiquement dispersés dans toute l’île. E n temps de paix, elles vivaient
ensemble et partageaient les mêmes territoires. En cas de guerre, les deux phra-
tries se regroupaient pour s’affronter. Dès qu’une guerre éclatait quelque part,
elle faisait le tour de l’île, s’allumant successivement de lieux en lieux, jusqu’à ce
qu’un mécanisme rituel y mette fin. C’est là le sens de tous les grands rituels cou-
tumiers ; ils instituent la paix et par l’échange généreux apaisent les passions
guerrières.
Cette notion d’ennemi clairement désigné entraîne en contrepartie, celle de
l’allié et réciproquement. Dans les cycles d e guerre qui survenaient d e façon
périodique, un groupe battu ne se figeait que rarement dans la défense désespé-
rée de son territoire ; le plus souvent, il se réfugiait chez ses alliés. L‘aire d’al-
liance fonctionnait dès lors comme une aire de sécurité, dont il était nécessaire de
bien connaître les routes.
On comprend donc l’importance qu’il y avait pour un groupe local à maintenir
vivant l’éventail de ses relations d’alliance. Sans elles, il n’avait plus la moindre
possibilité de refuge en cas de péril guerrier ou même de secours si, d’aventure,
ses jardins étaient détruits par un cyclone.
Comme nous l’avons vu plus haut, les cas d e conquêtes territoriales d’une
pirogue à l’autre apparaissaient comme un dérèglement du jeu guerrier et comme
le surgissement d’un processus sauvage, à ce titre mal accepté. On pouvait
détruire un groupe ennemi, mais une fois razzié, le territoire adverse était en prin-
cipe abandonné. I1 est de toute façon habité par des forces magiques et par des
. esprits étrangers au groupe conquérant : l’occuper de force, sans avoir un droit
préalable par le sang, revient à s’exposer à d e graves dangers. L’identité des lieux
existe en effet par delà l’existence des hommes et de leurs destins personnels :
l’idéologie du territoire, en posant le principe de l’inamovibilité et d e l’identifica-
tion aux lieux refuse par là même celui de la substitution d’une population à une
autre.
26 Joël Bonnemaison
o de 18 d i l t r i b u t b n des pierres K O Y O M E T A
ot N U M U R K W E N . et d6lEnanl 1s. ~ O U Y o i r l
dc guerre
19'40'-
+
169D20'
+
16S0W
Les lieux de l‘identité du centre de Vanuatu (Mélanésie) 27
Pour occuper une terre par droit de conquête, il aurait fallu en effet que tous
les occupants légitimes soient exterminés au préalable, solution extrême et diffici-
lement réalisable que le mécanisme de fuite prévenait le plus souvent, ou bien
encore que les occupants puissent se prévaloir de liens de parenté très proches
avec les habitants originels, ce que l’interdiction de guerre entre alliés partageant
la même nourriture rendait en principe impossible. La situation d’accaparement
des terres des autres par les guerriers les plus puissants et les (< chefs à l’inté-
(( ))
rieur d’un territoire semble par contre avoir été fréquente, notamment dans les
îles du nord d e l’Archipel [Rodman, 19791. À Tanna, toutefois, de nombreux
conflits fonciers restent aujourd’hui latents, parce que précisément la loi de retour
des groupes vaincus n’a pas été respectée. De nombreux clans cherchent encore,
trois ou quatre générations après leur fuite, à réoccuper leurs terrains. Cette situa-
tion conflictuelle s’explique en grande partie parce que le processus guerrier
ayant été bloqué par la <t paix blanche >> des missionnaires ou des administrateurs
du début du siècle, les mécanismes mélanésiens de réconciliation par le rite n’ont
pu avoir lieu, ce qui a figé les groupes sur place dans l’état où ils se trouvaient lors
de la << pacification >> de l’île.
Ces trois types de mobilité territoriale semblent avoir Eté assez fréquents.
Dans une certaine mesure, l’homme traditionnel ne partait que pour mieux reve-
nir ; en outre, il ne voyageait qu’au sein de sa pirogue et ne s’éloignait pas de son
sillage. Ses voyages avaient pour but de conforter le double cercle de l’identité et
de la sécurité : reconnaître les alliés, sacrifier aux rites d’initiation, accomplir les
gestes d’échange ou fuir un danger. Par contre, l’idée d e migration définitive ou à
long terme, de rupture avec les lieux et routes de l’identité, ne semble pas avoir
réellement existé en Mélanésie traditionnelle ; elle apparaissait comme culturelle-
ment impossible.
La mobilité sauvage
Dans la société mélanésienne sans écriture, comme sans réelle chefferie supra-
territoriale, le contrôle social s’effectuait, comme on l’a vu, au moyen de la régula-
tion territoriale :la loi des lieux et des routes imposait un ordre qui, en structurant
l’espace, structurait en même temps la société. Pourtant, les systèmes de contrôle
ont leurs limites : la mobilité territoriale laissait place sur sa périphérie à une sorte
de (< mobilité sauvage >>, non culturelle et imprévisible, représentée par la mobi-
lité des bannis et des << marginaux >>.
Nul doute que cette mobilité sauvage ait existé dans les temps traditionnels ;
toutes les traditions orales e n font foi. La société mélanésienne fonctionne en
effet sur la règle du consensus ; celui qui n’est pas d’accord sur un problème pré-
cis adopte le point de vue général ou bien quitte le groupe. I1 n’y a donc pas de
minorité reconnue à l’intérieur d’une société en principe unanime ; la minorité se
tait ou bien s’exclut. Dans ces conditions, les bannis n’étaient pas rares, de même
ceux à qui l’on reprochait des actes magiques suspects ; toute catastrophe clima-
tique ou extension d’épidémies était en effet attribuée à des jeteurs de sorts. Les
suspects, victimes émissaires d e la majorité sociale, devaient quitter le territoire
originel.
28 Joël Bonnemaison
Cette décision, fort grave, équivalait à une mort sociale >> : l’expulsion du ter-
((
ritoire signifie la perte de l’identité et des droits fonciers. Le nom du banni était
attribué à quelqu’un d’autre, le transfuge devenait un être sans nom, sans lieu, et
n’avait d’autres ressources que de se réfugier auprès d’un autre groupe. Dans le
meilleur des cas, ilétait adopté et se voyait attribuer une nouvelle identité, mais il
n’obtenait souvent qu’un statut inférieur et était confiné à des besognes basses,
comme celle du tabman affecté à la garde des lieux maléfiques.
Ces groupes de descendants de bannis (yakm)ne sont pas rares dans l’actuelle
société de Tanna. Ils doivent en principe se tenir derrière les hommes véritables
(( ))
(red4 nun) et peuvent être obligés à un nouveau départ, s’ils n’observent pas
cette règle d e soumission politique.
La mobilité, dès qu’elle échappe à la loi des itinéraires et du contrôle territo-
rial, verse donc dans le gouffre de la marginalité : ceux qui s’égarent hors des
(( )>
Le nouveau voyage
Dans la société mélanésienne, << déstabilisée )> à partir du X I X ~siècle par le
choc blanc, la disparition apparente des structures sociales traditionnelles et d e la
kastona (coutume), comme on commença alors à l’appeler en bichelamar, semble
s’être accompagnée d’une mobilité accrue et comme rendue <( folle >) par rapport
aux normes traditionnelles. I1 semble que les milieux insulaires cloisonnés se
soient prêtés d’autant mieux à la propagation maximale des ondes du choc cultu-
rel et social qu’ils étaient de petite et moyenne dimension [Bonnemaison, 19771.
Comme quoi, e small >> n’est pas toujours beautiful D, mais peut être aussi exa-
(<
mobilité induite ou imposée par les structures coloniales fut pour beaucoup de
jeunes Mélanésiens vécue comme une aventure ou encore comme un nouveau
voyage d’exploration. Partir vers le Queensland puis vers les plantations de l’Ar-
chipel, c’était brusquement quitter le monde clos du territoire pour celui tout en
horizon ouvert du vaste monde. L e voyage-initiation se reproduisit là sous une
forme nouvelle : il ne consistait plus en la seule visite des alliés, mais à voir le ((
s’agissait certes d’acquérir à ce prix les outils, les objets et les symboles des
Blancs, mais aussi d’apaiser une extraordinaire curiosité culturelle à leur égard.
Au cours d’un de mes séjours à Tanna, j’ai pu relever un mythe qui traduit
expressément cette quête de la connaissance du secret des Blancs par un type de
voyage que l’on peut qualifier de philosophique >).
((
toire >). I1 s’agissait de savoir si ce que les missionnaires racontaient était juste et si
la société européenne correspondait bien chez elle aux prêches et aux normes
définies par les pasteurs. Pour ce faire, on envoya Yarris dans le pays des ((
Blancs >) ; ce dernier alluma un feu sur une côte déserte de l’est d e l’île et se fit
recruter par un bateau néo-calédonien appartenant à D. Pentecost, dont l’équi-
page était composé d’hommes de Lifou. I1 disparut pendant plusieurs années de
Tanna. Le mythe, mémorisé par une chanson et des danses, raconte que l’homme
d e Tanna, devenu marin, visita Sydney, Nouméa, Suva et même dit-on ... Hong-
Kong et l’Amérique. Lorsqu’il revint enfin, accompagné par un homme de Lifou,
Willy Pea qui était devenu son ami, son verdict était définitif: Ce qu’on nous
((
dit du vaste monde ne correspond pas à la vérité ;la loi de la Mission n’existe qu’à
Tanna, c’est une loi d e Tanna : la Tamu Laa. Les Blancs chez eux vivent tout
autrement. >> Par contre, à la même période dans de nombreuses îles du nord de
l’Archipel les Kanakas qui étaient revenus du Queensland poussaient en revanche
à la christianisation [Allen, 19681.
Des réunions secrètes se tinrent alors dans toute l’île, loin de la police D mis-
((
effet dans l’île un peu avant 1940 et son enseignement s’orienta surtout vers les
groupes déjà chrétiens à qui il prêcha également le retour à l’esprit et aux
croyances de la coutume. Avec lui, le reste d e l’île revint au culte des ancêtres en
se créant une nouvelle religion syncrétique, celle des John Frum que l’on ))
tant qu’elles durèrent, beaucoup plus appréciées que les migrations vers les planta-
tions de l’Archipel, culturellement beaucoup moins enTichissantes D.
((
Dans une certaine mesure, les trois grandes composantes de la mobilité territo-
riale se retrouvent dans les attitudes mélanésiennes face à la migration coloniale.
On retrouve en effet le voyage d’initiation pour voir et apprendre le monde, le
voyage orienté vers l’échange pour acquérir des objets européens, le voyage-refuge
de fuite en cas de désaccord avec sa propre société et d’une façon générale le désaveu
de structures traditionnelles que l’on devinait inadaptées ou impuissantes dans le
monde nouveau qui surgissait. Alors que, pour les Mélanésiens, le nouveau voyage
était destiné à élargir l’horizon de l’alliance, les Européens organisaient quant à
eux les migrations de main-d’œuvre selon la froide logique de la rentabilité de leur
système de production. Dans le premier cas, il s’agissait d’une rencontre, d’une
volonté de dialogue et même d’une quête philosophique ; dans le second, de la
simple exploitation d’un gisement d e main-d’œuvre n. Pourtant et même si les
((
le mythe w des Blancs incarnant une puissance spirituelle supérieure. Les Indiens
d’Amérique du Sud, qui ne connurent des Européens que leur image, toute en
puissance de guerriers avides et << faiseurs d’empire )),n’eurent pas cette chance.
tenait lieu autrefois de pirogue. Sur leurs, nouveaux territoires, les missions s’éri-
geaient, autant qu’elles le pouvaient, en Etat autonome. Elles favorisaient I’autar-
Cie économique d e leurs communautés, notamment en encourageant
l’introduction des plantations commerciales [Allen, 19681 et le développement
des entrepreneurs locaux, ce qui en principe devait rendre inutiles les migrations
de travail vers les salaires des plantations européennes. Parallèlement de nou-
velles structures de pouvoir politique étaient instaurées ; le réseau des << pasteurs,
eldm et temhers quadrillait l’espace et encadrait la vie sociale.
)>
En cherchant à fixer les hommes à l’ombre des temples et des églises pour
reconstituer une nouvelle société villageoise, les missionnaires ne pouvaient dès
lors que se heurter aux intérêts divergents du système économique colonial. Les
missionnaires dénoncèrent très tôt ce qu’ils considéraient en effet comme le
<< monde de perdition >> des plantations. Les colons, en réponse, s’insurgèrent
contre ces atteintes à la liberté individuelle >>, désignant avec passion les << pas-
((
souhaitaient des ouvriers et donc une société mélanésienne mobile, insérée dans
les circuits de production et de consommation capitalistes qu’ils contrôlaient : les
missionnaires presbytériens, à l’inverse, cherchaient à créer une société stable qui
reproduise en quelque sorte le modèle de la symphonie pastorale et évangélique
qu’ils n’avaient pu construire chez eux et qu’ils cherchaient à reproduire en hiléla-
nésie. La société et l’espace mélanésien devinrent ainsi des enjeux sur lesquels
s’exerçait une double et contradictoire pression. Colons et missionnaires justi-
fiaient leur attitude par un même constat : il n’y avait plus, selon eux, de réelle
coutume ni même de société mélanésienne authentique. Sur ce vide culturel et
cette << table rase il fallait reconstruire. L e projet missionnaire était d e bâtir une
)),
société religieuse, ré-enracinée dans ses nouvelles paroisses ; les colons, eux,
rêvaient d e prospérité et d’une main-d’œuvre mobile, intégrée dans l’espace
décloisonné de la société marchande. Ces deux projets, bien que tous deux issus
du même monde occidental, étaient contradictoires : la réussite missionnaire
signifiait I’échec des colons et inversement.
I1 e n résulta une situation mitigée, variable selon les îles et les régions. Les
planteurs européens n e purent toutefois jamais obtenir totalement la main-
d’œuvre absolument mobile qu’ils espéraient pour la mise en valeur de leurs
terres. Les Mélanésiens ne consentaient à migrer qu’en petit nombre et pour de
courtes périodes. Les colons, en désespoir de cause, s’adressèrent dans les années
1920 à une main-d’œuvre importée, d’origine asiatique ; les Tonkinois qui furent
près d e trois milliers à travailler sur les plantations d e l’Archipel entre 1920
et 1940. La grande période de l’extension de plantations coloniales est due à leur
travail. Les colons disposèrent alors de la main-d’œuvre mobile et déracinée qu’ils
rtclamaient, mais en contrepartie, ils durent la payer plus cher, ce qui fit dispa-
raître les plus petits d’entre eux. Pour la plupart, les Tonkinois furent rapatriés
progressivement après-guerre, les derniers le furent en 1963 [Doumenge, 19661.
Si le projet colonial fut en définitive un semi-échec, il ne s’ensuit pas non plus
que les projets missionnaires se soient réalisés au niveau souhaité. La société
mélanésienne ne devint pas non plus une << société de villages chrétiens : il y ))
eut des rejets comme à Tanna et, en général, les lignes de force d e la société tradi-
tionnelle restèrent sous-jacentes, ne demandant qu’à réapparaître. E n fait, le
semi-échec des colons et l’imperfection d e la réalisation du modèle missionnaire
s’expliquent parce que l’analyse de départ des uns et des autres reposait sur une
donnée en grande partie fausse. I1 n’y avait ni << table rase )>, ni vide culturel. La
société mélanésienne était moins détruite qu’il n’y semblait : elle conservait sur-
tout au cœur de sa mémoire le souvenir de son identité et l’aptitude à se recons-
truire selon ses propres normes. L‘indépendance de Vanuatu, obtenue en 1980,
allait dans ce sens servir de << révélateur culturel D.
<( terre D, cela même au milieu d’affrontements politiques qui leur semblaient
assez étrangers. Le terme même de Rastom (. coutume .) est aujourd’hui revendi-
qué comme un << cri de ralliement par le gouvernement de Vanuatu, par l’ensemble
))
Les lieux de l’identité du centre de Vanuatu (Mélanésie) 33
nances fortes qui se renvoient l’une à l’autre. La fin du pouvoir colonial a été
entendue par beaucoup comme le retour des hommes sur leurs territoires origi-
nels, exactement comme si la récupération de la souveraineté politique par les
Mélanésiens allait de pair avec la récupération de leurs lieux. L e gouvernement a
d’ailleurs aidé en ce sens en affirmant très vite - et ce fut même là l’une de ses
premières décisions - que la terre de Vanuatu reviendrait à la coutume >) [cha-
((
tant à un sentiment général ; la <( coutume mélanésienne n e peut pas plus être
)>
séparée de sa terre que de ses lieux. Toutefois, si l’on allait jusqu’à figer par des
lois ou par des règlements juridiques la conception mélanésienne de la terre dans
un modèle cadastral s reconstitué du passé et par ailleurs source lui-même de
((
des Terres dans le premier gouvernement de Vanuatu : <( La terre est au ni-
Vanuatu ce qu’une mère est à son enfant. C’est par rapport à la terre qu’il se situe
et c’est grâce4 elle qu’il préserve sa force spirituelle. Les ni-Vanuatu n e peuvent
jamais divorcer de leur terre >> [Regenvanu, 19811. En d’autres termes, la terre est
la mère de l’identité et son accès est dès lors ouvert à tous ceux qui partagent la
même identité.
Ce renouveau culturel qui s’effectue autour des lieux de la mémoire mélané-
sienne révèle bien que l’actuelle société de Vanuatu n’est pas à la recherche de
son identité, mais seulement à la recherche des racines et des territoires qui la
fondent. C e mouvement passe tout naturellement par une revendication sur la
terre, mère de l’identité ; il représente un phénomène tout à la fois foncier
(( )>
- on récupère ainsi son espace - et culturel - on récupère son identité aliénée par
les transplantations de l’époque coloniale. La période coloniale n’est déjà plus
considérée que comme un épiphénomène, une sorte d’entracte d e l’histoire
locale, en principe destiné à ne pas y laisser de traces durables.
La résurgence des lieux mélanésiens, l’écho qu’ont reçu dans les îles les mots
tant attendus de retour des terres à la coutume >> expriment, en dehors de leurs
((
*
L‘identité traditionnelle se calque essentiellement sur la sémiologie des lieux :
regroupés en grappes, ceux-ci forment territoire, tandis qu’autour se dessinent des
aires d’alliance en étoile. Bien qu’héritée, l’identité est reproduite et comme réac-
quise à chaque génération par le voyage et la mobilité circulaire au sein de l’aire
d’alliance et de l’identité partagée. S’il n’y a donc ni réelle << coutume >>, ni iden-
tité en dehors d’une localisation dans les lieux de la mémoire, il n’y a pas non plus
de destin sans aventure en dehors de ces lieux. Le concept de pirogue répondaità
Les lieux de l‘identité du centre de Vanuatu (Mélanésie) 35
tés traditionnelles ne survivront que si, d’une certaine façon, elles intègrent la
ville et les espaces de modernité à l’intérieur de leur aire d’alliance, c’est-à-dire si
elles aménagent au sein de celle-ci des espaces culturels et économiques qui
seront autant d’espaces physiques pour leurs structures de solidarité (éventuelle-
ment pour leurs << compagnies )> de migrants dans le cas des villes et des planta-
tions). Inversement, l’espace moderne ne gardera une (< âme océanienne )> que s’il
se prête à un tel accueil. I1 est en effet possible de trouver des formules souples
qui aideraient par exemple les migrants à conserver en zone urbaine leur vië cul-
turelle et leur espace d e relation, sans que cela représente pour autant un grand
risque politique ou un coût économique élevé : il suffirait en grande partie de les
aider à organiser leur propre espace d’accueil et ne pas chercher à leur imposer de
modèle préétabli.
Si un jour la mobilité cessait d’être une circulation entre les lieux d’identité
traditionnels et un << espace moderne >),pour prendre les formes plus classiques
de l’exode rural, que l’on remarque ailleurs, et notamment dans le tiers-monde
africain ou asiatique, alors la société mélanésienne traditionnelle aurait vécu. Son
originalité et son identité auront rejoint la cohorte des cultures mortes. La << cou-
tume >> alors ne sera plus un vécu et un territoire, mais elle sera devenue un dis-
cours capté par les élites urbaines et politiques dont on parlera d’autant plus
qu’elle sera un discours mort.
BIBLIOGRAPHIE
CHAPAIAN M. [1977], Circulation between Home Places and Towns : a Village Approach to
c(
La carrière
Joël Bonnemaison était entré à I’ORSTOM, comme élève, le leroctobre 1966,
mais il n’y était pas inconnu puisqu’il avait déjà travaillé comme allocataire de
recherche et volontaire du service national. I1était alors à Madagascar, et I’étude
du village de Tsarahonenana lui donna l’occasion de rédiger une thèse de 3e cycle.
I1 s’orienta ensuite vers le Pacifique, affecté durant trois ans à Nouméa e t tra-
vaillant essentiellement sur les Nouvelles-Hébrides dans l’ambiance mouvemen-
tée de la fin de la période coloniale. C’est le début d’un profond attachement aux
peuples insulaires, et les systèmes agraires qu’il continue d’étudier ne sont que
l’entrée d’une recherche plus profonde sur les transformations sociales qui boule-
versent les îles. À part une interruption d’une année à Paris, il restera jusqu’en
1981 dans le condominium qui change bientôt de statut et de nom pour devenir le
Vanuatu indépendant. I1 se frotte aussi au monde anglophone et, au terme de
deux années de rédaction d’une thèse d’État sur le Vanuatu, soutenue à I’univer-
sité de Paris-IV, il reprend le chemin du Pacifique pour rejoindre cette fois Can-
berra, où l’Université nationale australienne l’accueille. Une nouvelle affectation à
Nouméa, en 1988, I’éloigne un peu de ses recherches personnelles car il y occupe,
avec efficacité, le poste de délégué de I’ORSTOM pour le Pacifique et l’Asie. I1
n e s’attarde pas longtemps cependant dans cette fonction de représentation,
appelé à prendre en charge le département SUD (Sociétés, Urbanisation, Déve-
loppement) de I’ORSTOM. I1 y restera plus de cinq ans : il assure avec dyna-
misme la gestion d’une structure forte de plus de 130 agents (plus du double en
comptant les allocataires et les partenaires), donne cohérence à des activités multi-
formes et impulse de nouveaux programmes de recherche. I1 sera ensuite élu, en
1994, à l’université de Paris-IV, pour y occuper la chaire de géographie culturelle.
Au total, J. Bonnemaison a passé seize années en affectation hors de 1’Hexa-
gone, témoignant à la fois d’une grande ouverture et d’une grande continuité des
préoccupations scientifiques.
38 Joël Bonnemaison
Les recherches
Études agraires
L‘étude de la dynamique des systèmes agraires était une première expérience,
classique à I’ORSTOM, sorte de rite d’initiation pour les nouveaux chercheurs
sous la conduite de Gilles Sautter et de Paul Pélissier. I1 s’agissait, à Tsarahone-
nana, d’étudier l’adaptation du système agricole aux possibilités du milieu natu-
(<
agraires à finalité socio-économique à une recherche plus large basée sur la territo-
rialité à finalité culturelle. I1 insiste sur la diversité des systèmes agricoles océa-
)>
niens : les peuples du bord de mer qui cultivent l’igname et ceux de la montagne
qui cultivent le taro. Là encore, ce n’est pas le milieu naturel qui compte mais la
dimension culturelle, car la complémentarité invite à l’échange et facilite les
((alliances de sang entre groupes alternativement alliés ou ennemis. Les Méla-
))
nésiens connaissaient les techniques agricoles intensives, mais << ils ont apparem-
ment refusé ainsi le saut dans un mode d e production intensif qui aurait
inévitablement bouleversé leur mode d’organisation sociale et d’occupation d e
l’espace. Tout semble s’être passé comme s’ils avaient posé dès le départ le pri-
mat du politique (ou du culturel) sur l’économique. )>
tume >) ;il aboutit à une véritable acculturation, en milieu urbain le plus souvent.
Le territoire mélanésien
La confrontation permanente entre coutume et modernité, analysée à travers
les travaux antérieurs de Joël Bonnemaison constitue le thème dominant de sa
thèse SUT les fondements de l’identité.
Les lieux de l’identité du centre de Vanuatu (Mélanésie) 39
Pour notre collègue, l’idée essentielle tient dans cette découverte que la société
mélanésienne insulaire s’est construite sur un modèle de société en réseau, dans
un espace non pas centré, mais réticulé. La raison profonde vient sans doute d’une
volonté politique de société égalitaire et tout autant d’une volonté de dépassement
des contraintes physiques imposées par la nature insulaire.
I1 ajoutait que l’espace mélanésien est défini comme un système fluide, réti-
culé, de lieux et de routes d’alliances, qui dessine au sol l’image d’un tissu de
nexus ordonné autour de lieux de confluence, qui eux-mêmes s’enchaînent plus
loin à d’autres configurations spatiales.
La richesse de ces réflexions donna lieu à plusieurs publications : la thèse elle-
même, soutenue en 1985 et publiée sous le même titre par I’ORSTOM en 1986 :
Les Fondenzetzts d’une ide?&é :territoire, histoire et société dans I’urchipel du Vunzcatu
(2 vol., 540 et 618 p.) ainsi qu’un ouvrage destiné à un public plus large, Lu Demière
Î/e, 1986, coédité par Arléa et I’ORSTOM, et publié ensuite en anglais en 1994.
Une nouvelle édition de sa thèse, largement remaniée, a été publiée par l’ORS-
T O M en 1996 : Gem depirogue et Gem de lu ferre,vol. I (í? volume sous presse).
C’est là sans doute l’ceuvre majeure qui a donné à son auteur une place origi-
nale dans la géographie française, aux frontières de sa discipline et d e l’anthro-
pologie : (< I1 s’est produit une rencontre heureuse entre un géographe nourri
d’ethnographie et une société qui se pense géographiquement )> (S. Latouche,
Revue Tiers Afonde, 1997). Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce travail que de
montrer comment ces micro-sociétés, occupant légèrement des îles éparpillées,
utilisent en fait et contrôlent des espaces bien plus vastes : l’arbre, qui marque
l’enracinement dans la terre, et la pirogue, vecteur des échanges, sont les deux
signes forts du fonctionnement des sociétés mélanésiennes. E t de faire sentir
aussi combien, partant de l’île de Tanna, il est profitable, par élargissements suc-
cessifs, de porter cette réflexion culturelle aux dimensions du monde.
La géographie culturelle
De plus en plus intéressé par la dimension culturelle des sociétés, le poids des
attitudes mentales et la force des représentations, il s’est ensuite orienté vers des
études de géographie culturelle. Cette profession d e foi, e n quelque sorte,
explique comment J. Bonnemaison a bifurqué à un moment d e sa carrière vers
l’université. I1 projetait de poursuivre une réflexion théorique à partir d e ses nom-
breuses expériences de terrain et des recherches qu’il avait impulsées à l’époque
où il était chef de département à I’ORSTOM. Dès son arrivée à l’université, il a
organisé, avec Luc Cambrézy, un colloque international sur un thème qui lui était
cher :Le Terrirooire, lieti oufronti&-e ?Cette rencontre fut un succès et a témoigné de
l’intérêt de ces recherches sur les discours identitaires et l’usage du territoire (les
actes du colloque seront publiés sous peu).
L‘homme
Mais, bien au-delà d’une carrière qui fut exemplaire aussi bien par la variété
des métiers exercés que par la richesse des publications scientifiques, c’est
(< ))
(( Les îles sont toujours des déchirures, des fins de route, des rives d’inquiétude ;
l’harmonie s’y dissout dans le confinement de l’espace, les certitudes de l’esprit
dans la brisure de la bordure. Une fois que l’on est à terre, que le bateau ou la
pirogue sont repartis, le lien avec le grand mouvement du temps est rompu. ))
sure, ni une chute dans le néant ; en mourant, l’homme revient vers le temps pri-
mordial, il retourne au monde réel où l’attendent ses propres ancêtres, il continue
à prendre parti dans les affaires des hommes et y conserve ses intérêts >>.
Jacques Champaud
À propos de l’article de Gérard Quéchon 1
E n relisant, près d e vingt ans plus tard, mon travail sur les stations d’art
rupestre saharien de Termit et Dibella, le premier souvenir qui remonte est celui
du plaisir qu’il m’a procuré, lié d’une part à l’intimité du contact prolongé avec
une œuvre d’art, fût-elle préhistorique, mais d’autre part et surtout à la satisfac-
tion de vérifier une fois encore que le pari sur la cohésion du système de pensée
de nos ancêtres est toujours payante.
Dans un second temps, je suis frappé par la fragilité de la << fonction prophé-
tique (!) et sa difficulté à prévoir les logiques de l’avenir : du point de vue de la
)>
recherche sur l’art préhistorique africain, rien ne s’est produit comme je l’imaginais et
j’ai pu, au moins dans ce domaine, faire l’expérience de la vanité des choses humaines.
En écrivant cet article, je pensais, et je l’ai dit en conclusion, que I’interpréta-
tion proposée et la compréhension même de la cohérence artistique dans les sta-
tions étudiées restaient, pour l’essentiel, provisoires, et que le regard de collègues
ayant la pratique d’autres régions ou d’autres époques m’amènerait à leur faire
subir d’importantes modifications. Par exemple, I’équation bœuf = domestique
= culture/girafe = sauvage = nature n’était proposée qu’à titre provisoire et reste
toujours indtmontrée. En revanche, la nécessité d’étudier les gravures dans leur
contexte, avec une rigueur méthodologique sans faille, me semblait désormais
bien établie : comment continuer à publier des théories de représentations ani-
males triées par espèce sans tenir compte de leur environnement, dès lors que la
pertinence des relations sur la paroi était établie ?
Dans un premier temps, la publication par Christian Dupuy 3 de trois stations de
l’Aïr méridional, qui confirmèrent mes propres observations, sembla enfoncer le clou.
Mais c’était un feu de paille, et depuis lors, même si la recherche rupestre a connu
quelques succès notables dans d’autres directions, en particulier en commençant à
utiliser les ressources de l’informatique, on est revenu aux présentations pointillistes,
sans plans de situation des panneaux, et sans relevés des gravures en place.
Cette marche arrière a ses raisons, et il est difficile d’effectuer la topographie
précise des sites importants qui permettrait d’y retrouver les relations significatives.
Avec les moyens dont disposent actuellement les chercheurs, c’est même carrément
impossible. Pourquoi cependant ne pas s’en expliquer clairement et procéder au
moins à une lecture partielle, mais pertinente, de quelques sous-ensembles ?
II y a sans doute de multiples raisons, mais l’une, au moins, est évidente : dans
notre ère de (< communication - et comme le savent les linguistes, plus un mot
))
est employé dans la langue courante, plus il se vide d e son sens - il est d e
meilleure politique de taire les insuffisances d e la recherche et plus rentable d e
rouler le tambour médiatique, même au prix d’une défaite de l’intelligence.
Gérard Quéchon
Art rupestre à Termit et Dibella (Niger)
Gérard Quéchon *
Berliet au Ténéré et les investigations que j’ai pu y faire sont aussi peu
concluantes que celles des adrar Madet et Areshima. La nature (friable) et l’âge
(crétacé) des roches doivent être les mêmes. Les officiers méharistes qui nous ont
rencontrés au puits de Termit sud et qui connaissent bien le massif, ont bien
voulu nous dire qu’ils n’avaient jamais vu de gravures, sinon quelques signes qui
peuvent être des caractères tifinar ou des inscriptions tebou [Lhote et Huard,
))
1965 : 4701.
La prospection de ce massif, et celle de la zone Agadem-Dibella ont confirmé
la pauvreté de ces régions. À Termit en particulier, des dizaines et des dizaines
d’explorations menées chaque fois que la nature du paysage semblait favorable
(flancs de vallées, bancs de grès lisses sur les pentes rocheuses, blocs d e grès ou
de quartzite sur le plateau, etc.) se sont révelées infructueuses. De nouvelles trou-
vailles restent vraisemblables : il est impossible de quadriller entièrement une si
*; Archéologue à I’ORSTOM.
vaste région sans rien laisser d e côté ; il n’en reste pas moins que la faible densité
des témoignages artistiques à Termit, Agadem et Dibella est désormais vérifiée
sur le terrain. Dans ce contexte de pénurie, l’existence des quatre sites nouveaux
présentés dans cet article, si modestes soient-ils, ne prend que plus de relief.
échelle du plan
O 1 2m
Dibella (Yerirom)
À 255 km au nord-est de Termit ouest (azimut SO’), la petite oasis d e Dibella
constitue le centre d’un archipel d’îlots rocheux, au cœur du Ténéré. Sa cuvette,
fermée au nord-est par une falaise qui atteint 150 m d’altitude, est maintenant
envahie par les sables. Elle a été, au quaternaire et pendant une bonne partie de
l’holocène, occupée par de petits lacs dont le souvenir est rappelé dans le paysage
par des bancs de sédiments diatomitiques. D e nos jours, la nappe phréatique est
50 Gerard Quéchon
,
I i
Art rupestre à Termit et Dibella (Niger) 51
encore presque affleurante et les puits d e Dibella sont peu profonds. Au nord-
nord-ouest et à proximité de ces puits se dresse la butte de Yerirom (17”3’20’’
long. N et 13”06’20” lat. E), formée d e grès crétacés. C’est sur le flanc est de cette
butte et près du sommet qu’ont été découvertes les peintures rupestres, les 12 et
13 décembre 1972. Ces peintures qui sont, à ma connaissance, les premières
signalées pour le centre et le sud du Ténéré, délivrent un témoignage bien
modeste : une douzaine de figures, d’ailleurs partiellement effacées, sont réparties
en trois petits panneaux d’une surface totale de moins d’un mètre carré (fig. 3).
Les deux premiers sont situés de part et d’autre d’une anfractuosité dans le banc
de grès. L‘un à hauteur d’homme, orienté au nord-est, présente, de droite à gauche,
un quadrupède indéterminable, suivi d’un personnage haut de 15 cm vu de trois
quarts face. I1 semble tenir un arc du côté droit, tandis qu’un appendice long et
mince, difficile à interpréter (phallus, carquois, hampe de lance ?) descend en avant
de sa jambe gauche. Derrière lui au niveau de sa tête, un ruminant et un person-
nage en partie disparu se font face en se superposant. Le second panneau est peint
à l’entrée d’une petite niche, 2 m à 3 m plus haut sur la pente et au nord du précé-
dent. I1 comporte trois personnages. Le mieux conservé mesure 14 cm. I1 est vu de
face, n’a pas de bras et possède une tête ronde. Les deux autres, assez effacés, ont
une taille de 20 cm environ ; l’un d’eux esquisse un pas de danse. Leur tête diffici-
lement lisible semble composée d’un motif fongiforme surmonté d’une boule.
