Rapport Maroc
Rapport Maroc
Rapport Maroc
Enzo DAUPHINOT
Chloé SPERANDIO
Depuis les années 2000, les villes marocaines ont connu de profondes mutations de
l’action urbaine et urbanistique dans le pays, qui s’inscrit désormais dans une logique
mondialisée et de partenariats public-privé. Cela a favorisé l’émergence de l’urbanisme dit
« de projet », qui ne signifie pas pour autant la convergence des villes vers un modèle unique
néo-libéral. Au contraire, ce modèle a pris des colorations différentes à chaque endroit, selon
des systèmes d’acteurs locaux complexes.
2
Table des matières
3
Présentation de la mission
Ce rapport s’inscrit dans la cadre d’un stage d’été réalisé pour Urbanistes du Monde
durant le mois de juillet 2015. Ayant pour but d’animer un réseau international d’étudiants,
de chercheurs, de professionnels et d’acteurs de la société civile dans les domaines de
l’urbanisme et de l’aménagement des territoires, l’ONG propose chaque année à des
étudiants de réaliser des enquêtes de terrain dans différents pays sur des problématiques
urbaines. Cette année, en partenariat avec le Conseil Français Des Urbanistes (CFDU), les
missions ont été confiées à 18 stagiaires étudiants sur 11 destinations différentes, réalisées
en autonomie autour de la thématique intitulée : « Quels métiers de l’urbain pour quelles
villes dans les pays du Sud en 2030 ? » ; et dans laquelle chacun approfondit une approche
particulière. Les résultats ont été présentés lors de son forum annuel du 26 au 28 août
2015 et ce rapport en constitue l’aboutissement.
D’après Aziz Iraki, alors que l’Etat a longtemps piloté un urbanisme « réglementaire »
poussé, cette méthode s’est vue progressivement dépassée par de nouveaux dispositifs et
l’arrivée de nouveaux acteurs. L’urbanisme traditionnel a ainsi opéré un glissement graduel au
profit de nouvelles formes d’action, en particulier avec l’introduction officielle par la
circulaire ministérielle n°254 du 12 février 1999 de l’instrument de la « dérogation » (c’est-à-
dire la possibilité de ne pas respecter les affectations décrites dans les documents d’urbanisme
si leur contournement permet de réaliser des investissements économiques, sociaux ou
urbanistiques plus facilement).3 On voit ainsi émerger un urbanisme dit « de projet » (parfois
« d’opportunité » pour reprendre l’expression d’Aziz Iraki, empruntée à Pierre-Arnaud
Barthel) qui se détourne assez largement des approches antérieures : contournement des
acteurs traditionnels (à savoir habituellement les services déconcentrés de l’Etat – agences
urbaines, wilayas, ministères – et les collectivités locales), aménagements d’îlots de villes
sans réflexion d’ensemble à l’échelle de la ville, partenariats public-privé. De fait, il existe
toute une gamme de réalités différentes allant de petits projets privés à des « mégaprojets »
royaux (« formaté[s] sur le registre du gigantisme et mis en scène grâce à une mobilisation
1
Elsa Coslado, « Avant-propos », Les Cahiers d’EMAM [En ligne], 20 | 2010, mis en ligne le 04 janvier 2012,
consulté le 15 août 2015. URL : https://emam-revues-org.acces-distant.sciences-po.fr/155
2
Sauf référence particulière, les personnes citées dans le corps du texte ont été rencontrées en entretien.
3
La circulaire ministérielle de 2003 (permettant de compléter le dispositif) indique la procédure et les critères
permettant d’établir une dérogation (http://www.crifes.ma/pdf/Proc%C3%A9dures/autorisations-
diverses/circulaire-derogation.pdf, consulté le 10 septembre 2015). Tarik Harroud nous explique que les critères
retenus sont généralement vagues et laissées en partie à l’appréciation des acteurs autorisant les dérogations.
5
remarquable des médias »4), mais ces nouvelles pratiques ont marqué une rupture pour les
acteurs en présence, qui sont encore en cours de recomposition.
