Le Best Seller Revue Critique de Fixxion Francaise Contemporaie.15
Le Best Seller Revue Critique de Fixxion Francaise Contemporaie.15
Le Best Seller Revue Critique de Fixxion Francaise Contemporaie.15
Le best-seller
dirigé par Michel Murat, Marie-Ève Thérenty
et Adeline Wrona
La Revue critique de fixxion française contemporaine est une revue scientifique à vocation
internationale qui accueille des contributions portant sur la littérature contemporaine
française d'après 1980. Ouverte à la littérature de France comme à celle de la Francophonie,
cette revue bilingue associe universitaires et écrivains dans une réflexion sur les formes que
prend aujourd'hui l'écriture. Tournée vers l’époque charnière entre le XXe et le XXIe siècle, la
revue acceptera des contri-butions rédigées indifféremment en français ou en anglais et
s’efforcera de s’ouvrir à un vaste champ d’écrivains et d’approches.
La revue est en libre accès. Seuls les auteurs sont censés s'inscrire.
SOURCE : http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/issue/view/25
No 15 (2017)
Le best-seller
dirigé par Michel Murat, Marie-Ève Thérenty
et Adeline Wrona
SOMMAIRE
Présentation
Etudes
Le best-seller, entre standardisation et singularisation
Mathieu Letourneux
Lylette Lacôte-Gabrysiak
Amélie Chabrier
Sylvie Ducas
Cécile Rabot
Du best-seller aujourd'hui
Olivier Bessard-Banquy
“On ne sait jamais rien du sort d’un livre”. Théorie et pratique des best-sellers
Alexandre Gefen
Les algorithmes rêvent-ils de best-sellers ?
Essai de cartographie poétique automatisée de romans francophones à succès
Pierre-Carl Langlais
Oriane Deseilligny
Marine Siguier
Jérôme Meizoz
Tristan Leperlier
Bounthavy Suvilay
Carte blanche
Le best-seller comme contrainte
Thierry Crouzet
Entretien
Michel Murat
(Re)Lire
Relire “La Madone des sleepings”
Paul Aron
Michel Murat, Marie-Ève Thérenty, Adeline Wrona
PRÉSENTATION
1 Le best-seller, c’est ce que lisent les gens. Les livres qui trouvent leur public, un large
public, et qui se vendent, ne représentent qu’une petite partie des livres édités, et une
partie plus étroite encore – et contestée – de ce qui est reçu sous le nom de littérature.
Mais ils constituent la masse principale de la consommation de livres, le terme étant pris
dans son sens intellectuel autant que dans son sens marchand. Ce constat vaut pour tous
les genres d’ouvrages, et sans doute pour toutes les aires culturelles. Il vaut pour la
fiction de langue française, à laquelle sont consacrés les essais et les témoignages que
nous présentons ici. Le succès parfois imprévu de ces livres, quels que soient les
processus de médiation, montre qu’ils répondent à une attente. Pour ceux qui les lisent
et le plus souvent les achètent, ils présentent un intérêt ; ils ont un sens.
2 Nous n’avons donc pas à nous demander lesquels de ces livres sont, comme nous
dirions, lisibles, ni quels sont les plus originaux et les mieux écrits, ni si Anne Gavalda
ou Michel Bussi valent mieux que Katherine Pancol ou Grégoire Delacourt. Nous devons
les lire et essayer de comprendre ce que leurs lecteurs y trouvent. Livres et lecteurs sont
pris dans une économie marchande dont il faut décrire le fonctionnement. Mais les
lecteurs ne sont pas des victimes passives et abêties qu’il faudrait arracher à leur
aliénation. Ils font usage de leur jugement ; ils veulent aussi, en sujets économiques
rationnels – ce qu’ils sont pour une part – en avoir pour leur argent.
3 Pour un universitaire français, envisager ainsi la question du best-seller n’est pas facile.
Il faut accepter l’idée qu’un tel sujet n’a rien de marginal. Il faut se dégager de la routine
professionnelle qui nous fait mesurer tout écrit à l’aune de la littérature « digne de ce
nom », et envisager la culture de masse en fonction des critères de la haute culture. Il
faut aussi lutter contre notre propension nationale à juger de tout par catégories
binaires, centre et marge, vraie culture et sous-culture, ce qui permet de faire comme s’il
n’y avait rien entre les deux – rien entre Proust et la collection Harlequin. Or les best-
sellers se trouvent précisément entre les deux, dans cet espace difficile à penser de la
culture moyenne, qui est aussi celui des usagers de la démocratie. Nous pouvons nous
aider de la réflexion de nos voisins anglophones sur la culture middlebrow, en
particulier aux Etats-Unis où la communauté nationale ne dispose d’aucun héritage
classique. La culture moyenne mérite non seulement des débats de principe, mais une
approche empirique ; il faut commencer par la prendre au sérieux.
4 Comment définir le best-seller ? Les articles que nous avons réunis apportent à cette
question des éléments de réponse particulièrement variés, cernant un champ de
pratiques autour du livre à grand succès. Comme phénomène social, le best-seller
mobilise en effet une extrême diversité de discours : le best-seller est ce que l’on désigne
comme tel, dans les discours de la critique savante, qui « élisent » de façon
paradoxalement négative les livres ayant droit à cette appellation, leur reconnaissant le
succès tout en leur déniant la valeur littéraire (Matthieu Letourneux1), ou bien dans les
espaces de médiation de la lecture, comme les bibliothèques publiques réservant un
rayon aux « Nouveautés », qui sont toujours les livres les plus vendus (Cécile Rabot).
Décrire les best-sellers, c’est donc à la fois réunir des données chiffrées, qui, à partir
4
4. Est-il possible de passer de cette thématique à une poétique ? On a souligné
l’impossibilité d’établir un code du genre, en raison de la dispersion de l’offre. En
revanche il est frappant de constater que beaucoup de ces livres manient avec une
certaine maîtrise les procédés de la narration moderne. Leurs auteurs ne sont pas
ignares ; les propos qu’ils tiennent dans des entretiens et qu’on lira plus loin montrent
qu’ils y ont réfléchi. La métalepse, l’intertextualité, la mise en abyme n’ont guère de
secrets pour eux, ce qui suppose aussi que ces procédés soient relativement familiers à
leurs lecteurs. Un roman comme La Fille de papier de Guillaume Musso est entièrement
construit sur la métalepse : un personnage de fiction fait irruption dans la vie du
romancier qui l’a créé ; comme c’est un être de papier, sa vie dépend de la conservation
matérielle d’un exemplaire unique, qui devient bien entendu l’objet de la quête. Nombre
de ces auteurs ont une culture qui n’est pas très différente de celle d’Annie Ernaux ; ce
sont des licenciés de lettres nourris de poétique structuraliste (ou de ses retombées dans
l’enseignement secondaire : depuis les années 2000 la nouvelle de Julio Cortazar,
« Continuité des parcs », modèle canonique de la métalepse fictionnelle, est devenue un
classique du lycée). Quant aux lecteurs, beaucoup d’entre eux ont été formés par la
littérature de genre, en particulier la fantasy et ses dérivés, où règne une intertextualité
à plusieurs niveaux et où sont en vigueur des procédures souvent sophistiquées de
construction d’intrigue. Ce sont aux yeux de ces lecteurs des procédés romanesques,
séduisants ou piquants, beaucoup plus que des gages de littérarité. Il n’en reste pas
moins qu’un tel penchant pour les procédés narratifs sophistiqués ou paradoxaux
pourrait être une spécialité du style français : le cas de Joël Dicker, qui en fait un brillant
usage, fournit un argument dans ce sens. Ce trait, dont il ne faut pas exagérer la portée,
procède vraisemblablement de la convergence entre une tradition nationale qui valorise
la réflexivité et l’ironie, et une formation plus académique que pratique des écrivains,
dont la plupart ont échappé aux ateliers d’écriture : nous voici reconduits, une fois
encore, de la poétique du best-seller à la construction sociale de ce qui a cours sous ce
nom.
NOTES
1
Les
mentions
entre
parenthèses
renvoient
par
le
nom
de
l’auteur
aux
articles
du
dossier.
2
Christian
Salmon,
Storytelling.
La
machine
à
raconter
des
histoires
et
à
formater
les
esprits,
Paris,
La
Découverte,
2007.
3
Henry
Jenkins,
La
Culture
de
la
convergence.
Des
médias
au
transmédia,
Paris,
Armand
Colin/Ina,
2013.
5
Le best-seller, entre standardisation et singularisation
4 On voit qu’un tel glissement se traduit aussi par un retournement des signes. Tandis
qu’un industriel ou un commerçant se targueront de leurs bonnes ventes, dans le
discours des critiques universitaires ou médiatiques, la notion de best-seller tendra à
être associée à des connotations négatives, comme si la quantité de livres écoulés
pouvait être l’indice d’une indignité littéraire. Cela explique que, dans la bouche de la
critique littéraire, le terme de best-seller ne désigne pas n’importe quelle meilleure
vente, mais certaines d’entre elles : les romans plutôt que les autres types de produc-
tions5, et les fictions peu légitimées plutôt que les œuvres plus reconnues ayant joui de
ventes importantes. Ainsi, tandis qu’ils représentent régulièrement les grands succès
de la rentrée, les prix Goncourt sont rarement présentés comme des best-sellers, parce
que le système des prix prétend imposer une logique littéraire contre celle du marché
– quand bien même, comme l’a montré Sylvie Ducas, cette prétention obéirait elle-
même à des stratégies commerciales6.
5 Dans cette perspective, le mot best-seller entre en résonance avec d’autres termes, qui
engagent le même réseau connotatif : littérature à vapeur, littérature industrielle,
romans à onze sous, dime novels, penny dreadful, et même, en un sens, romans de
gare, romans de mercerie, romans de colportage… historiquement, dès qu’un terme
associe la littérature à ses conditions de commercialisation, c’est pour en affirmer le
caractère démonétisé. Non seulement l’œuvre est réduite à une marchandise, mais elle
est soupçonnée de dénaturer le goût du lecteur en le détournant des véritables
productions artistiques. On connaît l’origine de cette idée, préparant le terrain du
modernisme littéraire : c’est la querelle du roman-feuilleton, dont les enjeux sont
synthétisés par Sainte-Beuve dans son essai sur la “littérature à vapeur”7. La logique
marchande et démocratique que portait en elle la culture médiatique a imposé de
redéfinir la valeur distinctive en affirmant la transcendance de l’art contre ses
conditions de production et de consommation. Pendant un peu plus d’un siècle, la
mythologie de l’artiste ou de l’écrivain concevant son œuvre indépendamment du
marché va structurer tout à la fois les discours critiques, esthétiques, auctoriaux et
médiatiques, produisant, au sens fort, une idéologie, dans la mesure où un tel discours
sert à masquer une réalité imposant de plus en plus de liens entre art, marchandise et
médiatisation.
6 C’est cette lecture idéologique qui l’a emporté dès l’origine dans les discours français.
Ainsi Bernard Faÿ écrit-il dès 1928 que “La France possède les moyens de lancer ou de
récompenser un livre qui ne dépendent pas du suffrage de la foule. Le prix Goncourt,
ceux de l’Académie […] suffisent à donner à un auteur une réputation et un appui
efficace”. Ce n’est pas le cas, selon lui, de l’Amérique où “le seul critérium est la vente.
L’aristocratie des écrivains n’est séparée des barbouilleurs de papier que par leur
faculté à produire des best sellers”8. Plusieurs éléments doivent être retenus de cette
définition. Le premier tient aux connotations immédiatement négatives du terme en
France, lequel s’explique par la continuité et la vivacité des débats entre art et
commerce depuis le feuilleton jusqu’au modernisme9. C’est pour cette raison que les
critiques ont conservé le terme original, afin d’en marquer l’origine culturelle et
d’opposer le commerce américain à la culture élitiste européenne. Ainsi, dès 1913, Le
Gaulois fait du best-seller l’un des traits définitoires du “Yankee, ce démocrate
nouveau riche”10. Et en 1927, la Revue des deux mondes évoque “cette institution
spécialement américaine qu’est le best seller”, y voyant une caractéristique du génie
mercantile de cette Nation (c’est “une nécessité commerciale”)11. Mais dans la
7
Matthieu Letourneux Le best seller, entre standardisation et singularisation
définition de Bernard Faÿ, un autre trait caractéristique doit être retenu, celui d’une
“aristocratie” se distinguant des “barbouilleurs”. Le best-seller ne se confond pas avec
les dime novels ou les pulps, avec lesquels il possède toutefois des traits communs, en
ce qu’il a la faculté de “produire davantage de ventes”. Il n’est pas tout à fait le tout-
venant des productions populaires ; il en est la forme exceptionnelle.
7 Il reste une manifestation de ce rapprochement entre best-seller et littérature popu-
laire dans l’emploi que fait la presse du terme, même quand le journaliste prétend en
assurer la défense. Ainsi Le Point trace-t-il le portrait d’”une catégorie de livres qui
rendent de bonne humeur : les best-sellers à la française, efficaces et bien torchés, qui,
la nuit, nous incitent à l'insomnie afin de les retrouver, tant ils sont divertissants”12.
Quant au Figaro, il remarque que “certains [best-sellers] sont calibrés pour séduire le
grand public : une belle histoire rondement menée avec de multiples rebondissements
et qui se termine bien, le plus souvent. De la littérature de divertissement. Roman
policier, comédie sentimentale, ouvrage de méditation... Il y en a pour tous les
goûts”13. L’application de recettes, le désir de divertir, l’emprunt aux conventions de la
littérature de genre ou, plus généralement, aux imaginaires sériels, seraient ainsi des
traits d’un genre de livres, le best-seller, qui en appliquerait mieux que tout autre les
codes.
8 Le lien tracé très tôt avec les procédés de la littérature populaire explique qu’on ait pu
décrire le best-seller comme un hypergenre regroupant les diverses “formula stories”
pour reprendre l’expression heureuse de J. G. Cawelti14. Dans les publications anglo-
saxonnes, le pas est souvent franchi. Ainsi en est-il de l’ouvrage de Scott McCracken,
Pulp, Reading Popular Fiction, qui débute par une étude d’ensemble du best-seller
(chapitre I) avant d’examiner tour à tour la “detective fiction”, la “popular romance”,
la “science fiction”, etc., faisant du terme une catégorie englobante des récits de
genre15. De façon moins systématique, l’étude grand public que Lisa Adams et John
Heath consacrent au best-seller établit dans sa structure un même lien entre forme
romanesque standardisée et succès de librairie en examinant tour à tour les récits
d’aventures et d’amour, et en prenant soin de montrer la proximité qui existe dans ce
domaine entre les best-sellers de fiction et de non fiction16.
9 Il est vrai qu’aux États-Unis et en Grande-Bretagne, les récits de genre occupent
largement les meilleures places des ventes17. Avec des auteurs comme Danielle Steel,
James Patterson, Lisa Gardner, Clive Cussler, Nora Roberts ou John Grisham, la liste
des numéros 1 américains de l’année 2017 présentée dans le New York Times ne
comportait par exemple entre janvier et juillet que des récits de genre. Et si le champ
littéraire français est réputé laisser une place plus importante à des auteurs moins liés
aux grands genres traditionnels, la réalité est plus contrastée : si l’on additionne les
fictions traduites (polars nordiques, thrillers américains), les œuvres liées aux succès
cinématographiques (en particulier dans le domaine des fictions young adults) et les
auteurs à succès de romans noirs français (comme Fred Vargas ou Franck Thilliez), la
part de la littérature de genre apparaît considérable. D’autant que, par-delà les
romanciers qui revendiquent écrire dans un genre, il est frappant de constater que la
critique rapporte très fréquemment les auteurs de best-sellers à des genres populaires
– de préférence délégitimés. Ainsi un article du Point décrit-il les œuvres de Musso et
Lévy en prenant soin de les réduire aux recettes de la littérature sentimentale18,
Katherine Pancol et Gilles Legardinier sont de la même façon rapprochés de la comé-
8
Matthieu Letourneux Le best seller, entre standardisation et singularisation
die sentimentale (ou, pour ce dernier, du roman “feel good”, sans doute par contagion
avec la “feel good comedy” cinématographique), et un Bernard Werber, malgré ses
réticences, sera présenté comme un écrivain de science-fiction. Derrière le genre, c’est
évidemment l’application de conventions sérielles qui est visée.
10 Pourtant, la dynamique du best-seller contredit cette idée d’une standardisation.
Même quand l’ouvrage revendique son appartenance à la littérature de genre, son
succès lui donne en lui-même une signification qui le fait sortir en partie de la
configuration architextuelle dans laquelle il s’inscrit. Les lecteurs ne l’appréhendent
pas comme un texte de genre parmi d’autres, mais comme une œuvre saisie dans sa
singularité, soit qu’ils considèrent par exemple l’auteur comme un parangon du genre
apprécié plus que tout autre (on pense par exemple à Stephen King), soit au contraire
qu’ils y voient une figure atypique (c’est l’effet qu’avaient produit les premiers best-
sellers de chick lit pour les amateurs de littérature sentimentale), soit qu’une partie
d’entre eux lisent l’œuvre sans la rapporter à la série architextuelle qui la porte
(Hunger Games et les romans de Bernard Werber ne sont sans doute pas lus par la
plupart comme des récits de science-fiction). Il y a ainsi, dans la notion même de best-
seller, l’idée d’une sérialité problématique, contrariée par un processus de singulari-
sation qui peut être largement produit par le lectorat lui-même.
11 De fait, qu’ils s’inscrivent ou non dans un genre, la plupart des romanciers sont appré-
ciés par les lecteurs fidèles qui voient en eux des figures auctoriales identifiées, hors de
la série qui les porte. Ainsi, nombreux sont les amateurs de Guillaume Musso, de Fred
Vargas, de Danielle Steel ou de James Patterson qui en lisent fidèlement tous les
ouvrages. Le retour régulier des mêmes auteurs dans les listes des meilleures ventes
est la preuve de cette fidélité à un auteur. Sur internet, les sites et les forums de
discussion énumèrent les qualités des auteurs et détaillent le plaisir pris à les lire19.
Conscients de ce phénomène, les éditeurs insistent sur l’originalité de leurs auteurs,
dont le nom s’affiche en grandes capitales sur les couvertures. Ils invitent ainsi à en
collectionner les œuvres, à travers des présentations constituant le romancier en série
(typographie du nom identique d’un livre à l’autre, illustrateur récurrent, etc.20).
Certes, on a pu dire que l’originalité des best-sellers était limitée à des renouvelle-
ments cosmétiques de formes conventionnelles au style stéréotypé. C’est par exemple
la position d’un John Sutherland, et pour partie celle de Scott McCracken21. De même,
Jodie Archer et Matthew L. Jockers s’en tiennent à l’idée d’un code et de recettes, et
prennent soin par exemple de souligner, calculs à l’appui, que la prétendue originalité
du sujet sadomasochiste de Fifty Shades of Grey restait marginale dans un roman
dominé numériquement par les thèmes sentimentaux, comme dans un roman
d’amour traditionnel22. L’impression d’originalité tiendrait à des effets superficiels
orchestrés par l’éditeur et les médias ou, comme le pense John Sutherland, à la
capacité des auteurs à estimer quelles sont les vogues du moment.
12 Dans cette tension entre singularisation et standardisation, on reconnaît certains des
traits de l’esthétique middlebrow, terme qui désigne une littérature moyenne, acadé-
mique, que les tenants de la modernité ont pu condamner comme une forme de
littérature inauthentique mimant les tics de la littérature légitimée pour mieux
resservir des conventions sérielles, en affublant d’un style clinquant (précieux,
moderniste, cosmopolite, fragmentaire, behavioriste…) et de hardiesses thématiques
(idées philosophiques, moralisme, provocations) des intrigues conventionnelles et des
9
Matthieu Letourneux Le best seller, entre standardisation et singularisation
10
Matthieu Letourneux Le best seller, entre standardisation et singularisation
marie dans un même récit les principes de l’enquête et ceux de l’érudition ésotérique,
il en renouvelle l’attrait, à travers une œuvre plus accessible que Le nom de la rose
d’Umberto Eco, qui fut aussi un best-seller quelques années auparavant.
15 Enfin, les lecteurs peuvent être plus généralement sensibles à des effets de signature.
Cette signature peut reposer sur la mise en place d’un monde familier – tel l’univers
récurrent de Fred Vargas ou de Patricia Cornwell, avec leurs scènes attendues (les
rencontres que fait Adamsberg dans son quartier, le verre de vin que se verse Scarpetta
une fois rentrée chez elle). Elle peut également se révéler à travers des caractéristiques
formelles : les effets d’érudition de Dan Brown ou la dimension spéculative des récits
de Bernard Werber en sont des exemples. Elle peut enfin s’incarner à travers une voix
auctoriale : c’est une caractéristique des romanciers humoristiques (Legardinier,
Aurélie Valognes), des auteurs qui adoptent un style complice, proche de la chronique
(comme dans la chick lit) et d’écrivains middlebrow comme Amélie Nothomb ou
Frédéric Beigbeder, pour lesquels la multiplication des formules faisant allusion à des
traits autobiographiques familiers à l’amateur, produit un effet de signature.
16 On le voit, de telles logiques de singularisation s’apparentent davantage à une forme
de maniérisme qui ne contredit pas nécessairement l’idée selon laquelle les œuvres
resteraient pour l’essentiel conventionnelles. Cette tension entre sérialisation et sin-
gularisation est sans doute un trait essentiel du best-seller. En effet, pour qu’un livre
puisse séduire le plus grand nombre, il faut qu’il possède des traits conventionnels
(parce que ce sont eux qui sont par définition les plus intégratifs). Mais pour séduire
un large public, il faut aussi faire saillance, et l’œuvre doit posséder des traits
atypiques qui la font, littéralement, sortir du lot.
17 Ce double mouvement, faire saillance et obéir à des principes standardisés, est carac-
téristique de la société de consommation, qui s’est imposée au XXe siècle. En ce sens, il
n’est pas étonnant que la culture du best-seller soit née aux États-Unis à la fin du XIXe
siècle, c’est-à-dire au moment même où s’inventent dans ce pays les principes qui
commandent à la consommation moderne : recherche du public le plus large possible,
standardisation des marchandises, mais aussi publicité et médiatisation du produit32…
Dès l’entre-deux-guerres, la culture marchande repose sur la tension entre des
logiques de standardisation et des nécessités de singulariser ces marchandises. À bien
des égards, le best-seller est l’expression littéraire de cette culture de consommation
qui le fait naître. S’il couvre un espace courant des romans de genre, manifestation
fordiste d’une culture populaire standardisée33, aux productions middlebrow, caracté-
ristiques des tentatives des classes moyennes pour introduire de la distinction au sein
d’une culture massifiée, c’est qu’il correspond largement à ces nouvelles pratiques de
consommation de masse. Mais dans la mesure où il s’agit aussi de productions
discursives – de textes – alors ces marchandises disent aussi quelque chose de la
culture de cette collectivité qui les consomme. Autrement dit, elles peuvent apparaître
comme l’expression des représentations de leur société.
18 Les caractéristiques du best-seller ne peuvent être détachées de son statut de produit
d’une culture de consommation. Certes, le best-seller est une marchandise, mais en
étant évalué et commenté, il acquiert de l’importance dans l’espace social. Autrement
dit, cette marchandise culturelle, une fois échangée, lue et discutée, circule et génère
du discours autour d’elle. Et de fait, le succès d’un ouvrage est souvent l’occasion de
débats largement relayés dans la presse. On se souvient des discussions qu’avaient
11
Matthieu Letourneux Le best seller, entre standardisation et singularisation
suscitées les ventes d’Harry Potter, expression disait-on d’un retour du goût pour la
lecture chez les plus jeunes, ou les réflexions dans la presse sur les pratiques culturel-
les crossover (partagées par les adultes et les enfants) à la suite du succès de plusieurs
romans young adults (Harry Potter, Hunger Games, Twilight) ; et récemment, les
considérations sur le pessimisme des jeunes lecteurs avaient accompagné le succès de
Hunger Games, de Divergente et des best-sellers dystopiques pour la jeunesse. Plus
généralement, la médiatisation des œuvres, qu’elle soit organisée par les éditeurs, par
la presse ou même par la publication des listes de livres elles-mêmes, joue un rôle
dans leur succès, en produisant ce même type de débats autour des œuvres. À cet
égard le rôle joué aux États-Unis par l’Oprah’s Book Club et les autres émissions
littéraires dans les ventes de livres a maintes fois été souligné34. Il a contribué à définir
dans l’espace public une façon d’évaluer les textes, en mettant l’accent sur l’émotion et
l’immersion, et a imposé une lecture référentielle des textes, mettant l’accent sur les
usages thérapeutiques des livres ou sur les sujets sociétaux qui y étaient abordés35.
C’est un même rôle que joue la critique journalistique en traitant certaines fictions à
succès comme les symptômes de mutations sociales plus profondes (du pessimisme
des jeunes avec les dystopies à la pornification de la société avec la mom porn). Mais
dans ce genre de situation, la presse ne fait que médiatiser des discours qui se
développent en amont dans l’espace public, en accompagnant la circulation des textes.
19 Autrement dit, le bruit produit par les œuvres n’est pas le seul résultat de la program-
mation des éditeurs ou de la caisse de résonance médiatique, même si celles-ci jouent
un rôle essentiel. Il dépend de la masse des discours produits : bouche à oreille,
commentaires, jugements… Le succès comptable des ventes est la conséquence de
cette existence de l’ouvrage dans l’espace public. Toutes ces paroles contribuent au
succès de l’œuvre, quand bien même, comme dans le cas d’E. L. James ou avant elle de
Paul-Loup Sulitzer, ce serait pour la dénigrer et manifester des désaccords entre ce qui
est lisible et ce qui ne l’est pas.
20 Ainsi peut-on penser que le best-seller n’est un phénomène culturel et médiatique que
parce qu’il est aussi un phénomène social. De fait, les ventes d’un best-seller ne sont
possibles que parce qu’il séduit un public diversifié, autrement dit parce que, circulant
dans les différentes strates de la société, il devient un objet de discours collectif. Dès
lors, par-delà les stratégies marketing et la viralité médiatique, ce qui fait le succès du
best-seller c’est fondamentalement son existence dans l’espace public. Consommé par
une frange importante de la population, présent matériellement dans les boutiques et
les foyers, et évoqué dans les médias, il devient le support de tout un ensemble de
discours et d’interactions. On le commente, se le prête ou se l’offre, on énonce des
jugements sur ses lecteurs, etc. Il est un objet chargé de signification sociale et en tire
une part importante de son attrait, puisque le lire (ou refuser de le lire), c’est entrer
dans le jeu collectif. Non seulement le roman est l’objet de commentaires, mais il
devient bien souvent le support de discours sociétaux plus généraux ou de débats
médiatiques. Et si, par-delà sa signification strictement littéraire, il est un objet
culturel c’est, à l’intersection des acceptions de la notion de culture, comme réalité
sociale et esthétique.
21 On peut alors penser qu’il existe plus largement un lien entre le best-seller et les
questionnements et les tensions qui agitent la société qui le produit. C’est cette dimen-
sion sociale des ouvrages à succès qui intéresse Eva Illouz dans son étude sur Fifty
12
Matthieu Letourneux Le best seller, entre standardisation et singularisation
13
Matthieu Letourneux Le best seller, entre standardisation et singularisation
récit une forme délibérative : violence légitime des Nations occidentales menacées et
nécessité de maintenir une logique démocratique s’expriment dans les technothrillers
de Tom Clancy, libération sexuelle et limites à apporter à la transgression dans la
mom porn et une part de la bit lit, foi dans la démocratie et crise des institutions dans
les thrillers… Il y a une dimension délibérative dans la dynamique narrative du best-
seller – et en particulier du best-seller de genre – qui s’explique sans doute par le fait
que, manipulant des stéréotypes qui sont le produit d’une société tout entière, avec ses
tensions, ses contradictions et son histoire, il doit négocier aussi avec ses héritages
polémiques. Et même quand le récit tranche entre ces différentes positions (et il lui
arrive la plupart du temps de trancher au terme du récit), il les a laissé entendre dans
le corps du texte. Twilight affirme peut-être un modèle chrétien et conjugal de
sexualité, mais il exprime aussi une forme de sexualisation des imaginaires de
jeunesse qui caractérise notre société ; et Hunger Games se veut sans doute une
dénonciation des dispositifs médiatiques contemporains, mais il apparaît en même
temps lui-même comme un de ces dispositifs producteurs d’une forme de plaisir
virtuel proche de ceux qu’il prétend dénoncer.
24 C’est pour cette raison également que le succès d’un best-seller entraîne souvent
l’apparition d’une série d’épigones – lesquels peuvent à leur tour devenir des best-
sellers : formulant des tensions déjà présentes dans le discours social, mais leur
donnant soudain une forme lisible, le best-seller offre des récits qui peuvent à leur
tour aisément être absorbés par les productions culturelles, engendrant des courants
d’œuvres à succès qui se cristallisent en genres médiatiques : chick lit, bit lit, mom
porn ou dystopies young adults sont autant de genres qui se sont imposés après le
succès d’une œuvre, semblant manifester cette logique d’absorption des motifs des
best-sellers par le discours social, au point de constituer progressivement de nouveaux
genres littéraires38. Mais on ne répète pas assez la dimension sociale de ces succès,
renvoyant à chaque fois à une manière de dire le monde, à une façon de le faire
signifier.
25 On le voit, l’une des originalités du best-seller, qui en expliquerait en partie le succès,
serait sa faculté à mettre en scène les tensions sociales de l’époque qui le suscite. Cela
tient à sa position particulière, au croisement des logiques marchandes et littéraires,
qui en fait l’expression de cette culture de consommation qui en est à l’origine. Dès
lors, le best-seller serait l’une des manifestations esthétiques les plus caractéristiques
de cette forme culturelle qui s’est progressivement imposée. Cherchant à séduire le
plus grand nombre, il épouse les discours collectifs ; manipulant les stéréotypes des
productions sérielles, il hérite de leurs imaginaires sédimentés et des tensions
dialogiques qu’ils portent en eux ; objet lui-même de commentaires et de discours, il
apparaît également chargé d’une forme de socialité qui déborde du texte pour affecter
son contexte de consommation. Dès lors, loin d’en affaiblir le propos, le recours aux
conventions stylistiques en renforcerait l’efficacité discursive, en privilégiant un
langage commun, manifestation de la sédimentation des rapports de force agitant le
discours social. C’est paradoxalement parce qu’il emploie le vocabulaire conventionnel
des fictions sérielles, et parce que, à travers ces dernières, il charrie les idéologies du
temps, que le best-seller apparaît au lecteur non comme la simple application de
formules, mais comme une œuvre qui rend compte de son époque, en donnant une
valeur sémantique nouvelle aux conventions sérielles. Reste que, malgré la tentation
manifestée par la critique de réduire le best-seller à une logique du ressassement, il
14
Matthieu Letourneux Le best seller, entre standardisation et singularisation
apparaît que celui-ci s’inscrit au contraire dans une esthétique de la nouveauté qui
met en jeu des questions d’écriture – réinterprétations des codes des genres visités,
hybridation des conventions, effets de signature – auxquelles le lecteur sériel est
sensible, au point de surinvestir la nouveauté de l’œuvre et l’originalité de l’auteur.
Cette originalité peut être évaluée suivant des termes très éloignés de ceux qui
prévalent pour les productions de la littérature légitimée. Il s’agit ici bien souvent de
resémantiser des modèles préexistants ; et même quand elle est stylistique ou narra-
tive, l’invention s’appréhende avant tout via des dynamiques référentielles. Ce qui est
évalué, ce sont en effet d’abord les logiques intertextuelles et architextuelles,
l’incarnation de la persona de l’auteur dans l’œuvre, l’émotion suscitée, l’efficacité
diégétique et le discours sur le monde. On peut y voir un malentendu sur les fonctions
de l’art et sur sa valeur telle qu’elle s’est affirmée dans la littérature restreinte – au
moins telle qu’elle prévalait avant le déclin des esthétiques modernistes. On peut y
voir aussi un autre usage des textes, communicationnel et délibératif, au cœur des
dynamiques sociales et culturelles qui font le succès des œuvres. Dans cette
perspective, on comprend que la valeur des best-sellers puisse si souvent tenir à leur
faculté à mettre en scène les imaginaires d’une époque en même temps qu’ils
expriment les dissensions qui la traversent. S’ils reformulent les conventions du
temps, s’ils emploient le vocabulaire commun des genres, et avec lui, les tensions qui
traversent la société, les best-sellers connaissent le succès grâce à la position qu’ils
tiennent dans l’espace public à un moment déterminé qui leur permet d’exprimer, aux
yeux du lecteur, l’image de cette collectivité, de ses représentations et des débats qui
l’agitent. Les étudier revient alors à questionner la culture non suivant le paradigme
moderniste de la grande œuvre mais à partir de la trame d’une série de récits pensés
comme les expressions individualisées des représentations collectives. Dans cette
perspective, l’importance de l’œuvre tiendrait moins à ses qualités intrinsèques qu’à ce
qui se perçoit, à travers elle, et qu’à ce que le public de l’époque lit en elle.
Mathieu Letourneux
Université Paris Nanterre
NOTES
1 On retrouve ici le changement majeur que repère Yves Michaud dans L’art à l’état gazeux, Paris, Stock, 2003.
2 Par exemple ceux de Jodie Archer et Matthew L. Jockers, The Bestseller Code, Anatomy of the Blockbuster
Novel, New York, Saint Martin’s Press, 2016, et ceux de Grandville Hicks, “The Mystery of the Best Seller”,
The English Journal, vol. 23, octobre 1934.
3 On notera le présupposé libéral au fondement de l’analyse des auteurs qui implique qu’il existe un marché du
roman idéal et abstrait dans lequel la valeur seule des textes expliquerait leur succès ou leur échec
indépendamment des rapports de forces économiques, médiatiques, politiques ou sociaux – bref, des
conditions de production et de consommation.
4 C’est du moins ce que semblent en partie promettre des ouvrages comme The Making of a Bestseller de Brian
Hill et Dee Power (Chicago, Dearborn, 2005), qui cherchent dans une multitude de témoignages et
d’entretiens des modèles à suivre, à destination de “la prochaine génération d’auteurs” (suivant les termes du
paratexte éditorial).
5 En été, la plupart des meilleures ventes sont assurées par… les cahiers de vacances scolaires.
6 Comme Sylvie Ducas le rappelle, le prix littéraire “constitue un récit de la sensibilité littéraire de son époque,
mais il est aussi le reflet et l’agent et des mutations du lisible à l’ère des industries de la culture qui est la
sienne”. Sylvie Ducas, La littérature à quel(s) prix ? Paris, La Découverte, “Cahiers libres”, 2013.
15
Matthieu Letourneux Le best seller, entre standardisation et singularisation
7 Sainte-Beuve, “De la littérature industrielle”, Revue des deux mondes, septembre 1839. Les débats autour du
roman-feuilleton ont été rassemblés et étudiés par Lise Dumasy, La querelle du roman-feuilleton, Grenoble,
ELLUG, 1999.
8 Bernard Faÿ, “Vue cavalière de la littérature américaine contemporaine”, Revue hebdomadaire, 12 mai 1928.
9 Walter B. Adamson, Embattled Avant-Gardes, Modernism’s Resistance to Commodity Culture in Europe,
Berkeley, University of California Press, 2007.
10 B. Van Vorst, “Aux États-Unis – Héros de romans”, Le Gaulois, 5 août 1913.
11 Édouard Champion, “Le livre aux États-Unis”, Revue des deux mondes, mai 1927.
12 Franz-Olivier Giesbert, “Au royaume des best-sellers”, Le Point, 14 mars 2013, http://www.lepoint.fr/livres/
au-royaume-des-best-sellers-14-03-2013-1690952_37.php (consulté le 10 juillet 2017).
13 Mohammed Aissaoui, “Les dix best-sellers à lire cet été”, Le Figaro, 2 juillet 2017,
http://www.lefigaro.fr/livres/2017/07/02/03005-20170702ARTFIG00040-les-dix-best-sellers-a-lire-cet-
ete.php (consulté le 10 juillet 2017).
14 John G. Cawelti, Adventure, Mystery and Romance ; Formula Stories as Art and popular Culture, Chicago,
The University of Chicago Press, 1976.
15 Scott McCracken, Pulp, Reading Popular Fiction, Manchester et New York, Manchester University Press,
1998.
16 Lisa Adams et John Heath, Why We Read What We Read, Naperville, Sourcebooks inc., 2007.
17 Pour une étude de l’importance de la littérature de genre dans les productions des États-Unis, on peut se
reporter à l’article de Marc Verboord, “Market logic and cultural consecration in French, German and
American bestseller lists, 1970–2007”, Poetics, 39, 2011. Pour le domaine britannique, on lira l’article de
John Feather et Hazel Woodbridge, “Bestsellers in the British Book Industry 1998–2005”, Publishing
Research Quarterly, septembre 2007, 23-3.
18 “Surfant sur la vague des livres à l’eau de rose, les deux auteurs utilisent une formule efficace”, Sophie Legras,
“Guillaume Musso et Marc Lévy, la guerre continue”, Le Point, 23 décembre 2015.
19 Le jugement des lecteurs est loin d’être toujours dépourvu d’ironie, mais même lorsqu’ils soulignent qu’ils ne
sont pas dupes de la valeur des œuvres, ils en décrivent aussi les traits qui, selon eux, en font l’attrait :
émotion, divertissement, plaisir, justesse de l’écriture.
20 Les couvertures de James Patterson ou de Danielle Steel font série, comme en France celles de Gilles
Lagardinier, avec leurs chats, ou d’Aurélie Valognes, avec leur tissu vichy.
21 John Sutherland, Bestsellers, Popular Fiction of the 1970s et Scott McCracken, op. cit.
22 The Bestseller Code, op. cit.
23 Sur la culture middlebrow, on lira l’ouvrage de Shelley Rubin, The Making of Middlebrow Culture, Chapel
Hill et Londres, The University of North Carolina Press, 1992.
24 Jean-Marie Seillan, Le roman idéaliste dans le second XIXe siècle. Littérature ou “bouillon de veau” ? Paris,
Classiques Garnier, 2012, <Études romantiques et dix-neuviémistes>.
25 Tom Perrin, The Aesthetics of Middlebrow Fiction, New York, Palgrave Macmillan, 2015.
26 Albert Thibaudet, “Le roman de l’aventure”, NRF, 1er septembre 1919 : Pierre Benoit en fut la principale
cible, mais André Armandy ou Maurice Dekobra eurent à subir le même type de critiques dans l’entre-deux-
guerres.
27 D’autres traits repérés par Beth Driscoll sont cependant moins pertinents : le middlebrow correspond selon
elle à une culture féminine et est révérent envers la culture des élites. Ce dernier point en particulier est loin
d’être toujours vrai des best-sellers (Beth Driscoll, The New Literary Middlebrow, New York, Palgrave
Macmillan, 2014).
28 Dans l’entre-deux-guerres, il a existé de nombreux auteurs de genre qu’on pourrait qualifier de middlebrow,
comme A. E. W. Mason, Arthur Quiller-Couch ou Pierre Benoit.
29 Historiquement, les éditeurs de collections populaires s’en tenaient d’ailleurs à des tirages identiques d’un
livre à l’autre, preuve qu’ils concevaient leurs romans comme interchangeables pour un lectorat fidèle avant
tout à la collection.
30 Dans un entretien avec le Telegraph, Salman Rushdie avait par exemple affirmé qu’il n’avait “jamais rien lu
d’aussi mal écrit parmi les livres qui ont été publiés. Cela ferait passer Twilight pour Guerre et paix” (“I've
never read anything so badly written that got published. It made 'Twilight' look like 'War and Peace”, Chris
Irvine, “Sir Salman Rushdie: 'Fifty Shades of Grey makes Twilight look like War and Peace'“, The Telegraph,
9 octobre 2012).
31 L’idée d’une confrontation polémique au cœur du récit sentimental a été développée par Julia Bettinotti et
alii, La corrida de l’amour. Le roman Harlequin, Montréal, UQAM, 1986.
32 Sur ce développement précoce de la culture de consommation, voir Susan Strasser, Satisfaction Guaranteed ;
the Making of the American Mass Market, Washington, Smithsonian Books, 1989 ; et William Leach, Land
of Desire ; Merchants, Power, and the Rise of a New American Culture, New York, Vintage Books, 1993.
16
Matthieu Letourneux Le best seller, entre standardisation et singularisation
33 Sur les relations entre littérature de genre, collections populaires et fordisme, voir Matthieu Letourneux,
Fictions à la chaîne, op. cit.
34 Sur l’influence de l’Oprah’s Book Club sur la liste des best-sellers, voir Richard J. Butler et alii, “From
Obscurity to Bestseller : Examining the Impact of Oprah’s Book Club Selections”, Publishing Research
Quarterly, hiver 2005.
35 Beth Driscoll, op. cit. et Timothy Aubry, Reading as Therapy; What Contemporary Fiction does to Middle-
Class Americans, Iowa City, University of Iowa Press, 2011.
36 Eva Illouz, Hard romance. Cinquante nuances de Grey et nous, Paris, Seuil, 2014.
37 Ces positions peuvent varier suivant les pays et les publics. Tandis que les thrillers américains peuvent
privilégier des positions conservatrices ou réactionnaires (on pense à Tom Clancy, mais on pourrait citer
Clive Cussler ou Dean Koontz), bien des auteurs européens (par exemple Fred Vargas ou Stieg Larsson)
favorisent des positions de gauche reflétant également une certaine forme de consensus social.
38 C’est pour cela qu’il importe de ne pas chercher à produire des définitions transcendantes des genres
médiatiques, mais au contraire de les saisir comme des réalités inscrites dans un contexte socio-historique
déterminé. Sur ces questions, voir Matthieu Letourneux, “Le genre comme pratique historique”, Belphégor,
14, 6, <Sérialités>, https://belphegor.revues.org/732.
17
1984-2016 : 32 ans de best-sellers en France
1 L’étude des best-sellers est parfois un peu décevante en ce que les livres qui se vendent
le plus sont toujours un peu les mêmes et rarement ceux qui suscitent le plus de
curiosité ou d’intérêt littéraire. Pourtant, il en va des best-sellers comme de la plupart
des produits culturels populaires, ils représentent quoi qu’on en pense le reflet d’une
culture partagée. Ils constituent également ce qui permet à l’édition, en tant qu’indus-
trie, de continuer à exister grâce aux bénéfices engendrés.
2 Il existe beaucoup d’articles dans des périodiques grand public ou professionnels mais
quasiment pas de travaux universitaires sur les best-sellers1. Cela est sans doute dû en
grande partie à la rareté des sources les concernant. En effet, avant 2004 et la mise en
ligne d’Edistat2, seul Livres Hebdo, hebdomadaire des professionnels du livre,
proposait, depuis 1984, une compilation annuelle de meilleures ventes. Afin de pouvoir
produire des données chiffrées sur ces meilleures ventes, nous avons constitué une base
de données en partant de ces compilations. En plus des informations disponibles dans
Livres Hebdo (référence de l’ouvrage, genre, nombre d’exemplaires vendus, année),
nous avons décidé de faire figurer d’autres informations dans la base pour chaque livre
recensé : données sur l’auteur mais aussi sur le contexte (prix littéraire, adaptation
cinématographique…) afin de pouvoir tester des hypothèses sur les raisons du succès.
Cette base a permis une première étude couvrant la période 1984-20043. Nous avons
décidé de la compléter afin de couvrir une période plus large allant de 1984 à 2016. Pour
les 32 dernières années, nous avons traité 671 fiches de best-seller. L’objectif de cet
article est de caractériser les best-sellers au cours de cette période, de voir ce qu’ils sont
et, en utilisant notamment les informations contextuelles, ce qui peut expliquer la raison
de leur présence parmi les meilleures ventes.
3 Dans un premier temps, après quelques éléments contextuels sur l’édition en France au
cours des 30 dernières années, seront données une définition de ce qui sera ici considéré
comme un best-seller ainsi que la méthodologie utilisée afin de les recenser. Ensuite,
nous détaillerons les caractéristiques des best-sellers français au cours des 32 dernières
années avant de présenter un rapide panorama par genre de leur évolution au cours de
cette période.
4 Les best-sellers font partie de la production éditoriale globale et celle-ci a subi de fortes
évolutions au cours de la période étudiée, il nous a donc semblé nécessaire de présenter
ces évolutions à grands traits. Il est également nécessaire, avant de traiter des best-
sellers, de définir quel sens aura ici cette expression ainsi que les méthodes employées
dans ce travail.
19
Lylette Lacôte-Gabrysiak 1984-2016 : 32 ans de best-sellers en France
7 Précisons enfin que ces 3 dernières décennies sont également marquées par deux
mouvements importants : les gens lisent de moins en moins de livres8 et l’offre (qui a
toujours été importante puisqu’un libraire a toujours été en mesure de commander un
livre disponible même s’il ne l’avait pas en magasin) s’est modifiée avec l’émergence des
librairies en ligne9. Il ne s’agit pas ici de parler des livres électroniques, phénomène
mineur qui ne générera sans doute pas la révolution annoncée depuis la fin des années
90, mais des librairies en ligne qui vendent des ouvrages imprimés. Cela peut jouer sur
ce qui est le plus souvent appelé la “longue traîne”10 : tous les ouvrages disponibles
(comme de très nombreux ouvrages d’occasion) sont proposés, ce qui permet aux
lecteurs d’accéder directement à un nombre considérable d’ouvrages (le 25 avril 2017,
779 888 livres sont disponibles en version imprimée11, c’est-à-dire peuvent être com-
mandés neufs chez leur éditeur et trouvés directement sur la plupart des sites de vente
en ligne). Ce second mouvement est intéressant au sens où il aurait pu se traduire par
l’étalement des choix d’achats, voire l’émergence de livres peu connus, mais la liste des
meilleures ventes des sites en ligne reste extrêmement proche de la liste générale des
meilleures ventes. Si la longue traîne est effective, l’accès facilité à l’ensemble des livres
disponibles ne modifie pas la liste des titres les plus prisés.
20
Lylette Lacôte-Gabrysiak 1984-2016 : 32 ans de best-sellers en France
éditions passent le cap des 200 000 exemplaires, chacune sera prise en compte
indépendamment. Ensuite, les ventes portent sur une année civile, donc un titre édité en
décembre ne sera pris en compte que pour un mois (ou ne sera pas pris en compte si les
ventes au cours de cette période restent en deçà de 200 000 exemplaires) ; si les ventes
se poursuivent l’année suivante à un rythme important, les deux années ne seront pas
cumulées mais le même ouvrage sera référencé deux fois (ou, si lors de la nouvelle
année, les ventes restent sous le seuil fixé, il ne sera pas référencé du tout). Il ne faut
sous-estimer ni le nombre d’éditions disponibles en même temps pour un même titre
(par exemple Guillaume Musso a écrit 15 romans, ce qui correspond à 39 livres actuelle-
ment disponibles, 2 à paraître dans de nouvelles éditions et 41 épuisés14), ni la présence
d’un même ouvrage plusieurs années de suite dans les meilleures ventes (Harry Potter
à l’école des sorciers par exemple apparaît depuis de longues années dans la liste des
livres les mieux vendus ; comme ce dernier exemple le suggère également, un roman en
plusieurs tomes entraînera une prise en compte différenciée de chacun des tomes sans
cumul). Le fait que les bandes dessinées ne soient généralement disponibles que dans
une édition (sans sortie en poche) leur donne un avantage puisque les ventes ne se
répartissent pas entre les éditions mais les privent du “second souffle” que trouvent les
romans lors de leur sortie dans une édition à plus petit prix.
11 L’ensemble de ces limites peut sembler préjudiciable à la présente étude, mais il était
impossible de faire autrement pour le début de la période étudiée (jusqu’en 2004)
puisque ces limites découlent directement de la manière dont les données sont présen-
tées par Livres Hebdo. Le fait de continuer à utiliser Livres Hebdo même après la mise
en place d’Edistat s’explique par la volonté de poursuivre l’enrichissement de la base de
données originelle et de pouvoir comparer des données de même nature de 1984 à 2016.
12 Le biais retrouvé le plus souvent est la présence du même livre dans les meilleures
ventes plusieurs années de suite. Il aurait éventuellement été envisageable de corriger
celui-ci mais cela aurait entrainé d’autres problèmes dans le traitement statistique : par
exemple, si l’on veut obtenir des résultats fiables sur le nombre d’ouvrages jeunesse
présents parmi les best-sellers, il est impossible de ne pas prendre en compte chaque
apparition d’un tome de la série Harry Potter. C’est ainsi que Joanne K. Rowling inflé-
chit, à elle seule, les chiffres dans cette catégorie. Il n’en demeure pas moins que le poids
d’Harry Potter, son phénoménal succès et sa longévité ne peuvent être minimisés ou
négligés.
13 Enfin, une dernière limite importante liée à la source exploitée ici est qu’elle permet
avant tout de mesurer les ventes immédiates, et prend mal en compte les long sellers15.
De même, le fait de compter les ventes titre par titre rend invisible les auteurs dont
l’ensemble ou une partie importante des titres font partie de ces long sellers. On trouve
un exemple particulièrement frappant avec le cas de Françoise Bourdin. Bien qu’étant
l’un des auteurs les plus vendus, elle n’apparaît pas dans notre base. Lors de leur sortie,
ses livres se vendent bien (mais en dessous du seuil fixé dans les conditions fixées) ;
surtout, ils se vendent longtemps, ce qui ne peut pas être mesuré par notre base si ces
ventes sont en deçà de 200 000 exemplaires en un an pour une édition. Signalons
également le cas des séries telles que celles publiées par Harlequin dont les ventes nous
échappent à plusieurs titres : d’abord en raison de la multiplication des titres qui
dispersent les ventes, ensuite en raison des lieux de vente : longtemps hors des librairies
traditionnelles, ces livres se vendaient surtout dans les supermarchés qui n’ont pas
toujours fait partie du panel.
21
Lylette Lacôte-Gabrysiak 1984-2016 : 32 ans de best-sellers en France
14 Une dernière précision : les données issues de Livres Hebdo, surtout les plus anciennes,
sont lacunaires. Ne sont pas recensés dans les meilleures ventes au début de la période
les ouvrages jeunesse, les bandes dessinées, les livres pratiques, pas plus que les romans
policiers. De plus, le nombre d’exemplaires vendus n’est pas non plus toujours donné,
ou alors il prend la forme de cumul (édition originale à laquelle sont ajoutées les
éditions en club, prise en compte de plusieurs années civiles dans le chiffre de vente
communiqué, nombre d’exemplaires tirés et pas forcément vendus). Il est également
possible que des erreurs se soient glissées lors de la saisie. Il s’agit donc ici d’identifier
des tendances générales.
15 Enfin, aux informations présentes sur Livres Hebdo ont été ajoutées d’autres données
(le livre a-t-il reçu un prix littéraire ? lequel ? un prix public ? lequel ? a-t-il fait l’objet
d’une adaptation cinématographique ? quand ? est-il inclus dans une série ? son auteur
est-il un homme ou une femme ? quelle est sa nationalité ?). Comme cela a été dit plus
haut, l’idée était de tester un certain nombre d’hypothèses sur les raisons du succès de
ces ouvrages aux ventes exceptionnelles. Pour trouver ces données les sources utilisées
ont été multiples : catalogue général de la BNF, site Allociné, site de l’Académie
Goncourt, Electre pour ne donner que des exemples. Ici aussi des erreurs sont possibles,
notamment pour les fiches les plus anciennes.
Nous nous intéresserons dans un premier temps aux caractéristiques des ouvrages eux-
mêmes : genre, édition, format, avant de détailler leurs auteurs. Ensuite, nous verrons si
des éléments extérieurs choisis en fonction d’hypothèses préalables ont, ou pas, un
poids dans les raisons du succès de ces ouvrages.
Les livres
• Le genre
Genre Nb. cit. Fréq.
roman adulte 285 42,5%
roman jeunesse 36 5,4%
polar 74 11,0%
SF/ fantasy 18 2,7%
essai/ témoignage/ document 71 10,6%
dico/ guide 49 7,3%
livre pratique 14 2,1%
beau livre 3 0,4%
doc jeunesse 1 0,1%
BD 98 14,6%
humour 16 2,4%
recueil de nouvelles 6 0,9%
TOTAL fiches 671 100%
1 À propos du classement des ouvrages dans les différents genres, nous nous sommes
fondée sur le choix des éditeurs, c’est-à-dire que seront classés en littérature générale
des romans publiés dans des collections de littérature “blanche” sans tenir compte de
leur contenu éventuellement plutôt fantastique (Et si c’était vrai… de Marc Levy) ou
policier (Un avion sans elle de Michel Bussi ou La vérité sur l’affaire Harry Québert de
22
Lylette Lacôte-Gabrysiak 1984-2016 : 32 ans de best-sellers en France
Joël Dicker). Ce choix a été fait afin de rester en conformité avec les autres sources
disponibles (Statistiques de l’édition du SNE, Electre) ainsi que dans un souci de
simplicité et d’objectivité.
2 Comme le montre le tableau ci-dessus, les best-sellers sont avant tout et très largement
des romans adultes à 42,5%, puis des BD à 14,6%, des romans policiers à 11%, des
essais/témoignages/documents à 10,6%, les dictionnaires et guides à 7,3% et enfin des
romans jeunesse à 5,4 %. Les catégories les moins représentées sont les romans de SF et
de fantasy à 2,7%, les livres d’humour à 2,4% et les livres pratiques qui ne représentent
que 2,1% des best-sellers. Il faut considérer ici la prise en compte insuffisante des livres
jeunesse, des BD et des romans de genre au tout début de la période étudiée.
3 Si l’on compare ces chiffres avec la représentation des différents genres dans la
production éditoriale globale en 2015-2016, on constate que les romans contemporains
ne représentent que 10,7% des titres produits, les policiers 2,7% pour les grands formats
mais 22,9% des poches, les essais 6,4%, les livres jeunesse 14,4%, les BD 6,4% et les
livres pratiques 9,5%. Ainsi les romans contemporains et les BD (dont, rappelons-le, le
nombre de titres a augmenté de manière exponentielle au cours de la période étudiée)
sont beaucoup plus représentés dans les best-sellers que dans l’ensemble de la
production éditoriale en nombre de titres, alors que les autres genres littéraires sont
proportionnellement moins présents dans les best-sellers qu’ils ne le sont dans l’ensem-
ble de la production.
4 La “littérature de genre” est avant tout représentée par les romans policiers. Comme cela
a déjà été dit, le genre a été déterminé en fonction du choix de l’éditeur, ce qui ne
correspond pas toujours au contenu de l’ouvrage. Malgré tout, la suprématie en nombre
de titres, d’exemplaires produits et vendus comme de lecteurs déclarés du roman policier
parmi ce que l’on a longtemps nommé la littérature de gare est indéniable.
5 Si nous nous intéressons maintenant à l’évolution au cours des trois dernières décen-
nies, nous pouvons remarquer que les romans contemporains adultes sont plus présents
dans la période la plus récente. Les romans jeunesse sont plus présents à partir de la
sortie des Harry Potter. Les BD étaient plus présentes au cours de la période 1995-
2005. Cela est sans doute dû principalement à la présence plus importante de BD
jeunesse dont la série des albums de Zep mettant en scène Titeuf et sa bande de copains
qui se sont exceptionnellement bien vendus et dont la publication a été la plus intense et
la plus régulière entre 1995 et 2005 (3 titres entre 1992 et 1994, 7 entre 1995 et 2005, 4
après 2005). Ajoutons à cette série d’autres titres de BD jeunesse qui se vendent tou-
jours, mais à des niveaux moindres, peut-être en raison de l’augmentation du nombre de
titres disponibles. Les dictionnaires et les guides qui se vendaient très bien dans les
années 80 et 90 ont cessé d’accéder à ce niveau de vente depuis, l’émergence du web, du
web collaboratif (surtout de Wikipédia), des smartphones, de TripAdvisor et des GPS les
ayant rendus obsolètes pour une partie toujours croissante de la population. C’est ainsi
que le Quid (qui a d’ailleurs définitivement arrêté de paraître depuis 2007, année de la
dernière édition), Le Petit Larousse, les Guides Michelin, les atlas routiers mais aussi les
Livres Guiness des Records sont sortis de ce niveau de vente alors qu’ils y accédaient,
pour certains régulièrement, à des périodes antérieures.
23
Lylette Lacôte-Gabrysiak 1984-2016 : 32 ans de best-sellers en France
6 La SF/fantasy, peu représentée dans notre base, subit à plein l’influence de Bernard
Werber et du Seigneur des anneaux, quasi seuls pourvoyeurs de meilleures ventes au
cours de la période 1995-2005 qu’aucun titre de cette catégorie n’est venu remplacer.