C’est au plafond d’une petite grotte, à peu près cent mètres au sud des pre-
miers, qu’a été découvert le troisième groupe de peintures. La figure centrale est
un petit bovidé dont les cornes, figurées de face en forme de parenthèses, ont fait
l’objet d’une reprise. Autour de lui on distingue deux ruminants aux cornes droites,
la moitié inférieure d’une silhouette humaine et un arrière-train de quadrupède.
L‘état des peintures de Yerirom semble suggérer que d’autres figures ont com-
plètement disparu et que la station, dans son état actuel, n’est que le reliquat d’un
ensemble originellement plus abondant et plus explicite.
Guézeda Keita
C’est à 11 km au sud-sud-est de Dibella, sur l’angle sud-est de la montagne de
Guézéda Keita (17”27’45” long. N et 13’08’55” lat. E), à mi-pente qu’a été décou-
vert un troisième site d’art rupestre, le 14 décembre 1972. I1 s’agit d’un document
minimum : sur un panneau vertical d e grès assez fin, un bovidé et une girafe ont
été gravés l’un derrière l’autre par piquetage, têtes au nord et présentant leur pro-
fil droit. C e sont deux œuvres de bonne qualité, les silhouettes sont élancées,
leurs proportions harmonieuses (tabl. II), et l’exécution en a été soignée : les sur-
faces internes sont entièrement piquetées. Elles composent l’un des plus petits
sites rupestres jamais publiés (fig. 4).
TubL II- Dimemiom des graulCres de GiiLzJa’u Keitu
52 Gérard Quéchon
Do Dimmi
Quarante-cinq kilomètres au nord des puits de Termit ouest, le massif propre-
ment dit se termine par un dernier groupe de petits plateaux gréseux, appelé Do
Dimmi (16”29’05” long. N et ll”18’50” lat. E). En poursuivant au-delà, on entre
en effet dans la plaine, parsemée pendant encore une cinquantaine d e kilomètres
par plusieurs séries d’alignements de quartzite et par quelques volcans, avant d e
laisser la place à l’erg vif au sens strict, où ne se distingue plus aucun relief. La
région de Do Dimmi s’est révélée d’une très grande richesse en vestiges post-
néolithiques. Le dernier site de gravures rupestres a été découvert le 19 janvier
1974, à l’extrémité nord de cette zone. I1 est séparé du site de Termit ouest par
une distance à vol d’oiseau de 43,s km et se trouve à 1,7 km à l’est-nord-est du
puits désaffecté de Do Dimmi.
Sur le flanc ouest du piton le plus septentrional, un banc d e grès résistant a
déterminé une avancée en plateau qui domine la plaine d’une vingtaine d e
mètres. I1 sert de toit à un petit abri non décoré. Au-dessus de celui-ci, la surface
du plateau est encombrée d e vastes blocs d’un grès blanc, tendre et très fin, à
patine d’altération gris clair, qui sont les débris du niveau supérieur érodé. Les
gravures, obtenues par piquetage, ont été pratiquées sur neuf de ces blocs. Deux
d’entre eux, ceux de l’ouest, ont basculé du plateau et gisent sur la pente
sableuse, l’un à hauteur de l’abri, l’autre plus bas.
Le groupe principal, celui qui présente les gravures les plus nombreuses et les
plus variées, se répartit sur les rochers I et II (fig. 5). Ils sont en fait les deux mor-
ceaux d’un même bloc originel, séparés maintenant par 3 m. Les gravures paraissent
avoir été effectuées après la fracture du bloc ; mais on ne peut pas être totalement
affirmatif. Des deux blocs occidentaux, l’un (III) était déjà tombé lorsqu’il a été
Art rupestre A Termit et Dibella (Niger) 53
echelle d u plan
O 5m
7
échelle de5 gravures
54 Gérard Quechon
Datation
blalgré leur relative modestie, ces quatre nouvelles stations d’art rupestre
apportent, par leur simple existence, un témoignage important, car elles se situent
dans une région qui n’avait, jusqu’ici, livré aucun document. Pour être complet,
ce témoignage doit toutefois trouver sa place sur I’échelle chronologique ; c’est là
un problème assez délicat, comme souvent en matière d’art préhistorique.
Dans le cadre géographique de Termit et Dibella, il n’y a pas de réponse possible :
aucun des panneaux d’art rupestre n’est directement lié à une industrie lithique parti-
culière ou à une couche archéologique ; quant aux liaisons indirectes, c’est au
contraire en raison de leur abondance et de leur variété qu’elles se révèlent inutili-
sables : à Termit ouest, par exemple, on trouve une dizaine de gisements de surface
dans un rayon de trois kilomètres autour des gravures, avec des industries de type
paléolithique inférieur pour certains, néolithiques et de I’âge du fer pour d’autres.
Les solutions locales et purement archéologiques écartées, reste la possibilité
de dater les ceuvres de Termit et Dibella par comparaison stylistique avec d’autres
Art rupestre à Termit et Dibella (Niger) 55
plus lointaines et dont I’âge aurait pu être établi. Là non plus, rien n’est
immédiat : malgrt des milliers de pages de publications, l’art saharien reste assez
mal connu. I1 n’existe à ce jour aucune vision globale et raisonnée de l’ensemble
des découvertes. Bien que la situation soit en passe de s’améliorer, on peut encore
dire que la majorité des documents publiés le doivent davantage au hasard des
découvertes qu’à des prospections systématiques. En outre, on a pris l’habitude
de regrouper artificiellement les dessins sur une même page, sans tenir compte de
leurs positions respectives dans le site. I1 s’ensuit que telle gravure de Termit,
prise isolément, peut ressembler fortement à telle autre, du Tibesti par exemple,
sans qu’il soit pourtant possible de mettre en parallèle les deux sites dont elles
sont issues. De surcroît, les régions les plus proches de la zone de Termit-Dibella
sont parmi les plus mal connues : à Fachi, par exemple, un seul site a été décou-
vert, mais n’a pu être relevé [Roset, 1974 : 1071 ; à Bilma et dans le Djado, les
quelques sites décrits ne représentent manifestement que des bribes de la réalité,
dans un immense secteur où tout reste à faire. La seule possibilité comparative
est donc celle d e l’Air.
À l’est de ce massif, Roset a fait de très importantes découvertes, actuellement
en cours d’étude. I1 faudra en attendre la publication d’ensemble pour préciser les
liaisons entre elles et les documents beaucoup plus modestes présentés ici. En
première analyse, même si certaines ressemblances sont incontestables, les
contextes esthético-culturels paraissent assez nettement différents.
C’est, en définitive, l’ouest d e l’Air qui apporte les Cléments d e réponse
recherchés ; c’est le seul exemple actuel d’une prospection importante publiée
intégralement. Bien que de trop nombreuses planches sacrifient encore à une
mise en page artificielle, certaines figures reproduisent enfin des panneaux
entiers de gravures ia sita [Lhote, 19721. La conclusion s’impose alors d’elle-
même : malgré d’évidentes nuances régionales, les sites gravés d e Termit, Do
Dimmi et Guézéda Keita semblent bien appartenir au même monde esthétique
et donc probablement chronologique que ceux de l’ouest Aïr. Lhote rattache ses
découvertes à la période dite (< caballine de l’art saharien, et plus précisément au
))
av. J.-C. C’est la date que l’on peut prendre en considération pour estimer l’âge de
nos chars de l’Air, qui sont du même type schématique. Ceux-ci appartenant au
groupe de gravures à patine rousse, c’est tout ce groupe qui se trouve daté ainsi.
[...I I1 n’est pas possible d’aller au-delà pour le moment. Cette citation permet
))
Éléments d‘interprétation
L‘analyse de la station de Yerirom n’inspire pas de plus longs développements
que sa chronologie : les trois petits panneaux de personnages et de ruminants ne
se prêtent guère à l’étude et on se bornera à les représenter sans plus de commen-
taires : on ne dispose en effet d’aucun document assez proche dans le temps, I’es-
pace ou le style pour permettre des comparaisons et le témoignage qu’ils
apportent semble lui-même assez incomplet, ainsi qu’il a été dit plus haut. Dès
lors, l’attention ne se portera que sur les trois sites à gravures.
L‘examen des œuvres de Termit ouest, découvertes les premières, impose, à
soi seul, une première série de constatations.
D’abord, l’absence de scènes représentant tel ou tel détail de la vie quotidienne
d’une population pastorale (berger avec son troupeau, épisode de chasse, etc.)
- scènes fréquemment signalées en art saharien - empêche d’attribuer les gravures
de Termit aux aspects qu’on pourrait nommer << socio-anecdotiques de cet art.
))
identifiables (539 sur 799)’ le reste se partageant en une quinzaine d’espèces dif-
férentes. Certes, pour les sites présentés ici, la proportion de bœufs et girafes est
encore nettement supérieure (83 %, 60 sur 72), mais on doit tenir compte de la
prolifération des girafes à Do Dimmi : à Termit ouest, la proportion de 69 % est -
très proche de celle de l’Aïr nord-occidental. I1 s’agit là d’une première indication
sérieuse, si limitée soit-elle.
Pour détailler davantage l’observation et en éprouver la valeur, on rapporte,
pour chaque site, le nombre des girafes à celui des bovidés, à la recherche d’éven-
tuelles constantes. Trois configurations quantitatives semblent se dégager
(tab]. IV) : la première regroupe Ibadanan, Effeuy Ahmed et Termit ouest ; la
seconde Akaden Ararni et Anou Maqqaren ; la troisième enfin, avec girafes proli-
férantes étant représentée par Do Dimmi et, peut-être, certains des sites de l’Aïr
très incomplètement publiés.
Pas plus que le premier, ce second calcul n’apporte la preuve que les stations
de l’Aïr nord-occidental reproduisent bien le schéma de Termit ; il y faudrait des
observations plus nombreuses et plus détaillées sur matériel publié ia extenso.
Mais on ne pourra manquer d’être frappé par l’obstination des quelques résultats
obtenus à converger dans le sens d’une réponse affirmative. L‘approche quantita-
tive, bien qu’elle n’ait pas les moyens d’être concluante, se révèle en définitive
plutôt positive.
Mais Henri Lhote [1972] présente aussi parfois certaines gravures dans leur
position d’origine et permet ainsi un examjefi palitattif: La plupart du temps, ce
n’est qu’un contexte partiel ;simple couplage animal ou, très rarement, groupe de
quelques figures. À huit reprises, toutefois, ce sont des panneaux complets qui
sont reproduits in situ. Un seul d’entre eux (p. 117) se rattache aux scènes de
chasse, si souvent mises en exergue dans les publications d’art saharien. Les sept
autres (p. 125, 151, 153, 185, 187, 189) ne montrent rien d’anecdotique : les ani-
maux, pour la plupart dans une attitude hiératique, s’y juxtaposent ou s’y super-
posent sans considération de leurs possibles antagonismes naturels ; une gazelle
peut très bien y côtoyer un lion, par exemple. Ces évocations d’arche de Noé sont
d’un caractère et d’un style très proches des scènes principales de Termit ouest et
Art rupestre a Termit et Dibella (Niger) 61
de Do Dimmi et sont, de plus, très ressemblantes entre elles. Mais les similitudes
peuvent aller plus loin et toucher le sujet lui-même : six des panneaux de l’Aïr
sont centrés sur une ou plusieurs girafes 1, quatre présentent de petits bovidés
complémentaires et pour les deux autres (p. 187) de petites autruches occupent la
place oh l’on attendrait des bovidés, c’est probablement une indication intéres-
sante, mais inexploitable avec les seuls documents actuels. De la même fagon
qu’à Termit, les animaux plus rares tendent à figurer en bordure des composi-
tions. Mieux encore, un autre stéréotype, qui ne pouvait être mis en avant sur le
seul exemple d e Termit, se dégage de l’examen comparé des gravures de l’Aïr. I1
s’agit de la relation des silhouettes humaines avec les girafes et les bœufs. Aussi
bien sur les panneaux complets que dans les exemples partiels, l’homme est
presque toujours lié en effet, à ces deux espèces animales, avec des dimensions et
des positions souvent répétitives. Imaginer alors que chaque fois qu’un homme et
une girafe sont reliés par un trait, on se trouve en face d’une scène individuelle de
capture, semble presque aussi hasardeux que de conclure, en présence des cal-
vaires bretons, à la crucifixion d’un criminel chaque fois différent. Reconnaître
dans ces répétitions la référence à un même mythe, c’est faire preuve d’un souci
de vraisemblance.
I1 est clair, dès lors, que les conclusions de l’étude quantitative sont confir-
mées, et au-delà, par l’examen qualitatif: comme celui de Termit, l’art gravé du
nord-ouest de l’Air paraît, pour ce qu’on en connaît, de nature essentiellement
mythographique et l’opposition des bœufs et des girafes s’y montre de nouveau
primordiale. De plus, certains éléments nouveaux se dégagent et viennent enri-
chir les observations faites à Termit : même s’il est impossible d e le prouver, le
rôle et la place des silhouettes humaines et de certains animaux semblent bien
correspondre, eux aussi, à des constantes, venant compléter et compliquer le
mythogramme principal.
Ces indications positives devraient inciter à reprendre une recherche géogra-
phique plus étendue si, comme il a été dit plus haut, un tel travail ne dépassait
pas le cadre de la présente étude et ne se heurtait pas à des lacunes documen-
taires encore plus fortes ; il prouverait, de toute manière, la non-universalité du
schéma de Termit. On signalera toutefois que le survol des publications de gra-
vures du Sahara central et méridional ne laisse pas une impression négative à tous
points de vue. Certains exemples proches du Djado (Beni-Dourso, Dao-Timni,
entre autres) laissent e n effet penser que l’exploration systématique de cette
région fournirait de nouveaux cas de prédominance des bœufs et des girafes. En
outre, et sur un territoire bien plus étendu, on repérerait probablement nombre
d’autres sites liés à des mythogrammes comparables, que ce soit au Tibesti, en
Adrar des Iforas, et même en Ahaggar.
Bovidés et girafes y semblent encore parmi les plus nombreux et en Ahaggar,
Maître [1966] paraît avoir été frappé par la répétition de l’opposition bœuf-autruche
dans un étage de gravures [voir son commentaire sur Tamanrasset III F, p. 2921.
1 I1 esc vraisemblable qu’en Aïr aussi, il existe des panneaux centrés sur les bovidés ; moins spectacu-
laires, ils avaient peu de chances d’&tremontrés in situ.
62 Gérard Quéchon
*
À l’origine, le but de ce travail était d e présenter les figurations rupestres
découvertes au cours de l’exploration archéologique d’une région au total fort
pauvre en documents artistiques, en insistant sur la nécessité de les publier inté-
gralement et dans leur contexte, même si elles paraissent a priori peu significatives
et d’une valeur e( médiocre >> 2. L e simple fait de procéder ainsi a suffi pour trans-
former le regard, mettant en évidence la cohérence de construction des gravures et
conduisant à une tentative d’explication d e leur signification. Si fragile que soit
cette dernière, on ne la réfutera pas sans publier des documents eux aussi complets
et in situ, et le principal but sera ainsi atteint. Jusqu’à preuve du contraire, on
admettra néanmoins l’existence, en un épisode de l’art saharien, d’une représenta-
tion mythographique et ordonnée, dont l’Clément le plus apparent est le couplage
bœuf-girafe. À partir de là, d’autres portes peuvent s’ouvrir : ailleurs au Sahara,
nombreuses sont les œuvres dont le caractère anecdotique n’est pas évident ; elles
sont peut-être susceptibles de révéler des structures comparables, basées éventuel-
lement sur des oppositions binaires ou plus vastes de nature différente.
I1 est impossible, enfin, de ne pas souligner la ressemblance de tels schémas
avec ceux de l’art paléolithique européen, par delà des milliers d e kilomètres et
d’années. C’est à la fois important pour souligner les constantes de fonctionne-
ment d e l’esprit humain, et, tout compte fait, banal et rassurant.
Cela dit, il ne faut pas donner à ce rapprochement plus de valeur qu’il n’en a :
les similitudes formelles du mode de représentation recouvrent à n’en pas douter
des relations au monde et des significations complètement différentes.
HUARDP. [1953], << Recherches rupestres au Tchad n, tirés à part extr., Tropiques, fasc. I : 30 p.,
fasc. II : 11 p.
HUARDP. [1953], << Gravures rupestres des confins nigéro-tchadiens >),Bulletin de I’IFM, XV
(4) : 1569-1584.
HUARDP. et MASSIP J.-M. [1966], Nouveaux centres d e peintures rupestres au Sahara nigéro-
((
3-4: 445-471.
MAÎTREJ.-P. 119661, Inventaire préhistorique de l’Ahaggar (II) >), Libycu, XIV : 279-296.
<(
2 Taxer de médiocriti une gravure et en profiter pour ne pas la reproduire est une attitude trop fréquente
en prihistoire saharienne. C’est oublier qu’un mauvais tableau du X V I I ~siècle peut parfois fournir plus de
renseignements historiques qu’un Rembrandt.
Art rupestre a Termit et Dibella (Niger) 63
hlhUNY R. [19541, Grauurcs, Pei?ztiíres et Itiscriptions rupestres de l'ouest africah, Initiations afri-
caines, XI, Dakar, IFAN : 93 p.
QLISCHON G., ROSETJ.-P. [1974], Prospection archéologique du inassif de Termit (Niger) >',
((
ROSETJ.-P. [1973], Une meule néolithique ornée du Ténéré (Sahara nigérien) >), Archéoologia,
((
58 : 66-68.
ROSETJ.2 [1974], Un gisement nkolithique ancien près de Fachi (erg du Ténéré) Cahiers
(( )),
Photo 2 - Gratidpattneau de lirrniit ouest (détail) :l'e gratia' boaid; (d$g. 2, IAa)
Jean-Yves Pvlarchal
2 Devisse Jean, e Vestiges d’occupation ancienne au Yatenga : une enqu&tede géographie fondamentale-
ment utile pour les archéologues *, Recherche, Pédagogie et Cztltztre, numéro spécial Arrhéologie eti Afrique? 1981,
55 : 87-94.
3 Depuis, d’autres chercheurs se sont inspirés de cet article pour faire des recherches sur les traces de
civilisations disparues. Sans doute les travaux de Georges Dupré et de Dominique Guillaud dans I’Aribinda
ont bénéficié de ces regards croisés, de la mise en rapport de sites anciens et de la tradition orale.
Dans le Yatenga proprement dit, une thtse en préhistoire-ethnologie-anthropologie a éré soutenue en 1995
à l’université Paris-I par Zakaria Lingane : Sites d’aticietis villages et Orgatiisatiotr de l’espace datis le Yamga
(trord-ouest du Burkitia Faso) (2 tomes, 628 p.). Cette thbse permettair à un archéologue de fouiller et de
vérifier les données fournies dix-sept ans plus tôt par J.-Y. Marchal.
Ces exemples ne constituent sans doute qu’un échantillon des travaux pluridisciplinaires qui ont rent6 de
decrypter les empreintes du passé à l a suite de cet article. [Note de E. B.]
Vestiges d’occupation ancienne au Yatenga (Haute-Volta):
une reconnaissancedu pays kibga
Jean-Yves Marchal*
tenues contre les Samo, à l’ouest, et les Peul Djelgobe, au nord-est, le royaume
s’est étendu sur le territoire reconnu et délimité en 1898 par l’administration fran-
çaise : le cercle de Ouahigouya, aujourd’hui Département du Yatenga (12 300 kmz),
divisé en quatre sous-préfectures : Ouahigouya, Gourcy, Seguenega et Titao.
Une étude de la dynamique de l’espace rural dans la sous-préfecture de Oua-
higouya a conduit à nous intéresser à l’histoire de la mise en place du peuple-
ment, tant il paraît naturel d’associer le présent au passé dans lequel il s’enracine.
Aussi avons-nous recherché les informations de cette nature dans les archives
coloniales et la bibliographie relative aux pays de la boucle du Niger, fait appel à
la tradition orale 2 et répertorié les vestiges d’occupation ancienne directement
perceptibles dans le paysage3.
N’ayant aucune compétence particulière en archéologie, nous nous sommes
borné, dans l’espace soumis à l’étude géographique détaillte, à dresser l’inventaire de
170 anciens sites de villages, à effectuer un ramassage et un examen rapide des outils
en pierre et des poteries et à procéder à deux excavations pour extraire de l’intérieur
de jarres funéraires des débris d’ossements et des tessons. I1 s’agit donc d’un travail se
limitant à une archéologie de surface, dans une région qui était, à la fin des années
soixante-dix, encore peu fouillée par les spécialistes de cette discipline. L‘espace étu-
dié correspond approximativement à un rectangle orienté nord-sud, au centre du
* Géographe B 1’ORSTOhl.
1 Les Nakombse (sing. Nakombga) constituent au sein de la société mossi le groupe politiquement
dominant dans le cadre des royaumes. Ce sont les R gens du pouvoir n, les chefs et descendants de chefs.
Ce groupe se distingue fondamentalement de celui des gens de la terre ou /&-bise qui ont statut d’au-
<q ))
tochtones : Kurumba (Fulse), Kibse (Dogon), Kalamse (sous-groupe kurumba ?)et Nioniose.
2 Nous sommes redevable à hl. Izard (Laboratoire d’anthropologie sociale au Collège de France) d’avoir
bien voulu mettre B notre disposition ses matériaux issus du recueil de tradition orale sur l’histoire du peu-
plement du Yatenga.
3 Le repérage d’une trentaine de sites archéologiques a été fait en avril et mai 1976, en compagnie de
J. B. Kietega, archéologue et historien de l’université de Ouagadougou, après que J. Devisse, professeur
d’histoire à l’université de Nanterre, eut encouragé notre recherche.
Yatenga, de 1700 kmz de superficie, allant de Kumbri, au nord, à Ziga, au sud (dis-
tance 50 km) et de Bissigui, à l’ouest, à Namisigma, à l’est (distance 35 km)(fig. 1).
...... 1 1
O2 i!
1 FrontiPre de la Haute-Volta 1 Ouahigouya et département du Yatenga
2 Région intéressée par I’étude (hachures obliques)
2 Mopti
3 Bandiagara et l’actuel pays dogon
(hachures verticales)
4 Djibo
5 Kongoussi
6 Ouagadougou
7 Bobo-Dioulasso
3 :Secteur étua’ìé
tions en dents de scie, etc. Les motifs, généralement bien conservés, se répètent
d’un site à l’autre. Ces tessons et notamment les cols laissent supposer une multi-
plicité de formes et de dimensions de poteries. Cependant, toutes paraissent à
fond plat ou faiblement incurvé et sans anses, sauf les plus grosses et les plus
épaisses (jarres). Elles sont bien cuites et non vernissées.
De rares objets métalliques .(bracelets torsadés, maillons de chaîne) sont mêlés
à ce matériel ; on trouve par contre de nombreux fragments de pilons en pierre
(dolérite) et d’anneaux ou de disques perforés (schiste), des broyeurs plats ou en
boules, des polissoirs (dolérite et granite), quelques outils taillés ou polis et enfin
des meules entières, brisées ou percées.
Sur les monticules circulaires, parfois enfoncés dans le sol, des blocs de cui-
rasse ferrugineuse sont disposés de telle façon qu’ils font penser à des pierres de
soutènement de greniers ou bien encore à des foyers. En surface (et probable-
ment en profondeur), de nombreux gravillons ferrugineux sont mêlés à la terre
(très compacte si les monticules ne sont pas cultivés), contrairement à ce que l’on
4 Ils sont nombreux au Yatenga et difficiles à dater. Dans cette région, le fer n’a cessé d’être fondu à par-
tir du minerai local qu’au cours des années 1945-1950 bien qu’il faille noter qu’une partie des forgerons ait
interrompu les activités d’extraction et de fonte du minerai dbs les années 1930, lorsqu’il a été possible de
récupérer les premières retombées de la civilisation industrielle (arbres de direction et blocs mGeur, tra-
verses de chemin de fer).
Les emplacements de hauts fourneaux se situent tant dans les zones aujourd’hui cultivées que dans les
taillis. On peut dire, sans exagérer, qu’il sufit de les chercher pour en trouver traces. Celles-ci correspondent
soit à des hauts fourneaux isolés, soit à des u batteries , de cinq, dix hauts fourneaux et parfois plus. Dans
ce second cas, il est possible à un œil exercé de les détecter sur photographies aériennes à 1/10 000, voire
aux échelles inférieures, de façon plus aléatoire.
L‘observation de tas de scories à proximité d’anciens sites habités ne prouve pas que les hauts fourneaux
aient été contemporains de ces sites. Par contre, la découverte de bracelets en fer torsadé et de maillons de
chaîne prouve que les habitants connaissaient le travail du fer. II est, de plus, évident que pour creuser des
citernes et des puits dans la cuirasse ferrugineuse, les populations utilisaient nécessairement des outils en
fer (du type daba, U houe .).
Vestiges d’occupation ancienne au Yatenga (Haute-Volta) 71
observe dans les champs sableux alentours. Ces gravillons pourraient provenir de
la décomposition de murs en torchis (ou banco) tombés en ruines.
Le regroupement des buttes anthropiques distantes les unes des autres d’une
centaine de mètres tout au plus permet de constituer des sites de trois à une tren-
taine de buttes. Pour 45 % des sites, il y a de trois à cinq buttes et pour 36 % des
sites entre six à dix buttes. Les buttes isolées n’ont pas été dénombrées. Une
prospection plus fine aurait abouti à dénombrer plus de buttes pour chaque site ;
s’il y a erreur, celle-ci s’inscrit par défaut
L‘exemple de Kadanga est représentatif des sites reconnus. À proximité d’une
aire épierrée et d’une série de citernes, le cœur du village est formé de 18 buttes
de tailles inégales, Les unes peuvent atteindre deux à quatre mètres de hauteur
en leur centre (de même que celles d e Silga, Rombo, Pogoro) et dix à trente
mètres de diamètre à leur base. Si le ruissellement a érodé la crête des buttes
- que l’on peut supposer avoir été plus élevée -, le même agent a étalé terre et
gravillons à leur pied, de telle sorte que le diamètre originel a pu s’accroître.
On peut déduire de cette série d’observations que les buttes anthropiques
sont vraisemblablement des amas de décombres et que les sites ont été habités
dans le cadre d’une occupation agricole sédentaire dont les indices sont les
impressions de tissus et de tressage sur les fragments de poterie. Bien que nous
n’ayons pas effectué de fouilles et pas recherché systématiquement des charbons,
nous sommes persuadé que les buttes n e sont pas des tumuli, au sens de sépul-
tures, mais bien des monticules domestiques. Les jarres funéraires mises à jour
par le ruissellement sont soit dispersées dans l’intervalle sableux qui sépare les
buttes, soit groupées en‘(( champs d’urnes (comme à Tugu) à plusieurs centaines
))
Les sites observés paraissent avoir été habités par un même peuple et aban-
donnés au cours de la même période. Cette conclusion partielle invite à nous
interroger sur les principaux caractères de ce peuplement disparu.
I.Numéro d'ordre des groupements de villages et des espaces utilisés : aires de peuplement- 2. Peu-
plement estimé par site villageois - 3. Ennoyage permanent de la cuirasse ferrugineuse avec niveau
de nappe phreatique situé entre 10 et 15 m de profondeur en fin de saison sèche - 4. Affleurement
du socle granitique- 5. Limite occidentale du bassin de la Volta blanche - 6. Axe de drainage princi-
pal - 7. Les (( métropoles )) : Be : Bembla ; Bi : Bilinga ; B. : Burbo ; Bu : Bursuma ; Bug : Bugure ;
F. : Fili ; Gu : Gurga ; K. : Kadanga (Dumbre) ; KO : Konanga ; Ku : Kuba ; Lo : Longa ; Lu : Luguri ;
P. : Pela ; Sa : Sabuni ; Si : Siliga ; Sis : Sisamba ; So : Sade ; S. : Sô0 ; Su : Suli ;To : Toêse ; Tu : Tugu ;
Y. : Yalka ;Yi : Yip0 ; Yis : Yisigui ; Yu : Yuba
Vestiges d‘occupation ancienne au Yatenga (Haute-Volta) 75
5 L‘habitat mossi au centre du Yatenga est de type quadrangulaire, copié sur l’habitat kurumba, lui-m&me
très ressemblant à I’habieat dogon de x plaine * : habitations et greniers carrés, toits à terrasse. Ailleurs, en
pays mossi, l’habitation est un ensemble de hurtes rondes à toit de paille, jointes entre elles par un mur cir-
culaire.
6 L‘étude de la mobilité de l’habitat au village de Say tend à démontrer qu’aprss une phase de groupe-
ment, le centre du village se disloque lentement puis atteint une phase d’éclatement généralisé, ne laissant
que peu d’habitants dans le noyau central. On remarque également qu’en période u conquérante w, les
habitations isolées, issues du noyau central, renferment de gros effectifs d’habitants pendant que la souche
dépérit i la fois dans son effectif global et dans l’effectif par zuku. Faudrait-il nous inspirer de ce constat
pour expliquer la formation des groupes de villages autour des << métropoles a ?
76 Jean-Yves Marchal
Les conditions écologiques régnant entre 12” et 14” lat. N permettent une
large gamme d’activités : outre la cueillette, la chasse et la pêche, l’élevage pasto-
ral ou sédentaire, la culture itinérante ou intensive et l’artisanat (fibres, bois, cuir
et métaux). Ces activités sont actuellement pratiquées au Yatenga et ont pu l’être
anciennement avec d’autant plus de facilités que les potentialités régionales
étaient sans doute plus riches qu’elles ne le sont aujourd’hui.
Après avoir examiné les décors des céramiques, réalisés par impression d e tis-
sus et de tressage de fibres, observé la grosseur des monticules groupés sous les
Fuidherbia albida, les traces d’épierrage, la présence de citernes et d e puits, ce qui
est certain c’est que la présence d’un parc à Faidherbia est l’indice d’une culture
sédentaire, d’une longue durée d’occupation, d’une association culture-élevage et
d’une densité relativement élevée de population. L‘ancienneté des Faidherbia
albida reste une question délicate à régler. Hormis la relation évidente entre leur
présence et celle des monticules domestiques, peut-on considérer que ces arbres
datent du temps où les villages étaient habités ? L e Faidherbia atteint un bon
développement sur les sols sableux épais mais les rares datations (par dendrochro-
nologie) réalisées par Mariaux [1975] au Sénégal, donnent cent ans, au maximum,
pour les plus vieux Fuidherbia observés sur l’emplacement d’un ancien village
dont le diamètre des troncs est de 75 cm. L‘auteur signale que << la datation pré-
cise [. ..] est au-dessus de nos possibilités actuelles en raison des cernes nuls ou de
l’accumulation de cernes infimes [p. 31 et 351. Pour notre part, nous avons
))
observé des Faidherbia pouvant atteindre 1’5 m de diamètre à leur base, avec des
racines déchaussées, mais cette vieillesse apparente ne permet pas d e leur donner
cinq ou six cents ans d’âge. La tradition du village de Lônga, fondé au milieu du
XVII~ siècle << dans une forêt où ne s’avance que le chasseur fait état d e la
)),
Un modèle d’exploitation de l’espace peut aussi être projeté sur ces sites
(< ))
anciens ; fondé à la fois sur des champs d e village )> sur sols sableux et sous
((
<< parc )>, assurant la base alimentaire (mil et fonio), et sur une <( brousse >> utilisée,
soit dans le cadre d’une jachère à long cycle, soit, plus simplement, en tant qu’ap-
point alimentaire (chasse, pêche, cueillette de fruits et d e graminées et fonio sau-
vage) et terrain de pacage et d’extraction du minerai d e fer, l’important matériel
de broyage trouvé sur les buttes et à leurs abords peut être destiné aux graines
sauvages ou aux produits minéraux.
I1 est très probable que la durée d’occupation des sites ait été longue (plu-
sieurs siècles) car, outre l’accumulation de poteries dans certaines buttes et la hau-
teur d e ces dernières, les traces d’épierrement sur les hauts d e pente
gravillonnaires (qui succèdent en continuité aux sols sableux) témoigneraient
d’une mise en valeur complète des sols sableux et donc de l’obligation pour les
populations, d e cultiver (déjà à cette époque !) des sols aux potentialités agro-
nomiques médiocres ou faibles. Peut-être, aussi, les conditions d’insécurité ne
permettaient-elles pas d’étendre les champs trop loin d e l’habitat ; d’où la néces-
sité d’aménager les hauts de pente à proximité immédiate du village. Dans un cas
comme dans l’autre, ces aménagements prouveraient que de nombreuses généra-
tions se sont succédé sur les sites d’habitat avant qu’ils n e soient abandonnés.
Vestiges d‘occupation ancienne,au Yatenga (Haute-Volta) 77
Impluvium
-. . .- . . - . .... .. . _ -
-
;:’:i >c.:
Sens de la pente
Recouvrement sableux %ST‘ ut Végétation
de bas-fonds
\-‘
&
Citerne
dont la végétation dense pouvait fort bien abriter quelques glossines vecteurs de
la maladie du sommeil qui se trouvaient, au X I V ~siècle, au royaume du Mali, sous
une latitude plus septentrionale que celle du Yatenga. Lambrecht [1964 : 17-18]
cite les chroniques arabes à propos de la mort du prince Mari Diata II :
His end %-asto be oveflaken by ihe sheping sickness, dich is a desease thaifrequenily bt$alls the
inhahianis of those couniries 1.../ Skep oueriakes one of thein in sich manner that it is hardly pos-
sible i o awuke him. He tzmained in this condiion during two yean, mtil Re diedin the year 775A. H.
(A.D. 13734, )>
7 L’emplacement particulier des puits explique qu’ils ne soient pas tous proches des buttes anthropiques
et que, de ce fait, beaucoup aient échappé à nos premières observations. Les puits kibse paraissent avoir BtB
creusés par niveaux successifs, de diamètres variables, en dessous d’un col étroit. Au fond, parfois, deux
galeries s’enfoncent d’un ou deux mètres dans deux directions opposées [communication orale, J.-C. Morel,
BURGEAP].
Les correspondances citernes-granites et puits-schistes sont notamment évidenres au nord de Tugu et de
Kumbane ainsi qu’au sud de Ouahigouya (Somnyaa, Burbo, Sâa, Lawa). Elles ont pu être mises en evi-
dence après les prospections hydrogéologiques du BURGEAP [1975].
Vestiges d‘occupation ancienne au Yatenga (Haute-Volta) 79
dernier en est donc le centre, nous retenons le principe d’une unité de surface par
village qui, dans sa forme, n e privilégie aucune direction : le cercle. Nous lui affec-
tons un rayon égal à la moyenne des distances intersites mesurées, soit 3 km. La
tradition orale (fiches de villages) donne des informations sur ce que pouvait être la
pratique d e l’espace par les communautés anciennes. Ces informations nous
confortent dans le choix d’un rayon de 3 km. La superficie du terroir d’un site
(28,25 km2) est arbitraire car nous ne possédons pas suffisamment d’éléments pour
déterminer un espace de référence. De toutes façons, ce ne sont pas les terroirs
pris individuellement que nous désirons cerner mais les aires de peuplement cor-
respondant aux grappes de sites d’habitat. Deux sites appartiennent à un même
ensemble, si le centre de l’un est à l’intérieur d’un autre cercle de cet ensemble.