4
Raffaele Cattedra, « Chapitre I. Les grands projets urbains à la conquête des périphéries », Les Cahiers
d’EMAM [En ligne], 19 | 2010, mis en ligne le 10 février 2012, consulté le 15 août 2015. URL : https://emam-
revues-org.acces-distant.sciences-po.fr/114
5
Hicham Mouloudi, « Les projets d’aménagement des fronts d’eau de Rabat (Maroc). Systèmes d’action et
stratégies d’acteurs », Les Cahiers d’EMAM [En ligne], 22 | 2014, mis en ligne le 31 décembre 2013, consulté le
15 août 2015. URL : https://emam-revues-org.acces-distant.sciences-po.fr/568
6
Hicham Mouloudi, « La mobilisation des acteurs locaux en réaction aux projets d’aménagement des fronts
d’eau de Rabat : Émergence de nouveaux acteurs et évolution des répertoires de l’action collective », L’Année du
Maghreb [En ligne], 12 | 2015, mis en ligne le 04 juin 2015, consulté le 15 août 2015. URL :
https://anneemaghreb-revues-org.acces-distant.sciences-po.fr/2406 ; DOI : 10.4000/anneemaghreb.2406
7
Ibid.
8
Aziz Iraki, Raffaele Cattedra et Olivier Legros, « Introduction », Les Cahiers d’EMAM [En ligne], 17 | 2009,
mis en ligne le 09 février 2012, consulté le 15 août 2015. URL : https://emam-revues-org.acces-distant.sciences-
po.fr/306
9
D’après Aziz Iraki, seuls 17 à 18 % des équipements planifiés se réalisent actuellement.
6
Cette « nouvelle génération de projets urbains »10 aux impacts spectaculaires semble
ainsi dessiner un schéma de convergence des métropoles marocaines vers un modèle
international de ville « néolibérale ». Pour autant, et sans nier l’influence de ces
transformations sur les acteurs urbains, il convient de s’interroger sur la façon dont ces
changements s’adaptent au contexte du pays, et même aux différents contextes locaux. En
effet, les transformations en cours ne créent pas d’uniformisation des modes de portages de
projets et de faire la ville. En effet, la culture réglementaire reste forte dans l’approche
urbanistique de l’Etat (Aziz Iraki), notamment dans une optique « sécuritaire » (Tarik
Harroud). Les projets urbains, bien que foisonnants et très variés, s’inscrivent dans le registre
de l’exception avec des systèmes d’acteurs ponctuels.11 Les grands projets sont plus
spécifiquement portés fortement par le roi, qui souhaite s’inscrire dans la modernité et donner
de la visibilité à son action. Enfin, les forces locales et citoyennes revendiquent des
conditionnalités politiques et sociales qui s’ajoutent à la mise en œuvre de ces projets, et font
parfois émerger des conflits d’aménagement12. Il s’agit dès lors d’un urbanisme de
« négociation », où les projets sont omniprésents mais prennent des colorations différentes
selon les endroits et en fonction des forces locales (Aziz Iraki).
Nous avons ainsi choisi deux exemples, à la fois représentatifs et limités, pour décrire
ces phénomènes. Rabat, avec le mégaprojet du Bouregreg, et Agadir illustrent en effet deux
systèmes de gouvernance de projets relativement opposés qui peuvent être significatifs des
tendances évoquées précédemment et des choix opérés, et dont il convient d’analyser les
facteurs. L’approche comparative des jeux d’acteurs, avec ses limites, permet ainsi de dégager
les enjeux essentiels des transformations de l’action urbanistique dans ces villes en particulier
et au Maroc, voire au Maghreb, en général.
Riche d’entretiens avec des chercheurs, des professionnels impliqués dans les cas
décrits et des personnalités politiques rencontrées sur place, représentant une palette
diversifiée mais néanmoins incomplète de la chaîne d’acteurs et d’observateurs impliqués qui
limite de fait la portée de notre analyse (nous n’avons par exemple malheureusement pas pu
rencontrer de représentants des collectivités locales de Rabat et de Salé), notre rapport est un
croisement des éléments récoltés sur les terrains et de ceux esquissés dans la littérature sur le
sujet. Il conviendrait de l’approfondir par un travail plus complet sur un panel plus large de
villes et/ou de projets au Maroc, afin de confirmer ou d’atténuer les hypothèses retenues dans
ce travail.