Pour les nouvelles, même si Anna Gavalda n’est pas la seule auteure de cette catégorie à
figurer ici, c’est le succès de Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part qui fait à
lui seul varier ce taux dans cette catégorie de best-sellers très pauvre en nombre de
titres.
• Les éditions et les formats
7 Gallimard, Gallimard jeunesse, Pocket, XO et Robert Laffont sont très présents. On voit
l’émergence d’Actes Sud au cours de la période la plus récente avec le très gros succès de
Millenium, mais aussi avec Le Charme discret de l’intestin de Guilia Enders ou Boussole
de Mathias Énard, prix Goncourt 2015.
8 61,8% des best-sellers recensés ne sont pas des rééditions. Généralement, les rééditions
concernent des passages en livre de poche. C’est le cas pour les romans adultes qui se
vendent souvent en poche et pour la littérature policière. Il existe quelques cas
d’ouvrages parus directement en format poche (les 3 premiers tomes d’Harry Potter
chez Gallimard Jeunesse, quelques titres de romans policiers). Enfin, il y a également
des rééditions en grand format soit d’ouvrages anciens, soit d’ouvrages plus récents par
exemple lors de la sortie d’une adaptation cinématographique.
Comme nous l’avons dit, le plus souvent, les rééditions correspondent à des passages en
format poche. Quelle part a ce format dans l’ensemble des best-sellers recensés ?
24
Lylette Lacôte-Gabrysiak 1984-2016 : 32 ans de best-sellers en France
9 On a fusionné avec les poches les ouvrages inclus dans la collection “livre à 10 F”
(maintenant “livre à 2 euros”) de chez Librio. S’y trouvent quelques grands succès dont,
par exemple, Paroles de poilus et, surtout, l’édition de La Ligne Verte de Stephen King
sous la forme d’un feuilleton : un chapitre pour un Librio chaque mois pendant 6 mois.
Nous pouvons noter le succès actuel de Calendar Girl sur un principe équivalent (un
tome par mois pendant un an à un prix attractif : 9,95 euros par tome). Pour l’instant
cette série rencontre le succès. Il sera intéressant de voir si cela tiendra jusqu’à la fin de
l’année.
10 Qu’en est-il de la part des livres de poche dans l’ensemble de la production éditoriale ?
En 1985, les livres de poche représentaient 19,2% de la production en titres17. Cela était
toujours le cas en 2015-2016. Ce taux a atteint 26,7% en 199518 avant de baisser à 22,7%
en 200419. De 1990 à 2004, la production en titres et les ventes en exemplaires ont
toutes deux augmenté. Seul le tirage moyen a baissé, passant de 13 515 à 10 75520
exemplaires par titre. Dans l’ensemble de la production éditoriale en 2015-2016, les
éditions en poche représentent 19,2% des titres produits, 23,3 % des exemplaires
produits et 23,6 % des exemplaires vendus. Ces chiffres varient énormément en fonction
de la catégorie éditoriale.
11 Il est intéressant de voir que nos best-sellers sont plus souvent en format poche que
l’ensemble de la production éditoriale : 33,1% pour environ 22% sur l’ensemble de la
période. L’image du best-seller comme étant avant tout un livre grand format qui se
vend principalement lors de la sortie est donc en partie erronée. Les sorties en poche
semblent, elles aussi, largement attendues et plébiscitées. Cela est à rapprocher d’un
autre phénomène qui sera détaillé plus bas, celui des auteurs “abonnés” : certains
lecteurs doivent ainsi attendre, tous les ans, la sortie en livre de poche du Levy, Musso
ou Mary Higgins Clark de l’année précédente.
12 Si nous détaillons en fonction des genres, nous pouvons voir que les romans adultes et
les policiers best-sellers sont presque autant en poche qu’en grand format. Ces romans
sont, par ailleurs, les catégories éditoriales les plus présentes dans l’offre globale dans ce
format.
En revanche, les ouvrages jeunesse sont également un peu plus souvent dans la liste des
best-sellers en format poche qu’en grand format. Notons que ce n’est pas le cas pour
l’ensemble de la production éditoriale où les ouvrages jeunesse sont très majoritaire-
25
Lylette Lacôte-Gabrysiak 1984-2016 : 32 ans de best-sellers en France
ment commercialisés en grand format ; mais cela correspond surtout à la présence, dans
cette catégorie, des livres jeux, albums pour enfants, etc. Ici, les ouvrages jeunesse qui
ont atteint le seuil de vente suffisant sont avant tout des romans adolescents (parti-
culièrement Harry Potter) qui ont bien fait l’objet d’une édition au format de poche. Les
BD n’existent quasiment pas en format poche et donc ne peuvent pas se vendre sous ce
format. Quant aux essais/témoignages/documents, le format poche est plutôt plus
représenté parmi les best-sellers que dans l’ensemble de la production éditoriale.
13 Le prix n’a pas été pris en compte lors de la création de la base de données. Pourtant, le
poids des livres de poche parmi les best-sellers tend à supposer son importance dans la
décision d’achat. On peut également noter le succès de fascicules d’un prix limité et
d’une lecture rapide dans nos meilleures ventes : Matin Brun de Franck Pavloff (6
francs, 10 p.) et Indignez-vous ! de Stéphane Hessel (3 euros, 29 p.). Nous ne suggérons
pas ici que c’est parce que ces deux ouvrages étaient courts et peu chers qu’ils ont eu du
succès mais seulement que leur format et leur prix ont pu contribuer à l’importance de
celui-ci.
Les auteurs
14 Nous avons rassemblé des données sur les auteurs des best-sellers recensés et les avons
ajoutées à chaque fiche de livre. Nous avions ainsi l’intention de mieux les cerner. Les
données portent principalement sur le sexe et la nationalité des auteurs. Nous avons
également pris en compte un éventuel second auteur mais la rareté des ouvrages
collectifs nous a conduit à ne pas en rendre compte. Dans presque tous les cas, les
ouvrages concernés sont des BD et le second auteur est un homme, le plus souvent belge
ou français.
Une question s’attachait à la profession de l’auteur mais elle ne présente pas de résultats
très intéressants : les romanciers étant plus que fortement majoritaires, on trouve à
leurs côtés des journalistes (comme Marc Benhamou), quelques “people” (comme
Brigitte Bardot) et de rares médecins (comme David Servan Schreiber).
26
Lylette Lacôte-Gabrysiak 1984-2016 : 32 ans de best-sellers en France
• Sexe de l’auteur
Les auteurs de romans adultes sont très majoritairement des hommes (66,9 %) ainsi que
les auteurs d’essais/témoignages ou documents (71,4 %). Les femmes sont majoritaires
parmi les auteurs de romans jeunesse (attention à l’effet Harry Potter). Enfin, les
auteurs de BD sont tous des hommes.
• Nationalité de l’auteur
15 Les auteurs sont majoritairement français à 60,1% et ils sont presque aussi souvent
américains ou “autre Europe”. Cette prédominance des auteurs français est particulière-
ment sensible au niveau des romans adultes pour lesquels 75,8 % des auteurs sont
français. Pour les essais/témoignages/documents comme pour les dictionnaires/guides
ou les livres pratiques la proportion d’auteurs français est encore plus importante. Pour
la BD, il y a beaucoup d’auteurs belges et Zep, l’auteur de Titeuf, est suisse, ce qui
explique le taux d’auteurs “autres Europe”. Pour la jeunesse, J.K. Rowling et le poids de
Harry Potter compte toujours beaucoup. De la même manière, la fantasy correspond
uniquement au Seigneur des anneaux de Tolkien qui est anglais alors que la SF est
représentée par les livres de Bernard Werber (auteur français).
16 Il est intéressant de voir qu’au niveau des romans policiers, près de 70 % des auteurs
sont américains, cela correspond à la nationalité de Mary Higgins Clark, Patricia
Cornwell, Harlan Coben ou Dan Brown. Cela semble un nombre d’auteurs limité pour
influer ainsi sur les résultats généraux mais ils apparaissent de nombreuses fois : leurs
romans en grand format comme en poche se placent régulièrement dans les meilleures
ventes et parfois plusieurs années de suite. Les auteurs français présents dans cette
catégorie sont surtout Jean-Christophe Grangé et Fred Vargas.
• L’ “effet auteur”
17 Une étude plus qualitative des résultats montre que concernant les romans adultes, les
romans policiers et, dans une moindre mesure la SF et la fantasy, ce qui est frappant,
au-delà des résultats purement statistiques, c’est le poids de l’auteur dans les meilleures
ventes. Les lecteurs sont fidèles à leurs auteurs préférés et cela peut perdurer pendant
des années à condition, bien sûr, que lesdits auteurs publient. L’importance du phéno-
27
Lylette Lacôte-Gabrysiak 1984-2016 : 32 ans de best-sellers en France
mène est indéniable, majeure, écrasante. Il suffit pour s’en convaincre de consulter les
listes de meilleures ventes. Cette donnée est très importante car elle constitue pour les
éditeurs l’assurance du passage d’un ouvrage dans les meilleures ventes, ce qui leur
permet non seulement d’anticiper l’importance des tirages mais aussi de mettre en
œuvre des opérations de marketing et de publicité en étant certains des retombées de
leurs investissements.
28
Lylette Lacôte-Gabrysiak 1984-2016 : 32 ans de best-sellers en France
22 Concernant les adaptations, une donnée importante était de voir quand cette adaptation
a eu lieu par rapport à l’année de présence de l’ouvrage parmi les meilleures ventes.
23 Ce tableau montre donc que les best-sellers adaptés l’ont été surtout “plus tard” par
rapport à leur placement dans les meilleures ventes, ce qui fait supposer que les
producteurs du film ont souhaité adapter un best-seller afin de profiter de la notoriété
du livre. Le “oui” du tableau ci-dessus sert à identifier ceux dont la présence dans les
meilleures ventes se situe la même année que la sortie du film (ou l’année n+1) ce qui
peut laisser supposer que leur accession aux meilleures ventes découle de la popularité
du film. Il est parfois arrivé qu’un même livre soit recensé dans ces deux catégories pour
des inscriptions différentes dans la liste des meilleures ventes. Un long dimanche de
fiançailles de Sébastien Japrisot était best-seller au moment de sa sortie en 1991
(l’adaptation a alors été mentionnée comme plus tardive). Le livre a retrouvé la liste des
meilleures ventes en 2004, l’année de la sortie du film (“oui” adaptation la même
année). Enfin la catégorie “non” signifie que l’adaptation était antérieure de plus d’un
an. Il a parfois été difficile de faire la part des choses dans le cas des ouvrages inclus
dans une série qui a fait elle-même l’objet de plusieurs adaptations, car la sortie d’une
adaptation conduit très souvent les tomes postérieurs de la série dans la liste des
meilleures ventes.
• L’ “effet série”
24 On notera ici l’importance du nombre de best-sellers inclus dans une série ; cela se
vérifie surtout pour les BD et les romans jeunesse, mais aussi pour un certain nombre de
romans adultes, de La Bicyclette bleue à la série After. Il est difficile de comparer ce
résultat avec le reste de la production éditoriale, cette donnée n’étant pas relevée.
25 Précisons que l’existence d’un personnage récurrent (le commissaire Adamsberg dans
de nombreux romans de Fred Vargas par exemple) n’a pas été retenu comme critère
suffisant pour inscrire le roman dans une série. En revanche, La Valse lente des tortues
de Katherine Pancol a bien été considérée comme le tome 2 des Yeux jaunes des croco-
diles. Il semble donc clair que les lecteurs qui ont été séduits par un ouvrage en plusieurs
tomes continuent d’acquérir les tomes suivants. L’existence d’une série est un facteur
important de “best-sellerisation”. Dans de nombreux cas, le succès s’amplifie au fil des
parutions, chaque sortie entraînant un regain des ventes pour l’ensemble de la série.
29
Lylette Lacôte-Gabrysiak 1984-2016 : 32 ans de best-sellers en France
28 En conclusion, nous pouvons donc dire que les best-sellers sont le plus souvent des
ouvrages écrits par des “auteurs abonnés”25 de littérature contemporaine ou policière,
des BD de séries à succès, des romans jeunesse inclus dans un univers transmédiatique.
Il faut y ajouter dans une moindre mesure des prix Goncourt, des œuvres adaptées au
cinéma, des essais dont on parle. À ces meilleures ventes prédictibles, il faut ajouter des
succès plus ou moins inattendus. Il serait faux de dire que ces succès surprise sont dus à
des opérations marketing : le marketing et la publicité coûtent cher, ils accompagnent
des titres dont l’éditeur sait d’avance qu’ils vont se vendre (les nouveaux romans de
Guillaume Musso, le tome 4 de Harry Potter). Aujourd’hui encore, le succès peut être
difficile à anticiper : les premiers tomes de Harry Potter ont été publiés en poche même
si le succès s’est vite manifesté, L’élégance du hérisson a été réimprimé un très grand
nombre de fois car les ventes continuaient à augmenter de semaines en semaines sans
intervention publicitaire de la part de Gallimard. Les exemples sont nombreux. Bien sûr
quand un livre se vend, les éditeurs tentent de profiter du mouvement, comme c’est le
cas actuellement avec les “feel-good books”26. De la même manière, les œuvres main-
stream27 devenant de plus en plus internationales, le succès dans un pays peut sembler
assurer de bonnes ventes dans un autre. Enfin, la promesse d’une adaptation, surtout
par un réalisateur américain connu, peut permettre de prédire un succès voire de
l’anticiper comme cela a été le cas pour Marc Levy. Pourtant, on voit bien ici que tout
n’est pas prévisible : Et si c’était vrai… a été lancé sur la promesse d’une adaptation
cinématographique qui a tardé à venir. Dans l’intervalle, le livre s’est imposé comme un
très grand best-seller et c’est finalement la notoriété du livre qui a servi l’adaptation.
Mais ce qui est le plus remarquable, c’est que ce succès s’est avéré durable puisqu’il s’est
étendu aux autres romans de Marc Levy. Donc, malgré les conditions très exigeantes de
la réalisation de cette liste de best-sellers, cela n’empêche pas l’examen détaillé des
ouvrages recensés de conforter cette impression d’une écrasante majorité de succès
annoncés voisinant avec des phénomènes qui viennent périodiquement s’inviter dans la
30
Lylette Lacôte-Gabrysiak 1984-2016 : 32 ans de best-sellers en France
liste des best-sellers, et, ce qui est sans doute le plus étonnant, parfois pour y installer
leur auteur.
Après cette partie descriptive des résultats statistiques issus de la base de données
réalisée, nous allons établir un panorama rapide par genre des titres recensés.
2017, a été tiré à 450 000 exemplaires par son éditeur XO. À la régularité de publication
et de passage systématique dans les meilleures ventes pour chaque sortie en grand
format et en poche (au moins, car certains titres apparaissent plusieurs années) il faut
donc ajouter l’importance des ventes en nombre d’exemplaires31. Guillaume Musso est le
plus gros vendeur de romans en France depuis 201132 (en 2016 : 1 833 300 exemplaires
tous titres et éditions confondus33). Avant lui, ce classement était dominé par Marc Levy,
qui est légèrement en perte de vitesse. Dans ces deux cas ce qui est remarquable est
donc la régularité de l’écriture comme des ventes. La base de fans est solide et fidèle. Les
achats se font sur le nom de l’auteur.
32 Toujours pendant les années 2000, deux phénomènes internationaux occupent le haut
des ventes : le Da Vinci Code de Dan Brown et Harry Potter de J.K. Rowling dont il sera
davantage question par la suite. Il faut également ajouter l’émergence d’Anna Gavalda
qui a remporté un succès inattendu avec Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque
part (un recueil de nouvelles écrit par un auteur inconnu et publié dans une petite
maison d’édition), succès confirmé ensuite par tous ses romans, ce qui fera de cet auteur
non seulement une valeur sûre pour l’édition mais aussi un auteur de long
sellers particulièrement pour son recueil de nouvelles et le roman Ensemble c’est tout.
Un autre succès surprise a été celui de Matin brun de Franck Pavloff en 2002. Soutenu
par les libraires, L’élégance du hérisson de Muriel Barbery accède à la liste des
meilleures ventes et y demeure. Durant cette même période, on peut remarquer la
popularisation de l’univers du Seigneur des anneaux de Tolkien à la suite de la sortie
des films de Peter Jackson34. La chik-lit35 apparaît avec Le journal de Bridget Jones :
L’âge de raison d’Helen Fielding, et Le diable s’habille en Prada de Lauren Weisberger.
Amélie Nothomb prend la place d’ “auteur abonné” qu’elle continue à occuper avec ses
romans autobiographiques notamment. Citons enfin, parmi d’autres, 99 francs de
Frédéric Beigbeder, Rouge Brésil de Jean-Christophe Ruffin, Si c’est un homme de
Primo Levi, les romans de Christian Jacq, auteur rarement médiatisé de séries
romanesques situées en Égypte ancienne. Enfin, pour l’anecdote, notons la présence
d’un ouvrage original au sein de nos best-sellers : Éloge des femmes mûres de Stephen
Vizinczey.
33 Les années 2010 semblent se caractériser par la continuation du phénomène Harry
Potter, et par l’arrivée de Michel Bussi et de Gilles Legardinier (pour ses romans humo-
ristiques) en littérature générale. Nouvellement arrivés et n’atteignant pas encore de
manière systématique le seuil des 200 000 exemplaires vendus en une édition et pour
une année civile, ces auteurs suivent le même schéma que Marc Levy et Guillaume
Musso. Michel Bussi avait déjà publié plusieurs romans mais c’est Les nymphéas noirs,
sorti en 2011, qui lui permet d’accéder aux meilleures ventes. Si les recueils de nouvelles
auxquels il a participé n’ont pas atteint ces niveaux, ses autres romans se sont bien
inscrits dans une logique d’ “auteur abonné” jusqu’à son dernier titre paru en 2016, Le
temps est assassin. Gilles Legardinier, auteur reconnu de romans policiers, a lui aussi
atteint des sommets de vente avec ses romans humoristiques et il les publie avec la
même régularité. Laurent Gounelle marque également cette période. Il se place en 2016
parmi les meilleurs vendeurs de livres en France, ses 5 romans, publiés de 2008 à 2016,
sont tous des best-sellers.
34 D’autres grands succès marquent cette période tels que La vérité sur l’affaire Harry
Québert de Joël Dicker qui sera rejoint par le deuxième roman de l’auteur, les romans
de Tatiana de Rosnay, les sagas de Katherine Pancol, particulièrement les trois romans
reprenant les personnages de Les yeux jaunes des crocodiles qui occupent le haut des
32
Lylette Lacôte-Gabrysiak 1984-2016 : 32 ans de best-sellers en France
même type de romans, mais s’attachent à des auteurs ayant chacun leurs particularités.
Enfin, certains titres se détachent comme La fille du train de Paula Hawkins (avant et
après son adaptation) ou Une putain d’histoire de Bernard Minier. Enfin, nous pouvons
citer Franck Thilliez.
39 La question du genre peut se montrer légèrement problématique. Si Gilles Legardinier
publie, et rencontre le succès, avec des romans issus de genres différents de manière
affirmée (d’une part romans policiers publiés comme tels dans des collections dédiées,
romans humoristiques de l’autre), on peut noter l’ambiguïté présente chez Guillaume
Musso et surtout chez Michel Bussi. Si, pour certains des romans de Guillaume Musso
(par exemple Central Park), les 4es de couverture annoncent un thriller ou reprennent
des critiques parlant de roman policier, ces livres sont publiés dans des collections de
littérature générale. Cela est encore plus vrai pour Michel Bussi dont les livres sont
publiés dans des collections de littérature “blanche” à l’exception des Nymphéas noirs,
alors même que leur résumé les place davantage dans le genre policier. Ambiguïté
ressentie par les libraires qui hésitent sur le placement physique de ces livres. Il serait
intéressant de savoir si ce classement a un retentissement sur les lecteurs : les lecteurs
de Guillaume Musso recherchent-ils avant tout des livres de romance et seraient-ils
déstabilisés par un classement parmi les policiers ? Ces lecteurs, et ceux de Michel Bussi,
sont-ils par ailleurs des lecteurs de romans policiers ? On sait que les lecteurs de
littérature policière ont parfois tendance à se cantonner à ce genre, comment jugent-ils
ces romans policiers par leur contenu mais pas dans leur édition ?
40 Concernant la littérature policière, deux phénomènes éditoriaux sont incontournables
au cours de la période étudiée : le Da Vinci Code et Millenium.
Le Da Vinci Code est un véritable phénomène ; il s’est vendu 857 300 exemplaires de
l’édition en grand format en 2004 année de la sortie, puis plus d’un million d’exem-
plaires (ce qui en fait l’un des romans les plus vendus au moment de sa sortie) de
l’édition en poche l’année suivante, le grand format se vendant encore à plus 500 000
exemplaires. La sortie du film a relancé de nouvelles ventes en 2006. Sur trois ans le
titre se sera donc vendu à près de 3 millions d’exemplaires. Cet incroyable succès semble
se confirmer avec les romans suivants de Dan Brown qui se vendent certes de moins en
moins bien mais atteignent encore des scores importants. On peut poser l’hypothèse ici
d’un tel attachement au roman originel que le public continue à acheter sur le nom de
l’auteur, même si les titres suivants semblent un peu décevoir. Il est enfin à noter que ce
sont les romans dont le héros est le professeur Langdon qui se vendent le mieux (Da
Vinci code, Anges et démons, Le symbole perdu, Inferno). Cela évoque plus le succès
d’un titre que le succès d’un auteur. L’univers transmédiatique, notamment les adapta-
tions cinématographiques, a également contribué au succès.
Millenium est une surprise par l’ampleur de son succès. Les ventes cumulées des quatre
tomes – dans notre base – dépassent largement les 2 millions d’exemplaires de 2006 à
2015. L’existence de deux adaptations cinématographiques et d’une série TV situe
l’ensemble dans un univers transmédiatique. Il est intéressant de constater que
Millenium 4 : ce qui ne me tue pas remporte dès sa sortie un fort succès alors qu’il a été
écrit par un auteur différent. Dans ce cas, on peut supposer que les lecteurs sont restés
attachés à la série et ont sans doute été frustrés par le décès prématuré de l’auteur.
La littérature jeunesse et la BD
41 Concernant les autres genres éditoriaux : Harry Potter propulse les ouvrages jeunesse à
des niveaux de vente autrement inconnus dans cette catégorie éditoriale et excessive-
34
Lylette Lacôte-Gabrysiak 1984-2016 : 32 ans de best-sellers en France
ment rares pour un roman quel qu’il soit. Si les ventes exceptionnelles de la série et
l’enchevêtrement des sorties des livres avec celles des films étaient déjà remarquables en
2005, la décennie suivante a définitivement marqué la naissance d’un univers. Aux
livres, aux films, aux livres tirés de la saga (Les contes de Beedle le barde, Les animaux
fantastiques, les livres d’activités pour enfants), aux jeux, légos et autres déguisements,
se sont ajoutés une offre touristique, une pièce de théâtre (dont le texte est bien sûr une
meilleure vente)40, ainsi qu’un nouveau film (Les animaux fantastiques) issu du même
univers, mais dans lequel n’apparaît pas Harry Potter lui-même. Ce film, premier d’une
trilogie, a fait l’objet de nombreuses sorties de livres (livres d’activités, livres du film) et
son scénario a été édité (Les animaux fantastiques : le texte du film de Johanne Rowling
publié chez Gallimard Jeunesse le 30 mars 2017) et il a directement intégré le classe-
ment hebdomadaire des meilleures ventes de Livres Hebdo.
42 Hormis cette série, quelques autres romans jeunesse ont atteint le niveau de vente
suffisant pour intégrer notre base de données : la série des romans Twilight où, là
encore, le poids des adaptations cinématographiques est fort, ainsi que cela a été le cas
pour Nos étoiles contraires de John Green, Charlie et la chocolaterie de Roald Dahl, ou
Le monde de Narnia de Clive Staples Lewis. On voit également dans les meilleures
ventes Les histoires du petit Nicolas de Goscinny, Eragon de Christopher Paolini. Enfin,
apparaissent certains ouvrages pour les plus jeunes parus suite à la sortie d’un dessin
animé (Hercule de Walt Disney par exemple). Il nous faut signaler que si ces “livres tirés
du film” ne sont pas plus nombreux dans notre base, c’est que beaucoup de titres diffé-
rents sont édités, entraînant une dispersion des ventes. Par exemple les ouvrages issus
de La reine des neiges de Disney sont en nombre pléthorique (plus de 380 titres y
compris les titres épuisés ou à paraître en mai 201741).
43 Une dernière remarque : la notion de romans pour adolescents ou pour jeunes adultes
est récente, et des ventes phénomènes tels que Harry Potter ou Twilight ont pu
contribuer à entraîner un public adulte (éventuellement un public fan d’Harry Potter
par exemple qui a tout simplement vieilli) vers des ouvrages classés en littérature
jeunesse42.
Les seules BD qui visent particulièrement un public adulte recensées dans notre base
sont des épisodes du Chat de Philippe Geluck. Concernant les autres BD, ce sont les
mêmes héros qui reviennent encore et toujours : Astérix gagnant toutes catégories,
Titeuf, Lucky Luke et, plus récemment les séries XIII, Largo Winch et Blake et Morti-
mer sont régulièrement vendues à plus de 200 000 exemplaires à chacune de leurs
sorties. Titeuf est la série de BD la plus présente en nombre de titres : les ventes sont
énormes et ne se démentent pas même quand l’auteur s’aventure dans le documentaire
avec Le guide du zizi sexuel. Ce succès est vraiment exceptionnel et s’inscrit dans la
durée, de la fin des années 1990 au dernier tome en date paru en 2015. Malgré tout, la
plus vendue de ces séries, en nombre d’exemplaires, demeure Astérix. Si l’on regarde la
liste de la vingtaine d’ouvrages qui se sont vendus à plus d’un million d’exemplaires aux
conditions difficiles de notre sélection au cours des 32 dernières années, on voit
apparaître tous les albums d’Astérix depuis Le fils d’Astérix en 1984 jusqu’au Papyrus
de César en 2016. Cette série est particulièrement bien placée ici car les albums
d’Astérix et Obélix se vendent massivement dès leur sortie. Si chaque sortie peut inciter
à l’achat d’autres titres des aventures du gaulois, c’est surtout le dernier opus qui est
vendu et ce, souvent, à plus de 2 millions d’exemplaires en quelques mois. D’ailleurs, le
livre le plus vendu en une année de notre sélection : La galère d’Obélix, flirte avec les 3
millions d’exemplaires lors de sa sortie en 1996.
35
Lylette Lacôte-Gabrysiak 1984-2016 : 32 ans de best-sellers en France
48 Ce petit catalogue de best-sellers est assez représentatif des éléments identifiés : qu’il
s’agisse de “l’effet auteur”, notamment de l’effet “auteur abonné”, de “l’effet série” qui
montre l’attachement à un personnage ou à une série de personnages, de l’émergence,
particulièrement en littérature jeunesse, des univers transmédiatiques, de la place de la
littérature policière parmi les best-sellers, de la part d’éléments contextuels dans
quelques grands succès et de l’émergence de titres surprenants. Dans ces derniers cas,
on peut supposer une spirale vertueuse : quand un livre emporte un succès inattendu,
les médias s’en emparent, ce qui conduit à renforcer ce succès.
Conclusion
49 “Les caractéristiques du ‘best-seller’ […] délimitent donc un champ précis et ces ouvra-
ges sont ainsi au cœur d’un triangle composé d’un rapport au temps très particulier, de
l’inscription dans une certaine littérature et de l’adoption de certaines méthodes de
diffusion et de communication. Les ‘best-seller’ seraient effectivement un certain type de
livres de ‘grand format’, s’inscrivant dans une ‘littérature populaire’ et faisant l’objet
d’un certain type de ‘lancement’. On pourrait ainsi tout à fait imaginer des ‘best-seller’
qui ne marchent pas, des livres programmés pour des ventes rapides et bénéficiant d’un
appui commercial et logistique conséquent mais ne rencontrant pas leur public”44 écrit
Benoît Berthou lors de sa participation aux Ateliers du livre de la BNF. Il nous semble
plus positif de prendre le contrepied de cette définition : un best-seller est un ouvrage
qui se vend beaucoup et rapidement, en grand format ou en poche, quelle que soit sa
catégorie éditoriale ou sa qualité littéraire, que ce succès ait été anticipé et accompagné
par l’éditeur (nouveau roman de Guillaume Musso, livre de Valérie Trierweiler) ou qu’il
constitue une surprise pour son auteur comme pour son éditeur. Il y a plusieurs raisons
qui nous font préférer cette définition : d’abord son usage dans le cadre de travaux
d’études sur les best-sellers : face au flou entourant cette notion, il est indispensable de
pouvoir définir ce qui est et ce qui n’est pas un best-seller d’une manière simple et
facilement mobilisable. Ensuite, parce que ce qui, pour nous, caractérise un best-seller,
au-delà de ses chiffres de ventes, c’est son impact, la marque laissée sur le public, sa
capacité à participer à la construction de la culture populaire simplement par l’impor-
tance de sa diffusion (dont les médias se font généralement la caisse de résonance).
Nous avons tous lu une BD d’Astérix, au moins entendu parler de Marc Levy ou de Fifty
Shades of Grey, nous pouvons reconnaître Harry Potter ou Titeuf. Ils font partie de
notre culture commune, que nous soyons, ou non, des amateurs de meilleures ventes.
50 Parmi les best-sellers, les plus visibles sont les romans, particulièrement les romans
adultes. Si l’on prend en compte la liste établie ici, on peut dire que, bien que pouvant
être d’une qualité littéraire reconnue (les prix Goncourt sont aussi des best-sellers), ces
romans sont souvent classés dans le domaine protéiforme de la “littérature populaire”.
Cela a toujours été le cas de ces romans qui se caractérisent notamment par leur
capacité à rassembler de nombreux lecteurs, d’Eugène Sue à Guillaume Musso. Si
certains veulent y voir une littérature facile, il nous semble qu’il faut également y
chercher la motivation des lecteurs : ils ne cherchent peut-être tout simplement pas à
être interpellés ou dérangés par ce qu’ils lisent, mais plutôt distraits voire consolés45.
Des entretiens non publiés avec des lecteurs de best-sellers montraient que la plupart
d’entre eux recherchaient avant tout dans leur lecture une forme d’apaisement avant de
s’endormir.
37
Lylette Lacôte-Gabrysiak 1984-2016 : 32 ans de best-sellers en France
À ces considérations sur le contenu, il faut ajouter l’importance des best-sellers qui
donnent aux maisons d’édition la liberté économique de pouvoir tenter d’autres
publications plus risquées en termes de ventes. L’édition est une industrie, certes cultu-
relle, mais une industrie tout de même et la recherche de nouveaux best-sellers demeure
sans doute l’un des aspects les plus intéressants et les plus artisanaux de ce métier.
51 Quant à l’évolution des best-sellers au cours des 32 dernières années vue à travers le
prisme des évolutions technologiques et économiques, nous pouvons dire que c’est au
cours de la période la plus récente que les changements les plus importants sont
apparus : de la disparition des dictionnaires et autres guides des listes de nos meilleures
ventes au développement d’univers transmédiatiques internationalisés, jusqu’au
passage récent de fanfictions dans les listes de best-sellers, tout donne à penser que,
quelles que soient les transformations du monde, la multiplication des médias et
l’émergence de la possibilité pour tous de devenir auteur46, le phénomène des best-
sellers, loin de disparaître, s’adapte et perdure.
Lylette Lacôte-Gabrysiak
CREM – Université de Lorraine
NOTES
1 Pour une histoire de ce type d’ouvrages, on pourra consulter : Frédéric Rouvillois, Une histoire des best-sellers,
Paris, Flammarion, 2011.
2 Edistat : statistiques de ventes de livre en France, url : www.edistat.com, (consulté le 31 mai 2017).
3 Lylette Lacôte-Gabrysiak, “ ‘C’est un best-seller !’ : meilleures ventes de livres en France de 1984 à 2004”,
Communication, vol. 27/2, 2010. Disponible en ligne : https://communication.revues.org/3130?lang=en .
4 Pour un panorama général de l’édition, voir Pascal Fouché (dir.), L’édition française depuis 1945, Paris, éd. du
Cercle de la Librairie, 1998.
5 Inclus dans jeunesse.
6 Les chiffres sont issus des Données statistiques de l’édition du SNE pour les années 1985, 1995, 2004, 2015-
2016.
7 Site de l’Observation de la société, url : http://www.observationsociete.fr/modes-de-vie/loisirs-culture/les-
francais-lisent-toujours-autant.html, (consulté le 2 mai 2017).
8 Si le nombre de personnes ayant lu au moins un livre au cours de l’année a peu évolué (70 sur 100 en 1981
comme en 2008), on note un accroissement des petits lecteurs (de 1 à 9 livres par an) qui passent de 28 à 38 au
détriment des gros lecteurs (20 livres ou plus) qui passent de 26 à 16 pour la même période. Voir Olivier
Donnat, Les pratiques culturelles des Français, Paris, La Découverte/Ministère de la Culture et de la
Communication, 2009.
9 Vincent Chabault, Librairies en ligne : sociologie d’une consommation culturelle, Paris, Presses de Sciences Po,
2013.
10 Chris Anderson, La longue traîne, Paris, Pearson, 2009.
11 Chiffre obtenu en interrogeant Electre, la base de données des livres disponibles, avec le filtre “Disponible en
version non numérique” (www.electre.com, interrogée le 25 avril 2017). Ce chiffre recouvre 250 509 ouvrages de
fiction, 527 379 ouvrages de “non fiction” ; enfin, 99 647 de l’ensemble de ces livres sont en format poche.
12 Ce chiffre de 200 000 conduit à construire plus de 670 fiches, ce qui représente un travail important étant
donné que ces fiches impliquent des recherches annexes et sont saisies par nos soins.
13 SNE, Les repères statistiques du Syndicat national de l’édition en France : 2014-2015, Paris, SNE, 2016, p. 26,
dorénavant abrégé en SNE.
14 Selon Electre, www.electre.com, consultée le 25 avril 2017.
15 Voir Delphine Peras, “Dans le secret des long-sellers”, L’Express, 12 décembre 2013, url : http://www.lexpress.fr/
culture/livre/dans-le-secret-des-long-sellers_1307063.html, (consulté le 25 mai 2017).
16 Le symbole “Ø” représente les cas pour lesquels la base de données Electre n’a pas fourni de réponse.
17 SNE, p. 22.
18 SNE, p. 26.
19 SNE, p. 32.
20 SNE, p. 33.
38
Lylette Lacôte-Gabrysiak 1984-2016 : 32 ans de best-sellers en France
21 Précisons que dans la catégorie “Autre Europe” on trouve très souvent des auteurs francophones écrivant en
français tels que des Belges ou des Suisses.
22 Henry Jenkins, La culture de la convergence. Des médias au transmédia, trad. Christophe Jacquet, Paris,
Armand Colin, 2014.
23 Voir Sylvie Ducas, La littérature à quel(s) prix ? Histoire des prix littéraires en France, Paris, La Découverte,
2013 ; Sylvie Ducas et Maria Pourchet (dir.), De la prescription : comment le livre vient au lecteur,
Communication et langages, n° 179, mars 2014.
24 On entendra par série un ouvrage en plusieurs tomes (Twilight) ou une série de BD (Titeuf, Astérix).
25 Nous désignerons ici sous l’expression “auteur abonné” des auteurs qui publient au moins un livre par an et
gagnent quasiment systématiquement les meilleures ventes chaque année généralement avec la sortie d’un
grand format original et la sortie en poche du grand format de l’année précédente.
26 On entend par là des livres qui “font du bien” à leur lecteur. Il sera question plus en détail de ce type par la suite.
27 Voir à ce sujet : Frédéric Martel, Mainstream : enquête sur cette culture globale qui plaît à tout le monde,
Paris, Flammarion, 2010.
28 Les meilleures ventes de 1985, Livres Hebdo, n° 2, 6 janvier 1986, p. 83.
29 Raphaëlle Rerolle, “Loup Durand : un romancier efficace”, Le Monde, 21 avril 1995.
30 Sans autre précision, ces chiffres sont toujours à considérer comme le nombre d’exemplaires vendus en une
édition et au cours d’une année civile.
31 Anne-Laure Walter, “Nouveau doublé pour Guillaume Musso dans le top 20”, livreshebdo.fr, url :
http://www.livres hebdo.fr/article/nouveau-double-pour-guillaume-musso-dans-le-top-20, (consulté le 17 mai 2017).
32 Selon le classement établi par Gfk – Le Figaro. Ce classement est le résultat des ventes sorties de caisse. Il inclut
la vente en ligne. Les ventes sont cumulées tous titres et toutes éditions confondus.
33 Mohammed Aisssaoui, “Et les plus gros vendeurs de romans de 2016 sont…” Le Figaro.fr., url : http://www.le
figaro.fr/livres/2017/01/18/03005-20170118ARTFIG00316-et-les-plus-gros-vendeurs-de-romans-en-2016-sont.php,
(consulté le 17 mai 2016). Ce classement annuel se fonde sur les statistiques établies par Gfk-Le Figaro.
34 La trilogie de Tolkien fait partie des ouvrages les mieux vendus de tous les temps (voir par exemple Lire, juillet-
août 2016, p. 41). Même si ces listes sont nombreuses et ont tendance à se contredire, Le seigneur des anneaux
y est quasiment toujours présent, et de nombreux jeux de plateau et communautés de fans existaient avant les
films de Jackson. Néanmoins, ceux-ci ont popularisé la série, entraîné la mise en place de très nombreux
produits dérivés, et relancé fortement les ventes de livres.
35 Selon le dictionnaire de Cambridge, “stories written by women, about women, for women to read” c’est-à-dire
“des histoires écrites par des femmes, sur des femmes, pour être lues par des femmes”. En français, on parle
parfois de “littérature de poulettes”.
36 À ce sujet, on pourra consulter : “Les dessous de la romance”, Lire, juillet-août 2016, p. 45.
37 Voir Daniel Garcia, “Le triomphe caché du roman rose”, Lire, n° 345, mai 2006, p. 42-43.
38 Voir Marion Guyonvarch, “La déferlante feel-good”, Livres Hebdo, n° 1121, 17 mars 2017, p. 53.
39 Le public français est connu pour son amour des romans historiques ou ayant une composante historique.
40 Une seule autre pièce de théâtre avait atteint ce niveau de vente au cours d’une période aussi limitée, il s’agit
d’Électre de Jean Giraudoux, au programme scolaire.
41 Electre, url : www.electre.com (consulté le 24 mai 2017).
42 Concernant ce sujet : Laurence Houot, “ ‘Young adult’, ‘Dark romance’ ou ‘New adult’, littérature ou marke-
ting ? : Enquête au salon du livre de Paris”, url : http://culturebox.francetvinfo.fr/livres/salon-du-livre-de-paris/young-
adult-dark-romance-new-adult-litterature-ou-marketing-254167, (consulté le 12 mai 2017).
43 Merci à Olivier Huguenot de la Librairie Le Neuf à Saint-Dié pour ses remarques de libraire avisé.
44 Benoit Berthou, “Le best-seller : la fabrique du succès”, conférence donnée aux “Ateliers du livre” de la Biblio-
thèque Nationale de France, le 16 mai 2006, en ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00214287/document,
(consulté le 23 mai 2017).
45 Voir à ce sujet : Delphine Peras, “Gavalda, Barbery et compagnie… : les romancières de la consolation”, Lire,
avril 2008, p. 37.
46 Particulièrement grâce aux plateformes de publication des fanfictions comme Wattpad, à l’autoédition sur des
sites tels que Blurb ou à des sites communautaires comme In Libro Veritas.
39
L’été est-il la “saison des best-sellers” ?
1 Voici venir l’été, les vacances. Enfin du temps pour soi à consacrer à la lecture, passion
unanimement partagée, à en croire journaux et magazines, dont chacun propose sa
sélection de “livres de l’été”, kit indispensable pour réussir ses vacances. Pas une
“valise” faite sans y “glisser un livre”, véritable phénomène de collocation discursive
que l’on constate chaque année entre mi-avril et début juillet1, essentiellement dans la
presse féminine et spécialisée. Pourtant l’été n’est pas un temps naturellement dédié à
la lecture, même si les discours médiatiques contemporains le présentent comme une
évidence :
Les vacances pointent leur nez et il est plus que temps de s’adonner à ses passions
favorites. Une parmi celles-ci est la lecture.
L’arrivée des beaux jours marque l’imminence des départs en vacances. La valise
presque bouclée, il ne reste plus qu’à y glisser quelques livres pour le farniente sur la
plage, en terrasse de café ou devant un somptueux panorama montagnard.2
2 Il s’agit en réalité d’un phénomène récent, historiquement daté et construit médiati-
quement, qui correspond à l’avènement de la société de consommation. Aux côtés
d’autres industries culturelles qui bénéficient du développement des loisirs en France,
le marché du livre voit peu à peu l’été comme une saison propice à la vente. Dès lors se
met en place une véritable saisonnalité des sorties éditoriales, l’été se présentant
comme un temps fort de l’édition, en contrepoint de la rentrée littéraire.
3 De là à considérer que l’été est la “saison du best-seller”, il n’y a qu’un pas d’évidence
médiatique supplémentaire que Bernard Pivot franchit dans son émission, Apostro-
phes, le 27 juillet 1984 :
Il paraît que l’été, pendant les vacances, que vous [téléspectateurs] soyez à la mer ou à la
montagne, à la campagne ou sur la plage, vous préférez les romans populaires, les
romans très romanesques, la littérature d’évasion à toute autre forme de littérature.
Détente oblige, bien sûr. L’été, qu’ils nous viennent d’Amérique ou qu’ils soient français,
c’est la saison des best-sellers.3
4 Après ce propos introductif, Bernard Pivot organise le débat entre les auteurs à succès
Judith Krantz, Patrick Cauvin, et Jean Hougron, l’éditeur Pierre Belfond et deux jour-
nalistes littéraires, Sylvie Genevois du Figaro Madame et Bernard Géniès du Monde.
La conversation perd pourtant de vue la question de la “saison” pour se centrer sur
celle, plus stéréotypée, mieux balisée et plus “littéraire”, des “ingrédients” du best-
seller. Comme on l’entend dans l’introduction de Bernard Pivot, le best-seller serait
une littérature “romanesque”, “populaire”, “d’évasion”, qui s’oppose à “toute autre
forme de littérature” ; on pourrait donc définir en négatif celle-ci comme élitiste, non
romanesque, sérieuse. On connaît l’efficacité symbolique de ces représentations, mais
on sait aussi leur fragilité logique. Car quel serait l’envers de cette littérature d’évasion
estivale ? La littérature sédentaire des premiers gels ? La lecture routinière de fin
d’automne ? Le roman réflexif du printemps ?
5 Ces très anciennes chorégraphies médiatiques appelées à perpétuer le système de
valeurs littéraires hérité de la Troisième République rencontrent certes une résistance
auprès de Judith Krantz, auteure américaine, choquée par le terme de “littérature
industrielle” de Sainte-Beuve qu’elle ne connaît pas et que Pivot utilise pour rappeler
que déjà au XIXe siècle, le roman à succès était décrié par la critique. Les débats
tournent donc essentiellement autour d’éléments intrinsèques aux livres – héroïne
féminine, destin extraordinaire, larmes, sexe, violence, avec ou sans happy end. Mais
l’élément qui justifie la programmation de cet épisode estival et son titre, “la saison du
best-seller”, n’est quant à lui pas interrogé. Or, par un lien à nouveau évident et tacite
– mais contestable – l’assimilation des “best-sellers” à des lectures “d’évasion” semble
trouver sa justification principale dans la temporalité externe, l’été, défini comme un
temps consacré au voyage. Cette articulation naturelle, dans la représentation
médiatique, entre la notion commerciale (et quantifiable) de best-seller, celle littéraire
de genre (“évasion”) et celle, sociale et naturelle de “saison” n’a rien d’une évidence. À
partir des listes des meilleures ventes de livres proposées par le ministère de la culture
et de la communication, ainsi que de celles établies par le magazine professionnel
Livres Hebdo, nous essaierons de voir l’incidence de cette temporalité sur la catégorie
du best-seller. Enfin nous nous interrogerons sur ce que l’on désigne comme “le livre
de l’été”.
6 À la fin du XIXe siècle, l’expression “livre de l’été” ne se rencontre que rarement dans
la presse pour faire la promotion de quelques ouvrages. Ces derniers sont associés au
plaisir, à la légèreté par les sujets qu’ils traitent – mondanités parisiennes pour Les
grandes dames d’Arsène Houssaye4, histoires d’amour vécues par des touristes pour
Le parfum des îles Borromées de René Boylesve5 – mais semblent surtout s’adresser à
une classe sociale aisée qui vit la saison estivale comme une période de vacances, lors
de villégiatures, de séjours thermaux puis balnéaires. L’amour du prochain par
Gustave Coquiot est par exemple annoncé comme le livre de l’été car “il prendra place
naturellement, pour son texte charmant et primesautier, pour son illustration
heureuse et gaie, sur les tables légères des villas, au milieu des velours Liberty et des
fleurs, dans tous les coins où un peu de Paris scintillera”6. Le livre de l’été est donc un
beau livre7 (Ollendorf, Fasquelle) qui parle d’amour et remporte un certain succès. Il
s’adresse à une clientèle bourgeoise et/ou aristocratique susceptible de partir en
vacances, comme le suggère cette anecdote tirée de L’Humanité :
Je me disposais à lire les derniers volumes de la saison. Mais, du premier dont je coupais
les pages, il s’échappa, comme un vol d’ailes prisonnières, vingt papillons de réclame,
pour des stations thermales, la montagne, la mer, les bois.8
7 Avoir du temps pour lire l’été reste associé à un mode de vie luxueux et les éditeurs ne
semblent pas compter particulièrement sur cette période de l’année pour vendre.
Même en consultant la presse de tourisme et la presse balnéaire comme le Moniteur
du touriste français, on ne retrouve nulle trace de réclames pour des éditeurs ou
d’articles invitant à la lecture. En août 1913 un journaliste du Gaulois s’étonne d’une
pratique éditoriale américaine :
Voici l’époque où, chaque année, aux États-Unis, on commence à parler de best-seller,
du roman à succès, dont la vente atteint, par jour, jusqu’à deux ou trois mille exem-
plaires.
Lancés entre le premier et le vingt août, ces livres, dont le prix est de sept francs
cinquante pièce, trouvent, en quelques semaines, pendant les grandes vacances,
41
Amélie Chabrier L’été est-il la “saison des best-sellers” ?
42
Amélie Chabrier L’été est-il la “saison des best-sellers” ?
Lorsque ma fille sera en âge de se former une bibliothèque, les “romans pour jeunes
filles” n’y figureront pas. Je les juge néfastes, parce qu’ils donnent de la vie une idée
fausse.
Ce sont les romans à l’eau de rose qui ont égaré l’esprit de la plupart des jeunes
personnes qui posent à Marie-Claire des questions de ce genre : “Tous les matins, en
allant à mon travail, je voyage dans l’autobus avec un jeune homme qui semble ne
pouvoir s’empêcher de me regarder… Il me plaît beaucoup. Croyez-vous qu’il m’aime et
qu’il m’épousera ?”
Évidemment, les romans pour jeunes filles sont pleins de ces coups de foudre, de ces
amours muettes, de ces passions romantiques qui toujours finissent par des mariages.
Mais toutes les mamans du monde avoueront que ce genre de littérature est extrême-
ment malsain pour l’esprit de leurs filles. Mais si les jeunes filles font mieux de ne pas
lire les histoires couleur d’azur que l’on écrit pour elles, que doivent-elles lire ?
Elles doivent lire des livres qui forment à la fois leur esprit, leur goût, et leur caractère.
Elles doivent lire des livres bien pensés, bien sentis, bien écrits.15
12 Les comportements des vacanciers changent vraiment à la fin des années 1950. En
1956, une troisième semaine de congés payés accordée à tous les salariés par le
gouvernement Guy Mollet entraîne ce que Léon Strauss appelle la “révolution
estivale”, qui a “abouti […] à l’abolition de la dépense gratuite des pratiques tradition-
nelles au profit de la dépense commercialisée”17. Le temps libéré, devenu temps libre,
se trouve accaparé par les industries du divertissement et du spectacle. Le retour
annuel des vacances synchronise ce temps collectif voué aux loisirs. Sur ce marché, les
éditeurs cherchent à imposer le livre comme indispensable à l’été au même titre que
d’autres objets de consommation. Alors que le cinéma est plutôt en berne durant la
période estivale (lieu clos, expérience individuelle, courte), la musique (festive,
collective) multiplie les offres avec les spectacles itinérants sur la route des plages,
comme les concours de radio-crochet populaires (le Grand Podium d’Europe 1 en
196918) ou le lancement de la chanson, du “tube de l’été”19 également dans les années
1960.
13 C’est dans les années 1960-1980 que se joue l’articulation des trois éléments que nous
observons : la période estivale, le best-seller et les contenus divertissants. Parler des
livres de l’été devient un marronnier, avec ses thèmes incontournables : le livre est
présenté comme un objet bien adapté aux déplacements et à la recherche de
43
Amélie Chabrier L’été est-il la “saison des best-sellers” ?
dépaysement à peu de frais, deux arguments qui sont inlassablement martelés ; il est
systématiquement associé à d’autres éléments évoquant les plaisirs sensuels de la
saison estivale, comme les corps dénudés sur la plage ; à l’occasion de l’été, des articles
sont consacrés aux best-sellers, à l’image du numéro spécial d’ “Apostrophes”. La
solidification des discours se fait rapidement du fait de dynamiques culturelles et
commerciales très cohérentes.
14 Parallèlement à cette injonction médiatique, des livres pour l’été sont programmés par
les éditeurs, puisque comme le note Nicole Robine, “les comportements de lecture
s’édifient en fonction des comportements généraux de loisirs” et que “les activités de
loisirs constituent des centres d’intérêt qui provoquent des activités de lecture”20. Dès
1951 et de manière ironique, la Gazette littéraire livre l’un des secrets de fabrication
du best- seller :
Fixez votre choix sur des lieux de tourisme et de villégiature que vous décrirez avec soin.
Ainsi les hôteliers et les libraires recommanderont l’ouvrage aux estivants désœuvrés ou
avides de mieux connaître la région. Si vous ignorez la région, consultez le Guide bleu...
[…]21
15 Pierre Belfond et Robert Laffont sont les premiers éditeurs commerciaux à saisir ce
créneau, avec pour le second le succès emblématique de Papillon sorti le 30 avril 1969
et pour le premier la programmation de la sortie printanière des grands romans de
l’été (Love machine sort en mars 1971). Leurs succès entraînent une généralisation de
ce rythme de publication orienté vers le mois de juillet : tous les éditeurs veulent leur
best-seller de l’été.
16 Le calendrier éditorial se calque peu à peu sur ce temps saisonnier et se réorganise,
largement relayé par les médias. Paradoxalement la saison morte de l’édition devient
donc un temps fort de l’année. La courbe annuelle des meilleures ventes est éloquente :
invariablement, on relève des pics en décembre et juillet. La courbe de production est
inversée : ces deux mois sont réservés à la vente et la production de livres chute
chaque année pour reprendre les mois suivants.
17 La notion de livre de l’été est donc récente et issue des logiques médiatiques et com-
merciales des années 1960-1980. Elle tient du storytelling, avec ses lieux communs et
sa cohérence commerciale que l’on se propose d’observer pour les années 2000-2010.
44
Amélie Chabrier L’été est-il la “saison des best-sellers” ?
19 Un prix qui fête en 2017 ses quarante ans semble emblématique de la tension entre
logique d’élection et large diffusion : le prix Relay. Relay, librairie commerciale que
l’on trouve dans toutes les gares et aéroports de France, propose en général en tête de
gondole les best-sellers attendus par les voyageurs, la liste des meilleures ventes. Or
depuis 1978, existe le prix Ulysse, dont le nom est devenu récemment le Prix Relay des
Voyageurs Lecteurs, “un prix littéraire ayant la volonté de perpétuer l’histoire d’amour
entre le voyage et les livres” et “la vocation d’offrir en gares, aéroports ou métro, un
moment inoubliable d’évasion et de partage”, comme on peut le lire sur le site de
l’enseigne :
Depuis 2011, pour que ce Prix soit à votre image, vous rassemble et vous transcende,
vous Voyageurs-Lecteurs, en êtes devenus des acteurs à part entière. Avec la possibilité
de voter, dès que la sélection sera complète, pour votre livre préféré et de participer à
notre grand concours qui pourra vous faire gagner un voyage et d’autres cadeaux.23
Par ce prix, Relay semble donc s’acheter une certaine légitimité, puisqu’il demande à
des écrivains de constituer le jury et de sélectionner cinq ouvrages. Or ces ouvrages ne
sont pas exactement ceux que les devantures des magasins Relay mettent en avant…
Le premier livre de la sélection 2017 est Article 353 du code pénal de Tanguy Viel,
publié aux éditions de Minuit, rarement considéré comme un éditeur de livres de
plage. Le vote final est cependant laissé aux lecteurs, constituant donc un jury profane,
populaire. Ce prix décerné juste avant le mois de juillet pourra avoir une incidence sur
les ventes : Laetitia Colombani, lauréate 2017 avec le roman La tresse (premier roman
chez Grasset) enregistre déjà de très belles ventes, alors que le livre n’est sorti qu’en
mai.
20 Outre ces prix (on peut encore penser au prix du livre de l’été France Inter créé dans
les années 1970 ou au plus récent prix Messardière du roman de l’été), il existe aussi
des opérations menées par les libraires indépendants qui cherchent à faire exister des
ouvrages à côté des blockbusters en proposant leur liste pour l’été : c’est le but de “l’été
des libraires”, sélection d’une quinzaine d’ouvrages n’ayant pas trouvé leur public au
moment de leur parution et auxquels les professionnels souhaitent donner une seconde
chance. Cette opération est redoublée par les listes estivales de chaque libraire. Le
commentaire suivant tiré de Livres Hebdo donne médiatiquement une autonomie au
livre de l’été :
En littérature, les lecteurs se sont une nouvelle fois laissé séduire par les sélections
estivales des libraires. Mais comme en témoigne le bilan nuancé de l’été des libraires, ce
sont avant tout les coups de cœur propres à chaque librairie, soutenus par les conseils en
face à face clients libraires, qui se sont bien vendus.24
21 La presse, surtout féminine et spécialisée, propose aussi avant chaque été des listes.
Celles-ci se composent moins en fonction des nouveautés que de lieux communs et
proposent des titres en lien avec des thèmes comme l’aventure, la fête, la romance.
Jamais les conditions externes de lecture ne sont autant prises en compte, même si
elles renvoient largement à une image stéréotypée des vacances. Pourtant il n’est pas
rare que dans ces listes apparaissent des anthologies ou des classiques longs et
exigeants comme Marcel Proust.
22 Enfin une course au best-seller inattendu s’engage dans les médias. Alors que mai et
juin sont la période des paris sur certains titres inconnus mais prometteurs, la fin du
mois d’août est le moment du bilan. Ainsi chaque année Livres Hebdo consacre les
45
Amélie Chabrier L’été est-il la “saison des best-sellers” ?
“surprises” de l’été :
La surprise est venue du Cercle des amateurs d’épluchures de patates (Nil), 2e meilleure
vente de romans grand format de cet été (et 12e tous genres confondus).25
Crise oblige, l’été 2012 se place sous le signe du poche avec 12 titres sur 20, et Pocket en
leader. Jonas Jonasson crée la surprise entre Guillaume Musso et Marc Levy.26
23 La “surprise” crée l’événement et distingue quelques rares ouvrages. Mais sont-ils
véritablement imprévisibles ? Dans le cas du Cercle des amateurs d’épluchures de
patates, livre de Mary Ann Shaffer et Annie Barrows, le livre est un succès immédiat
aux États-Unis dès sa sortie en juillet 2008. Sorti en paperback en mai 2009, il
occupe la première position du classement des best-sellers du New York Times. En
France il sort en avril. Il n’apparaît pas dans le classement des meilleures ventes
(toutes catégories) d’avril à juin mais progresse de la dix-septième à la neuvième place
dans le classement des romans grand format dans le classement été. Classé vingtième
en septembre et novembre, absent en octobre, il revient à la onzième place en
décembre des meilleures ventes toutes catégories, concurrencé par les livres de la
rentrée littéraire. Dans le classement des romans grand format, il progresse encore :
septième en septembre et octobre, cinquième en novembre et décembre, pour sa
trente-neuvième semaine. Il se classe au vingt-sixième rang des meilleures ventes
globales de l’année 2009 avec deux cent treize mille exemplaires vendus. Le succès du
livre excède donc largement l’été. Si les médias insistent sur l’étonnante carrière de ce
livre, un regard sur sa trajectoire internationale permet de relativiser cet effet de
surprise. Néanmoins l’été a été le moyen de le propulser. Comme l’explique la
directrice du Diable Vauvert, Marion Mazauric, lors d’une interview, “l’art de l’édition
ce n’est pas seulement de trouver le bon livre, mais aussi de savoir le programmer”.