Pour obtenir la densité d e population, nous rapportons la somme des effectifs
d e population estimée à l’intérieur d’un ensemble à l’espace couvert par les
cercles sécants de chaque ensemble. Selon que le semis du peuplement est serré
ou llche et que les villages ont une population plus ou moins forte, les densités à
l’intérieur des aires de peuplement délimitées varient de 4,8 à 25’4 hab./kmZ, pour
une moyenne de 16’3 hab./kmz (cf. tableau).
E n comparaison de ces données, sur la même portion d’espace, la population est,
en 1975, forte de 103000 hab. et se répartit en 122 villages dont les terroirs couvrent
1733 kmz. La densité de population rurale (excepté Ouahigouya : 18000 hab. et son
terroir) s’élève à 59,6 hab./kmz, soit quatre fois plus que la moyenne des densités de
l’ancien peuplement. Signalons enfin que la population moyenne par village est
aujourd’hui de 847 habitants contre 147 habitants pour les anciens sites.
En fait, la comparaison entre des données cc théoriques se rapportant à un
))
Quoi qu’il en soit, l’intérêt de cet essai d’estimation d’une ancienne popula-
tion, par des méthodes qui peuvent être contestées, est de pouvoir apprécier une
densité rurale assez élevée bien que nous ayons, par souci de prudence, retenu
des chiffres faibles tant pour le dénombrement des buttes que pour l’estimation
de la population correspondant à chacune d’elles.
Les densités calculées sont comparables à celles que nous observons aujour-
d’hui dans les paysanneries qualifiées d’(( archaïques telles, pour prendre des
))
exemples dans les régions voisines du Yatenga, les Samo, les Kurumba, les Bwa ou
les Dogon de la plaine du Seno. Ces sociétés paysannes sont connues pour avoir
perfectionné un système agraire fondé à la fois sur un espace restreint cultivé
annuellement sous << parc n, autour du village, et au-delà, sur une brousse D, solli-
(<
citée dans le cadre d’une jachère à long cycle. C’est ce modèle agraire que nous
supposons avoir été celui de la population rurale que nous étudions en considérant
toutefois que l’accès à l’espace pouvait être limité par l’insécurité et l’essentiel des
activités agricoles être emprisonné à l’intérieur des cadres spatiaux strictement
définis par les aires de peuplement centrées sur les petits bassins-versants.
d e près ou de loin notre sujet. Parfois, l’intérêt que présentent des observations
originales, faites sur le terrain, est étouffé sous le poids des recherches plus
anciennes auxquelles il est fait appel sans en discuter la validité (comme si les
connaissances acquises ne pouvaient pas être soumises à discussion). I1 apparaît
aussi que nombre de chercheurs qui se sont passionnés pour leur ethnie se (( )>
soient efforcés de démontrer l’originalité de cette dernière à un point tel que les
éventuels rapprochements avec des groupes voisins sont très difficiles à
percevoir *. I1 semble pourtant impossible d’étudier les groupes humains des
régions sahélienne et soudanienne sans avoir connaissance d e l’ensemble zonal
dans lequel ils s’intègrent. Cela étant, nous tenterons un effort d’interprétation à
partir de la documentation consultée et de nos observations.
Selon la tradition mossi, les Nakombse, pénétrant dans le Bassin amont de la
Volta blanche, ont rencontré des Kibse et des Kurumba. Ces derniers ont (< fait allé-
geance aux chefs mossi, tandis que les Kibse ont été expulsés de leurs villages par
))
8 C’est ainsi que Staude, éminent spécialiste des Kurumba, constate que la région qu’il étudie est parse-
mée de nombreuses buttes, de poteries et de jarres funéraires au sujet desquelles les Kurumba assurent
R qu’il s’agit de morts ne leur appartenant pas u. Après avoir constaté l’emplacement d’un puits e dogon x et
remarqué que les poteries ont la même facture que celles trouvées à Thiu << à un endroit appelé par les gens
du pays : cimetiere dogon *, le chercheur écrit : 4 La présence de Dogon nous semble douteuse [...I Jus-
qu’ici rien ne nous a permis de donner un nom à cette population qui a habité la région de Mengao et qui
restera sans doute pour longtemps, peut-être pour toujours, anonyme. Seules des fouilles méthodiques et
une exploitation plus poussée des traditions locales et voisines permettraient de dévoiler peu à peu cet ano-
nymat [...] Ne s’agit-il pas plutôt de traces laissées par les Songhai‘? La question est posée... n [Staude,
1961 :258-591.
L‘auteur reconnaîtra pourtant plus tard : u L‘histoire ancienne des Dogon est pour moi importante, parce
qu’on trouve partout en pays kurumba des vestiges que les gens du pays attribuent aux Dogon [Son- ))
champ, 1967:68-70].
82 Jean-Yves Marchal
Repartitionactuelle :
1 Villases doqon
2 Villages kurumba
NB : Les informations Droviennent. Dour la oartie malienne, de Gallais -119751 - et, Dour
. la Dartie
voltaïque, des enquste; effectuées'par l'auteur [I 970-19741.'
Occupation dogon ancienne :
3 Vestiges d'occupation dogon
NB : Le cercle, dessiné entre Djibo et Titao, delimite le secteur de prospection archéologique de
Schweeger-Heffel[1964]. Hors du cercle, les hachures obliques couvrent, dans la partie voltaïque,
le secteur reconnu oar l'auteur 11976-19771.dans la Dartie malienne, les secteurs cités par Gallais
[1975].
4 Puits dogon localises dans les sous-préfecturesde Kongoussi et Barsalogho par le BURGEAP
II9761
5 ironti$e et limite administrative
6 Centre administratif
7 Escarpement de Bandiagara
8 Courbe d'altitude 300 m
9 Inondationtemporaire
10 Réseau hydrographique
Vestigei d’occupation ancienne au Yatenga (Haute-Volta) 83
* Les Dogon déclarent qu’ils ont acquis le Renard9 quand ils étaient e n HauEe-volta [...I
Ils disent que le masque est venu de l’est e n indiquant la région du Yatenga [...I I1 s’est
passé quelque chose entre les Dogon et les anciens occupants d u Yatenga B [Dieterlen h z
Sonchamp, 1967 : 35-36].
Ilsemblerait qu’au moins quatre clans dogon, ayant émigré du R4ande dont ils
seraient originaires 10, entre le F et le X I I ~siècles, se soient dirigés vers le plateau
de Bandiagara et le nord de l’actuelle Haute-Volta. Le clan Aru se serait établi le
long de la Falaise )),les Dyon sur le plateau et les Ono, associés aux Domno, dans
(<
un territoire allant de la plaine du Seno aux collines de Kaya à 160 km S-E de Oua-
higouya [Griaule et Dieterlen, 1965 i 18 ; Bedaux, 1972 : 113 ; Gallais, 1975 : 971.
Griaule et Dieterlen [1950 : 277-791 tentent de préciser la date d’arrivée des
Dogon à Bandiagara en s’appuyant sur le dénombrement de douze masques du
Sigui déposés dans l’abri d’Ibi ; ils concluent au début du XIIF siècle 11. Des publi-
cations plus récentes, se référant aux datations au C14 d’ossements et de charbons
provenant des sépultures tellem (prédécesseurs des Dogon dans la Falaise et
d’objets dogon, concluent à une fin de l’occupation des Tellem aux X I I I ~ou
(( .>
X I V ~siècles 12 et à une installation dogon aux X I V ~ou xv siècles [Mauny, 1967 :
536 ;Clark, 1967 : 615 ; Willett, 1971 : 369 ; Bedaux, 1972 : 1151.
Ces informations corroboreraient et compléteraient celles transmises par la tra-
dition nakombga ; aux Kibse du Yatenga, répondraient au moins certains clans
dogon arrivés à Bandiagara aux XIV ou X V ~siècles, qui, auparavant (depuis le
xe siècle, au plus tôt ?), auraient vécu dans la région actuelle du Yatenga.
L‘aire d’extension des clans Domno et Ono n’a pas lieu de surprendre puisque
nous connaissons l’existence de puits kibse, non seulement autour de Ouahi-
gouya, mais encore dans les régions d e Kongoussi, Bourzangha et Barsalogho
(nord Kaya) (fig. 4).
C’est également cet ensemble régional allant de la plaine du Gondo (80 km N-O
Ouahigouya) à Bourzangha qui est supposé avoir été habité par un peuplement
kibga qui se serait établi, selon les Kurumba de blengao, avant eux, c’est-à-dire
(<
avant 1600 [Schweeger-Heffel, 1965 : 661. Le fait que, d’une part, les observa-
))
9 Selon la cosmogonie dogon, Amma le créateur, garant du monde du Nommo, le monde régénéré, pur,
fécond, a métamorphosé Ogo qui voulait s’emparer de I’ceuvre d’Amma, U l’obligeant à se mouvoir comme
un quadrup&de. Perdant son noni d’Ogo, il prit celui de Yurugu : le Renard pâle, 816ment permanent du
désordre ou plutôt l’agent de la désorganisation B) [Griaule et Dieterlen, 1965: 2651.
10 Le premier emplacement historique attesté est un lieu qu’ils appellent Digou et qu’ils sicuencdans la
((
région de Tombouctou. Ils disent : nous sommes tous arrivés par Ià, puis descendus au Mandé et nous, frac-
tion dogon, par refus de conversion à l’Islam, imposée par Soundiata, nous sommes partis ; les Rurumba
aussi >) [Dieterlen in Sonchamp, 1967 :351.
11 a 11 semble qu’il soit difficile de rencontrer des preuves matérielles plus anciennes que celles dont
l’abri d’Ibi offre des vestiges s [Griaule, 1950 :2791.
12 Les m h e s datations permettent de supposer que l’occupation des Tellem aurait débuté entre 100et
500 avant J.-C. et que cette population connaissait le travail du fer [Clark, 1967 : 6211.
84 Jean-Yves Marchai
13 Les jarres mises àjour par Szumowski (1956) sont, toutefois, en position verticale alors que celles du
Yatenga, de Mengao et de Bourzangha s’observent en positions couchées ou penchées.
Les jarres abondent dans la boucle du Niger, Elles ont été remarquées par Desplagnes (1907 et 1951 : El
Oueledji), hlonod (1955), Rouch (1961 : Aribinda), hlauny (1967 : Tilemsi), Staude (1967 : Bourzangha),
Anquadah (1976 : vallee du Bani, Segou, Macina), Barth (1977 : Sevare, Ngomi). On en observe également
dans les régions voltaïques de Djibo et Dori et m&meau Tchad (cf. travaux de M. et M m e Lebœuf).
Ce n’est pas tant la présence de jarres qui intéresse notre propos que l’observation qu’on peut en faire lors-
qu’elles sont accompagnées de poteries usuelles, d’objets en pierre ou en fer, à proximité de monticules
domestiques ;le tout constituant les indicateurs d’une occupation sédentaire villageoise. II est certain que les
Kibse n’ont pas Bté les seuls à enterrer leurs morts dans des urnes funéraires mais, du Seno à Bourzangha, les
jarres sont généralement reconnues par les gens du pays comme ayant tt6 enfouies par les Kibse-Dogon.
14 Aprts avoir remarque que les buttes anthropiques forment un dessin qui ressemble beaucoup à la figu-
ration dogon des Pléiades et de Vénus au zenith, l’auteur pense que c’est sciemment que les constellations
ont été représentées. Aussi fait-elle appel à l’Observatoire de l’université de Vienne pour établir à quelles
dates la conjonction des deux constellations s’est produite (phtnomtne rare). Les réponses données sont :
1809,1793, 1558, 1315, etc. L‘auteur retient 1315 comme pouvant être la date de fondation de blengao.
Vestiges d’occupation ancienne au Yatenga (Haute-Volta) 85
[1965 : 91.
L‘auteur ne fait plus allusion, par la suite, à d’éventuels sites de villages mais à
des tumuli, alors qu’elle continue à répertorier e n ces lieux des poteries, des
meules et des broyeurs. À moins d’une erreur d’interprétation commise lors de la
traduction du texte (écrit en langue allemande), nous pensons que les termes d e
tumuli et tumulus sont employés à tort ; les buttes doivent être considérées
comme des vestiges d’habitations, mis à part quelques cas douteux 15. Que des
jarres soient mises à jour au cœur d’un tertre (rare) ou à sa périphérie (cas plus
général) n’est pas suffisant pour conclure qu’il s’agit là d’une sépulture, puisque
l’on trouve également des pithoï isolés ou groupés à l’extérieur des sites. Faisons
remarquer que, de nos jours, au Yatenga, il arrive encore que des morts soient
enterrés dans la cour de l’habitation ou à l’extérieur de la zaka, le long des murs
d e clôture. I1 est vrai que, plus fréquemment, les morts sont ensevelis dans un
cimetière, à part des habitations. Cependant, si l’on veut poursuivre la comparai-
son, il existe précisément de véritables (< champs d’urnes w, mis à jour par le ruis-
sellement, en dehors des sites anciens. Nous ne partageons pas les vues de M m e
A. M. Schweeger-Heffel sur ce point qui nous intéresse au premier chef 16.
Les fiches d’enquête sur la tradition historique du Yatenga, recueillies au
niveau d e chaque saka (plur. sakse : quartiers de village) et mises à notre disposi-
tion par M. Izard, viennent conforter notre opinion qu’il s’agit bien d’anciens vil-
lages Kibse-Dogon abandonnés, soit quelque temps avant l’installation de
Kurumba, soit pendant la pénétration de la région par les Nakombse. Dans un cas
comme dans l’autre, les abandons se seraient produits au xvc siècle et au tout
début du ?NF siècle.
La tradition villageoise livre des informations pouvant être groupées en quatre
types :
1) I1 est dit expressément que le quartier fondateur du village actuel, que ce
dernier soit d’origine kurumba ou nakombga, a été établi près de (ou sur l’empla-
cement) d’un village kibga. Cette information concerne 23 villages.
2) I1 est question d’un puits kibga << découvert en brousse >>, ou de galeries de
mine. Douze villages sont concernés par cette information.
15 A la rigueur, il est possible d’admettre que le tertre central de quelques sites importants, tels Silga,
Kadanga, Tugu, Sabuni ait été un lieu de culte et (ou) une sépulture...
16 Si toutes les buttes répertoriées dtaient des sépultures, quelle taille avaient donc les villages dont elles
dépendaient et oh se trouvaient-ils ?
86 Jean-Yves Marchal
3) I1 est relaté qu’un nakombga fonde une chefferie là même où les Dogon
viennent d’être chassés. L‘un deux, s’étant caché dans les taillis, est découvert et
nommé chef de terre. C e cas est rapporté dans treize villages 17.
4) La tradition rapporte qu’une fois le village fondé, des forgerons kibse, pro-
venant de villages proches, y sont établis d’autorité. Cet exemple se rencontre
dans dix-huit villages.
L‘ensemble de ces informations ponctuelles se superpose )> à la localisation
(<
situent, au moins pour ceux des ensembles no 9, 11, 12 et 13, près de villages où,
actuellement, les chefs de terre sont des Buguba (sing. Bugo), prêtres de la ferti-
lité et gardiens de l’âme du mil, d’origine kibga l*. Ceci tendrait à prouver que,
lors de la pénétration nakombga, les Kibse étaient encore nombreux dans ces
lieux. Ailleurs, en effet, les chefs de terre nommés par les nouveaux gens du ((
pouvoir D sont kurumba ou encore mossi, lorsque le village a été créé de toutes
pièces, loin d’un village autochtone ;ce qui constitue une exception.
Nous découvrons donc d e multiples correspondances entre la localisation de
sites d’anciens villages, que nous considérons dorénavant comme kibse, et la tra-
dition historique recueillie sur les lieux mêmes, au niveau des unités lignagères
(saka).
Cette somme d e témoignages en faveur d’une antique occupation kibga au
Yatenga permet de mieux comprendre le mode de peuplement en petites aires
nucléaires qui se dessinent à l’intérieur des bassins-versants. I1 est possible, en
effet, de faire des rapprochements entre ce << modèle et, d’une part, celui du))
17 Exemple donné par la tradition du quartier Budugu, village de Bilinga : *. A l’arrivée des Nakombse, les
Kibse s’enfuirent à l’exception de Tîmbo, qui se cacha pendant quelque temps dans une forêt près du vil-
lage puis revint à Bilinga ob il prit le tenga (autel de la terre) et la houe sacrificielle, laiss6e par les anciens
habitants. b
18 Y Le Bugo est un pr&treque ses fonctions apparentent au prêtre dogon du binu ; plusieurs villages du
Yatenga sont command6s par des Buguba [...I L‘un des plus iminents d’entre eux, celui de Yisigui, jouait
un rôle religieux considérable à l’époque de Naba Rawa et demeura sous les Yatenga Naba, un dignitaire de
premier plan. On peut ainsi voir qu’entre Kibse et Nakombse, s’il y a eu répulsion, il y a eu aussi attraction ;
ces deux phenomènes, cependant, n’ayant certainement pas concern6 les mêmes éltments de la population
kibse du Yatenga [Izard, 1970: 276 et 2781.
))
Vestiges d’occupation ancienne au Yatenga (Haute-Volta) 87
dogon, relevant des clans Kor, Domno et Ono 19. Ces villages sont groupés en
ensembles de cinq à vingt unités maximum, rassemblant pour la plupart de 200 à
300 habitants chacune [Gallais, 1975 : 1181. Ces effectifs villageois peuvent être
comparés, bien que plus élevés, à ceux que nous avons donnés aux sites kibse du
Yatenga. Remarquons que la moyenne de 200 à 300 habitants par village n’est due
qu’à l’existence d e quatre (< gros villages abritant d e 400 à 900 habitants ;
))
Falaise, que par le desserrement des clans dogon restés dans quelques gros vil-
lages de la Plaine [ibidem: 1191.
))
J. Gallais estime le peuplement de ces (( vieux pays >), calcule leur surface et
observe que :
<( les noyaux d’implantation villageoise se présentent sous forme d e petites régions séparées
dont la surface varie de quelques centaines à un millier de kilomètres carrés. A l’intérieur
de ces noyaux, la densité réalisée s e tient en ordre d e grandeur entre 5 et 10
habitantskmz [ibidem: 1701.
))
19 Rappelons que les Damna et Ono ont, selon la tradition, occupé un territoire plus vaste s’étendantà
l’est. Au nord-ouest du Yatenga, Thiu, Thu, ainsi que cinq autres villages sont toujours habités, au moins
partiellement, par des Dogon. Ils témoigneraient d’une antique occupation du territoire, en continuité avec
l’occupation du Seno-Gondo.
20 Au Yatenga, les corniches cuirassées couvertes de taillis, dont certains ont une physionomie de
e, brousse tigrée m, pouvaient parfaitement former un système défensif naturel, entourant les impluviums.
88 Jean-Yves Marchal
On est saisi par les comparaisons qui peuvent être soutenues entre ces <( vieux
pays B et les aires de peuplement que nous avons délimitées autour des groupe-
ments d’anciens villages, à la différence près que les aires kibse sont moins éten-
dues et leurs densités kilométriques plus fortes. Ces différences pourraient,
toutefois, s’expliquer, d’une part, par le compartimentage plus fin de l’espace au
Yatenga par les impluviums cuirassés et, d’autre part, par l’existence de puits à fort
débit permettant le ravitaillement en eau d’un nombre important d’habitants. On
peut aussi penser que les aires de peuplement kibse auraient atteint des densités
élevées du fait d’une obligation à demeurer concentré dans des sites défensifs ; ce
qui aurait pu provoquer, par ailleurs, une saturation des espaces cultivables.
J. Gallais poursuit l’énumération des mécanismes de défense des sédentaires
en s’intéressant aux structures d’encadrement politique. I1 explique que le pou-
voir des anciennes chefferies ne pouvait s’exercer que sur des populations répar-
ties sur de petites surfaces, afin d e pouvoir répondre instantanément à une
menace des cavaliers. Précisément, chez les Dogon, l’organisation politique
repose sur un ensemble d’unités qui constituent chacune des petits pays dont le
Ogon est le chefà la fois politique et religieux.
B L‘organisation traditionnelle est étroitement limitée à l’existence d e petites républiques
Si les Kibse du Yatenga sont bien apparentés aux Dogon, la marqueterie poli-
tique particulière à cette société serait une explication de plus aux petiLes unités
de peuplement que nous avons reconnues.
Enfin, les mécanismes de défense, précédemment énoncés, obligent l’élevage
à se concentrer dans <( ...les limites du noyau défensif à l’intérieur duquel la forte
implantation humaine réduit les surfaces d e pâturage. L‘élevage lié à l’agriculture
y est difficile sans techniques intensives très particulières [ibidem: 1711.
))
L‘entretien d’un parc >> à Faiddedia albida autour des villages - et nous
(<
des anciens sites d’habitat - serait une des formes de réponses << intensives >) au
problème posé par l’élevage, ainsi, peut-être, que le maintien de citernes lorsque
celles-ci se trouvent en terrain schisteux et font double emploi avec les puitszl. Si
21 Si le fonçage de puits profonds reltve de connaissances et de techniques particulitres que les Kibse-
Dogon paraissent avoir acquises, nous ne pensons pas que l’aménagement de citernes soit spécifique de ce
peuplement. De nombreux villages dogon du Gondo possèdent bien des citernes encore peuplées de croco-
diles mais également les villages kurumba du nord du Yatenga et du Djelgodji.
Des citernes encore plus vastes et plus profondes que celles que nous connaissons (Reichelt cite des pro-
fondeurs de lm à 5 m et des diametres de 30 m à 200 m) ont été décrites dans l’ensemble du Gurma, prin-
cipalement par Delafosse [1912], Mourgues [1932], Gallais [1975] et Reichelt [1977] qui en a dinombri
277. Pour tous ces auteurs, l’existence de citernes démontre qu’une population sédentaire, aujourd’hui
disparue, a su compléter un réseau naturel de points d’eau insuffisant pour ses besoins Y [Mourgues, 1932:
3531. Gallais [I975 : 172-731pense que les citernes ont pu être aménagées par les Kurumba, lorsqu’ils occu-
paient le Gurma, et encore utilisCes par les Songhaï, à la fin du X V siècle.
~ Curieusement, les habitants
questionnés sur ces citernes répondent qu’elles sont l’oeuvre des Noumou, considérés comme forgerons
[ibidem,p. 1721. Or Noumou peut être rapprocht de Nommo, le génie de l’eau, une des puissances les plus
considérables du panthéon dogon, dont les crocodiles sont les serviteurs [Griaule, 1941: 1871../.
Vestiges d’occupation ancienne au Yatenga (Haute-Volta) 89
le Faidherbia albida est communément entretenu par les sociétés (< paléonégrites ))
vivant sous ces latitudes nord-soudaniennes, nous savons également que, dans la
cosmogonie dogon, la graine du sene (Faidherbiaalbida) fut créée avant celle du
((
fonio (Digitaria exilis). Elle germa dans la première terre (celle de Yourougou, le
Renard Pâle [...I Le Faidherbia est associé à la tête de l’homme, aux triplés, à la
vieillesse, à la mort [...I Le FaidAerbiu albida est planté en même temps que le
baobab (Adamotaiadigitata) et le kilena 22 (Prosopisafricafza)dans le champ attaché
aux grandes maisons d e famille (gitma) [Dieterlen, 1952 : 154-551.
))
au Lorum (région de Mengao) >) [Izard, 1970 : ‘2821, demeurent dans leurs villages
du Yatenga central lorsque ceux-ci passent sous contrôle nakombga, mais encore
paraissent avoir profité de l’émergence du nouveau pouvoir pour s’implanter en
force au Yatenga.
./. Les Dogon, d’un côté, les Kurumba, de l’autre, auraient pu assimiler, chacun dans leur région, des popu-
lations *: archaïques U, du type Nioniose (. les gens d’avants) qui creusaient des citernes ...
22 Le Kilena est utilisé par les forgerons pour la fabrication du charbon de bois.
23 Le Dinangourou (région de Yoro, au Mali) aurait pu accueillir aussi des Kibse du Yatenga.
Des quartiers de village (c mossi U sont donc authentiquement kibse, comme en témoignent les enquêtes de
bl. Izard. II est meme possible que des lignages kibse se soient maintenus à I’écart des commandements
qakombse. La tradition du village de Nôgo ne dit-elle pas que s le village actuel a été fondé par Naba Bîn-
gem, fils de Lâmbwega (1643-1670 ?) et que le fondateur a chasse les Kibse de leur village pour s’y éta-
blir ... deux cents ans après la conquste de Naba Rawa !... Quoique cet exemple soit unique, il pose
néanmoins une question fondamentale, demeurant jusqu’ici sans réponse.
90 Jea n-Yves MarchaI
Les Kibse auraient-ìIs été insuffisamment armés devant les cavaliers porteurs
de lance ? Les mécanismes de dêfense analysés en rapport avec leurs sites d’habi-
tat prouveraient le contraire, ainsi que ce que nous savons de leur habileté dans le
travail de la forge (ce qui sous-entend la fabrication d’armes).
De plus, les cavaliers nakombse ne sont pas invincibles. Ceux-ci, quelques
décennies après les événements qui nous intéressent, ont délibérément mis un
terme à leur ambition de contrôler le pays samo (O Yatenga) devant la résistance
que leur ont opposée les paysans, qui savaient à l’occasion constituer de véritables
confédérations de guerre entre leurs villages et user de leurs arcs. Pourquoi, dans
ces conditions, le peuplement kibga a-t-il été démantelé, ce qui constitue un fait
unique dans la tradition nakombga ? La conquête du Bassin de la Volta blanche
est, en effet, présentée comme une assimilation de populations autochtones au
sein d’un nouveau système politique. Sans doute s’accompagnait-elle de razzias
de la part des cavaliers << peu soucieux de s’arrêter e n chemin (pillages d e gre-
))
niers, rapts d e captifs ...) mais son but était d e créer des chefferies villageoises et
non pas d’exterminer les autochtones.
((Un jour, les cavaliers mettent pied à terre, attachent leurs chevaux et posent leurs lances.
Autour d e la résidence choisie par le chef dont l’installation suppose l’accord préalable,
obtenu de gré ou de force, du maître d e la terre de l’endroit, un nouveau territoire politique
se constitue, défini par un réseau de commandements villageois, projection territoriale d e la
dynastie naissante. Point de guerres de conquêtes, 8 proprement parler, point de combats si,
du moins, nous nous en tenons à la lettre à la tradition orale [Izard, 1973 : 1401.
)>
kibga mais d’une usure de son peuplement considéré tel un vivier dans lequel les
Nakombse prélevaient des forgerons, à mesure de la création de chefferies, pour en
faire des captifs au service d’un nouvel ordre politique. L‘exemple de la prise (( ))
24 L‘abondance des cuirasses présente, par contre, un inconvénient majeur pour l’agriculture.
25 Les forges du Yatenga avec celles d’Orewendu (près du lac Aoungundu, N-O Hombori, ancien refuge
des Dogon, Humbebe en langue peul).sont, en 1937, les seules de I’AOF à préparer le fer en vue de l’ex-
portation [Francis-Bœuf, 1937 : 4371. A cette époque, les fws de houes du Yatenga sont encore exportés
dans tout le pays mossi, le Gurunsi, le nord de la Gold Coast (Ghana) et jusqu’à Tombouctou.
26 L‘éparpillement des chefferies de Rawa le long d’un axe S-Em-O de plus de 130 km, coupant le pays
kibga et: l’abandon des plus septentrionales (Sanga et Dubare) pour un * redéploiement B des chefferies sur
les u métropoles m kibse situées au sud de Ouahigouya, pourraient trouver là une explication.
Notons que Ouahigouya, que nous citons en tant que référence pratique de localisation, n’existait pas à
I’tpoque. La résidence royale de Ouahigouya (Waygyo : x venir se prosterner *) a bté fondée par Naba
Khgo vers 1780 [Izard, 1971: 1521.
27 Les chronologies du Yatenga donnent pour dates du règne de Naba Yadega : 3540-1560, 1540-1563 et
1541- 1565.
92 Jean-YvesMarchal
soumis à des brimades discriminatoires : c’est ainsi que Naba Atugum, d’après la tradition
de Guitti, les obligea à porter un morceau de charbon en sautoir, afin qu’on puisse aisément
les distinguer des autres éléments de la population 28 s [Izard, 1970 : 2811.
mal que des villages privés d e leurs forgerons et des femmes de ces derniers,
généralement potières, aient pu se maintenir longtemps. court terme, l’impossi-A
bilité de vivre devait s’y ressentir, surtout si les activités liées à la forge occupaient
auparavant une part importante de la population. Les habitants abandonnent le
village et se dispersent dans ceux qui ne sont pas encore affectés par les raids
nakombse, principalement les villages du nord-ouest qui se raccordent en conti-
nuité à ceux du Gondo et du plateau de Bandiagara, avec lesquels il semble que
les Kibse n’aient jamais cessé d’entretenir des relations 29.
Dans certains villages récemment abandonnés en partie ou en totalité par leurs
occupants, les Nakombse s’établissent avec leurs gens, accompagnés ou non par
des Kurumba. D’autres sont laissés à l’abandon ; les meules y sont brisées et les
puits bouchés afin que les Kibse ne puissent plus y revenir.
Parmi la série de facteurs pouvant expliquer une situation de crise au Yatenga,
lorsque les Nakombse y pénètrent, nous évoquerons les épidémies et les sécheresses
dont le peuplement kibga aurait pu souffrir, puis nous porterons notre attention sur
d’éventuels raids songhaï et sur une possible hostilité entre les Kibse et les Kurumba.
Nous avançons l’hypothèse de difficultés temporaires ou d’une crise dont nous
ignorons la nature car, au dépouillement des fiches de villages, il apparaît que,
d’une part, des Kurumba se sont implantés dans des villages kibse désertés avant
même la pénétration nakombga et que, d’autre part, certains sites kibse n’ont été
<< découverts D, abandonnés, qu’au cours des XVIF et XVIIF siècles, soit à l’occasion
d e chasses (Sôdé, Lônga), soit à mesure d e la progression des défrichements
(Gondologo, Kerga, Sulu, Tâvuse, Sissamba, Noogo, etc.).
Si nous savons que des villages kibse sont devenus les sièges de chefferies
nakombse dès Rawa, il faut donc considérer, également, que des villages
kurumba, ou reconnus tels, étaient d’anciens sites kibse abandonnés quelques
décennies auparavant. De plus, il y a lieu de supposer que des emplacements de
villages désertés n’étaient pas connus ni des Kurumba, ni des Nakombse, puis-
qu’ils ne sont << découverts >> que bien après la phase de la conquête30.
28 Les autres Cléments de la population Ctaiznt, pour leur compte, astreints au port de cicatrices de recon-
naissance des alliés, sujets et descendants de Wed-Raogo :l’ancêtre des Nakombse. Ceux qui les portaient
ne pouvaient être r&duitsen esclavage. Lorsque les guerriers de Oubri (fils de Wed-Raogo) se présen-
Q
taient devant les villages, le port de cicatrices et l’offre de divers cadeaux suffisaient 1 assurer la paix aux
gens des villages s [Tiendrebeogo, 1963 : 111. Sans représenter réellement une caste, les forgerons du
Yatenga sont toujours des gens à part B pour le reste de la population mossi.
29 A cet égard, J. Gallais [1975] noce que le mouvement récent de colonisation dogon à partir de la
e Falaise u s’est fait le long d’axes claniques qui se suivent jusqu’à 80 km de la Falaise et que chaque vil-
lage de la Falaise s’est ainsi vidé le long d’un axe principal [ibidem :1121. I1 est possible d’imaginer à rebours
)>
un même processus pour la fin de l’occupation kibga, puisque dans le mouvement récent s les colons ten-
dent,à réoccuper des terres sur lesquelles leur clan a des droits relevant d’une antique occupation [ibidem].
))
des villages évacués au me siècle sous la pression des Nakombse et dont le souve-
nir de leur localisation aurait disparu des mémoires deux siècles plus tard. Cette
supposition n’est pourtant pas acceptable car plusieurs de ces <( découvertes )> se
font dans des brousses relevant de chefferies kurumba, fondées antérieure-
(( ))
ment à l’avancée nakombga. Or, on sait que les têg-bise détiennent les traditions
faisant précisément référence aux anciens occupants de leur territoire. S’ils
avaient connu les emplacements de villages kibse découverts inopinément par
des chasseurs, la tradition de ces chefferies en ferait état ; ce qui n’est pas le cas.
À titre d’exemple, Sôde est fondé sous le règne de Naba Kângo (17.57-1787)’après
qu’un chasseur eut découvert dans la <( brousse de Rônga (une des trois puis-
))
31 À moins de penser que les tEg-bise kurumba, afin de conserver leurs prérogatives de pretendus * pre-
miers occupants n aient feint d’ignorer l’existence de ces vestiges d’occupation antérieure à la leur ; hypo-
thèse tout à fait plausible. Dans le cas inverse, la rég6nEration complète de la végétation arbustive
(Cotdntuceae dominants) peut se faire en une trentaine d’ann6es et ainsi encercler une ancienne clairière
agricole, au point de la masquer.
94 Jean-Yves Marchal
fatal dans un délai de deux à quatre ans. On sait que le défrichement participe à
l’élimination des gîtes à tsé-tsé mais des populations très faibles de Glossimzpalpa-
lis, dans des biotopes atypiques (terrains cultivés, parsemés d’arbres ou longés par
une galerie forestière) peuvent être dangereuses pour des groupements
humains 32. I1 n’existe donc pas de corrélation entre le nombre de glossines en un
lieu et le nombre de cas de trypanosomiase humaine ;cette affection peut présën-
ter des reviviscences dans des foyers silencieux depuis de nombreuses années.
(( ))
Cela étant, la maladie peut décimer un peuplement, soit sous sa forme épidé-
mique, soit plus lentement en une trentaine d’années 33 et, encore, atteindre des
zones saines par transmission d e Trymanosomiu gambiense, d’individu à indi-
(< ))
vidu, au cours d e déplacements d e population 34. Bien que les villages kibse
soient généralement situés entre 5 et 10 km de distance des principaux affluents
de la Volta blanche, le peuplement aurait pu être confronté à ce.type d e maladie
plus que les Kurumba, dont l’essentiel des effectifs demeurait concentré au nord-
est, hors du Bassin de la Volta blanche. Cette différenciation nous paraît, cepen-
dant, bien faible pour pouvoir expliquer que la maladie du sommeil aurait
particulièrement affecté le peuplement kibga 35.