10
Isabelle Berry-Chikhaoui, « Les citadins face aux enjeux d'internationalisation de la ville. Casablanca et
Marseille : où est le Nord, où est le Sud ?», Autrepart 1/2007 (n° 41), p. 149-163. URL : www.cairn.info/revue-
autrepart-2007-1-page-149.htm (15 août 2015) ; DOI : 10.3917/autr.041.0149
11
Raffaele Cattedra, op. cit.
12
Hicham Mouloudi, 2014, op. cit.
7
I. Le projet du Bouregreg à Rabat-Salé : illustration d’un
mégaprojet royal où les pouvoirs locaux sont confisqués dans une
optique d’efficacité
8
Encadré 1 : Présentation du projet d’aménagement
de la vallée du Bouregreg
Dans sa totalité, le projet que nous présente Abdessamad Sekkal s’étend sur
une zone de près de 6000 hectares. Il est découpé en six séquences
complémentaires, dont les deux premières seulement sont en cours de réalisation
(les travaux ont été lancés en 2006). Les objectifs du projet sont multiples et permis
par l’emplacement stratégique de la vallée :
13
Hicham Mouloudi, 2014, op. cit.
14
Hicham Mouloudi, 2015, op. cit.
9
A. Les acteurs en présence
Ce projet est donc l’opportunité pour le chef de l’Etat de poser sa puissance – chercher
à « se légitimer » selon les mots d’Aziz Iraki – mais également d’améliorer la visibilité du
Maroc et de sa capitale (en faisant de Rabat un grand centre culturel et touristique) au sein du
pays et à l’international. Notamment en faisant appel à des architectes mondialement connus,
à l’instar de Zaha Hadid pour la réalisation du Grand Théâtre de Rabat.
Ce qui fait la force du projet Bouregreg est justement le fait que Mohammed VI s’y
implique personnellement, notamment en se faisant l’interlocuteur direct et privilégié pour les
investisseurs et capitaux étrangers. C’est lui qui a lancé l’initiative du projet, et tout est mis à
disposition pour en garantir la réussite (Tarik Harroud). C’est dans ce but qu’une institution
publique spécifique au projet a été créée : l’Agence pour l’Aménagement de la Vallée du
Bouregreg (AAVB).
15
Hicham Mouloudi, 2015, op. cit.
10
2. Une seule entité responsable : l’Agence pour l’Aménagement de la
Vallée du Bouregreg
À l’intérieur de cette structure, les communes ont surtout un rôle consultatif : leurs
représentants siègent au Conseil d’Administration de l’AAVB, tandis que leurs pouvoirs, sur
tout ce qui touche au projet, sont confiés à l’Agence. La création de cette entité permet
effectivement au roi de contourner les acteurs traditionnels, et par là même l’ensemble des
problèmes de gouvernance : fragmentation, corruption, désorganisation… tout ce qui rend
actuellement au Maroc les structures communales inefficaces, voire « défaillantes » pour
reprendre le mot de Tarik Harroud. Manuel Goehrs va plus loin, disant qu’au Maroc, « on ne
peut pas parler de gouvernance urbaine ».
Ainsi, l’AAVB puise sa légitimité à la fois dans son rapport direct avec le roi (et non
pas le Ministère de l’Habitat par exemple), mais également parce que les collectivités
territoriales elles-mêmes y trouvent leur compte. Preuve en est une phrase du maire de Rabat
concernant les plans communaux de sa ville16 :
16
« Intervention de Monsieur le Président lors de la présentation du plan de développement communal », site
internet de la mairie de Rabat, http://www.mairiederabat.com/discours.html (15 août 2015)
11
stratégie et des motivations qui l’animent. Aussi notre action durant le
mandat actuel du conseil s’est-elle fixée pour objectifs d’accompagner les
grands projets lancés par SM le Roi dans la ville et de contribuer, tant soi
peu, aux efforts de sa restructuration. »
C’est certes une confiscation des pouvoirs locaux, mais également une opportunité
pour ces villes de bénéficier de toute la publicité et visibilité garanties par de tels projets.
Ainsi que de nouvelles infrastructures et équipements, pour l’aménagement desquels les
communes seraient bien en peine de trouver les moyens (financiers, foncier, investissements,
etc.).