24 Bien qu’issu d’une aire géographique moins attendue, Le vieux qui ne voulait pas fêter
son anniversaire n’en est pas moins une surprise toute relative. En effet, dès sa sortie
en 2010 en Suède, il récolte un succès fulgurant dans tous les pays nordiques. Or la
France depuis le succès des Millenium est friande d’auteurs du Nord. Quand les
Presses de la Cité en achètent les droits, c’est donc sans grand risque. En 2011 il fait
déjà partie des 30 meilleures ventes de l’année en grand format et ses ventes explosent
logiquement quand au printemps 2012 il est publié en format de poche. Pourtant, un
an plus tard, la même rhétorique est utilisée dans Télérama :
Puis, vient l’inattendu : le best-seller mondial avec un héros du troisième âge qui séduit
tout le monde en rêvant d’évasion. En France, le passage en format poche transforme
l’essai en atteignant le chiffre de 900 000 exemplaires après 200 000 grands formats
vendus.27
25 Les médias sont donc en quête de la belle histoire à raconter. Ils construisent le livre
de l’été, ou plutôt les livres de l’été car chaque année plusieurs titres peuvent occuper
cette place. De la même manière que chaque année les prix reviennent inexorable-
ment, avec leur lot de suspense, d’anecdotes, qui tiennent en haleine les lecteurs et
attisent leur curiosité, de même chaque été se doit d’avoir ses livres, élus parmi
d’autres, événements éditoriaux venant animer la période. Ainsi en juin 2016, l’édito
du magazine Lire est consacré au roman Alexis Vassilkov ou la vie tumultueuse du fils
de Maupassant de Bernard Prou, d’abord autoédité puis repéré et racheté par Le Livre
de Poche : “histoire, pourquoi pas, d’en faire l’un des best-sellers de l’été ? La belle
aventure mériterait en tout cas pareil dénouement”28. Le destin du livre est déjà
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Amélie Chabrier L’été est-il la “saison des best-sellers” ?
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Amélie Chabrier L’été est-il la “saison des best-sellers” ?
pas un best-seller anglo-saxon ni même nordique, mais le premier roman d’un juriste
italien”. Surprise de l’origine géographique, miracle du premier roman, les éléments
de la belle histoire de l’été sont présents. On retrouve la même rhétorique dans les
discours rapportés de la directrice commerciale de l’éditeur, précisant qu’il s’agissait
“d’un pari, car l’Italie est plus le pays du roman noir que du thriller”. En réalité Le
chuchoteur a été acheté par 12 pays suite à son succès en Italie, en 2009. Calmann-
Lévy l’a donc très largement mis en avant dès le mois de mai, avec un site dédié, une
bande-annonce vidéo ou encore un partenariat avec voyage-sncf.com avec un jeu
concours. En 2011, l’édition de poche sortie en juin remporte deux prix “profanes”, le
“SNCF du polar” et celui “des lecteurs livre de poche” et se hisse dans le Top20 de
l’été, un an après sa consécration symbolique. Dans les pages de Livres Hebdo, un
nouveau “phénomène” du polar l’a déjà remplacé :
C’est le polar de l’été : Avant d’aller dormir, premier roman du Britannique S. J. Watson
a séduit un public – essentiellement féminin – que le mauvais temps a poussé à lire. Les
lecteurs l’ont dévoré et se sont passé le mot. Sonatine, son éditeur, qui l’avait tiré pour sa
sortie le 5 mai à 20 000 exemplaires, l’a réimprimé, si bien qu’il atteint aujourd’hui un
tirage de 120 000, dont 118 000 sont sortis.32
28 Des ingrédients déjà vus se retrouvent pour former une bonne histoire autour de ce
polar : éditeur récent, premier tirage relativement modeste suivi de nombreuses
rééditions, premier roman d’un inconnu en France. Le livre termine l’année avec
133 000 exemplaires vendus, la majorité donc durant la période estivale. Cependant le
roman a encore une fois quelques antécédents et n’apparaît pas là simplement par
miracle puisque “Avant d’aller dormir est un succès dans tous les pays qui l’ont publié
(Grande-Bretagne, Allemagne, États-Unis)” et que “Ridley Scott en a acheté les droits
d’adaptation cinématographique”33. Sonatine est en outre une maison spécialisée dans
les thrillers étrangers. En amont des “livres de l’été” il y a donc toute une préparation,
qui commence à l’automne à la Foire du livre de Francfort : là certains livres sont
achetés pour être adaptés au cinéma, d’autres pour une édition de poche avant même
la première édition. Ces titres-là sont remarqués par les libraires, – fortement sollici-
tés par les éditeurs –, puis les médias, qui usent du storytelling pour en faire des
“phénomènes”.
29 Ces histoires peuvent se construire sur un temps plus long que le seul été :
“Aujourd’hui, le roman de l’été ne se décrète plus par sa simple date de programma-
tion, les lecteurs choisissent eux-mêmes. Le marché s’est complexifié”, détaille Anna
Pavlowitch éditrice chez Flammarion, interviewée dans un dossier Livres Hebdo de
juin 2017. Elle cite en exemple Le grand marin de Catherine Poulain et En attendant
Bojangles d’Olivier Bourdeaut, succès de l’été 2016, pourtant publiés en début d’année
et dont les versions en format poche paraissent au printemps 2017. La liste de mes
envies, roman de Grégoire Delacourt a connu une trajectoire similaire. Publié le 1er
février 2012 chez Lattès, Livres Hebdo le déclare “roman de l’été”34. On note donc
cette tendance à pousser des ouvrages du début d’année (sortis entre janvier et mars)
qui ont bien fonctionné. Plutôt que de se lancer sur de nouveaux titres hasardeux, les
éditeurs assurent les ventes de romans en les accompagnant d’opérations commer-
ciales massives déployées sur l’été35. Si le livre marque un bon démarrage au premier
trimestre, l’été vient décupler sa force de vente, avec toujours le même storytelling du
Petit Poucet qui remporte son bras de fer face aux géants de l’édition36. L’orches-
tration médiatique du désir des lecteurs à travers la notion de surprise, la construction
48
Amélie Chabrier L’été est-il la “saison des best-sellers” ?
30 Pour en revenir aux réalités économiques, on peut dire que l’année éditoriale se
compose de deux saisons. La rentrée littéraire avec son lot de prix37, orientée vers les
ventes de Noël, garantit aux éditeurs un certain nombre de best-sellers parmi les
trente meilleures ventes annuelles. Dès la fin des années 1920, le Goncourt est le
“Great Event”38 de l’année littéraire. L’élection de livres par des professionnels sur des
critères qualitatifs a un effet bénéfique sur les ventes : les livres primés se vendent
bien, ce sont les livres à avoir – ou à offrir –, selon Frédéric Rouvillois qui parle de
snobisme ou encore “de complexe de Panurge” dans le fait que les Français achètent
massivement des livres qu’ils ne liront peut-être/sûrement pas. L’important est de les
posséder, de les exposer dans sa bibliothèque, de se montrer avec 39. La rentrée
littéraire est un temps davantage voué à la découverte et à la nouveauté : les amateurs
de littérature sont avides de voir émerger de nouvelles figures littéraires et assistent
pendant deux mois aux batailles médiatiques qui mettent en lumière les lauréats des
différents prix. Comme l’écrit Olivier Bessard-Banquy, la rentrée littéraire n’est donc
pas nécessairement le bon moment pour sortir un livre à cause de cet engorgement
médiatique et commercial qui laisse beaucoup de parutions dans l’ombre.
31 Le second temps fort de l’année éditoriale se construirait presque comme en négatif de
cette rentrée littéraire. La découverte de talents laisse souvent place à des succès
garantis, serial best-sellers ou rééditions de succès antérieurs au format poche.
L’audace littéraire comme critère s’efface nettement au profit du confort de lecture :
littérature de genre (policier, science-fiction, romance), feel good books. L’avis des
critiques littéraires est moins dominant, celui d’amateurs ou d’aficionados tient une
large part, sous la forme de prix mimant la rentrée littéraire ou sous des formes de
communication littéraire plus personnelle comme les blogs ou les chroniques journa-
listiques. Enfin si le “complexe de Panurge” fonctionne aussi chez les lecteurs, ce n’est
pas dans le but de parader : pas de snobisme dans ces lectures puisque la critique n’en
parle pas ou l’évoque avec ironie et dégoût. Comme l’écrit Olivier Bessard-Banquy, on
assiste donc à une “saisonnalité de plus en plus forte [qui] s’impose en librairie”, avec
pour conséquence “une nette partition des publications selon leurs genres, leurs types,
leurs espérances de vente”40.
32 La saison qui s’étend de mars à août permet aux éditeurs d’écouler leurs auteurs
phares, best-sellers de l’été au sens économique strict, mais qui réalisent “dès la sortie
de leurs livres au printemps des ventes record”41 . Ainsi à l’exception de leur premier
roman respectif, Marc Levy et Guillaume Musso sortent chaque année leur nouvel
opus entre mars et mai. Chaque année ils sont programmés en vue de la saison
estivale, ce que relaie parfois la presse : à la surprise orchestrée par les discours
médiatiques s’oppose la prévisibilité des réalités commerciales.
La saison des best-sellers : Levy et Musso de retour en tête
Cela sent déjà le sable chaud dans les librairies. Marc Levy et Guillaume Musso viennent
de publier leurs nouveaux romans. Si c’était à refaire (29 mars), le quatorzième pour
l’un, et Sept ans après... (5 avril), le dixième pour l’autre, sont lancés au printemps pour
se retrouver sur les plages en juillet et août.
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Amélie Chabrier L’été est-il la “saison des best-sellers” ?
Les deux ouvrages ont été lancés avec toute la puissance des grosses machines
commerciales : premier tirage de 370 000 exemplaires pour Marc Levy (d’après Livres
Hebdo), 400 000 pour Guillaume Musso (Le Parisien).42
L’été aura confirmé la bonne tenue des poids lourds français : Barbery, Levy, Pancol et
Musso, qui raflent comme prévu la mise estivale.43
33 Les auteurs de best-sellers sortent très rarement des livres durant la période des
prix44. Le mois de novembre, juste avant Noël, peut aussi être choisi pour sortir un
poids lourd de l’édition, réalisant alors des ventes extrêmement resserrées : les séries
de BD à succès comme XIII, Astérix ou Black et Mortimer, ou des auteurs américains
comme Dan Brown ou Douglas Kennedy occupent ce créneau.
Ces livres au succès programmé dominent donc les ventes réelles de l’été, mais sont
également pour la plupart les best-sellers de l’année : déjà en tête des ventes au
printemps, les trois quarts des ouvrages de fiction du Top20 spécial été de Livres
Hebdo qui s’étend de mi-juin à mi-août se retrouvent dans les trente ouvrages les plus
vendus de l’année, toutes catégories confondues. Circonscrire ces ouvrages à la
période estivale n’est donc pas pertinent et impose ce constat : le livre de l’été existe
peu en dehors des discours d’escorte journalistiques ou commerciaux.
34 La confrontation du Top20 des étés 2009-2015 au classement des meilleures ventes
de l’année démontre la correspondance effective – et non de l’ordre du fantasme
médiatique de la découverte estivale – entre best-seller de l’année et succès de l’été.
Prenons l’année 2009, à titre exemplaire, et tâchons de saisir les déterminations
concrètes générant une intensification de la consommation dans la période estivale.
Les mêmes remarques semblent valables pour les années suivantes.
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Amélie Chabrier L’été est-il la “saison des best-sellers” ?
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Amélie Chabrier L’été est-il la “saison des best-sellers” ?
Amélie Chabrier
Université de Nîmes
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Amélie Chabrier L’été est-il la “saison des best-sellers” ?
NOTES
1 Sur le site glamourparis.com, d’une année sur l’autre, on retrouve par exemple ce même discours figé : “Du
premier roman au policier en passant par le recueil de poèmes ou le manga, Glamour a choisi dix livres à
glisser dans votre sac à dos de randonneuse ou votre valise de jet-setteuse” (mai 2016) ; “De l’amour, de
l’amitié, mais aussi de la violence et du suspens : Glamour vous présente les livres incontournables à glisser
dans votre valise en cet été 2017” (juin 2017).
2 Chapeaux introducteurs d’articles consacrés aux livres à lire en été sur https://lemag.igraal.com/zoom-sur-
les-best-sellers-de-lete/ et http://special-ete.femmes.orange.fr/ete-farniente/article-les-best-sellers-de-l-ete-
a-mettre-dans-sa-valise-CNT000000pIbYR.html
3 Bernard Pivot, Apostrophes, 27 juillet 1984.
4 “L’auteur de Mademoiselle Cléopâtre publie Les Grandes Dames. Les passions contemporaines, avec tout le
caractère du nouveau Paris, ont trouvé en M. Arsène Houssaye un conteur et un moraliste original. Les
Grandes Dames seront le livre de l’été et on les retrouvera l’hiver dans les bibliothèques sérieuses” (Journal
des débats, 19 mai 1868). Le livre de Houssaye est un vrai succès d’édition.
5 “Si vous voulez prendre un bain de volupté, lisez Le Parfum des îles Borromées, le nouveau roman de René
Boylesve. La douce brise des lacs d’Italie, la chair savoureuse – dévoilée à prix d’or – de la jolie marchande de
fleurs des îles, le délire d’amour qu’inspire une grande dame romaine, la musique dans les villes, le soir, et le
caquetage amusant de toute une société cosmopolite vous y enveloppent d’une étourdissante séduction. C’est
bien le livre de l’été” (Gil Blas, 9 juin 1898).
6 La Presse, 4 avril 1900.
7 Comme on peut le constater dans ce discours publicitaire tiré du Journal pour le livre illustré de Champsaur :
Lulu-lu-Lulu-Lu
Par son art très hardi, ses baisers, sa gaieté,
Deux cents dessins, Lulu, le livre de l’été,
Conquérant et charmant le public difficile,
Lulu, par F. Champsaur, est au vingtième mille. (Le Journal, 8 juillet 1901)
8 Suite : “Sur ces feuilles illustrées, l’univers venait boire à nos sources minérales la guérison de toutes les
riches maladies du foie, des reins, de l’estomac ; des ascensionnistes internationaux grimpaient aux cimes de
neige ; aux plages mondaines ou dans les petits trous pas chers, des baigneurs trempaient dans les vagues
bleues ; ou bien des touristes à pied, à bicyclette, en autos traversaient des forêts vertes ou noires. Comment
lire plus avant ! […] Comment le roman pourrait-il retenir l’attention légère, dispersée à ces prospectus
magiques qui vous emportent sur les sommets blancs ou roses ou vous entraînent sur les flots de toutes les
couleurs du ciel ! Il n’y a plus qu’un livre passable, pour l’imagination errante, le livre de l’été : l’indicateur
des chemins de fer !” (Jean Ajalbert, “Propos de Paris et d’ailleurs”, L’Humanité, 5 août 1904).
Voir Jean Marie Seillan, Le roman idéaliste dans le second XIXe siècle. Littérature ou “bouillon de veau” ?,
Classiques Garnier, 2011,<Études romantiques et dix-neuviémistes>, 324 p.
9 B. Van Vorst, “Aux États-Unis, héros de romans”, Le Gaulois, 5 août 1913.
10 Alain Corbin (dir.), L’avènement des loisirs, 1850-1960, Aubier, 1995.
11 Années consultées de 1926 à 1938.
12 Françoise Cribier, Les grandes migrations d’été des citadins en France, Paris, éditions du CNRS, 1969, p. 44,
cité dans Alain Corbin, “Un temps nouveau pour les ouvriers” dans A. Corbin, (dir.), L’avènement des loisirs,
1850-1960, Aubier, 1995, p. 394.
13 Alain Corbin (dir.), L’avènement des loisirs, 1850-1960, Aubier, 1995, p. 389.
14 Paul Bringuier, prologue de “La révélation”, nouvelle publiée dans Marie-Claire, 12 août 1938, p. 9.
15 Marcelle Auclair, “Jeunes filles, vous ne devez pas tout lire”, Marie-Claire, 12 août 1938, p. 48.
16 La Femme, hebdomadaire illustré des femmes de la libération nationale, 10 juillet 1946.
17 Michel Bonneau, Les loisirs, du temps dégagé au temps géré, Ellipses, 2009, p. 132.
18 Franck Ferrand, Bruno Labous, Denis Olivennes, Le dictionnaire amoureux illustré d’Europe 1, Plon, 2015 :
“Un convoi de camions orange vif, marqués du sigle noir de la station, quitte en début d’été son port
d’attache, en Seine-et-Marne, et s’étire sur 2 kilomètres, à l’assaut du soleil. [...] Sortent des semi-remorques,
toute une salle de spectacle à ciel ouvert, une vaste scène – le fameux podium de 30 mètres sur 15, coiffé de
son parapluie géant - et des rampes d’éclairage, qui voisinent avec un car régie, un autre, vitré, pour les
invités, des groupes électrogènes, des loges, des couchettes, des douches...”
19 Il faudrait mener plus amplement cette comparaison entre livre, tube et film de l’été, que nous ne
développons pas dans ces pages.
20 Nicole Robine, Lire des livres en France des années 1930 à 2000, Paris, édition du cercle de la librairie,
2000, p. 63.
21 Jacques Laurent, “Le best-seller et ses secrets”, Gazette des lettres, octobre 1950, cité dans Jean Varloot, “Le
roman français en 1951”, La Pensée, revue du rationalisme moderne, novembre 1951, p. 10.
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Amélie Chabrier L’été est-il la “saison des best-sellers” ?
22 Pierre Nora, “Best-Seller”, Dictionnaire des Genres et Notions littéraires, Paris, Albin Michel, 2001,
<Dictionnaire Encyclopedia Universalis>.
23 Communication sur le site Relay.com pour présenter le 40e prix Relay, mars 2017. Url :
https://voyageurslecteurs.fr/40eme-prix-relay-des-voyageurs-lecteurs/
24 Livres Hebdo, 28 août 2009, p. 9.
25 Livres Hebdo, 21 août 2009, Meilleures ventes du 29 juin au 16 août 2009.
26 Livres Hebdo, 24 août 2012, Meilleures ventes du 6 au 19 août 2012.
27 Télérama, 27 mai 2014.
28 Lire, 29 juin 2016.
29 Ibid.
30 Livres Hebdo, 24 août 2012.
31 Livres Hebdo, 24 août 2012.
32 Livres Hebdo, 19 août 2011.
33 Livres Hebdo, 19 août 2010.
34 Livres Hebdo, 24 août 2012, Meilleures ventes du 6 au 19 août 2012.
35 “Depuis trois ou quatre ans, le succès de ce genre de livres [prévus pour l’été] n’est plus systématique”. Anna
Pavlowitch, directrice de la littérature générale chez Flammarion, préfère rester attentive à “ce qui se vend
avant” et “faire en sorte que ces ventes ne s’étiolent pas durant l’été grâce à des dispositifs promotionnels
originaux” (Livres Hebdo, juin 2017).
36 Alors que le succès de Grégoire Delacourt était fort prévisible. Déjà lauréat d’un prix avec son précédent et
premier roman, son nom n’était pas totalement inconnu. Et comme l’écrit Le Figaro : “S’il a été publié le
1er février 2012 (voir Le Figaro littéraire du 2 février), il avait pris son essor bien avant, en octobre 2011, lors
de la Foire du livre de Francfort, la grand-messe internationale où se vendent les droits de traduction. Eva
Bredin-Wachter, responsable des cessions de droits chez Lattès, pressent qu’elle a de l’or entre les mains.
Très vite, les enchères flambent autour de La liste de mes envies. Quatorze pays (dont les Anglais et les
Américains) achètent les droits. Deux producteurs s’unissent pour une adaptation sur écran… Et dire que le
livre n’est toujours pas en librairie. Une histoire qui rappelle celle du premier roman de Marc Levy (Spielberg
s’était entiché de son manuscrit avant même la parution)” (url : http://www.lefigaro.fr/livres/2012/04/25/
03005-20120425ARTFIG00539-ces-inconnus-qui-ont-conquis-le-public.php
37 Voir Sylvie Ducas, La littérature, à quel(s) prix ? Histoire des prix littéraires, Paris, La Découverte, 2013,
<Cahiers libres>, et Olivier Bessard-Banquy, La vie du livre contemporain. Étude sur l’édition littéraire,
1975-2005, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux/ Tusson, Éditions du Lérot, 2009.
38 Cité dans Frédéric Rouvillois, Une histoire des best-sellers, Flammarion, 2011, p. 242.
39 Frédéric Rouvillois, op. cit., p. 243-244
40 Olivier Bessard-Banquy, La vie du livre contemporain, op. cit., p. 256.
41
Ibid : “Depuis la fin des années 1990, le printemps [est] un véritable moment fort pour publier les livres de
l’été”, moment “propice à la publication de textes divertissants”, des romans “pour accompagner lecteurs et
lectrices sur les plages.”
42
Le Soir, avril 2012.
43 Livres Hebdo, 21 août 2009, “Meilleures ventes de l’été, du 29 juin au 16 août 2009”.
44
Exceptions notables de ces dernières années : Pierre Lemaître, auteur de roman policier et qui obtient le prix
Goncourt pour Au revoir là-haut. Grégoire Delacourt, dont les livres sortent habituellement au printemps
depuis le succès de La liste de mes envies, voit son nom figurer sur la liste des lauréats du Goncourt pour son
roman On ne voyait que le bonheur. Une interview sur le site de l’auteur souligne ce fait inattendu :
- Normalement, tes livres sortent plutôt au début de l’année. Cette fois-ci, au cœur de la rentrée
littéraire. Pourquoi ?
- C’est le choix de l’éditeur. Il y a vu un texte plus ”urgent” (selon ses mots), plus “rentrée” justement. On
verra si c’était judicieux (rires). (url : http://www.gregoire-delacourt.com/gregoire-delacourt/)
45
Henry Jenkins, La culture de la convergence. Des médias au transmédia, Paris, A. Colin/Ina Éd., 2013
[2006], <Médiacultures>, 336 p.
46
Antoine Compagnon, Un été avec Montaigne, Proust, Baudelaire, Paris, France Inter, éditions parallèles,
2013, 2014, 2015.
54
Prix littéraires, du meilleur livre aux meilleures ventes :
mutations prescriptives d’une usine à best-sellers
1 “Le malheur veut que la plupart des listes aujourd’hui sont des palmarès : il n’y a que les
premiers qui existent ; depuis longtemps déjà les livres, les disques, les films, les
émissions de télévision ne sont considérés qu’en fonction de leur place au box-office (ou
au hit-parade)…”1.
Georges Perec ne pourrait mieux pointer la spécificité du type de classement de best-
sellers étudié dans ces pages : les palmarès de prix littéraires2, ces listes qui “ne sont pas
ordonnées, ni alphabétiquement, (…) ni logiquement”3, mais chronologiquement, dans
un rituel de la désignation du “meilleur” livre de l’année.
2 Le dispositif médiatico-publicitaire des prix crée à tout coup des best-sellers4 : en
amont, de véritables embrayeurs de best-sellerisation – la rentrée littéraire orchestrée
par les éditeurs et les sélections inventées par les jurys – sont les rampes de lancement
d’une compétition dont la désignation bruyante et les palmarès clinquants sont, en aval,
les derniers agents de best-sellerisation qu’un tel dispositif permet d’étudier, avant que
les ouvrages primés n’entrent dans les listes de meilleures ventes des journaux.
Mais c’est sous l’angle de la prescription culturelle que l’on entend surtout interroger
cette usine à best-sellers. D’abord, parce que la période du corpus étudié – la fiction de
langue française depuis les années 1980 – coïncide avec l’essor des industries culturelles
et l’articulation désormais établie entre valeur littéraire et valeur marchande et que
l’institution des prix littéraires y trouve une place de choix à désigner et recommander
des livres pour qu’ils se vendent en nombre, entre distribution de lauriers (d’auteurs
lauréats) et distribution de marchandises (de livres primés à diffuser en masse)5.
Ensuite, parce que ce concept de prescription – au cœur du dispositif des prix –, très
négligé par les sciences humaines et sociales6, mérite qu’on en souligne toute la com-
plexité : à l’ère de la pléthore éditoriale et de l’hyperchoix qui appellent des instances
de tri et de sélection, les jurys littéraires sont devenus des tribunes prescriptives
incontournables, mais la montée en puissance des expertises amateures et la médiamor-
phose numérique reconfigurent le geste et le discours de la prescription7 dans des
formes qui agissent – c’est notre hypothèse – sur l’objet du best-seller lui-même, les
représentations que l’on s’en fait, sa définition et ses contenus, comme sur les tribunes
qui le légitiment et le recommandent.
Que devient dès lors le best-seller créé par les prix dans un tel écosystème concurren-
tiel ?
3 Il va de soi que le prix littéraire est un best-seller par les ventes colossales8 qu’automa-
tiquement il génère et le classement récurrent des lauréats des grands prix d’automne,
surtout du Goncourt, dans les premières places des listes des meilleures ventes qui
fleurissent dans les magazines. Toutefois, l’intérêt de ces best-sellers réside davantage
dans le processus qui les fait advenir que dans son résultat marchand.
Dès l’origine, au début du XXe siècle, les prix littéraires sont vendeurs9. Un Goncourt
franchit la barre des “cent mille” dès les années 1930 et celle des 200 000 dans les
années 195010, époque où le mot, importé des États-Unis dès 1934, s’impose en France11,
et où la récupération par les éditeurs et les médias friands se renforce des polémiques
qu’ils suscitent12. Ils sont remis par ces instances de consécration littéraire issues de
traditions mondaines et cénaculaires lointaines qui ont le “sacre de l’écrivain” et la
légitimation littéraire pour héritage. Par la désignation annuelle de lauréats, la coopta-
tion et le jugement des pairs, ils transcendent aux yeux des publics néophytes ce sur
quoi l’institution littéraire se fonde – l’autorité des jurys, la compétition des auteurs, la
concurrence des éditeurs13. Sans jamais afficher les valeurs présumées qui président aux
choix, les prix trouvent dans les palmarès respectifs qu’ils établissent au fil du temps la
forme sublimée d’une excellence ou d’un mérite qu’incarne la liste des auteurs laurés qui
s’y succèdent. Ces listes classées de manière à la fois chronologique (date), nominale
(nom de l’auteur et titre du livre), éditoriale (nom de l’éditeur), font office de cote, de
dispositif de classement dans l’espace de la production littéraire et le temps de l’histoire
du contemporain littéraire, de triage et de consécration des “meilleurs” dont la portée
prescriptive fait toute la force, d’autant qu’elle joue de la confusion entre auteur et livre
(consacre-t-on un écrivain ou reconnaît-on la qualité d’un livre ?), du sacre (auctorial) et
du label (éditorial).
4 Mais on le sait depuis Perec, “… rien ne semble plus simple que de dresser une liste, en
fait c’est beaucoup plus compliqué que ça n’en a l’air : on oublie toujours quelque chose,
on est tenté d’écrire etc., mais justement, un inventaire, c’est quand on n’écrit pas
etc. ”14. Pour cultiver le prestige de la liste, l’institution des prix littéraires a imaginé une
fabrique à best-sellers bien rodée : elle recouvre l’arbitraire, la myopie et l’hétérogénéité
des choix liés à leur immersion sans recul dans la littérature immédiate en train de
s’écrire, en étirant et sublimant par le palmarès le temps plus prosaïque des nouveautés
et succès de librairie dans lesquels piochent les jurys. Et comme “classer, c’est penser”15,
ces listes chronologiques écrivent aussi tout un discours symbolique sur les temps passé,
présent et futur de la littérature contemporaine et de ses écrivains, un “ça a été” qui
prépare un “ça sera toujours” fondé sur les palmes de l’auteur et la jaquette annuelle à
bandeau rouge de son livre16. En ramenant le temps de la littérature à une chronologie
des meilleurs, les jurys littéraires court-circuitent ainsi le temps effréné des rotations de
titres trop vite voués au pilon inhérent aux industries culturelles tout en lissant la
représentation normée d’une littérature “mode d’emploi”, “moyenne”17, lisible par le
plus grand nombre, que perpétuent les prix. Cette objectivation d’une certaine idée de la
littérature et de son histoire est une “mise en ordre du temps selon la succession des
faits”18 fondée, en fait, sur l’illusio d’une filiation ou généalogie littéraire inscrite dans ce
panthéon miniature qu’est le palmarès, et sur un acte de nomination de ce qui doit être
lu. Ce dernier transcende une actualité (le choix du meilleur livre de l’année) en une
histoire littéraire mineure puisqu’elle se résume à un échelonnement de livres censés
compter19, qui s’égrènent comme des figures déclinées en série sur une toile de Warhol,
mais sans accéder au temps long des manuels scolaires et des anthologies. En ce sens, le
palmarès est bien une condition du best-seller à lauriers et non sa simple résultante.
5 Selon Michel Foucault, le paradigme de la “mise en visibilité” a toujours induit, dans
l’histoire de la pensée, des classifications20. Appliquée aux prix littéraires, la nomination
56
Sylvie Ducas Prix littcasires, du meilleur livre aux meilleures ventes
des meilleurs s’inscrit dans une histoire de l’élitisme littéraire qui, de l’académisme
d’Ancien Régime21, de “l’élite artiste”22, jusqu’à l’élitisme médiatique23 de nos sociétés du
spectacle, a ce droit d’entrée en visibilité pour moteur, au sens médiatique du terme,
cette fois. Mais elle sert plus que jamais aujourd’hui de baromètre du lisible dans la
jungle des titres où l’on se perd à défaut de repères. Pour rationaliser ce fourbi, elle use
en amont d’outils précieux de régulation : la rentrée littéraire et les sélections. La
première est cet incubateur de littérature lançant des centaines de nouveautés à chaque
mois de septembre24, dont une cinquantaine, repérée par la critique, sera en lice pour les
très convoités prix de fin d’année. Héritée des fêtes révolutionnaires25 ou républicaines
qui ordonnent le temps ordinaire et règlent le rythme de la vie sociale, elle a été
récupérée et “vitrifiée”26 par le marketing éditorial qui distribue l’année éditoriale en
saisons, avec (pour ce qui concerne les prix) une rentrée de janvier qui s’ajoute à celle de
septembre. Un rendez-vous du livre et de la lecture est ainsi institué et pérennisé depuis
les années 1970-8027, qui crée une attention et une incitation à lire grâce auxquelles
certains livres mis au pinacle vont asseoir le matelas de ventes des futurs best-sellers
qu’ils seront.
6 Les sélections, initiées par Hervé Bazin dans les années 197028, sont d’autres listes
publiées dans la presse entre septembre et novembre pour “élargir l’audience du
roman”29 et étendre “l’effet Goncourt” à un plus grand nombre d’ouvrages ; elles visaient
à résister au “règne absolu des ‘cotes de livre’ des journaux, établies d’après leur vente,
c’est-à-dire sur le principe de l’applaudimètre”30. Paradoxalement, c’est l’inverse qui
prévaut : imitées par tous les jurys littéraires dès les années 1980, elles sont devenues
ces vitrines pour bookmakers médiatiques, ces “accélérateurs de particules”31 préfigu-
rant, voire “prédisant”32, l’inscription dans les listes des meilleures ventes33. Car “l’effet
sélection” est à lui seul un incubateur de ventes dans un dispositif consacrant rarement,
du coup, des livres qui ne soient pas déjà a minima des succès de librairie.
7 On le voit, le best-seller à lauriers est bien une affaire de liste et de classement qu’on
retrouve à chaque étape du cursus d’un auteur lauréable vers le succès à la fois littéraire
et commercial : compétition (sélections), consécration (palmarès), promotion et diffu-
sion (liste des meilleures ventes). Un ordre instauré dans le désordre de la pléthore
éditoriale, en somme.
Pour autant, le best-seller qu’est le prix littéraire n’est pas un facteur de canonisation
littéraire et la marque d’excellence qu’il incarne ne sort pas du champ de la consécration
mineure. Un prix n’érige pas au rang de modèle, il s’oublie ; un Goncourt ou un Médicis
ne canonise pas à la façon d’un Nobel, il labellise34. Situé sur une échelle du temps
(court), de l’espace (national) et des valeurs (romanesques), il ne répond pas à ce
“besoin de classique” dont parle Viala35 et fait rarement consensus. Il partage pourtant
avec lui la faculté de répondre à un besoin d’excellence et de reconnaissance littéraires
qui engage la question de la réception36 et du jugement, esthétique ou critique, activés
par ces tribunes du “meilleur livre”. En ce sens, le best-seller pose avant tout la question
de sa lecture et ne serait pas tant le livre qui se vend le mieux que le livre qui se lit le
plus. Car la vente d’un livre n’est encore qu’une lecture à crédit ; le livre qui plaît est
celui qu’on ne lâche pas une seconde. Or l’engouement des lecteurs pour les best-sellers
se mesure en bibliothèque par le fait que ces livres ne rejoignent jamais les rayonnages
et ne connaissent que le chariot de prêts. D’où, dans le cas du prix littéraire, toute une
“économie du prestige”37 qui œuvre à la captation de ce lectorat de masse et cherche à
lui donner envie de lire.
57
Sylvie Ducas Prix littcasires, du meilleur livre aux meilleures ventes
capital symbolique en devenant des mécènes littéraires : prix Goncourt des lycéens en
1988, prix RTL-Lire en 199249, prix France-Télévision en 1995, prix Orange en 2009…
Cette poussée des médias dans le champ de la consécration littéraire est le signe tangible
du déplacement des enjeux du best-seller par le prix vers l’adaptation à la demande du
grand public. Dans le même temps, le système des prix se régule par une multitude de
prix mineurs initiés par des professionnels du livre (libraires et bibliothécaires) dans
une logique de conseil indissociable du souci de préserver une médiation littéraire de
qualité. Ces prix ne sont pas vendeurs mais interagissent avec les autres sur la ligne de
faille instable qui sépare la littérature de production restreinte et la littérature de grande
production.
Cette démultiplication des prix populaires ouvre aussi le champ des éditeurs en lice et
oblige les jurys traditionnels à moraliser leurs pratiques et à ne plus être de façon aussi
criarde acquis aux intérêts éditoriaux de grosses maisons. Si “Galligrasseuil” a largement
écrasé les palmarès des prix d’automne des décennies durant, et Gallimard tiré la part
du lion d’un tel dispositif depuis son émergence, l’analyse des palmarès entre 1980 et
2016 pointe des marqueurs forts d’une transformation. “Galligrasseuil” continue de
dominer le palmarès des prix d’automne, mais l’entrée en force de nouveaux éditeurs est
manifeste : Albin Michel, POL, Stock, Minuit et Flammarion. Les prix alternatifs50, eux,
confirment la domination d’une courte tête de “Galligrasseuil”, talonné par Actes Sud,
Albin Michel, POL, Laffont, Lattès, L’Olivier, Minuit. Mais c’est surtout le droit d’entrée
élargi à une multitude d’éditeurs jusque-là exclus de la compétition qui est frappant :
des éditeurs grand public (Belfond, Anne Carrière, De Fallois…), de petits éditeurs
(Verticales, Zulma, Phébus, Le Passage, Joëlle Losfeld…), des éditeurs dont le catalogue
est diversifié et ne se limite pas à la littérature générale.
11 On peut voir toutefois dans cette atomisation éditoriale le signe d’une logique de best-
sellerisation qui gagne du terrain dans les stratégies des éditeurs, petits et grands, et de
jurys qui n’hésitent plus à décerner leurs lauriers à des auteurs de best-sellers déjà
avérés : le Grand prix de l’AF à Amélie Nothomb (1999), le Renaudot de David Foen-
kinos (2014) et celui de Delphine De Vigan l’année suivante, les Interallié (2005) et
Goncourt (2010) de Michel Houellebecq en sont les exemples les plus saillants.
Dans un marché risqué et une industrie de prototypes, l’importance généralisée conférée
par les éditeurs aux prix littéraires tient donc d’une concurrence fondée sur la marque-
auteur plus que sur la marque éditoriale, qui se joue du côté des compétitions ouvertes
par “les instances de production de la renommée”51 : critique, magazines et journaux,
librairies, linéaires des supermarchés et prix littéraires. Ces derniers sont devenus des
labels de qualité aussi rouges que les bandeaux de prix, sur lesquels, depuis les années
1980-90, les éditeurs se positionnent dans le but de propulser des auteurs-marques52, en
faisant vendre massivement sur un nom (le label Goncourt ou Médicis) pour en vendre
un autre (l’auteur primé et son livre), dans un mouvement de rationalisation éditoriale
qui n’épargne pas les petits éditeurs.
12 Mais ces prix de lecteurs à jurys tournants préfigurent surtout la poussée de la prescrip-
tion amateure, avant même qu’Internet en soit le théâtre. De multiples prix alternatifs
fleurissent, en effet, dans les années 1970-80 : les prix de “mauvais genres” ou de
“médiacultures”53 (BD, polar, littératures de l’imaginaire54) légitiment des genres long-
temps dévalués car associés à une production industrielle souvent sérielle et renvoient
aux communautés de fans, au “fandom” et aux festivals55 qui les réunissent. Ces prix
n’ont pas la best-sellerisation pour moteur en ce que l’explosion des ventes dans ces
59
Sylvie Ducas Prix littcasires, du meilleur livre aux meilleures ventes
genres boudés par les instances de prescription traditionnelle suffit à en faire déjà des
arènes de best-sellers convoitées par les acteurs du marché du livre. Dans l’héritage de
la culture anglo-américaine des pulps, des fanzines et des comics née avec le XXe siècle,
ils proposent une prescription radicalement inédite, horizontale, liée à des univers
partagés par des publics passionnés. Ils ne remettent pas en cause le système classique
des prix, mais en agglomèrent de nouveaux sur d’autres segments de la production
littéraire. Ils n’entrent donc pas directement en concurrence avec les premiers, sinon
qu’ils sont aujourd’hui majoritairement consommés, notamment par le public young
adult, celui-là même qui délaisse de plus en plus la littérature générale de langue
française56 et constitue les grands bataillons des lectures ordinaires.
13 Si la réalité du best-seller est d’être le livre le plus lu et qui plaît le plus, même si l’enjeu
éditorial est qu’il soit le plus vendu, l’émergence et l’essor fulgurant d’Internet
reconfigurent les formes de sa prescription. Les réseaux sociaux y jouent un rôle inédit
de remédiation, non seulement en offrant des formes nouvelles de prescription s’ajou-
tant aux anciennes, mais aussi en quadrillant l’événement du prix et en communiquant
sur lui avant, pendant et après son attribution. Dans le cas d’un prix, les médias
traditionnels (radios, TV, presse écrite) trouvent leur communication amplifiée par cette
chambre d’échos d’un post de blog, d’un tweet, d’une page Facebook, d’une photo
d’Instagram ou d’une plateforme de lecture comme Babelio57. Cette chaîne de remédia-
tions du livre primé, dont tous les éléments ne sont pas nécessairement consultés mais
tous consultables, accroît de manière virale, en un bouche à oreille virtuel d’une
redoutable efficacité, le potentiel de best-sellerisation du livre, mais sans être l’exclusive
des seuls prix littéraires et en investissant d’autres tribunes. Certains éditeurs ne s’y
trompent pas : en partenariat avec le réseau social Babelio, à l’occasion du seuil franchi
des 100 000 fans comptabilisés sur leur page Facebook, les éditions Gallimard ont créé
en 2015 le prix des lecteurs Gallimard prescrivant les auteurs maison. Un signal fort
d’une mue de la prescription littéraire : l’éditeur peut directement contrôler la recom-
mandation de sa production en transformant sa cible (les lecteurs) en agent de sa
prescription. Pour comparaison, le prix Balzac lancé par Bernard Grasset dans les
années 1920 pour primer les ouvrages de sa propre maison n’avait pas résisté au tollé
général suscité par un prix d’éditeur violant le jeu du jugement littéraire. Et nul hasard
si aujourd’hui ce prix d’éditeur lancé par Gallimard a vu ainsi récompensés les deux
lauréats Goncourt de la maison, Kaddour en 2015 et Slimani en 2016, relançant ainsi en
janvier les ventes de ces deux best-sellers de novembre, tout en confortant l’autorité des
jurys littéraires.
14 Cette “médiamorphose” de la prescription via le canal des fans n’est pas qu’un coup
éditorial malin d’éditeurs prenant en main la prescription littéraire : elle se généralise et
les éditeurs (car on peut prédire qu’il y en aura d’autres) ne font là que copier l’explosion
dans d’autres secteurs culturels (séries TV, jeux vidéo, littératures de “mauvais genre”)
de communautés de fans ou de geeks qui transforment le conseil ou la recommandation
en demande d’ “acteurs de [leurs] propres choix”58 : ces fans prescripteurs sont très actifs
dans la prescription sociale qu’ils produisent sous forme de listes d’avis motivés dans
des blogs, sur des forums, des plateformes etc. Après l’ère de l’injonction lettrée et le
conseil de professionnels, le refus de la consommation passive et l’engagement enthou-
60
Sylvie Ducas Prix littcasires, du meilleur livre aux meilleures ventes
siaste des fans inventent donc une prescription nouvelle, au plus près des lecteurs ou
consommateurs culturels, qui n’est pas sans rappeler les paroles de Michel de
Certeau59 :
À une production rationalisée, expansionniste autant que centralisée, bruyante et
spectaculaire, correspond une autre production, qualifiée de “consommation” : celle-ci est
rusée, elle est dispersée, mais elle s’insinue partout, silencieuse et quasi invisible,
puisqu’elle ne se signale pas avec des produits propres mais en manières d’employer les
produits imposés par un ordre économique dominant.
15 Mais l’ère des consommateurs indociles trouve ses limites dans la tyrannie du buzz et du
like, cette “métrophilie”60 qui est aussi le degré zéro de l’argumentation critique. Les
booktubers/euses en sont un bon exemple : des scénographies de séduction et d’enthou-
siasme bricolées mais très codées survalorisent ces prescripteurs/trices décomplexé(e)s.
Héritier(e)s des univers transmédiatiques du blog, de l’émission de télévision et de la
web série61, ils/elles y volent la vedette aux livres prescrits et limitent leur propos à une
rhétorique du coup de cœur dans laquelle on peut voir un appauvrissement du jugement
critique et le dévoiement du goût vers des productions Young adult, dans un système
endogène où l’entre-soi et le partage détournent des injonctions culturelles et littéraires
traditionnelles.
Le danger réside aussi dans une économie culturelle qui prend le risque de substituer à
un marché de l’offre un marché de la demande touchant au principe même d’une
création littéraire et artistique libre et sans allégeance avec les effets de mode de la
consommation culturelle. D’autant qu’il ne s’agit pas d’être dupe quant à l’essor de ces
communautés de goûts partagés : Internet est aussi un espace sans fond de récupération
commerciale, par les éditeurs, notamment, qui convoitent ces nouveaux prescripteurs et
peuvent les transformer en “lecteurs truqués”62 convertis en agents de promotion.
“L’économie de l’attention”63, que visent aujourd’hui à capter toutes les enseignes mar-
chandes, travaille tous ces réseaux sociaux et traque les booktubers.
Si la “convergence numérique”64 a pu faire croire un temps à l’hégémonie du média
unique ou “super-média”65, celle-ci ressemble toutefois davantage à un feuilleté de
médias, à un “empilement technologique”66 démultipliant les supports numériques de
nos pratiques culturelles au quotidien (smartphones, tablettes, liseuses, ordinateurs…),
mais n’annulant pas les médias anciens ni les formes traditionnelles des réseaux de
sociabilité, production, diffusion, médiation ou prescription du culturel. De la même
façon, la prescription se complexifie en un “empilement de médiations”67 qui crée un
brouhaha de recommandations n’affectant pas directement les prix littéraires, posi-
tionnés sur le segment de la littérature générale, mais qui risque néanmoins à terme
d’affaiblir un dispositif fondé sur une fiction romanesque de langue française dont les
lecteurs de masse, et notamment les jeunes, se détournent de plus en plus.
16 Pourtant, le vrai danger pour les prix littéraires vient d’ailleurs. Car encore faut-il
s’interroger sur l’échelle de grandeur des best-sellers qu’ils induisent, bien au-delà du
simple succès de librairie (que l’on atteint déjà de nos jours avec 10 000 exemplaires
vendus68), mais bien en deçà des best-sellers (pour la plupart) étrangers arrosant toute
la planète de leurs millions d’exemplaires. Si les prix littéraires trouvent leur spécificité
dans un dispositif labellisé “made in France” qui n’a pas d’égal à l’étranger69, leur place
sur le marché international du best-seller n’est pas à même de rivaliser avec les
blockbusters70 littéraires de l’hexagone ou d’ailleurs : Marc Levy, par exemple, auteur
de 16 romans traduits en 49 langues et vendus à plus de 33 millions d'exemplaires71 ;
61
Sylvie Ducas Prix littcasires, du meilleur livre aux meilleures ventes
traduit dans 40 langues, Guillaume Musso a déjà vendu plus de 28 millions d'exem-
plaires de ses livres. Pour la seule année 2016, il a vendu environ 2 millions de ses
romans rien qu'en France72 et le premier tirage du dernier livre de ces deux auteurs
dépasse déjà le tirage final d’un Goncourt73. Aux États-Unis, l'éditeur Harper Collins a
prévu un premier tirage de 2 millions d'exemplaires, distribués dans 70 pays pour le
dernier roman de Harper Lee en 201574 ; pour Mary Higgins Clark, ce sont 100 millions
d’exemplaires vendus aux États-Unis, 25,5 millions en France, près de 4 millions de
livres par an dans le monde75…
17 Par ailleurs, la réforme du Man Booker Prize en 2013 et son ouverture aux auteurs
américains, alors qu’il était jusque-là réservé aux romanciers britanniques, irlandais et
ressortissants du Commonwealth, est un autre signe fort des enjeux internationaux
croissants de l'édition et de la lecture. En attirant l'attention des lecteurs du monde
entier sur “le meilleur de la fiction littéraire”76, le Man Booker Prize prouve que la course
aux best-sellers se joue désormais sur la scène du marché mondial. Les prix littéraires
français risquent donc de faire de plus en plus office d’arènes pour “jockeys de Grands
Prix en train de chevaucher des limaces”77 dans cette mondialisation où dominent les
Américains.
18 Plus inquiétant encore : la remise depuis 2015 du 1er prix Amazon du roman auto-édité.
Amazon, démolisseur de la librairie française, qui s’en prend donc maintenant à
l’édition – celle-là même qui s’est enrichie par les prix d’automne – en court-circuitant
cet intermédiaire entre l’auteur et son public et en se substituant à lui pour mieux
vendre de la visibilité aux auteurs et des liseuses aux lecteurs et ce, quoi qu’on écrive…
Amazon “met le feu à la civilisation du livre”78, dénonce l’écrivain Paul Vacca, “en ‘ubéri-
sant’ l’ensemble des professions de l’édition et de la librairie”79. Il tue le tissu social du
livre à coups de marchandises à prix cassés et fort d’un écran de fumée, celui d’être “la
plus grande librairie du monde disponible partout et pour tous” avec ses marchandises
livrables en un clic et en 24h80. Ce n’est donc plus tant une “édition sans éditeurs”81 qui
menace qu’une prescription sans chaîne du livre.
19 En matière de tyrannie de l’algorithme, le nouveau “Graal de la recommandation
personnalisée”82, c’est Amazon, là encore, qui parmi les géants du GAFAM (Google,
Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), affiche sa suprématie en amassant les données
sur l’usage et la lecture des ebooks de ses liseuses Kindle. Bien plus,
le
lancement
tout
récent
d’Amazon
Charts83,
un
classement
hebdomadaire
des
livres
les
plus
vendus
mais
surtout
les
plus
lus
de
la
semaine,
est
une
révolution
en
marche
dans
le
monde
du
livre.
Sur
le
point
de
surpasser
la
très
prestigieuse
“New York Times Bestseller List”, qui recense
chaque semaine depuis des décennies les meilleures ventes sur le territoire américain,
l’Amazon Charts
se sert des big data pour traquer les livres qui plaisent le plus dans le
monde entier et peut même mesurer la vitesse à laquelle les lecteurs Kindle les dévorent.
Ce sont donc bien les données relatives à la lecture du livre qui font le best-seller,
Amazon l’a bien compris. En ce sens, “the most widely read” est au cœur d’une prescrip-
tion de mouchards numériques en train de révolutionner l’aide à la décision et la
recommandation.
20 Les prix littéraires peuvent-ils être encore, à leur petite échelle, celle d’une nation encore
attachée au livre papier, des vigies littéraires capables de faire le poids ? Peuvent-ils être
surtout ces machines de guerre capables de défendre à coup de lauriers une littérature
de langue française contre les coups de butoir de logiques marchandes aussi agressives
62
Sylvie Ducas Prix littcasires, du meilleur livre aux meilleures ventes
Sylvie Ducas
CSLF – Université Paris Nanterre
NOTES
63
Sylvie Ducas Prix littcasires, du meilleur livre aux meilleures ventes
16 Sylvie Ducas, “La couronne et le bandeau. Paratexte éditorial des livres primés : auteur canonisé ou livre
labellisé ?”, in Le livre, “produit culturel” ? De l’invention de l’imprimé à la révolution numérique, sous la
direction de Gilles Polizzi et Anne Réach-Ngô, L’Harmattan, 2012, <Orizons>, p. 133-149.
17 Nous entendons par “moyenne”, une littérature du lisible par le plus grand nombre, mêlant la littérature grand
public et la littérature exigeante non consensuelle, à mi-chemin de la littérature d’avant-garde et de la
littérature populaire.
18 Dimitri Toubkis, “L’ordre de la chronologie”, Hypothèses, 2004/1 (7), p. 133-145. URL : http://www.cairn.info/
revue-‐hypotheses-‐2004-‐1-‐page-‐133.htm.
19 Note sur les grands noms passés à la postérité qui font oublier les légions d’oubliés.
20 Michel Foucault, Les Mots et les choses, chapitre 5, “Classer”, Paris, Gallimard, 1966, p.137-175.
21 Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1985.
22 Nathalie Heinich, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005.
23 Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012.
24 Une inflation des titres totalement déraisonnable : 545 titres en 1998, 663 en 2002, 691 en 2003, avec un pic à
727 en 2007, 701 en 2010, 646 en 2012, 555 en 2013, 607 en 2014 (dont 404 auteurs français), 589 en 2015
(dont 393 romans français), encore 560 cette année, dont 363 romans français et 66 premiers romans.
25 Mona Ozouf, La fête révolutionnaire (1789-1799), Paris, Gallimard, 1976.
26 Olivier Bessard-Banquy, La vie du livre contemporain: étude sur l'édition littéraire, 1975-2005, Bordeaux,
Presses universitaires de Bordeaux, p. 252.
27 Sur les origines plurielles possibles de la rentrée littéraire voir Catherine Simon, “La rentrée littéraire, une
invention française”, Le Monde, 21 août 2013 ; “Le phénomène de la rentrée littéraire”, atelier de la Bnf, 10 mars
2015, http://www.bnf.fr/fr/collections_et_services/anx_biblios_livre/a.biblio_rentree_litteraire.html. Nous posons
hypothèse selon laquelle cette habitude de la rentrée littéraire n’est pas sans lien non plus avec l’ascendant de
l’émission “Apostrophes” de Pivot (1975-90) : voir la controverse entre Bernard Pivot et Régis Debray, alors
conseiller de François Mitterrand, qui dénonce en 1983 l’ascendant pris par Apostrophes sur la vie intellectuelle
en France.
28 Sylvie Ducas, “Hervé Bazin à l’Académie Goncourt : “Du ‘fils de Folcoche’ à l’héritier des Goncourt” – colloque
de l’université d’Angers de décembre 2007 – in Anne-Simone Dufief (dir.), Hervé Bazin, connu et inconnu,
Angers, Presses de l’Université d’Angers, 2009, p. 11-25.
29 Procès verbal de l’académie Goncourt, 2 novembre 1976. Archives Goncourt.
30 Hervé Bazin, lettre du 3 novembre 1976 en réponse à un détracteur du prix Goncourt. Fonds Bazin. Archives
Goncourt de Nancy. L’idée est reprise dans Le Défi des Goncourt, op. cit., p. 326. On la retrouve aussi, associée
cette fois au système des prix, dans Hervé Bazin. Entretiens avec Jean-Claude Lamy, Stock, 1992, p. 133.
31 Tanguy Viel, Tanguy Viel parle des éditions de Minuit, Presses de l’Université de Paris Ouest, 2002, <Un
auteur, un éditeur>, p. 20.
32 Dans le sens de “pré-dire”, de “dire à la place de” qui dépasse la simple prévision.
33 Exemples d’auteurs en lice n’ayant pas eu de prix mais ayant beaucoup vendu à être dans plusieurs sélections :
Kamel Daoud en 2014, Gaël Faye en 2016, Emmanuel Carrère en 2014, Céline Minard en 2013, etc.
34 Les prix Nobel de Claude Simon (1985), Le Clézio (2008) et Modiano (2014) sont tout au plus l’aboutissement
de trajectoires auctoriales où s’inscrivent, entre autres, des prix reçus.
35 Alain Viala, “Qu’est-ce qu’un classique ?”, BBF, janvier 1992, http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-‐1992-‐01-‐0006-‐
001.
36 Ibid.
37 James English, The Economy of Prestige: Prizes, Awards, and the Circulation of Cultural Value, Harvard
University Press, 2008.
38 Sylvie Ducas, “L’écrivain plébiscité ou “publi-cité” ? Images et postures autour des prix littéraires”, in Laurence
Guellec et Françoise Hache-Bissette (dir.), Littérature et publicité. De Balzac à Beigbeder, Paris, éditions
Gaussen, 2012, p. 357-365.
39 Sylvie Ducas, “La reconnaissance littéraire à l’épreuve du petit écran. Discours et représentations médiatiques
des écrivains lauréats de prix littéraires en France (1945-2012)” in Ivanne Rialland (dir.), Critique & médium,
CNRS éditions, 2016, p. 287-303.
40 Julien Gracq, La littérature à l’estomac (1950), in Préférences, Paris, Corti, 1989.
41 La logique de scandale a contribué au succès des prix littéraires de leur origine jusqu’aux années 1975-80.
42 La polémique autour du prix Goncourt attribué à La carte et le territoire de Houellebecq peut-être considérée
comme la dernière en date par la modification des statuts de l’académie Goncourt qu’elle a entraînée. Voir
http://www.fabula.org/colloques/document4296.php.
64
Sylvie Ducas Prix littcasires, du meilleur livre aux meilleures ventes
43 Hervé Hamon et Patrick Rotman, Les Intellocrates: Expédition en haute intelligentsia, Paris, éditions
Complexe, 1992.
44 James English, L’économie du prestige, op. cit., p. 10.
45 Sylvie Ducas, “Prix littéraires en France : labels du livre, Babel des livres”, in Nathalie Collé-Bak, Monica
Latham et David Ten Eyck (dir.), Les Vies du livre/The Lives of the Book, Nancy, Presses Universitaires de
Nancy, 2010, p. 179-196.
46 D’après les données collectées par Edistat en 2012, à partir de sorties de caisses, sur un panel de 1 200
magasins, le Grand Prix des lectrices de 2011 augmente les ventes du livre primé de 3 000 euros par semaine et
généré un million d’euros, score dans lequel la sortie du film et son succès ont dû jouer un grand rôle, mais qui
frôle les scores d’un Goncourt. L’effet, variable, du prix du Livre Inter est estimé à plus de 400 000 euros, avec
près de 30 000 exemplaires vendus. Le Goncourt des Lycéens, qui atteint certaines années un score meilleur
que le Goncourt, s’évalue à 41 500 ventes et un chiffre d’affaires de 702 000 euros en 9 semaines, soit autant
qu’un Médicis. Voir Jean-Marc Proust, “Un Goncourt, ça gagne (com)bien ?”, article cité supra.
47 Gaymard, “1982-2008 : 27 ans d'évolution du marché de livre en France”, Observatoire de l'économie du livre,
2008-2009, Annexe 5 – 1992-2008 : 27 ans d'évolution du marché du livre en France (OEL), 2009 ; 69% des
Français de 15 ans et plus ont lu en 2014 au moins 1 livre au cours des 12 derniers mois, hors livres numériques,
lectures professionnelles et livres lus aux enfants, y compris bandes dessinées et mangas (chiffres clés du
secteur du livre 2012-2013, mars 2014) ; 89% des Français de 15 ans et plus ont lu au moins 1 livre imprimé,
hors livres numériques, lectures professionnelles et livres lus aux enfants, au cours des 12 derniers mois (89%
en 2015)( (chiffres clés du secteur du livre 2015-2016).