Eétude d’une situation d e déséquilibre entre un peuplement et son environ-
nement oblige à envisager, également, les effets d’une possible endémicité
onchocerquienne. La limite nord d e l’onchocercose atteint actuellement 12”40’le
long de la Volta noire (à l’ouest) et de la Volta blanche (région de Kaya). Avec le
développement plus septentrional des galeries forestières, il y a cinq siècles, il est
vraisemblable que les simulies (Sinzuliurtidamnoszcm), dont le comportement est
en bien des points comparable à celui des glossines, aient pu, au moins en saison
des pluies, remonter la vallée d e la Volta blanche jusqu’au parallèle 1436.
Toutefois, il est peu probable que l’onchocercose, dont les effets sont surtout
ressentis par des petits groupes humains dispersés à proximité des gîtes à
simulies 37, ait pu entraver, d’une quelconque faqon, la stabilité du peuplement
kibga aux densités relativement élevées. I1 faut préciser que la condition, pour
32 Une épidémie à Bamako, en 1961, a eu pour origine une concentration de tsé-tsé dans des bosquets de
manguiers plantés en terrain cultiv6.
33 L‘exemple de la tentative de colonisation de la vallée de la Semliki, organisée par l’administration belge
entre 1893 et 1920, prouve qu’en 27 ans, la plupart des colons sont morts ;le reliquat Ctanc hospitalisé.
34 Une seule piqûre de Clossitiapalpalispeut être infectante et déclencher une Cpidémie.
35 L’aristocratie kurumba possedair:une cavalerie qu’il fallait peut-Ctre tenirà distance des foyers de try-
panosomiase. Notons que les premières chefferies nakombse, qui disposaient également d e chevaux, se
sont établies au sud-ouest de l’actuel site de Ouahigouya (Bissiguin, Kuba, Kuri, Rissi, Zemba, Yisigi) e t à
une quarantaine de kilomètres de ce premier groupe, au sud-est (Womsom, Tuguya, Rondologa, Zamdoma,
Ranawa). Tous ces villages sont situCs à 10-15 kilom2tres des principaux axes de drainage. Outre la pré-
sence de u métropoles D kibse en ces lieux, la localisation des chefferies pourrait être mise en relation avec
la présence de Clossitapalpalisdans les galeries forestitres des bas-fonds.
36 L’onchocercose est une filariose transmise par la mouche Sitiiulium dat~msmdont les larves et les
nymphes se développent dans l’eau, lorsque le courant atteint 1 à 2 m3/s. La simulie transmet 2 l’homme
les larves d’un ver parasite Otichocerca aolvtrlr,s qui, dans la peau, produit des microfilaires. Ceux-ci se rCpan-
dent dans les tissus octodermiques et notamment la chambre de l’œil. Si ces microfilaires sont produits en
grand nombre et de façon continue, par les piqûres ripétCes de simulies, des lisions oculaires graves appa-
raissent, conduisant au bout de quelques années à la cécitk.
37 Plus il y a d’habitants, plus le nombre de piqûres infectantes est divisé entre les individus et plus il y a
de chances pour un peuplement de pouvoir résisterà l’endémie. Un peuplement en petites unités dispersées
en brousse ne peut se maintenir ao-delà d’une cinquantaine d’années, les habitants étant devenus aveugles.
Vestiges d’occupation ancienne au Yatenga (Haute-Volta) 95
qu’un peuplement puisse se maintenir de faSon durable dans une aire d’endémi-
cité onchocerquienne, est liée à une répartition continue Ft relativement dense
des unités résidentielles et des lieux d’activité agricole. A cet égard, le mode
d’implantation kibga était favorable au maintien du peuplement ; il n’est guère
possible, par exemple, d’imaginer un repli progressif des habitants des petits vil-
lages situés à la périphérie des aires de peuplement sur les (< métropoles >>, par la
seule présence de simulies 38.
Nous n e pouvons considérer les facteurs sanitaires comme ayant pu être res-
ponsables d’un repli du peuplement car, dans le cas de la trypanosomiase comme
de l’onchocercose, le dépeuplement intervient après une trentaine d’années (50
ans maximum) d e contact avec la maladie. Cette durée est trop courte, compte
tenu d’une permanence de l’habitat, tant dans les petits villages que dans les
(( métropoles )>, de plusieurs siècles (suggérée par ia grosseur des buttes anthro-
piques). Une épidémie de trypanosomiase aurait pu, cependant, provoquer une
forte mortalité dans tous les villages, qu’ils soient petits ou gros.
Une mauvaise pluviosité étalée sur plusieurs annees peut avoir également des
effets directs sur l’abandon de villages connaissant des difficultés d’approvision-
nement en eau ou ayant des récoltes déficitaires. Les habitants se concentrent,
alors, autour des meilleurs puits ou bien, dans le cas de disette prolongée, fuient
la région. Aucune chronique n e permet, cependant, d’affirmer qu’une péjoration
climatique soit venue modifier sensiblement la distribution du peuplement dans
la boucle du Niger, au X I V ~ou mre siècle, mise à part la mention faite d’une famine
à Tombouctou en 1446 [IVIerritt, cité par Schove, 1977 : 411 39. Cependant, on sait
que les puits kibse sont remarquables par leur profondeur [...I ainsi que par leur
grande hauteur d’eau qui reste captée en fin de saison sèche. Ils sont pour la plu-
part implantés dans des zones de cuirasses et argiles latéritiques aquifères en
toute saison. I1 est probable qu’ils ont été creusés alors que le niveau d’étiage de
la nappe était beaucoup plus bas qu’actuellement. Ce sont souvent les meilleurs
puits de village [BURGEN, 1975 : 241.
))
N,.. Les niveaux moyens relevés dans les puits au cours d e la campagne 1974-1975 sont
parmi les plus bas, sinon les plus bas, d e tous ceux qui ont existé depuis la derniere grande
période de sécheresse d u Sahel (celle des années 1913). Ces niveaux constituent donc un
repkre d’extreme étiage n [ibidem: 1J.
(< I1 semble bien que les anciens puits dogon 1...] n’ont p u être menés jusqu’h leur profon-
deur actuelle, compte tenu de la faiblesse des moyens d’exhaure traditionnels, qu’à partir
d e niveaux de nappe encore plus bas n [ibidem : 181.
38 Hervouet [1978 :91 cite de nombreux villages bissa (sud du degrt 12) installts àproximité des gîtes 2 simu-
lies et apparemment prospères à la fin du XU* siècle. Les habitants de ces villages pratiquaient une agriculture
sous a parc n à Faidher&zu/bidg et concentraient leurs activités dans les memes lieux, comme on est en droit de
le penser pour les Kibse. La densité de 35 hab./km2, par terroir, wancte par l’auteur, pour dtfinir un seuil en
dessous duquel la papulation peut &trecondamnée à terme, n’est qu’une proposition valable pour une aire
d’hyperendémie. Rien ne permet de supposer que le Yatenga ait pu se situer dans de telles conditions.
39 Daprb les chroniques arabes, hlerritt signale pour Tombouctou, outre la famine de 1446, de mauvaises
récoltes en 1538et 1587-1588. Les chroniques de Kana, Agadez et du Bomou font ttat de onze années de séche-
resse au milieu du n’lesiècle [Baier, 1976:51. Toutes ces data sont postérieures à la période quinous intéresse.
96 Jean-YvesMarchal
Et si celle-ci a été plus accusée que celles des années 1913 et 1973, il n’y a pas
long à imaginer les effets de ce manque de pluies sur la répartition d e la popula-
tion, à la recherche d’eau et de nourriture.
E n 1914, sur 300 O00 habitants recensés au Yatenga, l’administrateur enregis-
trait la mort d e près de 60000 personnes et le départ momentané d e 100000
autres“. En 1972, << la campagne a vu le déficit vivrier s’accentuer. Parallèlement,
l’exode rural a atteint une importance sans précédent. De nombreuses familles
sont parties et celles qui restent sur place sont privées de bras valides. La situa-
tion paraît catastrophique ... [ORD Yatenga, 19721.
)>
À tout le moins, doit-on considérer que les villages les plus démunis en eau se
seraient vidés de leurs habitants qui auraient décidé de se regrouper dans ceux qui
détenaient les meilleurs puits. Si l’on associe cette considération avec l’implanta-
tion des premières chefferies nakombse, principalement au sud de Ouahigouya et
autour de Basi, à proximité immédiate des << métropoles kibse, bien approvision-
))
nées e n eau, il est possible d’en déduire que d’importants effectifs kibse se
seraient repliés sur ces sites, tandis que d’autres choisissaient de quitter la région,
notamment pour la (< Falaise D. Au moment de l’arrivée des Nakornbse, la popula-
tion kibga aurait donc été concentrée autour des métropoles bénéficiant de
(( ))
puits profonds. Les cavaliers, qui avaient besoin d’un réseau de points d’eau pour
leurs chevaux et leurs gens, se seraient installés d e préférence en ces lieux, suivant
de près les Kurumba, attirés dans les mêmes endroits pour les mêmes raisons 41.
La période d e sécheresse aurait pu précéder de quelques années seulefment
l’arrivée des Nakombse.
I1 est possible que le mythe du Renard de la cosmogonie dogon soit à rapporterà
cette phase de sécheresse qui aurait obligé une partie des Kibse à quitter le Yatenga.
((L’oscillation forte entre les saisons d e pluie e t d e sécheresse forme la base d e la pensée
esthétique d u cultivateur (dogon). Dans l e mythe, cette opposition est réalisée dans l e
conflit entre le dieu d’eau, le Nomma, et le Renard pâle, l’esprit de la sécheresse [Gug- >)
Nous savons que le mythe du Renard, le voleur d e mil >>, a été ce acquis )>
((
lorsque les Dogon vivaient au Yatenga : << Depuis cette époque, le Renard se
trouve comme e n exil dans un monde à part [...I il sera cependant un agent
nécessaire au développemenr de la vie sur terre [...I Le Renard avait inauguré
l’agriculture, mais en semant des graines dérobées (qui n’ont pas germé) [...I I1
faudra purifier le sol desséché pour le rendre à nouveau fécond. Pour réaliser cet
acte cathartique, les hommes sèmeront à leur tour [...I L e Renard quittera alors
les lieux et se réfugiera dans la brousse inculte, son domaine. Mais les hommes le
40 * À la suite d’une saison des pluies très mauvaise en 1913, la récolte [...I
fut très r6duite et amena une
famine intense en août et septembre 1914. Cette famine fit mourir 57626 personnes d’après mes calculs [...I
J’ai pu constater dans les villages de nombreuses cases abandonnees, en ruines, dont tous les habitants sont
morts ou partis dans les cercles du sud, moins éprouvés ... [Tauxier, rapport politique annuel, 1914-19151.
))
41 Immédiatement au sud de Ouahigouya, 44 villages sont actuellement G surimposes x à des sites d‘habitat
kibse. Parmi eux, 34 utilisent encore, peu ou prou, des puits kibse. Parmi ces 34 villages, 14 ont é t i fondes par
les Kurumba et 10 par les Nakombse, dès le siècle. Au sud, autour de Basi, 8 villages ont été fondés sur
des vestiges kibse ;2‘ par les Kurumba et 5 par les Nakombse. Les puits kibse, découverts plus tard, encore en
eau, auraient pu être réalimentés après rehaussement de la nappe, àla suite d’une période pluvieuse.
Vestiges d’occupation ancienne au Yatenga (Haute-Volta) 97
sèche, où les graines ne peuvent germer pourrait être ce (c vieux monde )),situé à
l’est et Bandiagara serait ce monde régénéré, pur, fécond que les Kibse auraient
finalement atteint.
I1 n’est pas besoin d’imaginer un bouleversement total de la vie rurale pour
tenter d’estimer les effets d’une déficience pluviométrique. Des pluies insuffi-
santes ont pour conséquence immédiate d e rendre incertains les bénéfices
d ’ m e culture sur les sols secs et donc de pousser les cultivateurs à rechercher
des sols à bonne rétention d’eau. Plutôt qu’une complète mise en déroute de la
vie agricole, nous pouvons supposer un estompage progressif du peuplement
kibga dans les secteurs les plus secs. Des centres seraient restés actifs parce que
bien pourvus e n puits mais aussi e n terres sablonneuses, tandis que d’autres
auraient été progressivement abandonnés. En période de crise des ressources, il
a souvent été observé que la population se rétracte et que, dans les villages
affectés par l’exode, lorsque la vie swiale et matérielle devient difficile à gérer,
le reliquat de population peut décider tardivement d’abandonner, à son tour, le
site d’habitatQ. .
L e gonflement démographique des quelques villages attractifs aurait pu avoir
pour conséquence, localement, une saturation des espaces cultivables, laquelle
aurait engendré, à son tour, des départs de population. I1 est évident que l’espace
kibga n’était pas << fini u, comme on peut le dire, aujourd’hui, de l’espace rural du
Yatenga mais, compte tenu des obligations de défense, il n’était sans doute pas
possible de cultiver n’importe où, même si le sol présentait loin des villages les
qualités particulièrement recherchées en période d e Sécheresse. L‘abandon lent
(en quelques années) des sites d’habitat aurait permis cette constitution des
filières migratoires dont font état aussi bien les traditions locales que celles
recueillies à Bandiagara.
En minimisant les effets possibles des facteurs sanitaires mais en prenant en
compte des difficultés agraires engendrées par les aléas climatiques, nous venons
de formuler l’hypothèse d’un abandon lent des aires de peuplement kibse, avant
l’arrivée des Nakombse.
Une sécurité de plus en plus précaire aurait pu, aussi, accompagner ce proces-
sus et l’engager, d’une phase de rétraction du peuplement, dans une émigration
vers le refuge formé par le plateau gréseux de Bandiagara.
I1 faut, ici, faire état des razzias songhaï et du desserrement du peuplement
kurumba, qui paraît s’être fondu en un mouvement coalescent avec les abandons
de villages kibse.
Les Tarîkh mentionnent que dès l’avènement de Soni Ali (1464-1465)’ fonda-
teur de l’empire songhaï, et jusqu’à la fin du règne de Daoud (1589)’ les Askia
furent en guerre avec les Mossi ou prétendus tels et, assurément, avec les popula-
42 Un e disengagement w progressif des Kibse semblerait mieux convenir aux termes de la tradition orale
qu’un abandon brutal des villages, comme cela s’est produit en 1914, par exemple. II est souvent men-
tionni qu’une ou plusieurs familles kibse sont restées sur place et ont confi6 l’autel de la terre aux succes-
seurs kurumba ou nakombse.
98 Jean-Yves Marchal
tions habitant les régions au sud de la boucle du Niger43. Outre les raids mossi
mettant au pillage les villes du nord (Sâma, Oualata, 1477 et 1480 ?), les chro-
niques arabes signalent, pour la seconde moitié du siècle, la pénétration des
régions méridionales par les Songhaï :
- 1465 : mise en déroute des Mossi qui se replient ;
- 1467-1468 : expédition songhaï au Hombori ;
- 1470-1472 : incursions songhaï en pays mossi ;
- 1472-1476 : nouvelles expéditions dans la région du Hombori ;
- 1483-1484 : Soni Ali défait les Mossi et les poursuit jusqu’à la limite d e
(<
43 En Afrique, des noms de lieux ou de peuples peuvent être employés dans le langage courant pour dési-
gner simplement la direction qui mZne à ces lieux ou peuples. Ainsi l’appellation de Musi ou hIosi des
Tarîkh peut vouloir désigner le sud de la rtgion des Lacs ou le sud du Gurma, tout comme Ghanata
désigne, dans la tradition orale du Yatenga, tout le nord-ouest de la boucle du Niger : Douentza, Saraftré,
Tombouctou, Oualata, etc. [Tauxier, 1917 : 801 et non l’emplacement de la capitale de l’ancien royaume
))
soninké du Ghana. De même, encore, Kom-Nore (* du côté de l’eau .) désigne pour les gens du Yatenga la
partie du Bani entre San et Mopti mais sert également à désigner la direction du nord-ouest x [Izard, 1970 :
601. On pourrait citer enfin Diamaré (c beaucoup de gens W ) : mot employé pour plusieurs rtgions (y com-
pris au nord-Cameroun) ainsi que blandé qui peut signifier aussi bien l’ouest que l’est selon que l’on s’intt-
resse aux traditions kurumba ou dogon. Encore de nos jours, les paysans du Yatenga désignent les lieux
d’immigration de leurs parents en citant Abidjan, ce qui signifie tr&ssouvent Côte-d’Ivoire, au-delà de la
frontiere.
On peuc donc supposer qu’il ne s’agit pas de Mossi (Nakombse) à,proprement parler, mais de groupes de
guerriers organisés qui pouvaient ne pas relever obligatoirement d’Etats constitués. Les Tarîkh, rédigés aux
X V I ~et X V I I ~siecles, resituent les événements antérieurs dans le contexte de leur époque et désignent
comme étant mossi des populations qui, effectivement, à partir du X V I sitcle,
~ sont passées sous le contrôle
politique des Mossi.
44 Ouahigouya est distant à vol d’oiseau de 155 km de Douenaa, 195 de Hombori, 170 d’Aribinda, 380 de
Tombouctou et 420 de Gao.
Dans le Tarîkh EsSoÛdân, ilest précisé que les guerriers songhaï mettaient sept jours pour franchir 175 km
entre le Niger et le Bani, dans une région markageuse obligeantà de multiples détours [Pageard, 1962 :
761. Des cavaliers peuvent aisément parcourir 200 km dans le meme temps, au Gurma.
45 Les esclaves de case (Zendj) établis dans les villages de culture des populations vassales de l’empire
sont u les restes du butin ramassé dans le pays des Mossi par Mohammed, lorsqu’il les rtduisit en esclavage
aprts les avoir vaincus * [Kodjo, 1976 : 8071. Ces villages de cultures se sont multipliés dans l’empire son-
ghaï, à mesure des campagnes des princes de Gao.
Vestiges d’occupation ancienne au Yatenga (Haute-Volta) 99
46 La tradition nakombga ne fiait pas état de luttes avec les Songhaï. Cependant, Izard [1970 : 2771 men-
tionne que l’abandon des chefferies isolées de Dubare et de Sanga (cf. note 42), crédes par R a w au N-O du
Yatenga, aurait pu Etre provoqud soit par l’ardeur combative des Dogon, soit R sous la pression de la puis-
sance sonraï m.
47 Kurumu, Ktmttiei‘ou Doforo, en langue songhaï ; Kunittmikobe ou Dejtorobe en langue peul. Les Ktiruttibu
parlent (parlaient) le Kui-mje.
48 x Tous les renseignements recueillis sur l’ancien Louroum nous obligentà le situer plus au nord que le
Louroum de nos jours et i y voir un pays assez étendu [Staude, 1961 :2261.
)>
Sur le plan étymologique, on retrouve dans le mot Kurumba la racine Gur, de mEme que dans Gurma,
Gurunsi, Gurmantche. Gur signifierait brousse *, selon Fortes [Sonchamp, 1967 : 531.
<(
Les traditions considèrent que les Gurmantche et les Kurumba sont les anciens maîtres du sol en pays son-
ghaï. Rouch précise que l’on voit toujours << arriver les Kouroumba en pays Djerma, jusqu’aux limites des
terres dont ils se considèrent les maîtres, c’est-à-dire jusqu’à la région de Dosso ; ce qui correspond vraisem-
blablement 2 l’aire ancienne des Kouroumba. Ils viennent d’Aribinda ... [...I Les Songhaï considèrent que la
brousse appartient aux Gurmantche et que la terre appartient aux Kouroumba B [Sonchamp, 1965 :75-76].
100 Jean-Yves Marchal
accéléré ce mouvement mais, cette fois, ce n e sont plus des émigrés que le Yatenga
accueille mais des guerriers kurumba plus ou moins vassaux des Songhaï49.
L‘empire de Gao est un ensemble d e régions habitées par des populations vas-
sales. Au-delà des limites de l’empire, les autres peuples, soit paient tribut aux
Askia, soit sont l’objet de pillages et de déportation pour constituer des villages de
captifs. Dans ce contexte, les Kurumba-Songhaï d’Aribinda ont pu pénétrer pério-
diquement en pays kibga pour le razzier et y établir de petites colonies (comme à
Tugu). Aussi est-il difficile d e se rallier aux exposés qui présentent les Kurumba
comme étant des cultivateurs libres, cohabitant pacifiquement avec les Dogon, en
un contact prolongé [Dieterlen, 1940 : 1821.
<(Ceux-ci ont vécu au Yatenga avant l’arrivée des Kouroumba et certains d’entre eux y sont
restés avec les envahisseurs. I1 y a donc eu [...I cohabitation et interpénétration des deux
éléments et il est possible d e relever des analogies dans leurs rites et leurs croyances,
notamment en ce qui concerne l’âme, la force vitale conférée à chaque être et le génie de
l’eau x [Griaule et Dieterlen, 1942 : 91.
qu’ils honorent le génie des eaux, que ce sont les prêtres de la terre [Staude in
Sonchamp, 1967 : 651, qu’ils sont appelés les sorciers du mil qu’ils détiennent
(< )),
<< l’âme du mil [Rouch in Sonchamp : 751, qu’ils <( connaissaient le travail du fer
>)
Les Nioniose sont aux Kurumba ce que les Kurumba sont aux Nakombse ;
c’est-à-dire des autochtones assimilés, à qui le nouveau pouvoir a confié le
(< ))
49 La province du Kurumeï songhaï disparaît en 1690, avec la fondation dans la région de Dori de I’Cmirat
peul du Liptako, relevant de l’&tac de Sokoto.
50 Le cheval blanc esc l’insigne du chef. Lui seul a le droit d’en posséder. Les Konfe ont le cheval, I’ins-
trument de guerre n [Staude, 1961 : 2131.
51 Nioniose ne doit pas itre confondu avec Ninisi qui, pour les gens du Yatenga, désigne spécifiquement les
Samo.
52 a Les Sawadugu sont rkpartis dans de nombreuses agglomérations : Aribinda (Karo), Belehede, Dala,
Ouroundou, Filio, Tigné, Mengao, Tolou (Toulfe), Souli, Mimoundouré, dans le cercle de Dori ; Burum,
Bon, Barga, Pina, Surunga, dans le cercle de Kaya s [Dieteden, 1940 : 1841.
Vestiges d’occupation ancienne au Yatenga (Haute-Volta) 1O1
culte de la terre, séparant ainsi le religieux du politique. Les Nioniose des villages
kurumba du Lurum, de Titao et du Yatenga central sont très vraisemblablement
des kibse, soit assimilés sur place, soit encore déportés dans d’autres villages pour
y exercer le métier de la forge ou celui du culte.
Les Kurumba que les Nakombse rencontrent dans le bassin amont de la Volta
blanche, à la fin du xv siècle, ne sont pas des cultivateurs pacifiques cohabitant
avec les Kibse ; ils sont en train d e prendre la place des Kibse attirés sans doute
par la technicité du fer et les puits profonds de ces derniers (conjoncture de
sécheresse), aidés dans leur stratégie par les raids songhaï qui s’exercent sur une
population déjà contractée et crispée autour de ses points d’eau.
Dans un tel contexte, les Nakombse n’ont fait qu’apporter une contribution
finale au démantèlement de la société kibga encore établie au Yatenga et déjà for-
tement entamée ou complètement assimilée au nord-est, au Lurum.
La politique kurumba d’assimilation des Kibse expliquerait leur coopération à
la mise en place du réseau de chefferies nakombse ; usurpant dans la majorité des
villages les autels de la terre. En se faisant valoir << premiers occupants ils pren- )),
53 Les villages kurumba établis immédiatement au nord de Ouahigouya resteront indépendants jusqu’à la
fin du X\’III~siècle. Ce n’est qu’à ce moment qu’ils seront inquiétés par l’extension des commandements
nakombse,en m h e temps qu’ils seront assaillis par les Peul, au nord. Pendant trois siècles, il semble donc
qu’il y ait eu entre les Nakombse et les Komfe une réelle cohabitation (le terme paraît ici approprié).
Notons que les Songhaï ont pu aussi, très tôt, s’intégrer au royaume du Yatenga, assumant les fonctions de
teinturiers (Marince).
Les exemples donnés par les traditions de Tugu et de Bugure (deux des trois plus puissantes chefferies de
terre kurumba) sont significatifs de cette entente scellée aux dépens des Kibse.
Les forgerons kibse de Tugu sont décimés par Naba \.\“mtanago, à la fin du X V siècle, ~ alors que des
Kuruniba venus d’hribinda contrôlent déjà le village. Ces Kurumba ne reçoivent un chef mossi qu’à la fin du
W I Isiècle
~ et acceptent alors la chefferie de la terre. Pour se conformer à cette nouvelle fonction, ils inven-
tent une légende qui ne peut cacher la vérité :leur ancetre est sorti de terre à Tugu (indication manifeste de
la prééminence de l’occupation) mais en poussant de la tete une meule de pierre auprès de laquelle se
trouve une femme (d’autres occupants, donc !). Aussi préfère-t-il se renfoncer sous terre et ressortir un peu
plus loin car, dit-il, cette femme risquerait bien de raconter un jour que c’est elle qui m’a déterré B.
%
villageois de porter les scarifications pour être reconnus Mossi, c’est-à-dire sujets
des Nakombse [Tiendrebeogo, 1963 : 111.
Vestiges d’occupation ancienne au Yatenga (Haute-Volta) 103
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((
Cet article est le premier d’une série d e publications sur I’Aribinda, petite
région jusqu’alors délaissée, entre le Yatenga, à l’ouest, et 1’Oudalan à l’est, qui,
eux, avaient suscité l’intérêt de nombreux chercheurs et de vastes programmes.
Révéler la richesse méconnue des vestiges archéologiques de I’Aribinda est
l’une des motivations de cet article. L’autre est << de mettre à contribution l’his-
toire pour évaluer le poids du passé et, corrélativement, la liberté des acteurs dans
la recherche de solutions à une situation de précarité >>.
Ainsi le texte présenté ici constitua, véritablement, le soubassement sur lequel
se construisit la réflexion commune d’une géographe et d’un anthropologue pour
comprendre les problèmes d’un présent difficile, marqué par des déficits pluvio-
métriques répétés.
Aujourd’hui, avec le recul que donne le temps et dans une perspective compa-
rable, une réflexion peut être développée sur la composition de la géopolitique
avec les contraintes du milieu qui préside à tout établissement humain.
Aucune donnée précise sur la chronologie climatique des derniers siècles ne
peut être avancée pour la région sahélienne qui nous intéresse. Mais les travaux
sur le bassin du Tchad 2, et sur la forêt de la zone intertropicale 3 et plus particu-
lièrement au Cameroun 4 e t au Ghana 5 montrent d’intenses fluctuations clima-
tiques durant les cinq derniers siècles, enregistrées dans les sédiments lacustres.
Et l’on a tout lieu de penser que cette région du Sahel n’a pu demeurer à l’écart
des mécanismes climatiques qui opèrentà l’échelle de la planète.
Une lecture nouvelle peut être faite des conditions politiques et environnemen-
tales qui se sont conjuguées aux différentes périodes pour déterminer l’établissement
des groupes humains en Aribinda. Un scénario plausible peut ainsi être avancé :
a) À la période la plus ancienne, celle des premières gens >>, l’occupation la plus
((
plus lâche se retrouve jusque dans l’extrême Nord, permis par une pluviométrie
sensiblement plus élevée qu’aujourd’hui.
b) Une chefferie songhaï s’installe à Zaran et sur toute la région nord jusqu’à
Soum. Cette première vague migratoire songhaï s’ébranle des rives du Niger,
après la fondation de la dynastie des Askya e n 1493. Elle est constituée de
Sohancé, animistes en rupture avec l’islamisation prônée par 1’Askya Mohammed.
Leur migration par étapes les amène à Zaran au moment où une pluviométrie
favorable correspondant peut-être au Petit Âge Glaciaire leur permet de s’établir
et de cultiver jusque dans l’extrême Nord d e la région alors que le Sud est tou-
jours occupé par un peuplement dense de premières gens.
c) Des Songhaï dits Mammar Hama, partis du fleuve Niger durant le XVIF
siècle, et venus aussi par étapes, s’installent sur le premier cordon dunaire autour
de Wilao et s’insèrent entre la chefferie de Zaran au Nord et les Premières gens
qui ont reflué vers le Sud mais qui tiennent toujours le site d’Aribinda. C’est à
Wilao, autour de 1800, qu’arrivent Daogo et les Mossi de Boulsa.
d) Peu de temps après, dans le premier quart du X I X ~siècle, le site de Wilao
est abandonné par les Mammar Hama qui viennent s’installer en compagnie des
Mossi sur le site actuel d’Aribinda. Ce mouvement correspond indubitablement à
un affaiblissement des premières gens qui doivent composer avec les autres
groupes arrivés après eux. Mais une détérioration climatique peut avoir eu lieu
dans le premier quart du X I X ~siècle puisque c’est à ce moment que disparaît la
chefferie de Zaran et que s’arrête l’occupation permanente de l’extrême Nord.
À partir de 1850 6, la culture reprend sur le premier cordon dunaire. Cette
reprise s’accélère entre 1870 et 1900 et atteint le deuxième cordon dunaire où
sont remis en culture des terrains abandonnés par la chefferie de Zaran un demi-
siècle plus tôt. Cette recolonisation du Nord obéit à des impératifs géostraté-
giques, et les nouveaux villages constituent une ligne de défense avancée pour
faire face à la menace touareg du moment. Mais ce mouvement impulsé par
Hama Tafa 7 qui dirige Aribinda de 1870 à 1900 rencontre probablement aussi des
conditions naturelles locales favorables. Pendant ces trente années, Aribinda ne
connut ni invasion acridienne, ni épidémie, ni crise climatique majeure. Ce qui
contraste avec ce qui se passe partout en Afrique de l’Ouest durant la période.
6 Duprt? G. et Guillaud D., L‘agriculture de I’Aribinda (Burkina Faso) de 1875 à 1983 :les dimensions
du changement, Paris, Cahien ORSTOH,sirie Scietices hmaities, 1988, 26 (3) :313-326.
Guillaud D., Coinhe dr, tid. U ~système
I agropastoral et) Aribitida (Burkitia Faso), Paris, ORSTOM, À travers
champs, 1993,40 fig., 321 p.
7 Dupré G., n Hama Tafa, un grand homme dans l’histoire de I’Aribinda )),25 p., in Chajzgetnetits arc Saje/,
Paris, Karthala, à paraître.
Archéologie et tradition orale
Contribution à l’histoire des espaces du pays d’Aribinda,
province de Soum, Burkina Faso
Georges Dupré *, Dominique Guillaud **
* Sociologue à I’ORSTOhl.
** Géographe à I’ORSTOM
Mais nous entendons que cette incursion hors de nos disciplines serve aux
recherches que nous menons sur le pays d’Aribinda. Aussi l’inventaire provisoire
que nous dressons ne se résout pas en une accumulation de descriptions, mais est
soumis aux perspectives et aux questions qui sont les nôtres.
Les recherches que nous menons visent à décrire et à appréhender les modali-
tés de l’occupation et de l’utilisation de l’espace et à apprécier leur évolution. Ce
travail sur une région de taille réduite devrait apporter sa contribution à une
meilleure connaissance des problèmes qui se posent au Sahel aujourd’hui. L e
point d e départ d e notre recherche est donc dans l’actuel, dans la situation de
1’Aribinda aujourd’hui, parfois dramatique comme le fut la saison agricole 1983-
1984. C’est de là que partent nos questions. Les réponses, elles, sont recherchées
partout où elles peuvent être trouvées, non seulement dans la situation actuelle,
mais aussi dans le passé, là où cette situation s’enracine.
Une partie importante de nos recherches vise ainsi à produire une histoire
d’Aribinda afin de comprendre comment les différents groupes se sont installés et
se sont agencés les uns avec les autres et comment, aussi, ils se sont distribués
dans l’espace. Notre entreprise n’est cependant que partiellement une histoire du
peuplement. Elle s’en distingue par le rapport privilégié qu’elle a avec l’espace.
L‘espace qui n’est généralement, et dans le meilleur des cas, que le cadre de I’his-
toire, est devenu pour nous l’objet même de l’histoire. Ce qui nous importe n’est
pas seulement de savoir quels peuples se sont succédé dans le pays d’Aribinda,
mais aussi et surtout comment chacun d’eux s’est approprié l’espace. Cela
consiste à identifier pour chaque occupation l’utilisation des ressources du milieu
pour s’alimenter, se protéger et s’établir. Mais il n e suffit pas qu’il y ait eu, à une
époque donnée, des sables propices à la culture, des points d’eau et des mon-
tagnes protectrices, encore faut-il qu’un certain nombre de conditions géopoli-
tiques aient été réunies. Par exemple, si Aribinda a longtemps vécu sur un terroir
exigu, cela tient à la rencontre sur un espace limité de ressources essentielles,
mais également à des conditions sociales et politiques aussi bien locales que
régionales.
Lorsqu’Aribinda, à une époque récente, sort de cet espace, ce qu’il faut invo-
quer pour en rendre compte, ce sont peut-être des ressources devenues insuffi-
santes du fait de l’appauvrissement du milieu etlou de l’augmentation de la
population. Mais toute l’explication ne peut pas résider là. I1 faut, dans le même
temps, examiner quels ont pu être les changements politiques dans la région et
ceux qui ont pu survenir dans la chefferie d’Aribinda.
C e que nous essayons d e faire à travers cet inventaire, c’est de saisir pour
chaque période une certaine rationalité à l’œuvre dans l’espace. Cela nous amè-
nera à identifier les multiples facteurs et à avancer des hypothèses sur la façon
toujours complexe dont ils ont pu s’agencer dans la constitution des espaces.
Cette recherche des scénarios possibles sera conduite à l’aide de l’archéologie et
de la tradition orale. La confrontation de ces deux domaines a commencé sur le
terrain où des informateurs nous conduisirent sur les lieux qui avaient été impor-
tants dans l’histoire de leur lignage. C’est ainsi que les Werem nous firent visiter
Wilao et que les Zareye nous guidèrent à Zaran et à Zaran Kipsi.
Deux remarques de précaution doivent être faites :
110 Georges Dupré, Dominique Guillaud
Notre travail ne remplace pas celui d’un archéologue. Nos observations ont été
le plus souvent faites au gré de déplacements qui avaient d’autres buts et n’ont
pas été, de ce fait, systématiques. Même lorsqu’elles se sont efforcées de l’être,
comme ce fut le cas pour les sites des environs immédiats d’Aribinda, elles n’ont
ni la minutie, ni la précision requises.
Nous utilisons l’expression consacrée de tradition orale au sens premier d’in-
formation donnée oralement, et cela quelle que soit la forme sous laquelle elle
nous a été donnée. I1 devra être entendu que cette utilisation ne préjuge en rien
de la nature du système social auquel nous avons affaire, et en particulier que
nous nous garderons bien de le qualifier de traditionnel.