De plus, d'après Tarik Harroud, cette gouvernance particulière s'explique également
une agrégation de caractéristiques politiques et institutionnelles plus générales concernant la
commune de Rabat (cf. infra), qui se trouve être une collectivité affaiblie au regard des autres
acteurs en présence également en dehors du projet du Bouregreg.
Si le projet Bouregreg et l’AAVB sont parfois cités comme des modèles d’efficacité et
d’innovation17 par de nombreuses instances (sur le plan de l’exécution), il pose toutefois
certaines questions de légitimité. Raffaele Cattedra affirme que la « confiscation des pouvoirs
locaux […] sur les projets urbains » est une « spécificité du Maghreb », et le projet
Bouregreg n’est qu’un exemple parmi d’autres, même au Maroc, de cette confiscation.18
Parallèlement à ces questions de légitimités surviennent également des contestations au projet.
17
Abdessamad Sekkal nous a présenté un plan sans zonage mais par strates, et sur une base projet.
18
Raffaele Cattedra, op. cit.
12
B. Les limites de l’entité unique : la légitimité
Il semblerait donc que ce type de mégaprojets soit encore à la recherche d’un mode de
régulation accepté, la logique de gouvernance observée n’étant pas stabilisée. C’est ce que
montre notamment cette intégration progressive d’éléments « sociaux » ou « participatifs »,
mais ce toujours sans inclure les collectivités locales. Cela témoigne de la perpétuation du
processus de marginalisation des communes au Maroc. Malgré des avancées relatives de la
décentralisation, l’État, plutôt que de se pencher sur le renforcement (financier et humain) des
autorités locales cherche toujours à en contourner les défaillances ou à les mettre sous tutelle.
19
Hicham Mouloudi, 2015, op. cit.
20
Ibid.
13
II. Le portage de projets par la Commune Urbaine d’Agadir : le
« modèle » d’une structure communale non défaillante
14
A. Une administration locale qui utilise ses prérogatives
Contrairement à ce que peut laisser croire le cas précédent, le Maroc connaît bien un
mouvement de décentralisation, entamé à l’indépendance et avancé en particulier en 2002
avec une nouvelle charte communale. Ce mouvement fait même figure de précurseur si on le
compare au reste de l’Afrique21. Même si les communes doivent se partager les compétences
avec les services déconcentrés (dont les agences urbaines en matière d’urbanisme), elles
disposent de certaines marges de manœuvre garanties dans la législation, ce que nous
confirme Carole Guilloux. Mais en pratique, celles-ci ne sont pas utilisées à plein escient.
D’après Aziz Iraki, l’Etat continue ainsi souvent à exercer une tutelle sur les collectivités
locales (en particulier le roi et les préfets ou les walis). Les maires (les présidents des
communes) y sont soit contraints de manière officieuse, soit ils ne souhaitent pas utiliser leurs
prérogatives (Tarik Harroud), pour diverses raisons, mais notamment en raison d’un manque
de ressources et de confiance (Manuel Goehrs). Selon l’expression du chercheur David
Goeury, citée par Manuel Goehrs : « on peut ficeler les walis, à condition de bien connaître
les rouages institutionnels ». Ce sont donc les pratiques qui déterminent très fortement le
degré d’autonomie des élus locaux.
Ce leadership est tout d’abord personnel. Tariq Kabbage est en effet une personnalité
politique marocaine importante et expérimentée. Issu d’une grande famille de notables de la
région du Souss, il a participé au gouvernement dit d’alternance à la fin des années 1990 sous
l’étiquette de l’USFP (Union Socialiste des Forces Populaires). De plus, il cultive une
exposition médiatique qui a contribué à renforcer sa légitimité (Tarik Harroud). Son équipe
municipale est elle-même issue de la société civile : Mohamed El Halaissi, vice-président de
la Commune Urbaine en charge des finances et de la planification, a ainsi présenté le « club
de la ville », dont il est issu, comme une association faisant la promotion de la « bonne
gouvernance ».
21
François Yatta (sous la direction de), L’environnement insitutionnel des collectivités locales en Afrique, The
Cities Alliance, Cités et Gouvernements Locaux Unis d’Afrique, Septembre 2013, 122 p.