48 François Rouet, Le livre, mutations d’une industrie culturelle, Paris, La Documentation française, 2007.
49 Prix qui succède au prix RTL grand public (1975-91).
50 Ici : Wepler, Livre Inter, Elle, Orange, FNAC, prix des libraires, Goncourt des Lycéens.
51 François Rouet, Le livre. Mutations d’une industrie culturelle, op. cit., p. 18.
52 Sylvie Ducas, “Prix littéraires en France : labels du livre, Babel des livres”, article cité supra.
53 Éric Maigret et Éric Macé (dir.), Penser les médiacultures. Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la
représentation du monde, Paris, INA/Armand Colin, 2005.
54 Sylvie Ducas, La littérature à quel(s) prix ?, op. cit., p. 137-140.
55 Parmi les plus connus : Quais du polar (Festival international du polar de Lyon), les Utopiales de Nantes, les
Imaginales d’Épinal, le festival des mondes de l’imaginaire de Montrouge, le festival BD d’Angoulême…
56 Lylette Lacôte-Gabrysiak “ ‘C’est un best-seller !’ Meilleures ventes de livres en France de 1984 à 2004”,
Communication, volume 27/2, 2010, p. 187-216, https://communication.revues.org/3130 (consulté le 2 mai
2017).
57 Babelio est un réseau social et un site web de littérature mettant en ligne des bibliothèques partagées et des
commentaires critiques de lecteurs. En avril 2017, Babelio comptait 440 000 membres et était visité
mensuellement par environ 3 millions d'internautes. Il constitue un relais et un amplificateur de visibilité pour
la plupart des livres en lice pour un prix ou laurés.
58 Armand Hatchuel, “Les marchés de prescripteurs”, in H. Vérin et A. Jacob, L’inscription sociale du marché,
Paris, L’Harmattan, 1995, p. 212.
59 Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990, <Folio/essais>, p. 37.
60 Étienne Candel, “Le cas de la critique de livre ‘participative’ sur les réseaux”, in Ivanne Rialland (dir.), Critique
et médium, Paris, CNRS éditions, p. 321-336.
61 Brigitte Chapelain, “Pratiques créatives numériques”, in Hervé le Crosnier (dir.), Culture numérique, jeunesse,
culture et éducation dans la vague numérique, Communication & Langages, 2013, p. 123-161.
62 Pratique déjà courante dans la presse du XIXe siècle : voir Valérie Stiénon, “Lecteurs truqués : dans la fabrique
médiatique du lectorat au XIXe siècle”, in Elina Absalyamova et Valérie Stiénon (dir.), Les voix du lecteur dans
la presse française au XIXe siècle, Limoges, PULIM, 2017, <Médiatextes> (à paraître).
63 Yves Citton (dir.), L’économie de l’attention, nouvel horizon du capitalisme ?, Paris, La Découverte, 2014.
64 Henry Jenkins, La culture de la convergence. Des médias au transmédia [2006 ], Paris, Armand Colin/INA
éditions, 2014, <Médiacultures>.
65 Éric Maigret, “L’internet : un nouveau média ?”, Cahiers français, n° 295, 2000.
66 Éric Maigret, “Penser la convergence et le transmédia : avec et au-delà de Jenkins”, introduction de Henry
Jenkins, La Culture de la convergence, op. cit., p. 6.
67 Antoine Hennion, La passion musicale. Une sociologie de la médiation, Paris, Métailié, <Sciences humaines>,
2007.
68 Au début du XIXe siècle, le tirage moyen d’un best-seller est au plus de 1000 à 1500 exemplaires, de 2000 à
5000 exemplaires après 1840 (Martin Lyons,”Les best-sellers”, in Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.),
65
Sylvie Ducas Prix littcasires, du meilleur livre aux meilleures ventes
Histoire de l’édition française. Le temps des éditeurs du Romantisme à la Belle Époque, volume 3, Paris,
Fayard/Le Cercle de la librairie, 1985, p. 417). Entre 1914 et 1950, ce sont les tirages moyens d’un livre qui
oscillent entre 1500 et 5000 exemplaires, un best-seller comme À l’ouest rien de nouveau en 1929 compte, lui,
441 400 exemplaires vendus en 6 mois (Pascal Fouché, “L’édition littéraire, 1914-1950”, in Roger Chartier et
Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition française. Le livre concurrencé, 1900-1950, volume 4, Paris,
Fayard/Le Cercle de la librairie, 1986, p. 230).
69 Les seuls prix littéraires étrangers prestigieux, en dehors du Nobel, sont le Man Booker Prize anglais, créé en
1968, et le prix Pulitzer américain, créé en 1917.
70 Le terme désigne à l’origine les grandes productions cinématographiques mondiales, mais il est couramment
employé en édition depuis les années 2010. Voir Charlotte Pudlowski, “Le capitalisme appliqué à la littérature :
la tyrannie des best-sellers menace les livres du milieu”, Slate.fr, 21 mars 2014, http://www.slate.fr/
culture/84847/livres-‐cinema-‐capitalisme-‐blockbusters-‐best-‐sellers (consulté le 3 mars 2017).
71 Christian Geisselmann, “Marc Levy, producteur de best-sellers”, L’Express, 2017, http://www.lexpress.fr/
culture/livre/marc-levy-producteur-de-best-seller_1648072.html.
72 “Marc Levy rejoint Guillaume Musso dans les meilleures ventes de livres”, La Dépêche, 24 avril 2017,
http://www.ladepeche.fr/article/2017/04/27/2564244-‐marc-‐levy-‐rejoint-‐guillaume-‐musso-‐meilleures-‐ventes-‐
livres.html.
73 Ibid.
74 “Le nouveau roman d'Harper Lee déjà en tête des ventes”, Le Figaro, 16 juillet 2015, http://www.lefigaro.fr/
livres/2015/07/16/03005-‐20150716ARTFIG00145-‐le-‐nouveau-‐roman-‐d-‐harper-‐lee-‐deja-‐en-‐tete-‐des-‐ventes.php.
75 Catherine Balle, Mary Higgins Clark : l’empire de Mamie polar”, Le Parisien, 4 juin 2013, http://www.le
parisien.fr/magazine/week-‐end/mary-‐higgins-‐clark-‐l-‐empire-‐de-‐mamie-‐polar-‐04-‐06-‐2013-‐2865153.php.
76 “Les nouvelles règles du Man Booker Prize”, Livres Hebdo, 19 septembre 2013.
77 Julien Gracq, La littérature à l’estomac, op. cit., p. 15.
78 Paul Vacca, “Amazon 451 : comment Amazon met le feu à la civilisation du livre”, Bibliobs, 12 avril 2017,
http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20170407.OBS7743/amazon-‐451-‐comment-‐amazon-‐met-‐le-‐feu-‐a-‐la-‐
civilisation-‐du-‐livre.html (consulté le 20 avril 2017).
79 Ibid.
80 Sandrine Cassini, “Amazon, le petit libraire en ligne devenu ogre tentaculaire”, Le Monde économie, 3 février
2017, url : http://www.lemonde.fr/entreprises/
article/2017/02/03/amazon-‐le-‐petit-‐libraire-‐en-‐ligne-‐devenu-‐
ogre-‐tentaculaire_5073996_1656994.html
#ikHpvhMlzJRxJOy6.99 (consulté le 10 juin 2017).
81 Le célèbre titre d’un article de Jérôme Lindon paru dans Le Monde, le 9 juin 1998.
82 Geoffrey Delcroix, “Les données et les algorithmes, nouvelles muses de la prescription culturelle ?” in Brigitte
Chapelain et Sylvie Ducas (dir.), Prescription culturelle : avatars et médiamorphoses, op. cit.
83 Laurène Bertelle, “Amazon Charts : enfin un classement best-sellers qui sert à quelque chose ?”, ActuaLitté, 24
mai 2017, https://www.actualitte.com/article/monde-‐edition/amazon-‐charts-‐enfin-‐un-‐classement-‐best-‐sellers-‐
qui-‐sert-‐a-‐quelque-‐chose/82920 (consulté le 30 mai 2017).
84 Bernard Lahire, La condition littéraire. La double vie des écrivains, Paris, La Découverte, 1992.
85 Bernard Lamizet, “Le passeur, éthique du sens, médiation culturelle (Jean Caune)”, Réseaux, vol. 101, n° 3,
2000, p. 197-201.
86 Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014.
66
Des best-sellers en tête de gondole des bibliothèques ?
Valeur littéraire et stratégie professionnelle
1 Les best-sellers constituent une catégorie dont la définition est floue1 et qui fonctionne
comme un label, donc qui constitue un enjeu de luttes dans le champ littéraire, à l’instar
d’autres étiquettes. La manière dont les acteurs du champ littéraire conçoivent et
perçoivent les best-sellers est indissociable de la position qu’ils occupent en son sein. Le
terme renvoie en effet à la notion de succès, dont Pierre Bourdieu a montré qu’il était un
des principes constitutifs de la bipolarisation du champ littéraire entre un pôle de
grande production à visée commerciale, pour lequel le succès mesuré en nombre de
ventes est l’aune de la réussite, et un pôle de production restreinte visant la reconnais-
sance symbolique et la consécration par les pairs et les instances autorisées du champ,
mais pour lequel le succès est le plus souvent suspect, et en tout cas considéré comme
difficile à concilier avec la valeur littéraire2. Une œuvre de réelle valeur littéraire est en
effet censée, selon la théorie développée par Hans Robert Jauss3, rompre avec l’horizon
d’attente de l’époque de sa publication, et donc ne pas pouvoir toucher un public très
large. La temporalité des deux pôles est par ailleurs différente : le best-seller est du côté
de l’éphémère et de la mode4, tandis que le pôle de production restreinte vise plutôt la
construction progressive d’une notoriété. Les lettrés tendent donc à rejeter les best-
sellers comme la lecture des autres, et notamment comme des lectures populaires qu’ils
ne pratiquent pas, mais qu’ils associent à la facilité et à la culture du divertissement,
avec la même distance critique qu’ils entretiennent avec la littérature sentimentale ou
d’autres formes de production illégitime. L’étiquetage “best-seller” fonctionne alors
comme une stigmatisation qui porte non pas sur une pratique déviante mais plutôt,
dans une logique de distinction pas toujours exempte d’une forme de mépris de classe,
sur une pratique trop commune réputée peu exigeante et dont le pratiquant est consi-
déré comme le dindon de la farce (celui qui, à la manière d’Emma Bovary ou de Don
Quichotte, se laisse berner par l’auteur en prenant la fiction pour une réalité, sans
distance critique ; celui surtout qui se laisse séduire par les stratégies marketing des
éditeurs qui parviennent à lui faire acheter des livres de piètre qualité).
2 Amenées à juger la production éditoriale pour décider de leurs acquisitions et à mettre
en avant certains ouvrages et certains auteurs à travers leurs actions de valorisation et
d’animation, les bibliothèques de lecture publique font partie de l’institution littéraire,
qui, comme l’a analysé Jacques Dubois, participe à constituer, renforcer ou perpétuer la
valeur des œuvres et des écrivains5 ; mais, financées par les collectivités et ouvertes à
tous, elles sont aussi chargées de mettre en œuvre les politiques culturelles, dans leur
volet de diffusion de la culture au plus grand nombre. Cette position en fait un observa-
toire particulièrement intéressant du statut du best-seller, dans la mesure où celui-ci y
incarne la tension entre ces deux fonctions et amène à la production de discours et de
classements révélateurs d’un positionnement professionnel et institutionnel, mais aussi
de perceptions plus larges de ce qu’est et de ce que vaut un best-seller. Le présent article
se propose d’interroger le statut du best-seller à travers l’usage qu’en font aujourd’hui
les bibliothèques de lecture publique, mais aussi à travers l’usage qu’elles font d’autres
livres “à succès” qui permettent d’analyser la frontière de la catégorie de best-seller. En
effet, parmi les divers présentoirs de livres qu’elles proposent pour mettre en valeur une
partie de leurs collections, les bibliothèques de la Ville de Paris en ont un sur lequel
figurent des “Nouveautés” proposées avec un régime de prêt spécifique (une semaine
non renouvelable au lieu de trois semaines renouvelables pour les autres documents), et
qui présentent certaines similitudes avec les best-sellers, sans toutefois se superposer au
palmarès des meilleures ventes. Il s’agira donc ici d’abord d’analyser la manière dont les
bibliothécaires prennent position, dans leurs discours et leurs pratiques, à l’égard des
best-sellers, puis d’étudier les logiques de ce dispositif de “Nouveautés” qui semble
s’apparenter à une sous-catégorie de best-sellers, mais fait l’objet d’un investissement
stratégique de l’institution.
3 Cet article se fonde sur une enquête menée de 2005 à 2011 sur les politiques documen-
taires des bibliothèques de lecture publique de la Ville de Paris et sur une comparaison
entre les éléments qui en ressortaient (perception du best-seller et définition d’une
catégorie connexe à travers le dispositif des “Nouveautés”) et d’autres corpus connexes
(meilleures ventes et meilleurs emprunts). Il mobilise six types de sources :
1) des entretiens avec des bibliothécaires de différentes bibliothèques parisiennes (qui
ont évoqué la question des best-sellers de manière périphérique à propos de leur
travail de sélection) ;
2) des observations de séances d’analyse de livres par des comités spécialisés (qui ont
donné à saisir des schèmes de perception de la production éditoriale et de conception
des enjeux des bibliothèques) ;
3) des analyses du catalogue (destinées à évaluer la présence ou l’absence de certains
auteurs et de certaines collections, par exemple en littérature sentimentale) ;
4) des entretiens avec les deux bibliothécaires chargées du dispositif des “Nouveautés”
(récemment complétés par quelques échanges informels qui ont permis de mesurer
l’évolution du dispositif) ;
5) l’étude du corpus des “Nouveautés” sélectionnées au premier semestre 2007, par
comparaison avec les sélections des grands prix littéraires6 ;
6) l’analyse d’autres corpus de livres (liste des meilleures ventes en France et liste des
meilleurs emprunts 2016 dans les bibliothèques de la Ville de Paris7) à titre compa-
ratif.
68
Cécile Rabot Des best-sellers en tête de gondole des bibliothèques ?
légitimité, leur méconnaissance est moins le signe d’un défaut de culture que la marque
d’un retrait du monde commun, qui peut être perçu comme un enfermement dans une
tour d’ivoire. La dernière enquête sur les pratiques culturelles des Français12 révèle ainsi
que les individus ayant lu au moins un livre de tel ou tel auteur de best-sellers se
distribuent dans l’ensemble de l’espace social, avec toutefois des différences d’un auteur
à l’autre, entre ceux qui relèvent d’une culture quasi-classique comme Goscinny (qu’on
retrouve dans toutes les catégories sociales), ceux qui relèvent plutôt de la catégorie du
best-seller cultivé comme Fred Vargas (davantage lue par les cadres et professions
intellectuelles supérieures) et ceux qui, comme Danielle Steel, appartiennent clairement
à une culture plus populaire et sont beaucoup moins souvent lus par les plus dotés en
capital culturel. Leur lecture permet de ne pas être hors jeu, de connaître ce dont tout le
monde parle, de pouvoir en discuter avec ses proches, fût-ce pour les critiquer ou les
écarter. Lire des best-sellers, c’est en effet s’assurer, dans quasiment tous les espaces
sociaux, de trouver un marché sur lequel échanger sur sa lecture, échange dont Pierre
Bourdieu a souligné l’importance, esquissant même l’hypothèse d’un lien entre l’inten-
sité de la pratique de lecture et l’existence d’un marché permettant de mobiliser ses
lectures13. En reprenant la distinction faite par Paul Ricœur entre identité idem et
identité ipse14, on pourrait dire que les best-sellers constituent une culture idem,
partagée, par opposition à la culture ipse, propre à chacun et potentiellement distinctive.
5 Les best-sellers s’inscrivent dans une culture du divertissement, qui marque l’avène-
ment des industries culturelles, mais qui remplit aussi une fonction pour leurs lecteurs
et leurs lectrices, pour lesquels ils sont susceptibles de constituer une échappatoire,
voire un outil de résistance à la pression, d’autant plus important en situation de crise
économique ou politique, de pression professionnelle croissante, voire de situation
personnelle difficile : Annie Collovald et Erik Neveu ont ainsi montré la coïncidence
entre l’entrée dans la lecture de romans policiers et un moment de crise personnelle. De
la même manière, leur facilité d’accès fait des best-sellers des outils privilégiés d’évasion
et d’immersion dans un autre monde, en jouant sur l’identification avec les héros et les
émotions éprouvées à travers les expériences vécues par procuration. Cette fonction,
analysée par Julia Bettinotti pour les romans sentimentaux sériels15, suppose en effet
que le lecteur ne soit pas arrêté par une forme qui lui résiste, comme l’ont noté Gérard
Mauger et Claude Poliak16.
6 Comme les romances et l’ensemble de la littérature populaire, les best-sellers font le
plus souvent l’objet de ce que Richard Hoggart a appelé une “lecture oblique”17. Le
lecteur ou la lectrice prend plaisir à jouer le jeu, c’est-à-dire à faire comme si le monde
décrit était réel, tout en sachant parfaitement qu’il ne l’est pas18. Le roman peut alors
constituer un outil de mise à distance du réel à la manière des romans recommandés par
Oprah Winfrey19, voire, grâce à sa dimension psychologique, être mobilisé comme la
littérature de développement personnel pour réfléchir sur soi et mieux gérer ses
relations avec les autres. La logique divertissante n’est que rarement exclusive de ces
autres dimensions, comme l’ont montré Gérard Mauger et Claude Poliak : en dehors des
effets stricts du système promotionnel dont ils font l’objet et du mimétisme qui construit
une partie de la curiosité à leur égard, c’est parce qu’ils apportent autre chose que de
l’évasion et abordent des thèmes dans lesquels un grand nombre de lecteurs et de
lectrices sont susceptibles de se retrouver, que les best-sellers parviennent à atteindre
des ventes records.
69
Cécile Rabot Des best-sellers en tête de gondole des bibliothèques ?
8 Tout en étant difficiles à contourner, les best-sellers sont aussi fréquemment critiqués.
Souvent connoté péjorativement, le terme “best-seller” peut même être mobilisé comme
une étiquette stigmatisante, associée à la facilité, au conformisme, à une légitimité
contestée, voire à une qualité médiocre : la lecture de ces ouvrages est soit renvoyée à
des catégories dont on cherche soi-même à se distinguer, soit considérée comme accep-
table à condition qu’elle soit animée par une simple curiosité ou qu’elle soit une lecture
au second degré qui, dans les menus de lecture, côtoie d’autres objets beaucoup plus
légitimes. Les reproches visent à la fois la forme et le fond : ce sont des ouvrages forma-
tés, “à ficelles” réutilisant les astuces déjà vues et bien connues, et, du moins pour
certains d’entre eux, des ouvrages écrits “au kilomètre”, sans travail d’écriture, de
manière à soutenir le rythme, exigé par les éditeurs et par les lecteurs, d’au moins un
livre nouveau chaque année – ouvrages trop vite donc mal écrits. Ce caractère conven-
tionnel se retrouve dans les thèmes, accusés d’être à la fois toujours un peu les mêmes
(des histoires d’amour et d’héroïsme du quotidien, des récits de malheur qui se termi-
nent bien22, etc.), et leur traitement (misant sur le pathos un peu facile et jouant des
émotions du spectateur, sans souci de justesse ni de vraisemblance). Entre ce qu’une
bibliothécaire spécialiste de polar désigne comme la “grosse cavalerie américaine”23,
littérature très attendue mais efficace, et ce qu’une autre, membre du comité d’analyse
des romans dans les bibliothèques de la Ville de Paris, qualifie de “roman de gare,
indigne des bibliothèques”24, la frontière est parfois ténue, du moins pour ce qui tient
aux propriétés du texte lui-même. La couverture est alors un élément discriminant, les
graphismes perçus comme les plus stéréotypés (du type de ceux utilisés dans certaines
collections de roman sentimental) tendant à faire pencher la balance du côté du second
pôle. C’est surtout la notoriété qui fait la différence, ne serait-ce que dans la mesure où
elle crée la demande.
9 Les best-sellers apparaissent en tout cas aux antipodes d’un principe de qualité qui fait
partie des exigences des politiques documentaires des bibliothèques. Cette exigence de
qualité est considérée comme une obligation liée au financement public (l’argent de la
collectivité ne pouvant être dilapidé pour des biens de mauvaise qualité), mais aussi
comme une attente des usagers, qui y voient une garantie contre l’impair ou le temps
perdu, comme le note une bibliothécaire rencontrée :
Les gens, j’ai remarqué ça, […] ils n’ont pas envie de perdre du temps pour des choses
nulles. Donc ils veulent que ce soit déjà un peu orienté. Ils savent que dans les biblio-
thèques, on ne va pas leur donner des trucs complètement anarchiques à tout point de vue,
des choses qui ne sont pas bonnes. C’est un critère, c’est-à-dire que, si c’est ici à la
bibliothèque, ça veut dire que c’est bien. Ils savent qu’on n’a pris que 10% peut-être, ou
70
Cécile Rabot Des best-sellers en tête de gondole des bibliothèques ?
15% de la production, ils ne savent pas vraiment pourquoi, mais […] bon, ils nous font
confiance, complètement confiance. Ils savent que si c’est dans les rayons, ça veut dire que
c’est bien, c’est lisible par tous, il y a quelque chose qui fait que ça va être intéressant, qu’ils
ne vont pas perdre leur temps [et] qu’ils ne vont pas aller dans quelque chose de faux.25
10 Anne-Marie Bertrand relate cette même confiance en la qualité des sélections de la part
des usagers de bibliothèques de lecture publique, en particulier de ceux qui sont peu
dotés en capital culturel mais animés de ce que Pierre Bourdieu nomme la “bonne
volonté culturelle”26, désireux de s’élever socialement par la culture, et pour cela d’éviter
les lectures illégitimes27. D’autres usagers plus dotés manifestent un même attachement
à la légitimité culturelle, tel ce lecteur écrivant sur le cahier de suggestions d’une petite
bibliothèque parisienne pour déplorer que la bibliothèque dépense son argent pour le
énième Marc Levy alors qu’elle ne propose pas les œuvres de Christine de Pisan, dont il
souligne à rebours l’importance dans notre patrimoine national.
11 La sélectivité est aussi constitutive de la manière dont les bibliothécaires eux-mêmes
conçoivent leur métier. Leur professionnalisme réside notamment dans leur capacité à
discriminer, dans une “économie des singularités”28, les “biens d’incertitude” que consti-
tuent, selon une approche économiste, les productions culturelles et particulièrement les
livres, et de repérer ce qui mérite d’être lu au sein d’une production éditoriale que
l’abondance rend difficile à appréhender et impossible à lire : cette licence29, fondée sur
leur expertise, les élève aux rangs des gate-keepers du champ littéraire, comme les
nomme Pierre Bourdieu, c’est-à-dire de ceux qui participent à filtrer la production et, ce
faisant, à produire la valeur littéraire. L’identité professionnelle du bibliothécaire se
définit de manière centrale par cette capacité à constituer une offre et à la faire connaître
à un public au moyen d’une médiation appropriée. Une telle politique d’offre est
fréquemment affirmée comme ce qui donne sens au métier et à l’institution, par
opposition à une logique de réponse à la demande, traditionnellement perçue comme un
renoncement ou une facilité. Au contraire, les best-sellers deviennent le symbole de la
soumission à la demande. Ils sont d’autant moins valorisés qu’ils sont peu valorisants
pour le sélectionneur dans la mesure où ils s’imposent, c’est-à-dire que ni leur repérage
ni leur emprunt ne nécessitent le moindre travail. Leur mise à distance est alors une
manière de réaffirmer une identité professionnelle et institutionnelle située du côté de la
sélection et de la prescription. Interrogé sur sa perception de succès commerciaux
comme le Da Vinci Code de Dan Brown, un bibliothécaire les rejette comme opposés à
ce qu’il considère comme le rôle d’un bibliothécaire, tout en admettant qu’ils font l’objet
d’une demande massive :
ENQUÊTEUR. - Et les ouvrages qui ont un grand succès, comme le Da Vinci Code ?
ENQUÊTÉ. - Ah, je n’aime pas !
- Vous l’avez lu... ?
- Oui, je l’ai lu. J’ai trouvé ça... Je ne comprends pas pourquoi ça a du succès. Mais bon, je
n’empêcherai pas les gens de lire des best-sellers ! Au contraire, je les réserve. [rires]
- Vous pensez que les gens cherchent quoi, trouvent quoi dans ce type de livres ?
- Je crois que c’est de la consommation gratuite, la bibliothèque. Donc ils sont des
consommateurs normaux, ils écoutent les médias, ils ont envie de consommer, ils viennent
consommer à la bibliothèque. Bon, c’est un best-seller, ils consomment un best-seller. Ce
n’est pas forcément le Da Vinci Code, ce sera vrai pour n’importe quel best-seller. Il suffit
que ce soit médiatisé, qu’ils en entendent parler, à la radio, à la télévision, ou dans la
presse, que des amis l’aient lu et ils viennent à la bibliothèque prendre le livre.
- Vous pensez que c’est spécifique à la bibliothèque ? Ce n’est pas le même rapport, par
exemple, avec la librairie, avec les livres qu’ils achètent ?
71
Cécile Rabot Des best-sellers en tête de gondole des bibliothèques ?
- C’est le même rapport, mais ici c’est gratuit, c’est de la consommation gratuite. Il y a aussi
cet aspect société de consommation, mais consommation gratuite. C’est un peu ennuyeux,
parce que là vous perdez tout à fait votre rôle de prescripteur ou de choix de qualité... Moi
je trouve que c’est nul Da Vinci Code, mais bon... [rires] on en a trois exemplaires à la
bibliothèque et ça sort tout le temps ! [rires]
12 Les best-sellers sont ainsi perçus comme un renoncement à ce qui fait l’identité profes-
sionnelle des bibliothécaires et comme une soumission à la sphère médiatique et aux
stratégies marketing des industries culturelles, soumission considérée comme une perte
d’autonomie problématique à la fois eu égard aux logiques du champ littéraire, où
l’autonomie à l’égard du marché est un enjeu30, et aux logiques professionnelles, l’auto-
nomie étant constitutive de l’affirmation de professionnalisme, et notamment de la
“licence” revendiquée par les groupes professionnels.
13 Ils sont aussi décriés comme une menace pour la diversité éditoriale dans la mesure où
ils favorisent la concentration de la demande sur un petit nombre de titres : ils sont
accusés de capter l’attention quasi-exclusive des lecteurs, et même de la critique,
notamment par l’effet de la mise en place privilégiée dont ils bénéficient dans les lieux
de vente et de la promotion dont ils font l’objet, mais aussi par l’effet performatif, bien
compris des éditeurs, de leur inscription sur une liste de best-sellers.
14 Malgré tout, les best-sellers sont bien présents dans les bibliothèques de lecture publique,
de Dan Brown à Christian Jacq et Harlen Coben en passant par Marc Levy, Guillaume
Musso et Danielle Steel : ils suscitent moins un évitement de la part des bibliothécaires
qu’un consentement distancié. Souvent ils constituent moins un renoncement qu’une
stratégie réfléchie et assumée inscrite dans la politique documentaire des établissements.
Ils peuvent en effet être utilisés à la fois comme outil marketing, ruse à l’égard de la
tutelle, symbole au service d’un enjeu d’image, réponse à la difficile question de la
démocratisation culturelle, voire stratégie littéraire masquée.
15 De même que pour les éditeurs et les libraires, les best-sellers peuvent être mobilisés
comme un outil marketing, permettant de satisfaire les usagers, donc de les fidéliser, et
en particulier de donner satisfaction aux nouveaux usagers, encore peu familiers de la
bibliothèque, qui y viennent avec des demandes déjà constituées de livres dont ils ont
entendu parler (et qui ont certaines probabilités de faire partie des best-sellers). Leur
permettre de trouver ce qu’ils viennent chercher, c’est éviter qu’ils ne se détournent de
l’institution par déception. Ces livres très faciles d’accès sont aussi une vitrine pour une
institution désireuse de se rendre accessible à tous et de paraître dans l’air du temps : ils
constituent un outil pour une stratégie de démocratisation qui passe par une offre plus
moderne et plus accessible. La capacité des bibliothèques à desservir l’ensemble de la
population est en effet un enjeu central des politiques culturelles nationales, même si
force est de constater l’inachèvement du processus d’élargissement des publics (avec des
taux d’inscrits moyens situés autour de 16%), et en particulier, d’accessibilité à des
publics moins diplômés, susceptibles d’être rebutés par une institution qui ne leur paraît
pas adaptée à leurs besoins.
16 Lié au précédent sans s’y superposer, l’enjeu de modernité est un autre enjeu important
pour les bibliothèques, notamment pour les établissements de lecture publique, qui,
depuis leur naissance au début du XXe siècle, ont toujours eu à cœur de se démarquer
72
Cécile Rabot Des best-sellers en tête de gondole des bibliothèques ?
des bibliothèques de conservation et d’étude, mais aussi de l’image qui les lie au passé,
en montrant qu’ils sont au contraire aux prises avec la modernité et avec l’actualité,
notamment avec la littérature en train de se faire ou tout juste produite, et avec les
thèmes qui préoccupent chacun au quotidien. Ainsi proposer des best-sellers dans les
bibliothèques, c’est répondre à l’accusation de désajustement, d’élitisme ou d’archaïsme,
souvent avancée par les non-usagers des bibliothèques comme justification de leur
désintérêt pour ce lieu.
17 Vitrine ou appât, le best-seller peut aussi constituer une ruse à l’heure où la supposée
rationalisation des politiques publiques passe par des évaluations fondées parfois sur
des critères numériques un peu grossiers31. Financées par les collectivités territoriales,
les bibliothèques de lecture publique font l’objet d’un contrôle de la part de leur tutelle à
laquelle elles doivent notamment fournir un certain nombre d’indicateurs chiffrés.
Parmi ceux-ci on trouve le taux d’inscrits dans l’établissement, le nombre de participants
aux animations ou le nombre d’animations organisées, mais aussi le taux de rotation des
collections, destiné à évaluer la rentabilité des documents en comptabilisant le nombre
d’emprunts dont ils font l’objet chaque année. Cet indicateur mesurant le succès plus que
la valeur est souvent considéré avec une certaine distance par les bibliothécaires, qui ne
renoncent pas à avoir la poésie de Fernando Pessoa dans leurs fonds sous prétexte
qu’elle est peu lue. Mais ils n’ont guère d’autre choix que de se soumettre à l’évaluation
et inventent des ruses permettant de présenter de “bons” chiffres grâce à des stratégies
de péréquation, comparables à celles traditionnellement mises en œuvre par les éditeurs
qui financent les livres peu rentables qui leur tiennent à cœur par des productions à plus
grand succès. Par les taux d’emprunt élevés dont ils bénéficient, les best-sellers parti-
cipent en effet à augmenter les taux de rotation moyens, donc à fournir à la tutelle des
indicateurs considérés comme satisfaisants, mais aussi à entretenir des fonds peu
empruntés mais jugés importants, sans effet négatif sur les taux moyens dans la mesure
où leur taux faible est compensé par celui des livres à succès. Aussi n’est-il pas rare que
des livres jugés assez médiocres mais au succès prévisible soient choisis par les
bibliothécaires réunis pour décider des propositions d’acquisition avec l’argument “pour
les stats”32 explicitant la préoccupation de l’évaluation mais aussi le rôle stratégique des
best-sellers dans cette perspective.
18 Au-delà de cette pratique un peu cynique, le best-seller peut entrer dans des stratégies
de médiation permettant aux bibliothécaires de remplir ce qu’ils considèrent comme
leur rôle. D’abord, donner accès aux best-sellers, c’est donner un accès gratuit à une
offre de lecture qui constitue une forme de culture partagée et dont pourraient se trou-
ver exclus ceux qui n’ont pas les moyens financiers suffisants pour leur permettre l’achat
de ces ouvrages brochés assez coûteux (au moins tant qu’ils ne sont pas réédités au
format de poche). C’est aussi permettre à tous les usagers de tester ces livres, de manière
à se faire une idée à leur sujet, sans avoir à les acheter, de manière à entretenir un
rapport de familiarité avec le livre et la lecture en limitant la prise de risque : les études
sur l’articulation achat/emprunt soulignent en effet ce rôle important de la bibliothèque
dans l’accès à des livres qu’on n’achèterait pas parce que leur coût est considéré comme
excessif ou supérieur au profit probable. Enfin, offrir les livres à succès, c’est aussi consi-
dérer que les logiques de réponse à la demande et de valorisation d’une offre sont moins
antithétiques que complémentaires et qu’un usager qui aura été satisfait et rassuré de
trouver les livres dont il a entendu parler sera plus réceptif ensuite aux propositions qui
pourraient lui être faites, et pourra donc être guidé vers des littératures moins connues.
73
Cécile Rabot Des best-sellers en tête de gondole des bibliothèques ?
19 À côté des best-sellers, largement acquis mais peu valorisés, les bibliothèques de la Ville
de Paris proposent ce qu’elles appellent des “Nouveautés”, qui, comme les best-sellers,
sont définies par leur succès et par les stratégies de promotion dont elles font l’objet,
mais qui ne recouvrent pas la catégorie de best-sellers en son entier. L’intitulé du
dispositif est ambigu, en même temps que significatif de l’attachement des bibliothèques
à paraître en prise avec l’actualité éditoriale. Il ne s’agit pas là des dernières acquisitions
des bibliothèques mais d’une sélection particulière d’ouvrages commandés selon un
processus spécifique : ce sont des livres d’auteurs au succès prévisible, sélectionnés et
commandés avant publication, de manière qu’ils puissent être proposés aux lecteurs des
bibliothèques dès leur sortie en librairie (et non avec le délai que nécessiteraient leur
commande, leur équipement et leur catalogage s’ils étaient commandés après leur sortie
en librairie). La sélection se fait à l’aide de différents outils professionnels de veille et
vise à repérer avant leur parution les livres qui pourront avoir du succès. Cela inclut à la
fois des documents d’actualité (politique ou artistique notamment) mais aussi des
ouvrages littéraires, romans et bandes dessinées. Leur repérage met en œuvre une
maîtrise des outils et une double expertise, portant à la fois sur les publics des bibliothè-
ques et sur les auteurs phares, qui ont déjà connu un certain succès et rencontré un écho
critique. Il s’agit toutefois ici de sélectionner des livres sans les avoir lus et en se fondant
sur la visibilité médiatique des auteurs : cette hétéronomie, même si elle ne s’oppose pas
au professionnalisme, suscite des réactions parfois distanciées de la part des bibliothé-
caires, à l’instar des best-sellers et pour les mêmes raisons.
20 Comme l’achat des best-sellers, cette sélection est une manière de satisfaire la demande
en l’anticipant : le délai séparant une décision d’acquisition d’une mise en rayon étant
souvent proche de deux mois, la commande avant parution assure que le livre soit à
disposition des lecteurs dès sa sortie en librairie et donc dès qu’on en parle dans les
médias, ce qui permet, à partir de ces quelques dizaines d’ouvrages symboliques, de
répondre à la critique reprochant aux bibliothèques leur retard sur l’actualité. Le
dispositif crée aussi la demande, par l’effet de la valorisation. À la différence des autres
best-sellers, les “Nouveautés” sont en effet exposées sur un présentoir, qui, dans des
espaces en libre accès, joue un rôle similaire aux têtes de gondoles des supermarchés, en
attirant l’œil et en favorisant la décision impulsive33, et qui est d’autant plus efficace qu’il
fonctionne par effets d’écho, c’est-à-dire qu’il propose des objets dont l’usager a déjà
entendu parler par ailleurs, ce qui est le cas d’un grand nombre des “Nouveautés”, dont
les noms d’auteur sont en général bien connus. L’inscription dans le dispositif participe
ainsi à accroître la demande.
21 Mais les “Nouveautés” sont censées pouvoir mener à autre chose par un effet de complé-
mentarité des dispositifs de mise en valeur : elles côtoient en effet d’autres sélections, de
“coups de cœur” ou de premiers romans par exemple, mais aussi d’ouvrages divers
regroupés autour d’une thématique (par exemple une table de poésie africaine consti-
tuée à l’occasion de l’opération Les Belles Étrangères, organisée par le Ministère des
Affaires Étrangères), qui sont susceptibles d’attirer ensuite l’usager et de le convaincre
de faire un emprunt supplémentaire non programmé, à la manière de la “vente addition-
nelle”, bien connue des commerçants et notamment des libraires. Ainsi la satisfaction de
la demande permet l’effectivité de la fonction prescriptrice.
74
Cécile Rabot Des best-sellers en tête de gondole des bibliothèques ?
22 Les “Nouveautés” jouent donc un rôle assez semblable à celui des best-sellers, mais tous
les best-sellers ne peuvent pas devenir des “Nouveautés”. Quels sont donc ces livres au
succès assuré ? De quels genres relèvent-ils ? De quels éditeurs et de quelles langues
proviennent-ils ? Quelles positions occupent leurs auteurs dans le champ littéraire ? Une
analyse du corpus des “Nouveautés” littéraires sélectionnées sur un semestre met en
évidence leur appartenance à ce que Pierre Bourdieu désigne comme le pôle de grande
production – ce qui converge avec leur définition par le “succès” mais aussi avec l’enjeu
d’accessibilité au plus grand nombre. Ce sont presque exclusivement des romans, de
littérature générale mais aussi policiers, écrits en français ou traduits de l’anglais,
émanant de grands éditeurs et comportant plutôt des couvertures iconographiques
colorées. On n’y trouve ni théâtre ni poésie, ni littérature traduite de langues rares, ni
aucun ouvrage explicitement situé au pôle de production restreinte avec des enjeux
prioritairement esthétiques.
23 Mais on n’y trouve pas plus de roman sentimental ou d’espionnage explicitement situé
dans ce que Patrick Parmentier nomme l’infra-littérature34. Les éditeurs qui les publient
sont par exemple le Seuil, Gallimard, Flammarion, Mercure de France, Denoël, Stock,
Liana Levi, Christian Bourgois et Philippe Picquier, c’est-à-dire des éditeurs tout à fait
légitimes dans le champ littéraire. Seule une très petite proportion des “Nouveautés”
figure dans les listes de meilleures ventes : seuls cinq titres parmi les 162 “Nouveautés”
du premier semestre 2007 se retrouvaient parmi les trente livres les plus vendus dans
l’année en magasin en France, à savoir les romans de Marc Levy, Guillaume Musso, Dan
Brown, Douglas Kennedy et Jean-Christophe Grangé, publiés respectivement chez
Robert Laffont, XO, Jean-Claude Lattès, Belfond et Albin Michel, donc chez des éditeurs
publiant globalement une littérature plus populaire. Cette intersection avec les listes de
best-sellers participe à susciter la critique de certains bibliothécaires à l’égard des
“Nouveautés”, mais force est de constater que la liste des “Nouveautés” ne recouvre pas
celle des best-sellers. Si leur caractère “grand public”, pour reprendre une dénomination
très fréquemment utilisée par les bibliothécaires et qui joue souvent comme un critère
discriminant, est très clair et leur succès public attesté par leur réédition ultérieure en
poche (ce qui est le cas de 85% des “Nouveautés” sélectionnées au premier semestre de
2007), les “Nouveautés” sont plutôt des best-sellers “de qualité”35, c’est-à-dire ceux que
l’on retrouve dans les menus de lecture des individus “omnivores” plutôt diplômés, et
aussi dans les listes des meilleurs emprunts des bibliothèques de la Ville de Paris (dont
les six premiers en littérature et pour 2016 sont, dans l’ordre, Emmanuel Carrère chez
POL, Arnaldur Indridason chez Métailié noir, Christophe Boltanski chez Grasset, devant
Philippe Francq et Jean Van Hamme chez Dupuis, Franck Tilliez chez Fleuve noir et
Lars Kepler chez Actes Sud).
24 Les best-sellers ne constituent pas une catégorie homogène, mais, à la manière des
genres en voie de légitimation et notamment du roman policier, comportent un pôle
supérieur, considéré comme légitime par les lecteurs lettrés, et un pôle illégitime, rejeté
par les lettrés, ce qui les amène à être distribués à différents niveaux de la hiérarchie des
légitimités, à l’instar du roman policier dans l’analyse de Patrick Parmentier36. En
sélectionnant les “Nouveautés”, les bibliothécaires choisissent les plus légitimes des
best-sellers et participent ainsi à la fabrication d’une culture moyenne, produite certes
par ce qu’Emmanuel Wallon a désigné comme une “censure par la moyenne”37, c’est-à-
dire une double élimination du plus illégitime et du plus légitime, mais qui inclut les
auteurs consacrés (“Si Le Clézio sort un bouquin au mois de septembre, c’est évident
75
Cécile Rabot Des best-sellers en tête de gondole des bibliothèques ?
qu’il va faire une Nouveauté”, explique par exemple une bibliothécaire chargée de la
sélection des “Nouveautés”) et les auteurs que les bibliothécaires considèrent comme
importants, au double sens où ils font partie d’une culture partagée et où ils sont
susceptibles de fournir différents profits de lecture, et donc aussi d’entretenir la pratique
de la lecture.
25 Ce faisant, les bibliothécaires participent aussi à construire l’auctorialité, c’est-à-dire à
faire des auteurs des écrivains à part entière en participant à les reconnaître et faire
connaître38. Dans leur sélection, le nom d’auteur est en effet un critère déterminant,
associé à un capital symbolique : un auteur dont il est évident qu’il mérite d’être sélec-
tionné en “Nouveautés” est un auteur qui a déjà bénéficié d’un accueil favorable du
public et de la critique et que les bibliothécaires s’attachent à suivre. Ce qui paraît a
priori une soumission à un jugement externe est donc aussi une manière de constituer
petit à petit l’œuvre d’un auteur, de l’ériger ainsi en auteur et de tenir cette œuvre à
disposition des usagers, voire de continuer à la valoriser par d’autres dispositifs comme
celui des “Coups de cœur”39, de manière à prolonger son succès et à transformer le best-
seller en long-seller. De la même manière, les meilleurs emprunts des bibliothèques
sont plutôt des succès de longue durée, par opposition à l’éphémère qui semble inhérent
à la définition du best-seller40.
26 De même qu’ils rusent en utilisant les best-sellers comme un moyen de gonfler les taux
de rotation et d’entretenir des fonds moins rentables, les bibliothécaires jouent de la
performativité des “Nouveautés” pour non seulement renforcer le succès mais aussi con-
struire la visibilité et susciter l’emprunt de livres moins connus. L’évolution progressive
du dispositif au cours de ses trente années d’existence témoigne d’une réappropriation
de la fonction prescriptrice. En 2007, la bibliothécaire qui sélectionne les “Nouveautés”
pour le réseau décrit le passage d’un système initialement concentré sur quelques livres
extrêmement médiatisés achetés en un grand nombre d’exemplaires par établissement à
un dispositif fondé sur un nombre réduit d’exemplaires et un nombre de titres élargi :
Le nombre de titres s’est agrandi parce qu’on s’était rendu compte que finalement, sur les
présentoirs, on retrouvait toujours un peu les mêmes titres, parce que forcément, c’étaient
les plus demandés, les plus lus : c’étaient toujours un peu les mêmes auteurs, très média-
tisés et qui marchaient très bien, et c’était un peu aux dépens de l’aspect découverte. Dans
l’idée de Nouveautés, au fur et à mesure, est venue l’idée que ça pouvait aussi être des
choses nouvelles, pas forcément les auteurs les plus connus41.
27 Au premier semestre 2007 le corpus des Nouveautés incluait ainsi cinq premiers romans
(4%), certes valorisés par la presse professionnelle mais dont les auteurs n’étaient pas
connus au préalable, et onze romans (8%) très vivement recommandés par le comité
d’analyse des romans à la suite de leur examen critique (avec des commentaires dithy-
rambiques comme : “Incontournable chef d’œuvre” ; “À ne pas manquer. Magnifique” ;
“À commander absolument. On ne trouve pas souvent des premiers romans de cet
acabit” ; “immense talent” ; etc.). Le dispositif combine ainsi “Nouveautés” obligées et
“Nouveautés” recommandées, donc réponse à la demande et politique d’offre, comme le
résume la responsable de la sélection :
C’est ce qui fait débat dans les bibliothèques : est-ce qu’on suit les demandes des lecteurs,
l’actualité, les médias... ou bien est-ce qu’on est une bibliothèque et donc on achète autre
chose, on propose, on diversifie et on propose autre chose ? En fait, je crois qu’on arrive à
faire les deux, assez bien.42
76
Cécile Rabot Des best-sellers en tête de gondole des bibliothèques ?
Une évolution plus récente du dispositif donne un poids encore plus important aux
recommandations des bibliothécaires, donc à leur expertise et à leur fonction prescrip-
trice, par rapport aux livres médiatisés : ce sont en effet désormais les comités d’analyse
qui repèrent des livres qu’ils considèrent devoir être proposés en “Nouveautés”, du fait
de leur succès escompté mais aussi de l’intérêt qu’ils présentent.
28 Ainsi, en sélectionnant les plus légitimes des livres à succès, en les inscrivant dans des
trajectoires d’auteurs et dans une temporalité qui dépasse l’éphémère de l’effet de mode,
et en leur adjoignant des auteurs moins connus, les bibliothécaires de lecture publique
participent à former une culture moyenne, “de qualité” mais accessible au plus grand
nombre, et à exercer leur rôle de prescripteur, de promoteur de la lecture et de produc-
teur de valeur littéraire. Vus à travers le prisme des bibliothèques, les best-sellers
apparaissent donc comme une catégorie hétérogène et ambiguë : regroupant des
ouvrages du pôle de grande production fortement visibles et accessibles au plus grand
nombre, mais présentant de fortes différences de légitimité, moins selon les genres que
selon les éditeurs, ils fonctionnent tantôt (via leur pôle moins légitime) comme un label
repoussoir qui permet en creux l’affirmation d’une identité professionnelle de juge de la
valeur littéraire (ou d’une position sociale appuyée sur la distinction), tantôt (via leur
pôle plus légitime) comme un outil stratégique mis au service des politiques de la
lecture, mais aussi de la littérature, quand ils sont mobilisés pour attirer et socialiser des
lecteurs, puis les guider vers des productions moins connues.
Cécile Rabot
Université Paris-Nanterre
NOTES
15 Julia Bettinotti, “Lecture sérielle et roman sentimental”, in Denis Saint-Jacques (dir.), L’acte de lecture, éd.
revue et mise à jour, Québec, Nota bene, 1998, p. 161-176.
16 Gérard Mauger et Claude Poliak, “Les usages sociaux de la lecture”, Actes de la recherche en sciences sociales,
no 123, 1998, p. 3-24.
17 Richard Hoggart, La culture du pauvre : étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre. Trad.
par Françoise Garcias, Jean-Claude Garcias, et Jean-Claude Passeron, Paris, Éd. de Minuit, 1970.
18 Voir Michel Picard, La lecture comme jeu : essai sur la littérature, Paris, Éd. de Minuit, 1986.
19 Voir Eva Illouz, Oprah Winfrey and the Glamour of Misery : An Essay on Popular Culture. New York,
Columbia University press, 2003.
20 Entretien mené le 28 septembre 2006 dans une petite bibliothèque du réseau parisien.
21 Sur les principes opposés qui sous-tendent les politiques d’acquisition des bibliothèques de lecture publique,
voir Cécile Rabot, “La constitution d’une collection en bibliothèque de lecture publique : modalités, contraintes,
enjeux”, in Claudine Nédélec (dir.), Les bibliothèques, entre imaginaires et réalités, Arras, Artois presses
université, 2009, p. 87-103.
22 Voir Eva Illouz, op. cit.
23 Entretien du 3 août 2007.
24 Observation d’une réunion de travail du comité, 15 avril 2008.
25 Entretien du 8 avril 2008.
26 Pierre Bourdieu, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éd. de Minuit, 1979.
27 Anne-Marie Bertrand, Bibliothécaires face au public, Paris, Bibliothèque publique d’information, Centre
Georges Pompidou, 1995.
28 Lucien Karpik, L’économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007.
29 Everett C. Hughes, Le regard sociologique : essais choisis, éd. Jean-Michel Chapoulie, Paris, Éd. de l’EHESS,
1996.
30 Pierre Bourdieu, “Le champ littéraire”, art. cité. Voir aussi Marc Verboord, “Market logic and cultural
consecration in French, German and American bestseller lists, 1970–2007”, Poetics, vol. 39, no 4, 2011,
p. 290-315.
31 Voir Isabelle Bruno, Emmanuel Didier, et Julien Prévieux (dir.), Statactivisme : comment lutter avec des
nombres, Paris, Zones, 2014.
32 Observation de réunions de réseau organisées au niveau central des bibliothèques de la Ville de Paris, avril et
mai 2007.
33 Voir Cécile Rabot, “L’art du présentoir : un sens pratique professionnel à l’œuvre”, Bulletin des Bibliothèques de
France, vol. 58, no 3, 2013, p. 31-35.
34 Patrick Parmentier, “Les genres et leurs lecteurs”, Revue française de sociologie, vol. 27, no 3, 1986, p. 397-430.
35 Pour une analyse plus détaillée de leurs caractéristiques, on pourra se reporter à : Cécile Rabot, La construction
de la visibilité littéraire en bibliothèque, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2015.
36 Patrick Parmentier, “Les genres et leurs lecteurs”, art. cité.
37 Emmanuel Wallon, “La censure par la moyenne”, in Pascal Ory (dir.), La censure en France à l’ère
démocratique, Bruxelles, Éditions Complexe, 1997, p. 323-332.
38 Voir Cécile Rabot, “Le rapport des bibliothécaires de lecture publique aux auteurs”, Sociologie, no 4, 2012,
p. 359-376.
39 Voir Cécile Rabot, “Les Coups de cœur d’une bibliothèque de lecture publique : valeurs et enjeux professionnels
d’une sélection littéraire”, Culture & Musées, no 17, 2011, p. 63-84.
40 Voir Marianne Lumeau et Clémence Thierry, “La demande de livres de fiction en bibliothèques”, Réseaux,
no 190-191, 2015, p. 275-298.
41 Entretien du 28 juin 2007.
42 Ibid.
78
Du best-seller aujourd’hui
1 Depuis que le livre est entré dans l’ère industrielle le montant des ventes a grimpé de
manière faramineuse et, dès les années 1830, les réussites étonnantes de l’édition ont
donné le tournis à tous ceux pour qui le livre eût dû rester par nature un objet de luxe
pour happy few1. Avec l’apparition des médias de masse au XXe siècle, l’hypervisibilité
des produits les plus commerciaux a donné plus de force encore aux ouvrages conçus
pour le plus grand nombre et chacun peut voir en piles désormais, partout, dans les
bibliothèques de gare, les supermarchés, les grands espaces culturels ou les librairies, les
mémoires des starlettes de la téléréalité ou les journaux intimes des champions de judo.
La carrière la plus folle des prix Goncourt au cœur des années 1970-1980 a permis à
L’épervier de Maheux puis à L’amant de tutoyer voire dépasser le million d’exemplaires
vendus. Depuis que la mondialisation s’est largement imposée dans tous les domaines
du commerce, des phénomènes de masse à l’échelle planétaire sont apparus, de Harry
Potter aux Fifty Shades of Grey, dont la réussite dans les pays anglo-saxons sert
d’accroche dans tous les autres pays où le livre peut sortir avec le bandeau : “déjà
500 000 exemplaires vendus aux îles Sandwich ou aux Nouvelles-Hébrides”2.
2 Au fur et à mesure que la best-sellerisation de la production s’est accrue, de belles âmes
se sont émues de ces succès, en attaquant même les auteurs aujourd’hui les plus
reconnus comme Alexandre Dumas3. Ces offensives ne sont pas gratuites puisqu’elles
sont souvent accompagnées d’analyses au scalpel de certains de ces textes moqués pour
la balourdise des intrigues, le grotesque des dialogues, les rebondissements improbables
du récit, une psychologie de bazar, un univers factice4, une gigantesque simplification du
monde où tout se résume à des affaires d’alcôves ou de sordides règlements de compte
sur fond de vengeance, de jalousie ou de captation d’héritage. Tout ce discours critique
se fait au nom d’une idée simple qui est que, en littérature, il n’y a pas d’attente du
public et que l’art délicat de l’édition consiste à donner envie au public d’acheter des
livres de qualité et non de présupposer des attentes que par définition personne n’a pu
établir. Derrière cela il y a l’idée que, dans la république des lettres, le succès doit aller
au mérite : Proust doit pouvoir se vendre à des millions d’exemplaires et Marc Levy
autant qu’un poète amateur du fin fond du Berry5.
3 La simple liste des best-sellers d’hier à aujourd’hui nous montre qu’il y a eu, au milieu
des plus grands triomphes, des ouvrages de création comme des œuvres fabriquées et
qu’en toute logique, s’il y a bien un domaine où il est impossible de théoriser, c’est bien
celui des caprices de la lecture publique et des succès de librairie6. Car, si chaque fois il
semble possible d’expliquer une réussite — le phénomène Bojangles ne tient-il pas à la
fraîcheur du texte, à sa fantaisie qui n’est pas sans rappeler celle de Boris Vian, à sa folie
douce communicative et un certain étalage de bons sentiments ? —, il faut aussitôt
rappeler que des centaines de livres semblables sont sortis dans la plus stricte confiden-
tialité et n’ont — injustement ? — pas rencontré le même écho. Le premier roman de
Guillaume Musso, produit sur le modèle des suivants, ne s’est que très peu vendu, 1 300
exemplaires selon l’éditeur d’Et après…, et a probablement été pilonné, ce qui explique
qu’il puisse valoir aujourd’hui des fortunes à la bourse des vieux papiers7. Il n’y a donc
pas de discours tout fait permettant d’expliquer un succès, de même qu’il n’y a pas de
recette magique permettant d’en créer de toutes pièces, comme le rappelle la célèbre
phrase de Jérôme Lindon : “Rien n’est plus triste qu’un best-seller qui ne se vend pas”8.
4 Et pourtant il existe un éditeur qui invariablement depuis des années publie des best-
sellers, comme par magie, un certain Bernard Fixot9. Un éditeur qui déclare même sur
son site web avoir publié 377 titres depuis sa fondation en 2000 et en avoir classé 273
sur les listes des meilleures ventes. L’affirmation est invérifiable, mais elle semble à tout
le moins crédible si l’on a en tête que ses auteurs ont pour nom Guillaume Musso mais
encore Christian Jacq, Nicolas Sarkozy, Gonzague Saint-Bris ou Max Gallo, pour ne
parler que des plus connus. Dans le domaine de la fiction, la maison XO peut travailler
dans plusieurs directions, le suspense, le polar, la romance, ou parfois dans des
domaines aux frontières mouvantes, mais dans tous les cas, ce que cherche avant tout
cet éditeur aux doigts d’or, il nous l’a déclaré dans un entretien, c’est “une bonne
histoire”, quelque chose qui dans son esprit doit rappeler la grande époque du roman
dans sa version feuilletonesque ou réaliste du XIXe siècle dont le grand modèle reste Les
trois mousquetaires10. (Mais si ce sont l’histoire de France, ses grandes heures, ses
mystères ou ses secrets qui peuvent enflammer les lecteurs des romans-feuilletons au
XIXe siècle, l’imaginaire du grand public a bien changé et les œuvres à succès d’aujour-
d’hui révèlent plutôt un goût du luxe et un fantasme du rêve américain…).
5 Si la maison publie très peu — 377 titres en 17 ans cela fait à peine une moyenne de 22
titres par an, L’Harmattan en a publié 2 502 en 2014, devant Hachette et Gallimard11,
par comparaison —, elle choisit avec le plus grand soin les volumes qu’elle inscrit au
catalogue, privilégiant les œuvres prévendues d’auteurs-stars et risquant gros sur
quelques autres lancés pour voir, comme on joue au poker, avec des espérances de vente
qui ne sont guère en dessous des 15 à 20 000 exemplaires, de l’aveu même de l’éditeur.
Quand, dans une maison comme Verdier, on s’estime déjà très heureux d’avoir réussi à
écouler 2 000 ou 3 000 exemplaires, chez XO le mot “ratage” est presque utilisé s’il n’y a
pas eu réimpression au-delà de 20 000 exemplaires. Les frais généraux, il est vrai, ne
sont pas les mêmes et les ventes doivent pouvoir payer les très confortables bureaux de
la maison au 47e étage de la tour Montparnasse. Il faut donc se garder de croire que la
maison ne prend pas de risque, c’est tout le contraire : car, dans cette économie qui
repose sur la publicité et tout particulièrement la publicité radiophonique, les frais à
investir, pour payer l’auteur et assurer sa promotion, sont très importants, de très loin
supérieurs à ce que peuvent être les risques pris dans les maisons généralistes de Saint-
Germain-des-Prés ; les méventes peuvent donc être plus pénibles en boomerang.