Dans l’histoire des espaces que nous construisons, I’Aribinda actuel n’est que
le dernier épisode. E t la situation dans cette petite région peut être éclairée par ce
qui s’y est passé autrefois. Qu’il y ait une dégradation croissante du milieu est cer-
tain, mais il est bien difficile de l’attribuer à une fatalité climatique. Le climat a
évolué probablement dans le sens d’une détérioration, comme en témoignent,
dans la période récente, la baisse de la nappe phréatique ou l’assèchement des
puits anciens. Mais il est bien difficile de démêler dans cette évolution ce qui
tient à des conditions c( naturelles et ce qui est imputable aux peuples qui se
))
Faidder-bia était plus économique que ceux qui l’ont suivi ou précédé. Ainsi, la plu-
part des piémonts des cuirasses qui portent les restes des villages de la chefferie de
Zaran sont dégradés à un point tel qu’ils ne peuvent plus porter de cultures. Des
lieux donnés comme terrains de culture, comme Irkoy Faba, ne portent plus que
des sols gravillonnaires stériles. Cette constatation de la dégradation des sols’consé-
cutive à une occupation ancienne, a été déjà faite au Yatenga par le géographe J.-Y.
Marcha1 et en Oudalan par le botaniste M. Grouzis (information orale).
Dans quelques cas de l’histoire récente, la vitesse de dégradation des sols peut
être mesurée. I1a suffi, par exemple, de quelques décennies pour détruire, par une
culture extensive, la quasi-totalité des sols sableux de piémont autour de Brigtoega.
Ce que l’histoire de 1’Aribinda indique aussi, ce sont des gestions anciennes de
l’eau très différentes de celle qui prévaut aujourd’hui. Les nombreux ouvrages, bar-
rages, retenues, puits abandonnés aujourd’hui, ou tout juste utilisés, ont été
construits par des sociétés que nous avons tout lieu de nous représenter comme peu
différentes de celles qui existent dans I’Aribinda aujourd’hui. Cette constatation
n’est pas indifférente à un moment où, dans ce domaine, les populations locales
apparaissent plus que jamais dépendantes des technologies venues de l’extérieur.
Ainsi, ce que nous proposons, c’est moins d e saisir I’Aribinda comme le résul-
tat d’une histoire inéluctable mais plutôt de mettre à contribution l’histoire pour
évaluer le poids du passé et, corrélativement, la liberté des acteurs dans la
recherche de solutions à une situation d e précarité.
Archéologie et tradition orale du pays d’Aribinda (Burkina Faso) 111
les montagnes étaient molles, les hommes ont laissé ces dessins sur le rocher. b)
Les tertres anthropiques trouvent place dans un discours du même ordre, qui
fait intervenir le temps figé d’avant l’histoire : <( Les premières gens, un jour, ont
dû quitter la région. Mais afin que toutes les tombes de leurs ancêtres restent bien
visibles après leur départ, ils ont apporté de la terre et ont érigé de grandes buttes
pour montrer que là étaient leurs morts. ))
Ce n’est qu’à Oursi qu’une version plus précise nous a été fournie : c( Là où
l’on trouve des anciennes traces d’habitation, c’est la place des premières gens. Ils
enterraient leurs morts dans des poteries, creusaient des puits et fondaient le
métal. Ils sont partis avant que nos ancêtres (les Songhaï) ne viennent. C’était au
temps d’une grande famine : ils cassaient les calebasses pour en manger la pulpe,
consommaient les feuilles des arbres et faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour
trouver de quoi se nourrir.))
définis en bloc comme ceux qui vivaient là avant que n e commence l’histoire du
peuplement actuel.
Dans la littérature qui concerne l’Afrique de l’Ouest en général [Mauny, 19611
et Aribinda en particulier [Rouch, 19611, c’est l’expression gens d’avant x qui est
<(
Les gravures
Les gravures signalées par Rouch et Urvoy concernent quelques collines des
environs immédiats d’Aribinda. En fait, il suffit de parcourir la zone des granites
alcalins cernant la bourgade (fig. 1) pour saisir leur extension. Dans cette zone, par-
tout où le granite s’organise en reliefs et en chaos et où le site est propice à l’éta-
blissement humain (disponibilité en eau et en terrains de culture), ces gravures
sont présentes : elles se chiffrent par centaines, simplement après une première
inspection des sites, Le support de ces gravures est toujours le même : Ia présence
de plages d’une texture particulière du granite, très grenu en surface, annonce
presque immanquablement un site où on les rencontre.
I1 est probable que les graveurs recherchaient ces surfaces où la dissolution des
Cléments du granite autres que le quartz a abouti à cette altération superficielle
dont l’abrasion est aisée. La régularité des surfaces propices à la gravure ne se prête
pas à un jeu sur les aspérités pour donner du relief aux représentations comme c’est
le cas pour beaucoup d’ceuvres préhistoriques européennes. Par contre, les graveurs
ont utilisé l’hétérogénéité de la roche. Cela est particulièrement frappant à Kuru où
deux filons de roche différente ont été utilisés pour délimiter des ensembles de gra-
vures. Un filon près de Kuru 12 sert à délimiter un ensemble de cavaliers pêle-
mêle ; à Kuru 9, un filon comparable reçoit une composition symétrique résultant
de l’opposition de deux files de chevaux. En dehors du granite, quand il présente
une texture particulière et des filons qui l’entaillent, nulle autre roche n’est utiIisée
comme support ;la latérite elle-même ne se prête pas du tout à la gravure.
I1 est aussi probable, l’érosion mécanique prenant le relais de l’altération chi-
mique des granites, qu’un grand nombre de gravures aient déjà disparu, comme
en témoignent d e nombreuses figurations interrompues par l’enlèvement d e
grandes plaques de desquamation du rocher. Sur ce granite d’altération plus
récente, aucune gravure n’a été retrouvée.
Enfin, certaines gravures sont recouvertes d’une patine orangée ou noire, pro-
bablement liée à l’humidité, et qui n’affecte que les plages grenues de la roche.
Les seules gravures comparables à celles d’Aribinda sont celles d e Kourki, au
Niger [Rouch, 1949 et 19.531 et celles d e Pobé Mengao (province du Yatenga,
département de Titao), liées également à des affleurements de granite. Sur ces
deux sites, le thème du cavalier semble aussi largement dominant.
La localisation
Les gravures ne se trouvent que rarement sur les points culminants. La scène
de chasse de Kiring (fig. Sa) et le cavalier au sommet de Wondo sont des excep-
tions remarquables. Le sommet de Nyuni (Nyuni 2) comporte des traces d e gra-
vures mal visibles.
Les gravures sont souvent localisées à la périphérie des zones d’habitations qui
occupent les replats du rocher. Les vestiges situés à l’est de Kuru, entourés d e
toutes parts de gravures, sont de ce point de vue très caractéristiques.
La proximité des réservoirs naturels est aussi une localisation fréquente. Le
cas le plus spectaculaire est celui du grand réservoir de Pem Pella, mais il faut
signaler les réservoirs de Taani, de Wumisiri, de Kiba, Nyuni 1 et Nyuni 3. À Kuru
11 et 12, on observe deux zones de gravures sur la paroi rocheuse qui limite deux
114 Georges Dupré, Dominique Guillaud
i
e
a : Kuru 2 (100) ; b : Dikokation 3 (20x80) ; c : Limpela 1(120) ; d : Kuru 4 (80 pour l'ensemble) ; e :
Wondo (15 et IO) ; f : Butondya (20) ; g : Pem Pella (300 de longueur) ; h : Limpela 2 (110 de lon-
gueur) ; i : Limpela 2 (20 et 20).
Archéologie et tradition orale du pays d’Aribinda (Burkina Faso) 115
takha. Ces replats, occupés aujourd’hui par la végétation, sont des dépressions
rocheuses comblées par des colluvions qui pouvaient être soit des réservoirs, soit
des endroits où l’on creusait des puisards en saison sèche. Cette localisation des
gravures près des réservoirs, si elle apparaît fréquente, n’est pas systématique.
Les abords du très vaste bassin de Wasabilé et de celui qui lui est voisin au nord
n’ont aucune gravure. I1 en va de même pour les réservoirs de Pagha. De même
les vastes réservoirs de Wilao n’ont pas ou peu de gravures sur leurs bords.
Le contact avec la plaine sableuse est une localisation très fréquente, que les
gravures soient sur la paroi rocheuse ou sur les blocs du bas de pente, ou qu’elles
soient sur des blocs isolés dans la plaine.
Dans cette dernière disposition, nous signalerons les gravures de Garasso 3
près du parc de vaccination, la suite d’autruches de Dikokation 3 et la scène de
chasse avec I’éléphant de Wondo, ainsi que beaucoup de panneaux de Wondo et
d e Kiring. Pour les montagnes proches d’Aribinda il paraît exister une corrélation
entre les gravures de bas de pente et les zones de tertres.
Les cavernes pourraient être une autre localisation des gravures. La seule
caverne que nous ayons visitée à Wondo présentait des gravures. C’est un
domaine à explorer.
.. .
a : Limpela 2 (400 de longueur) ; b : Wondo (170 de longueur) ; c : Kiring (100 pour toute I?compo-
sition en hauteur) ; d :Wongo (80 de hauteur pour toute la composition).
Archéologie et tradition orale du pays d‘Aribinda (Burkina Faso) 117
a : Kiring (60) ; b : Wondo (90 de longueur) ; c : Wondo (50) ; d : Dikokation 4 (70) ; e : Dikokation 8
(80 de longueur) ; f : Kiring (30).
Archéologie et tradition orale du pays d’Aribinda (Burkina Faso) 119
Meules fixes
Creusées à même le rocher, les meules fixes se rencontrent généralement par
groupes allant de deux à plus de cent sur un même site. Ces meules de forme
ovale atteignent 30 cm de longueur et sont quelquefois profondes de 15 cm, voire
plus. L‘étroitesse de ces meules laisse supposer que l’outil qui a servi à les creuser
devait être d e taille très réduite, ce qui revient à dire, comme le souligne Prost
[1971 : 431, que le broyage ne pouvait s’y effectuer qu’à l’aide d’une seule main,
ce qui contredit les utilisations usuelles de la meule, telles qu’on peut les obser-
ver actuellement dans d’autres régions. Par ailleurs, si l’on trouve parfois de
petites boules de pierre polie, en roche dure, que 1,011 peut, avec beaucoup de
réserves, nommer << pierres à moudre )),les associer aux meules creusées dans le
rocher en font un instrument de broyage remarquablement malcommode. I1 s’ap-
plique à des denrées comme le tabac ou les feuilles à sauce, mais un tel outil ne
semble guère utilisable pour écraser de grandes quantités de cércales. Enfin, c’est
la conformation même de ces meules qui est surprenante : on comprend mal la
nécessité d e les surcreuser à un point tel que le fond de la meule ne permette
guère une bonne pr6hension d e l’outil de broyage.
Peut-on associer à ce premier type de meules les empreintes à peine mar-
(< ))
quées sur la roche par une abrasion superficielle du granite, et qui présentent un
aspect totalement lisse et brillant ? On congoit plus facilement que ces surfaces
planes ou légèrement concaves aient pu servir à moudre des céréales, mais il ne
semble pas qu’il y ait liaison d’une forme à l’autre, autrement dit que le second
type de meules ne soit que l’ébauche du premier. Si cela était le cas, nous aurions
rencontré des meules à différents stades de creusement.
Meules mobiles
Elles se présentent sous la forme de blocs de granite profondément creusés sur
leur plus grande face, et atteignent des dimensions de plus ou moins 30 cm x
30 cm x 60 cm. On les rencontre sur les anciens sites d’habitat (Wondo, Kiring,
Suba, Sangu, etc.) et au sommet des tertres anthropiques et, fait nouveau, elles
sont récupérées et rapportées comme mortiers dans les habitations afin d’y broyer
le quartz aurifère : en 1983-1984, la (< ruée sur l’or >), motivée par la sécheresse et
la nécessité d e se procurer de quoi s’acheter des vivres, a abouti à l’exploration
systématique par les habitants des sites des environs d’hribinda pour y prélever
ces meules.
que de telles meules ne se fabriquent plus dans la région, et que l’on se contente
de récupérer celles qui parsèment les sites anciens, sans chercher à en creuser de
nouvelles. Leur seul usage courant actuel est le concassage du quartz pour en
extraire la poudre d’or. O n peut peut-être garder ce fait en mémoire lorsqu’on
examine certains sites anciens particulièrement riches e n meules, et frénétique-
ment pillés depuis la découverte d e gisements d’or à proximité d’Aribinda,
comme Anomé Pella, la << montagne aux meules n, à deux kilomètres à l’est de
Brigtoéga. Cette hypothèse d’une utilisation ancienne pour le concassage du
quartz aurifère n’est donc pas totalement absurde.
Pour ce qui est des céréales, le pilage du mil dans des mortiers en bois est par-
tout pratiqué dans la région, et il s’agit d’une technique assez ancienne pour effa-
cer des mémoires toute utilisation antérieure éventuelle des meules à cette même
fin. Mais la présence de meules fixes e n très grand nombre sur les rochers proches
du village actuel pose le problème de leur utilisation, ou réutilisation, par les Son-
ghaï. Si à Wilao, un d e leurs premiers établissements, les meules fixes (ainsi
d’ailleurs que les gravures) sont e n très petit nombre, par contre, les meules
étaient réutilisées ne fût-ce qu’en période d e disette par les habitants actuels, car
elles permettaient d e conserver la balle du grain avec la farine.
Outre les utilisateurs, c’est l’utilisation des meules qui, elle aussi, pose pro-
blème. Elle semble être le fait aujourd’hui d e populations particulières : Dogon,
Lobi, Kasséna, et aussi quelques régions du Mossi. Dans tous les cas, les meules
utilisées sont des plaques d e pierre ovales d e 10 cm à 15 cm d’épaisseur, encas-
trées dans un massif d’argile ;l’dément manuel permet d e broyer le grain à l’aide
des deux mains, et I’épaisseur de la pierre ne permet jamais d’obtenir des cavités
aussi profondes que celles que l’on observe sur certaines meules à Aribinda. Peut-
être dans ce cas, et si ces cavités ont bien servi à <( traiter le grain, faut-il parler
))
de mortiers plutôt que d e meules, d’autant plus que l’outil adéquat n’est pas
identifié. Enfin, la densité des meules fixes sur un même site est parfois telle
<( ))
Leur extension
I1 s’agit, dans tout le nord du Burkina, de vestiges apparemment courants que
l’on rencontre très au nord jusqu’à Soum, vers l’est assez loin sur la route de Dori
et à Déou, et que l’on va retrouver jusqu’à Kaya au sud et à l’ouest jusque dans le
Yatenga. Marcha1 E19781 les a cartographiés ainsi que d’autres vestiges dans cette
dernière région, et conclut à des traces d e peuplement Dogon ancien.
Leur situation
Dans l’Aribinda, ces tertres anthropiques semblent répondre à des types de
localisation bien précis :
- On peut les associer d’une part aux points d’eau. On les retrouve dans la
région concentrés d e manière préférentielle aux abords des mares (fig. 1) :
Bukuma Kwèyre, Kinda Takha, la mare d e Wumisiri ; on trouve e n outre une
chcentration de ces tertres à l’est de la mare de Soum et sur la rive est de la mare
d e Boukouma.
- Ils sont associés aux zones de sable, ce qui est flagrant pour Aribinda, Soum
et Déou ; ils sont présents à Wilao et Pem, près des massifs granitiques, mais aussi
non loin du trou d’eau P de Garasso et de Tin Kargo. On les rencontre au sud,
(<
comme vers Brigtoéga, où ils sont localisés sur les interfluves recouverts d’un fin
voile éolien plus ou moins en voie de disparition. L‘inspection d e la photographie
aérienne sur la zone sud (cordon de Gasseliki) a permis de mettre en Cvidence la
présence d e tertres en très grand nombre sur le cordon dunaire, à proximité des
confluences du réseau hydrographique qui entaille ces formations sableuses
(Djika). Un autre type de localisation est lié aux ensembles de cuirasses (Boureli)
à I’épicentre desquelles convergent plusieurs bras du réseau hydrographique pour
donner naissance à une mare.
fragments d’os >>... Mais les premières gens ne sont pas partis de la veille, et il
apparaît que ces tertres ont été très tôt récupérés comme lieux de sépulture par
les Songhaï : témoin parmi bien d’autres, le cimetière des membres d e la famille
princière au pied de Sola, établi au milieu d’une concentration de tertres. Les
corps placés dans des poteries funéraires étaient enfouis dans des lieux épargnés
par la culture, et généralement situés en surplomb des champs.
Pour nous, les tertres semblent bien, comme pour hdarchal dans le Yatenga,
marquer l’emplacement d’un habitat ancien. Mais contrairement à cet auteur, qui
précise que les jarres funéraires mises à jour par le ruissellement sont soit dis-
(<
persées dans l’intervalle sableux qui sépare les buttes, soit groupées en “champs
d’urnes’’ [...I à plusieurs centaines d e mètres de l’aire occupée par les buttes s
k978 : 4541, nous n’avons pas été e n mesure d e déceler la présence de sépul-
tures anciennes que nous ayons pu associer à ces tertres. Pour notre part, si nous
avons bien repéré des poteries funéraires, elles étaient enfouies dans les maté-
riaux des tertres ou à leur proximité, et il s’agissait toujours, dans les limites de
ce que nous avons pu observer, d e sépultures liées au peuplement actuel, ou
attribuées au peuplement subactuel, en l’occurrence aux Tiron (cf. infra).
Le parc à faidherbia
I1 peut sembler curieux qu’un élément végétal soit répertorié comme
<(vestige >>, mais ce parc apporte d’importants indices pouvant servir à appréhen-
der le genre de vie qui était celui des premières gens. La présence d’un parc à
Faidherbia albida témoigne de rapports particuliers à l’espace, et nous pouvons
émettre quelques hypothèses, dérivées de la littérature, sur l’ensemble des fac-
teurs socio-politiques qui président à son élaboration.
C’est à Aribinda même que l’on rencontre les lambeaux les plus importants de
ce parc à Faidherbia. Les arbres situés aux abords de la mare de Bukuma Kwèyre
(fig. 1) ont jusqu’à une quinzaine de mètres de hauteur et un diamètre approchant
deux mètres dans leur partie la plus large. Ces vieux individus, au tronc creusé par
l’âge et mutilé par le prélèvement d’écorce (servant aux préparations médici-
nales), se constituent en parc au semis lâche dans une zone bien délimitée. On
retrouve d’autres Faidherbia autour des massifs, eux aussi apparemment âgés,
mais qui ne se présentent nulle part comme un véritable parc. Plus au nord, à
Arba-Debéré, on rencontre également une manière de parc clairsemé. Au sud,
vers Brigtoéga, l’existence de vieux Faidherbia aujourd’hui disparus à proximité
des bas-fonds nous a été signalée par les paysans. Enfin, la rive est de la mare de
Boukouma porte encore quelques-uns d e ces arbres.
Un parc hérité
C e parc à Faiddedia est un Clément construit du paysage. Pour qu’il y ait
arbre, il faut que les agriculteurs taillent et protègent le buisson, d’autant plus vul-
nérable que son cycle végétatif inversé le pourvoit de feuilles et de gousses en
saison sèche, au moment où la recherche de pâturage et de matière verte pose
problème pour le bétail.
Archéologie et tradition orale du pays d’Aribinda (Burkina Faso) 123
Aribinda, ainsi que quelques sites proches qui peuvent lui être associés
(Wilao-Pem), offre la conjonction de ces trois conditions premières à l’établisse-
ment humain : refuge, eau, terres de culture. C’est à ces potentialités qui y coïn-
cident qu’il faut attribuer la grande diversité des vestiges anciens ou plus récents
qui s’y côtoient. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faille sous-estimer I’im-
portance d’autres sites comme Wondo, Kiba ou Kiring : ces sites sont en effet de
la plus grande richesse en gravures et en aménagements de toutes sortes ; une
description plus détaillée d e ces ensembles, très tôt occupés par les Songhaï
venus par la suite, est fournie i.fra (Wilao et Kiba).
plafond de la salle à 5 ou 6 m au-dessus de l’eau [ibidem: 421. Tous ces puits pré-
)>
sentent sur leurs parois des cannelures. Nous ne nous prononcerons pas sur leur
origine, mais pour Prost, on ne peut, semble-t-il, pas les attribuer à l’usure des
<(
cordes, car l’outre éloigne la corde de la paroi, et la coutume est de disposer des
madriers au-dessus de l’orifice des puits pour empêcher le récipient d’être dégradé
par les chocs et frottements contre les parois >> [ibidem].La position d e ces puits
dans le vallon est remarquable. Ils n’ont pas été forés, dit Prost, au point le plus
(<
bas de la déclivité, mais une dizaine d e mètres plus haut >> [ibidem].Rien ne
prouve qu’une situation plus basse aurait été plus favorable à l’alimentation en eau
des puits. Le stockage de l’eau sous la cuirasse latéritique est en rapport avec le
pseudo-karst auquel elle donne lieu. I1 est lié à la lithomarge à la base de la cui-
rasse compacte. Aussi la situation de ces puits est-elle peut-être tout simplement
en rapport avec la configuration de la lithomarge. De toute façon, un fait paraît
Archéologie et tradition orale du pays d’Aribinda (Burkina Faso) 125
indiscutable, les puits se trouvent dans une situation protégée puisqu’ils sont à
l’intérieur d’une enceinte qu’on peut suivre sur l’ensemble du site.
Pour accéder aux puits en venant de Diamon, on doit franchir, à l’endroit où le
lit du ruisseau temporaire sort du plateau pour déboucher dans la plaine, un amas
de blocs de latérite qui barre la vallée sur toute sa largeur. Cet amas, qui peut
atteindre 1,5 m de haut, est interrompu par un chemin pour piéton ; il est large-
ment déblayé de part et d’autre du ruisseau. On peut s’interroger sur la nature de
cet ouvrage et la première idée est de le considérer comme une retenue pour
conserver l’eau pendant le début de la saison sèche. Cette hypothèse est plausible
car les vestiges de telles retenues sont nombreux dans la région. On peut en
observer près de Dalla, à Badini Pella, à Wondo, à Kiba, et probablement aussi
près de Zaran Kipsi. Mais si le regard s’élève sur le plateau de part et d’autre de la
vallée qui l’entaille, on s’aperçoit que l’ouvrage qui barre la vallée est dans le pro-
longement de murs qui, sur le plateau, constituent une véritable enceinte. Que
cet ouvrage ait retenu ou non de l’eau apparaît alors secondaire. La prise en consi-
dération de l’ensemble du site montre clairement que les puits sont situés à l’inté-
rieur d’un système défensif constitué par une enceinte de grande extension.
L‘enceinte
C’est sur le plateau, au sud des puits, que les vestiges du mur d’enceinte sont
les plus importants. Dans le prolongement de l’ouvrage de la vallée, le mur barre le
plateau du nord au sud, d’une falaise à l’autre, sur une longueur d’environ 600 m.
Ensuite, épousant les contours de la falaise méridionale, il peut être suivi sur
900 m. Dans la partie nord du plateau, le mur peut être observé sur la presque tota-
lité de la falaise dont il suit les contours au plus près. Un autre mur traverse de part
en part le plateau du nord. L‘état de conservation du mur est variable. Dans la par-
tie sud, il est le mieux conservé ; d’une hauteur de 1 m environ, il n’a que quelques
brèches. Ailleurs, et tout spécialement le long du rebord septentrional qui regarde
Diamon, ce ne sont que des vestiges qui sont visibles, réduits quelquefois aux fon-
dations. D’une largeur allant de 60 cm à 80 cm, ce mur est constitué par un double
parement de blocs de latérite. C’est dans le mur transversal nord que l’on peut
apprécier le mieux la technique de construction. Là, une termitière de grande
taille semble avoir étayé le mur, lui évitant de s’ébouler. I1 atteint à cet endroit, sur
deux à trois mètres de longueur, une hauteur d e 1’5 m à 1’7 m. En suivant les lits
de pierre, on s’aperçoit que d’un lit à l’autre les joints ne sont pas systématique-
ment coupés. Ainsi, au nord, le mur se présente comme des piles de blocs juxtapo-
sées, alors que dans la partie gauche l’alternance des joints est relativement
régulière. I1 ne semble pas, dans ces conditions, que l’agencement seul des blocs
ait pu assurer la solidité du mur et il y a tout lieu de penser qu’il ne s’agissait pas
d’une construction en pierres sèches. I1 est probable que le mur de pierres devait
être l’âme d’un mur beaucoup plus épais en terre. Ce matériau palliait les imper-
fections du mur de pierres sans pouvoir lui assurer une grande pérennité.
Les constructions
Sur le plateau, les vestiges de constructions sont nombreux. D’une faqon générale
ils paraissent localisés sur les bords de la cuirasse près de la falaise. La dépression
126 Georges Dupr6, Dominique Guillaud
Le lignage Zareye
En menant de façon systématique une enquête sur le peuplement, nous
avons rencontré le lignage Zareye dispersé depuis l’abandon de Zaran, qui reven-
diqua l’ensemble des vestiges de Zaran. Tous les Zareye rencontrés dans le pays
Archéologie et tradition orale du pays d‘Aribinda (Burkina Faso) 127
d’Aribinda et dans le Djelgodji disent être venus là où ils se trouvent après que
Zaran eut été abandonné. Leurs récits concernent l’origine et la fin d e Zaran.
L‘origine de Zaran
Gao est donné comme le point de départ des Zareye qui fondèrent Zaran. Les
informations se présentent de la manière suivante : Avant d’être à Zaran, les
((
Zareye étaient à Gao. Dans ce contexte pauvre et peu précis, Gao ne désigne
))
L‘intérêt de ces récits est de pouvoir se raccorderà des épisodes précis de l’his-
toire de l’empire songhay. La ville de Tendirma est abondamment citée par le
Tarîkh El-Fettach ; on connaît les circonstances de sa création et les événements
qui provoquèrent sa décadence. L‘existence de Tendirma est précisément repé-
rable dans le temps : elle coïncide avec la prospérité de l’empire de Gao sous les
Askya. E n 1493, le gouverneur de Hombori prend le pouvoir sous le nom d’Askya
Mohammed. Peu d e temps après, en 1496 ou 1497 selon les traducteurs du
Tarîkh, ou de 1495 à 1497 pour Pageard [1962 : 1041, la ville de Tendirma est édi-
fiée sur l’ordre de I’Askya pour être la capitale du Kourmina. Vers 1588, une
guerre civile oppose 1’Askya Ishâq II i3 son généralissime. Ce dernier fut défait et
avec lui le Kourmina qui avait pris son parti. Selon Kati [1981 : 2581, cette guerre
civile marque la fin de Tendirma dont la noblesse fut décimée.
Les événements invoqués par ces récits pour évoquer le départ de Tendirma
- le meurtre d’un chef par le fils de sa sœur - sont relatés au-delà de I’Aribinda et
se raccordent aussi à l’histoire songhaï. Larve [1952] en a recueilli une version
dans le nord du Dendi. Rouch 11953 : 1871 en donne une autre version recueillie à
Wanzerbé. Boubou Hama [1974 : 1491 livre un récit tout à fait comparable et l’at-
tribue à (< la tradition des Songhaï du sud >).
Par ce récit la tradition orale relate à sa fa9on [Rouch, i6idem ; Boubou Hama,
ibidem] la fin de la dynastie des Sonni et le début d e celle des Askya avec I’avène-
ment de 1’Askya Mohammed en 1493.
Ainsi le récit que nous ont donné les Zareye traite comme s’ils étaient contem-
porains deux événements qui se sont produits à des dates différentes, l’avène-
ment de 1’Askya Mohammed en 1493 et le début de la décadence de Tendirma
e n 1588. Cela rend difficile Ia datation du départ d e Tendirma. Si nous n e consi-
dérons que l’histoire de Tendirma, nous pouvons penser que la guerre civile de
1588 a provoqué le départ des habitants de cette ville et que les Zareye qui en
sont issus n’ont pu créer Zaran, au plus tôt, qu’à la fin du XVF siècle ou au tout
début du XVII~. Si au contraire nous nous fondons sur le début d e la dynastie des
Askya, le départ des Zareye des rives du Niger peut être envisagé beaucoup plus
tôt, dès les débuts de la ville de Tendirma (1495-1497).
128 Georges Dupré, Dominique Guillaud
L‘hypothese dogon
L‘origine de Zaran est l’occasion d’évoquer l’hypothèse d’un peuplement
dogon ancien dans la région. Questionnés directement, la plupart des informa-
teurs disent qu’ils ignorent tout sur ce sujet. Les seuls Dogon qu’ils connaissent
sont ceux qui viennent chaque saison sèche à Aribinda pour y faire des briques.
La seule trace de Dogon attestée dans l’histoire est l’installation du lignage Duna
venu de Mondor0 à Aribinda au début du X I X ~siècle,
Nous ne pouvons cependant pas passer sous silence les informations plus rares
qui lient le vestiges de Zaran à la présence ancienne des Dogon. Un informateur
d’Aribinda attribue les puits et les habitations de Zaran à ces derniers. Mais ce
sont là, selon lui, les seuls vestiges de la région qui leur soient attribuables. Prost,
l’inventeur des puits de Gweyila, écrit :
<( L’origine des puits n’est pas connue. Toutes les traditions locales affirment qu’ils exis-
taient déjà lorsque se sont installés là les Foulsé qui n’ont fait que les réutiliser. Les mêmes
traditions attribuent leur construction aux Kibsi, anciens habitants de la région, ancêtres
actuels des Dogon... [1971 :421.
))
Les informations les plus détaillées sur ce sujet émanent d’un mémoire de
l’ENA de Ouagadougou. Malgré le ton péremptoire de l’auteur qui vise à établir
un ordre d e succession clair et net des peuples dans le pays d’Aribinda, malgré
aussi l’origine inconnue de ses sources (probablement la région de Sikiré), nous
citerons cet auteur dont nous avons eu l’occasion d’apprécier dans d’autres
domaines la richesse des informations. (c Toutes les versions orales concordent
pour reconnaître que les Dogon étaient les premiers habitants de la région ... )>
[Ylla, 1975 : 81. Selon cet auteur, Zaran, qu’il appelle Zareye, aurait été un village
conquis par les Songhaï sur les Dogon. Selon lui, Daogo, prince de Boulsa venu à
Aribinda, << se révéla un grand guerrier au cours des batailles avec les Dogon
rebelles qui n’avaient pas donné leur dernier mot ... [ibidena: 91.
))
modeste par rapport à celle des puits attribués aux Dogon dans le Yatenga, qui
peut dépasser 60 m, suffisent-ils à attribuer les puits d e Zaran aux Dogon ? Nous
ne le pensons pas.
Les Dogon étaient réputés comme puisatiers et comme forgerons. Aussi la
coexistence de vieux puits et de traces de métallurgie ancienne qui se réalise en
deux endroits de la région serait peut-être un argument plus solide :
- tout près d e Dalla Pella un grand trou résultant de l’effondrement d’un
ancien puits porte le nom de Arba bilé, c’est-à-dire (c trou des forgerons >> ;
- près de Soum (cf. infra), un ancien puits cuvelé se situe tout près de nom-
breux restes de métallurgie.
Que conclure ? La question demeure posée.
Archéologie et tradition orale du pays d’Aribinda (Burkina Faso) 129
Nous ne nous étendrons pas ici sur ce récit qui, avec d’autres récits compa-
rables livrés par d’autres lignages, relève plus d’un discours sur la nature du poli-
tique que d’un savoir srtictement historique.
Dans I’état actuel de traitement de nos informations, il ne nous est pas pos-
sible d’avancer une date pour la fin de Zaran. Certains informateurs disent que
lorsque les premiers Songhaï s’installent à Wilao, Zaran est encore occupé, pour
d’autres, au contraire, Zaran està ce moment-là déjà abandonné.
Zaran est ainsi mentionné dans une liste avec cinq autres points d’eau sur la
nature desquels les informateurs ne savent rien. S’agit-il de puits, de bas-fonds où
l’on creuse des puisards en saison sèche, de mares permanentes ou non ? Remar-
quons cependant que dans la zone où ces points d’eau sont localisés, les granites
sont absents et qu’il ne peut donc s’agir de réservoirs naturels, si nombreux dans
les environs d’Aribinda.
130 Georges Dupré, Dominique Guillaud
Zaran Kipsi
La montagne de Zaran Kipsi, point culminant de la région (441 m) est revendi-
quée aussi par le lignage Zareye comme un d e ses villages. C’était un petit
((
Zaran habité par la sœur du chef de Zaran Après abandon de ce lieu, ils conser-
)).
vèrent longtemps l’habitude d’y retourner chaque année pour célébrer la Tabaski,
dont le nom kz~nimjiékipsifut attaché au sommet. Le seul vestige qu’on peut
observer au sommet de Zaran Kipsi est un alignement de blocs d e 4 m à 5 m de
long. Cependant, du sommet, on observe au nord-est des traces de terrasses de
Archéologie et tradition orale du pays d’Aribinda (Burkina Faso) 131
culture, quelques buttes anthropiques. Au sud, un mur en V pourrait avoir été une
retenue. E n gravissant la montagne par le sud-est en venant de Tounté, nous
avons observé ce qui pourrait être une petite retenue comblée par le ruisselle-
ment. Par ailleurs, un replat à mi-pente comporte plusieurs tombes avec poteries
funéraires, une base circulaire de grenier ainsi que les fondations d’une petite
construction rectangulaire (1,sm x 2 m).
Manaboulé
Ce site est donné comme un des points d’eau des Zareye, le plateau latéri-
tique au sud-est du campement porte un certain nombre de vestiges, bases de
greniers, tombes avec poteries funéraires à fleur de sol, amas de blocs sans strut-
ture apparente. Un complexe d’habitation rectangulaire a retenu notre attention.
De taille plus réduite que ceux que nous avons observés sur le plateau de Zaran,
il nous paraît tout à fait comparable par son plan. Le long, et de part et d’autre de
la piste, à 800 m environ au sud du campement, se trouve une zone de tertres. Ces
tertres où de nombreuses poteries funéraires sont apparentes diffèrent de ceux de
la région d’Aribinda par la présence de blocs qui les délimitent.
Les sites
Peu d’endroits aptes à un établissement ont été laissés vacants sur tous ces
sites. I1 est évidemment difficile de faire la part entre les ruines songhaï et celles
que 1espoté”zbd ont éventuellement pu laisser. La superposition ou la juxtaposi-
tion de ces occupations ne peuvent être mises en évidence que par une analyse
très détaillée des plans d’habitat et des vestiges rencontrés. Toujours est-il qu’on
se trouve ici en présence d’un type de construction radicalement différent de
Archéologie et tradition orale du pays d’Aribinda (Burkina Faso) 133
ceux que l’on peut observerà Zaran ou à Kiba, où l’établissement sur un site plus
ouvert nécessitait des aménagements défensifs sous la forme de murs ou de véri-
tables murailles. Sur ces nouveaux sites, de Wilao à Nyuni, l’habitat s’est implanté
en hauteur, au milieu des chaos, utilisant au mieux les aptitudes défensives des
massifs : on trouve très peu de traces d’aménagements véritables, tout au plus des
portions d e murs barrant un accès, ou quelques retenues d’eau. Les ruines que
l’on rencontre sont avant tout celles de bâtiments, comme l’indiquent leur forme
circulaire ou quadrangulaire et leur taille réduite.