22
Fatiha Nakhli, « Cour régionale des comptes Agadir : la gestion des recettes communales bat de l’aile »,
L’Economiste, Edition n°4498 du 2015/04/06. URL : http://www.leconomiste.com/article/969599-cour-
regionale-des-comptesagadir-la-gestion-des-recettes-communales-bat-de-l-aile (15 août 2015)
15
constituent l’explication que les maires d’autres villes « n’aient pas résisté ». Le manque de
ressources humaines qualifiées ne semble en effet pas à déplorer ici. Le vice-président nous
explique que les savoir-faire ont été acquis grâce à des coopérations internationales (par
exemple avec des gouvernements locaux comme la ville de Nantes – ville jumelée – ou les
Îles Canaries, mais aussi avec des agences de développement comme la GIZ, qui est une
initiative allemande) et qu’ils dépasseraient parfois même ceux des ministères (notamment en
matière d’équipements urbains et d’environnement). De plus, il affirme avoir engagé une
« rationalisation » des dépenses budgétaires (non pas au sens de rigueur, mais
d’investissements ciblés dans la « proximité », tout en refusant de déléguer la plupart du
temps la gestion des services publics malgré les pressions).23 L’informatisation de l’ensemble
de l’administration communale a également été achevée. Enfin, aucun scandale de corruption
n’a jusqu’à présent terni la réputation du personnel politique. Mohamed El Halaissi explique
aussi que la coalition menée entre 2009 et 2015 a été conclue avec le Parti pour le Justice et le
Développement (PJD, islamiste) plutôt qu’avec un autre parti historique, certainement pas
pour une quelconque proximité idéologique, mais bien par souci de probité.
23
Malika Alami, « Rapport de la Cour des comptes Agadir : gestion chaotique pour la gare routière »,
L’Economiste, Edition n°3515 du 2011/04/25. URL : http://www.leconomiste.com/article/rapport-de-la-cour-
des-comptesbragadir-gestion-chaotique-pour-la-gare-routiere (15 août 2015)
24
Philippe Baudry, « Note : les grandes lignes de la fiscalité au Maroc », Ambassade de France au Maroc,
Service Economique Régional, 4 février 2014. URL : http://www.tresor.economie.gouv.fr/File/396831 (15 août
2015)
16
internationales (cf. encadré suivant). La gestion directe des terrains à lotir permet également
de négocier la construction de logements ou d’équipements avec des partenaires privés. 25
Après avoir établi un plan de projets structurants en 2006, la municipalité s’est lancée
dans la réalisation d’une série d’équipements26. En plus de nombreux équipements socio-
culturels et de maisons de quartiers, ainsi que l’extension de réseaux, cela concerne
notamment :
la mise en place d’un Bus à Haut Niveau de Services (BHNS) en site propre (en cours de
réalisation, dont le coût est estimé à près de 91 millions € pour la première phase, dont
l’étude de faisabilité a été réalisée avec l’aide de la ville de Nantes, et financée en partie par
le Ministères des Affaires Etrangères français) ;
25
Mohamed Ben Attou, « Agadir gestion urbaine, stratégies d’acteurs et rôle de la société civile : urbanisme
opérationnel ou urbanisme de fait ? », Insaniyat [En ligne], 22 | 2003, mis en ligne le 30 septembre 2012,
consulté le 18 août 2015. URL : http://insaniyat.revues.org/6881
26
Les projets nous ont été présentés lors de notre entretien avec Mohamed El Halaissi.
17
Au-delà de ses marges de manœuvre, c’est la tentative d’inscrire les projets dans des
plans d’urbanisme qui forme la singularité du cas gadiri, qui tente d’établir sa propre
planification urbaine. La mairie fait respecter les plans d’urbanismes ou, s’ils lui sont imposés
par les services déconcentrés, tente de les influencer pour les rendre plus conformes à ses
attentes. Ainsi, Mohamed El Halaissi nous a présentés différents plans portés depuis son
arrivée et garantissant principalement toute une série d’équipements et d’aménagements : un
« plan d’urgence » en 2005, un « plan de projets structurants » en 2006 et le plan communal
de développement (PCD) en 2009, certes rendu obligatoire pour toutes les communes, mais
dont la mise en place à Agadir a été une première pour une grande ville.