François Bon, sur son compte Facebook, peut se plaindre de l’hypervisibilité du dernier
titre de Guillaume Musso, affiché partout dans les espaces de la gare Montparnasse, il
est vrai que, quand un titre-star sort, la maison se démène pour que le public le sache et
se sente poussé à l’acheter. Tout comme le dernier livre de Marc Levy chez Robert
Laffont. En toute logique d’ailleurs puisque l’auteur de chez XO a été créé pour venir
concurrencer ou attaquer sur ses terres ledit Marc Levy lancé par le même Bernard Fixot
quelque temps plus tôt12. (De la même manière, puisque Guillaume Musso a quitté XO
pour Calmann-Lévy en septembre 2017, il est hautement probable que son ancien
éditeur s’affaire bientôt à lancer un nouvel auteur du même genre qui viendra chasser
sur les mêmes terres, l’essentiel étant de ne pas perdre de parts de marché et de rester
leader dans le domaine des blockbusters…)
6 En effet, à la fin des années 1990, après ses succès au sein des Éditions n° 1, à l’intérieur
du groupe Hachette, l’éditeur a lancé la marque Fixot, reprise par le concurrent de la
maison Hachette, le Groupe de la cité, qui a bombardé l’homme à la tête de Robert
Laffont afin de remettre cette noble maison, alors quelque peu mal en point, sur les rails
80
Olivier Bessard-Banquy Du best-seller aujourd’hui
de l’initiative et de l’audace13. Cela donnera Jamais sans ma fille, vendu à plus de trois
millions d’exemplaires selon Le Figaro14, un ouvrage sur le calvaire d’une femme améri-
caine, coincée sous la coupe de son mari, fervent religieux, en Iran, et qui s’enfuira de
manière rocambolesque à travers les montagnes, en compagnie de sa fille. Un titre qui
ne peut pas ne pas faire penser au célèbre Papillon, best-seller toutes catégories de la fin
des années 1960 de la même maison Laffont, qui racontait les aventures d’un bagnard
lui aussi épris de liberté. (Mais il est vrai que ce chef-d’œuvre du roman d’aventures a
révélé en détail la vie de bagnard en Guyane, l’univers des marlous venus de Mont-
martre et surtout fait éclater de manière extraordinaire la débrouillardise de celui qui a
été prêt pour vivre libre à se lancer seul sur un radeau de noix de coco au milieu des
requins, brûlé des jours par le soleil, pour ne pas croupir injustement dans les geôles qui
avaient déjà été celles des heures les plus sombres du capitaine Dreyfus. Sorti juste
avant l’été 1969, le livre a enflammé le mois d’août des travailleurs éreintés dans une
société du plein emploi, ravis de pouvoir à l’heure de l’apéritif évoquer les rebon-
dissements improbables d’un récit enlevé dans une langue rustique, argotisée, inventive
et terriblement efficace).
7 Il ne faut pas croire que cette politique soit sans audace car c’est en misant sur un parfait
inconnu, Marc Levy, recommandé par une amie, Anne-Marie Périer, l’ancienne
rédactrice en chef du magazine Elle, que la maison a tenté un coup de poker et publié
son premier titre, Et si c’était vrai…15, directement dans la série “Best-sellers” en raison
de l’adage qui veut que le succès aille au succès. Il est vrai que le roman qui conte une
histoire d’amour improbable entre un architecte bon teint et l’ancienne propriétaire de
son logement à San Francisco, une jolie blonde en coma dépassé, médecin de métier,
dont le fantôme vient le hanter, a tout pour séduire les cœurs tendres, et plus
globalement tous les lecteurs qui attendent de la littérature de passer un bon moment
réconfortant, riche en maximes inspirées de la pensée new age telle que pratiquée par
Paulo Coelho, pensée dont le contenu peut être aisément synthétisé : “sans amour on
n’est rien du tout”16. Pour autant, ce serait pure folie en ces domaines de s’en remettre
aux seules vertus du livre. Ce n’est pas comme cela que l’on lance un best-seller dans les
années 2000. Le cierge allumé à l’église n’est plus le meilleur moyen d’espérer dans la
réussite d’une nouveauté17.
8 Il faut dire que le texte a été abondamment retravaillé, et c’est encore un euphémisme ;
s’il est impossible de savoir qui a fait quoi, dans quel état a pu se présenter le manuscrit
premier, du moins une chose est sûre, c’est sous le regard de Bernard Barrault, éditeur
chez Laffont et Julliard, celui-là même qui a lancé avec Bernard Fixot Philippe Djian
dans les années 1980 sous leur marque commune d’alors, Éditions BFB18, que le travail
a pu se faire et que le texte a été repris pour être débarrassé de ses scories et devenir
aussi tendu que possible, efficace, tourné vers un maximum d’impact19, sans développe-
ments psychologiques trop filandreux ni descriptions interminables – encore qu’il faille
le dire, Marc Levy s’avère bien plus prolixe dans ces domaines que Guillaume Musso,
sans doute du fait d’une étrange volonté de faire littérature qui n’embarrasse pas
l’auteur d’Et après… Cependant, celle qui durant tout ce temps a préparé la sortie de
l’opus, l’agent de l’auteur, Susanna Lea, a réussi à faire préempter les droits du texte par
un certain Steven Spielberg, depuis la foire de Francfort à l’automne 1999, après un
échange de coups de fil entre le père d’E.T. et le nouveau romancier, en vue d’en donner
une adaptation audiovisuelle ; c’est ainsi que le livre a pu être lancé en France, en 2000,
longtemps après la signature du contrat20, avec cette seule accroche qui a suffi à susciter
81
Olivier Bessard-Banquy Du best-seller aujourd’hui
une très large curiosité dans la presse grand public : le livre inconnu dont les droits ont
été achetés avant parution par Steven Spielberg. La maison, avec talent, n’a fait que
gérer l’hystérie médiatique née de cette simple phrase, dans une démonstration évidente
de ce que l’édition comme tous les autres domaines de la vie sociale ne fonctionne plus
désormais que par le storytelling.
9 Bernard Fixot cependant n’a pas pu savourer sa réussite ; il a entre temps quitté Laffont
pour refonder une maison, appelée XO ; étant empêché de la rebaptiser de son nom,
vendu avec la marque au groupe devenu Editis, l’éditeur a retenu ces deux seules lettres,
mais chacun peut entendre son patronyme caché derrière de manière subliminale.
N’ayant pu emmener Marc Levy avec lui, ou n’ayant pas voulu croire à ses vraies chan-
ces de succès, après avoir commencé à publier ses auteurs-stars, Max Gallo, Christian
Jacq, il s’est remis en campagne pour chercher de nouveaux best-sellers potentiels, des
histoires passionnantes à lire sur le même modèle de la romance postmoderne telle que
pratiquée par Marc Levy. C’est alors qu’est venu à lui un jeune auteur quelque peu
malheureux, Guillaume Musso, auteur d’un premier livre chez Anne Carrière, la très
heureuse éditrice de L’alchimiste de Paulo Coelho, accessoirement fille de Robert
Laffont21, déçu donc que son premier roman ne se soit guère vendu bien que condi-
tionné pour le très grand public, moins de 2 000 exemplaires, on l’a dit – chiffre très
honorable pour un premier roman, mais non pour les auteurs qui écrivent des histoires
situées dans des hôtels de luxe à Santa Monica ou ailleurs. Il est vrai que le premier
volume de Guillaume Musso a eu la malchance de sortir peu après le premier livre de
Marc Levy.
10 Mais si Anne Carrière n’a pas su faire grand-chose pour susciter un engouement autour
de ce premier opus dont, il est vrai, le titre est imprononçable — Skidamarink —,
Bernard Fixot a un talent bien plus vif pour réussir un lancement digne de ce nom dès
lors qu’il s’agit d’un produit parfaitement calibré pour le grand public avide d’aventures
américaines avec suspense et bons sentiments, encore que l’univers de Guillaume Musso
soit souvent bien plus sombre que celui de Marc Levy, avec moult suicides, expériences
de mort imminente et autres meurtres en série. Et après…, abondamment repris,
retravaillé pour être ouvert à tous, sans aspérité ni difficulté, sort en 2004 et là en effet
les choses prennent, la maison parvient à mobiliser des énergies et recueillir quelques
critiques enthousiastes dans la presse grand public ; le site de Guillaume Musso donne
des extraits de ces différents coups de foudre de RTL, L’Express ou Marie-Claire qui
vantent les qualités de suspense et de romance de ce thriller “mâtiné d’un brin de
fantastique et d’une histoire d’amour comme on les aime” : on ne saurait mieux dire que
c’est avec la complicité de ces médias ayant renoncé à toute forme de volontarisme
culturel pour être en phase avec une société plus libérale ou décontractée que le lance-
ment de ce genre de produits peut désormais se faire.
11 À partir de cet embryon de succès qui peut déboucher sur des ventes de 20 à 30 voire
50 000 exemplaires, la maison XO sponsorise de solides campagnes de publicité
radiophoniques sur les ondes de RTL ou Europe 1 pour amplifier les choses et pousser le
bouche à oreille22, en comptant sur la passion ou l’engouement de tous ceux qui l’auront
lu et aimé. C’est alors que le succès de librairie peut devenir un vrai phénomène et
s’imposer durablement, livre après livre. Guillaume Musso depuis 2011 en effet devance
systématiquement Marc Levy dans le classement des ventes23, preuve que son efficacité
est mieux reconnue que le talent de Marc Levy peut-être étouffé par un usage quelque
peu excessif de bons sentiments24. “Musso a fait comme Levy mais en mieux. Car il
82
Olivier Bessard-Banquy Du best-seller aujourd’hui
travaille beaucoup, assure son éditeur de la tour Montparnasse. Plus que son rival. Il ne
pense qu’à cela. Ses histoires, ses livres, son travail”25. Faut-il le dire, la campagne de
publicité à elle seule ne peut donc pas rien mais pas tout non plus : à la base de cette
réussite, il y a la cote d’amour des lecteurs pour ces productions et le bouche à oreille
que ces personnes enthousiastes nourrissent. Le plus difficile est de réussir à faire lire
ces 20 à 30 voire 50 000 premiers amateurs pour qu’ils deviennent les acteurs de ce
bouche à oreille qui sera amplifié, tonifié, porté par la publicité radiophonique cernant
de toutes parts ce gigantesque public potentiel pour qui lire doit se faire “pour le plaisir”
— c’est la devise de XO sur son site web —, autrement dit qui aime les histoires qui
délassent, qui captivent, qui envoûtent, qui font rêver, autant de choses désormais
connues sous l’expression de feel-good books en bon français. Paradoxalement ce sont
des ouvrages pour tous ceux qui n’aiment pas la littérature, ses complexités, ses finesses
ou ses richesses, ses nouveautés, et qui attendent des livres ce qu’une soirée entre amis,
voire une nuit d’amour, peuvent tout aussi bien offrir sinon mieux.
12 Les lettrés ne peuvent que s’émouvoir de constater que ce qui compose les pages de ces
best-sellers se trouve être un étrange mélange d’eau de rose, de psychologie distillée en
trois mots, de dialogues à vif ; quiconque aura vu un épisode d’une série américaine
saura à peu de choses près ce qui peut se trouver dans ces volumes. Ce qui surprend
plutôt, c’est précisément cette volonté de vendre du rêve avec des voitures de luxe, de
grandes villas au soleil et des escapades entre hôtels cinq étoiles et plages paradisiaques,
comme s’il était entendu que le public visé était forcément défavorisé socialement, et
condamné à chercher par les livres une échappatoire. C’est peut-être là ce qu’il y a de
plus étonnant dans cette littérature : non son peu de substance, mais cette volonté affi-
chée de n’être surtout pas dans la création, l’invention, la surprise ou l’innovation, mais
dans le désir de recycler l’éternel imaginaire de la puissance impériale qui domine le
monde, à telle enseigne que ces livres ont tous l’air traduits de l’anglais. Mais non pas
l’anglais de Charles Dickens ou de Jane Austen. L’anglais des aéroports et des réunions
de travail dans des multinationales.
13 Cela dit, si c’est un talent que de savoir faire et lancer ce type de produits, c’en est un
encore plus grand que de savoir en maintenir le débit sur des années, car rien n’est plus
capricieux que la mode. Et surtout la concurrence s’étoffe. Si le label XO a pu être jadis
isolé, il faut admettre que l’édition traditionnelle a beaucoup suivi son modèle, fâchée de
le voir engranger les plus grands succès cependant que, par un reste de pudeur jansé-
niste, elle s’est trop longtemps interdit de publier des livres ouvertement fabriqués dans
une optique de succès à très court terme. (Ainsi n’est-ce plus vraiment une surprise que
de voir Calmann-Lévy, belle endormie du XIXe siècle, ayant révélé Flaubert avec
Madame Bovary, venir chiper Guillaume Musso au label XO ; c’eût été un séisme ou un
grand choc il y a dix ou vingt ans encore, ce n’est plus que la preuve d’une rivalité
définitive entre les deux groupes titans de l’édition française, Hachette et Editis, prêts à
tout pour se combattre sans repos dans le domaine des productions de masse…)
D’autres éditeurs se sont mis à la publicité radiophonique, d’autres maisons ont imité le
mode de fonctionnement de la marque XO qui va jusqu’à réserver de 6 à 9 % du prix de
vente d’un livre à la publicité ou la promotion qui peuvent être faites pour en assurer la
réussite26, des sommes très importantes quand on sait que les coûts de production en
général ne doivent pas excéder 20 % de ce même prix de vente ; pour un volume à 20
euros qui s’est déjà vendu à 50 000 exemplaires, cela fait grimper la facture de la
publicité à 100 000 euros. Michel Lafon et Jean-Claude Lattès tout particulièrement
83
Olivier Bessard-Banquy Du best-seller aujourd’hui
sont venus chasser sur ces mêmes terres et, si Lafon a parfois misé sur la révélation
d’auteurs venus du web, Lattès est devenu leader dans la constellation littéraire de
l’univers Hachette depuis le Da Vinci Code avec des best-sellers achetés dans les pays
anglo-saxons comme les Fifty Shades of Grey mais aussi avec des productions à la
française, notamment celles de Grégoire Delacourt.
14 Celui-ci, il faut le dire, très professionnel, a renoncé aux ficelles de l’intrigue dès le début
située dans un loft à New York ou une villa à Miami. Son héroïne, dans La liste de mes
envies, n’est ni très belle, ni très riche, elle vit même, comble de l’horreur, à Arras. Mais
là encore la machine à fantasmes tourne à plein régime parce que cette mercière
modeste qui n’est pas sans talent, puisqu’elle anime un blog qui enflamme les obsédées
de l’aiguille à tricoter, finit par hasard par gagner au loto : alors elle couche sur le papier
la liste de ses envies sans jamais toutefois aller encaisser le chèque de la Française des
jeux, de peur que cela ne change sa vie qui lui convient, avec un mari certes peu expansif
mais presque fidèle. Delacourt in fine rejoint ses frères ennemis du best-seller avec le
même type d’enseignement à la Paulo Coelho — la sagesse est de savoir accepter sa vie et
se contenter de ce que l’on a. Mais là où ses concurrents ont délibérément choisi des
personnages idéalisés, hommes aux talents multiples, héroïnes sublimes, intelligentes
ou rusées, Grégoire Delacourt dans un souci plus accrocheur a décidé de miser sur une
héroïne modeste mais débrouillarde, à laquelle la lectrice est puissamment invitée à
s’identifier27. Malgré les très raisonnables enseignements du livre, son succès vient
mettre en lumière le triomphe définitif des valeurs matérielles dans la société et révéler
à quel point le pays, hanté par la peur du déclin ou du déclassement, s’est réfugié dans le
rêve ou le fantasme à coups de tickets de Tac-O-Tac. Riches sont les auteurs qui ont bien
compris cela et qui, non sans audace, ont décidé de bâtir leur fortune en allant
déposséder ceux dont le salut repose dans un billet d’Euromillion. Il n’y a aucun hasard
en ces domaines, tous ces auteurs sont issus des mondes économiques : Musso est un
ancien enseignant d’économie, Marc Levy un homme d’affaires dans l’immobilier,
comme avant eux Sulitzer un investisseur, Delacourt vient de la publicité, ce sont des
auteurs qui écrivent directement à la machine à calculer, pour parodier une célèbre
formule d’Éric Chevillard28.
15 Ces succès qui se font en marge du système littéraire traditionnel — pas d’article dans la
presse d’information générale, et même attaques en règle ou moqueries de leurs recettes
éculées dans les derniers médias qui n’ont pas entièrement renoncé à l’impertinence29 ;
sorties en décalé, généralement au printemps — révèlent un monde où plus rien ne vient
s’opposer à la logique promotionnelle ou publicitaire. En hyperdémocratie où les cultu-
res ne sont plus hiérarchisées dans l’esprit des lecteurs, tout devient acceptable et,
comme l’a très bien compris la marque XO, la logique du bon plaisir l’emporte et de loin
sur la volonté de s’assurer que le livre soit bon. Pour les lecteurs visés par les campagnes
de publicité de ces titres, il importe avant tout de retrouver quelque chose de connu, un
univers qui évoquera les séries américaines devant lesquelles se détendre le soir après
une journée passée à travailler ou chercher un emploi. Les anciens producteurs de séries
industrielles voulaient passionner les Français par des aventures tout en les plongeant
dans les entrailles de l’histoire, avec le tandem Maquet-Dumas ; aujourd’hui tout à
rebours il ne faut surtout plus donner l’impression de vouloir faire passer autre chose
par le best-seller, qui doit être la resucée la plus fidèle ou la plus transparente possible
de l’invariant d’un récit qui fait du bien, et conforte dans des idées qui sont celles de la
bien-pensance contemporaine, ennemie de tout esprit critique.
84
Olivier Bessard-Banquy Du best-seller aujourd’hui
16 Mais paradoxalement tout cela révèle aussi un gigantesque potentiel, car des centaines
de milliers de personnes sont donc tout à fait prêtes à débourser vingt euros voire plus
pour passer un bon moment d’évasion par les livres. C’est pourquoi le discours de
Bernard Fixot n’est pas du tout inintéressant ; il s’agit certes d’un commerce, et l’éditeur
ne s’en cache pas. Mais il continue ce faisant de croire dans les vertus du livre et il se bat
pour faire que des millions de gens que les autres maisons ont abandonnés en quelque
sorte, ne s’adressant plus qu’à une poignée de lecteurs plus ou moins lettrés, continuent
de lire, comme s’en arrangeaient les professionnels de Troyes jadis avec leur “Biblio-
thèque bleue”, et il importe peu de savoir si un jour ces mêmes personnes liront plus et
mieux, ce n’est pas le débat : que la lecture puisse rester un “vice impuni”, une passion,
c’est un point d’accroche, quelque chose qui permet d’espérer et qui montre qu’il y a tout
à faire dans le domaine de la publication où la grande littérature elle aussi a sa place si
elle sait captiver de même des centaines de milliers de personnes par des ingrédients qui
puissent donner envie de plonger dedans ; et toutes les autres réussites commerciales,
notamment de Bojangles ou d’ailleurs, sont la preuve que tout est ouvert encore en
France — il revient aux médiateurs de toutes sortes, enseignants, libraires, critiques,
bibliothécaires, de réaffirmer sans cesse que la littérature, des Liaisons dangereuses à
Belle du seigneur en passant par les Scènes de la vie de bohème ou L’écume des jours,
sait elle aussi distraire, emporter, séduire, passionner et qu’elle peut en ces domaines se
montrer mille fois plus efficace que tous les produits de l’industrie lourde réalisés in
vitro.
Olivier Bessard-Banquy
Université Bordeaux-Montaigne
NOTES
86
“On ne sait jamais rien du sort d’un livre”
Théorie et pratique des best-sellers
1 Pas plus qu’il n’y a d’études universitaires consacrées aux best-sellers, il n’existe en
France de travaux consacrés aux manuels d’écriture, alors que le genre fait florès, des
manuels de réussite littéraire, condensés de rhétorique ou nomenclatures de procédés
pour page-turners, aux sites offrant conseils rédactionnels et recommandations
commerciales pour réussir un best-seller. La théorie de la réception comme la poétique
semblent refuser de s’investir dans des questionnements jugés indignes : au désintérêt
des travaux universitaires sur les écrivains ou les écritures à grand tirage (pas une étude
consacrée à Guillaume Musso, plus de 30 millions de livres vendus, mais pléthore sur
des écrivains dont les tirages totaux ne dépassent pas quelques centaines d’exemplaires)
s’ajoute un renversement manifeste des études littéraires, qui, après avoir été prescrip-
tives pendant des millénaires, des rhétoriques antiques aux traités du XVIIIe siècle en
passant par L’art poétique de Boileau, sont devenues exclusivement descriptives. Triple
silence académique donc, à l’égard des œuvres à succès, des raisons du succès et des
discours sur le succès littéraire. Comment pourtant, comprendre le fait littéraire, que ce
soit sur un plan cognitif ou anthropologique, en évitant de se confronter aux œuvres les
plus lues ? Et comment mesurer les normes de la sensibilité contemporaine sans jeter un
regard sur les systèmes de valeurs dominants que manifestent les manuels d’écriture ?
2 L’option critique consistant à s’intéresser aux œuvres les plus lues et non les plus remar-
quables esthétiquement, a été inaugurée au contraire dès 1939 dans le champ anglo-
saxon par l’essai à ambition anthropologique de Queenie Dorothy Leavis sur le grand
public de la lecture1. En dehors des questionnements qui font des best-sellers des indices
historiques ou sociologiques2, l’intérêt pour le champ est étranger en France à l’histoire
et à la critique littéraire (y compris à la critique structuraliste qui a préféré trouver des
invariants dans les contes). Aux USA, l’approche des best-sellers est d’abord éditoriale
(les travaux de John Sutherland, dont Bestsellers. A Very Short Introduction ou l’essai
de Clive Bloom, Bestsellers Popular Fiction Since 1900), plusieurs travaux allant plus
loin et proposant d’en faire un sous-champ des études culturelles en rangeant les best-
sellers dans la “fiction poubelle” (junk fiction), au risque de reconduire l’assimilation de
la fiction à grand tirage à une fiction de faible exigence. La “fiction poubelle” est étudiée
en tant que sous-culture3 ou en tant que paradoxe. Ainsi le philosophe analytique de
l’esthétique Noël Carroll propose de réfléchir à ce qu’il appelle le paradoxe de la fiction
poubelle : pourquoi éprouvons-nous avec les best-sellers du plaisir à découvrir ce que
nous connaissons déjà ? En répondant que la valeur de telles lectures est “transaction-
nelle” : elles “exercent notre capacité d’inférence et notre pouvoir d’interprétation”4. De
manière plus ambitieuse encore, Thomas J. Roberts propose dans An Aesthetics of Junk
Fiction (2012) de renouveler nos catégories esthétiques pour aborder les best-sellers
sans recourir à des positions précatégorisées (“art populaire”, art de masse, arts mineurs,
contre-culture, réception contre création...) ni les écraser par comparaison à des œuvres
restreintes, au sens bourdieusien, option qui demande encore à être explorée.
4 Depuis la disparition progressive des manuels de rhétorique (dont a pris acte le rempla-
cement dans les instructions officielles de 1890 du discours français et des textes
modèles de l’art oratoire par l’explication de texte, assurant le passage d’une “culture
rhétorique” à une “culture du commentaire” pour reprendre une opposition de Michel
Charles5), et la montée d’une culture romantique de l’inspiration opposée à celle du
métier6, il n’existe, à ma connaissance, que peu de manuels d’écriture de romans, ceux
d’Antoine Albalat au début du XXe faisant exception, même si l’on trouve des conseils
aux jeunes écrivains (des Conseils aux jeunes littérateurs de Baudelaire aux deux
volumes de L’histoire de la littérature récente d’Olivier Cadiot en passant par les
Conseils à un jeune poète de Max Jacob) et, dans la critique des artistes, une abondance
de méditations variées sur les processus littéraires intérieurs. Récemment réédités chez
Armand Colin et Mille et une nuits, les manuels d’Albalat de L’art d’écrire enseigné en
vingt leçons (1899) à Comment on devient écrivain (1925) détonnent donc dans le
paysage français, qui semble s’être fixé sur une théorie de l’inspiration, d’une mystique
du génie et sur l’idée, non moins, française, d’une opposition entre la lisibilité et le
succès d’un livre d’une part, et de l’autre son intérêt littéraire. Assurément, comme le
notait Jean Paulhan, les traités d’Albalat sont “les derniers que l’on ait vus”7 — avant la
renaissance au XXIe siècle des manuels d’écriture. Si leur méthode est prémoderne et
insiste sur les modèles (on cherche “La formation du style par l’assimilation des
auteurs”, pour reprendre le titre d’un essai du critique français), et si Albalat prévient
contre les fausses vocations (“L’ambition d’écrire fait partie de ce fond de vanité qui est
le propre de tous […] Rien n’est plus commun que la vocation littéraire, rien n’est plus
rare que le talent”8), le critique défend néanmoins l’idée d’un don universel : “La litté-
rature n’est pas une science inabordable, réservée à quelques initiés et qui exige des
études préparatoires” car “Le don d’écrire, c’est-à-dire la facilité d’exprimer ce que l’on
sent, est une faculté aussi naturelle que le don de parler”9. À contre-courant des débats
littéraires ambiants, Albalat fait l’éloge des écritures d’amateurs10 et défend l’idée d’un
style propre à chacun. “Les trois quarts des personnes écrivent mal parce qu’on ne leur a
pas démontré le mécanisme du style, l’anatomie de l’écriture, comment on trouve une
image, comment on construit une phrase”11 : d’où une entreprise didactique qui traverse
certaines grandes catégories rhétoriques (invention/disposition/élocution), mais cherche
aussi à répondre à des questions concrètes (“Comment on pousse une idée et une
image”, “Doit-on faire du dialogue photographique ?”, etc.) avec parfois un sens pratique
tout à fait immédiat, en donnant des exemples de récritures. Si la question centrale
d’Albalat, celle du style où “la forme et le fond ne font qu’un”, style qui dit l’originalité et
88
la personnalité de l’écrivain, a un peu disparu, comme on le verra, des manuels
d’écriture contemporains, le problème des personnages et de l’intrigue est quasiment
absent des réflexions d’Albalat sur le bien écrire. Malgré ces différences, le projet
fondamental est bien celui d’un manuel professionnel pratique : “J’ai rompu avec les
préjugés de doctrine, les appréciations timides et méthodes consacrées. […] Tout le
profit d’un Cours de littérature doit consister dans l’étude du métier et des procédés”12.
L’entreprise suscitera le scepticisme de Gourmont et l’ironie d’un Thibaudet (qui traitera
l’auteur de L’art d’écrire enseigné en vingt leçons de “marchand de poudres coloran-
tes”13), mais elle retrouve sens aujourd’hui dans le contexte d’une démythification et
d’une démocratisation de l’écriture.
5 Avant l’arrivée d’Amazon et l’ère de l’autopublication désintermédiée, le genre a cepen-
dant commencé à renaître à partir de la fin du XXe siècle : on trouve des livres sur l’art
des discours “en toute circonstance” dans le Grand livre du mois14, des manuels pour
ateliers d’écriture (cette pratique collective étant une spécialité française, clairement
opposée à l’écriture-projet individualiste à l’américaine), d’autres sur l’écriture scolaire,
des guides du thésard (dont la traduction récente de celui d’Umberto Eco), quelques
traductions largement destinées à des scénaristes (Créer des personnages inoubliables
de Linda Seger15), mais aussi quelques essais comme celui de Marie de Saint-Dizier,
J’écris mon premier roman policier16. Quand ils existent, la visée de tels manuels est
plus la pertinence sociale que le succès éditorial, le manuscrit achevé plus que le best-
seller, objectif modeste en regard des contreparties anglo-saxonnes de ces compen-
diums, on le verra : Isabelle Meyer propose dans Écrire un roman. Les trucs qui
marchent à la fois une théorisation de la narration (“Le sujet principal du livre est son
personnage principal, le problème qui lui tombe dessus, ce qu’il désire, son éventuelle
évolution”17) et des conseils concrets sur le rythme de l’écriture ou le matériel, en
insistant sur la programmation du travail et l’exigence de produire une “ligne de temps”.
À la française, l’auteure insiste beaucoup sur des questions stylistiques, et passe
rapidement sur la question du public, de l’éditeur, de la commercialisation et de la
rémunération, faisant montre même d’un pessimisme en rupture radicale avec ses
équivalents anglo-saxons : “il est rare de réussir un premier livre”, d’où la recommanda-
tion “d’écrire plus pour se faire plaisir que dans un but commercial”18. Ce manuel est
paru dans une collection largement destinée à la jeunesse, ce qui est aussi le cas du
Super manuel pour devenir un écrivain génial de Bernard Friot19, comme si les éditeurs
français avaient du mal à prendre au sérieux le besoin de prescription littéraire. Tout se
passe comme si la France tenait absolument au régime vocationnel de la littérature et à
la mystique de l’inspiration : s’il existe un Écrire pour les nuls de Gilles Guilleron, qui ne
touche pas à la fiction, on est loin des six titres de la collection “For the dummies”
consacrés à la fiction, dont Writing Fiction For Dummies de Randy Ingermanson et
Peter Economy (plusieurs éditions et au moins 80 000 exemplaires vendus). On trouve-
ra essentiellement des manuels assez indigents comme les 101 conseils et astuces pour
écrire un best-seller signé par le pseudo “Publicimo”20 et ses conseils empiriques toujours
flous, parfois assez contradictoires (“sortir des sentiers battus” et à la même page “rester
classique”). Mais loin de valoriser l’effort individuel et l’acquisition d’une compétence
technique comme ses équivalents anglo-saxons, les 101 conseils restent prisonniers de la
dialectique imitation/inspiration et de l’idée si profondément française de naturel. Ils
accordent une place non négligeable à la culture littéraire (“Lire, lire et lire encore. Un
chef cuisinier aime manger… un écrivain doit aimer lire”21) et aux grands écrivains (à
travers une micro-référence à un auteur classique, Maupassant, et une invitation à
89
“réviser ses classiques” pour y trouver des “règles de construction”22), références dont
les prescripteurs anglo-saxons se passent allègrement. Mais par leur brièveté même, qui
les rapproche plus de mystérieux apophtegmes que de conseils opératoires, les 101
conseils et astuces pour écrire un best-seller contribuent en fin de compte à renforcer
plus qu’à éclaircir la culture française du secret.
6 On retrouvera ce type de généralités creuses dans Comment écrire un best-seller. 8
étapes simples et efficaces, de Murielle Lucie-Clément23 dont les injonctions floues sont
bien loin de la technicité traditionnelle de la rhétorique : “Soignez votre plan”/ “Soignez
votre recherche”/ “Soignez votre écriture”/ “Soignez votre contenu”/ “Soignez votre
peur” (de la page blanche)/ “Soignez vos corrections”/ “Soignez vos lecteurs”/ “Soignez
vos lectures”. Le manuel, très bref, se contente donc d’un discours démagogique (“Écrire
un best-seller est loin d’être aussi difficile que la plupart des gens le pensent et que nous
le croyons”24) accompagné d’un anti-intellectualisme revendiqué (“Écrivez de manière
naturelle de façon à ce que vos livres soient compréhensibles pour tout le monde. Si
vous voulez écrire un best-seller, n’essayez pas d’impressionner vos lecteurs. Vous n’êtes
pas en compétition avec un professeur de littérature : vous écrivez pour des gens simples
comme vous et moi”25), et sa seule validité est autoperformative : le livre est “entré dans
les 20 meilleures ventes d’Amazon” explique l’auteur, copie d’écran à l’appui, avant de
fournir plusieurs pages de commentaires de lecteurs : c’est ici à l’inaccessibilité
symbolique de la littérature et non aux difficultés réelles du succès que l’on s’en prend,
sans parvenir à échapper à l’antinomie française de la qualité et de la quantité. Ces
réticences cultivées transparaissent très fréquemment, y compris dans les blogs les plus
démagogiques : “Je ne suis pas sûr que Rimbaud, par exemple, ait toujours beaucoup
pensé à son lecteur, au contraire de Marc Levy […] (Oui, le premier laissera une
empreinte plus profonde sur la littérature, mais ce n’est pas la question du jour !)”26,
explique un site.
7 À peine les manuels d’écriture commençaient-ils à pénétrer la France, d’abord avec
l’arrivée d’essais autopubliés sur Amazon et de sites web, que paraissaient des contre-
feux ironiques, comme l’amusante parodie Comment devenir le nouveau Marc Levy
d’Arnaud Demanche, qui caricature le volontarisme émergent : “Découvrez les techni-
ques ancestrales de fabrication d’un best-seller”27, proclame la quatrième de couverture
d’un livre dédié à “ceux qui rêvent d’avoir le Goncourt” et qui revient sur bien des
thématiques des manuels de best-sellers : le titre, les personnages indispensables, le
“titre-choc qui déclenche l’achat”28, etc. Si cette parodie égratigne au passage François
Bégaudeau, celui-ci s’est moqué lui-même des mythes littéraires dans son Anti-manuel
de littérature et dans Tu seras écrivain mon fils. Loin d’être désirable, le succès reste un
repoussoir : les plus vendus des écrivains français ont le choix entre l’adoption d’une
posture décalée puisant dans le dandysme (Frédéric Beigbeder ou Amélie Nothomb) ou
l’exclusion radicale de la littérature, par définition française, restreinte – même un
auteur de best-sellers ultra-formatés et américanisés comme Éric Giacometti, l’auteur
du Règne des Illuminati, se sentira obligé d’affirmer sur un site populaire “Ne cherchez
pas la recette magique du best-seller”, au contraire “Soyez authentique”29, en activant le
mythe de l’inspiration à l’intérieur d’un régime littéraire pourtant fortement profes-
sionnalisé. Que la réussite ne puisse être vraiment assumée dans le champ symbolique
des valeurs littéraires et qu’elle ne puisse être modélisée, on en trouvera une dernière
preuve dans l’embarras que les écrivains français éprouvent par rapport aux ateliers
d’écriture, qui sont pourtant devenus l’une de leurs premières formes de rémunération
90
(les “Ateliers de la NRF”, près de mille euros pour 5 séances de 3 heures avec un écrivain
Gallimard comme Jean-Baptiste Del Amo, Jean-Marie Laclavetine ou Camille Laurens) :
refusant toute garantie de résultat, ils sont au mieux “une initiation à l’expérience
alchimique de l’écriture” comme l’écrit Laurence Nobécourt, qui s’en est fait une
spécialité30, au pire un divertissement expressif ou un exercice du lien social découplé de
toute ambition littéraire.
91
lucratif dont le slogan est “Votre roman. Votre univers”, et dont le principe de base est
d’affirmer que “toutes les histoires comptent”38). Tout conduit à penser l’œuvre par
rapport au seul horizon de sa réalisation effective et de son succès, les conseils rédac-
tionnels étant indissociables de conseils sur la diffusion et la promotion du livre : si la
créativité personnelle et la construction identitaire sont bien au cœur des creative
writings, parfois communautaires, américains, il s’agit bien “d’écrire et de vendre”
ensemble, comme l’explicitent bien des titres39. On trouvera à titre de confirmation une
fine satire du business américain du livre à succès dans How I became a Famous
Novelist de Steve Hely, best-seller qui moque les règles du best-seller (“Règle 1 :
Renoncer à la vérité” ; “Règle 2 : Écrire un livre à succès, ne pas gâcher de l’énergie à
faire un bon livre” ; “Règle 5 : Inclure absolument un club, des missions mystérieuses,
des personnages timides […]” ; “Règle 9 : Inclure des descriptions de mets délicieux aux
moments ennuyeux” ; “Règle 13 : Visez des catégories démographiques clés”40, etc.),
comme les pratiques éditoriales (la fameuse liste des best-sellers du New York Times) et
les finalités de la réussite littéraire (ne plus jamais avoir à travailler, habiter une belle
maison avec vue sur l’océan, humilier son ex-petite amie à son mariage, etc.).
10 La conception managériale de l’écriture est apparente dans le traitement du problème
de l’inspiration, qui est l’une des questions centrales adressées par ces manuels qui
refusent de recourir à l’idée d’une muse psychopompe ou d’une initiation par les
classiques. S’y associe un culte de la performance rédactionnelle : bien des titres font
référence à des durées accélérées d’apprentissage du roman compatibles avec les
contraintes contemporaines, mais aussi à une productivité narrative : il s’agit d’écrire en
un mois un roman (No Plot? No Problem! Revised and Expanded Edition: A Low-
stress, High-velocity Guide to Writing a Novel in 30 Days), pendant les week-ends (The
Weekend Novelist de Robert J. Ray) ou, mieux encore, en une heure (A Novel Idea:
Learn How to Write a Novel in Under 60 Minutes d’Eddie Jones41) en faisant de
l’écriture une sorte de performance sportive. On retrouvera d’ailleurs cette tendance
dans le NaNoWriMo durant lequel les participants doivent rédiger un roman d’au moins
50 000 mots (431 626 participants dont 40 000 ont atteint leur “but rédactionnel” avec
plus de 900 librairies ou bibliothèques ou communautés partenaires en 2015). Tout en
se donnant des ancêtres comme les réflexions d’Henry James sur l’art du roman, l’essai
de Gertrude Stein How to write de 1931 (dont les tendances expérimentales suscitent
pourtant les réticences des lecteurs d’Amazon qui pensaient y trouver un manuel
pratique42), ces manuels font souvent référence à l’essai de Ray Bradbury, Le zen dans
l’art de l’écriture (1990) dont le sous-titre anglais est : “Libérer le génie créatif qui est en
vous” (“Releasing the Creative Genius Within You”) et à celui de Stephen King, Écriture :
Mémoires d’un métier (2000), pour nourrir d’ambitions et décomplexer l’aspirant
écrivant. Mutatis mutandis, comme dans la tradition utilitariste de la rhétorique
antique, ces manuels manifestent le primat de la technicité et de la méthode sur
l’inspiration : aux ouvrages généraux assortis d’une méthode, comme How to Write a
Novel Using the Snowflake Method de Randy Ingermanson, s’ajoutent d’innombrables
manuels centrés sur une thématique ou un enjeu technique, sur le dialogue dramatique,
la création de personnages irrésistibles, les genres de la comédie romantique et du
mystère domestique, et mille autres angles. On ne peut résister à donner quelques
exemples : GMC : Goal, Motivation and Conflict: The Building Blocks of Good Fiction
de Debra Dixon, Rivet Your Readers with Deep Point of View de Jill Elizabeth Nelson,
Plot And Structure de James Scott Bell, Writing Fight Scenes de Rayne Hall, Strong
Female Characters de Marcy Kennedy ou, de manière encore plus spécialisée, The
92
Rural Setting Thesaurus: A Writer's Guide to Personal and Natural Places d’Angela
Ackerman et Becca Puglisi43, Writing the Paranormal Novel: Techniques and Exercises
for Weaving Supernatural Elements Into Your Story de Steven Harper, DIY Chick Lit:
A Writing Guide de Alicia de Los Reyes et même Writing in Obedience – A Primer for
Christian Fiction Writers de Terry Burns et Linda W. Yezak. Contrairement à leurs
équivalents français attachés à une conception plus ouverte de l’efficacité littéraire, ces
compilations de recettes se caractérisent souvent par une normativité très forte : “Les
prémisses de votre histoire doivent offrir un conflit, un héros clairement défini, un
mauvais type intéressant et la quête d’un besoin fondamental”44 (ceux-ci étant définis à
partir de la célèbre hiérarchie des besoins du psychologue américain Abraham Maslow)
— y compris lorsqu’il s’agit de faire de la rupture avec les normes un principe
compositionnel45.
11 Sur le web, de nombreux sites proposent un ensemble de ressources pour l’apprenti
écrivain assorties de propositions commerciales, un puissant relais d’information étant
constitué par les forums de la gigantesque communauté de lecteurs Goodreads, point de
contact entre écrivains consacrés, écrivains indépendants, écrivains amateurs, apprentis
écrivains et communautés de creative writing en université. S’ajoute également le rôle
de médiation des forums de Wattpad qui sont à la poétique littéraire ce que Wikipedia
est au savoir académique, et témoignent d’une réflexion amateur, souvent intense et
serrée, sur d’innombrables questions littéraires, esthétiques aussi bien qu’éthiques, sans
jamais, ou presque, avoir recours à une culture classique qui manque totalement aux
discutants. “Puis-je injecter du réalisme dans une fanfiction ?”46, comment faire parler
un enfant de trois ans, comment écrire une lettre chargée d’émotion, quel titre est
meilleur, comment décrire un suicide (on recommande à l’auteur en herbe de se
documenter sur la dimension médicale47), comment éviter de répéter “dit” dans un
dialogue48, “comment écrire une scène érotique sans tomber dans la pornographie”,
quelle est la taille optimale d’un chapitre ? etc. Nombre de ces questions problématisent
à nouveaux frais des points de narratologie, en particulier des débats sur les modalités
énonciatives les plus appropriées à tel ou tel type de récits, ou l’usage du discours
indirect libre – qui se voit redécouvert empiriquement sans aucune référence à l’histoire
littéraire49. Si les écrivains de Wattpad n’ont pas tous l’ambition d’Anna Todd (1,5
milliard de lectures sur Wattpad et 15 millions d’exemplaires papier pour After50),
l’horizon de la réussite magnétise les débats et suscite d’innombrables offres bénévoles
ou commerciales d’aide à l’écriture, sans solution de continuité entre épanouissement
personnel et conquête des publics, exigence littéraire et succès envisagé, application de
conseils et créativité, réécriture et originalité.
93
des best-sellers sont nombreux : le rôle de la lecture de la littérature populaire pour le
développement par le lecteur d’une théorie de l’esprit a fait l’objet d’un article célèbre et
fort contesté de David Comer Kidd et Emanuele Castano publié dans Science51 ; les best-
sellers sont au centre des réflexions déterminantes de Suzanne Keen sur l’empathie52 ;
Meir Sternberg utilise John Le Carré dans ses réflexions sur les universaux narratifs53 ;
David Lodge a permis de réfléchir à la théorie cognitive de l’intertextualité d’Anna
Kedra-Kardela54 ; Harry Potter à l’immersion fictionnelle55 ; John Grisham a été utilisé
pour comprendre les rapports entre suspense et identification dans un article important
de Keith Oatley56, et les auteurs populaires sont essentiels aux raisonnements du
courant évolutionniste57. Très récemment, une explication plus générale de la séduction
des best-sellers a même été tentée par Sabine Albers. Celle-ci dans un article intitulé
“Tops et flops : les caractéristiques des best-sellers”58, émet l’hypothèse qu’il existe une
corrélation entre le degré d’identification permis par un roman et sa réussite éditoriale,
la portée émotionnelle de la scène d’ouverture et la noblesse de la quête du protagoniste
fournissant des indicateurs d’identification qu’une enquête de psychologie expérimen-
tale vient ensuite corroborer. Avec l’expansion du cognitivisme littéraire, on peut
s’attendre au développement de telles études, la jonction entre la compréhension
psychologique des best-sellers et les recettes d’écriture étant déjà proposée plus ou
moins empiriquement par certains manuels américains : de The Emotional Craft of
Fiction de Donald Maass à Take Off Your Pants! : Outline Your Books for Faster, Better
Writing de Libbie Hawker, toutes les recettes de ces manuels s’appuient sur des
assomptions quant au fonctionnement psychologique d’un lecteur (et d’un écrivain
lorsqu’il s’agit de l’aider à rédiger de manière efficace) dans une perspective
behavioriste, sans recours à une analyse linguistique de l’écriture ni à des œuvres
modèles. L’un d’entre eux, qui semble avoir un grand succès, Wired for Story : the
Writer’s Guide to Using Brain Science to Hook Readers from the Very First Sentence 59
de Lisa Cron, propose des principes d’écriture directement appuyés sur une habile
vulgarisation des sciences cognitives (l’auteur cite par exemple Steven Pinker) ; ainsi le
premier “secret rédactionnel” : “depuis la première phrase, le lecteur doit vouloir savoir
ce qui suit” s’appuie sur un “secret cognitif”, “Nous pensons à travers des récits, qui nous
permettent d’envisager le futur”60. La raison pratique supposée désenfouir le succès
littéraire de son irrationalité vient de trouver des fondements scientifiques.
13 De fait, bien des tentatives d’objectivation contemporaines ont cherché à comprendre de
l’intérieur le succès des best-sellers : l’essai de Lisa Adams et John Heath, Why We Read
What We Read. A Delightfully Opinionated Journey Through Contemporary
Bestsellers, se contente d’une enquête subjective, mais Making the List de Michael
Korda (2001) est une première tentative de discerner des constantes narratives dans les
best-sellers sur la longue durée, projet poursuivi par James W. Hall dans the Hit Lit :
Cracking the Code of the Twentieth Century's Biggest Bestsellers (2012). De manière
assez convaincante, l’essayiste parvient à discerner des traits marquants systématiques
(le choix d’un sujet contemporain controversé, l’interrogation de l’idéal américain, la
fonction didactique, etc.) qui sont autant de potentielles recommandations stratégiques
pour de futurs auteurs.
14 Cette appétence anglo-saxonne contemporaine pour les secrets de la réussite trouve un
tournant singulier avec les humanités numériques. La possible quantification du succès
propose une étape complémentaire en offrant en effet non seulement des explications ex
post, mais aussi des prédictions du succès à venir d’un livre. Le premier travail ayant fait
94
sensation dans ce domaine est une étude d’ “économophysique” utilisant des modèles de
choc endogène et exogène utilisés pour la prédiction des tremblements de terre ou des
chocs financiers, et capable de faire la différence entre l’impact prévisible d’une
interview dans un journal connu et l’influence plus lente du bouche-à-oreille. À partir de
l’analyse du devenir commercial de 138 livres, le modèle est capable de prévoir l’impact
sur la courbe de vente d’événements affectant sa notoriété61. Avec The Bestseller Code :
Anatomy of the Blockbuster Novel (2016), de Jodie Archer (éditrice) et Matthew L.
Jockers (spécialiste des humanités numériques), le changement de paradigme va encore
plus loin, les auteurs étant capables de prédire le succès avant publication par l’analyse
de son contenu, selon un modèle multifactoriel de lecture machine (machine reading),
le “bestseller-ometer”, dont les auteurs avancent qu’il a été capable de prédire rétrospec-
tivement le succès de 80 % des best-sellers de ces dernières années. À la différence des
modèles fondés sur une lecture humaine, les outils de stylométrie et de quantification
textuelle se passent d’assomption sur le désir ou le comportement du lecteur, mais
“apprennent” par des mesures d’après les best-sellers antérieurs. Ces mesures portent
sur la thématique profonde (par une méthode statistique de sémantique distribution-
nelle appelée le topic modeling), sur l’organisation des émotions durant le cours de
l’intrigue (sentiment analysis), celle-ci devant suivre un cours régulier, ou encore par le
niveau stylistique, par le rapport entre les verbes et les genres. Ce travail est complété
par d’autres analyses lancées par des plateformes distribuant des ebooks, montrant par
exemple que les best-sellers sont presque toujours des récits longs62 : de fait, la fouille
des données en temps réel guide déjà les éditeurs63, et l’analyse comportementale des
choix lectoriaux se profile, qu’il s’agisse d’analyser les recommandations sur les forums
de lecteurs pour optimiser le marketing du livre, comme cela se fait déjà couramment
avec Goodreads64 ou Babelio65, ou de comprendre plus finement la lecture à partir des
données remontées par les liseuses et tablettes qui, comme le Kindle, informent très
précisément sur le rythme et la persévérance des lectures et permettent déjà de mettre
en place des rémunérations à la page tournée, en ayant la possibilité de les croiser avec
une analyse informatique des contenus.
15 “On ne sait jamais rien du sort d’un livre”, disait Gaston Gallimard à la fin de sa
carrière66. Mais à l’heure où Google utilise des corpus de romans à l’eau de rose pour
entraîner l’intelligence artificielle de ses moteurs, l’ambition prédictive des humanités
numériques et de la psychologie sociale anticipe un horizon cybernétique : Darius
Kazemi, développeur de jeux vidéo, a lancé le projet National Novel Generation Month
(ou NaNoGenMo) qui propose un concours d’écriture à des intelligences artificielles — il
semblerait d’ailleurs qu’une nouvelle écrite par des humains et une intelligence
artificielle ait passé les premières sélections du Hoshi Shinichi Literary Award
japonais67, réalisant avec la “narrative science numérique”68 non seulement le célèbre
test de Turing mais un rêve industriel aussi ancien que la démocratisation du livre. La
réflexion sur les best-sellers dépasse pourtant en fin de compte largement de simples
problématiques économiques : méprisée par la poétique et la théorie littéraire, appelée
par la démocratisation de l’écriture qui succède, à mon sens, au XXIe siècle à la
démocratisation de la lecture des deux siècles précédents, la question du succès littéraire
est désormais celle de la visibilité sociale de l’individu contemporain.
Alexandre Gefen
C.N.R.S. – THALIM
95
NOTES
1
Q. D. Leavis, Fiction and The Reading Public, Chatto and Windus, 1939, dont la troisième partie s’intéresse à
“la signification du best-seller” (p. 205 et sq.).
2
En particulier sur la question féminine : je pense aux réflexions d’Ellens Constans (Parlez-moi d’amour : le
roman sentimental des romans grecs aux collections de l’an 2000, Presses Universitaires Limoges, 1999), de
Nathalie Heinich dans États de femmes (qui doit d’ailleurs s’en justifier dans sa préface : voir États de femme,
Gallimard, 1996, p. 18), aux travaux de Janice Radway (Reading the Romance, 1991), d’Eva llouz (Hard Core
Romance: Fifty Shades of Grey, Best Sellers and Society, 2014). On y ajoutera l’essai d’E. Hemmungs-Wirtén
sur la manière dont les éditions Harlequin ont formaté à partir des années 1950 le roman sentimental : Global
Infatuation: Explorations in Transnational Publishing and Texts. The Case of Harlequin Enterprises and
Sweden, Uppsala University, 1998.
3
S. T. Joshi, Junk Fiction: America’s Obsession with Bestsellers, Borgo Press, 2009.
4
Noël Carroll, “The Paradox of Junk Fiction”, Philosophy and Literature, Volume 18-2, octobre 1994, p. 234.
5
Michel Charles, L’arbre et la source, Seuil, 1985. Sur la résistance de la rhétorique à la fin du XIXe voir aussi
Antoine Compagnon, “Théorie du lieu commun”, Cahiers de l’Association internationale des études
françaises, 1997, vol. 49, 1, p. 23-37.
6
Voir Nathalie Heinich, Être écrivain. Création et identité, La Découverte, 2000.
7
Les fleurs de Tarbes ou la terreur dans les lettres, Gallimard, 1990 [1941], p. 53. Étrangement, Paulhan ajoute
Albalat Gourmont (pour Le problème du style) et Marcel Schwob (pour ses Mœurs des diurnales, qui n’est
pourtant qu’une satire du style journalistique et n’a rien d’un manuel de style).
8
Comment on devient écrivain, Plon, 1925, p. 3.
9
L’art d’écrire enseigné en vingt leçons, rééd. Armand Colin, 1992, p. 13.
10
“N’avez-vous jamais été frappé de l’aisance que mettent les paysans dans leurs récits, lorsqu’ils se servent de
leur langue natale? Les gens du peuple, pour vous dire les choses qu’ils ont vécues, ont des trouvailles de mots,
des originalités d’expression, une création d’images qui étonnent les professionnels. Qu’une femme de cœur, la
première venue, écrive à quelqu’un la mort d’une personne chère, elle fera un récit admirable qu’aucun écrivain
ne surpassera, fût-il Chateaubriand ou Shakespeare” écrit Albalat (ibid.).
11
Ibid.
12
Ibid., p 8.
13
Albert Thibaudet, Réflexions sur la critique, t. 2, Gallimard, 1939, p. 61.
14
Octave Ruyet, Un discours pour toutes les circonstances, Paris, Club du grand livre du mois, 1995.
15
Linda Seger, Créer des personnages inoubliables, Dixit, 1999.
16
Marie de Saint-Dizier, J’écris mon premier roman policier, Vuibert, 1999.
17
Isabelle Meyer, Écrire un roman. Les trucs qui marchent, Le Pont Du Vent, 2015, p. 70.
18
Ibid., p. 168.
19
Bernard Friot, Super manuel pour devenir un écrivain génial, Flammarion jeunesse, 2016.
20
Publicimo, 101 conseils et astuces pour écrire un best-seller, Paris, Etsi, 2012.
21
Ibid., p. 13.
22
Ibid., p. 57.
23
Murielle Lucie-Clément, Comment écrire un best-seller. 8 étapes simples et efficaces, MLC, 2015. Du même
auteur et chez le même éditeur, on pourra également consulter Comment écrire un livre et avoir du succès. 12
étapes simples et efficaces (2015).
24
Ibid., p. 11.
25
Ibid., p. 76.
26
http://www.ecrire-un-roman.com/articles/rubriques/boite-a-outils/comment-ecrire-un-livre-a-succes/.
27
Arnaud Demanche, Comment devenir le nouveau Marc Levy, Jungle, 2016.
28
Ibid., p. 81.
29
Voir http://www.aufeminin.com/ecrire-aufeminin/prix-litteraire-aufeminin-eric-giacometti-comment-ecrire-
un-best-sellers-s556720.html.
30
Voir son site : http://laurencenobecourt.com/?page_id=10.
31
Voir notamment Anne Garréta, Devenir écrivain..., Le Monde, 20 mars 1987, et Isabelle Rossignol, L’invention
des ateliers d’écriture en France, L’Harmattan, 1996.
32
Richard Rhodes, How to write, Richard Morrow and Company, 1995, p. 1.
33
Ibid., p. 198.
34
On en retrouvera néanmoins trace en France dans des sites qui ne font que transposer paresseusement les
conseils américains, comme https://www.scribay.com/blog/2017/08/21/comment-ecrire-un-roman/ qui
96
reprend la finalité perfectionniste en invitant simultanément à “fournir des efforts réguliers” car “l’écriture est
une question de pratique” et à “prendre conscience de votre voix”, aux fins de promouvoir une méthode de
formation en ligne (“Profitez d’un mois d’essai gratuit. 19,90€/mois ensuite”).
35
http://www.advancedfictionwriting.com/ezine/.
36
Voir par exemple l’article “7 Secrets To Writing A Best Selling Book That Sold 2 Million Copies! - How To Make
Money Online” publié sur un site spécialisé dans les “revenus” : https://www.incomediary.com/write-a-best-
selling-book.
37
National Novel Writing Month FAQ, http://www.nanowrimo.org/eng/faq.
38
Communiqué de presse de 2016, http://d1lj9l30x2igqs.cloudfront.net/nano-2013/files/2016/10/PressRelease
2016v5.pdf.
39
Par exemple How to Write & Sell True Crime de Gary Provost.
40
Steve Hely, How I Became a Famous Novelist, Black Cat, 2009, passim, je traduis.
41
On ajoutera à cette liste par exemple : How To Write 50,000 Words In 30 Days, and Survive To Tell Your
Story! de Mike Coville; 2k to 10k: Writing Faster, Writing Better, and Writing More of What You Love de
Rachel Aaron, ou 5,000 Words Per Hour: Write Faster, Write Smarter: Write Faster, Write Smarter de Chris
Fox.
42
Voir https://www.amazon.fr/dp/B00Z11HRT0/.
43
On trouvera d’autres thesaurus du même auteur comme The Emotion Thesaurus ou The Negative Trait
Thesaurus.
44
Eddie Jones, A Novel Idea: Learn How to Write a Novel in Under 60 Minutes, Lighthouse Publishing of the
Carolinas, 2015, epub, p. 15.
45 Voir par exemple Story Trumps Structure. How to Write Unforgettable Fiction by Breaking the Rules de
Steven James.
46
https://www.wattpad.com/forums/discussion/1169571/Can+I+sprinkle+realism+into+fanfictions%3F.
47
https://www.wattpad.com/forums/discussion/1169021/How+to+write+a+suicide+scene%3F.
48
https://www.wattpad.com/forums/discussion/1169382/Synonyms+for+SAID.
49
https://www.wattpad.com/forums/discussion/1168573/First-person+or+Third-person%3F.
50 Source Wikipedia, https://en.wikipedia.org/wiki/Anna_Todd.
51
Voir David Comer Kidd and Emanuele Castano, “Reading Literary Fiction Improves Theory of Mind”, Science,
342, 18/10/2013, p. 377-380, résultats discutés par des articles en cascade: Panero, M. E., Weisberg, D. S.,
Black, J., Goldstein, T. R., Barnes, J. L., Brownell, H., & Winner, E., “Does reading a single passage of literary
fiction really improve theory of mind ? An attempt at replication”, Journal of Personality and Social
Psychology, 111 (5), 2016, p. 46–54.
52
Voir Suzanne Keen, Empathy and the Novel, Oxford University Press, 2007, ch. 5.
53
Meir Sternberg, “Universals of Narrative and Their Cognitivist Fortunes (II)”, Poetics Today, 24.3, 2003, p. 517-
638.