L’habitat actuel, tel qu’on peut l’observer sur les quelques établissements
encore en place sur les reliefs, diffère sans doute assez peu de ce qu’il a pu être au
temps d e ces hameaux perchés : maisons rondes et rectangulaires d e pierre
cimentée par l’akoru, argile blanche ou noire servant à faire des briques. Parfois,
les briques seules prennent à mi-hauteur le relais des pierres, mais la base des
maisons est presque toujours formée par les plus gros blocs, ce qui explique que la
structure des constructions ait, sur la plupart des sites, ét6 bien conservée ;elle est
souvent ennoyée dans les blocs et les débris des murs abattus. Les habitations
rectangulaires actuelles sont couvertes d’un toit plat, construit sur une charpente
de branchages entrecroisés, recouverts d’argile. Les habitations circulaires sont
construites à l’image des greniers, rondes er coiffées d’un toit conique de paille e t
d e branchages.
Ces considérations architecturales sont nécessaires lorsqu’on aborde un site :
dans certains cas, on peut trouver une grande quantité de terre argileuse ennoyant
la pierraille ; dans d’autres, on ne trouvera qu’un champ de blocs sur le rocher.
Les différences peuvent, bien sûr, s’expliquer par la plus ou moins grande fraî-
cheur des vestiges, ou par leur fragilité, mais aussi par un mode de construction
différent ou une vocation particulière des édifices ;aujourd’hui, la plupart des gre-
niers sont bâtis en terre, et leur démantèlement ne laisse aucune trace. L’absence
d e vestiges de construction ne signifie pas obligatoirement absence d’occupation.
Wilao
Site parmi tant d’autres dans une région où chaque montagne peut livrer les
traces des peuples qui l’habitèrent, Wilao n’est cependant pas un site comme les
autres.
Lorsque nos informateurs nous parlèrent d e l’arrivée de leurs ancêtres à proxi-
mité d’tiribinda, Wilao nous fut désigné comme le lieu où après les (< tâtonne-
ments 5) dans l’espace de Bukré et d e Kiba, les Songhaï, qui avaient quitté
Tendirma, s’installèrent vraiment. Dans ce contexte, Wilao fait figure de premier
établissement stable dans la région. Par la suite, nous fimes des visites non seule-
ment à Wilao, mais aussi à Garasso, à Barapella, à Wondo et à Kiring. Lorsque
nous avons interrogé les informateurs sur tous ces sites, ils nous dirent que les
Maega les avaient occupés en même temps que Wilao et que s’ils ne nous en
avaient pas parlé avant, c’étyit simplement parce que Wilao et tous les autres sites
((c’était la même chose >>. Evidemment, l’omission était de taille car l’occupation
de ces sites, si elle a été effectivement contemporaine de celle de Wilao, permet
de supposer une population nombreuse et sans rapport avec celle qui a pu occu-
per le seul site de Wilao. Mais dans l’esprit des informateurs, Wilao résume en
134 Georges Dupré, Dominique Guillaud
quelque sorte à lui seul tous les autres sites voisins occupés durant la même
période. Et la visite que nous y fîmes e n leur compagnie nous permit de com-
prendre la place particulière qu’ils faisaient dans leur histoire à la montagne de
Wilao. Ils prirent soin d e nous indiquer que les gravures de chevaux et de cava-
liers, peu nombreuses, dont on rencontre deux ensembles au sud et à l’ouest de la
montagne, étaient I’œuvre des flotésaniba et qu’il en allait de même pour les nom-
breux tertres qui occupent la plaine au nord-ouest. Ces réserves faites, tous les
autres vestiges étaient (< leur village et c’est effectivement comme chez eux
)),
qu’ils allaient et venaient à travers les ruines, et nous indiquaient l’usage des lieux
comme s’ils venaient de les quitter la veille.
Comment rendre compte de la place particulière de Wilao parmi les sites com-
parables occupés simultanément par les Maega d e l’époque ? Les tombes d e
Daogo et de Sarkion, deux cercles de pierres dressées au pied de la montagne, en
commémorant l’alliance des premiers arrivants songhaï et des Mossi tard venus,
confèrent sans aucun doute un caractère historique à Wilao. I1 y a tout lieu de pen-
ser, aussi, que ces tombes n’ont pas été placées n’importe où et qu’elles indiquent
peut-être que Wilao était le siège d e la chefferie qui étendait son pouvoir sur
Garasso, Barapella, Wondo et Kiring. Un autre fait apparaît certain : quelle que
soit la date que l’on attribue à son abandon, Wilao a continué à être fréquenté,
avec probablement des interruptions, par ceux qui venaient depuis Aribinda y
cultiver. Et cela à la différence d e Wondo et de Kiring où les cultures n’ont été
reprises qu’à une date récente.
Les nombreuses références que la tradition orale fait à la montagne de Wilao
et qui la représentent autant comme un moment que comme un lieu de l’histoire,
ne sont pas étrangères à ce que le site naturel a de remarquable. Du point le plus
élevé du chaos rocheux, que les informateurs nous désignèrent comme le poste de
guet, l’œil embrasse l’espace fort loin dans toutes les directions. D e toutes parts,
le rocher est entouré de dépôts sableux propices à la culture. Autre ressource
offerte par les lieux, des réservoirs naturels entaillent de part en part la plate-
forme rocheuse située au sud de la montagne. Les deux réservoirs du sud sont
aménagés par deux petites retenues afin d’en accroître le volume. De part et
d’autre de ces réservoirs, des amas de blocs circulaires de petite taille occupent le
plateau rocheux. L e troisième réservoir très profond s’étend au nord-ouest jusqu’à
la retombée du relief. Les chaos ménagent des cavernes et abris qui ont été occu-
pés, comme en témoigne la densité des tessons qu’on y trouve. La plus grande
caverne nous fut désignée comme I’argongo, vestibule >) des Werem, pièce à
((
Comme Wilao, Garasso, Bara Pella et aussi Pem Pella portent des gravures.
Mais comme nous l’avons déjà signalé, nos informateurs attribuèrent ces gravures
ainsi que les nombreux tertres aux poté samba. Si, comme à Aribinda même, les
Songhaï ont habit6 des sites occupés avant eux par lespotésumba, les informateurs
prennent bien soin de distinguer les vestiges attribués aux uns et aux autres. En
particulier, nos guides nous firent visiter au nord de Wilao le cimetière des Werem
marqué par quelques blocs de latérite où des poteries funéraires étaient visibles.
Kiring et Wondo
Les deux massifs de Kiring et de Wondo situés à environ cinq kilomètres au
nord-ouest d’Aribinda sont constitués par de très nombreux affleurements de gra-
nite disséminés sur de vastes surfaces. Nous n’y avons fait que quelques brèves
visites, trop brèves et en tout cas sans rapport avec l’ampleur et la richesse des
vestiges qu’on y rencontre. Ce sont probablement les massifs où les gravures sont
les plus nombreuses ; on peut les évaluer par milliers. Par ailleurs, c’est à Kiring et
Wondo que se trouve la plus grande diversité d e vestiges de construction, aména-
gements de pentes, retenues, habitations. De nombreuses cavernes sont à explo-
rer dans les chaos.
À Kiring, nous n’avons visité que l’ensemble rocheux le plus élevé. À mi-pente
se trouve, débouchant sur une plate-forme, un abri de petite dimension où des
cupules sont visibles sur un bloc. Au sommet, dans une situation de guet (si l’on se
réfère à ce qui nous a été dità Wilao), un rocher paraît avoir été usé par frottement.
À proximité, la paroi presque verticale d’un bloc porte une scène de chasse (fig.
Sa). Au pied de ce relief, on peut observer de nombreux panneaux de gravures qui
fourmillent de cavaliers et dont beaucoup représentent aussi des scènes de chasse.
Par ailleurs, des vestiges de murs et d’habitations circulaires, des meules et des tes-
sons sont observables un peu partout entre les affleurements rocheux.
À Wondo, le flanc ouest du chaos le plus élevé comporte de nombreux aména-
gements. II s’agit de murets délimitant des terrasses, d’empilements de pierres
destinés à faciliter la circulation entre les blocs ou à asseoir des constructions. Vers
le bas de la pente, les terrasses pourraient avoir porté des cultures. C’est l’en-
semble d’habitations le plus important dans un tel site. Un habitat comparable ne
se rencontre que dans la partie nord-ouest d e Wilao mais avec une ampleur
moindre et dans un site beaucoup moins escarpé. De nombreuses cavernes sont
ménagées entre les blocs du chaos rocheux. Dans la seule d’entre elles que nous
ayons visitée, le sol était jonché de tessons et une paroi portait des gravures où
nous avons identifié une tortue. Au sommet, e t en même situation qu’à Kiring, un
bloc comporte une gravure de cavalier. Au pied du chaos principal se trouvent de
nombreux affleurements entre lesquels l’érosion a délimité de larges couloirs (3 m
à 4 m). Sur leurs parois on observe de nombreuses scènes de chasse de taille limi-
tée ou, au contraire, de vastes ensembles comme à Kiring. Sur un bloc isolé nous
avons pu observer une scène d e chasse avec la seule représentation d’éléphant
qui soit certaine (fig. 4b). En contrebas d’un plateau rocheux portant de nom-
breux vestiges de constructions circulaires se trouve une retenue longue d’une
dizaine de mètres.
136 Georges Dupré, Dominique Guillaud
Kiba
La colline de Kiba est prolongée vers le nord par celles de Diamkolga et de
Bamguel, les seules qui soient encore habitées. La colline de Kiba, longue de plus
de deux kilomètres, est intéressante à la fois par les traces qu’y ont laissé les poté
saniba et par des vestiges de construction qui sont, dans l’état de nos connais-
sances, difficiles à attribuer à l’une ou l’autre des occupations que nous avons
identifiées dans la région. Nous nous bornerons dans ce qui suità signaler les ves-
tiges qui nous ont paru singulariser ce site par rapport aux autres.
E n longeant la colline par son flanc est, à partir du village de Kiba, on ren-
contre de nombreuses gravures de chevaux et d e cavaliers dont certaines ont
une facture comparable à celles de Djamkolga. La paroi de ce qui devait être
autrefois un réservoir et dans le comblement duquel les villageois font des pui-
sards porte une série de chevaux. E n continuant vers le nord, la roche présente
sur une vaste surface (500 mz) un entrelacs d e lignes gravées dont il est difficile
d’apprécier la configuration d’ensemble et qui n e peut pas être imputé à un
phénomène érosif. D’une part, les lignes qui se recoupent sont orientées dans
toutes les directions et pas seulement selon la ligne de plus grande pente ;
d’autre part, un certain nombre d’entre elles se terminent par des formes
presque circulaires.
L e rebord de la falaise qui domine la très grande retenue comporte une série
de signes en crochet qu’il est difficile d’interpréter.
(( ))
quelques indications. La devise des Werem (ex. Maega) ne comporte aucune réfé-
rence à Kiba. Par contre, celle des Maega d’origine mossi cite Kiba deux fois :
N Satigu domdéjKiba dotndé, I W a doizd4 Bukt5 domaé, Diamkolga domdé,.. k
(( Lion d e Sangu, Lion de Kiba, egal au lion, Lion de Bukurt, Lion de Diamkolga ... ))
L‘évitement d‘Aribinda
À l’examen des sites occupés par les Songhaï avant que le premier quartier
d’Aribinda ne soit fondé, on peut s’interroger sur ce qui les a conduits à contour-
ner les montagnes du sud (Wasa, Butondya, Kuru ...) pendant près d’un siècle
avant de s’établir à leur épicentre. Cette trajectoire pose en effet deux problèmes.
cendre sur terre. C’est en entendant un jour les tambours et les flûtes des Songhaï
arrivés à Aribinda que les Tiron sont allés voir qui étaient ces nouveaux venus.
Cette prétention d’antériorité, affirmée par ce récit d’autochtone, est pourtant
remise en cause dans le discours officiel des Songhaï : aucun être humain n e peut
descendre du ciel, même avec une chaîne, et les Tiron n’auraient été que
quelques migrants tardifs venus du Yatenga, surpris et capturés par les Songhaï.
Mais il est aisé pour ceux qui tiennent ce discours de projeter dans le passé la
situation qui est actuellement celle des Tiron : ceux qui sont peu nombreux
aujourd’hui n’étaient qu’une poignée quand ils sont arrivés sur Wasa, car <( Dieu a
voulu qu’ils ne soient jamais nombreux >>. C e lignage, à propos duquel tous - hor-
mis eux-mêmes - sont étonnamment silencieux, s’attribue pourtant les énormes
vestiges de construction que l’on rencontre sur Wasa, et qui ne sont d’ailleurs
nulle part revendiqués dans le discours historique ou les itinéraires spatiaux des
groupes qui sont à la base du peuplement actuel. Bien plus, les paysans n e font
aucune difficulté pour reconnaître que les meules et les tombes que l’on ren-
contre dans les environs de Wasa sont celles des Tiron, puisqu’ils sont les pre- ((
Cette devise, qui pourrait se lire comme une dispersion géographique, énu-
mère curieusement toutes les montagnes où ne siègent, aux dires des Songhaï,
que les Domfé femelles.
Archéologie et tradition orale du pays d’Aribinda (Burkina Faso) 139
Le problème de Dalla
Si la tradition orale ne traite que de manière anecdotique et jamais spontanée
de cette occupation première par les Tiron du site d’Aribinda, elle ne fait, par
contre, aucun mystère de ce qui, plus à l’ouest cette fois, a arrêté la migration son-
ghaï : à une dizaine de kilomètres au nord-ouest d’Aribinda, un groupe songhaï ori-
ginaire de Kiel (c’est-à-dire Filyo, dans le Djelgodji), était à ce moment-12 établi
sur un site comparable à celui d’hribinda, au pied d’un dôme de granite de grande
taille. Les vestiges que l’on trouve à cet endroit comportent des structures d’habi-
tation en blocs de granite réparties sur le piémont sud et sud-ouest de la montagne
Dalla. Peu après la création de ce premier village, une rivalité intestine pour le
pouvoir provoque le départ d’une partie du groupe qui s’établit à trois kilomètres
au sud-ouest, en bordure d’un massif de schistes : Badini, ses hommes et ses cap-
tifs bâtissent, sur ce replat rocheux dominant le glacis de quelques mètres et
adossé à la montagne, toute une série de constructions dont le plan est encore très
nettement visible : plans rectangulaires et circulaires, pierres dressées en cercles,
ensemble de loges carrées. Les matériaux sont ceux trouvés sur place, schistes et
blocs de latérite. Le village comportait au nord un réservoir d’eau aménagé par
l’édification d’un énorme remblai barrant une ravine. L’histoire de ces deux éta-
blissements est bien connue : Dalla apparaît comme l’implantation la plus orientale
de la chefferie songhaï de Filyo, elle-même issue de celle de Banh Kani (voir à ce
propos Zaran). Si pendant u n certain temps la cohabitation avec Aribinda semble
se dérouler sans problème, un conflit éclate à propos d’un? alliance entre le village
de Badini et les Songhaï alors établis sur Sola et Nyuni. A la suite d’une bataille,
Dalla est soumis et ses habitants sont déportés à Aribinda. La durée de vie de ces
établissements apparaît comme relativement courte : une à deux générations dans
la généalogie des Dallyo, les chefs de Dalla. Le village actuel, bâti à côté d’une
mare peuplée de crocodiles, n’a été fondé qu’au début du siècle par les descen-
dants de ces songhaï déportés revenus sur leurs terres.
L‘histoire de Dalla présente elle aussi des incertitudes. Selon les versions, tan-
tôt il est fait mention d’un personnage << trouvé sur place par les Songhaï, tantôt
))
leur succession ou leur contemporanéité. Dans cette mesure, il est évident que
pour ce qui est des traces laissées par les pottfsamba, leur succession ou leur
connexion relève presque uniquement de l’archéologie et notre contribution n e
peut que se formuler sous forme d’hypothèses ; nous nous attacherons par contre
à mettre en relief les mouvements qui affectent les groupes humains depuis les
temps de la chefferie de Zaran jusqu’à la constitution de la bourgade actuelle, afin
d’établir l’ordre et la logique de succession des ensembles de vestiges dans l’espace.
Nous avons évoqué plus haut la difficulté à dater le départ des Zareye des
bords du Niger. Le problème se pose de la même faGon pour les Maega de Wilao
et les Kundaba de Béléhédé qui donnent des récits très comparables à celui des
Zareye. Cependant les Zareye, contrairement aux deux autres groupes, sont venus
directement à Zaran. Leur arrivée est sans conteste antérieure à celle des Maega
et des Kundaba e t peut être estimée sans garantie au début du XVII~ siècle.
La période d’arrivée des Maega à Bukré n’est pas encore établie. Toujours est-
il que leurs pérégrinations sur l’espace de la région font penser à un évitement d e
la zone sud.
La << guerre contre les Dogon dont parle Ylla [1975] ou la << présence dogon )>
))
Nous renvoyons infr. pour tout ce qui a trait à ces strates de peuplement anté-
rieur et à ieur organisation sociopolitique supposée, où nous verrons que ces poté
saniba pouvaient fort bien constituer un groupe bien plus structuré et puissant
que l’image qu’en donnent les Songhaï à leur arrivée. Toujours est-il que quand
ces derniers parviennent dans la région, ils trouvent au moins sur place les Tiron.
Nous pouvons penser que la chefferie de Zaran, qui a précédé dans le temps la
venue des Maega, était contemporaine de ces potésambu. Le site d’Aribinda n’était
guère sous la dépendance de Zaran, ni d’ailleurs sous celle de Banh Kani, dont l’ex-
tension la plus orientale est le village de Dalla : ces deux ensembles pourtant puis-
sants voient leur territoire s’interrompre sur l’ouest et le nord de l’espace d’Aribinda.
Nous avons peu d’informations sur la contemporanéité de Zaran et de Wilao.
Leur cohabitation apparaît comme probable dans la mesure où certains témoi-
gnages la confirment. Par ailleurs, il n’y a pas eu intersection des espaces respecti-
vement occupés.
La datation à partir du Yatenga permet de situer après 1780 l’arrivée des
Kurumba à Tolu. Ceux-ci nous confirment que les Songhaï sont à ce moment-là à
Wilao, mais cette information elle-même est ambiguë : e n hivernage, c’est-à-dire
au moment où les Kurumba sont arrivés, les Songhaï étaient de toute manière
présents à Wilao où ils continuaient de cultiver, et cela bien qu’ils fussent déjà
établis sur Nyuni.
L‘arrivée des Mossi marque un changement : les Songhaï, qui se cantonnaient
à quelques collines du nord (Nyuni, Sola, Dikokation, Limpela), descendent alors
en plaine, sur le site actuel du village. Cet abandon des sites-refuges traduit un
changement qui ne s’explique guère par le facteur sécurité : on a tout lieu d e pen-
ser qu’à ce moment-là, Mossi et éleveurs étaient par leurs razzias tout aussi pré-
sents qu’auparavant, ce qu’atteste bien l’implantation du village bâti sur un
Archéologie et tradition orale du pays d‘Aribinda (Burkina Faso) 141
piémont et qui reste malgré tout proche des montagnes sur lesquelles la fuite est
toujours possible. On peut évidemment concevoir cette descente e n plaine
comme une conséquence démographique de l’apport de migrants et de la crois-
sance naturelle ; la sécurité s’établit alors par le nombre. On peut également pen-
ser, mais c’est une hypothèse que rien ne confirme, que les conditions internes
qui régnaient alors dans la zone s’étaient modifiées : le problème d e la disparition
des pote‘ samba resurgit avec cette appropriation soudaine et totale de la zone par
les Songhaï.
Ce que l’on peut dire sur le climat au temps des poté samba
Avant de parler de détérioration climatique pour la période qui va des temps
reculés des poté s a d a jusqu’à nos jours, nous allons tenter d’établir ce que les
vestiges rencontrés et les témoignages que nous avons obtenus nous apportent sur
ce point.
Les thèmes représentés sur les gravures nous fournissent peu d’informations
sur un hypothétique changement climatique : si certains animaux sont aujour-
d’hui rarissimes, la faune actuelle, ou du moins celle que l’on chassait encore il y a
une trentaine d’années, n’est pas fondamentalement différente de celle qui a
servi de cible aux anciens chasseurs (sauf contresens dans la lecture des gravures).
I1 y a quelques années encore, les éléphants qui aujourd’hui ne parviennent qu’à
Soum, s’aventuraient jusqu’à Wondo, e t cela ne fait pas si longtemps que l’on
abattait des lions au nord de Zaran.
Ce premier point ne nous permet évidemment pas de percevoir cette évolution
de manière très fine. Par contre, la localisation des tertres anthropiques autour de
dépressions qui, aujourd’hui, sont à sec une bonne partie de l’année et que l’on
peut concevoir comme d’anciens points d’eau, voire d’anciennes retenues (Kinda
Takha, Bukuma Kwèyre ou la mare de Wumisiri), amène à traiter d’un point fonda-
mental pour ce qui est de l’espace de ces premières gens : l’abaissement de la
142 Georges Dupré, Dominique Guillaud
nappe phréatique peut être soupçonné à cette simple constatation qu’appuient les
localisations encore plus marginales comme celles des tertres d e la zone nord
(Manaboulé) qui n’offrent aujourd’hui guère d e ressources en eau en saison sèche.
De même, un repérage des anciens puits amènerait probablement à la même
conclusion. Cet abaissement d e la nappe se confirme à la lumière des témoignages
plus récents : au moment de sa création, l’un des quartiers d’Aribinda (Silmamassi)
était situé à proximité de sources pérennes qui, aujourd’hui, sont taries. La plaine
de Daya, réduite à une cure salée, portait il y a trente ans à peine des jardins de
calebasses, de maïs et de coton. Les témoignages de ce genre abondent sur la
période récente, où cette détérioration des conditions qui prévalent à l’agriculture
s’est évidemment accélérée. Mais on peut penser que cette détérioration ne
remonte pas simplement à une crise climatique (compliquée d e dégradations
d’origine anthropique) localisée aux décennies récentes. Sans être en mesure de
déterminer à quel facteur elle peut être attribuée, la disparition des poté samba
nous pose le problème de l’événement qui a pu être à son origine ; et au même
titre qu’une guerre, qu’une épidémie ou que d’autres facteurs peut-être, la séche-
resse mérite ici d’être évoquée.
Les cultures
La plupart des vestiges sont localisés sur les sables épais de l’erg ancien.
Ailleurs, et qu’il s’agisse de lambeaux de parc ou de tertres anthropiques, les ves-
tiges que l’on trouve sont toujours localisés à proximité de zones sableuses (pié-
monts de cuirasses) ou sur des zones qui l’étaient autrefois (interfluves plus ou
moins sablonneux de la zone sud). La recherche d e sols légers semble avoir été un
impératif pour cette ou ces couches de peuplement.
L‘eau
On peut penser que les potésamba disposaient vraisemblablement d’aménage-
ments hydriques, comme des puits ou des retenues dont nous n’avons que peu de
traces s’ils ont été creusés dans le sable, et dont pourtant on retrouve parfois un
témoignage comme Arba Bilé ( Gle trou des forgerons n) à Dalla, ou le puits dis-
paru revendiqué par les Tiron derrière Wasa. À ces puits pourraient être associées
Archéologie et tradition orale du pays d’Aribinda (Burkina Faso) 143
des retenues creusées dans le matériau argilo-sableux. Pourquoi ne pas voir dans
Kinda Takha, Bukuma Kwèyre, le trou de Garasso ou les petites dépressions de
Wumisiri ou du sud d e Kuru, les vestiges de tels aménagements ? Rien n’indique
en effet que ces dépressions, surcreusées par le prélèvement d’argile pour I’édifi-
cation des villages, sont à l’origine naturelles. Signalons en outre qu’aux abords
des tertres anthropiques du Yatenga, Marchal [1978 : 4521 relève la présence des
<< citernes creusées sur les hauts de pentes ou des mares (20 m à 40 m de dia-
mètre) aménagées par des remblais sur les bas de pente >>. De même, sur le cor-
don dunaire de Gasseliki, comme à Boureli et à Djika, la présence de tertres en
grand nombre coïncide avec celle de petites dépressions.
Le refuge
I1 fait surgir toutes les interrogations qui touchent au problème de l’insécurité.
I1 est nécessaire de s’affranchir d’une vision trop linéaire qui ferait correspondre
aux temps reculés des conditions précaires qui iraient s’améliorant jusqu’à nos
jours : l’histoire récente d’Aribinda montre que la fin du X I X ~siècle, qui a vu le
passage de groupes d e Touareg de I’Oudalan dans la région, correspondait a une
période d’insécurité bien plus grande que ne l’était, par exemple, celle où les
Songhaï étaient dispersés sur les massifs de la zone de FVilao. Dans toute l’histoire
d’Aribinda, et il n’y a pas de raison pour que cela fût faux pour lespotésam!m, la
sécurité a sans cesse été remise en cause au gré des incursions des groupes voisins
ou des arrivées de migrants. Une contradiction nous permet d’étendre ce phéno-
mène aux premières gens : la présence d’un habitat e n plaine au pied des reliefs
de granite mais aussi dans les zones dégagées du sud (tertres) vient contredire
l’établissement sur les reliefs signalé par la profusion de gravures environnant les
replats d’habitation.
Mais l’assertion montagne = refuge mérite d’être plus nuancée. L‘établisse-
ment sur les reliefs présente d’autres commodités tout aussi peu négligeables que
la sécurité : aujourd’hui encore, ce sont non seulement les greniers qui sont bâtis
sur les replats de granite qui protègent leur base contre les termites et les ron-
geurs, ce sont aussi les habitations qui, meme descendues en plaine, recherchent
assez souvent l’abri ou le support d’un affleurement. Par ailleurs les ressources en
eau, d’appoint ou non, des reliefs, ont été déjà plus d’une fois signalEes. I1
convient d’y ajouter la capacité des massifs de granite à retenir l’eau et à la resti-
tuer par des sources (comme vers Silmamassi) ; leur piémont est souvent creusé
de puits, comme c’est le cas à Wasabilé, Butondya, Honré, à l’est de Kuru et à
blutumani Cobré, au cœur même du village. Notons enfin une fonction impor-
tante de cueillette et de pâturage de ces reliefs, qui portent bon nombre d’arbres
fruitiers ; les massifs sont e n outre, à la fin de la saison sèche, le seul endroit où
l’on trouve encore des graminées en abondance et où l’on envoie paître chèvres et
moutons. Toutes ces ressources de la montagne amènent à ne pas systématique-
ment attribuer une fonction de refuge à un établissemenr sur les hauteurs.
144 Georges Dupré, Dominique Guillaud
au bout d’une chaîne B , de même qu’à Tinghé, de même qu’à Filyo, toutes popu-
latiqns << trouvées sur place )> par les Songhaï.
A Béléhédé, Tinghé, Aribinda, la présence d’un parc ancien plus ou moins
bien conservé rend tentante une corrélation entre ces groupes autochtones, assi-
milés plus tard par les Songhaï et l’édification d’un parc dans un contexte sociopo-
litique antérieur totalement différent. On peut en effet beaucoup plus sûrement
imputer la construction d’un tel paysage végétal à ces populations établies sur les
reliefs qu’à cette strate de peuplement qui, à Aribinda, et comme en témoignent
les figurations des gravures, disposait de cavaliers en armes qui se livraient à la
chasse et, afortiori, étaient en mesure d’assurer le contrôle et la défense d’un ter-
ritoire, voire de pratiquer la guerre.
nombre des espèces représentées est bien inférieur à celui des espèces qui com-
posaient la faune de l’époque. Les peintres n’ont pas représenté n’importe quel
animal, mais des animaux’bien déterminés et qui ne jouaient pas forcément tous
un rôle d e premier plan dans leur vie quotidienne. Les seules figurations
))
humaines que nous avons observées sont presque toutes liées au cheval. Le che-
val, le plus souvent monté par son cavalier, revêt une importance numérique écra-
sante dans l’ensemble des sujets représentés par les gravures.
Si l’on s’en tenait aux sites proches d’Aribinda, à Kuru, par exemple, où les
gravures cernent les zones d’habitation sur la montagne et où, à première vue, une
organisation des cavaliers dans des scènes est peu perceptible, on pourrait imagi-
ner lespotésatxba comme des réfugiés qui, à côté de la faune qui leur était fami-
lière, ont représenté les cavaliers des troupes qui, venues de l’extérieur, tentaient
de les submerger.
Cependant, dès les premières montagnes au nord d’Aribinda, dès Dikokation,
et tout spécialementà Kiring et à Wondo, les cavaliers sont intégrés dans de nom-
breuses scènes d e chasse. On ne conçoit pas l’intérêt de représenter avec une
telle diversité et une telle fréquence ces scènes si elles avaient été totalement
étrangères aux habitants de l’époque.
On doit donc en conclure que le cheval est un animal possédé et utilisé par
les poté samba. Des archéologues attentifs, soit déchiffreraient à Kuru et sur les
146 Georges Dupré, Dominique Guillaud
(qui vaut deux à cinq captifs), inaccessible aux simples paysans, roturiers ou cap-
tifs autonomes. La science du cheval (équitation, dressage, emploi tactique) est
un privilège de classe. Sous réserve d’un inventaire précis ..., on peut en effet
poser : aristocratie = cheval [1984 : 741.
))
Ces conclusions, qui résultent d’une longue expérience des terrains africains
et de la prise en considération d’un grand nombre de cas, sont à l’opposé des
déductions auxquelles nous avaient conduits les figurations de cavaliers. Les gra-
vures de cavaliers sont indicatrices d’une aristocratie, le parc à Fuìdherbiu
témoigne d’une paysannerie.
Pour penser la coexistence au sein de la même société des cavaliers et des
constructeurs du parc, qui s’est probablement réalisée à un moment de la période
des joté samba, nous pouvons nous référer aux. exemples historiques qu’a connus
la région. C’est le cas d’une aristocratie mossi s’imposant à une paysannerie
Archéologie et tradition orale du pays d’Aribinda (Burkina Faso) 147
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Q
sociétés sans écriture 1 a préféré reprendre ,entièrement son texte, en lui don-
)),
nant, en quelque sorte, une suite et un élargissement. Cet article se réfère cepen-
dant constamment au premier.
Cet exercice, différent de celui proposé aux autres auteurs, nous a paru enri-
chissant et c’est pourquoi nous proposons cette version nouvelle.
La reprise de l’article << Paroles d’écriture : la lecture des traces dans les socié-
tés sans écriture m’est apparue pertinente au cours d’une lecture que j’en fis
))
Ethno-archkologue 8 I’ORSTOM.
1 Série ScieticEshuinaitm,28 (2), 1992.
2 Paris, ERES, 1984.
parler d’écrit à propos d’un quelconque système graphique, aussi élaboré fût-il,
s’il y manque la lettre. C’est-à-dire que les signes mis en jeu, bien qu’ils puissent
correspondre à des images figuratives, ne peuvent être considérés comme relevant
d’un système d’écriture s’ils n’ont pas une stricte valeur phonétique. La lettre
vaut pour un son et rien d’autre, en aucun cas pour ce ‘qu’elle représente éven-
tuellement comme image. Pour qu’un système hiéroglyphique fonctionne comme
écriture, il faut que chaque signe y ait une valeur littérale et non de représenta-
tion figurative de quelque chose. C’est par cette découverte que Champollion put
mettre en rapport les valeurs littérales de différents hiéroglyphes avec celles des
lettres de l’alphabet grec et, par là, parvenirà leur déchiffrement : la traduction ne
vint qu’après. I1 convient en second lieu de considérer qu’un texte, une fois Ccrit
et donné ou exposé à la lecture, se passe de son auteur : ce n’est plus l’auteur mais
le lecteur qui se fait l’interprète du texte et cela peut engager des divergences
entre lecteurs, tout comme entre l’auteur désormais réduit à la seule possibilité
d’interpréter le texte dont il fut le scribe et un quelconque lecteur qui ne s’en
-trouve pas pour autant: moins bien placé pour en donner une lecture. Si l’interpré-
tation qui en est faite peut être plurielle, le texte, lui, demeure intact dans sa litté-
ralité. Cette autonomie du texte peut engager diverses attitudes face à la chose
écrite telles celles que j’ai pu noter lors de mon travail chez les Kurumba du
Lurum (1978-1982).
Les Kurumba avaient alors recours à deux systèmes d’écriture, l’un alphabé-
tique imposé tout d’abord par l’administration coloniale française et l’autre sylla-
bique lié à l’Islam dont les dignitaires étaient présents dans les cours royales mossi
avant même la colonisation de cette région. Depuis un quart de siècle, l’islam est
la formation religieuse dominante. La lettre latine (alphabétique) est directement
associée à la langue française, c’est-à-dire à la loi telle qu’elle fut édictée par l’ad-
ministration cóloniale puis par les autorités nationales. Lors de mon enquête, il y
était fait recours, comme dans tout le pays, pour les documents administratifs et
officiels (Constitution, titres de propriété, contrats, reconnaissances de dettes,
cartes d’identité, etc.) ; par ailleurs, les correspondances individuelles étaient sou-
vent confiées à des écoliers qui n’écrivaient qu’en français. L‘écriture latine appa-
raît ainsi comme une technique d’enregistrement performative d e la loi et du
dire : la traduction en français de toute correspondance garantissait le sérieux du
message mais aussi son caractère formel. I1 y a là un point d’orgue qui vient établir
que, dans cette sociétéà tradition ora/e, la fonction de l’écrit n’était pas de transcrire
ce qui pouvait être dit, mais de faire savoir à quelqu’un d’éloigné qu’il avait à être
informé d’un dire auquel nul écrit ne pouvait être substitué.
I1 vient d’être fait mention d’une expression traditionne//e du discours anthro-
pologique, sociétéà traditions ora/es, dont on peut se demander si elle est perti-
nente du fait même que l’extension des empires coloniaux au cours du X I X ~siècle
a imposé le registre de l’écrit comme lieu de légitimation de l’exercice de la loi
d’une part et de l’emprise des missions chrétiennes qui ont propagé le respect du
livre comme justification de l’entreprise coloniale même laïque d’autre part ; mais
encore il convient de prendre acte notamment pour ce qui concerne le territoire
actuel du Burkina Faso que des lettrés musulmans conseillaient nombre de sou-
verains mossi avant les premiers contacts directs avec les Européens. I1 s’agit donc
Paroles d’kcriture : entre traces et mémoire 153
d e sociétés qui se sont tenues longtemps à I’écart des effets collectifs de I’écrit
que je propose de caractériser comme des sociétés à trarís~zisssSio~zorah, c’est-à-dire
pour lesquelles I’écrit - pourtant présent - n’a pas à être transmis comme tech-
nique et savoir socialement pertinents. Dans ces univers, la société règle la trans-
mission de savoirs essentiellement attachés au nom (chez les Kurumba, il s’agit d e
devises lignagères, en Polynésie, ce sont les appartenances à des réseaux généalo-
giques), à la résidence (traditions villageoises) et aux fonctions sociales qui sont
très généralement transmises sur une base généalogique (chefs, prêtre de la terre).