La comparaison proposée dans ce rapport comporte des limites. Les deux cas étudiés –
à Rabat un mégaprojet proposé et mené par le roi, et un modèle de gouvernance urbaine locale
à Agadir – s’inscrivent en effet dans des contextes et des territoires particuliers et aux enjeux
distincts. L’idée de cette comparaison est surtout de dépeindre un tableau qui soit plus nuancé
de la gouvernance des villes marocaines, dans des espaces aux prérogatives, géographies et
ambitions différents ; ces différences-ci expliquant en partie celles que l’on peut observer
dans le mode de gouvernance à l’œuvre.
Tout d’abord ce sont leurs statuts qui diffèrent entre les deux villes : Rabat a celui de
capitale administrative du Maroc, ce qui lui confère des prérogatives particulières. Au
contraire, Agadir détient un statut de commune urbaine de droit commun et c’est son
gouvernement local qui lui permet de détenir une certaine légitimité politique.
Si le statut de capitale de Rabat lui apporte de fait une importance et une attention
spécifique (notamment de la part du roi), son gouvernement n’est pas autonome dans les
textes, qui prévoient aussi un statut d’exception. La ville se trouve en effet être sous tutelle du
wali, même après la charte de 2002. Ce dernier est l'ordonnateur des dépenses pour la
municipalité, il doit valider son plan d'action et peut même gérer la ville en cas de défaillance
du conseil communal. Jusqu'aux dernières élections communales, ce conseil communal était,
par ailleurs, composé d'une majorité politique très fragile et son président de 2009 à 2015,
Fathallah Oualalou, de l'USFP, avait été désigné par une coalition hétéroclite, comprenant
certains élus du PJD. De plus, malgré la réforme de l’unicité de la ville de 2003 (prévoyant le
regroupement de communes en une seule autorité urbaine par ville, divisée en
arrondissements), l’agglomération est restée fragmentée en différents gouvernements urbains,
puisqu’il s’agit d’une conurbation regroupant les villes de Rabat, de Salé et de Témara (Tarik
Harroud).
La mairie d’Agadir en revanche tire le bénéfice politique de son action, qui n’est pas
réellement entravée par les textes (éventuellement dans les pratiques) et qui lui laissent la
possibilité d’exercer des compétences. Le territoire de la commune est également cohérent
avec celui de la ville. La réforme de 2003 l’a agrandi et a absorbé plusieurs communes
voisines dépendant de l’agglomération, gouvernée de ce fait de manière unifiée (Mohamed El
Halaissi) ; c’est par la pratique que l’équipe municipale en place a su s’affirmer, se légitimer
et s’autonomiser. Sur le plan politique, elle a néanmoins été défaite lors des dernières
élections communales, le 5 septembre 2015, pour des raisons variées qu’il conviendrait
19
d’analyser.27 Cela constitue évidemment une nouvelle donne pour les paramètres de
gouvernance et la gestion de la ville décrits précédemment.
Il demeure à Rabat une fragmentation très marquée entre Rabat même et ses voisines
directes, Salé au nord et Témara au sud. Capitale administrative, ville du roi, Rabat a toujours
été plus ou moins volontairement enclavée : la vallée du Bouregreg au nord, des coteaux
rocheux à l’est, une ceinture verte au sud, et l’océan à l’ouest. A l’instar de la ceinture verte,
Abdessamad Sekkal nous raconte que des initiatives royales pour « préserver » la capitale ont
permis de délimiter la ville, par exemple en faisant des quartiers entiers de villas et habitations
bourgeoises (Souissi, Ambassador). De ces limitations survient inévitablement une
augmentation du foncier, et donc un étalement urbain de plus en plus lointain et une forme de
« filtration sociale », selon Tarik Harroud. Déductions confirmées par la croissance quasiment
négative de la ville de Rabat28, au contraire de celle observée à Salé et Témara. C’est ainsi que
la pression foncière se répercute sur ces dernières, en en faisant des cités-dortoirs, où se
développent un grand nombre d’habitats économiques et informels. La ville multipolaire est
livrée, selon Abdessamad Sekkal, à de constants mouvements pendulaires de migrations –
engendrant des problèmes de logement, mais aussi de transport et de mobilité.