54 Anna Kedra-Kardela, “A Cognitive Poetic Analysis of Intertextuality : David Lodge’s The British Museum is
Falling Down”, in Piotr Stalmaszczyk (éd.), From Philosophy of Fiction to Cognitive Poetics, Peter Lang, 2016.
55
Arthur M. Jacobs, “Affective and Aesthetic Processes in Literary Reading. A Neurocognitive Poetics Perspective”
in Michael Burke et Emily T. Troscianko, Cognitive Literary Science. Dialogues between Literature and
Cognition, Oxford University Press, 2007 ; C.-T. Hsu, M. Conrad, A. M. Jacobs, “Fiction feelings in Harry
Potter : Haemodynamic response in the mid-cingulate cortex correlates with immersive reading experience”,
Neuroreport, 25, 2014, p. 1356–1361.
56 K. Oatley, “A taxonomy of the emotions of literary response and a theory of identification in fictional narrative”,
Poetics, 23, 1994, 53-74.
57
Voir par exemple Jonathan Gottschall et David Sloan Wilson (dir.), The Literary Animal. Evolution and the
Nature of Narrative, Northwestern University Press Evanston, 2005.
58
Sabine Albers, “Top or Flop: Characteristics of Bestsellers”, in Lesley Jeries, Dan McIntyre et Derek Bouseld,
Stylistics and Social Cognition, Rodopi, 2007.
59
Lisa Cron, Wired for Story : The Writer's Guide to Using Brain Science to Hook Readers from the Very First
Sentence, Ten Speed Press, 2012.
60
Ibid., p. 16.
61
D. Sornette, F. Deschâtres, T. Gilbert et Y. Ageon, “Endogenous Versus Exogenous Shocks in Complex
Networks: an Empirical Test Using Book Sale Ranking”, Physics Review Letters, 93, 2004.
62
Voir https://www.huffingtonpost.com/mark-coker/do-ebook-customers-prefer_b_1457011.html.
63
Voir http://lafeuille.blog.lemonde.fr/2012/09/03/hiptype-la-publication-guidee-par-les-donnees/.
64
Voir la synthèse d’Hubert Guillaud, http://lafeuille.blog.lemonde.fr/2012/06/12/lavenir-du-livre-est-dans-les-
donnees/.
65
Voir par exemple : https://babelio.wordpress.com/2015/07/06/ou-babelio-presente-une-etude-sur-les-
litteratures-de-limaginaire/.
97
66
Cité par Frédéric Rouvillois, Une histoire des best-sellers, Paris, Flammarion, 2011, p. 281. Dans la même veine,
on pourra citer la formule de Curtis Sittenfeld, “les gens pensent que l’édition est une industrie, mais c’est plutôt
un casino” (http://www.nytimes.com/2007/05/13/business/yourmoney/13book.html).
67
Voir http://hightech.bfmtv.com/logiciel/japon-une-intelligence-artificielle-a-ecrit-un-roman-pour-concourir-
a-un-prix-litteraire-962186.html.
68
Voir Jodie Archer et Matthew L. Jockers, The Bestseller Code: Anatomy of the Blockbuster Novel, Penguin,
2016, p. 317.
98
Les algorithmes rêvent-ils de best-sellers ?
Essai de cartographie poétique automatisée
de romans francophones à succès
1 Existe-t-il une recette miracle pour écrire un best-seller ? La quête de cette pierre
philosophale a suscité depuis quelques années toute une littérature de manuels : Comme
par magie : les secrets d’écriture d’un best-seller (2010), 101 conseils et astuces pour
écrire un best-seller (2012), Comment écrire un best-seller : 8 étapes simples et
efficaces (2015).
La tendance est récente1. Elle accompagne probablement la démocratisation de
l’écriture : de plus en plus de Français tentent d’écrire un livre. Près de 350 000 auteurs
vivants sont aujourd’hui recensés dans le catalogue de la BNF (contre environ 50 000 il
y a cinquante ans)2. Les manuels que nous venons de citer capitalisent non seulement
sur une espérance de succès commercial mais également sur l’imaginaire culturel et
médiatique du best-seller : la promesse de figurer dans un palmarès des meilleures
ventes représente une marque de prestige au même titre qu’un prix littéraire reconnu.
2 Sitôt né, l’art d’écrire un best-seller pourrait bientôt se métamorphoser en science. Paru
en septembre 2016, The Bestseller Code mobilise les ressources nouvelles du machine
learning pour “cracker” le code des “blockbusters novels”3. Un modèle élaboré à partir
des “marqueurs stylistiques” de 20 0000 romans arrive à déterminer dans 80% des cas
si un ouvrage est destiné à figurer sur les listes des meilleurs ventes ou non4.
3 L’algorithme ne fonctionne pas “comme par magie”. Il fait émerger une réalité sous-
jacente : au-delà des aléas économiques et sociaux, il existerait des prédispositions
discursives et stylistiques internes au best-seller. Plusieurs titres ayant eu des débuts
tortueux sont ainsi correctement identifiés par le modèle : la trilogie Millénium (refusée
à plusieurs reprises) ou Fifty Shades of Gray (initialement auto-édité) constituent des
best-sellers avec plus de 90% de certitude.
Ce best-seller-o-meter nous invite à réinterpréter le best-seller comme un répertoire
informel de normes et de pratiques d’écriture. Le fonctionnement de l’algorithme
permet en effet d’interroger rétroactivement les facteurs déterminant ses “choix”.
4 Le corpus sélectionné par Archer et Jockers comprend aussi bien des best-sellers que
des titres ayant eu une diffusion ordinaire. Chacun de ces romans est caractérisé
formellement par 2799 “features” qui couvrent une grande variété de phénomènes
stylistiques : usage de la ponctuation, arcs narratifs, thématiques des “sujets”, types de
personnages…5 Le modèle dispose d’une sélection aléatoire du corpus de best-sellers et
de non-best-sellers et doit déduire la combinaison optimale de “features” qui distingue
le mieux les best-sellers. Cette combinaison est ensuite appliquée à une nouvelle
sélection aléatoire que l’algorithme ne connaît pas : les succès et les échecs de la
classification permettent d’établir sa fiabilité.
5 Archer et Jockers ne décrivent pas le best-seller comme une catégorie générique mais
comme un agencement plus ou moins efficace de traits que les lecteurs apprécient de
retrouver et que les écrivains expérimentés finissent par cerner au terme de nombreux
tâtonnements. S’agissant de Fifty Shades of Grey, le thème très médiatisé du BDSM
joue en réalité un rôle négligeable (l’algorithme lui assigne même un effet négatif) au
regard de l’enchaînement narratif, parfaitement agencé pour immerger la lectrice/le
lecteur :
Deux sujets couvrant 30% du roman ? C’est le cas6. Un troisième sujet élargissant ce taux à
40% ? C’est le cas. La “proximité” constitue l’un de ces trois sujets ? C’est le cas. Ce sont les
trucs, conscients ou inconscients, de centaines d’auteurs présents dans la liste des best-
sellers du New-York Times, tous genres confondus.
6 Pourrait-on de la même manière cracker le code du best-seller francophone ?
Nous proposons ici une première expérimentation beaucoup moins ambitieuse que le
projet d’Archer et Jockers, qui a pris près d’une décennie7. Notre objectif n’est pas de
créer une version améliorée du best-seller-o-meter mais d’éclaircir la question centrale
de la spécificité stylistique du best-seller : s’il existe bien des caractéristiques stylistiques
formalisées permettant d’identifier un roman à succès, à quoi correspondent-elles ?
L’hypothétique best-sellerité n’est-elle qu’une combinaison de tactiques et de
stratagèmes narratifs ou esthétiques capables de susciter l’adhésion du lecteur ? Ou
recouvre-t-elle des pratiques d’écriture plus cohérentes et structurées ? Les best-sellers
font-ils genre ?
100
Pierre-Carl Langlais Les algorithmes rêvent-ils de best-sellers ?
Diagramme n°1 : Classification du roman policier (en rouge) par Ted Underwood
au regard d’un corpus aléatoire (en gris)8
101
Pierre-Carl Langlais Les algorithmes rêvent-ils de best-sellers ?
12 Il ne sera donc question ici que de best-sellers. Même avec cette simplification, la
constitution du corpus demeure problématique. En témoigne cet obstacle majeur : les
listes de best-sellers français ne sont pas accessibles. Le Point, L’Express ou Livre
Hebdo publient certes des palmarès hebdomadaires comparables à ceux du New York
Times, mais ces archives ne sont pas disponibles en ligne10. De telles données ont une
valeur commerciale. Le site de statistiques de l’édition Edistat11 diffuse ainsi une liste
des 200 meilleurs ventes au cours de la semaine écoulée, mais ce n’est qu’une “vitrine”
incitant les professionnels intéressés à souscrire des abonnements onéreux pour
consulter les chiffres détaillés ou les données antérieures.
13 Au terme de plusieurs recherches infructueuses, une ressource approchante a pu être
identifiée : les chiffres-clés du livre publiés annuellement sur le site du Ministère de la
culture12. Depuis l’année 2007, ce bilan comporte également une sélection des 30 livres
les plus vendus déclinés par auteur, éditeurs et nombre d’exemplaires. Tous ces livres ne
sont évidemment pas des romans d’auteurs français. Moyennant une vérification
minutieuse qui a exclu à la fois la production étrangère et non-fictionnelle, nous avons
pu sélectionner 99 titres présents dans les chiffres-clés du livre de 2007 à 2016 (voir le
tableau en annexe).
Tous ces ouvrages ont été distribués à plus de 150 000 exemplaires et une dizaine
d’entre eux ont des tirages “millionnaires”. Bien que fortement sous-estimées13, ces
statistiques soulignent d’emblée que notre corpus sera limité aux “super-best-sellers” :
ces ouvrages qui représentent un succès éditorial d’une ampleur colossale.
14 Nous avons récupéré une version numérique (au format epub, pdf ou txt) de chacun de
ces titres. En apparence le spectre des formes et des genres concernés est vaste : “haute”
littérature, souvent consacrée par des prix prestigieux (Carrère, Houellebecq, Ndiaye),
roman sentimental (Pancol, Gavalda, Levy), fantastique (Musso), policier (Vargas),
fantasy (Paolini), essai semi-fictionnel (d’Ormesson)… Nous devrions découvrir tout un
monde de réalités romanesques fortement contrastées.
15 Dans le cadre de notre approche exploratoire nous avons fait appel à une méthode très
suivie par les théoriciens américains de la lecture distante il y a quelques années et un
peu délaissée depuis : le topics modeling à partir d’une analyse sémantique latente
(Latent Semantic Analysis ou LSA). Par opposition aux modèles supervisés utilisés par
Archer et Jockers ou Underwood, les “ensembles” à identifier ne sont pas pré-définis : il
n’y a pas un corpus de best-seller d’un côté et un corpus contrôle de l’autre, tous deux
déjà étiquetés. L’algorithme identifie les alliages de termes qui paraissent suffisamment
cohérents et récurrents et qui forment un sujet.
Cette méthode permet de ne pas faire de “choix” en amont (en dehors du nombre
arbitraire de sujets choisis), mais cela se “paie” en aval. Non seulement les “ensembles”
détectés doivent être interprétés a posteriori — par exemple en consultant la liste des
mots préférentiellement choisis — mais ils ne coïncident pas exactement entre deux
observations. Le modèle part d’une position aléatoire : les mots sont distribués au
hasard dans chaque “sujet” puis, à mesure que les documents sont examinés, cette
répartition est affinée.
16 S’agissant de sujets très “marqués”, le point de départ n’a qu’un impact limité. Pour
d’autres expériences menées sur la presse ancienne, nous retrouvions presque
102
Pierre-Carl Langlais Les algorithmes rêvent-ils de best-sellers ?
Les sujets plus “flous” connaissent des variations parfois considérables : des genres
fusionnent, fissionnent, se distendent ou se contractent. Nous ne pouvons pas avoir
confiance en un seul résultat. Des calculs répétés deviennent nécessaires pour évaluer le
degré de cohérence et de persistance des agrégations et constater l’existence de
continuums d’un sujet à l’autre.
17 En somme nous passons de l’étude des “ensembles” lexicaux à l’étude des ”ensembles
d’ensembles”. Dans notre approche, les modèles ne produisent pas des résultats ; ils
génèrent des interprétations. En fonction de certains postulats (la position aléatoire de
départ) l’algorithme découpe l’espace des sujets possibles d’une certaine manière ;
même si la cartographie finalement choisie est relativement cohérente (au sens où les
genres correspondent généralement à des agrégats réguliers de termes), d’autres choix
et d’autres rapprochements auraient pu être faits.
18 Si chaque interprétation isolée reste floue et approximative, la convergence des
interprétations permet de reconstruire des phénomènes structurels. Nous avons ainsi
calculé dix modèles et chaque modèle se compose à son tour de dix sujets15.
Le terme de sujet est emprunté à la terminologie classique du topics modeling (sujet
pour topic) : il ne renvoie pas réellement à un sujet thématique précis mais plutôt à un
agencement potentiel entre des mots et des documents. Les similarités entre sujets,
notamment lorsqu’ils sont issus de différents modèles, peuvent ensuite être invoquées
pour établir l’existence de cohérences génériques mais un sujet ne constitue pas un
“genre” en soi.
19 Les modèles correspondent à des “sessions” de travail distinctes. Pour mieux mettre en
évidence sur des bases matérielles cette phase de programmation et d’exécution du
code, nous qualifierons chaque modèle par son numéro de session : la session n°1
désigne ainsi le premier modèle que nous avons calculé.
103
Pierre-Carl Langlais Les algorithmes rêvent-ils de best-sellers ?
Parce qu’elle explicite les ambiguïtés plutôt que de les éluder, cette démarche corres-
pond mieux aux besoins spécifiques des études littéraires :
En tant que chercheur en littérature, j’apprends plus de choses des sujets ambigus que des
sujets évidents. Un sujet comme la poésie est difficile à interpréter mais pour la recherche
littéraire, c’est un plus. Je veux que cette technique me mette en évidence des choses que je
ne comprends pas encore et je ne trouve jamais que les résultats sont trop ambigus pour
être utiles. Les sujets problématiques sont les sujets intuitifs — ceux qui parlent de guerre,
de voyage maritime ou de commerce. Je ne peux pas faire grand-chose de ceux-là.16
20 Cette approche se heurte cependant à plusieurs écueils pratiques.
D’abord il n’existe pas d’outil clé en main qui fasse exactement ce que nous désirions :
calculer plusieurs modèles (idéalement une dizaine) sur des corpus en français puis
comparer les résultats. À défaut, nous avons dû élaborer plusieurs scripts ad hoc dans
les langages de programmation Python et R.
Ensuite, la langue anglaise étant faiblement flexionnelle, les extensions usuellement
employées pour faire du text mining (comme tm, tidytext et topicmodels dans R)
n’incluent pas de programmes efficaces pour retirer les variations syntaxiques telles que
la marque du pluriel ou les conjugaisons (on parle aussi de “lemmatisation”). Nous
avons intégré un parseur syntaxique, la French Treebank, à notre processus de retraite-
ment automatisé des corpus. Les corpus ont été segmentés en 4385 sections arbitraires
de 2000 mots. Au sein de ces segments, nous n’avons conservé que le vocabulaire
relativement fréquent (les 4000 premiers mots, hors des mots-outils) qui sont pourvus
d’une signification autre que purement syntaxique (les mots-outils ou stopwords). Nous
émettons ici l’hypothèse que les romans ne constituent pas nécessairement des
ensembles cohérents, mais peuvent combiner plusieurs sujets distincts : l’unité
documentaire ne peut être dans ces conditions le roman lui-même et toute subdivision
éditoriale inscrite dans le texte lui-même (chapitre, section…) risque d’être trop
disparate pour autoriser des comparaisons.
Enfin, le calcul de dix modèles sur 4385 segments a un coût : en temps. Dans le modèle,
chaque mot constitue une “dimension” distincte. Un document est un “point” dans un
graphique en 4000 dimensions. Cette géographie alternative ne se parcourt pas
aisément : en moyenne le calcul d’un modèle prenait 15 à 20 minutes selon que la
position aléatoire de départ était plus ou moins avantageuse. En intégrant également
plusieurs modèles complémentaires (avec un lexique plus étendu, moins de dimensions)
la phase de compilation a pris deux jours.
21 Au terme de ce processus, notre corpus est décrit par une centaine de “sujets” issus de
dix tentatives de classification. Ces sujets expriment des prédilections plus ou moins
fortes pour certains mots, et sont plus ou moins attestées dans les segments.
Par exemple, le huitième sujet du sixième modèle est très fortement associé aux mots
“elfe”, “dragon”, “soldat”, “épée” ou “roi”. Ce sujet est très peu attesté dans notre corpus,
avec des pourcentages moyens par œuvre généralement inférieurs à 1%. Font exception
deux romans du cycle L’héritage de Christopher Paolini (plus de 90% de certitude en
moyenne) et des extraits occasionnels de Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye ou
de Grand cœur de Jean-Christophe Rufin. Dans ce dernier cas, un roman historique, le
modèle sélectionne une audience entre le personnage principal et le roi de France, où le
premier fait état de ses “voyages d’orient”.
104
Pierre-Carl Langlais Les algorithmes rêvent-ils de best-sellers ?
Nous pourrions en déduire que le sujet correspond à la fantasy mais, au fond, nous ne
savons rien de la pertinence de ce regroupement. Un nouveau modèle pourrait très bien
fondre ce sujet dans des ensembles distincts, tel que le fantastique, le roman historique
ou le roman d’idées. En l’état, l’herméneutique de l’algorithme demeure un exercice
fondamentalement subjectif.
22 L’utilisation concomitante de plusieurs modèles permet d’arrimer ces coordonnées
mouvantes. Le diagramme n°4 spécifie la position relative des sujets de nos dix modèles
(soit cent sujets au total), chaque couleur correspondant à un modèle distinct. Les
centaines de dimensions lexicales sont ici compressées en quelques dimensions par une
“analyse de correspondances”. Si cette conversion simplifie voire “abêtit” considérable-
ment les relations entre sujets, mots et documents, elle rend possible une exploration de
l’espace discursif dans un référentiel en deux dimensions.
23 Les sujets ne sont pas également distribués dans l’espace : il existe des lieux de
concentration et des dynamiques de distanciation. Trois ensembles se découpent
nettement, au point que nous avons pris la liberté de les dénommer d’emblée : les sujets
de fantasy se retrouvent relégués tout au fond à droite, les sujets de policier tendent à
être disposés vers le bas et une sorte de “corpus central” tend à agréger tout le reste.
L’accord de nos dix modèles en faveur de ce découpage est unanime, même si le degré
de distance entre la fantasy, le policier et le corpus principal varie.
24 La projection de l’espace discursif autorise des zooms et des télescopages sur le “corpus
principal”. La galerie suivante (diagramme n°5) donne à voir comment chaque modèle a
tenté d’interpréter et de “peupler” ce sous-espace. Le corpus principal apparaît comme
une région “instable” : au gré de la diversité de leurs points de départs, choisis
aléatoirement, les modèles n’invoquent pas les mêmes recoupements17.
Les sujets positionnés à des coordonnées proches tendent à fédérer la même sélection de
mots et de documents. S’il n’existe peut-être pas de sujets parfaitement identiques, nous
105
Pierre-Carl Langlais Les algorithmes rêvent-ils de best-sellers ?
Diagramme n°5 : Répartition des sujets par sessions (numérotées de 1 à 10) dans le corpus
principal.
25 Une projection des sujets par “densité” fait effectivement émerger des concentrations
récurrentes et structurelles de sujets — soit approximativement ces “méta-sujets” dont
nous suggérions plus haut l’existence. Nous avons ensuite tenté d’étiqueter ces
condensations en six “genres” (ou, plutôt, constellations génériques) distincts.
106
Pierre-Carl Langlais Les algorithmes rêvent-ils de best-sellers ?
107
Pierre-Carl Langlais Les algorithmes rêvent-ils de best-sellers ?
30 Ces répartitions concordantes d’un algorithme à l’autre révèlent également une forme de
continuum générique dans le corpus principal : les sujets, les romans et les termes se
chevauchent tout au long du corpus général sans rupture perceptible. Nous pourrions
calculer une dérivée constante qui mènerait de Houellebecq à Pancol en passant par
plusieurs états intermédiaires successifs. La carte sert de métaphore à nos efforts
catégoriels : autant le policier et la fantasy s’assemblent naturellement en grappes
closes, autant les subdivisions du corpus principal demeurent incertaines, comme si tout
regroupement était irrémédiablement voué à s’évaporer et se distendre.
31 En accord avec Ted Underwood, nous voyons ici plus d’intérêt aux limites de la
classification qu’à ses résultats effectifs. Si au terme de notre exploration, nous étions
parvenu à délimiter des continents de fiction bien distincts, le problème de l’identité
stylistique du best-seller se dissoudrait en une multitude de sous-problèmes (pourquoi
tel ou tel titre emblématique de tel ou tel genre parvient-il à se distinguer ?). Mais,
hormis le cas particulier de la fantasy et du policier, le cadastre du best-seller reste
empreint d’un flou nébuleux…
108
Pierre-Carl Langlais Les algorithmes rêvent-ils de best-sellers ?
32 Manifestement, les catégories que nous avons tenté d’exhumer semblent affectées par
un épuisement générique. Il n’y a pas de “roman policier”, de “roman historique”, de
“roman sentimental” mais des hybrides ou des dérivations plus ou moins bien définis :
des romans d’idées historiques, des thrillers émotionnels, du fantastique ancré dans la
banalité ordinaire. Et, hybride des hybrides, il existerait même un “best-seller total” qui,
en l’absence de tout déterminant lexical clair s’inscrirait à équidistance des autres
ensembles.
Nous pouvons corroborer cette hypothèse de l’épuisement générique en recourant à un
modèle radicalement différent : les “vecteurs de mots” qui permettent de conserver une
partie de l’ancrage contextuel des mots. À chaque terme est associée une série de cent
chiffres qui indiquent relativement comment il se positionne au regard d’autres termes.
Des termes employés de la même manière (typiquement des chiffres) auront générale-
ment les mêmes coordonnées. Le réseau ci-dessous projette en quelque sorte les champs
lexicaux privilégiés de notre corpus.
Significativement, ces alliages de termes ne se regroupent pas par genres : ils renvoient à
des registres romanesques communs. Les lieux “intimes” (appartement, chambre,
maison…), le climat, l’accoutrement d’un personnage, la peinture des sentiments : ces
inflexions fondamentales du récit s’apparentent à des formats d’écriture englobants
largement disséminés au sein du corpus.
33 L’épuisement générique se double d’un épuisement auctorial. Les méthodes de
classifications automatisées, supervisées ou non, sont fréquemment employées pour
déduire l’appartenance d’un texte à un auteur. Dans notre thèse, nous avions pu vérifier
l’efficacité de ces approches en les appliquant à un dispositif textuel a priori peu
individualisé (la chronique boursière des années 1840)20.
Il n’y a ici rien de comparable : les romans du corpus principal ne déclarent pas une
identité stylistique uniforme ; ils articulent des agencements lexicaux composites. D’une
session à l’autre, l’algorithme de topics modeling opère des découpages extrêmement
variés.
109
Pierre-Carl Langlais Les algorithmes rêvent-ils de best-sellers ?
110
Pierre-Carl Langlais Les algorithmes rêvent-ils de best-sellers ?
Diagramme n°11 : Réseau des best-sellers sur la base de sujets communs (soit les sujets
également attestés dans les œuvres de ces auteurs). Les couleurs correspondent aux principaux
auteurs.
37 Notre analyse nous ramène à l’évocation première des “manuels d’écriture des best-
sellers”. Les auteurs de best-sellers n’en sont généralement pas à leur coup d’essai, ils
ont pris le temps de soigner leur répertoire de procédés, styles ou motifs ; ils ont fait leur
gammes jusqu’à trouver un alliage susceptible d’attirer le public.
38 La quête continue du “truc” et de l’ “astuce” qui marche favorise une série d’emprunts
mutuels : la concurrence devient une source légitime d’inspiration. En espérant
s’inscrire dans une actualité littéraire, les auteurs provoqueraient la constitution d’un
fonds commun en évolution constante. Cette dynamique mimétique contribue par
contrecoup à affaiblir les genres, en procédant à des hybridations constantes et à la
mise en circulation de certains traits caractéristiques de ceux-ci. Le roman policier est
soumis à un dégradé d’assimilations entre les productions encore génériquement
marquées de Fred Vargas, les formes dérivées de Dicker ou de Vigan et les
appropriations occasionnelles de Levy.
39 Ce fonds commun est non seulement décelable au niveau des mots individuels mais
aussi au niveau des “formules”, des expressions toutes faites. Nous avons recensé les
combinaisons de mots les plus fréquentes dans l’ensemble du corpus. Si la plupart
relèvent du français courant, d’autres correspondent à des effets de style beaucoup plus
caractérisés et pourtant largement disséminés, tous genres et auteurs confondus :
“n’avoir pas la moindre idée”, “l’œil dans le vague”, “première fois depuis longtemps”,
“la fin de sa vie”, “la première fois de sa vie”.
111
Pierre-Carl Langlais Les algorithmes rêvent-ils de best-sellers ?
Pierre-Carl Langlais
Paris-IV Sorbonne
112
Pierre-Carl Langlais Les algorithmes rêvent-ils de best-sellers ?
Acide sulfurique Amélie Nothomb LGF (Le Livre de poche) 2007
Les enfants de la liberté Marc Levy Robert Laffont/Pocket 2007
Les
yeux
jaunes
Katherine
Pancol
LGF
(Le
Livre
de
poche)
2007
des
crocodiles
Sous les vents de Neptune Fred Vargas J’ai lu 2008
Toutes
ces
choses
qu’on
Marc
Levy
Robert
Laffont
/
Pocket
2008
ne
s’est
pas
dites
113
Pierre-Carl Langlais Les algorithmes rêvent-ils de best-sellers ?
Encore une danse Katherine Pancol LGF/Le Livre de Poche 2011
Elle s’appelait Sarah Tatiana de Rosnay LGF/Le Livre de Poche 2011
Rien
ne
s’oppose
à
la
nuit
Delphine
de
Vigan
Lattès/LGF/
2011
Le
Livre
de
Poche
114
Pierre-Carl Langlais Les algorithmes rêvent-ils de best-sellers ?
Pour
que
tu
ne
te
perdes
pas
Patrick
Modiano
Gallimard
2014
dans
le
quartier
Une autre idée du bonheur Marc Levy Robert Laffont / Pocket 2014
115
Pierre-Carl Langlais Les algorithmes rêvent-ils de best-sellers ?
Mémé dans les orties Aurélie Valognes Le Livre de poche 2016
Le temps est assassin Michel Bussi Presses de la Cité 2016
NOTES
1 Nous avons effectué des requêtes sur l’expression “best-seller” dans l’ensemble de Data BNF : les publications
de ce type n’apparaissent qu’à partir des années 2000 (1990 dans le monde anglophone). L’article d’Alexandre
Gefen paru dans ce même numéro de revue relève également une vogue renouvelée pour les manuels d’écriture
à partir du début du XXIe siècle, même si le phénomène a des racines beaucoup plus anciennes.
2 Cf. les données compilées par Frédéric Glorieux. https://resultats.hypotheses.org/1048#more-1048
3 Jodie Archer & Matthew Jockers, The Bestseller Code: Anatomy of the Blockbuster Novel, St. Martin’s Press,
2016.
4 L’enjeu de ce projet n’est pas que scientifique. Depuis novembre 2017, Archer et Jockers ont transformé le
modèle en service commercial à destination d’auteurs ou d’éditeurs. http://www.archerjockers.com/services/
5 Cette sélection a été effectuée manuellement à partir d’une collecte initiale de 20000 “features”.
6 Traduction non littérale de l’anglais check.
7 Les premières expériences remontent à 2008.
8 Ted Underwood, “The Life-cycle of Genres”, Journal of Cultural Analytics, juin 2016.
http://culturalanalytics.org/2016/05/the-life-cycles-of-genres/. Article et graphique distribués sous une licence
libre CC-By.
9 Création personnelle à partir des données de Data BNF.
10 Il serait possible d’extraire ces données à partir des fichiers numérisés sur Europresse. Cependant, à la
différence des pages html du site web du Point ou de L’Express, le format utilisé (pdf ou texte brut) rend une
extraction automatisée beaucoup plus complexe.
11 http://www.edistat.com/
12 Ces chiffres sont disponibles à cette adresse : http://www.culturecommunication.gouv.fr/Thematiques/Livre-et-
Lecture/Documentation/Economie-du-livre/Chiffres-cles-du-secteur-du-livre
13 Nous n’avons que les chiffres année après année : si un ouvrage ne figure pas de nouveau dans la sélection des
30 livres (ce qui est le cas pour L’élégance du hérisson, à trois reprises), nous ne savons rien de ses ventes.
14 Cet essai de lecture distante est l’un des travaux préparatoires de l’ANR Numapresse :
http://numapresse.hypotheses.org/11
15 Le nombre de dix est ici purement arbitraire : il s’agit d’un compromis commode entre diversité (des sujets et
des modèles) et lisibilité (afin d’avoir des visualisations relativement claires).
16 Ted Underwood, “Topic Modeling made just simple enough”, The Stone and the Shell, 7 avril 2012,
https://tedunderwood.com/2012/04/07/topic-modeling-made-just-simple-enough/
116
Pierre-Carl Langlais Les algorithmes rêvent-ils de best-sellers ?
17 Il existe un autre indicateur de ces perceptions différenciées : la valeur alpha. Plus elle est basse, plus le modèle
est parvenu à trouver un découpage a priori optimal. À ce compte, le meilleur modèle serait le sixième avec une
valeur alpha légèrement inférieure à 0,63 — par contraste le modèle le moins satisfaisant, le deuxième, est doté
d’une valeur alpha de 0,70.
18 La désignation des figures familiales par un vocabulaire plus élevé et distancé contribue à créer un effet de
distinction entre ce genre et le roman du quotidien.
19 Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, 2010, p. 63, 103.
20 Pierre-Carl Langlais, La formation de la chronique boursière dans la presse quotidienne française (1800-
1870). Métamorphoses textuelles d’un journalisme de données. Thèse soutenue le 10 décembre 2015 au CELSA
Paris-IV Sorbonne, p. 314 sq.
21 Michel Foucault, L’archéologie des savoirs, Paris, Gallimard, 1969, p. 32-33
117
Reformuler les processus éditoriaux,
déplacer l’imaginaire du best seller ?
Formes, conditions et mythologies du succès en contexte numérique
119
Oriane Deseilligny Reformuler les processus éditoriaux, déplacer l’imaginaire du best seller ?
8 L’analyse des sites et de certains discours portés par différents acteurs de la littérature
en contexte numérique permet de dégager des traits récurrents, des conseils donnés qui
apparaissent comme des injonctions pour qui voudrait publier ses textes en ligne. C’est
donc l’écosystème numérique qui est ainsi esquissé, tant à travers les imaginaires qu’il
engendre (“le succès à portée de clic”) qu’à travers les consignes communicationnelles
qu’il emprunte à des croyances plus génériques dans une réquisition numérique10 posée
en principe.
120
Oriane Deseilligny Reformuler les processus éditoriaux, déplacer l’imaginaire du best seller ?
“éditeur”, “nombre de pages”(y compris pour des livres numériques) sont autant de
termes que l’on retrouve sur les fiches des livres issus de l’auto-édition comme de
l’édition, réinscrivant, après auto-édition, le “livre” dans un circuit commercial qui
valorise l’auteur dans son auctoralité, précisément.
14 Attirer les auteurs, créer de la confiance en des formes de publication qui semblent offrir
à tout un chacun sa chance, constituent des enjeux forts pour les maisons d’auto-édition,
qui font écho, dans le champ du livre, aux discours qui accompagnaient l’apparition des
blogs au début des années 2000, proclamant un “tous journalistes !” et l’idéologie de la
démocratisation de la parole dans l’espace public17. Ce droit à l’édition – fût-ce sous la
forme de l’auto-édition, bien démarquée de l’image dégradée dans ces discours égale-
ment de l’édition à compte d’auteur – ne va pas sans la prise en compte d’un univers
déjà pléthorique, marqué par les problématiques de l’économie de l’attention18 et des
lectures industrielles19.
122
Oriane Deseilligny Reformuler les processus éditoriaux, déplacer l’imaginaire du best seller ?
124
Oriane Deseilligny Reformuler les processus éditoriaux, déplacer l’imaginaire du best seller ?
24 Le second aspect de cette prétention, professionnel cette fois-ci, s’incarne dans ce slogan
récurrent, consistant à “transformer l’auto-édition en tremplin vers l’édition”. Librinova
cherche à attirer les auteurs en reprenant le leitmotiv classique de la désintermédiation :
“En quelques clics je deviens mon propre éditeur. Je crée et publie mon livre numérique
facilement grâce aux outils proposés par Librinova”37. Pourtant, l’enseigne déploie aussi
un autre discours, contradictoire apparemment lorsqu’elle présente son activité en vidéo
sur le site : “en choisissant Librinova, vous ne choisissez pas un site d’auto-édition, mais
un éditeur, prêt à tout pour faire connaître vos ouvrages”38. Alors, éditeur ou pas éditeur,
Librinova ? La réponse réside précisément dans les prétentions professionnelles et
médiationnelles que la maison se donne, et qui sont liées aux différents temps et étapes
du parcours du livre en contexte d’auto-édition. Car, dès que le succès frémit, Librinova
devient agent littéraire auprès des éditeurs, accompagnant les auteurs vers d’autres
cieux, élaborant ainsi sa propre nécessité médiationnelle par les savoirs professionnels
dont elle dispose, par sa connaissance des catalogues des maisons d’édition, se faisant
intermédiaire pour promouvoir l’auteur selon les codes du secteur (signatures, présence
sur les salons du livres, interviews dans la presse, etc.). Librinova remodèle les “chaînes
de coopération” dont procède l’art39 pour imposer sa propre nécessité médiationnelle et
professionnelle. La maison d’auto-édition joue par conséquent en permanence sur deux
pôles maintenus en tension : l’un consistant à former les auteurs à la nécessité de s’auto-
suffire dans la fabrication et la structuration de leur livre, et l’autre à conserver quand
même une nécessité professionnelle qui renvoie aux fonctions cardinales de l’édition : la
sélection et l’accompagnement éditorial dans un contexte d’hyperchoix40.
25 Rendre autonomes les auteurs consiste néanmoins à leur proposer des services gratuits
ou payants liés à la fabrication et la promotion de leurs ouvrages (apprendre les codes
graphiques et typographiques de l’écrit, se relire et se corriger soi-même, rédiger le
résumé, fabriquer une couverture, être présent sur les réseaux sociaux…) pour atteindre
une masse critique de textes mis en circulation. Les concours proposés ensuite par les
plateformes permettent d’énoncer des thèmes, des sujets porteurs et surtout fédérateurs
dans une approche éditoriale qui prend des atours conviviaux – à titre d’exemple, le site
Short éditions se définit dans ce qui ressemble à un paradoxe, sinon à un oxymore
comme un “éditeur communautaire”. Ces concours demeurent de plus le moyen de
déceler des talents en faisant résonner l’imaginaire de l’auteur primé, conformément
aux circuits classiques de l’imprimé : remporter un concours apparaît comme une pre-
mière forme de consécration. Ils fonctionnent enfin comme des moyens de réintroduire
la fonction éditoriale par-delà le succès rencontré auprès des lecteurs. Fyctia se décrit
comme “la première plateforme web et mobile de concours d’écriture”, tandis que
Librinova encourage fortement ses auteurs à participer à ses concours d’écriture41,
présentés comme “la clef du succès”42. Ces initiatives visent par conséquent autant à
générer du trafic sur leurs plateformes qu’à se donner une visibilité et à entretenir une
communauté d’auteurs pour conforter l’expertise professionnelle qui est la leur. Le
discours éditorial qui soutient ces concours est alors doublement gagnant car les
maisons d’auto-édition et les plateformes de publication organisent les conditions
numériques du succès en liant ce dernier aux représentations positives de l’économie
traditionnelle du livre et à la fonction éditoriale.
125
Oriane Deseilligny Reformuler les processus éditoriaux, déplacer l’imaginaire du best seller ?
Figure 3 : Vidéos consacrées aux conseils d'écriture sur le site de l'auteure Samantha Bailly
126
Oriane Deseilligny Reformuler les processus éditoriaux, déplacer l’imaginaire du best seller ?
Oriane Deseilligny
GRIPIC – Paris IV
127
Oriane Deseilligny Reformuler les processus éditoriaux, déplacer l’imaginaire du best seller ?
NOTES
1 La version affichée dans le métro comportait simplement en plus un macaron contenant les millions de vues sur
Wattpad.
2 1,6 million d’exemplaires vendus en France pour les 5 tomes de la série éditée par Hugo Roman.
3 “Chasing red est une romance fraîche et sexy, unique en son genre, ce livre est fantastique”.
4 http://www.fyctia.com/register/.
5 http://www.hugoetcie.fr/fyctia-la-premiere-plateforme-web-et-mobile-de-concours-decriture/.
6 http://www.ed-lacondamine.com/pro.php.
7 http://www.hugoetcie.fr/fyctia-la-premiere-plateforme-web-et-mobile-de-concours-decriture/.
8 http://www.monbestseller.com/.
9 https://www.wattpad.com/tags/BestSeller?locale=fr_FR.
10 Yves Jeanneret, Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, éditions Non
Standard, 2014, p. 14.
11 https://kdp.amazon.com/fr_FR/non-fiction.
12 “Le pouvoir transcendantal du livre est inscrit dans le pli”, Michel Melot, Livre, Paris, L’œil neuf éditions, 2006,
p. 43.
13 Sylvie Ducas, “La couronne et le bandeau. Paratexte éditorial des livres primés : auteur canonisé ou livre
labellisé ?”, in Le livre, “produit culturel” ? De l’invention de l’imprimé à la révolution numérique, Gilles Polizzi
et Anne Réach-Ngô (dir.), L’Harmattan, 2012, <Orizons>, p. 133-149.
14 Étienne Candel, Valérie Jeanne-Perrier, Emmanuël Souchier, “Petites formes, grands desseins. D’une
grammaire des énoncés éditoriaux à la standardisation des écritures” in Jean Davallon (dir.), L’économie des
écritures sur le web, volume 1 : Traces d'usage dans un corpus de sites de tourisme, Hermès-Lavoisier, 2012, p.
165-201.
15 Le cœur renvoie aussi à la pratique manuscrite ou imprimée des “coups de cœur” des libraires accrochés aux
couvertures des livres sur les tables et à la fonction de prescription si centrale dans l’univers de l’imprimé
(Benoît Berthou, “La prescription des librairies en ligne : Expression, association, collaboration”, Communi-
cation & langages, n° 179, 2014, p. 75-90).
16 https://www.librinova.com/.
17 Franck Rebillard, “Du Web 2.0 au Web2 : fortunes et infortunes des discours d'accompagnement des réseaux
socionumériques”, Hermès, [En ligne], 2011/1 (n° 59), p. 25-30. URL : http://www.cairn.info/revue-hermes-la-
revue-2011-1-page-25.htm ; Valérie Jeanne Perrier, “Des outils d'écriture aux pouvoirs exorbitants ?”, Réseaux
[En ligne], 2006/3 (n° 137), p. 97-131. URL : http://www.cairn.info/revue-reseaux1-2006-3-page-97.htm.
18 Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Seuil, 2014, <La couleur des idées>.
19 Alain Giffard, “Des lectures industrielles”, in Bernard Stiegler, Alain Giffard, Christian Fauré, Pour en finir avec
la mécroissance, Flammarion, 2009.
20 Gustavo Gomez-Mejia, Les fabriques de soi ? Identité et industrie sur le web, MKF éditions, 2016, p. 83.
21 https://www.youtube.com/watch?v=btmg5PDHuYY.
22 http://www.monbestseller.com/services/tous.
23 Voir à cet égard l’article de Marine Siguier dans ce dossier.
24 Géraldine Bois, Olivier Vanhée et Émilie Saunier, “L’investissement des blogueurs littéraires dans la
prescription et la reconnaissance: compétences et ambitions”, COnTEXTES [En ligne], 17 | 2016, mis en ligne le
26 novembre 2016, consulté le 18 juillet 2017. URL : http://contextes.revues.org/6196
25 Jean-Samuel Beuscart, Maxime Crépel, “Les plateformes d’autopublication artistique en ligne : quatre figures
de l’engagement des amateurs dans le web 2.0”, in Wenceslas Lizé, Delphine Naudier, Séverine Sofio (dir.), Les
stratèges de la notoriété. Intermédiaires et consécration dans les univers artistiques, Editions des archives
contemporaines, 2014, p. 167.
26 Voir par exemple l’article de Natacha Tatu ,”Le fabuleux destin d’Agnès Martin-Lugand”, L’Obs, n° 2746, 22 juin
2017, p. 75-78.
27 “De l’auto-édition chez Librinova à l’édition chez Michel Lafon, l’extraordinaire aventure de Carène Ponte”,
https://www.librinova.com/blog/2016/06/09/de-librinova-aux-editions-michel-lafon-lextraordinaire-
aventure-editoriale-de-carene-ponte/
28 Jean-Samuel Beuscart, Maxime Crépel, “Les plateformes d’autopublication artistique en ligne”, art. cité, p. 166.
29 Dans le cadre d’une table ronde “De l'autoédition à l'édition traditionnelle avec Librinova Carène Ponte et
Marilyse Trécourt” lors du Salon du Livre 2017 : https://www.youtube.com/watch?v=3XrbOWgUl9M
30 Howard Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, [1988], 2010, p. 31.
31 Yves Jeanneret, Critique de la trivialité, op. cit., p. 339.
32 Yves Jeanneret, Penser la trivialité. Volume 1 : La vie triviale des êtres culturels, Paris, Éd. Hermès-Lavoisier,
2008, p. 201.
33 Yves Jeanneret, Critique de la trivialité, op. cit., p. 312.
128
Oriane Deseilligny Reformuler les processus éditoriaux, déplacer l’imaginaire du best seller ?
129
Littérature populaire et sociabilités numériques :
le best-seller sur YouTube
4 Selon Pierre Bourdieu, les auteurs de littérature populaire se situent au “pôle dominé”8
du champ littéraire, dans la mesure où ils restent subordonnés “à la demande du grand
public et des contraintes du marché”9, et donc peu autonomes, ce qui leur vaut une
faible reconnaissance par leurs pairs. Mais cette hétéronomie peut devenir avantageuse
lorsqu’elle est transférée au sein d’un univers médiatique comme celui de la télévision,
qui valorise la validation par le plus grand nombre (“critère audimat”10). L’inscription
dans une médiaculture11 peut ainsi mener à une inversion de la valeur associée aux
objets sociaux. Qu’en est-il alors de l’influence de la mythologie d’Internet sur les per-
ceptions associées au best-seller ? De fait, la “culture YouTube” qui irrigue le
microcosme des Booktubeurs peut contribuer à produire une conceptualisation
différente du best-seller. D’un produit marginalisé, à la frontière de la “vraie” littérature,
il devient, dans ce nouvel environnement médiatique, l’incarnation de l’objet littéraire
par excellence. Ce passage du statut d’exception au statut de norme est influencé par
l’inscription dans une logique sociotechnique particulière.
8 Dès lors, on assiste à une inversion du stigmate : la honte de ne pas faire comme tout le
monde remplace la peur d’être comme tout le monde, et l’indifférence aux modes
littéraires n’est plus représentée comme une vertu mais un vice. Le terme de “honte” est
par ailleurs omniprésent dans chaque prise de parole (employé quatre fois par Margaud
Liseuse, cinq fois par FairyNeverland, six fois par Les Lectures de Nine) et semble
constitutif d’une “normativité Booktube” où le collectif est érigé en valeur cardinale.
L’autoflagellation des locuteurs est surjouée au travers d’interjections adressées à un
tribunal invisible (“je mériterais d’être fouettée et damnée pour ne pas l’avoir lu” - LLN,
“ne me pointez pas du doigt je sais que c’est la honte, je sais” - LLN, “vous pouvez vous
moquer de moi” - FN, “ne m’envoyez pas des tomates s’il vous plaît” - FN). Ces incises
contribuent à induire une nuance réflexive au travers d’un ton humoristique qui
s’exprime par l’exagération (“je devrais même aller me cacher, changer de nationalité,
changer de nom, changer de prénom” - ML1, “la plus grande honte nationale” - FN, “une
honte intergalactique” - LLN), tout en réaffirmant la prégnance d’un système de valeurs
profondément ancré.
9 Plus généralement, cette valorisation d’une cooptation par les pairs se retrouve dans la
terminologie employée par les Booktubeurs. Elle s’exprime par l’utilisation récurrente
du terme “livre populaire”, largement préféré à l’expression “best-seller”18. Cette préfé-
rence résulte d’une traduction directe de popular books, utilisé par les Booktubeurs
anglophones dont s’inspirent beaucoup les “chaines”19 françaises. Popular désigne donc
ici ce qui est répandu, apprécié, sans connotations liées à la désignation d’une classe
sociale. À travers cette requalification sémantique, l’aspect démocratique de l’objet livre
est mis en avant, au détriment de la dimension économique du succès soulignée par
l’appellation best-seller. Le roman est essentialisé dans sa fonction fédératrice, tout en
éludant une facette commerciale qui reste ailleurs indissociable de sa médiation. Alors
que toute mention d’un best-seller à la radio ou à la télévision s’accompagne de
l’évocation des chiffres de vente, ce type de perspective est presque totalement absent de
YouTube. On verra cependant que si cette économie du chiffre ne s’applique pas aux
discours sur le best-seller, elle est paradoxalement omniprésente dans la promotion du
contenu produit par les Booktubeurs eux-mêmes.
10 L’inscription des contenus dans un dispositif médiatique spécifique transforme donc la
perception du best-seller, et la met en adéquation avec les codes d’une médiaculture. Sur
YouTube, le livre à succès devient un objet valorisé avant tout en tant que créateur d’un
lien social érigé en pierre angulaire des sociabilités numériques. Cette désignation du
collectif comme autorité instituante est par ailleurs renforcée par le cadre formel de la
plateforme. Le format technique imposé par l’architecture du site conditionne égale-
ment les pratiques des Booktubeurs, et joue à ce titre un rôle dans l’assimilation du best-
seller comme norme littéraire.
11 L’architexte numérique désigne selon Yves Jeanneret et Emmanuel Souchier “tous les
outils situés en amont de la production des textes, qui les conditionnent et en balisent
l’écriture”20. Ainsi, l’architexte propre à YouTube constitue “une autorité […] forma-
tante”21, qui participe d’une conception particulière de la littérature. Le Youtubeur
projette donc un propos personnel sur un certain type de site qui accueille un certain
type de contenu en le conditionnant. Une étude des dispositifs éditoriaux dans lesquels
s’inscrivent les Booktubeurs va nous permettre de souligner la manière dont le cadrage
132
Marine Siguier Le best-seller sur Youtube
formel de la plateforme encourage une logique de palmarès, qui entre en résonance avec
la symbolique du best-seller.
12 Les contenus circulant sur YouTube sont soumis de fait à des logiques de classements,
permettant de les hiérarchiser dans un réseau à flux continu. À partir d’une vidéo de la
Booktubeuse Margaud Liseuse, nous avons identifié trois marqueurs principaux entrant
en jeu dans cette valorisation sémiotique de la visibilité :
Les premiers signes (entourés en rouge) relèvent d’une logique sérielle, qui encourage à
visionner les autres “épisodes” d’une production : à droite de l’écran sont recensées
toutes les vidéos publiées par la Booktubeuse. L’incitation à regarder l’ensemble des
contenus est soulignée par le marqueur narratif “À suivre” et la prolifération des liens
hypertextes renvoyant à d’autres thématiques, qui déjouent toute possibilité de clôture
sémantique. Cette intertextualité rappelle le fonctionnement en cascade des best-sellers
en plusieurs tomes, construits sur un système de références permanentes au sein d’un
univers cohérent.
À cette inscription dans une continuité discursive s’ajoutent des indicateurs quantitatifs
de popularité (entourés en bleu). Les propriétés techniques de la plateforme rendent
incontournable la mise en évidence du nombre de vues pour chaque vidéo, ainsi que le
nombre d’abonnés du Booktubeur. Dans les espaces médiatiques traditionnels, le best-
seller tire sa légitimité du nombre d’exemplaires vendus (utilisé comme argument de
vente) et de la popularité de son auteur (les œuvres de Guillaume Musso ou de Marc
Lévy sont désormais qualifiées de “best-sellers programmés”22). De la même manière, le
format YouTube met en avant la capacité de circulation des contenus (nombre de vues)
et la communauté fédérée par le Booktubeur (nombre d’abonnés).
Enfin, l’implication du public est encadrée par de nombreux artefacts (entourés en vert).
Le bouton “S’abonner” est mis en valeur par une typographie (majuscule) et une couleur
(rouge) différentes, qui en font le point d’ancrage de la page. Les internautes sont
amenés à “Partager” la vidéo, contribuant à sa propagation au sein de l’espace public. À
cette mise en visibilité du contenu s’ajoute la possibilité pour l’utilisateur de publiciser
son opinion. Au travers des boutons like et dislike, ce sont deux formes primaires du
jugement qui sont mobilisées, via une iconographie du pouce dérivée des représenta-
133
Marine Siguier Le best-seller sur Youtube
tions des jeux du cirque de la Rome antique. L’espace des commentaires prolonge cette
méta-perspective qui consiste à juger le juge lui-même. Aussi, de la même manière que
le public “fait” le best-seller, la communauté “fait” le Booktubeur.
13 Autour de ce cadrage idéologique et formel peuvent alors se sédimenter des pratiques
spécifiques, contribuant à faire de cet environnement numérique un microcosme cultu-
rel particulier.
16 Ce plaidoyer en faveur d’une dé-hiérarchisation des œuvres résulte d’un rapport au texte
particulier. La plupart des Booktubeurs donnent à voir une expérience du littéraire qui
se situe bien davantage du côté de la lecture empathique que de la lecture savante. La
Booktubeuse, Madame Bovary des temps modernes, attache généralement beaucoup
plus d’importance aux personnages et à l’intrigue qu’à des considérations formelles
comme le style ou l’écriture32. Dans ce plaisir relationnel de la lecture, les personnages
fictifs s’incarnent dans les prises de parole : en témoignent les nombreuses vidéos
intitulées “Book boyfriend”, où les jeunes femmes énumèrent les héros de roman dont
elles sont tombées amoureuses. Cette approche émotionnelle permet la mise en avant
134
Marine Siguier Le best-seller sur Youtube
d’une équivalence des goûts, dans la mesure où, selon la directrice de l’association
Lecture Jeunesse Sonia de Leusse-Le Guillou, “les avis émis sont majoritairement domi-
nés par l’affect […] ce qui sape implicitement une éventuelle hiérarchie entre les points
de vue. La valeur du ressenti de chacun peut se comparer mais pas se discuter, ce qui
explique le relativisme de mise”33.
17 Sous l’influence d’une culture et d’un architexte spécifiques se développent ainsi des
médiations littéraires différentes, conditionnées par le contexte médiatique dans lequel
elles s’inscrivent. Mais dans quelle mesure les jugements de valeur sur YouTube sont-ils
réellement autonomes vis-à-vis des espaces traditionnels du jugement littéraire ?
135
Marine Siguier Le best-seller sur Youtube
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Marine Siguier Le best-seller sur Youtube
137
Marine Siguier Le best-seller sur Youtube
138
Marine Siguier Le best-seller sur Youtube
Ce collectif cherche à s’extraire du débat autour des jugements de valeur, pour produire
des objets culturels décalés. Dans l’épisode consacré à Guillaume Musso, ce dernier est
retrouvé dans une cachette secrète, où il s’évertue à transformer d’autres écrivains en
zombies avant d’être arrêté par la brigade. La figure du zombie, élément familier de la
culture pop, permet d’aborder la légitimité controversée de l’auteur populaire de manière
inédite. L’écrivain y devient un archétype du schéma narratif classique : l’antagoniste que
les héros doivent affronter. Les enjeux de la hiérarchisation culturelle restent donc
intégrés à l’intrigue : Guillaume Musso est assimilé à un “zombauteur”48 (référence à la
décérébration par la littérature de masse), et le monde du livre est représenté comme
une zone de combat où un escadron d’élite (le G.I.P.L.) veille à mettre de l’ordre dans
“les bas-fonds de la littérature” (référence à une échelle de légitimité culturelle). Mais
ces éléments sont évoqués avant tout pour être “recyclés” comme autant de ressorts
scénaristiques, au travers d’une esthétique pulp. La violence ludique des situations
cinégéniques (scènes d’interventions musclées sur fond de guitare électrique) remplace
139
Marine Siguier Le best-seller sur Youtube
alors la violence intellectuelle des confrontations autour des textes (“bonne ou mauvaise
littérature ?”).
30 Ainsi, les références aux antagonismes structurants du champ littéraire n’aboutissent
jamais à un positionnement idéologique, car ce contexte de confrontation est utilisé
avant tout pour créer un univers divertissant. La critique devient alors elle-même objet
de fiction. La mise en image du littéraire suppose l’exploitation d’une perspective
visuelle, qui renouvelle nécessairement les manières de parler du livre, en subvertissant
la question de la valeur : il s’agit moins de juger un récit que d’en raconter un à son tour.
La dimension créatrice du travail du Booktubeur lui permet de développer un langage
audiovisuel original, et d’intégrer la thématique du best-seller au sein d’un microcosme
qui lui est propre.
31 Dans un article publié dans Semen, Jean Peytard notait que “les formes d’expression,
fortement déterminées par la technique […] construisent massivement (c’est-à-dire,
pour des publics de grande ampleur) une certaine idée du livre, de l’écrivain, du lecteur,
du texte”49. Les sociabilités littéraires qui s’inscrivent au sein d’un espace numérique
contribuent ainsi à la mise en circulation d’une vision spécifique du best-seller. Ces
nouveaux supports médiatiques peuvent alors être envisagés à la fois comme miroir
d’un contexte social préexistant, et creuset50 de représentations nouvelles qui condition-
nent les modes d’expression du jugement littéraire et méritent à ce titre d’être
interrogés.
32 L’exemple du “cas” Guillaume Musso sur YouTube permet de mettre en lumière les
différentes manières de se saisir d’un même objet culturel. En brouillant la distinction
entre critique experte et critique de lecteur, les Booktubeurs déplacent constamment la
limite entre littérature légitime et de consommation. Amateurisme revendiqué, profes-
sionnalisme parodié, créativité assumée : ces trois postures constituent autant de
facettes d’une discursivité propre au dispositif YouTube, qui renouvelle les perceptions
du best-seller. Tour à tour liant social, enjeu de débat théâtralisé ou prétexte narratif, ce
dernier se pare d’attributs protéiformes, à la fois propres aux lieux où il se produit, et
tributaires d’une mémoire sociale indépassable.
Marine Siguier
CELSA
NOTES
1 Sainte-Beuve, “De la littérature industrielle”, La Revue des Deux Mondes, T. 19, 1839.
2 Honoré de Balzac, Monographies de la presse parisienne, Paris, Éditions Sillage, 2016 [1843]. Expression
reprise par Régis Debray, dans Le pouvoir intellectuel en France, Paris, Éditions Ramsay, 1979, p. 19.
3 s.v. “Best-seller”, dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala (dir.) Le dictionnaire du littéraire, Paris,
Presses universitaires de France, 2002.
4
Néologisme formé par la contraction du mot anglais book et du nom de marque YouTube. Précisons d’emblée
que nous utiliserons ici le terme “Booktubeur” au sens large, désignant de manière générale un Youtubeur qui
parle de ses lectures sur sa chaine. Cependant les critères d’appartenance et les frontières de l’univers
Booktube restent encore flous et sujets à définition. Ainsi, au sein de notre corpus, certains Youtubeurs (La
Brigade du Livre, Piiaf) considèrent eux-mêmes se situer en marge de cette sphère littéraire particulière.
5 Amélie Trébosc, “Booktube, une nouvelle façon de parler livre”, Monde du livre, 9 juillet 2015 ; dorénavant AT.
6 Étude de Véronique Kraemer, “Qui sont les abonnés des Booktubers ?”, Lecture Jeune, n° 158, été 2016, p. 11.
7 Ainsi, la Booktubeuse Margaud Liseuse cumule 3 993 286 vues sur sa chaine, toutes vidéos confondues
[consulté le 16 mai 2017]. Source : YouTube. URL : https://www.youtube.com/user/Corentyne23/about.
140
Marine Siguier Le best-seller sur Youtube
8 Pierre Bourdieu. “Le champ littéraire”, Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 89, septembre 1991, p.
85.
9 Ibid.
10 Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Éditions Raisons d’Agir, 1996, p. 28.