Cette transmission est orale et nécessite la mise en présence de celui qui l’opère
et de celui qui la reçoit. Ces univers sociaux à transmission orale ne sont pas testa-
mentaires au sens où un écrit ne peut se substituer à la nécessité, à la volonté et
au désir d’un dire qui implique quelque chose d e l’ordre d’un certain transfert ou
d’une reconnaissance des places que n’opérerait pas un legs d’archives ou d e
titres : I’écrit peut témoigner d’un dire ou attester de ce qui a eu lieu, il ne peut
valoir pour une énonciation.
Les Kurumba disposaient d’un second système d’écriture : l’arabe. Ils en fai-
saient l’apprentissage à I’école coranique du village. Ils y apprenaient à réciter les
versets du Coran en s’aidant de la chose écrite comme d’un support mnémonique.
On ne peut proprement parler à ce propos de lecture mais d’une reconnaissance
globale du texte. Certes, quelques rares jeunes hommes eurent le privilège de
poursuivre cet enseignement dans des écoles plus avancées du Niger ou du Mali
dont ils revinrent lettrés. L‘un d’entre eux, en charge de l’administration du vil-
lage, transcrivait phonétiquement ses données (recueil d e l’impôt, état civil,
recensement) en ayant recours aux lettres arabes. De même que I’écriture latine
était associée à un effet de loi instaurée qui lui imposait son style formel, l’écri-
ture arabe se trouvait associée à une vérité révélée (Dieu, la parole du prophète),
c’est-à-dire qu’elle était perçue comme supportant un savoir inaccessible aux
hommes si ce n’est sur le registre d’une interprétation dont la validité n’était
reconnue que si elle émanait d’une personne autorisée (marabout) ou d’un digni-
taire de l’islam (imam). De fait, les écrits coraniques (versets ou commentaires du
Coran) relevaient, pour être accessibles, d’une interprétation orale qui déborda
l’espace religieux pour imprégner le quotidien. C’est ainsi par exemple qu’un
malade pouvait consulter un marabout qui lui donnait à boire de l’eau utilisée
pour laver une tablette sur laquelle avait été écrit au préalable un verset du Coran
en rapport avec les symptômes décrits par le consultant ; ou encore quelqu’un
s’inquiétant de la tournure prise par son existence pouvait consulter un devin qui
après s’être enquis de certaines données de la vie du consultant les chiffrait puis
interprétait le verset du Coran correspondant à ce chiffrage afin d’apporter des
Cléments d e réponse à cette inquiétude. L‘ingestion de la lettre comme consis-
tance divine ou l’interprétation du Livre de la vérité divine sont deux modes effi- ~
3 Poirier Jean, x Sur le boustrophédon à inversion alternée des Kohau pascouans 2, in ivouveauRegurdsw
/‘?fede Pûqties, RapaNui, Paris, Moana, 1982 : 191-197.
4 Une synthèse de ce travail fut publiée en 1893 : L.‘jle de Pûques :histoffqiie,écn‘uc et r.+ertoire des signes
des tabfettesoli Bois &hibiscus inielfigenfs,Paris, Ernest Leroux.
5 Thor Heyerdhal, a The Concept of Rongo-Rongo among the Historic Population of Easter Island >),in
Repot? of fhe Nomegian Archaeo/ogica/ Expeditioti to Easier Island and East Paeipc, vol. 2, London, George
Allen and Unwin, 1965: 345-385.
Paroles d’écriture : entre traces et mémoire 155
ces lieux ; elle est composée d’archéologues et de touristes venus de divers hori-
zons. Si les seconds donnent libre cours à leurs questions et à leur imagination, les
premiers ont en charge l’inventaire et le relevé exhaustif de ces gravures, la carto-
graphie du site et le recueil de tout type de données et d’informations suscep-
tibles d e concourir à la restitution la plus probable de l’histoire de l’occupation
humaine d e cette vallée.
La disposition de ces signes n’est pas linéaire et à l’exception notable de
quelques figures, les thèmes figuratifs sont restreints mais répliqués à plusieurs
centaines d’exemplaires groupés par endroits, dispersés en d’autres. Lors d e ce
colloque, par ailleurs fort intéressant, certaines interventions revêtirent un carac-
tère surprenant : c’est ainsi par exemple qu’il nous fut assené qu’il s’agissait dans
ce fourmillement de figures, d’une proto-écriture, et par conséquent de l’inscrip- I
6 Cf. prépublications des actes du colloqueLeiMotirBega, 2 tomes, Paris, IPH, juillet 1991.
En guise de conclusion
Le temps, l’histoire et le planificateur
Philippe Cou@ *
sans cesse après s’être faites, e t qu’on négligera dans cent ans. On voit poindre en effet un Pge
où l’homme n’attachera plus beaucoup d’intérêtà son passé ... C’est par la chimie à un bout, par
l’astronomie à un autre, c’est surtout par la physiologie générale que nous tenons vraiment le
secret de l’être, du monde. )>
Depuis Renan, le vent a tourné. Alors qu’en 1920, Alfred Marshall [I956 : XII]
mettait dans la préface de la Se édition de ses fameux Pritzcipes cette petite phrase
* ficonomiste, directeur de recherche à I’ORSTOhl.
qui eût enchanté Renan : The Mecca ofthe economist lies in economic biology Wick-
(( )),
I
Commençons par ce qu’on pourrait appeler le niveau minimum. I1 correspond
à des exigences d e simple bon sens, mais e n la matière on est bien obligé de
reconnaftre que le bon sens n’est peut-être pas toujours la chose au monde la
mieux partagée.
Critiquant le plan nigérien de 1965-1968, Thénevin [1980 : 561 regrette par
exemple que le modèle de développement retenu n’ait pas intégré le risque clima-
tique : L’absence d’analyse historique est grave car I’étude du passé aurait permis
((
risque existe en effet en Afrique soudano-sahélienne, il n’est pas besoin d’être his-
torien pour en avoir entendu parler, mais il est sûr qu’une certaine connaissance
des archives le rend davantage présentà l’esprit. I1 n’est sans doute pas inutile, par
exemple, de se souvenir qu’à la suite d’une série d e mauvaises saisons agricoles
commencée six ans plus tôt, la situation du Soudan vers 1914 était catastrophique.
I1 y eut cette année-là plus d e 30000 morts dans le cercle de Ouahigouya, dans
l’actuel Burkina Faso, sur un total de quelque 315000 habitants [Marchal, 1980 :
701. On peut se rappeler également que c’est à l’occasion de la grande sécheresse
de 1738-1756 que le déclin de l’empire du Bornou s’amorça, même si l’écroule-
ment final de cet État doit être attribué à la guerre sainte de 1804-1808, et à la des-
truction de sa capitale par les armées islamiques ... [Lovejoy, 1978 : 658 sq.].
En ce qui concerne les projets ponctuels aussi, d’étranges ignorances se mani-
festent parfois. Aurait-on construit la station d e recherche piscicole de Bagakawa,
au Nigeria, sur la rive ouest du lac Tchad, à un endroit qui se trouva peu à peu
envahi par les eaux au début des années 1960, si l’on avait su que le niveau du lac
varie selon un cycle de longue durée ? Mieux connu aujourd’hui, ce cycle pouvait
être pressenti dès les années 1950 par simple comparaison entre l’état du lac à
cette époque et celui dont rend compte l’exploration réalisée par le général Tilho
en 1905 et 1906 [Tilho, 1910-19141.
On dira qu’il s’agit ici de climatologie et non d’histoire. Reste que ne pas
oublier de prendre en compte certaines données essentielles, sur lesquelles les
archives ou parfois des documents imprimés facilement accessibles disent tout ce
qu’il importe de savoir, c’est bien un minimum. Observons toutefois que derrière
cette proposition, se dissimule un << toutes choses égales par ailleurs qu’il vau-
))
tirer pleinement parti de l’histoire, il faudrait en somme que celle-ci reste immo-
bile. Or l’histoire n’est-elle pas justement l’étude du changement ?
II
Pour sortir d e cette impasse, examinons un autre mode d’utilisation d e la
connaissance historique, défini par Thénevin [1980 : 691 lorsqu’il étudie le sys-
tème d’information nécessaire à l’élaboration d e la stratégie et de la politique de
développement. I1 s’agit, nous dit Thénevin, d e dévoiler trois choses :
- les tendances d’évolution et les changements à prévoir ;
- les potentialités physiques, techniques ou humaines qui pourraient se réaliser ;
- les contradictions ou tensions futures à résoudre.
On n’arrivera jamais, bien sûr, à une connaissance totale de ces tendances, de
ces potentialités et de ces contradictions, mais on peut au moins s’efforcer d’aller
le plus loin possible dans chacune des directions indiquées. L‘idée qui inspirera
cet effort, c’est que certains événements, certaines situations ont leur germe et
leur commencement dans une époque antérieure. Tout est lié, le passé annonce
et détermine le présent, lequel à son tour pousse l’avenir sur la scène :
K There is a history in all men’s lives
E(I1 y a dans toutes les vies humaines des faits qui représentent I’état des temps évanouis ;
en les observant, un homme peut prédire presque à coup sûr le développement essentiel
des choses encore à naître, qui sont recelées en germe dans leurs faibles prodromes, e t que
l’avenir doit couver et faire éclore. [Traduction de E V. Hugo].
)>
L‘auteur semble suggérer ici qu’il y aurait eu moindre mal si des séries comp-
tables et statistiques avaient été recueillies et analysées. On aurait eu au moins un
commencement d e lumière sur les mécanismes d e développement passés de la
((
111 .
U IV? must take time seriousiji To make a comparison between two situations, each with its oaw futzwe
and its owti past, is n o t the same thing as to trace a tnouemezffrom otie to the other [Robinson, 3
1960 : VI.
1 Cité avec ironie par Marrou [1954 : 111. On trouve dans le D~scounsurI’espritposjt~d’obest tirée cette
phrase, un autre passage encore plus révélateur : L‘esprit positif ... peut seul représenter convenablement
((
toutes les grandes époques historiques comme autant de phases déterminées d’une m&meévolution fonda-
mentale, oh chacune résulte de la précédente et prépare la suivante selon des lois invariables qui fixent sa
participation spécialeà la commune progression n [Comte, 1971 : 611.
2 Telle qu’elle esc décrite par exemple dans la Sotmte îhko/oKique : Deus uuîm atxttiu eridet it1 zm... wide
sittiid et tioti successiveottitiia oidet [I, Qu. 11, art. 71. Et plus loin : a Dem autetitn ttoti sic cog-tasciti&itutn, ereJ
))
injtiiiu, quusiemttierutidopartem postpamttz, cilm cogtiroscat otnnia sittiid, tion succasive [I, Qu. 14, art. 121.
3 Voir les observations de E Mentre, àl’article Histoire du vocabulaire... * [Lalande, 1976 : 4151.
((
162 Philippe Couty
en tâchant d’expliquer par les règles de leur logique des choses qui sont mani-
festes d’elles-mêmes, n’ont rien fait que les obscurcir. n Ces choses manifestes
d’elles-mêmes, mais inimaginables, imprévisibles, proviennent de l’invention
sociale et témoignent de la multiplicité des cheminements historiques. <( Dans les
crises, écrit Michel Aglietta [1981 : 191, se forment des conjonctures instables dont
l’issue n’est pas contenue dans les processus qui ont participé aux régimes de
fonctionnement passés du système. Tout se passe comme si le système était
contraint à la mutation, mais que des bifurcations soient possibles, sans que son
orientation dans telle ou telle voie soir assignable. En ce sens, on peut dire que
l’histoire est invention et liberté. I1 n’est pas plus possible d’en décrire un état
final que de la soumettre à une raison universelle. Créatrice de toutes les formes
sociales et par conséquent de toutes les normes, l’histoire est elle-même au-delà
de toute loi. C’est pourquoi cette invention est indissolublement liée à la violence
sociale. Prendre conscience des possibilités ouvertes par cette liberté, cette
))
IV
Quand on s’intéresse à l’histoire africaine, cette prise de conscience est en
même temps une décentration
<( )), pour reprendre une expression de J. Piaget.
Scientifiquement, il s’agit en effet d’un domaine frontière. Longtemps, l’Afrique
a été considérée comme située en grande partie hors de l’histoire, et tout l’effort
récent a justement consisté à la replacer dans l’historicité. Or, c’est bien à la limite
séparant ce qui ressortità l’histoire et ce qui lui échappe qu’on peut faire le mieux
l’expérience de cheminements inhabituels, déconcertants, embarrassants, et pour
tout dire nouveaux. Non par vaine curiosité exotique, mais pour mieux com-
prendre à quel point les ressources de l’invention sociale sont inépuisables. Ce (<
que l’histoire signifie globalement, écrit Karl Jaspers [1949 : 29.51, nous l’appre-
nons peut-être le mieux à partir de ses frontières. L‘expérience de ces frontières
se fait par confrontation avec ce qui n’est pas l’histoire, avec l’avant (vorher)et
l’en-dehors (ausserhalb). Toute la question est justement de savoir si l’Afrique se
))
trouve encore, ou s’est trouvée jusqu’à une époque qu’il faut préciser, dans cet
au-delà d e l’histoire. La réintégrer dans l’historicité, repousser les limites du
vorher et de I’uzcsserhalb, comme tout nous y convie, c’est donner une configura-
tion plus ample à l’histoire, et donc adopter d e nouveaux points de vue sur l’in-
achèvement et la perfectibilité des sociétés humaines. Car l’histoire n’est pas
autre chose : (c Pourquoi l’histoire existe-t-elle ? Parce qu’au bout du compte
l’homme est inachevé et inachevable ... L’inachèvement de l’homme e t son histo-
ricité sont une seule et même chose [Jaspers, 1949 : 2961.
))
*
Pour en revenir à l’essentiel, il suffit de rappeler avec Veyne [1978 : 2041 que
(<les faits humains sont rares... [qu’] il y a du vide autour d’eux pour d’autres faits
que notre sagesse ne devine pas >>. Ce qui est pourrait être autre, c’est assuré-
(<
ment une chose curieuse que cette capacité qu’ont les hommes d’ignorer leurs
’
limites, leur rareté, de ne pas voir qu’il y a du vide autour d’eux, de se croire à
chaque fois installés dans la plénitude de la raison [Veyne, 1978 : 2161. Personne
))
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E( )),
connu, le Laos apparaîtà la fois exemplaire et La perspective e totalitaire s est ainsi rapide-
marqué par des singularités fortes. Deux ment engluée et s’enlise dans des réseaux
périodes sont bien distinguées : la première, relationnels communautaires qui ont pour
d e 1975 à 1986, au cours de laquelle se met effet $’en atténuer les effets négatifs. L’échec
en place une tentative de constitution d’une d e 1’Etat communiste est donc flagrant et de
société communiste selon les schémas habi- multiples exemples pertinents nous en sont
tuels ; la seconde, à partir de 1986, où s’ins- donnés : citons parmi d’autres IC récit d’une
taurent de nouvelles régulations entraînant campagne de vaccination qui nous montre un
des changements profonds qui se présentent rapport inchangé entre le pouvoir et les pay-
d e plus comme les conditions de possibilité sans, objet d’un mépris flagrant identique à
des enquêtes menées. celui qui était appréhendé dans les années
Dans les années qui ont suivi la prise du pou- 1965-70. La substitution d’une couche domi-
voir par le parti communiste, on assiste à la nante par une autre, l’identité des positions
recomposition d’une nouvelle couche diri- structurelles du pouvoir sont particulièrement
geante qui s’institue sur la destruction des bien mises en Cvidence par les auteurs à par-
anciennes élites dominantes : il s‘agit de tir des situations concrktes observées.
reconstruire l’ensemble des raQports sociaux <( L‘ouverture au marché ’u introduit dans ce
dans le cadre de la relation à I’Etat, dans une paysage des remaniements importants : l’au-
rupture affirmée avec la situation antérieure ; tonomie de gestion des entreprises, la libéra-
l’utilisation des monastères bouddhistes en lisation des projets commerciaux - venant à
lieux centraux de pédagogie révolutionnaire l’encontre du précédent contrôle de
e n est l’illustration au même titre que la mul- l‘échange commercial par I’Etat - entraînent
tiplication des réunions de formation poli- un recul des privilèges de la couche domi-
tique dans les institutions administratives, nante révolutionnaire, partiellement dislo-
dans les entreprises et dans les villages. quée, et des compromis émergent entre des
L’analyse effectuée des modes de légitima- fractions antérieurement antagonistes. Un
tion du pouvoir met l’accent sur une logique recul historique conduit i considérer que les
d e discontinuité dans la continuité dont la espoirs idéologiques actuels de I’Etat com-
figure synthétique du q( Prince Rouge )p Sou- muniste - voyant dans la monétarisation
phanouvang est l’emblème. généralisée, dans l’insertion des acteurs au
Dans ce contexte, la richesse des investiga- sein des échanges marchands une possible
tions réside en particulier dans les enseigne- intégration sociale (en particulier pour les
minorités) - constituent une reprise des thé- crise qui frappe l’usine, les modes d’interpré-
matiques coloniales : rappelons e n effet la tation émis par les acteurs, qui puisent dans
mythologie coloniale d u u développement les registres antérieurs des croyances (âmes
économique comme facteur primordial de
>) errantes), manifestent une absence de trans-
destruction des rapports intracommunautaires formation déterminante et plus globalement
e t d’intégration M nationale u. la faillite d e la pédagogie communiste. Bien
Les chapitres consacrés aux champs micro- articulé avec ce théâtre miné d’une u produc-
sociaux des hôpitaux et dcs entreprises ont tion improductive u, le chapitre suivant
pour intérêt d e faire percevoir de manière consacré aux génies instruit sous un autre
fine le rapport des acteurs à ]‘Etat e t les angle du rapport à I’fitat qui constitue l’axe
modifications actuelles liées aux finalités dif- principal d e cet ouvrage. Après 1975, les
férentes de ces dispositifs institutionnels dans cultes d e possession centrés sur les génies
la nouvelle conjoncture d’orientation vers le territoriaux ont en effet fait l’objet d’une ten-
marché. L’atmosphère délétère qui règne tative d’élimination par I’fitat communiste
aujourd’hui dans les hôpitaux - qui ont été qui, parallèlement, s’est efforcé d’assujettir
pensés dans une relation,de maîtrise et d e les bonzes à sa propagande M révolution-
domination rigide d e I’Etat sur les villa- naire )>. Dès les années 1990, on assiste à un
geois -, la désertion présente des patients renouveau d e ces cultes et à une prolifération
sont des symptômes majeurs d’une décompo- des médiums. Des changements décisifs sont
sition sociale profonde : l’annihilation d e la néanmoins intervenus à deux niveaux : celui
compétence technique au profit d e l’adhésion des génies tout d’abord, marqués par une
politique et du consensus relationnel a en déterritorialisation relative, une bouddhici-
effet conduit les acteurs à ne percevoir leur sation u, et le développement des u génies
trajectoire que sur le mode d’une élévation ethniques ; celui des médiums par ailleurs,
))
hiérarchique dans le cadre des trois niveaux qui ne sont plus comme auparavant des
d e diplômes institués après 1975 ; ainsi, femmes, inscrites dans leur village, mais aussi
aujourd’hui, la nostalgie des réunions passées des hommes et des jeunes célibataires. L’ana-
d’autocritique où il était possible d’interpeller lyse proposée rompt fructueusement avec
les chefs u est-elle réelle. Deux points
Q une ethnographie à nouveau très e n vogue
importants doivent êtrc soulignés : les pra- aujourd’hui et qui fait d e la possession un
tiques de collectivisation instaurées en 1975 champ autonome et isolé dont le sens ne
sont réduites à des rituels administratifs et serait qu’intérieur à sa propre scène. Les
des discours dénués d e sens ; les rapports mis cultes au contraire sont présentés comme un
e n scène montrent le personnel d e santé lapgage des transformations du rapport à
comme une caste supérieure coupée définiti- 1’Etat : leur logique interne désigne l’édifica-
vement des paysans et obsédée par la visuali- tion d’un autre pouvoir - imaginaire -
sation d e sa place dans la construction contrôlé par les acteurs dans une confronta-
hiérarchique d’un organigramme radicale- tion au pouvoir d e l’gtat contrôlant leur quo-
ment éloigné de la quotidienneté. tidienneté. Ainsi, le maintien des décorations
Dans les entreprises, contraintes à la néces- des génies, axées sur la royauté et l’armée,
sité de la production pour se maintenir en vie, n’est pas le signe d’une pérennisation de
on appréhende des différences significatives. l’idiome culturel, mais retire son ampleur
Dans la première usine offerte au regard, une symbolique d e la situation politique exis-
discipline rude a été imposée dan: le cadre tante, fictivement annulée.
d’une élimination du contrôle d e I’Etat, rem- La rencontre entre íes échanges contractuels
placé par le contrôle du marché. Ainsi les avec les génies et la reprise des échanges
acteurs évoluent hors d u rapport politique marchands est bien notée : l’hypothèse peut
constitutif antérieur, dans une égalisation être émise que se joue là l’amorce d’un retour
inédite des positions d e chacun, précarisées aux anciennes formes d e contractualisation
par la productivité et la compétence. avec I’fitat royal, marquées par l’échange
La notion de M travail n, au sens proprement classique domination/protection.
capitaliste du terme, émerge, e t le N marché >) Pour conclure, j e soulignerai que les auteurs
est alors producteur d’une réelle rupture retracent avec beaucoup d e pertinence et
sociale et symbolique. La seconde entreprise d’honnêteté les conditions très difficiles d’en-
est au contraire, comme les hôpitaux, plongée quête ethnologique qui se lisent comme
dans une décomposition notable : face à la autant de facettes instructives des rapports en
Notes de lecture 167
jeu entre les acteurs et 1’État. Très rares sont L’auteur de cette chronique, qui est né en 1961
les ouvrages d’anthropologie qui permettent en pays dangaléat, au Guéra, a fait une carrière
de réfléchir avec autant de clarté sur les fonc- dans l’administration tchadienne au plus haut
tionnements internes d e la domination poli- niveau. Cette chronique est suivie de commen-
tique dans des contextes communistes et je taires de M.-J. Tubiana et de C. Arditi, qui per-
ne peux que recommander la lecture d e mettent de compléter les informations en
celui-ci. D e surcroît, c e livre nous invite à faisant appel à d’autres sources.
comprendre les contradictions engendrées par La collection << Pour mieux connaître le
la propagation du marché dans le cadre de Tchad )),désormais publiée par les éditions
systèmes communistes qui tentent de conser- Sépia, constitue une petite bibliothèque
ver le monopole du pouvoir politique. vivante qui s’enrichit d’année e n année.
G. Althabe Edmond Bernus
sur les transformations de la notion de temps et où celui-ci est supposé venir donner sens
dans nos sociétés et constate leur tendance à au passé. On court ainsi le risque de voir I’ac-
s e focaliser sur le présent. Comme Marc tion humaine échapper à sa propre sphère ))
Bloch, il admet que l’histoire soit un moyen (Hans Jonas) et R sortir de son lit social (Karl
))
dans la mise en œuvre des nouvelles technolo- lui donne son sens et l’exigence éthique s e
gies, il faut aussi s’appuyer sur les principes de double d’un acte de foi dans l’homme qui
précaution et de responsabilité qu’a définis le ajoute une tonalité spirituelle au caractère
philosophe Hans Jonas. I1 ne suffit pas d’envi- temporel du propos.
sager le temps comme un processus et un Gilles Blanchet
moyen de transformer la société, il faut encore
le faire de façon critique et responsable.
Des arguments développés avec clarté par Louis ASSIER-ANDRIEU
l’auteur, on peut d’abord retenir sa mise en Le Droit dans les sociétés humaines
garde contre la dérive présentéiste de nos (avec introduction, index des notions, index des
sociétés et son invitation à y réagir en consi- noms propres, bibliographie en fin d’ouvrage)
dérant le temps dans son épaisseur. C’est Editions Nathan, Pails, 1996,316 p.
dans la durée que se fonde la citoyenneté et
que s’enracine la démocratie et c’est là qu’on Le remarquable ouvrage de Louis Assier-
peut trouver un début de réponse à la quête Andrieu, anthropologue et juriste, se propose
de sens et à la recherche de nouveaux temps d’étudier la place du droit dans les relations
universaux qui caractérisent notre époque. sociales, et de montrer que le droit est à la
Bien que résolument moderne dans son pro- fois une représentation du social et un
((
pos, l’ouvrage s’inscrit dans toute une tradi- N mode d’intervention sur la société *. Pour
tion française qui voit dans l’histoire l’affaire ce faire, l’auteur s’engage dans une explora-
d e tous et un instrument d’éducation poli- tion minutieuse des faits matériels, des repré-
tique au service de la démocratie. I1 illustre, sentations symboliques e t des constructions
en même temps, la démarche d’un esprit intellectuelles qui procèdent de la perspec-
indépendant qui n’hésite pas à prendre ses tive juridique à travers l’immense variété his-
distances avec certains courants de pensée torique e t contemporaine des sociétés
qui ont marqué l’histoire contemporaine. humaines. Le texte se décompose en deux
C’est ainsi qu’il dénonce la prédilection du parties étroitement complémentaires : tandis
courant des Annales pour la longue durée au que la première (N La part du droit B ) traite
détriment du mouvement, la tendance de la de la construction de l’objet droit, dans ses
technoscience à envisager le futur comme rapports fluctuants et dynamiques avec les
une sorte de matériau informatique program- autres dimensions du social, la seconde (. L e
mable, celle du structuralisme à nier le temps droit e n acte .) examine les principaux
et celle du courant post-moderne de décons- aspects de ce qui fait le droit.
truction à se satisfaire d’un temps éclaté, figé Ce qui frappe tout d’abord le lecteur, c’est la
dans l’immédiat. Comme Marc Bloch, il perspective résolument anth!opologique adop-
considère l’histoire comme la science des tée par Louis Assier-Andrieu. A partir d’exemples
hommes dans IC temps plus que comme ethnographiques précis et de nombreuses lec-
I’étude exclusive du passé. C’est ce qui l e tures, l’auteur entend formuler un système
conduit à bousculer les frontières de la disci- explicatif global permettant de rendre compte
pline avec la philosophie et à se référer à des constantes du droit dans l’espace et le
Martin Heidegger, Hans Jonas, Walter Benja- temps. La tâche est ardue, car le droit, objet
min, Ernst Bloch ou Paul Ricœur, au risque d’étude anthropologique atypique et surtout
de s’attirer les critiques de ses pairs. cc objet indocile entre tous les objets sociaux x,
Clin d’œil à l’ouvrière de la onzième heure )), est une réalité mouvante en perpétuelle trans-
à laquelle il est dédié, Habiter le temps retrace formation. Au lieu de partir d’une définition
aussi IC cheminement d’un universitaire qui, académique et d e se lancer dans une histoire
dans Du passéfaisotis table rase, un essai publié chronologique et N officielle de la pensée juri-
dans le sillage de Mai 1968, a privilégié I’im- dique, l’auteur entraîne donc le lecteur dans un
médiat, le court terme et l’action et qui, avec voyage rempli d’imprévus, voyage qui le
plus de recul, met aujourd’hui l’accent sur la conduit peu à peu à découvrir le droit. Comme
durée, le long terme e t la réflexion. II témoigne il est impossible d e restituer la richesse de ces
en même temps de la continuité et du dyna- pages e n quelques lignes, je me contenterai
misme d’une pensée ouverte sur l’extérieur, d’évoquer quelques points forts de la réflexion
pour qui l’histoire est une pratique sociale de l’auteur tout en respectant l’ordre du texte.
autant qu’une pratique scientifique. La visée Particulièrement iclairantes sont les réflexions
qui Ia porte est associée à l’engagement qui introductives sur les rapports entre le droit,
170 Notes de lecture
garde bien d e décréter des lois de transforma- l’ordre humain [...I [car ce] serait [les] priver
tion qui feraient mécaniquement évoluer les d e la possibilité d e faire valoir des droits
sociétés coutumières sans Etat, sans écri-
(( intelligibles, opposables aux arbitraires colo-
ture, sans institutions différenciées vers les
)) niaux (p. 92-93). Et l’auteur d e conclure
))
complexe, en aucun cas linéaire, ne s’affran- Pour conclure la première partie, Louis
chit nullement d e la présence de la coutume. Assier-Andrieu opère une plongée dans I’his-
Loin de se réduire à un anachronisme, la cou- toire des idées, dans un style brillant et teinté
tume - que l’auteur définit comme I’habi- (( d’humour, pour nous dévoiler quelques
tude consacrée par le sentiment d e Q repères fondateurs indispensables à la cri-
))
le champ psychiatrique et la justice permet à 1642, allait devenir le point d’ancrage le plus
l’auteur de prendre position en faveur d’une solide de la présence française.
conception et d’une pratique du droità la fois Flacourt fut chargé de renseigner ses
classique et prudente : celle de distinguer *, employeurs et le roi de France sur les caracté-
<( d’inventer des frontières n en nommant et ristiques géographiques et humaines d c
en classant les actes. E n dehors d’un système I’Anosy e t du grand Sud malgache. I1 s’agis-
de pensée bien délimité, et concrétisé par des sait de savoir s’il existait des possibilités
institutions, il ne saurait y avoir d e liberté d’échanges commerciaux rémunérateurs et,
d’agir et de liberté individuelle (p. 273). déjà, d’envisager I’tventualité d e certaines
Au terme du voyage, le lecteur néophyte se formes de colonisation. Le rapport qu’il rédi-
sent rassuré. Grice à des exemples très par- gea dans ce but constitue un magnifique
lants, l’auteur a en effet rtussi à le familiariser document, unique en son genre, sur la société
avec des concepts, des notions et autres idées malgache de l’époque. I1 fut publié en 1661
fortes qui lui donnent la certitude d’avoir en deux parties : l’Histoire de la Grade Isle de
appris quelque chose et l’impression de mieux Madagascar et la Rdation de fa Grande Isle de
cerner cet K objet indocile B qu’est le droit. illadaguscar cotitefiatztce qui s’est passé entre ES
De par son ambition théorique, le projet de Fratigais et les originaires de cette ?fe depuis ran
Louis Assicr-Andrieu rappelle le travail de 1642jusqudti ran 1655, 1656, 1657. Malgré
Karl Polanyi sur l’apparition historique d e plusieurs rééditions, dont la plus récente était
l’a économie )> dans les sociétés humaines, en celle de A. Grandidier (collection des Ouvrages
tant que catégorie - ou système d e valeurs, anciens concernant Madagascar, vol. VIII,
ensemble de pratiques et de représentations - 1913 et vol. IX, 1920), le texte de Flacourt
172 Notes de lecture
était devenu pratiquement introuvable. I1 tants (XXVII), abandons d’enfants nés sous
faut donc signaler l’intérêt exceptionnel de la un destin néfaste (XXIX), etc. Sa vision est,
nouvelle édition publiée en 1995 sous le titre bien évidemment, faussée par les énormes
Histoire da la Grande Isle de Aladagascac da’ì- préjugés que pouvaient alors ressentir des
tion annotée et présentéep.par Claude Allibert. chrétiens sûrs d’eux-mêmes, de leur civilisa-
Claude Allibert a passé près de cinq ans à tion et de leur religion h I’égard de popula-
rechercher tous les documents susceptibles de tions paiennes hâtivement considérées
situer l’œuvre de Flacourt dans son contexte comme (< sauvages n. Malgré ces préjugés, ses
biographique et historique. II a vérifié I’exac- descriptions conservent une réelle fraîcheur
titude des assertions d e Flacourt notamment et manifestent une constante sincérité.
ses descriptions de la flore et de la faune, il a La Relation..., en seconde partie, se lit
étudié attentivement, parfois corrigé et com- comme un roman d’aventure mettant en
menté de très nombreuses notations en mal- scène ces personnages pittoresques, mais pas
gache. Mais I’érudition du propos ne nuit toujours recommandables, qui ont eu l’audace
jamais à sa clarté e t à sa simplicité. ou l’inconscience de vouloir ouvrir Madagas-
Dans l’Histoire de la Grande Isle, Flacourt car à la colonisation française, bien avant que
esquisse une description géographique de les temps ne soient devenus propices à une
Madagascar (chap. I), de I’Anosy (II à VII), de telle entreprise. L‘intérêt ethnographique est
la côte orientale jusqu’à la baie d’Antongil en moindre que dans la première partie, mais on
passant par l’île Sainte-Marie (VI11 à XI), du y trouve encore un saisissant tableau des
u pays des Mahafalles )) (XIV), de I’Onilahy guerres qui opposaient alors entre eux les
et de la baie de Saint-Augustin où vivent les divers royaumes autochtones.
x Machicores )) - nous dirions aujourd’hui les L e texte de Flacourt a une valeur inestimable,
Masikoro - (XV). I1 relate des traditions - qui et tous les malgachisants le liront avec profit et
sans lui seraient aujourd’hui largement passion. On y découvrira, non sans émotion,
oubliées - sur l’origine des Zafiraminia, éclai- que les Antanosy décrits par Flacourt vers 1650
rant ainsi tout un pan essentiel du peuple- ressemblent étrangement aux Antanosy de
ment ancien d e Madagascar. I1 fait ensuite 1996 et aux autres Malgaches éleveurs de
œuvre d’ethnologue avant l’heure en étu- bœufs du Sud et du Sud-Ouest. On trouve là
diant successivement la x religion * e t les un Clément important pour évaluer la force et
4 croyances n (XVII), les devins-guérisseurs la pérennité d’une culture qui a fortement évo-
et la divination par le sikily (XLII à XLV), la lué, au cours du temps, sans perdre ses valeurs
circoncision (XX), les funérailles (XXXI), les et ses caractéristiques les plus essentielles.
rites liés à la construction d’une nouvelle mai- Emmanuel Fauroux
son (XXII), les artisanats (XXIII), les objets
d’utilisation domestique (XXIV), les vête-
ments (XXV), les bijoux (XXVI), la façon de Sous la direction de
compter, les poids e t mesures (XXVIII), les Jeanne-Françoise VINCENT,Daniel DORY,
techniques de guerre e t les armes (XXX), les Raymond VERDIER
techniques visant à maintenir l’ordre public La Constrtcction religieuse du terw’toire
(XXXII), la chasse et la pêche (XXXIII), les L‘Harmattan, Paris, 1995,379 p.
jeux et les danses (XXXIV), l’agriculture et
les plantes (XXXVà XXXVII), les minéraux Par son titre toutà fait révélateur d’une entre-
(XXXVII), la faune (XXXVIII et X X X X ) , y prise novatrice dans le champ de la géogra-
compris les animaux << fantastiques (mais
)) phie des religions, cet ouvrage rassemble
pas imaginaires à la différence des voyageurs vingt-cinq contributions transversales structu-
qui ont cru voir à Madagascar des éléphants rées autour d’un même problème, celui des
et des girafes I) qui ont autrefois cohabité rapports entre religions et territoires.
avec l’homme, tels le tretmtrett-e(un lémurien Certes, l’idée de depart est partie d’un projet
géant ?), le mangarsadoc (un hippopotame fort ambitieux d e I’équipe pluridisciplinaire
nain ?)... La richesse et la précision des infor- (< Dynamique religieuse et pratiques sociales
mations, souvent uniques, nous incitent à contemporaines B ; il s’agissait de savoir en
l’indulgence pour certains de ses commen- quoi les manifestations religieuses jouent un
taires et de ses jugements à l’emporte-pièce rôle dans la construction du territoire et égale-
sur l’u immoralité n ou l’u irreligion D des ment comment les territoires ordonnent et
populations locales : vertus et vices des habi- structurent les manifestations d’ordre religieux.