Agadir, à l’opposé, dispose d’un territoire très vaste. Il ne reste aujourd’hui quasiment
rien de la ville historique, détruite par un séisme en 1960. Elle aura été reconstruite deux
kilomètres plus loin du site d’origine, et suivant les principes de la charte d’Athènes. On y
trouve des rues larges bordées d’immeuble et pas de médina. On remarque également qu’il y a
moins de centralités qu’ailleurs ; les communes avoisinantes, rattachées à la Commune
Urbaine d’Agadir en 2003, ont dû être intégrées et équipées telle que l’était le reste de la ville,
de façon à ne pas créer de « fractures dans la ville » comme nous l’a précisé Mohamed El
Halaissi. Mohamed Ben Attou dira de la reconstruction de la ville qu’elle aura été un
« laboratoire d’urbanisme ». En outre, cette organisation a permis de ne pas subir la même
pression foncière qu’à Rabat, au contraire, « le marché immobilier est spatialement assez
étendu et concerne l’ensemble de l’agglomération »29.
27
Samir El Ouardighi, « Tariq Kabbage : ‘Pourquoi nous avons perdu Agadir et les élections’ », Medias24, 10
septembre 2015. URL : http://www.medias24.com/Elections-2015/157839-Tariq-Kabbage-Pourquoi-nous-
avons-perdu-Agadir-et-les-elections.html (10 septembre 2015)
28
Master Governing the Large Metropolis, Urban Governance: Field Study in Rabat and Casablanca, Ecole
Urbaine de Sciences Po, 2015, 84 p. URL : http://www.sciencespo.fr/affaires-
urbaines/sites/default/files/GLM_report_2015_web.pdf (15 août 2015)
29
Mohamed Ben Attou, op. cit.
20
C. Des destins divergents
Il existe une similarité de taille entre les deux villes : de nombreux investissements
dans le tourisme. Plus spécifiquement, c’est vers un tourisme de luxe que Rabat et Agadir
vont tendre : logements de haut standing, aménagements de marinas bordées de restaurants et
enseignes luxueuses ; mais également en multipliant les installations culturelles : telles que les
projets de musées à Agadir, ou le Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain à
Rabat, inauguré en 2014. Pour Isabelle Berry-Chikhaoui, ces projets « tablent sur des
opportunités d’investissements internationaux en particulier en provenance des pays du
Golfe », et visent tout à la fois des visiteurs étrangers et marocains.30 À l’exception du
tourisme cependant, les deux villes ne font pas l’objet de la même ambition.
Agadir s’est reconstruite, en se concentrant sur ses plus grandes richesses : la terre et
l’océan. Elle est la capitale régionale du Souss, riche plaine agricole, et une ville industrielle
dont le territoire vers les terres n’est pas encore limité. Ville portuaire, et l’un des principaux
ports d’exportation de la pêche au Maroc (selon Mohamed El Halaissi), Agadir n’en demeure
pas moins une grande station balnéaire. Finalement, l’ambition de la ville semble être celle
d’une métropole régionale de 460 000 habitants, « plaque tournante entre le Nord et les
provinces sahariennes »31.
30
Isabelle Berry-Chikhaoui, op. cit.
31
Mohamed Ben Attou, op. cit.
32
Master Governing the Large Metropolis, op. cit.
21
« vitrines », à l’instar du projet Bouregreg, renforçant l’image de « ville verte »33 que souhaite
se donner Rabat. Des mégaprojets royaux, dont on ne trouve guère d’équivalent à Agadir,
comme nous le confirme Mohamed El Halaissi.
Conclusion
Les limites apportées à la comparaison entre les cas de Rabat et d’Agadir renforcent
finalement la thèse d’une gouvernance de l’urbanisme au Maroc différenciée selon les
contextes locaux, les caractéristiques politiques, sociales, historiques et géographiques des
villes se renforçant mutuellement pour aboutir à des équilibres singuliers. Plus que sur des
modes spécifiques de faire la ville, les exemples étudiés précédemment renvoient à des
questionnements plus généraux sur la gouvernance urbaine, qu’on retrouve également dans
d’autres villes ou d’autres programmes.35 Hicham Mouloudi, analysant le cas de Rabat, estime
ainsi centrales les problématiques suivantes : « la question de la démocratie représentative et
participative ; celle de la confrontation des légitimités ; et celle, enfin, des conflits – et de leur
éventuelle régulation – entre intérêts particuliers et intérêt général ».36
33
Le slogan de « ville verte » se retrouve notamment sur le site internet de la mairie de Rabat.