11 Le terme médiaculture est défini par Éric Macé comme “l’ensemble des rapports sociaux et des expériences
médiatisées par les représentations médiatiques et leurs usages”, dans Les imaginaires médiatiques. Pour une
sociologie postcritique des médias, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 12.
12 Statistiques publiées par YouTube, [consulté le 10 mai 2017]. URL: https://www.youtube.com/yt/press/
fr/statistics.html
13 En français : “contenu généré par les utilisateurs”.
14 Serge Proulx, José Luis Garcia, Lorna Heaton (dir.), “Introduction”, La contribution en ligne : pratiques
participatives à l’ère du capitalisme informationnel, Presses de l’Université du Québec, 2014, <Communi-
cation>, p. 3.
15 Margaud Liseuse, “Ces livres que je n’ai pas lus”, YouTube, 17 septembre 2015 ; dorénavant ML1. URL :
https://youtu.be/h7Mn66DVM-g.
16 FairyNeverland, “Ces livres que je n’ai toujours pas lus”, YouTube, 21 octobre 2015 ; dorénavant FN. URL :
https://www.youtube.com/watch?v=FhPCHqazZXA.
17 Les Lectures de Nine, “Ces livres que je n’ai toujours pas lu”, YouTube, 22 mars 2015 ; dorénavant LLN.
URL : https://youtu.be/vUI8GU-_sp4.
18 Voir par exemple les nombreuses vidéos autour de la thématique “Mon opinion sur les livres populaires”.
19 Le terme chaine désigne l’espace qui regroupe toutes les vidéos publiées sous un même profil (c’est-à-dire sous
une même identité virtuelle).
20 Yves Jeanneret, Emmanuel Souchier, "Pour une poétique de l’écrit d’écran", Xoana, n° 6, 1999.
21 Étienne Candel, Autoriser une pratique, légitimer une écriture, composer une culture : les conditions de
possibilité d’une écriture littéraire participative sur Internet, Thèse de doctorat en sciences de l’information et
de la communication, CELSA, 2007, p. 13.
22 Pierre Nora, “Le best-seller révèle les sensibilités latentes d’une société”, Bibliobs, 2 décembre 2009.
23 Louis Wiart, “Réseaux de lecteurs en ligne”, Lecture Jeune, été 2016, n° 158, p. 6.
24 Lylette Lacôte-Gabrysiak, “C’est un best-seller!”, Communication, Vol. 27/2, 2010.
25 Mathilde de Chalonge, “La littérature Young Adult, une quête qui transgresse les âges”, Actualitté, 6 janvier
2016.
26 Edistat, Service d’information et de statistiques pour l’édition. URL : http://www.edistat.com/palmares.php.
Ainsi pour la semaine du 20 au 26 mars 2017, 17 titres Young Adult figurent au palmarès.
27 Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire : misérabilisme et populisme en sociologie
et en littérature, Paris, Éditions du Seuil, 1989, <Points Essais>.
28 Jean-Louis Fabiani, Après la culture légitime. Objets, publics, autorités, Paris, Éditions L’Harmattan, 2007,
<Sociologie des arts>.
29 Bernard Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi. Paris, Éditions La
Découverte, 2004, <Textes à l’appui/ Laboratoire des sciences sociales>.
30 Ibid, p. 48.
31 Margaud Liseuse, “Vraie ou fausse littérature ?”, YouTube, 9 novembre 2015 ; dorénavant ML2. URL :
https://www.youtube.com/watch?v=saxfSU5mJHE.
32 Marieke Mille, “De l’écrit à l’image”, Lecture Jeune, n° 158, été 2016, p. 28.
33 Sonia de Leusse-Le Guillou, “#jeparledelivres”, Lecture Jeune, n°158, été 2016, p. 23 ; dorénavant SLG.
34 Margaud Liseuse, Piiaf, La Brigade du livre, Teddyboy, Les Zapos, La Lectrice Dyslexique.
35 Ainsi, Éric Naulleau n’hésitera pas à qualifier l’œuvre de Guillaume Musso d’ “indigeste salade littéraire
assaisonnée aux lieux communs” dans un article intitulé “Musso à la vinaigrette”, Paris Match, 3 juin 2012.
36 Source : Edistat, Service d’information et de statistiques pour l’édition. URL : http://www.edistat.com/livre_
tarifs. php?ean=9782266267724.
37 s.v. “Amateur”, Dictionnaire de l’Académie Française, huitième édition, version informatisée, 2000. URL :
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/generic/cherche.exe?11;s=2607024885; .
38 Interview de Margaud Liseuse et Audrey Le Souffle des mots par Sonia de Leusse-Le Guillou, “Animer une
chaine Booktube”, Lecture Jeune, n° 158, été 2016, p. 19.
141
Marine Siguier Le best-seller sur Youtube
39 Les Zapos, “L’instant présent de Guillaume Musso, la critique express !”, YouTube, 13 septembre 2015. URL :
https://youtu.be/zo3joGyycQw.
40 Lectrice Dyslexique, “Chronique L’instant présent de Guillaume Musso”, YouTube, 2 avril 2015 ; dorénavant
LD. URL : https://www.youtube.com/watch?v=EZXD0PnOEkU.
41 Philippe Breton, Le culte de l’Internet. Une menace pour le lien social ? Paris, La Découverte, 2000.
42 Yves Jeanneret, Penser la trivialité. Volume 1 : La vie triviale des êtres culturels, Paris, Éd. Hermès-Lavoisier,
2008, <Communication, médiation et construits sociaux>.
43 Étienne Candel, Autoriser une pratique, légitimer une écriture, composer une culture : les conditions de
possibilité d’une écriture littéraire participative sur Internet, Position de thèse de doctorat en sciences de
l’information et de la communication, CELSA, 2007, p. 5.
44 Piiaf, “L’Instant présent (Guillaume Musso) Fiche de lecture ep. 14”, YouTube, 4 mai 2015 . URL :
https://youtu.be/LWPl1nHoHdg
45 TeddyBoy RSA, “Écrire un best seller comme Guillaume Musso”, YouTube, 20 juin 2016 ; dorénavant TBR.
URL : https://youtu.be/_PNDxK0IWKo
46 TeddyBoy RSA, “Pitch TeddyBoy RSA”, YouTube, 12 juin 2016. URL : https://youtu.be/8BXPS9B4Ox0.
47 “Le vidéaste du mois #3 - Interview de La Brigade du Livre”, Le cri du Troll, 2015. URL :
http://www.cridutroll.fr/le-videaste-du-mois-3-la-brigade-du-livre/
48 La Brigade du livre, “GIPL #3 - GUILLAUME MUSSO - L’instant présent”, YouTube, 26 mai 2015. URL :
https://youtu.be/6PsN5S4fTbw
49 Jean Peytard, préface de “La médiacritique littéraire à la télévision”, Semen 5, 1993.
50 Métaphore du miroir et du creuset empruntée à Yves Chevalier, L’ “expert” à la télévision. Traditions électives
et légitimité médiatique, Paris, CNRS Éditions, 1999, p. 6.
142
L’influence des adaptations cinématographiques
sur les ventes de livres en France
Introduction
seller peut être liée simplement au nombre d’exemplaires vendus, nous avons déterminé
arbitrairement ici que sera considéré comme meilleure vente tout ouvrage qui se sera
vendu à plus de 200 000 exemplaires en une édition au cours d’une année civile. Lors
d’un précédent travail5, ce chiffre avait été ramené à 100 000 exemplaires, ce qui nous
avait permis de constater que la plupart des résultats ne variaient que marginalement en
augmentant ce taux à 200 000. En prenant en compte ce chiffre, notre échantillon
s’élève déjà à 671 références. Ainsi, les tableaux ci-dessous sont issus d’une base de
données recensant les best-sellers de 1984 à 2016. Pour constituer cette base de
données, avec laquelle nous avions, en partie, déjà travaillé6, nous nous sommes référées
à l’hebdomadaire Livres Hebdo7 qui constitue la seule source de données exhaustives
sur l’ensemble de la période choisie. Signalons toutefois l’un des plus importants biais
méthodologiques inhérents à cette base de données. Un même titre peut être présent de
nombreuses fois dans la base notamment parce qu’il peut être présent dans les listes des
meilleures ventes plusieurs années, mais aussi parce qu’il peut être comptabilisé dans
des éditions différentes (grand format et poche). Par exemple, le tome 1 de la saga
Harry Potter (Harry Potter à l’école des sorciers) est présent autant de fois qu’il s’est
vendu à plus de 200 000 exemplaires au cours d’une année. De ce fait, à chaque fois, il a
été précisé que ce livre a fait l’objet d’une adaptation8.
4 Dans un second temps, chaque titre a fait l’objet d’une recherche dans la base de
données des films du site Allociné9 permettant ainsi d’identifier les adaptations.
Un premier constat est à faire : sur 671 références littéraires recensées entre 1984 et
2016, 27 % ont fait l’objet d’une adaptation cinématographique.
Regardons ces chiffres de plus près en les classant par genres littéraires :
Tableau n°2 : Nombre d’adaptations par rapport au genre littéraire, de 1984 à 2016.
Sur la totalité des romans adultes, 29,1 %, donnent lieu à un film. Les “serials vendeurs”
comme Paul-Loup Sulitzer, Stephen King, Bernard Werber, Amélie Nothomb, Marc
Levy ou Guillaume Musso ne font pas l’objet de beaucoup d’adaptations cinématogra-
phiques. Quant à la littérature de genre, si la situation des romans policiers s’approche
144
Lylette Lacôte-Gabrysiak et Adeline Florimond L’influence des adaptations cinématographiques
de celle des autres romans adultes avec un taux d’adaptation de 28,4 %, les 6 occurren-
ces classées en Fantasy (qui correspondent aux trois tomes du Seigneur des anneaux
présents plus d’une année), leur présence dans la liste des ventes supérieures à 200 000
exemplaires est effectivement intimement liée à la sortie des films éponymes. Le taux est
beaucoup plus impressionnant pour la jeunesse : 81,1 %. Cela est logique car les
ouvrages adolescents qui atteignent les meilleures ventes sont ceux qui ont été adaptés
sur écrans. Notons toutefois que parmi ces derniers, beaucoup sont comptés plusieurs
fois car faisant partie d’une saga dont le succès n’est plus seulement à rapprocher de
l’œuvre écrite, mais de l’enchaînement des films et des livres (Harry Potter). En clair,
bien qu’ils soient moins nombreux, les romans jeunesse sont malgré tout largement
plébiscités par l’industrie cinématographique qui voit en eux une manne financière
considérable et une prise de risque moindre.
5 Pour comprendre cette particularité de l’adaptation des romans jeunesse (moins
nombreux, mais dont 80 % font l’objet d’une adaptation), il faut mettre en regard le
tableau précédent avec celui-ci :
Sur l’ensemble des adaptations recensées entre 1984 et 2016, 45,9 % viennent de romans
adultes contre 16,6 % de romans jeunesse. Parmi ceux-ci, il faut signaler l’existence
d’ouvrages sur Le bossu de Notre-Dame ou encore Hercule qui sont des produits dérivés
des dessins animés Disney sortis la même année. Plus récemment, La reine des neiges a
entraîné un nombre de ventes de livres-produits dérivés extrêmement impressionnant.
Néanmoins aucune vente n’a dépassé 200 000 exemplaires dans une édition pour une
année civile et ce, en raison de la multiplication des titres : en mai 2017, 355 titres
correspondent à La reine des neiges10, dont 25 sont encore à paraître.
Hormis en romans adultes et jeunesse, ce sont les BD qui sont souvent adaptées puisque
35,7 % d’entre elles ont fait l’objet d’une adaptation, ou plus précisément, sont incluses
dans des séries ayant fait l’objet d’adaptations. Dans ce cas précis, c’est sans conteste
l’œuvre littéraire qui est la source du succès cinématographique et non l’inverse. Cette
affirmation prend appui sur le succès que rencontrent ces séries avant même leur
adaptation. Qu’il s’agisse d’Astérix, Lucky Luke, Largo Winch ou encore de Titeuf,
chaque nouveau titre se vend très vite et très bien11.
6 Premièrement, pour 60,8 % des livres ayant donné lieu à une adaptation, celle-ci était
postérieure à la présence du livre dans les meilleures ventes. Ainsi, dans la plupart des
cas, ce n’est pas le film seul qui peut expliquer le succès du livre. C’est donc en raison du
succès du livre que l’adaptation a été décidée afin que le film profite de la notoriété du
livre. Par exemple le livre Et après… de Guillaume Musso qui paraît chez XO en grand
format en 2004, puis sort chez Pocket en 2005. 251 900 exemplaires sont vendus la
même année, 271 100 l’année suivante. Le film sort en salles en 2007 et le livre continue
à être placé dans les meilleures ventes avec 242 500 exemplaires de plus12. Il faut dire
que Guillaume Musso est un des rares auteurs français générateur systématique de best-
sellers. Ici, l’élément attractif est d’abord à chercher du côté de l’écrivain.
7 Le cas inverse peut également se produire (deuxième cas de figure) : le livre a bien été
adapté, mais plusieurs années avant qu’il ne vienne se placer dans la liste des meilleures
ventes. Cela correspond à 10,5 % des livres ayant fait l’objet d’une adaptation. Ces cas
sont donc assez rares. La plupart du temps, le passage du livre dans les meilleures
ventes ne s’explique pas par le succès du film, mais par la sortie d’un nouveau tome
d’une série ou par une réédition (Blake et Mortimer ou Lucky Luke par exemple).
8 Dans ces deux premiers cas de figure, ce n’est donc pas le fait d’être adapté qui permet
au livre de passer best-seller. En revanche, nous pouvons dire que la présence du livre
dans les meilleures ventes découle sans doute de la sortie du film quand il y a une
coïncidence de période (si le livre est classé parmi les meilleures ventes l’année de sortie
de son adaptation ou l’année n+1). C’est le cas pour 28,7 % des livres adaptés13. Cela
peut sembler marginal, or le fait qu’un ouvrage atteigne ce niveau de vente (plus de
200 000 exemplaires) en un temps aussi court grâce à son adaptation reste remar-
quable. C’est par exemple le cas pour des livres comme Un long dimanche de fiançailles
de Sébastien Japrisot sorti en 1991 et vendu à plus de 200 000 exemplaires en 2004
(année de sortie du film). Ou encore La jeune fille à la perle de Tracy Chevalier. La
première édition date de 2001 ; le livre paraît chez Folio en 2002 et atteint les meilleures
ventes en 2004 (278 700 exemplaires), année de sortie du film. Cela permet même à des
ouvrages plus anciens de redevenir des best-sellers à l’image de La ferme africaine de
Karen Blixen paru en 1946 (meilleures ventes en 1986, année de sortie du film Out of
Africa). C’est encore plus éclairant pour Les liaisons dangereuses de Choderlos de
Laclos, paru en 1782, réédité en 1989 chez Folio, vendu dans cette édition à 203 000
exemplaires en 1989 (année de sortie du film).
9 Les logiques d’influence entre les deux industries culturelles sont parfois encore plus
complexes. Prenons plusieurs exemples. Premièrement, Le silence des agneaux dont
l’édition en grand format date de 1990. Le livre n’atteindra les meilleures ventes que
deux ans après, non pas au moment de son adaptation sur grand écran (1990), mais
l’année où le livre sort en poche (1992) ; la notoriété du film était établie, la réédition du
poche en a donc directement bénéficié. Ici, l’investissement de l’éditeur est primordial.
En effet, pour bénéficier de la notoriété du film, il est préférable que paraisse en même
temps une réédition des titres originaux, si possible avec une photographie du film en
première de couverture, voire avec la mention “le roman dont s’est inspiré le film NNN”.
À cela s’ajoute l’assurance d’une mise en place de choix en librairie. Nous avons pu con-
stater les efforts réels des éditeurs pour tirer profit des succès du film soit en proposant
des rééditions aux couleurs du film, soit en éditant des livres tirés du film. Depuis une
dizaine d’années, il y a une forme de professionnalisation de la promotion du livre par le
film et inversement. On note un développement d’opérations de cross-marketing entre
maison d’édition et société de production14. Les industries culturelles font face à un
146
Lylette Lacôte-Gabrysiak et Adeline Florimond L’influence des adaptations cinématographiques
environnement de plus en plus concurrentiel si bien que l’ensemble des acteurs est
associé aux actions de marketing : auteur, distributeur du livre, libraire, distributeur du
film. Les libraires utilisent les affiches du film et organisent des animations en parallèle
des sorties cinéma. Les éditeurs organisent des jeux-concours, impriment des bandeaux
et des marque-pages à l’effigie du film. Le Livre de poche a créé une newsletter spéciale-
ment dédiée aux adaptations et certains libraires tel Decitre mettent les livres adaptés en
avant sur leur site15.
10 Deuxième exemple illustrant la complexité des jeux d’influence : Le seigneur des an-
neaux, l’œuvre de J.R.R. Tolkien qui est un roman ancien en trois tomes (1954-1955),
mais qui continuait à se vendre et qui bénéficie d’une large notoriété mondiale. Celle-ci a
profité aux trois films qui ont suivi. Les films ayant eux-mêmes rencontré un très grand
succès, cela a propulsé non seulement le premier tome réédité dans les meilleures
ventes, mais aussi les deux suivants dès la sortie du premier opus cinématographique.
C’est la même logique pour toutes les séries et les cas sont nombreux, car rentables
(Harry Potter, Fifty shades of Grey, Twilight, etc.). Quand le public assiste à l’adapta-
tion du premier tome de la série, c’est l’ensemble des tomes qui accèdent aux meilleures
ventes. Parfois, l’appel d’air est encore plus fort comme ce fut le cas avec Nos étoiles
contraires de John Green (2012). En 2014, l’année de sortie du film, un autre de ses
livres, La face cachée de Margot (2008), est également passé dans les meilleures
ventes16, alors même qu’il ne s’agit pas d’une suite.
11 Dans d’autres cas, il est difficile d’établir un lien direct et les règles du jeu demeurent
hypothétiques. Prenons l’exemple de la série de BD Largo Winch. Les BD ont du succès
et sont présentes dans les meilleures ventes. Puis, un film en est tiré, ce qui permet de
bénéficier d’un public déjà constitué par les fans de la BD, mais aussi d’attirer un public
qui, jusque-là, ne lisait pas la série.
12 La complexité atteint son paroxysme lorsque sont créés des “univers transmédiati-
ques”17. Il s’agit de marques culturelles, de licences déclinées sous différentes formes :
livres ou BD, films, jeux vidéo, dessins animés, séries, réalisées aussi bien par des
professionnels que par des amateurs18. L’univers s’étend aussi à de nombreux produits
dérivés : jouets, vêtements, parcs d’attraction, etc. Sur l’ensemble des livres présents
dans les meilleures ventes et ayant fait l’objet d’une adaptation, 49,2 % s’inscrivent ainsi
dans ce type d’univers.
13 Ici, c’est l’ensemble de l’univers qui entretient le succès. On peut néanmoins, le plus
souvent, situer l’origine dudit succès : ce sont les bandes dessinées Astérix et Obélix qui
sont à l’origine du succès, les films et autres produits dérivés en tirant profit. Dans le cas
d’Harry Potter, bien que les romans se présentent dès le départ comme des best-sellers,
les films ont alimenté la popularité. Le fait que films et livres aient paru entrelacés n’a
fait que renforcer le phénomène, au point de parler de “pottermania”. Phénomène
toujours en cours d’ailleurs puisque la pièce de théâtre Harry Potter et l’enfant maudit a
connu un énorme retentissement. Témoin du phénomène de “relivrisation”19, le texte de
la pièce paru chez Gallimard en 2016 s’est vendu cette même année à plus de 851 800
exemplaires. La porosité entre les deux industries culturelles va même au-delà des
aventures d’Harry et de ses compagnons puisque Les contes de Beedle le Barde ont
également gagné la liste des meilleures ventes. Sans trop de risques, nous pouvons
penser que les ouvrages rattachés à la nouvelle série de films des Animaux fantastiques
vont, eux aussi, rejoindre les listes des best-sellers.
147
Lylette Lacôte-Gabrysiak et Adeline Florimond L’influence des adaptations cinématographiques
14 Dans le cas d’ouvrages dont la sortie est très antérieure à la sortie du film comme
d’ailleurs dans le cas d’ouvrages beaucoup plus récents, l’édition qui se place dans les
meilleures ventes est, généralement, une réédition. Les éditeurs profitent de la publicité
faite autour du film pour ressortir une édition du livre souvent avec une première de
couverture reprenant les images du film.
15 Enfin, même si l’éditeur s’implique, les choses ne sont pas toujours automatiques, car il
faut tempérer les ventes du livre en fonction de la qualité du succès du film comme l’ont
bien compris les professionnels. “C’est toujours une opportunité pour un éditeur qu’un
livre soit adapté au cinéma, même si on est ensuite totalement dépendant des scores du
film à l’affiche” déclare Frédérique Polet, directrice éditoriale domaine étranger aux
Presses de la Cité : “Pour le tirage, Manuel Soufflard, chargé du marketing et de la
communication au Livre de poche, envisage trois options : moins de 8 000 exemplaires
pour les titres sur lesquels on ignore l’impact éventuel du film, moins de 12 000 pour
ceux dont on estime le potentiel dépendant du succès en salles, et des tirages plus
massifs pour les films événements”20. Si le film n’a pas de succès ou que sa qualité ne
soit pas au rendez-vous, l’impact restera limité, à l’image de certains best-sellers dont les
adaptations n’ont attiré que peu de monde en salle (Lou, Le vieux qui ne voulait pas
fêter son anniversaire par exemple21). Dans ce cas, il n’y a aucun impact sur les ventes
du livre.
16 En conclusion de cette première partie, nous pouvons dire que si la plupart des best-
sellers ne le deviennent pas suite à leur adaptation, cette dernière peut conduire des titres
de livre vers des sommets de vente si, tout au moins, le film rencontre suffisamment de
succès. Partir des adaptations cinématographiques afin d’interroger la systématicité de
cette constatation semble donc la suite logique de ce travail.
17 Précédemment, nous avons pu mesurer l’impact d’une adaptation sur les ventes de
livres. Peut-on en déduire pour autant que si le film adapté se place au box-office, le
livre sera alors présent dans les meilleures ventes ? Y a-t-il des adaptations qui sont de
très grands succès sans, pour autant, faire vendre les livres dont elles sont issues ? À
n’étudier que les listes des meilleures ventes de livres, il était possible que l’existence
d’adaptations à gros succès sans impact sur leur livre source reste invisible à nos yeux.
Afin de nous en assurer, nous avons donc constitué une autre base de données recensant
les grands succès au cinéma. Pour ce faire, nous avons repris une liste du CNC (Centre
National du Cinéma et de l’image animée)22 dont nous avons extrait les 238 films ayant
enregistré plus de 2 millions d’entrées en France au cours d’une année civile entre 2004
et 2015. Puis, nous avons complété cette liste en recherchant d’abord l’origine du film
(scénario original ou adaptation) en utilisant notamment la base de données Electre23 et
le site Allociné24. Dans cette seconde base, c’est le succès des films (plus de 2 millions
d’entrées) qui détermine, là encore arbitrairement25, le corpus. L’utilisation de la base de
données Electre permet alors, quand le livre source a été identifié, de vérifier la présence
de celui-ci dans les meilleures ventes26, y compris avec des chiffres de ventes nettement
inférieurs aux 200 000 exemplaires retenus comme critère de “best-sellerisation” dans
la base livre 27 . Nous avons également jugé utile de faire figurer dans cette base
l’existence de livres tirés du film si ceux-ci atteignaient les meilleures ventes. Ce cas de
figure est courant pour des films ayant fait l’objet d’un tel succès surtout si celui-ci est
148
Lylette Lacôte-Gabrysiak et Adeline Florimond L’influence des adaptations cinématographiques
Sur les 238 films sélectionnés, on constate que 71 seulement (soit 29,8 %) sont issus de
scénarios originaux. 82 films recensés sont des suites, dont 29 des suites de films nés
d’un scénario original et 53 des suites de films qui étaient eux-mêmes des adaptations.
149
Lylette Lacôte-Gabrysiak et Adeline Florimond L’influence des adaptations cinématographiques
Sont également placés dans cette catégorie (suite d’adaptation) les films qui sont des
adaptations d’un tome (hormis le 1) d’une série de livres (par exemple Harry Potter et la
coupe de feu, adaptation du tome 4 de la saga Harry Potter).
Si l’on regarde l’évolution de cette donnée sur la période étudiée, on peut voir que le
nombre d’adaptations au cinéma évolue peu. En revanche, ce qui est frappant c’est
l’augmentation du nombre de suites comme le montre le tableau suivant :
Tableau n°7 : Source des adaptations pour les adaptations originales et les suites
150
Lylette Lacôte-Gabrysiak et Adeline Florimond L’influence des adaptations cinématographiques
151
Lylette Lacôte-Gabrysiak et Adeline Florimond L’influence des adaptations cinématographiques
tableau, elle est également éclairante : sur 93 films ayant un scénario original (“non
réponse” dans la source de l’adaptation) ou des suites de ces films, 14 ont généré des
meilleures ventes donc des ventes de livres dérivés du film. Parmi eux, on relève
notamment des novellisations 31 comme les dessins animés ou les bandes dessinées
tirées de Bienvenue chez les Ch’tis, Rien à déclarer (Dany Boon), de Taxi 4 mais aussi
d’ouvrages faisant suite à deux épisodes de Star Wars.
Entrons maintenant dans le détail de ce tableau et procédons par genres. Précisons
d’abord que ces films sont très souvent des blockbusters hollywoodiens. Les films
français recensés sont, quant à eux, essentiellement des comédies. Concernant les adap-
tations tirées de livres jeunesse, sur 37 films, 2 seulement n’ont pas entraîné leur livre
original dans les meilleures ventes (Frère des ours et Les cinq légendes). Dans tous les
autres cas, les liens de cause à effet demeurent, mais sont moins évidents et répondent à
une logique propre. Tentons d’en identifier quelques-unes. Soit il s’agit de cas précis où
il y a bien des meilleures ventes réalisées sur la saga, mais pas forcément la même
année, ni même sur le tome dont est issu le film. C’est le cas pour Twilight par exemple
dont les tomes ont pu occuper les meilleures ventes les années suivantes. Soit les ventes
de livres ont précédé le film (la série des Arthur et les Minimoys de Luc Besson). Soit le
nombre de notices correspondant à la saga (éditions, rééditions, compilations, poches,
etc.) ont pu étaler les ventes (c’est le cas pour un des épisodes de Narnia). Soit, encore,
le livre original s’est vendu pour un des films, mais plus pour les suivants à l’image de
Shrek et – dans une moindre mesure – Le chat potté qui en est un spin-off. Quel que
soit le cas de figure, cela n’empêche pas que des livres tirés des films aient existé et se
soient vendus.
26 Nul doute que la jeunesse est le principal pourvoyeur des bonnes ventes de livres à la
suite de la sortie d’un film. Cela va même au-delà. En effet, il est possible qu’un film qui
est une adaptation permette à une novellisation d’accéder aux meilleures ventes alors
que cela n’est pas le cas pour l’œuvre littéraire originelle. Par exemple, deux adaptations
de comics (Avengers. L’ère d’Ultron et Les gardiens de la galaxie) ont permis aux
romans issus du film et publiés dans La Bibliothèque verte d’accéder aux meilleures
ventes, alors que cela n’a pas été le cas pour les comics d’origine. Enfin, le film Twilight
a permis l’entrée dans les meilleures ventes du calendrier du film, lui-même recensé
dans Electre. Notons, à cette occasion, que la répartition selon les genres est parfois
complexe, notamment entre la jeunesse et le roman adulte. Le roman de Roy Lewis
Pourquoi j’ai mangé mon père est bien présent dans les listes de meilleures ventes en
2015 : année de sortie du film Pourquoi j’ai (pas) mangé mon père. Cependant, cette
année-là, le livre de la Bibliothèque rose qui est une adaptation du film (même titre,
illustration de la première de couverture) s’y trouve aussi.
27 Concernant les romans adultes, si 25 films en sont issus, 16 de ces romans seulement
figurent dans les meilleures ventes. Nous touchons ici à la principale raison qui nous a
conduites à bâtir cette base de données spécifique : voir dans quels cas une adaptation
ne fait pas vendre. En examinant au cas par cas les films en question, les explications à
ce phénomène sont finalement simples. Il arrive que le livre ne soit pas disponible à la
vente en France. C’est le cas par exemple de La nuit au musée32. Le film peut également
s’inspirer de plusieurs ouvrages à l’image de I, Robot basé sur plusieurs romans d’Isaac
Asimov reprenant le thème des robots. Dans ce cas précis, la pluralité des sources
littéraires rend compliquée la mise en corrélation. Parfois, il s’agit d’adaptations de
romans anciens, voire très anciens comme l’Iliade et l’Odyssée d’Homère sources du
film Troie ; il n’y a pas eu d’éditions spécifiques lors de la sortie du film. Moins anciens
152
Lylette Lacôte-Gabrysiak et Adeline Florimond L’influence des adaptations cinématographiques
153
Lylette Lacôte-Gabrysiak et Adeline Florimond L’influence des adaptations cinématographiques
ventes. Ce constat entre en corrélation avec les résultats de la dernière enquête nationale
sur les pratiques culturelles des Français réalisée par Olivier Donnat où l’on voit
clairement que le théâtre est l’un des genres littéraires les moins lus33 . Il faut la
puissance d’une série telle que Harry Potter pour mener le texte d’une pièce de théâtre
au sommet des meilleures ventes.
32 Ainsi donc, cette incursion dans le domaine cinématographique nous a permis de
constater que c’est en littérature jeunesse que le passage du film vers les best-sellers est
le plus automatique, qu’il s’agisse des sagas adolescentes (Harry Potter, Twilight,
Hunger Games, Divergente) ou des dessins animés. Dans ce dernier cas, la novellisation
est d’ailleurs massive, générant des livres qui se vendent vraiment très bien auprès du
jeune public.
Conclusion
154
Lylette Lacôte-Gabrysiak et Adeline Florimond L’influence des adaptations cinématographiques
même s’il ne s’agit pas de livres tirés du film mais bien de l’origine du succès, il est pris
dans un vaste marché multimédiatique. Précisons que dans cette arène transmédiatique,
le cinéma possède davantage de moyens que l’édition, d’autant plus quand il s’agit de
studios hollywoodiens. Si un film français tiré d’un best-seller français peut espérer
bénéficier du succès antérieur du livre pour inciter les gens à venir voir le film et
permettre au livre source de connaître à nouveau le succès, cela est difficilement
comparable aux actions de promotion à échelle mondiale menées pour Batman ou
Harry Potter. Si l’on s’en tient à l’étude des meilleures ventes, il est d’ailleurs utile de
noter ici qu’au-delà des livres sources qui restent de grands succès, ce sont beaucoup
d’ouvrages dérivés qui se vendent profitant alors pleinement du succès du film.
NOTES
1 Voir: André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Éd. Du Cerf, 1952 ; François Truffaut, “Une certaine tendance du
cinéma français”, in Cahiers du cinéma, no 31, 1954.
La quête de la “compatibilité” entre œuvre écrite et œuvre audiovisuelle est telle qu’il existe un tumblr
permettant de découvrir le “vrai” visage des personnages de roman, url : http://www.livreshebdo.fr/article/un-
tumblr-pour-decouvrir-le-vrai-visage-des-personnages-de-roman (consulté le 12/05/17).
2 Voir Christine Détrez, “Vues à la télé : Cosette, Nana, Juliette et les autres...”, Réseaux, n° 117, p. 133-152 ; idem,
“Les légitimités culturelles en question : l'exemple des adaptations d’œuvres littéraires et leur réception par les
adolescents”, dans Sylvie Girel, Sociologie des arts et de la culture : un état de la recherche, Paris, L’Harmattan,
2006, p. 133-150 ; idem, “Nous sommes tous des Roméo et des Juliette... : La réception d'adaptations d’œuvres
littéraires”, dans Isabelle Charpentier, Comment sont reçues les œuvres : Actualités des recherches en
sociologie de la réception et des publics, Paris, Créaphis, 2006, p. 77-90 ; Maëliss Bessagnet, La médiation
réciproque de la littérature et du cinéma : l’influence de l’adaptation cinématographique d’une œuvre
littéraire sur la réception du livre et du film par les jeunes [Mémoire, 2013], url : http://dumas.
ccsd.cnrs.fr/dumas-00880244/document ; Milène Tourand, Pratiques culturelles des adolescents lycéens :
liens entre la consommation d'adaptations cinématographiques et celle de livres [Mémoire, 2016], url:
http://dante.univ-tlse2.fr/1094/
Sur le sujet, voir aussi les articles : “Adapter les livres en films : le cinéma amène-t-il à la lecture ?”, url :
https://www.actualitte.com/article/monde-edition/adapter-les-livres-en-films-le-cinema-amene-t-il-a-la-
lecture/69883, consulté le 27/02/17 ; Laurence Le Fur, “Le cinéma pousse les jeunes à lire”, Le Parisien.fr, 26
octobre 2015.
3 Voir Hélène Laurichesse, Quel marketing pour le cinéma ?, Paris, CNRS Éd., 2006, <Cinéma & Audiovisuel> ;
Jean-François Camilleri, Le marketing au cinéma, Paris, Éd. Dixit, 2007.
4 Ici, nous nous intéressons à l’industrie du cinéma et à celle du livre, mais l’industrie télévisuelle est, elle aussi,
concernée par le phénomène des adaptations littéraires. Il suffit de regarder le succès rencontré par la série
Chez Maupassant, sur France 2. Pour aller plus loin sur ce sujet, voir Sabine Chalvon-Demersay, “Le deuxième
souffle des adaptations”, L’Homme 175-176, 2005.
5 Lylette Lacôte-Gabrysiak, “ ‘C’est un best-seller !’ ”, Communication, vol. 27/2, 2010, p. 187-216.
6 Cette base de données consacrée aux best-sellers a été réalisée sur une période allant de 1984 à 2004. Pour le
présent article, nous l’avons enrichie jusqu’en 2016. La base est présentée et commentée dans l’article de Lylette
Lacôte-Gabrysiak : “1984-2016 : 32 ans de best-sellers en France” dans ce même numéro de FIXXION.
7 http://www.livreshebdo.fr/meilleures-ventes.
8 Précisons également que cette base ayant été constituée, en partie, en 2005 et n’ayant pas pu être totalement
révisée, des adaptations de best-sellers présents dans la liste des meilleures ventes entre 1984 et 2005 ont pu
faire l’objet d’adaptations après cette date.
9 http://www.allocine.fr
10 Pour arriver à ce chiffre colossal, nous avons effectué une recherche dans Electre en croisant les critères de
recherche suivants : La Reine des Neiges pour renseigner le titre et Disney pour le champ “auteur”.
11 Les adaptations cinématographiques et/ou les séries télévisées tirées de ces BD participent sans doute de leur
succès en librairie, mais n’en sont pas directement la source.
12 On retrouve le même scénario pour Da Vinci Code de Dan Brown ou encore les sagas 50 nuances de Grey et
Millenium. Ici, les producteurs ont capitalisé sur le succès antérieur des livres.
13 Cela représente 52 livres sur les 181 ayant fait l’objet d’une adaptation. Si nous comparons avec l’ensemble des
livres présents dans les meilleures ventes on atteint 7,7 % (52 titres sur les 671 titres recensés).
155
Lylette Lacôte-Gabrysiak et Adeline Florimond L’influence des adaptations cinématographiques
14 De telles stratégies de promotion touchent l’ensemble des industries culturelles. Voir à ce sujet : Philippe
Bouquillion, Les industries de la culture et de la communication. Les stratégies du capitalisme, Grenoble, PUG,
2008 ; Philippe Bouquillion et Yolande Combès, Les industries de la culture et de la communication en
mutation, Paris, L’Harmattan, 2007 ; Alain Busson et Yves Évrard, Les industries culturelles et créatives.
Économie et stratégie, Vuibert, 2013. Plus largement, le lecteur pourra se référer aux travaux fondateurs
d’Henry Jenkins sur les logiques transmédiatiques (voir note 17).
15 Ajoutons que les points de rencontre entre producteurs audiovisuels et éditeurs se multiplient également. Par
exemple au salon du livre de Paris, depuis 2008, un marché des droits audiovisuels est mis en place. De même
des speed dating sont organisés entre sociétés de production enregistrées et éditeurs. Inversement, le monde du
livre s’invite également dans le monde du cinéma. Preuve en est la présence de 8 maisons d'édition françaises
au Festival de Cannes afin de vendre les droits de leurs livres pour le grand écran en 2015.
16 Pour ce titre, les ventes n’ont pas atteint les 200 000 exemplaires mais il se place néanmoins assez haut sur la
liste annuelle des meilleures ventes en jeunesse.
17 Henry Jenkins, La culture de la convergence. Des médias au transmédia, trad. de l’anglais par C. Jaquet, Paris,
A. Colin/Ina Éd., 2013 [2006].
18 Sur la capacité de coproduction des amateurs, mais aussi des fans, voir notamment les travaux de Mélanie
Bourdaa : “La promotion par les créations des fans. Une réappropriation du travail des fans par les produc-
teurs”, Raisons politiques, n° 62, 2016, p. 101-113 ; “Les fans de Hunger Games : de la fiction à l’engagement”,
InaGlobal, 2015. Disponible en ligne : http://www.inaglobal.fr/cinema/article/les-fans-de-hunger-games-de-
la-fiction-lengagement-8191?tq=3.
19 Bertrand Ferrier, Tout n’est pas littérature! La littérarité à l’épreuve des romans pour la jeunesse, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2009. Voir aussi : Bertrand Ferrier, Les livres pour la jeunesse. Entre édition
et littérature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.
20 Livres Hebdo, n° 1084, p.17.
21 Bien que la série de bandes dessinées Lou! se vende bien (le 6e tome paru en novembre 2012 s’est placé à la 4e
place des meilleures ventes de bandes dessinées avec 120 500 exemplaires vendus en deux mois), le film sorti
en 2014 n’a pas rencontré son public alors qu’il a été réalisé par l’auteure elle-même. D’ailleurs, l’éditeur avait
voulu anticiper le succès en sortant deux “albums du film” qui ne se sont pas très bien vendus.
22 http://www.cnc.fr/web/fr/statistiques/-/ressources/5399766;jsessionid=56241431BF42419C120D56DDCD935954.liferay
23 Electre. La base de données des livres disponibles, url : www.electre.com (consulté le 21 mai 2017).
24 http://www.allocine.fr.
25 Ce chiffre conduit à plus de 200 films. Étant donné le temps de recherche nécessaire pour chacun d’entre eux, il
nous était difficile de choisir un nombre d’entrées moins important.
26 Dans les meilleures ventes l’année de sortie du film et/ou de l’année n+1 pour les films sortis en fin d’année.
27 Pour qu’Electre signale la présence d’un livre dans les meilleures ventes de Livres Hebdo, il suffit que celui-ci y
ait été classé dans le cadre du classement hebdomadaire. Nos deux bases de données sont donc constituées
selon des logiques différentes et la notion de “meilleures ventes” ne recouvre pas la même réalité dans les deux
cas : dans la base des best-sellers rien n’est dit sur le succès ou l’insuccès du film. À l’inverse, dans la base des
films, il suffit qu’un livre ait été classé dans la liste hebdomadaire des meilleures ventes de Livres Hebdo pour
que cette “meilleure vente” soit signalée. Un travail ultérieur permettra sans doute d’aller plus loin et d’affiner
ces deux bases mais le fait de devoir les constituer à la main et l’importance du travail qui en découle explique
leur actuelle incomplétude.
28 L’année au cours de laquelle l'ouvrage a été classé dans les meilleures ventes.
29 Sur la question des sagas, voir la construction d’un univers de référence transmédiatique (§12 et la note 17).
30 Le symbole “Ø” représente les cas pour lesquels la base de données n’a pas fourni de réponse.
31 Jan Baetens, La novellisation. Du film au roman, Les Impressions nouvelles, 2008.
32 The Night at the Museum de Milan Trenc (2006) paru aux éditions Barrons Educational Series.
33 Olivier Donnat, Les pratiques culturelles des français à l’ère numérique, enquête 2008, Paris, La Découverte/
Ministère de la culture et de la communication, 2009. Dans cette enquête, le genre théâtral ne fait pas l’objet
d’une catégorie à part. Il figure, parmi d’autres, dans la catégorie “autres”, preuve qu’il n’est pas un genre
plébiscité par le grand public.
34 Antoine Oury, “40 % des grands succès sont des adaptations” Actualitté, 24.04.2014, url: https://www.actua
litte.com/article/culture-arts-lettres/les-oeuvres-francaises-representent-30-des-adaptations-au-cinema-en-
2013/48476, (consulté le 21 mai 2017). Précisons que cette étude ne concerne que le cinéma français.
35 Avec comme signature “trouver l’histoire de son prochain film”, la plateforme http://www.bs2bo.com, “Best-
seller to Box-office” est utilisée en français, anglais, italien, allemand et espagnol par plus de 300 éditeurs et
800 professionnels de l'audiovisuel dans le monde.
36 Comme l’explique Jan Baetens (La novellisation, op. cit.), cette indistinction entre produit originel et produits
dérivés touche très souvent les novellisations.
156
Paroles de vendeur : Joël Dicker
Introduction
4 Les plus surprenants des best-sellers, remarque Eva Illouz, émanent d’auteurs quasi
inconnus et accèdent rapidement “à des succès que même le programme informatique le
plus ingénieux ne saurait pronostiquer”3. En 2005, une nouvelle de Joël Dicker, “Le
Tigre”, obtient le Prix international des jeunes auteurs (PIJA) et paraît à cette occasion
dans une petite maison suisse, L’Hèbe. Le jeune écrivain, juriste de formation, fils d’un
enseignant et d’une libraire, confie plus tard à la presse avoir écrit quatre romans
refusés avant son premier opus Les derniers jours de nos pères, paru en co-édition
franco-suisse au printemps 2012 (Prix des écrivains genevois 2010 sur manuscrit). Suit
à l’automne de la même année La vérité sur l’affaire Harry Quebert, dans une même
co-édition et avec le retentissement que l’on sait : Prix Goncourt des Lycéens, Grand
Prix du roman de l’Académie française, le roman fait partie de la dernière sélection du
Prix Goncourt 2012. En septembre 2015 paraît un troisième roman, Le livre des Balti-
more, mais la coédition franco-suisse a cédé le pas au seul éditeur parisien (De Fallois)4.
Critiques ou enthousiastes, les journalistes ont largement feuilletonnisé cet événement
au long cours :
Alors qu’au printemps dernier [Bernard de Fallois] s’apprêtait, dit-il, à prendre le large,
Joël Dicker, un jeune écrivain suisse dont il venait de coéditer le premier roman (Les
derniers jours de nos pères) en mémoire de son ami Vladimir Dimitrijevic, le directeur de
la maison lausannoise L’Âge d’homme tout juste décédé, Joël Dicker, donc, lui apporte le
manuscrit de son deuxième roman.
Un ouvrage de poids, 670 pages au bas mot. Bernard de Fallois le lit d’une traite, puis,
enthousiaste, stoppe tout : il résilie son bail, annule ses vacances... et envoie ledit manus-
crit à quelques personnages influents, Marc Fumaroli, Dominique Schnapper... Il n’y a pas
d’âge pour faire le buzz.
Un coup de maître ! Avant même que La vérité sur l’affaire Harry Quebert, le roman en
question, ne sorte en librairie, il figure dans la première liste du jury Goncourt, publiée le 4
septembre ! En lieu et place d’Olivier Adam ou encore de Philippe Djian ! Stupéfaction !
Seuls les rares lecteurs des Derniers jours de nos pères, création autour de l’armée secrète
de Churchill, ont entendu parler de ce Genevois de 27 ans à la gueule d’ange. Les autres,
pour en savoir plus sur ce diplômé de droit qui, adolescent, passa toutes ses vacances d’été
aux États-Unis, liront son roman “américain”.5
Mais la loi des prix est parfois impénétrable. Un parfait outsider, tel le Suisse Joël Dicker
avec son insipide ersatz de polar américain, La vérité sur l’affaire Harry Quebert, peut
ainsi rafler le Grand Prix du roman de l’Académie française et se retrouver en lice pour le
Goncourt.6
5 Nombreux sont les articles qui saluent le succès international d’un “roman français”,
selon le mot de Marc Fumaroli, et s’empressent ainsi d’oublier la nationalité de l’auteur
et la co-édition avec la Suisse. Ce concert mis à part, les critiques les plus récurrentes du
roman mobilisent un argument commun : le succès de La vérité sur l’affaire Harry
Quebert, tiendrait moins à la qualité littéraire de l’ouvrage (dont le titre évoque discrète-
ment une variante adulte d’Harry Potter) qu’à l’assimilation locale des techniques du
roman américain, habileté des dialogues en moins. Les Inrocks évoquent ainsi un
“insipide ersatz de polar américain”. Dans ce dossier de réception, une double dépen-
dance est donc lisible : celle d’un auteur suisse à l’égard de l’édition parisienne et celle
d’un romancier francophone à l’égard des modèles anglo-saxons.
6 Ce succès soudain a partie liée avec un circuit littéraire transnational dont l’accès passe
par les éditeurs et prix parisiens, puis par les traductions (Foire de Francfort) et la
presse internationale. Les journalistes ne se privent d’ailleurs pas de décrire le rôle de
l’éditeur et les réseaux d’influence par lesquels, avant même sa parution en librairie, le
roman accède à la première liste du jury Goncourt. On le devine dans les propos
indigènes, l’accès au statut de best-seller dépend d’une série de facteurs complexes dont
le suffrage d’un large public n’est pas forcément le premier ni le plus décisif. Encore
faut-il les conditions structurelles pour de tels événements éditoriaux. J’y reviendrai.
7 Quel discours le jeune écrivain tient-il sur les mécanismes du succès, sur les dépen-
dances qu’ils rendent visibles et sur sa conception du métier ? Examinons d’abord le
reportage qu’un magazine économique suisse consacre aux ventes du roman.
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Jérôme Meizoz Paroles de vendeur : Joël Dicker
9 Comment Joël Dicker argumente-t-il ? Quel ethos arbore-t-il dans ce magazine écono-
mique d’orientation libérale ? L’écrivain reconnaît qu’après l’énorme succès de son
roman, son “statut” et son emploi du temps ont changé. Il accepte volontiers la part de
“promo” à réaliser, avec les signatures, déplacements, etc., et parvient à mettre à profit
les moindres espaces ou moments pour écrire (“même sur un quart d’heure”). S’il
envisage son activité en termes de métier, elle ne renvoie plus à l’imagerie du bureau, de
la machine à écrire et de la cigarette, mais à diverses activités de représentation dans
l’interstice desquelles le geste d’écrire se fraye une place quasi secondaire. La périodicité
du métier est dominée par les “49 semaines” où le roman appartient à la liste des quinze
best-sellers. La sortie de cette liste induit un retour au temps disponible pour écrire. Ce
n’est pas l’écriture qui règle l’agenda, mais l’inverse. Précession, donc, de la temporalité
économique sur celle de la création. En d’autres termes, l’auteur se résout à créer avec et
pour le marché, au sein des opportunités proposées par celui-ci. Régime professionnel
de l’activité littéraire courant parmi les auteurs qui, depuis le XIXe siècle, ont prêté leur
plume à des campagnes publicitaires. Voilà donc Dicker à l’opposé du régime vocation-
nel (romantique, notamment) qui affirme la nécessité intime et impérieuse d’écrire,
surgie au sein de la méditation solitaire.
10 Dans un tel écosystème, l’écrivain ne se formalise pas que Bilan le considère comme une
“marque” et revendique même ce statut7. Les processus économiques du livre ne sont
pas occultés mais décrits de manière a-critique comme un environnement naturel. Joël
Dicker se montre en effet très informé et actif quant à la promotion de son roman,
notamment pour les traductions et adaptations au cinéma (Pour le marché Canada-
USA, on est en train de voir ce qui va se passer). Impliqué et soucieux, il évoque la
phase de commercialisation dans le langage du marketing. Une telle aisance et une telle
préoccupation à l’égard du produit économique de la création n’a d’autre exemple, de
nos jours, que parmi les “stars de l’art contemporain”, comme les nomme Alain Quemin8.
En effet, le paradigme contemporain inverse le rapport traditionnellement désintéressé
du créateur moderne à l’argent et, pour se différencier du modèle de l’artiste vocation-
nel, joue la provocation dans ce domaine. Nathalie Heinich donne ainsi l’exemple
d’Andy Warhol, et actuellement ceux de Damien Hirst ou Jeff Koons, ancien trader
devenu une grande fortune de l’art9.
11 Conformément à l’ethos associé aux Suisses des cantons protestants, Dicker a le
triomphe modeste et réaffirme son image de fidélité et de fiabilité. L’assurance de son
“attachement” fera d’ailleurs retour lors de la soirée promotionnelle pour Swiss. Ainsi,
contrairement à d’autres écrivains romands reconnus en France, Dicker ne cherche pas
à faire oublier sa nationalité, mais au contraire voue sa réussite au service des “valeurs
suisses” associées à son image (précision, fiabilité, dynamisme). Ce faisant, il injecte en
quelque sorte dans le champ littéraire français des valeurs “suisses” au service du
marché (en plus des montres et du chocolat). En cela, Dicker se distingue radicalement
d’auteurs reconnus en France comme C. F. Ramuz ou Jacques Chessex qui, au contraire,
ont régulièrement satirisé les valeurs helvétiques. Si les ventes de son roman dépassent
celles de Ramuz, Nicolas Bouvier ou Chessex, il dit n’en tirer aucune supériorité, bien au
contraire. Un jugement aussi humble repose sur la prémisse selon laquelle un succès
commercial n’équivaut nullement à “une œuvre”. C’est pourquoi le jeune auteur
envisage son prochain livre comme une étape vers une reconnaissance d’un autre ordre
que celle du seul marché, preuve à venir d’une valeur patrimoniale nouvelle, digne d’être
appelée d’ “œuvre”. Comme dans le cas de Roger Federer au tennis, le rappel constant
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Jérôme Meizoz Paroles de vendeur : Joël Dicker
de l’humilité joue ici comme un trait d’ethos susceptible d’être labellisé à titre de
garantie de qualité “suisse” selon un modèle emprunté à la sphère industrielle.
16 Si l’on suit Genette sans pour autant reconduire son ironie, le best-seller s’avère avant
tout une réussite perlocutoire, un cercle vertueux : tel livre attire l’acheteur parce que
certains proclament par avance qu’il se vend. Et parce que d’autres rappellent qu’il s’est
abondamment vendu : l’édition italienne du Livre des Baltimore publiée par l’éditeur La
Nave di Teseo, porte ainsi en bandeau rouge la mention : Un milione di copie in Fran-
cia. Affaire immémoriale du désir mimétique, dans sa version consumériste. L’éditeur
Bernard Grasset avait défini ce jeu d’anticipation dans les années 1950 en définissant la
publicité littéraire comme “l’audace de proclamer acquis ce que l’on attend”19. Et que lit-
on dans l’incipit de La vérité sur l’affaire Harry Quebert ? : “Tout le monde parlait du
livre [de Marcus Goldman]”. Et plus loin, ceci : “Personne ne sait qu’il est écrivain. Ce
sont les autres qui le lui disent” (p. 63).
17 Autrement dit, les questions du succès du livre et de la reconnaissance consécutive de
l’écrivain sont logées au cœur même de la fable : l’intrigue de La vérité sur l’affaire
Harry Quebert est en quelque sorte construite comme la prophétie auto-réalisatrice de
son succès commercial. Le roman confronte deux écrivains, Marcus Goldman, couronné
de succès pour son premier livre mais désormais en panne d’idées, et son ancien
professeur, Harry Quebert, auteur d’un best-seller intitulé L’origine du mal, soupçonné
d’avoir assassiné une jeune fille de quinze ans dont il était épris. Comme le best-seller de
Quebert, l’intrigue de Dicker raconte (en abyme) le processus de marketing qui la fait
connaître. Le discours sur la littérature tenu dans le roman relève d’ailleurs d’un même
imaginaire du succès : mystique de l’inspiration ; aura érotique de l’écrivain ; célébration
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Jérôme Meizoz Paroles de vendeur : Joël Dicker
des pouvoirs de la littérature et des bienfaits de celle-ci dans les vies ordinaires. Le
paradoxe étant que les valeurs désintéressées du champ littéraire deviennent celles-là
mêmes au nom desquelles recommander l’achat. Argument capable d’assurer la jonction
entre l’enthousiasme d’un Marc Fumaroli et celui des lecteurs ordinaires. Une fois posé
comme un interprétant universel de la vie humaine, le roman mérite d’être vendu en
grandes quantités, sans être soupçonnable d’obéir aux seuls intérêts du commerce. La
littérature comme réparation du monde, n’est-ce pas là un des topoï indiscutés de
l’époque ?
18 Quel peut être l’effet du palmarès des “meilleures ventes” sur l’activité littéraire en
général ? Ces listes, généralisées dans toute la presse, sont désormais produites de
manière totalement automatisée. A l’heure où, dans l’abondante production éditoriale,
n’accèdent au grand public que les livres ayant passé par une soigneuse préparation
médiatique, le rôle des listes ne peut être négligé. Selon Genette, l’accès à une large
audience dépend de plus en plus de la capacité à faire résonner dans les médias l’auto-
proclamation du succès commercial. La réputation conférée par l’avis des pairs, le
bouche à oreille du milieu culturel, la recommandation des revues spécialisées, tout cela,
qui constituait la logique d’autonomie (et parfois de fermeture sur soi !) des pratiques
littéraires, se voit concurrencé par des méthodes de communication issues directement
de modèles du marketing industriel. Dès lors que le palmarès des “meilleures ventes”
fonctionne comme critère de classement (modèle du top 50 en musique pop) et
indicateur médiatique, le succès commercial apparaît alors comme un fait objectif,
indépassable, pour tout dire non argumentable. Interroger ce critère, c’est prendre le
risque d’être perçu comme élitiste ou arriéré.
19 Ces métamorphoses de la production et de l’évaluation de la littérature s’inscrivent dans
le cadre plus large d’un “capitalisme artiste” que Gilles Lipovetsky et Jean Serroy datent
justement de la fin des années 1980. Il s’agit d’un “système qui produit à grande échelle
des biens et des services à finalité commerciale mais chargés d’une composante
esthétique-émotionnelle, qui utilise la créativité artistique en vue de la stimulation de la
consommation marchande et du divertissement de masse”20.
Selon eux, l’art aurait renoncé peu à peu à son autonomie esthétique, si précieuse durant
les deux siècles précédents : il se trouve dès lors intimement associé au système com-
mercial du divertissement (entertainment). Le terme d’“économie créative”, désignant
le rôle auxiliaire de l’offre artistique dans des secteurs économiques comme le tourisme
ou l’urbanisme, par exemple, s’est peu à peu imposé. Les industriels intègrent ainsi l’art
comme créateur de désir dans un marché difficile, notamment au sein d’une “économie
de l’enrichissement” fondée sur le luxe, dont Luc Boltanski et Arnaud Esquerre21
décrivent le développement actuel. Les sphères artistique, économique et financière
s’interpénètrent de sorte qu’il devient peu aisé de différencier l’art industriel de l’art
pour l’art, le succès commercial du prestige symbolique, les effets de mode des
innovations. Dans ce contexte, le prestige accordé autrefois à des œuvres jugées
“grandes” selon les critères des pairs n’a plus guère de poids dans la vie publique. Rémi
Rieffel le constatait déjà il y a plus d’une décennie : “[Il] est incontestable que les
médiateurs et les marchands (les journalistes et les financiers) ont à l’heure actuelle
davantage de poids sur la vie culturelle que les mandarins (les savants, les écrivains et
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Jérôme Meizoz Paroles de vendeur : Joël Dicker
les artistes), et que la balance entre ces deux mondes semble pour le moins inégale”22.
Rieffel ajoutait que la montée des logiques commerciales allait accentuer la person-
nalisation et la “pipolisation” de l’édition et de la presse culturelle. La mise en valeur de
la personne plus que de l’œuvre vise en effet à élargir les publics. Ainsi, les formes
contemporaines de la célébrité médiatique “inverse[nt] l’ordre habituel des grandeurs
puisque le plan de la vie publique est privilégié au détriment de la vie littéraire et de la
création proprement dite. Les médias attirent en effet l’attention non sur des œuvres
mais sur des ouvrages ponctuels, restreints dans leur diffusion à la temporalité de
l’activité éditoriale immédiate” (ibidem, p. 334).
20 Après ces considérations historico-sociologiques sur les mutations de l’édition, il est
temps d’en venir aux campagnes publicitaires auxquelles a participé Joël Dicker dans le
sillage du phénomène éditorial que l’on a décrit. Mais auparavant, un bref rappel sur les
relations entre les écrivains et la publicité sera bienvenu, pour échapper à l’illusion de la
nouveauté.