Notes de lecture 173
À l’arrivée, le pari semble avoir été tenu dans luch). Cette dynamique peut aussi s e
la manière d e décrypter les faits religieux en construire, comme le montre Jacques Barou, à
les replaçant à chaque fois dans les espaces partir d e la naissance e t du développement
géographiques qui les singularisent en d’une revendication de territorialité islamique
Afrique noire, à Madagascar, en Amérique en France ; le processus d’affirmation identi-
centrale, en Mélanésie et en Extrbme-Orient. taire qui répondait d’abord à la prise d e
Trois axes, qui sont aussi des angles d’ap- conscience d’un intérêt collectif d’ordre social
proche complémentaires, permettent de com- a induit par la suite un phénomène de territo-
prendre l’importance des faits religieux dans rialisation progressive, passant de l’espace
les processus de territorialisation. culturel à l’espace sociopolitique. Ailleurs,
L e premier axe coordonné par Daniel Dory chez les bouddhistes lao en France, souligne
rassemble neuf études d e cas pour une Catherine Choron-Baix, la rupture des sys-
4 approche territoriale des faits religieux )). tèmes de relations et la perte des repères ter-
Les représentations du territoire par les ritoriaux, ainsi que de tout ce qui concourt à
acteurs sociaux révèlent les modalités mul- former l’identité sociale, ont créé une situa-
tiples de son occupation. Quatre contribu- tion d’atomisation, une transformation des
tions restituent la trajectoire historique sur rites e t une redéfinition d e la communauté
laquelle se construit cette territorialisation religieuse, dans une société urbaine éclatée ;
des faits religieux. La par@cularité topogra- mais ces territoires religieux peuvent btre les
phique peut, comme e n Egypte ancienne, lieux de pèlerinages, comme le montre Gis-
être liée au monde divin e t traduit la cohé- bert Rinshede ; leurs liens avec des év6ne-
rence du monde des hommes et du monde ments tels que les guérisons miraculeuses e t
des dieux (Michèle Broze) ; ce territoire peut les aspirations surnaturelles d’une part, la
être aussi Ia montagne comme chez les Maya géographie, la topologie sacrée et l’identité
des hautes terres du Guatemala, et Charlotte nationale d’autre part, ont donné à ces lieux
Arnaud s’interroge sur la symbolique des un attrait spirituel.
sommets, puisque cette montagne est non 11apparait ici que le territoire a partie liée
seulement une frontière territoriale, mais éga- avec le sacré et qu’il implique aussi, comme
lement la demeure des ancêtres. Dans le cas le montre Jeanne-Françoise Vincent dans la
d’Israël, l’espace territorial de la nation présentation de l’ouvrage, une notion de
semble reposer, ainsi que le montre Beaudoin domination.
Decharneux, sur une triple centralisation fon- Le deuxième axe, 4 Autochtpne et ancrages
datrice d e son idéologie : l’unité religieuse, territoriaux B , coordonné par Raymond Ver-
l’unité étatique et l’unité territoriale. Pour- dier, pose, à travers huit contributions, le pro-
tant, on peut aussi partir des mythes mélané- blème des conditions symboliques de
siens, comme le fait Joël Bonnemaison, pour l’installation et de la localisation des groupes
voir comment ceux-ci donnent la clé de I’ex- humains ; ces conditions symboliques peu-
plication du monde, à savoir que la terre est vent être le fait d’une divinité d e terroir,
une totalité sacrée dont les hommes sont une Nana Burunku, qui, du Ghana au Brésil en
composante parmi d’autres, de même nature. passant par le Togo, protège les villages ;
Les cinq autres contributions de ce premier cependant, toutes ces divinités, comme le
axe insisteront davantage sur la dynamique montre Jean-Claude Barbier, ne peuvent
actuelle des faits religieux dans les processus échapper à l’influence des grandes religions
de territorialisation ; elle peut s’appréhender prosélytes, et se trouvent dans cette alterna-
i travers les conflits religieux qui ont surgi en tive, soit se rétracter, soit s’ouvrir au bricolage
1990 entre luthériens de la population Rwa du syncrétisme.
de Tanzanie continentale e t qui est restituée Avec Véronique Arnaud qui analyse la
ici par Catherine Baroin ; elle peut s’apprt- conception du territoire insulaire villageois
hender également, de manière prospective, chez les Yami de Botel Tobago de Taïwan, et
en Pologne, où la coupure progressive entre Danielle Jonckers qui s’interroge sur les liens
deux rites, uniate et latin, peut préfigurer une entre territorialité et politique dans les socié-
partition en Ukraine occidentale et en tés initiatiques Bamana-Minyanka du Mali,
Ukraine orientale ; ceci dans la mesure où la on constate qu’une double articulation reli-
pratique religieuse (I’uniatisme) rend bien gieuse à l’espace explique l’importance des
compte d’une territorialisation de l’identité rites adressés aux divinités, dont les esprits
ukrainienne occidentale (Jean-Michel Smo- des ancêtres fondateurs, ainsi que la sacralité
174 Notes de lecture
du chef de terre descendant du premier occu- gion-territorialité implique, entre ces deux
pant. Ce qui permet aussi à Raymond i7erdier sphères, l’Clément de la durée et le sacrifice
de montrer, à travers l’exemple des Kabiye qui constitue le lien entre le monde de I’invi-
du Togo, ainsi qu’à Michèle Cros, avec les sible et le monde de la résidence ordinaire et
Lobi du Burkina Faso et de la Côte-d’Ivoire, du labeur productif.
I’étroite relation qui existe entre la possession Avec les analyses d e Francis Dupuy, sur les
de la terre, l’appartenance à la parenté et les rapports entre eaux e t croyances dans les
pratiques religieuses. Landes, en France, et de Françoise Neff, sur
On peut par ailleurs saisir, avec I’étude de l’expérience de demande de pluies dans un
Sylvette Denèfle sur l’hagiographie bretonne, village nahualt, au Mexique, o n comprend
les moments et les formes différentes d e la que l’importance d e la gestion rituelle des
conscience territoriale qui peut être celle de territoires s’explique par l’effort incessant
la fondation symbolique du territoire en tant entrepris par l’homme pour dominer la
que tel ou celle de l’expression de la distan- nature. C’est à travers les trajectoires histo-
ciation sociale entre l’espace et le territoire ; riques et sociales des sociétés q u e Jeanne-
d’autant plus que la Bretagne est marquée Françoise Vincent, pour le cas des
par la grande dispersion des lieux de culte et Mofu-Diamaré du Cameroun, et Jacky Bouju,
par la christianisation des pierres levées, des pour le cas des Dogon Karambé du Píali, sou-
sources et des cultes naturalistes préchrétiens lignent la sacralisation de l’espace, A l’origine
dans leur ensemble. de l’histoire de la formation du territoire, on
Cette manifestation symbolique d e la trouve également un autochtone, fondateur
conscience territoriale peut s’exprimer,, du clan comme chez les Mofu, et présenté
comme au Dar Fumung et au Dar For (Sou- encore de nas jours comme le premier occu-
dan), à travers les pratiques religieuses des pant du massif. Quant à René Carré, son
paysans qui recourent soit à un prêtre, pour ttude sur les femmes romaines, la deuxième
obtenir des pluies en quantités suffisantes guerre punique et l’enjeu du forum, montre
pour la production de céréales, soit à un spé- le caractère contradictoire de la représenta-
cialiste, Dambari, pour maîtriser les insectes tion et de la signification de la méfiance des
prédateurs qui s’abattent sur les récoltes hommes envers les femmes. Michèle Fiéloux
(Marie-José Tubiana). et Jacques Lombard s’interrogent, quant à
Enfin, l’analyse, par Annie Rouette, du pan- eux, sur le rapport complexe entre la notion
théon malgache des anciens dieux permet de classique du territoire d‘un royaume qui sert
comprendre la portée symbolique de l’action de modèle et la représentation par une com-
d e Sampy (fils du Dieu créateur tombé du munauté d e u. possédés >>, d e son terri-
((
ciel pour régir la terre), dans la protection du toire dans une ville en pleine expansion à
)),
royaume. L‘ensemble de ces études d e cas Madagascar ; ils montrent comment le terri-
montre que le territoire, comme lieu inscrit toire de chaque ensemble d’unités de parenté
dans le temps et dans l’espace, est non seule- s’organise autour d‘un certain nombre de
ment le lieu des vivants, mais aussi celui des marqueurs socioreligieux, objets d e libations
ancêtres qui humanisent le sol ; ce que Ray- et d’offrandes.
mond Verdier souligne d‘ailleurs avec force, Au-delà de toutes ces études de cas et des
puisque I’autochtonie est, selon lui, un mode analyses comparées d e la construction reli-
de pensée de l’être humain dans sa relation gieuse du territoire, se pose le problème sui-
au cosmos et aux éléments. vant d’ordre épistémologique : la géographie
Le troisième et dernier axe, pris en charge e n tant que savoir scientifique peut-elle resti-
par Jeanne-Françoise Vincent, cerne la ges-
(( tuer avec objectivité les faits religieux dans
tion rituelle des territoires à travers huit
>) leurs relations avec le territoire ? Daniel Dory,
études qui mettent en évidence la contribu- plus circonspect, fait référence d e la pleine
tion des croyances et des pratiques religieuses insertion de la géographie des religions dans
à la structuration des territoires. Celles-ci le champ des sciences des religions. Certes, le
s’expriment à travers des rites religieux fort géographe met en avant la notion de
denses, remarquables chez les populations du territoire ; celle-ci s’entend ici, selon Daniel
Centre et du Sud du Tchad, étudiées par Dory, comme une portion naturelle et/ou
Jean-Pierre Magnant ; tout comme chez les anthropisée de la surface terrestre (continue
Kotokoli du Togo, étudiés par Suzanne Lalle- ou discontinue) sur laquelle s’exerce un effet
mand, où la complexité de la dynamique reli- d e pouvoir, débouchant sur son appropriation
Notes de lecture 175
(ethnique, politique, linguistique). Or le terri- l’enfant selon les périodes : d’abord pure-
))
religions focalise-t-il son approche sur des concevoir que dans le contexte global de la
logiques sociales sans doute différentes des société, dont l’enfant doit être pleinement
logiques territoriales privilégiées par le géo- partie prenante. La société [doit] s’intéres-
((
graphe, dont certaines ont été rappelées dans ser à l’enfant pendant qu’il est enfant pour
l’ouvrage par Daniel Dory. I1 s’agit par consé- des raisons qui ne relèvent pas uniquement
quent pour l’anthropologue ou le sociologue de la sentimentalid, de la charité ou de
des religions ainsi que pour le géographe des I’éthique. L‘enfant fait partie de l’un des plus
religions de trouver des points de conver- grands groupes constituant la société. [...I
gence entre les deux regards sans que l’un ne Surtout dans les soci6tés industrielles ou post-
sacrifie e n rien à l’autre, au risque de tomber industrielles, où l’enfant tend à être considéré
dans le réductionnisme scientifique. par un nombre croissant de personnes comme
C’est pourquoi l’intérêt de cet ouvrage réside un animal de compagnie, un luxe ou encore
entre autres dans la réflexion qui y est engagée une source de désagréments, il est nécessaire
sur la nécessaire interdisciplinarité des savoirs. d’insister sur le fait que l’enfance fait partie
Abel Kouvouama intégrante de la société e t de sa division du
travail. D Non - cela va de soi - comme main-
d’muvre, mais parce que le travail scolaire
((
modèle qui a vocation à I’universalitk ((e Grâce à en escamotent plus ou moins la substance).
sa longue tradition de protection des droits de Ses articles, qui balaientà peu près exhausti-
l’homme, l’Europe peut -et doit -jouer un rôle vement les problèmes, peuvent se diviser en
majeur en aidant au progrès des droits de l’en- quatre groupes : 1) les objectifs e t les straté-
fant, partout dans le monde >, dit la préface de la gies, e n particulier la satisfaction des élé-
directrice générale de l’UNICEF). L‘enfant est ments vitaux de santé et d’alimentation, 2) le
ici envisagé selon la définition de l’article 1 de la renforcement de l’environnement adulte *
<(
Sont rapidement évoqués, de façon compara- politiques suivies (ou subies) e n Afrique
tive, les divers droits des enfants dans les aboutissent à la stagnation ou au démantèle-
législations des pays européens : l’enfant ment des systèmes scolaires publics, qui
devant les tribunaux, devant les engagements étaient déjà fort loin d’être ouverts à tous ?
politiques ou religieux, devant les institutions Ces belles déclarations sont-elles autre chose
de protection sociale (avec le cas particulier que des effets oratoires, générateurs de
de l’effondrement brutal de celles-ci dans les bonne conscience e t d’illusions, même si a
anciens pays socialistes d’Europe de l’Est). lieu un U suivi B international des plans ((
Sont plus sommairement évoquées les pro- d’action 1) promis par les Etats ? Certes, ceux-
blématiques des droits d e l’enfant dans le ci sont censés rendre des compres et pouvoir
domaine des droits civils, de la liberté d e cir- se faire reprocher leurs manquements, mais
culation, des problèmes d e l’adoption, du avec quelles sanctions autres que purement
mariage, du divorce, de la nationalité, des symboliques (et fort discrètes) ? Beaucoup de
obligations scolaires, du droit du travail ... grandes organisations qui se veulent: la u voix
Avec, en conclusion, le rappel d’un impres- des enfants n dans le monde se sont large-
criptible u droit à l’enfance s pour chaque ment investies dans la construction et la
enfant, ce à quoi chacun applaudira, sans trop popularisation de ces u instruments juri-
savoir ce que cela signifie concrètement.. . diques nouveaux. J’avoue avoir peine à les
))
Suit l’évocation des nombreuses facettes de suivre dans leur enthousiasme. Certes, pou-
son rôle par le médiateur (.ombrdsman .) voir stigmatiser publiquement un gouverne-
pour les enfants en Suède, dont la fonction ment indigne fait toujours plaisir, mais quels
est surtout, outre la coordination des diverses en sont les résultats pratiques ? J’attends
actions en faveur de l’enfance et l’information encore d’avoir vu un cas où la situation des
régulière du gouvernement, d’essayer d’inflé- enfants d‘un pays du Tiers Monde aura été
chir l’opinion publique dans tous les pro- effectivement améliorée du fait de la mise en
blèmes de société où les enfants sont application des proclamations de ces beaux
impliqués - bref, dit joliment Mme Louise textes. Dici là, il me semble qu’il ne s’agir,
Sylvander, donner un visage aux droits de
(( hélas, que d e vœux pieux. Bien sûr, je ne
l’enfant B. demande qu’à être démenti par les faits, le
Suivent en annexe les textes de la Recom-
(( plus tôt possible.
mandation 1286 (du 24 janvier 1996) de l’As- Yves Marguerat
semblée européenne relative à une stratégie
européenne des enfants ’I),puis la U Conven-
tion européenne sur les droits des enfants s Jean-Claude KAUFslANN
(ouverte à la signature des Etats depuis le L‘Entretieit cotnpréheusif
25 janvier 1996), enfin les 54 articles d e la fiditions Nathan, coll. u 128 B, no 137,
fameuse U Convention relative aux droits de Sciences sociales, Paris, 1996, 12sp.
l’enfant adoptée par l’Assemblée générale
des Nations unies du 20 novembre 1989. Qu’est-ce que la méthode d e U l’entretien
Tout ceci est bel et bon, à peu près exhaustif, compréhensif dont Jean-Claude Kaufmann
parfait pour décrire un monde harmonieux. Je indique dès l’abord qu’elle està la fois proche
n e doute pas que les petits Suédois en tire- et distincte d’autres méthodes et courants
ront de grands avantages. Mais, quand on a théoriques ? I1 s’agit d’une approche analy-
fréquenté les pays du Tiers Monde, à la fois tique reposant sur l’enregistrement d’entre-
comme observateur en tant que chercheur en tiens dont sont ainsi saisies toutes les
sciences sociales et comme acteur de terrain dimensions, tant explicites qu’implicites, ces
au profit des enfants de la rue, on ne peut dernières étant contenuYs dans les silences,
s’empêcher d’être un peu plus sceptique. Là les rires, les intonations. A cette méthode est
OÙles droits les plus tltmentaires de l’homme toutefois posée dès le départ la question de sa
adulte sont quotidiennement bafoués par validité épistémologique puisque l’entre-
C(
toutes les formes de la misère et d e I’oppres- tien semble résister à la formalisation métho-
sion, comment ne pas ressentir un vertige dologique [et être] fondé sur un savoir-faire
devant le gouffre qui sépare les réalités de la artisanal, un art discret du bricolage N et qu’il
Notes de lecture 177
des individus K ; dans cette perspective, la Le reste de l’ouvrage développe les aspects
compréhension d e la personne est un instru- méthodologiques de l’approche, du choix du
ment au service d e la compréhension du sujet et des idées d e départ, des lectures et
social (p. 23). L’entretien compréhensif relève de leur objet, du plan de travail, d e l’échan-
ainsi d’une théorie de la construction sociale tillonnage et de sa qualité (ce dernier (c doit
du réel qui s’oppose à la coupure entre objec- être soit représentatif ou s’approchant de la
tif et subjectif; la démarche qui le sous-tend représentativité, soit défini autour de catégo-
adhère à la théorie du moi partagé concen- ries précises n, p. 40), d e la grille de ques-
trant en soi toutes les contradictions sociales, tions, de la conduite des entretiens, du rôle
178 Notes de lecture
concret issu du terrain, qui est un savoir-faire discours portant sur la politique étrangère des
personnel s et l’approche compréhensive ne Etats-Unis, ce nouveau concept promis à une
peut guère être exemplifiée qu’à la première grande posterité. Dès lors, plusieurs penseurs,
personne de E( crainte de généraliser à partir surtout des économistes, s’en emparent et
de manières de faire qui paraissent trop per- font de lui la clé d e voûte de leurs raisonne-
sonnelles (p. 9).
)) ments. Certes, beaucoup d’analystes diver-
Patrick Pillon gent sur les formes d u * développement >, le
processus, les particularités ou les méthodes,
mais tous restent d’accord sur les caractéris-
Gilbert Rist tiques qui en forment le fond (cf. les caracté-
Le Développement.Histoire d’une croyance ristiques et la définition sus-énoncées), ou
occidentale plutôt, personne ne pense à les soumettre à la
collection u Références inédites B, critique ... Les analyses de l’auteur embras-
Presses de Sciences Po, Paris, 1996,427 p. sent quatre domaines qui s’interfèrent : les
principaux courants d e la pensée économique
L‘ouvrage de Gilbert Rist, Le Déuefoppement. (Rostow, Perroux, Seers, I’école de la dépen-
Histoire d‘une croyance occidentale, retrace, dance, la CEPAL, 1’Ujamaa...) ; les déclara-
comme le titre nous l’indique, l’historique d’un tions internationales émanant souvent d’une
concept fort utilisé, le E( développement n. des organisations du système des Nations
Dans un premier temps, I’auteur s’adonne au unies (Bandoeng, création des différentes
périlleux exercice d e la définition : e< L e agences des Nations unies dont la C N U C E D
développement est constitut d’un ensemble et le PNUD, transformation de la mission des
de pratiques parfois contradictoires en appa- trois u agences d e la Banque mondiale,
rence [...I
))
qui, pour assurer la reproduction NOEI, Agenda 21.. .) ;les rapports internatio-
sociale [...I, obligent à transformer ou à naux (rapport Dag Hammarskjöld, E( Notre
détruire, de façon généralisée, le milieu natu- Avenir à tous x, Défi Sud 11.. .) ; les concepts
Q
rel [...I et les rapports sociaux [...I en vue qui tentent parfois de concilier l~inconciliable
d’une production croissante [...] de marchan- (développement autocentré, besoins fonda-
Notes de lecture 179
buant à ce deuxième volume portant sur la mais on est loin d’un ensemble de cartes-
c( région 8 la plus vaste du monde - la région outils. Les cartes de végétation e n particulier,
Asie-Pacifique - est donc révélatrice de la du fait de leur taille très réduite (par exemple,
grande richesse d e cet espace sur les plans Viêt-Nam, p. 189, Laos, p. 165, Nouvelle Calé-
géographiques, humains, économiques et ins- donie, p. 416) tiennent plus de la mosaïque
titutionnels. que de l’outil cartographique. Dans le même
Les honnêtes hommes et femmes, scienti- ordre de faits, le lecteur est parfois perplexe en
fiques, étudiants et curieux ne devraient pas consultant les schémas rendant compte de la
manquer la lecture de cet ouvrage, alors que dynamique géographique : les schémas analy-
s’ouvre ce que certains appellent e l’ère du tiques, ou chorèmes B, apparaissent parfois
((
Pacifique ) t : Le lecteur ne manquera pas d’ap- simplistes, trop dépouillés par.rapport à la des-
précier les illustrations riches et variées : cription textuelle.
cartes, chorèmes, schémas, mais aussi photos, Deux livres en un volume. En effet, l’ouvrage
accompagnées par des commentaires précis et a pris le parti de séparer deux espaces :
compréhensibles. I1 n’est donc pas interdit de d’abord l’Asie du Sud-Est (Livre premier) et
rêver en parcourant ce volume - à l’heure des ensuite I’OcCanie (Liun second) qui se parta-
multimédias et autres CD, un ouvrage d e ce gent également le volume. Les deux mondes
poids se déguste sans être soumis aux aléas de coexistent mais ne font pas l’objet d’un com-
l’informatique, feuilletant 480 pages de texte mentaire de synthèse.
plutôt que faisant défiler des informations en
caressant une souris docile. Les étudiants - d e Liurepn”r :Asie du Sud-Est
toutes disciplines, car Ià aussi l’ouvrage mérite (( Une idée récente )), tel est le juste propos
son appellation <( universelle - devraient
)) brièvement commenté dans l’introduction de
être satisfaits de trouver une base de connais- cette première section d e l’ouvrage. Idée
sance et apprécieront sans doute le parti pris récente, car elle était liée à la définition d’un
d e rendre compte autant de l’enjeu d e la espace stratégique après la Seconde Guerre
modernité asiatique que des structures fonda- mondiale. E n fait, cette zone présente des
mentales et des racines historiques des trans- aspect spatiaux, culturels e t ethnologiques
formations récentes. tr&scomposites qui conduisentà une descrip-
I1 s’agit sans conteste d’un ouvrage très tra- tion contrastée de a l’Asie à deux faces D, où
vaillé dans sa conception d’ensemble (c’est un s’articulent continentalité et insularité,
projet mené sur une décennie). On trouve mondes sinises et indianisés, ktats centralisés
naturellement une bibliographie essentielle, e t mosaïques ethniques, mais aussi paysans,
qui a certainement nécessité des choix diffi- planteurs e t pionniers, métropoles massives
ciles, mais oh l’on peut regretter le manque de en cours d’expansion et campagnes abritant la
références d’ouvrages et de périodiques locaux plus grande part des populations. Quatre par-
- ceux produits dans les pays de l’ASEAN ou ties composent l’analyse de la région.
en Australie par exemple -, certes plus diffi- L‘Asie 2 deux faces. Elle est donc l’articulation
ciles d’accès mais utiles pour les non familiers d e la dimension continentale - ce qui est
de la région. Par ailleurs, un index des lieux et désigné par l’expression continent indochi-
((
des thèmes constitue un outil bien commode, nois - et d e l’espace insulaire ou des archi-
))
complétant naturellement les table des cartes, pels (Indonésie, Philippines, Malaysia, e t
des illustrations et des matières. Cependant, le Singapour) ; on remarquera que cette dualité
choix des photos n’étaye pas toujours le texte ; apparaît aussi pour l’Australie v i s - h i s du
pourquoi cant sacrifier aux clichés touristiques Pacifique. D’autres polarités se présentent :
plutôt que d’offrir davantage de documents monde bouddhiste et islam, riziculture domi-
utiles (photo aérienne de villages, activités nante et cultures de plantation, et d e façon
économiques.. .) ? moins drastique actuellement de 1’6tatisme et
D e façon plutôt surprenante pour un ouvrage du capitalisme. Les paysages e t paysanne-
<(
de géographie, la cartographie laisse souvent à ries sont marqués par le recul des forêts et
))
désirer. Les cartes sont petites, parfois étri- de I’essartage, et donc la progression de fronts
quées ;certes, les contraintes de production de pionniers, mais aussi par l’extension d’une
I’éditeur Belin ont dû peser lourd sur les agriculture plus intensive : zones irriguées,
rédacteurs. Ainsi, la carte de la p. 9 peut difici- plantations. La richesse agricole apparaît
lement servir de référence en tête d’ouvrage. comme la première condition du développe-
On retrouve des cartes au fil des chapitres, ment alors même que - sauf dans quelques
Notes de lecture 181
zones - la densité moyenne de population est avoir accentué le fort centralisme économique
bien inférieure à la Chine ou à l’Inde. De de la région de Bangkok, mais le pays devra
manière aussi déterminante pour le dévelop- tirer parti des atouts des fortes diversités des
pement, la mosaïque ethnique, la diversité régions périphériques du Nord (proche de la
des formes d’organisation traditionnefles et la Chine) du Nord-Est, frontière agricole, et
vigueur des mouvements mi8ratoires n’ont marche vers le Laos e t le Viêt-Nam, et du
pas empêché l’émergence d’Etats nationaux Sud, presque dans la mouvance de la Malaisie.
depuis plusieurs siècles ; pour le modèle de Le Viêt-Nam, émergence d’un nouveau dra-
sultanat comme pour les royaumes agraires, gon )),comme titre le chapitre ou les ressorts
les formes étatiques traditionnelles n’ont pas d’un nouveau développement ? La configura-
été rétives aux évolutions et aux transforma- tion de l’espace, u la palanque s , permet une
tions nécessaires pour s’adapter soit aux belle démonscracion géographique appuyée
périodes coloniales (ou quasi coloniales par un texte détaillé et dense, qui fait effecti-
comme au Siam), soit aux enjeux de la mise vement l’analyse des interactions entre
en place de processus de modernisation et de espaces et facteurs de transformation. Cam-
développement ainsi qu’à la société matéria- bodge, Birmanie et Laos font l’objet de cha-
liste contemporaine. pitres séparés, mais plus courts que les deux
L‘Asie du Sud-Est insulaire. Cette région qui grands pays de la péninsule. Pour autant, ils
rassemble plusieurs grands Etats qui structu- constituent des bases solides pour apprécier
rent la géopolitique asiatique présente des les enjeux mais aussi les handicaps et les défis
réalités complexes. Le mérite de cette partie d’un nouvel essor des processus de dévelop-
est de livrer des analyses approfondies et pement dans la région (on se souviendra que
contrastées de territoires certes marqués par ces trois pays ne sont pas encore membres de
l’insularité - encore que fort dissemblables l’ASEAN, situation susceptible d e changer
des insularités du Pacifique présentées dans avant la fin du siècle).
le livre 2 - mais particulièrement typés quant Enjeux et de%. Ils sont présentés de manière
à leurs structurations géographiques, leurs méthodique : autosuffisance alimentaire et
idencités nationales et leurs structures Ccono- équilibre Ccologiquc, progrès industriels,
miques. Nous trouvons quatre chapitres pour défis urbains et cohérence régionale. Le cha-
une fresque d’une grande diversité : de 1’In-
(( pitre 13 précise les enjeux du développe-
donésie le premier archipel du Monde a, à ment. Alors que les progrès économiques de
Singapour, U une cité-Etat insulaire a en pas- l’Asie du Sud-Est suscitent la réflexion des
sant par <( les Philippines, Orient de l’Asie s développeurs et des autorités de nombreux
et la N dualité territoriale n de lahifalaysia. La autres pays en voie de développement depuis
dimension économique de ces Etats ne peut une décennie, le chapitre en montre bien les
manquer d’impressionner : puissance démo- dimensions agricoles e t rurales (ressources
graphique, ressources naturelles, émergences naturelles), ainsi que les dynamismes de l’ar-
et diversifications industrielles, avec en sus tisanat et I’émergence industrielle. On peut
une présence diplomatique de plus en plus regretter que cette partie d e l’ouvrage n’ait
affirmée, comme l’atteste la conférence d e pu se donner les moyens d e présentations
l’organisation mondiale du commerce i Sin- graphiques des réalités économiques (réseaux
gapour en 1996 (mais n’oublions pas Bandung d e transport, flux d’investissement, etc.). Au
en Indonésie, déjà, en 1954 !). passage, le chapitre sur les métropoles en
Le continmt indochinois. Cette appellation crise et le nouvel ordre urbain aurait mérité
désigne le groupe de cinq pays, Thaïlande, d’avoir les illustrations qui soutiennent les
Birmanie, Laos, Cambodge et Vietnam. Les grands traits du texte : schémas, graphiques
présentations couvrent de façon remarquable ou même photos pour rendre compte des
les questions contemporaines. Au centre, la extensions de surface, des images de l’urba-
Thaïlande, présentée à juste titI;e comme un nisme vertical, des vides dans le système
grand pays rural, mais aussi un Etat constitué ...
urbain Les auteurs proposent des conclu-
U du village au Royaume s . La carte schéma sions sur dualité et bipolarité (p. 236) e t souli-
p. 140 semble particulièrement intéressante - gnent les enjeux stratégiques (les détroits, le
pour décrire les zones d’activités et les pôles repli américain).
de croissance, éclairant les profondes transfor-
mations liées à l’industrialisation. La construc-
tion d’un nouveau pays industriel semble
182 Notes de lecture
raître comme une expression aride d e et les bourgs languissants du bmk n. Les dif-
<(
îles et archipels-Etats, ayant le premier Océan tout avec la conclusion sur une histoire en
((
Joël BONNELIAISON, e Les lieux de quatre stations d’art rupestre, trois d e gra-
l’identité. Vision du passé et identité vures e t une de peintures, qui font l’objet de
cylturelle dans les îles du sud et du la présente publication. C e sont, tant par leur
centre de Vanuatu (Mélanésie) n taille que par leur nombre, des témoignages
Dans la civilisation traditionnelle du sud et modestes, surtout si on les compare à l’abon-
du centre de Vanuatu, l’identité culturelle dance des industries lithiques repérées dans
s’exprime au travers d’un nexus de lieux dont la même zone (plus de 150 sites). On peut
la somme crée un territoire politique, tandis donc affirmer la rareté des vestiges de mani-
que l’aire d’alliance s’organise e n étoile festations artistiques dans les régions étu-
autour d e lui. Si l’identité s’hérite par les dites. L‘examen et la publication de ces
lieux, elle se reproduit et s’approfondit à nouveaux sites, indispensables en tout état de
chaque génération par une mobilité de type cause, ont conduit à une série d’observations
circulaire qui se déroule sur les chemins d’al- assez nouvelles en art saharien : les gravures
liance. Les lieux et les itinéraires sont donc semblent en effet s’organiser en ensembles
au cœur de l’identité traditionnelle : l’homme structurés à caractère non narratif, dont l’op-
est un arbre enraciné mais ilappartient égale- position bœuf-girafe serait I’élément central.
ment à une pirogue errante ouverte sur le *Mots-clés : Tassili - Peintures rupestres -
vaste monde. On peut donc dire qu’il n’y a BGufs - Girafes -Mythes.
pas d’identité e n dehors des lieux d e la 4
Joël BONNEAIAISON, U. Places of identity : sent publication and are composed of three
the past and the cultural identity in the engraving stations and one painting station.
southern and central Vanuatu islands As far as their size and their number are
(Melanesia) ,, concerned, they are humble manifestations,
above all if they are compared to the great
In the traditional civilization of central and amount of lithic industries which were obser-
southern Vanuatu, cultural identity is expres- ved in the same region (more than 150 sites).
sed through nexuses of places, the sum of Therefore, it can be stated that artistic
which forms political territories, while areas of remains are scarce in the regions under study.
alliance are organized as stars around them.
T h e investigation and the publication of
If identity is inherited through places, it is these new sites which are necessary in any
also reproduced and deepened with each case led to a series of rather new observations
generation through areal mobility of a circular in Saharan art : as a matter of fact, cngravings
type, passing along the itineraries of alliance. seem to form assemblages of non-narratíve
Places and itineraries are in thc heart of tradi- type in which the main element would be the
tional identification : man is a tree rooted in antithesis of ox and giraffe.
the earth, but he also belongs to a moving
canoe opening on the open sea. Key-words : Tassili - Cave Art - Oxen -
Thus one can say that, if there is neither Giraffes - Myths.
identity outside the places of memory, nei-
ther is there a destiny without adventure or Jean-Yves MARCHAL,Vestiges of an
without a trip along the roads of alliance. ancient occupation in Yatenga (Upper
In this kind of society, traditional mobilily can Volta). Recognition of Kibga region >>
be defined as territorial. T h e routes followed T h e Yatenga region, in Northern Upper Volta,
over land or sea are appropriated by social abounds in archeological sites, traccs of former
group as if they were an extension of their villages. After indexing the vestiges found in
territories in the same way as places. T h e pre- the central part of Yatenga, the author dis-
sent-day circular mobility continues the old- cusses what may have been the way of life of
day territorial mobility. Today journey this ancient population, tries to estimate its
continues to be a manner of circulation and size and, consulting the information handed
two-way movement. It thus reconciles the down orally from generation to generation,
tree and the canoe. comes to the conclusion that we are in thc pre-
Key-words : Territory - Identity - Myths sence of a kibgu (or dogon) occupation which is
- Places - Mobility - Rootedness - thought to have ended in the X\:e century, after
Memory. several centuries in the same area.
Key-words :Yatenga - Upper Volta - Sites
Gerard QUÉCHON, Cave art in Termit
E(
- Dogon - Assimilation - Faidherbia d.ida.
and Dibella (Niger)
In Eastern Niger, the archaeological explora-
tion in the regions of Termit and Agadem-
Dibella made it possible to find out four cave
art stations which are the subject of the pre-
188 Résumés/Abstracts
Imprimeur N o 34011
Iniprìnzé en Frame