34
Hicham Mouloudi, 2015, op. cit.
35
D’autres exemples de systèmes d’acteurs nous ont été rapportés en entretien à titre de comparaison. De plus, le
cas de Casablanca, tout comme les programmes de villes nouvelles font l’objet d’une importante littérature
scientifique.
36
Hicham Mouloudi, 2014, op. cit.
22
Ainsi, c’est tout d’abord le rôle de l’Etat qui est à interroger. Ce dernier reste en effet
omniprésent et réinvente ses modes d’action, d’autant plus face à une fragmentation de ses
interlocuteurs urbains. Concernant l’action monarchique en particulier, la nouvelle
constitution de 2011 a permis de rebattre les cartes et de clarifier certaines compétences :
Tarik Harroud estime ainsi que le roi s’est légèrement retiré du secteur de l’économie. Mais
c’est surtout l’ambiguïté du processus de décentralisation qui amène à une diversité des
pratiques et des contextes politiques locaux.
Au-delà des arguments qualitatifs, certains chercheurs et analystes estiment que c’est
le processus de décentralisation lui-même qui serait ralenti aujourd’hui, suite à une ouverture
plus poussée dans la décennie passée. Tarik Harroud et Manuel Goehrs soulignent à ce titre le
manque de mise en œuvre ou de concrétisation d’expérimentations, telles que la « stratégie de
développement urbain » lancée par le ministère de l’intérieur dans les années 1990, les
initiatives nationales et locales de développement humain (INDH et ILDH) dans les années
2000 ou encore certains dispositifs inclus dans les PCD (tels que le diagnostic participatif)
abandonnés aujourd’hui. Certains facteurs conjoncturels comme la montée du PJD au fil des
élections laissent Manuel Goehrs penser qu’une recentralisation s’explique par la volonté de
contrer la mouvance islamiste.
37
François Yatta (sous la direction de), op. cit.
38
Echkoundi Mhammed, Hicham Hafid, « Régionalisation avancée : Le Maroc : Une nouvelle gouvernance
territoriale en gestation », Le Matin, 2 juillet 2015. URL : http://www.lematin.ma/journal/2015/regionalisation-
avancee_le-maroc--une-nouvelle-gouvernance-territoriale-en-gestation/227112.html (18 août 2015)
23
Ainsi, en matière d’urbanisme et d’aménagement, il est possible de voir perdurer,
voire se développer des services déconcentrés ou des structures ad hoc. Selon Raffaele
Cattedra, la nature de la décision en matière de grand projet plaide pour une telle
recentralisation.39 Néanmoins, nous pouvons également formuler l’hypothèse que les
communes vont se saisir de leurs prérogatives de manière croissante et qu’elles gagneront en
légitimité et en autonomie à l’avenir. La commune d’Agadir serait alors précurseur dans cette
optique. En effet, le manque de formation des cadres et des élus, qui n’ont pas souvent un
niveau d’études supérieurs, comme le rappelle Mohamed El Halaissi, pousse le centre à une
« approche paternaliste » (selon les mots de Mohamed Mouaqit, repris par Manuel Goehrs).
Dans cette interprétation, l’Etat investit là où les structures communales sont défaillantes.
Dans tous les cas, les années à venir seront intéressantes à étudier dans cette
perspective, où le système d’acteurs continuera à se recomposer. C’est enfin la question de
« qui pense la ville » qui semble centrale au-delà de qui y agit ou qui la régule. Cette pensée
globale et intégrée constitue encore un enjeu à venir pour les villes marocaines (Aziz Iraki),
les stratégies étant encore souvent développées selon une logique sectorielle (Tarik Harroud).
Le rôle des pouvoirs locaux (et notamment celui des niveaux de collectivité non étudiés ici)
reste ainsi à étudier, notamment dans la perspective de prise en compte du fait métropolitain.
L’enjeu démocratique d’une pensée de la ville semble également central pour l’avenir et
différents aspects mériteront une attention toute particulière (rôle de la société civile,
pratiques locales, ouvertures politiques formulées par le roi, rôle et évolution des acteurs
privés).
39
Raffaelle Cattedra, op. cit.
24
Liste des personnes rencontrées
25
Références
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Remerciements
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