Écrivains et publicitaires
21 Dès le mitan du XIXe siècle, des écrivains ont participé à des campagnes de réclame
pour divers produits. Myriam Boucharenc nomme “écrivains publicitaires” les plumes
salariées par une entreprise pour produire des slogans ou des textes utilisés au cours de
sa campagne23. George Sand (pour l’Eau parfumée), Victor Hugo (pour l’Encre Triple
Noir), François Coppée, Jules Verne ou Zola ont prêté leur plume et leur nom. Murger et
Banville, quant à eux, ont œuvré quelquefois comme rédacteurs publicitaires, pour des
raisons alimentaires et sous couvert d’anonymat. Car la “réclame”, souvent associée au
charlatanisme, n’a pas bonne réputation à la fin du siècle. Durant l’entre-deux-guerres,
la publicité acquiert ses lettres de noblesse, notamment par l’écho qui lui est fait lors de
l’Exposition internationale de Paris en 1937. Romancier en vue chez Gallimard, André
Beucler y lance la collection “Les Rois d’un jour” en vue, nous apprend Boucharenc,
d’“associer un texte d’auteur à une grande entreprise emblématique dans son secteur
d’activité. C’est ainsi que parurent Le printemps de Mac Orlan, Wagons-lits par Joseph
Kessel, La flèche d’Orient par Paul Morand pour Gnome et Rhône” (ibidem).
22 Plus tard, Colette (pour Perrier ou Lanvin), Françoise Sagan (pour la marque automo-
bile SIMCA dont elle écrit le slogan : “Entrez dans l’Aronde !”), Jean Cocteau (posant
dans Paris-Match pour les téléviseurs Ribet-Desjardins), Anouilh, Claudel ou Giono
font de même pour des bijoux, des huiles, des pâtes ou des vêtements, non sans susciter
d’âpres débats :
Pareille contribution de la culture lettrée au langage commercial devient un thème
d’actualité et fait doublement dilemme. “Un écrivain s’amoindrit-il en signant de son nom
un texte de publicité ?” ; “Ne seriez-vous pas disposé à accueillir pour la propagande
commerciale la collaboration d’écrivains ?”, interroge Paul Reboux dans la grande enquête
qu’il lance en 1927 pour Paris-Soir. Parmi les “gendelettres”, la polémique oppose les
écrivains soucieux de prendre le train de la médiatisation des œuvres d’art aux défenseurs
des Belles-Lettres atterrés par cet indécent déploiement de “littérature appliquée”, selon
l’étiquette lancée par Cendrars.24
23 À partir des années 1960, le rapport de forces lisible dans l’enquête de Paul Reboux
semble tourner en faveur des réserves : la plupart des écrivains envisagent la publicité
d’un œil critique et évitent d’y associer leur nom. Les marques privilégient aussi des
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Jérôme Meizoz Paroles de vendeur : Joël Dicker
Relevons d’abord que l’implication d’une compagnie aérienne dans la promotion d’un
roman n’est pas, en Suisse du moins, monnaie courante. À ma connaissance, c’est une
première. En outre, la collaboration d’une chaîne de librairies (Payot) et de Swiss
apparaît aussi comme inédite. Le propos de l’écrivain vedette consiste à expliquer et
justifier ce partenariat original. Pour établir un lien entre la librairie et l’aviation de
ligne, Dicker rappelle régulièrement dans la presse que les traductions de son livre lui
ont permis de voyager dans le monde entier. S’il n’évoque pas les intérêts commerciaux
communs, ni le contrat publicitaire, le jeune écrivain mobilise par contre un imaginaire
positif, au moyen d’un lexique de la passion et du partage (me passionnent ; ma
passion). Il réaffirme aussi la sincérité de son “attachement” tant à la littérature qu’à la
Suisse (qui m’attachent ; mon attachement). Autrement dit, l’ethos arboré ici couple le
caractère vocationnel d’un engagement à la générosité et la fidélité. Par son statut,
l’écrivain a le pouvoir de “jeter des ponts” entre les mondes et les gens, comme le lui
permet sa jeunesse nomade et enthousiaste. Autant de traits de personnalité qu’il révèle
ainsi “davantage à [ses] lecteurs”. Dans le même sens, l’usage omniprésent de la
première personne dans les propos du jeune auteur mérite commentaire: il fait voir
combien l’argument de vente concerne moins le produit que l’écrivain starifié. Créative,
personnalisée et rassembleuse, ainsi se présente l’activité ambassadrice de l’écrivain
dans le scénario publicitaire.
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véhicule désiré. Encastrée dans l’imaginaire consumériste, la fable imaginée par Dicker
devient le support narratif qui rend désirable une voiture conduite par une célébrité.
Suprême réconciliation, la capacité de piloter (seul point commun avec la publicité
Swiss, mais combien chargé de sens) n’entre plus en contradiction avec le recul
méditatif de l’écrivain vocationnel, bien au contraire.
27 Le storytelling consiste ici à mettre en scène le “processus créatif” lui-même. Comme
dans les clichés courants au cinéma, l’écrivain doit affronter “l’angoisse de la page
blanche”. Toutefois, il ne le fait pas dans le silence de son bureau, comme le voudrait
l’iconographie traditionnelle, mais bien dans l’acte de piloter un engin, voiture ou avion.
L’invention littéraire apparaît dès lors comme un pur processus mental, pouvant être
accompli à temps perdu, en quelque sorte, pendant une autre activité machinale.
L’écrivain ne perd pas son temps : il part à l’aventure, voyage et découvre le vaste
monde. Et cet agenda organisé sur le mode épique libère magiquement le temps de la
création, grâce à la technologie Citroën.
Remarquons enfin que le dispositif publicitaire investit Joël Dicker d’un rôle similaire
au discours tenu dans La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Dans les deux cas, il s’agit
de mettre une idée fantasmée de l’écrivain et de ses créations au service du marché, qu’il
s’agisse du livre lui-même ou d’une voiture29.
28 Quand Joël Dicker est interrogé sur le succès de son roman, trois arguments principaux
structurent l’ensemble de ses réponses : premièrement, il opère une distinction entre
une littérature comme “exercice de style”, expérimentale et gratuite (“très bien écrits
mais complètement vides” ; “des livres qui n’ont ni queue ni tête”) et une littérature
narrative plus “populaire”, appuyée sur les usages du “storytelling”, en vue d’être
accessible à un large public. Deuxièmement, il invite à une réhabilitation démocratique
des livres à large audience, “compris et lus par tous”. Selon lui, seule la tradition
française élitiste juge honteusement des ouvrages signés d’auteurs comme Georges
Simenon ou Marc Levy. Troisièmement, ce type d’ouvrages tire sa légitimité du fait que
ceux-ci “font lire” des gens qui lisent peu ou pas (Marc Levy est capable de faire lire
plus d’un million de personnes par an, c’est impressionnant ! 30) L’auteur ajoute :
La vérité sur l’affaire Harry Quebert aura représenté un peu plus de deux années de
travail. À mes yeux, plus qu’un livre, il s’agit d’un projet. Tout naît de l’envie d’écrire une
véritable histoire ; l’envie d’emporter le lecteur, de l’arracher à son quotidien. Rendre au
livre une grande qualité qui lui manque parfois : un moment de plaisir. Un livre long, mais
qui se lise vite parce qu’on ne veut pas s’en détacher. L’envie de tout lâcher pour lire.
L’envie de terminer sa journée pour rentrer chez soi et lire. L’envie d’écrire pour les
lecteurs exigeants comme pour les lecteurs hésitants. L’envie d’écrire pour ceux qui n’ont
pas le temps de lire et qui soudain le trouvent. L’envie de faire l’effort d’aller vers les
lecteurs : l’envie de donner envie.31
29 Dès lors, s’il consent à ce que sa conception du roman soit discutée par des profession-
nels du style, Dicker prend par contre le parti de ses lecteurs et les défend contre la
“dynamique de tyrannie” qui s’exercerait sur eux, en France. Cette alliance avec les
lectrices et les lecteurs se trouve maintes fois réaffirmée, autant dans l’intrigue de La
vérité… que dans les entretiens de l’auteur :
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33 Les publicitaires s’adressent à Joël Dicker pour sa célébrité, parce que son nom
fonctionne comme un label, bien au-delà des cercles de lecteurs. En effet, bien des
téléspectateurs et lecteurs de la grande presse connaissent le nom et le visage du jeune
écrivain “à gueule d’ange” sans avoir lu ses romans, de même qu’une partie non négli-
geable des 5 000 lettres de lecteurs adressées à Georges Simenon provenaient de gens
qui ne l’avaient pas lu mais vu dans les médias37. Une fois connu pour sa notoriété (selon
le mot de Warhol), un écrivain voit son nom transformé en “marque” : c’est pourquoi
l’on entend des lecteurs dire désormais qu’ils achètent “du Musso” ou “du Levy”, le
partitif grammatical révélant ici une transformation du rapport au nom d’auteur38.
34 Le quotidien à large audience Le Matin (18 octobre 2015) consacre un article aux
campagnes publicitaires mettant Dicker en vedette :
LITTÉRATURE. Joël Dicker en pilote pour faire la pub de Swiss, ça fait jaser.
Depuis la sortie de son nouveau roman, l’écrivain genevois multiplie les opérations de
communication pour la compagnie aérienne. Un choix qui ne laisse pas indifférent. Débat.
Sa casquette vissée sur la tête, Joël Dicker réalise un rêve de gosse. Ce 8 octobre, l’écrivain
genevois est aux commandes d’un Airbus A320 de Swiss à l’aéroport de Cointrin (GE).
Vêtu de tout l’attirail d’un vrai pilote, le jeune homme fait un signe de la main depuis le
cockpit de l’appareil à la foule des invités. L’espace d’un instant, il est le commandant de
bord d’un avion de ligne. “Volez, lisez, rêvez”, lance-t-il comme un slogan publicitaire.
Depuis la sortie de son nouveau roman “Le livre des Baltimore”, fin septembre en Suisse
romande, Joël Dicker multiplie les opérations de ce type pour la compagnie aérienne. Une
fois, il décrit sa passion pour l’aviation et Swiss, une autre, il raconte que son roman a été
écrit depuis les airs dans un appareil à croix blanche, et une troisième, justement, il touche
du doigt ce qu’il a tant convoité dès l’âge de 9 ans. Le tout avec la complicité de son nouvel
ami, le musicien vaudois Bastian Baker, lui aussi engagé par la compagnie pour en faire la
promotion.39
35 Suit un débat contradictoire entre deux journalistes sous le titre : “Un écrivain est-il un
vendeur d’aspirateurs comme un autre?”. Sonia Arnal se charge de répondre oui, Raphaël
Leroy soutient que non. Le cadre du débat contribue à renforcer le caractère binaire des
arguments, les deux journalistes étant invités à défendre, de manière rhétorique, des
points de vue inverses. Sonia Arnal recourt de manière ironique à l’argument des
“pseudo-intellos” qui ont “des préjugés sur ce qu’est un artiste”:
Je résume : un bon écrivain ne vend rien, vit dans la pauvreté et l’anonymat le plus
complet. Il est encore meilleur comme écrivain si en plus il est suicidaire ou en tout cas
dépressif à cause de la noirceur du monde et de la bêtise de ses contemporains qui le
désespèrent. Il meurt abandonné de tous, sans un rond, et finit dans la fosse commune.
Parce que des génies, comme Mozart ou Van Gogh, ont vécu tout ou partie de ce parcours,
nos amis choqués par Joël Dicker sur un bus en déduisent dans un syllogisme affligeant
que c’est la pauvreté et le manque de reconnaissance publique qui font le génie. J’en vois
qui vont dire que justement, Dicker…
À ce “syllogisme affligeant”, elle oppose deux faits historiques. D’une part, que l’écriture
est un métier et que les écrivains doivent en vivre ; d’autre part, que depuis le XIXe
siècle, nombre d’auteurs reconnus ont collaboré avec des publicitaires :
À ceux-là je répondrais que Hemingway a fait de la pub pour Ballantine Ale, comme
Steinbeck d’ailleurs, et que Mark Twain a vanté les mérites d’une plume à réservoir, la Paul
E. Wirt Fountain Pen. Plus près de chez nous, Virginie Despentes ou David Foenkinos (qui
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Jérôme Meizoz Paroles de vendeur : Joël Dicker
a aussi bossé pour Nespresso) ont vendu leur plume à Vuitton, faisant l’éloge de la malle.
Même Bruckner a donné dans l’apologie d’une sorte de loto de la Française des Jeux. Tous
des médiocres? Non, juste des gens qui considèrent qu’écrire est un métier et qu’il vaut
mieux en vivre bien grâce notamment à des entreprises privées que mal grâce à quelques
subventions publiques.
36 Quant à Raphaël Leroy, sa position prend appui sur la définition romantique de l’écri-
vain comme individu désintéressé, au statut particulier (“piédestal”), dont le “devoir de
recul” sur le monde fait un sage laïc, rétif aux seules logiques économiques, comme le
“philosophe” Alexandre Jollien, cité à l’appui. Leroy refuse que l’écrivain, du fait de son
magistère intellectuel, s’assimile à une “pop star” ou à un “sportif” dont les fonctions
sont avant tout de l’ordre de la détente. Ce faisant, il invite à maintenir une nette
séparation entre art et divertissement :
Un écrivain n’est pas une pop star. Joël Dicker semble l’avoir oublié. L’a-t-il seulement
bien compris? Depuis près de deux ans, le surdoué genevois du roman prête son image à la
compagnie aérienne Swiss. Noble dessein que de vouloir promouvoir un secteur qui le
passionne depuis son enfance. Mais être écrivain, c’est autre chose. C’est un devoir de recul
sur nos sociétés éclatées, de solitude devant les modes et tendances, de rareté face à
l’effervescence du monde. Être écrivain, nous dit l’auteur et philosophe romand Alexandre
Jollien, c’est “témoigner d’un état d’esprit, d’un rapport au monde qui nous rapproche
d’une humanité plus solidaire, plus vraie et finalement loin d’une logique mercantile et de
compétition”. En multipliant les opérations de communication jusqu’à la nausée, en
expliquant que son dernier livre a été écrit dans des avions Swiss (oh, hasard!), Joël Dicker
a fait descendre l’écrivain de son piédestal. Il a fait de lui l’égal d’un simple sportif qui
arrondit ses fins de mois en vendant des rasoirs et des montres.
En convoquant des exemples fictifs, Leroy semble ignorer que nombre d’écrivains célè-
bres ont collaboré à des entreprises publicitaires :
J’exagère? Alors imaginez un instant Michel Houellebecq vanter les mérites d’Air France,
Alexandre Jardin vendre des préservatifs Durex, Albert Camus prêter son nom aux casse-
roles Tefal ou Marguerite Duras devenir l’égérie d’Orangina. De quoi auraient-ils l’air ?
Enfin, loin de dénier du talent au jeune auteur, Leroy juge toutefois la participation à ces
campagnes publicitaires comme une faiblesse temporaire d’un garçon trop jeune et
inexpérimenté pour résister aux tentations. Encore une fois, le journaliste prend appui
sur la définition de l’écrivain comme “phare”, “solitaire” et réfractaire à l’instrumenta-
lisation, pour inviter Dicker à revenir au statut noble du créateur sans compromis :
Du haut de son immense talent, Joël Dicker a succombé à la tentation du buzz, de
l’hypermédiatisation, du bourrage de crâne, du trop-plein. Et, quelque part, à la futilité.
Comme s’il avait peur que tout s’arrête. Ce faisant, il a choisi la facilité. Or ce n’est pas ce
qu’on attend d’un écrivain. Ce dernier ne doit pas suivre une vague mais la précéder. Il ne
doit pas s’asservir aux aspirations populaires ou des communicants, comme un vulgaire
politique, mais y résister. Toujours. Plus que quiconque, un écrivain doit mener sa route en
solitaire hors du chemin mercantile du monde. Sinon, qui d’autre ?
Conclusions
37 Le formidable écho de La vérité sur l’affaire Harry Quebert a fait de Joël Dicker une
célébrité incarnant plusieurs idéaux : jeunesse, beauté, créativité, succès, liberté. À une
échelle plus locale, sans doute, les campagnes publicitaires du chanteur pop Bastian
Baker reposent sur les mêmes attendus. Tous deux sollicités par Swiss, Dicker et Baker
ont sociologiquement en commun d’être de jeunes hommes présentant bien et prêts à
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Jérôme Meizoz Paroles de vendeur : Joël Dicker
produire pour le marché, selon ses contraintes, explicites ou intériorisées. Leur discours
ne réfère pas à une nécessité créatrice par défi esthétique (art pour l’art, Flaubert), par
souci de la vie publique (de Zola à Sartre) ou par émulation vis-à-vis des pairs littéraires
(Bourdieu). Dans l’environnement médiatique de la littérature, l’écrivain doit pouvoir
tenir un discours adapté aux circonstances : en l’occurrence, dans le cosmos de l’entre-
prise privée, une parole de vendeur. Ou du moins une parole sur la littérature qui la
rende en partie compatible avec le régime marchand, sans lui porter atteinte en tant que
pratique culturelle démocratique.
38 C’est dire si la réflexion sur le best-seller gagne à tenir ensemble au moins trois problè-
mes : celui de la montée en singularité, celui des logiques propres au champ littéraire et
enfin celui du modèle économique qui le régit. En l’occurrence, la singularité de Joël
Dicker s’élabore à travers la promotion médiatique de l’auteur sur fond d’un cosmos
marchand irénique en étroite affinité avec un secteur commercial du champ littéraire
voué à la transposition du roman américain. Dans un tel univers de production, même le
style, critère des critères de la littérature autonome, s’avère mobilisable comme mar-
queur commercial.
39 Un tel phénomène de librairie permet d’observer un écosystème littéraire multiple :
primat de la vidéosphère, impact du storytelling, crise de la librairie, recul de la critique
littéraire et presse pipolisée, viralité des réseaux sociaux, entrecroisement des logiques
commerciales avec celles de la création, enfin assimilation des artistes aux “stars”40. Il
ne suffit donc pas de décrire le best-seller comme un produit paramétré, car un tel objet
ne parvient au succès commercial qu’à travers un mode de circulation. Et dans ce
parcours complexe, sont décisifs les discours qui l’accompagnent, tant de l’auteur que
des divers médiateurs41.
40 La demande médiatique qui a suivi le phénomène éditorial de La vérité sur l’affaire
Harry Quebert a placé le jeune auteur en situation de justifier, d’expliquer et de
commenter sa pratique et ses croyances littéraires. Ceci d’autant plus que la réception
des romans de Dicker laisse entrevoir un désaccord inconfortable sur la valeur de ses
écrits. Liée, comme celle de Simenon dans les années 1950, aux chiffres de ventes et à la
visibilité médiatique, celle-ci apparaît comme fortement dépendante de l’univers écono-
mique, qu’il soit médiatique ou industriel. Or, dans les mondes de l’art, comme l’a
montré Nathalie Heinich, coexistent plusieurs étalons de mesure de l’importance d’un
créateur. Cette “pluralité des grandeurs” maintient des situations d’ambivalence, par
exemple lorsque la grandeur économique n’est pas “ajustée” à la notoriété ou au talent42.
Soit que le talent n’est pas sanctionné par les ventes ou les prix (poètes maudits) ni par
aucun effet de renom (écrivains méconnus et oubliés) ; soit, dans le cas inverse, que le
succès commercial ou la notoriété publique sont frappés du soupçon de n’entretenir
aucune commune mesure avec le talent (de Guillaume Musso à Paulo Coelho). Si les
formes de reconnaissance comme la gloire, la célébrité ou l’argent font problème, c’est
qu’elles prennent le pas sur la valeur littéraire proprement dite, désormais reléguée au
second plan, derrière la vie publique de l’écrivain : “D’où l’ambivalence de bien des écri-
vains à l’égard du succès : ambivalence bien réelle, qu’il serait simpliste de réduire à
l’hypocrisie. Car accorder trop de poids à la reconnaissance à court terme conférée par le
prix serait trahir une méconnaissance des vraies valeurs littéraires ; mais mépriser
totalement le crédit public dont on bénéficie équivaudrait à se priver soi-même du
plaisir d’être reconnu”43.
171
Jérôme Meizoz Paroles de vendeur : Joël Dicker
41 Cette situation est un produit historique. Le champ littéraire moderne s’est structuré,
depuis Flaubert au moins, à partir de deux antinomies croisées : d’une part, celle entre
le monde de l’inspiration (talent) et celui du renom (gloire, célébrité), pour reprendre les
catégories de Boltanski & Thevenot44; de l’autre, l’antinomie entre la réussite commer-
ciale et le prestige, en tant que valeur reconnue par les pairs et les spécialistes. De
Flaubert à Julien Gracq, l’exigence d’autonomie de la pratique littéraire invite à
considérer la réussite sous cette lumière ambiguë : “La gloire de Mallarmé, comme on
sait, n’a pas eu d’autre véhicule – cinquante lecteurs qui se seraient fait tuer pour lui”45.
42 Alors que le secteur le plus autonome du champ littéraire privilégie l’œuvre à la
personne et le long terme au court terme, l’auteur de best-sellers y occupe une place
inconfortable : d’une part, sa popularité auprès des lecteurs apparaît comme l’inverse du
renom sur la longue durée (la postérité conférée par l’histoire littéraire, les œuvres
complètes, hommages, thèses et biographies) et d’autre part, le chiffre élevé des ventes
reste sans commune mesure avec le prestige et la rareté que valorisent les spécialistes.
Ainsi, selon Heinich, le best-seller pâtit d’une faible reconnaissance littéraire parce qu’il
relève, avec d’autres types d’ouvrages (“érotiques”, “policiers” ou “romans-à-l’eau-de-
rose”), d’une “production répondant à la demande préexistante d’un lectorat peu
sélectionné, et correspondant chez l’auteur à des motivations extérieures à la création –
recherche du succès financier, satisfaction des besoins de divertissement du public ou
souci de démocratiser l’accès à la lecture”46.
43 La discordance entre les formes de reconnaissance hétéronomes (argent, visibilité,
popularité, etc.) et les formes plus autonomes, précise Heinich, “engendre de multiples
dénonciations, suspicions et ragots, dont une fréquentation même superficielle de ce
milieu indique qu’ils en sont une caractéristique majeure”47. La réussite littéraire plonge
donc son bénéficiaire dans une situation paradoxale “où il lui faut, pour se montrer
digne de la dignité qui lui est faite, se montrer capable de la dénoncer au nom des
valeurs supérieures auxquelles il aspire […]”48.
44 Face à ces doubles contraintes, Dicker arbore une posture modeste, souvent mobilisée
par des vedettes helvétiques. Loin de dénoncer les logiques du succès économique, il
contribue à les naturaliser, en les présentant comme l’évidence du marché littéraire.
(Sur ce point, l’intrigue de La vérité sur l’affaire Harry Quebert et les commentaires à
propos du succès commercial du roman se rejoignent, éclairant l’assertion d’Eva Illouz
selon qui le best-seller constitue “une sorte de baromètre des normes et des idéaux d’une
société” capable de produire chez ses lecteurs une forte “résonance” culturelle49). Mais
Dicker se garde bien de se laisser réduire à cette dimension : la promotion ne se fait pas
au service de son seul intérêt, mais en vue de “défendre la littérature”. Dans un tel
propos, l’argument humaniste de défense de la culture se voit transformé en slogan
publicitaire. Quand la popularité permet à l’écrivain de faire lire des gens qui ne lisent
pas (Commencez par faire lire les gens et revenez me voir ensuite!) et de favoriser
l’unité de la communauté (ce qui est beau dans un livre, c’est que ça rassemble), ces
justifications atténuent le caractère marchand du contexte, au profit de valeurs nobles
relevant de l’intérêt général.
Jérôme Meizoz
Université de Lausanne
172
Jérôme Meizoz Paroles de vendeur : Joël Dicker
NOTES
1 Merci à Sylvestre Pidoux pour sa relecture attentive et les conseils dont cet article a bénéficié. Parmi les écrits de
Joël Dicker: Le Tigre, Prix international jeunes auteurs (PIJA), Fribourg, L’Hèbe, 2005 ; Les derniers jours de
nos pères, De Fallois/L’Âge d’homme, 2012 ; La vérité sur l’affaire Harry Quebert, De Fallois/L’Âge d’homme,
2012 ; Le livre des Baltimore, De Fallois, 2015.
2 Est-il besoin de préciser que les auteurs de best-sellers représentent une petite minorité des auteurs
professionnels en France comme en Suisse, et que leurs ventes et gains, si commentés, restent du domaine de
l’exception ? Il n’est pas inutile de donner quelques chiffres actuels à ce sujet : une étude récente réalisée par le
Ministère de la culture et le Centre national du livre (CNL) indique que 41% des auteurs “professionnels”, soit
environ 8 000 personnes, gagnent moins que le SMIC. Un auteur de cette catégorie gagne en moyenne un euro
par exemplaire vendu et n’est payé qu’une fois par an. Le secteur du livre constitue, en France, la première
industrie culturelle, qui pèse 4,5 milliards d’euros et emploie environ 80 000 personnes. Cf. la tribune de Marie
Sellier, présidente de la SGDL adressée à la presse, “Il faut que tous les acteurs de la chaîne du livre perçoivent
un juste revenu de leur activité”, Le Monde, 27 mars 2017. Voir aussi Christophe Charle & Laurent Jeanpierre
(dir.), La vie intellectuelle en France, t.2, Seuil, 2016, <De 1914 à nos jours>.
3 Eva Illouz, Hard romance. Cinquante nuances de Grey et nous, Seuil, 2014, p. 26.
4 Le livre des Baltimore (2015) a fait l’objet d’une presse abondante mais dans l’ensemble plus sévère,
notamment quant à sa qualité littéraire. Voir, par exemple, Éric Chevillard, “Le Club des Cinq en Amérique”, Le
Monde des livres, 2 octobre 2015.
5 Marianne Payot, L’Express, 19.9.2012, http://www.lexpress.fr/culture/livre/la-verite-sur-l-affaire-harry-
quebert_1162878.html
6 Elisabeth Philippe, Les Inrocks, 7.11.2012, http://www.lesinrocks.com/2012/11/07/livres/les-prix-litteraires-
ont-ils-encore-un-sens-11321349/
7 Sur ce phénomène, voir Jérôme Meizoz, “Soi-même comme une marque”, La Littérature “en personne”. Scène
médiatique et formes d’incarnation, Genève, Slatkine, 2016, <Érudition>, p. 75-76.
8 Alain Quemin, Les stars de l’art contemporain. Notoriété et consécration artistiques dans les arts visuels,
Paris, éd. du CNRS, 2013 ; Nathalie Heinich, “Le romancier-à-succès”, in Être écrivain. Création et identité, La
Découverte, 2000, pp. 30-34 ; idem, De la visibilité, Gallimard, 2012 ; Antoine Lilti, Figures publiques.
L’invention de la célébrité 1750-1850, Fayard, 2014.
9 Nathalie Heinich, Le paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique, Gallimard,
2014, p. 78-79.
10 Je me réfère ici aux travaux d’Olivier Bessard-Banquy (L’industrie des lettres, Pocket, 2012 et La fabrique du
livre. L’édition littéraire au XXe siècle, P.U. de Bordeaux & Lérot, 2016), ainsi qu‘à Frédéric Rouvillois, Une
histoire des best-sellers, Flammarion, 2011. Voir aussi Rita Felski, Uses of literature, Oxford, Blackwell, 2008.
11 Alain Vaillant, “De la littérature médiatique”, Interférences littéraires/Literaire Interferenties, Leuven, n° 6,
mai 2011, p. 21-33. Sur la logique des prix littéraire, voir aussi Sylvie Ducas, “Prix littéraires et aléas de l’aura
auctoriale : l’écrivain plébiscité ou ‘publicité’ ?”, in Guellec L. & Hache S. (dir.), Littérature & publicité de Balzac
à Beigbeder, Gaussen, 2012, pp. 357-365.
12 Denis Saint-Jacques, “Best-seller”, in P. Aron, D. Saint-Jacques, A. Viala, Le dictionnaire du littéraire, PUF,
2002, p. 48.
13 Naomi Klein, No logo. La tyrannie des marques, trad. fr., Actes Sud, 2001. Par exemple en novembre 2016,
Ford Suisse a lancé une campagne publicitaire “Ford best-seller” pour mettre en valeur ses modèles les plus
demandés.
14 “Catalogue des collections littéraires à la télévision française”, dans Littérature et télévision, numéro
thématique de Cinémaction, n° 79, 1996, p. 221-231.
15 Eva Illouz, “Les best-sellers et l’inconscient social”, dans Hard romance. Cinquante nuances de Grey et nous,
trad. fr., Seuil, 2014, p. 7-66.
16 André Schiffrin, L’argent et les mots, La Fabrique, 2010.
17 Lionel Ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, Verdier, 2016.
18 Gérard Genette, Bardadrac, Seuil, 2006, p. 187-188.
19 Bernard Grasset, Paris-Presse, 6 août 1951, cité dans Pierre Assouline, Gaston Gallimard, Balland, 1984.
20 Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Gallimard,
2013, p. 67.
21 Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise, Gallimard, 2017, <NRF
Essais>.
22 Rémi Rieffel, Que sont les médias ?, Gallimard, 2005, p. 328.
23 Myriam Boucharenc, “Les écrivains publicitaires”, en ligne http://littepub.net/vitrine-anr-littepub/ecrivains-
pub/ecrivains-pub.html, consulté le 1.11.2016. Bien des informations tirées de cette partie proviennent de
l’excellent site universitaire LittéPub qui regroupe des travaux et ressources sur la question.
173
Jérôme Meizoz Paroles de vendeur : Joël Dicker
24 Myriam Boucharenc, “La publicité d’auteur et les grandes signatures”, en ligne http://littepub.net/vitrine-anr-
littepub/ecrivains-pub/pub-auteur/pub-auteur.html, consulté le 1.11.2016.
25 En 2017, Gallimard réitère l’expérience avec le recueil Lady nouvelles, associant des écrivains (parmi lesquels
Cécile Guilbert, Camille Laurens, Eric Reinhardt) à un sac à main Dior.
26 Andrea Machalova, “Joël Dicker s’improvise pilote d’avion”, Trajectoire, 8.10.2015, http://trajectoire.ch/joel-
dicker-simprovise-pilote-davion/
27 http://www.citroen.fr/univers-citroen/evenements-actualites/nouvelle-ds-4-et-ds-4-crossback-joel-dicker-au-
coeur-de-la-campagne-publicitaire-the-ds-writer.html, 6 novembre 2015.
28 Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Enrichissement, op. cit.
29 Je dois cette remarque à Sylvestre Pidoux et je l’en remercie.
30 Citations extraites d’un entretien avec Anne Rougemont, hiver 2012, http://www.romandesromands.ch/
telechargements/2012/presse/swiss_seasons_dicker.pdf, Swiss seasons, hiver 2012, p. 149-152. Cet argument
démocratique est mobilisé en général par les Salons du livre au moment de présenter leurs programmes. En
mars 2017, le plus grand succès du Salon du livre de Paris a été la “superstar” Nabilla, pour Trop vite (2016), cf.
Paris-Match, 27 mars 2017, http://www.parismatch.com/People/Nabilla-la-superstar-du-salon-du-Livre-2017-
1219730. En avril 2017, le Salon du livre de Genève annonce : “Oui, vous avez bien lu ! Marc Levy, l’auteur aux
40 millions de livres vendus nous fait l’immense plaisir d’être présent au salon.”, cf. http://www.salondulivre.
ch/fr/pages/marc-levy-au-salon-du-livre--18887
31 Joel Dicker, sur le site officiel de l’écrivain, https://joeldicker.com/about/
32 Entretien avec Jean Leclercq, http://www.le-mot-juste-en-anglais.com/2012/12/entretien-exclusive-avec-joël-
dicker.html
33 Nathalie Heinich, Être écrivain. Création et identité, La Découverte, 2000, p. 31.
34 Entretien à Mirmag (magazine de la banque privée Mirabaud, Genève), août 2016, https://www.mirabaud.
com/fr/mirmag/mirmag-detail/article/1469632123-joel-dicker-talent-passion-et-creativite/
35 Entretien avec François Alquier, 21 novembre 2012, http://www.mandor.fr/archive/2012/12/15/joel-dicker-
interview-pour-la-verite-sur-l-affaire-harry-que.html
36 Raphaël Leroy, “Joël Dicker en pilote pour faire la pub de Swiss, ça fait jaser”, Le Matin, Lausanne, 18 octobre
2015.
37 Véronique Rohrbach, L’ordinaire en partage. Le courrier des lecteurs à Georges Simenon, P.U. de Rennes,
2017.
38 Jérôme Meizoz, La littérature “en personne”. Scène médiatique et formes d’incarnation, Slatkine, 2016,
<Erudition>.
39 Raphaël Leroy, art. cité.
40 Edgar Morin, Les Stars, Seuil, 1957.
41 En France, la littérature “régionale” a ses best-sellers, portés par le réseau des 600 Maisons de presse
implantées au centre des villes de moins de 50.000 habitants et par le club France-Loisirs qui compte 2 millions
d’adhérents. Dans le sillage des succès de l’École de Brive (Michelet, Tillinac, Peyramaure), un auteur comme
Christian Signol a écoulé plus de 3 millions d’exemplaires en format de poche, depuis ses débuts en 1984.
Actuellement, le polar régional, genre hybride (intrigue policière en décor régional) jouit d’une grande faveur.
Les trois premiers volumes d’Une enquête de Bruno Courrèges, signés par Martin Walker aux éditions du
Masque, ont été vendus à 2,5 millions d’exemplaires. Cf. Clara Bamberger, “Ces best-sellers de nos régions”, Le
Monde, 28 avril 2017, p. 3.
42 Nathalie Heinich, L’épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, La Découverte, 1999, p. 255.
43 Ibid., p. 256.
44 Boltanski Luc, Thévenot Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
45 Julien Gracq, La Littérature à l’estomac [1951], cité par Nathalie Heinich, L’épreuve de la grandeur, op. cit., p.
260.
46 Nathalie Heinich, Être écrivain. Création et identité, op. cit., p. 30.
47 Ibidem, p. 259.
48 Ibidem, p. 261.
49 Eva Illouz, Hard romance. Cinquante nuances de Grey et nous, op. cit., p. 8 et 42.
174
Littérature algérienne : le best-seller introuvable ?
Le cas Yasmina Khadra
1 “À part peut-être Yasmina Khadra, nous n’avons pas de best-seller”1. Cette affirmation
d’un éditeur algérien montre le paradoxe d’une appréhension nationale d’un phéno-
mène caractérisé par sa mondialité. Il pointe aussi, par la métonymie confondant le livre
et l’auteur, vers ce qui relève souvent d’un impensé de la recherche sur le best-seller :
comme nous le montrerons, le best-seller est souvent moins un livre qu’un auteur.
2 Nous n’aborderons donc pas le best-seller de manière objective, en essayant d’en distin-
guer universellement les traits distinctifs, mais de manière relative et compréhensive.
On chercherait en vain un roman algérien, ou venant d’une autre périphérie de la
République mondiale des lettres, atteignant les chiffres de vente de l’Américain Dan
Brown. Peut-on dès lors parler de best-seller algérien ? Il s’agit avant tout d’une
catégorie qui existe relativement au champ littéraire algérien, avec ses valeurs propres
qui ne sont pas exactement celles que l’on retrouve dans le champ littéraire français ou
états-unien. Il prend son sens dans la circulation entre le local et le global, ou plus
exactement entre la périphérie et le centre.
3 La plupart des titres algériens pouvant être étiquetés comme best-seller sont le fait d’un
seul auteur, Yasmina Khadra, pseudonyme de Mohammed Moulessehoul ; et près de la
moitié de ses livres a fait partie des “Meilleures ventes” hebdomadaires françaises, sur
une vingtaine publiés en France. Nous essaierons donc de comprendre comment il est
devenu un auteur de best-seller, en nous centrant non seulement sur les textes reconnus
comme des best-sellers et publiés à plus de 500 000 exemplaires, mais surtout sur ceux
qui constituent des jalons dans sa carrière d’écrivain à succès, soit essentiellement de
Morituri (1997) à L’attentat (2005). Dans un contexte littéraire et politique favorable à
la littérature algérienne en France, le succès cumulatif de Yasmina Khadra est dû tout à
la fois aux qualités de ses textes qu’à celles de son auteur perçu comme un informateur
crédible et distrayant sur l’Algérie puis le monde arabo-musulman.
4 Cette étude s’appuiera sur plusieurs bases de données originales, des entretiens semi-
directifs avec des écrivains et éditeurs, des analyses d’œuvres (texte et paratexte) et de
réception (dossier de presse de l’auteur).
5 Loin d’être uniquement un phénomène mondial, le best-seller prend également son sens
dans un contexte littéraire particulier, en l’occurrence le champ littéraire algérien. Le
sens que Yasmina Khadra donne à sa vocation d’écrivain permet de rompre avec les
représentations préconçues dans le cadre français à propos du best-seller.
reconnaissance par le grand public, Hadj Miliani estime qu’il n’existe pas de sous-champ
de production élargie de la littérature algérienne de langue française3. C’est qu’il prend
une définition strictement territoriale du champ littéraire. De fait en Algérie, comme il le
montre, l’étroitesse du lectorat, les difficultés économiques de production et de diffusion
des livres, empêchent l’émergence d’un pôle tourné essentiellement vers les succès com-
merciaux. Or nous avons montré que le champ littéraire algérien était non seulement
bilingue mais aussi transnational, en particulier du fait de la très forte croyance partagée
dans l’existence d’une littérature nationale, “algérienne”, quel qu’en soit le lieu de
production et d’édition. Il peut donc bien exister des best-sellers algériens, mais publiés
en France, et dans une moindre mesure pour le sous-champ de langue arabe, au Liban
et désormais à Dubaï. Il convient de rendre à la notion de best-seller son sens relatif de
“meilleures ventes” en le rapportant à un champ littéraire national (algérien).
7 On constate le développement du pôle de grande production du champ littéraire
algérien. Il s’explique tout d’abord par un contexte favorable en France à la fin des années
1990, et ce pour trois raisons. La première est un intérêt croissant pour les littératures
francophones postcoloniales du sud4. La seconde est une sorte d’ “appel d’air” créé par le
décès de trois des écrivains algériens francophones les plus importants publiant en
France : Tahar Djaout, Rachid Mimouni et Rabah Belamri. La troisième raison tient à
l’intérêt français pour la question politique algérienne, la guerre civile en Algérie étant
devenue une véritable “affaire française”, notamment après que le terrorisme a été
importé en France fin 19945.
8 Cette “demande” française rencontre par ailleurs une “offre” d’écrivains algériens. La
crise politique et économique que connaît l’Algérie pendant la guerre civile conduit de
nombreux écrivains à s’exiler, en particulier en France. Même pour ceux qui restent en
Algérie, l’édition française devient la seule possibilité de publication. On assiste à un
phénomène de délocalisation de la production algérienne de langue française. En 1995,
d’après notre base de données bibliographiques6, presque toutes les œuvres des
écrivains algériens de langue française sont publiées en France, au lieu de la moitié
habituellement. Au-delà de cette délocalisation, les publications des écrivains algériens
en France doublent entre 1988 et 2003, passant de 25 à 55 titres par an. Même si ce
phénomène est porté essentiellement par les petites maisons d’édition (passant d’une
moyenne de moins de 50% à plus de 60% de la production totale des écrivains
francophones à l’étranger) au détriment des maisons d’édition moyennes, le nombre de
titres publiés par les grandes maisons d’édition, capables d’une forte projection
commerciale, triple dans la période (de 2 à 7 par an). Farida Boualit7 pose la question
d’un “phénomène de mode”, et de citer Hafsa Zinaï-Koudil, “La tragédie de mon pays,
qui fait la une des journaux, est devenue un fonds de commerce lucratif”.
9 Le développement des rééditions en poche8 à la fin des années 1990, indiquant que
l’éditeur pense parvenir à toucher un plus large public, est un indicateur du développe-
ment d’un “pôle de grande production” de la littérature algérienne en France. Ces
rééditions passent de 2 par an au début des années 1990, à 9 en 2002, probablement en
prévision de l’Année de l’Algérie en France qui a lieu en 2003. Toutes ces rééditions
n’ont pas la même valeur. Les données permettent d’en distinguer deux types, celles qui
ont lieu moins de 4 ans après la publication du grand format, ou plus de 4 ans après. Les
deux auteurs les plus réédités entre 1988 et 2013, Yasmina Khadra (16 titres) et
Mohammed Dib (11 titres), représentent ainsi de manière paradigmatique ces deux
rééditions, l’ “auteur à succès” et le “classique”. Le premier voit la majorité de ses titres
176
Tristan Leperlier Littérature algérienne : le best-seller introuvable ? Le cas Yasmina Khadra
réédités en poche moins de 4 ans après la sortie du grand format (12 titres), tandis que
le second voit l’ensemble de ses titres réédités attendre plus de 4 ans avant leur sortie en
poche. Ces rééditions ont des durées de vie différentes : tendanciellement, les œuvres le
plus rapidement rééditées en poche sont également celles qui sont aujourd’hui
“indisponibles” ou “manquantes” (c’est le cas de près d’un tiers des œuvres rééditées en
poche moins de 4 ans après le grand format, contre 17% pour les œuvres passées en
poche plus de 4 ans après). Cette rapidité de cycle de vie des œuvres est bien le propre
du pôle de grande production de l’édition. Par ailleurs entre 1988 et 2013, la période qui
sépare la publication en grand format et la publication en poche se réduit. Presque
inexistantes jusqu’à la fin des années 1990, les rééditions en poche moins de 4 ans après
la publication en grand format deviennent majoritaires par rapport aux rééditions plus
lentes (plus de 4 ans) à partir de 2004. Cette accélération n’est probablement pas propre
aux seules œuvres des écrivains algériens, mais à l’ensemble de l’édition française,
continuant son processus de rationalisation. Rachid Boudjedra, qui devait attendre de
longues années avant la publication en poche de ses grands formats, voit tous ses titres
publiés dans les années 1990 réédités moins de deux ans après leur sortie initiale, ce qui
est également le cas de tous les romans de Boualem Sansal, auteur réputé difficile publié
chez Gallimard. Nous avons montré que Rachid Boudjedra, grand auteur considéré de
son vivant comme un classique des littératures maghrébines, avait eu dans les années
1990 la réception caractéristique du pôle de grande production, portée par une presse
non spécialisée dans la littérature, et majoritairement tournée vers les enjeux politiques
d’actualité ; mais sans perdre pour autant entièrement sa réception proprement litté-
raire.
10 On manque de données chiffrées pour évaluer la réalité d’un best-seller algérien. Dans la
mesure où le public potentiel le plus important de la littérature algérienne se trouve en
France (plus important qu’en Algérie, et même que dans le monde arabe), les chiffres de
vente des éditeurs français sont un indicateur pertinent. Entre 2004 et 2017, 14 titres
d’auteurs algériens ont fait partie des “Meilleures ventes” hebdomadaires, selon Livres
Hebdo9 ; dont 9 de Yasmina Khadra, 3 de Boualem Sansal, 1 de Kamel Daoud et 1 de
Fellag10. Ces chiffres font de l’Algérie le 13ème pays de provenance des “Meilleures ventes”
en France : loin certes derrière la France (les deux tiers) et les États-Unis (un cinquième),
mais troisième pays “francophone” après la Belgique (devant la Suisse et le Maroc de
Tahar Ben Jelloun), et premier pays du “Sud”.
11 Cependant les chiffres de vente disent peu du public touché. Si l’on compare Ce que le
jour doit à la nuit de Yasmina Khadra, publié en 2008 chez Julliard, vendu à 800 000
exemplaires, et Toutes ces choses qu’on ne s’est pas dites de Marc Levy, publié en 2009
chez Robert Laffont, et vendu à un million d’exemplaires, on constate que la vente en
poche du premier s’est faite à 21% en grande surface alimentaire, mais à 40% pour le
second. De même, tandis qu’une seule thèse de doctorat a été consacrée au moins
partiellement à Guillaume Musso et Marc Levy, c’est le cas d’une dizaine pour Yasmina
Khadra ; et il a reçu bien plus de prix littéraires que ces deux auteurs. Yasmina Khadra
n’est pas un auteur de best-seller à l’égal de ces derniers.
12 La représentation du best-seller dans le champ littéraire algérien n’est de même pas
exactement comparable à celle qui a cours dans le champ littéraire français. Le soupçon
de moindre littérarité porté par les pairs à l’égard des textes connaissant le succès public
ne se retrouve pas strictement en Algérie. Comme nous l’avons montré pour les années
199011, l’opposition structurelle du champ littéraire algérien se situe moins entre pôle de
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Tristan Leperlier Littérature algérienne : le best-seller introuvable ? Le cas Yasmina Khadra
production restreinte et pôle de grande production, valable pour le cas français, qu’entre
un pôle national et un pôle international, où l’on trouve tout à la fois les œuvres
reconnues par les pairs et par le grand public. Il n’est pas impossible que les dimensions
restreintes du champ littéraire algérien, surtout si on le réduit à sa part francophone
(une centaine d’écrivains dans les années 1990, dont beaucoup ont très peu publié ou
ont une très faible visibilité), puissent expliquer que la discrimination entre auteurs
reconnus par les pairs et par le grand public soit souvent secondaire, tant pour les
écrivains algériens que pour leurs commentateurs étrangers.
13 Aussi les attaques entre concurrents ne portent-elles pas sur le caractère “élitiste” des
écrivains situés au pôle de production restreinte d’une part, et “grand public” de ceux
publiant au pôle de grande production d’autre part, comme pour le cas français. Dans
les entretiens que nous avons effectués, le terme de “best-seller” est rarement péjoratif.
Un auteur francophone d’une soixantaine d’années publiant en Algérie reconnaissait
Gabriel Garcia Marquez comme un auteur de best-seller. Un autre, publiant avec succès
en France, mais de lecture réputée exigeante, valorisait L’attentat de Yasmina Khadra
comme un “grand succès, un best-seller”. Certains écrivains distinguent certes entre la
forme et le fond, opposant le “style” de Rachid Boudjedra aux “histoires” de Yasmina
Khadra, en général pour valoriser le premier, comme au pôle le plus autonome du
champ littéraire français. Mais la plupart du temps, au sein du champ littéraire algérien,
c’est moins le succès en tant que tel qui est suspect, que le succès à l’étranger, qui fait
peser sur l’œuvre un défaut d’ “authenticité”. C’est ce qu’exprime cet auteur francophone
quadragénaire publiant majoritairement en Algérie :
Là je suis en train de relire un Yasmina Khadra d’il y a quinze-vingt ans, c'est un polar.
Mais je préfère ce Yasmina Khadra-là... C’est une bonne histoire algéroise où il n’y avait
pas encore l’odeur de la mondialisation, voilà, je sens des choses plus authentiques, alors
que là il y a un écrivain mondialisé. C’est pour ça je te dis, il y a une intrusion du marché
qui est très pernicieuse, […] mais il y a des manières de baliser ton écriture, jusqu'à ce
qu’on t'enferme dans des codes, dans des schémas...12
14 Plusieurs écrivains publiant en Algérie expriment des critiques contre un écrivain qui
chercherait les faveurs d’un public “étranger” (“pied-noir” par exemple, pour Ce que le
jour doit à la nuit), sans connaissance “authentique” de la réalité évoquée. Mais la
virulence de ce type de jugement n’a d’égal que l’enthousiasme de la plupart des lecteurs
algériens, comme on peut le constater lors de ses ventes dédicaces, notamment au Salon
du livre d’Alger. Loin des critiques d’ “inauthenticité”, le succès à l’étranger est le meilleur
gage de réussite d’un auteur en Algérie même. Le succès outre-Méditerranée reste ainsi
ambigu en Algérie, objet de débats.
178
Tristan Leperlier Littérature algérienne : le best-seller introuvable ? Le cas Yasmina Khadra
fin des années 1990. La poursuite de son ascension sociale passe par la littérature, qui
l’amène à émigrer dans le Sud de la France puis à Paris, lui permet de vivre de sa plume,
et d’être nommé directeur du Centre Culturel Algérien de Paris en 2008 (jusqu’en 2014),
et même de briguer un temps la présidence de la République algérienne.
16 Ses origines sociales et son éloignement géographique d’Alger ne le prédisposaient pas à
l’écriture, qu’il commence à pratiquer tôt pourtant. Par ailleurs il présente sa carrière
militaire, voulue par son père, comme difficilement compatible avec sa vocation
d’écrivain, et il est l’objet de brimades comme de fascination à l’école militaire13. Sa
vocation littéraire se construit donc moins dans le cadre familial et étudiant qu’au
travers des institutions nationales. Comme pour beaucoup d’Algériens, l’école joue un
rôle important, par les encouragements de son enseignante de français. Les incitations
nationales à l’écriture sont importantes au tournant des années 1970, le Ministère de la
Culture étant dirigé par l’écrivain Malek Haddad. Moulessehoul envoie sa première
nouvelle “Houria” (décrivant les habitants des campagnes algériennes comme “un
peuple rude et farouche, attaché à sa liberté”14, qui est la signification du terme “houria”)
à la revue Promesses dirigée par le même Haddad, qui promeut une littérature
nationaliste engagée, et participe à l’émission littéraire radiophonique de l’écrivain
Kaddour M’hamsadji “Jeunes plumes”. Mais, loin des grandes villes du Nord, il ne
participe pas aux rencontres littéraires et intellectuelles des étudiants de sa génération,
souvent encadrés par le PAGS, parti communiste semi-clandestin en lien étroit avec les
grandes figures littéraires et artistiques internationales. Ses premiers textes, publiés
dans les années 1980 aux éditions nationales, ou à compte d’auteur à Paris, ne reçoivent
que peu d’écho.
17 Cette marginalité peut en partie expliquer ses choix esthétiques. Après ces échecs à être
reconnu comme écrivain par ses pairs algériens, il se lance dans le genre du polar, qu’il
considère comme davantage populaire, insistant souvent sur l’humilité du genre, “qui
est la plus belle des générosités pour un écrivain”15. À la journaliste française qui
l’interrogeait sur le choix du roman policier, il répondait :
Par choix pédagogique. Nos grands auteurs plaçaient la barre très haut. Les autres
vacillaient entre l’exercice de style et le chauvinisme. L’engouement pour la lecture en
prenait un coup. J’ai pensé joindre l'utile à l’agréable dans l’espoir de réconcilier le lecteur
algérien avec sa littérature. Le roman noir m’a semblé le plus indiqué dans ce sens16.
Ce choix se fait donc partiellement par défaut, comme le montre la hiérarchie qu’il
maintient entre le roman “noir” et le roman “blanc”, seule vraie littérature. En 1999,
après la publication de romans “blancs” chez Julliard, il avoue au Monde qu’il a
“toujours le rêve de devenir romancier”, et regrette son image d’auteur de polar, qu’il
explique par les refus initiaux des éditeurs français : “Ce n’est pas ma faute ! J’avais écrit
Les agneaux du Seigneur avant Morituri”17. De fait il abandonne presque entièrement le
genre du polar une fois accepté chez Julliard en 1998.
18 Il explique son souhait de s’installer en France au début des années 2000 comme une
manière de tenter “de gérer cette carrière littéraire d’un écrivain d’expression
française”18 : “Je ne suis pas un exilé : je suis en France pour essayer de mériter mon
statut d’écrivain et tenter de me défaire d’un passé qui me pèse”19. Le départ en France
n’est pas une manière de quitter son pays, attitude stigmatisée en Algérie et qui lui fait
courir le risque de ne plus être considéré comme “authentique”, mais comme une
nécessité technique de la profession d’écrivain. Il continue donc à se situer dans le débat
du champ littéraire algérien.
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Tristan Leperlier Littérature algérienne : le best-seller introuvable ? Le cas Yasmina Khadra
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Tristan Leperlier Littérature algérienne : le best-seller introuvable ? Le cas Yasmina Khadra
jour doit à la nuit (2008)24. Il n’y a pas qu’intérêt spontané du public dans cette
augmentation ; il faut y voir le résultat du travail des éditions Julliard, qui investissent
sur cet écrivain publicités et sollicitations de journalistes à hauteur de la demande que
leur offre leur semble susceptible de créer, compte tenu des ventes précédentes, de la
qualité du livre en question et du contexte. C’est ainsi qu’à l’inverse, après ses révéla-
tions sur son passé militaire en 2001, les soupçons sur son honnêteté intellectuelle et
politique ont conduit à des annulations d’interviews à la télévision, et son éditeur a
décidé de n’éditer son livre L’écrivain qu’à 30 000 exemplaires au lieu des 250 000
prévus25. Yasmina Khadra explique le peu d’écho de ses livres Cousine K. (2003) et La
part du mort (2004) par le peu d’investissement de son éditeur, motif d’une quasi-
rupture entre eux26. Les échecs d’un auteur à succès ne seraient donc pas uniquement le
produit d’un désintérêt spontané du public pour une thématique (peu référentialisé
pour le premier, algérien pour le second), mais aussi l’intérêt du public tel qu’escompté
par l’éditeur (notamment sa perception de la fin d’un « effet de mode » sur l’Algérie).
22 De même la cession de droits à l’international et à l’audiovisuel ne relève pas seulement
de l’intérêt spontané des acheteurs, mais également de l’investissement de son éditeur à
prospecter ces ventes suivant les bénéfices qu’il peut en escompter. Les traductions de
ses œuvres se sont ainsi accélérées depuis le début des années 1990, d’une seule
traduction en 1999, à douze en 2007 : le site de Julliard revendique aujourd’hui une
quarantaine de langues de traduction de l’œuvre de Khadra. Le délai de traduction se
réduit également : alors que les traductions de Morituri (Paris, Baleine, 1997) ont été
publiées en moyenne 5 ans après sa parution en français, la majeure partie des
traductions de L’attentat (Paris, Julliard, 2005) sont publiées dans les deux ans qui
suivent. De la même manière les adaptations dans d’autres supports sont de plus en plus
nombreuses, et s’accélèrent, notamment au théâtre et au cinéma : Morituri a été adapté
en 2007 (10 ans après la parution du livre) avec le budget modeste d’une co-production
algéro-française par un réalisateur peu connu (Okacha Touita), mais Ce que le jour doit
à la nuit jouit en 2012 (soit 4 ans après la parution du livre) d’une meilleure production
et de la réalisation par une personnalité plus connue du cinéma français, Alexandre
Arcady. Connu pour son cinéma adressé au public “pied-noir”, ce réalisateur né en
Algérie n’est cependant pas central, de même que les acteurs du film ne sont pas des
“têtes d’affiche”, ce qui permet de relativiser l’audience de Yasmina Khadra telle
qu’escomptée par ses éditeur et producteur au moment de la cession de droits.
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Tristan Leperlier Littérature algérienne : le best-seller introuvable ? Le cas Yasmina Khadra
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Tristan Leperlier Littérature algérienne : le best-seller introuvable ? Le cas Yasmina Khadra
Charles Bonn estimait ainsi à la fin des années 1990 que l’attente des éditeurs parisiens
à l’égard des écrivains algériens était souvent “plus documentaire que littéraire”35.
29 Le souci de didactisme de ces romans est sensible dans leur caractère fondamentale-
ment monologique. Le discours de vérité, au présent de vérité générale, s’appuie sur une
axiologie claire, portée généralement par un narrateur crédible. La distinction entre
musulman et islamiste, qui est l’un des soucis didactiques récurrents de Yasmina
Khadra dès la trilogie policière36, est porté dans Les agneaux du Seigneur par le
personnage de Dactylo : “ces types n’ont rien à voir avec l’islam […] Ce sont des
déviationnistes. Ils font de la religion leur cheval de Troie”. La crédibilité de cet énoncé
au présent de vérité générale tient au statut du personnage, caractérisé positivement,
dont la position physiquement surplombante doit être lue à un niveau symbolique, pour
cette seule figure intellectuelle du roman qui, tel le narrateur omniscient, serait au-
dessus des conflits des personnages.
Les cinq romans que publie Yasmina Khadra entre 1997 et 1999 proposent ainsi au
lecteur une interprétation spécifique de la guerre civile. Les motivations des islamistes
seraient moins religieuses37 que relevant de la vengeance personnelle38 ; tandis que la
guerre en elle-même sert, non un peuple opprimé que les islamistes représenteraient,
mais les intérêts économiques de la classe dirigeante, appelée la “mafia politico-
financière”. Tout en étant perçue comme originale, cette interprétation de la guerre
civile rencontre en réalité certaines préconceptions politiques, comme dans cette
critique d’un journaliste culturel : “En faisant vivre la continuité crapuleuse qui unit les
manipulateurs de l’Algérie socialiste d’hier, recyclés dans le business et la fesse, et les
exécuteurs fous à barbe, Morituri, loin d’accuser, frappe. Enfin”39. La clausule signale
bien une attente à l’égard de ce type d’interprétation. C’est qu’elle semble rompre avec
les interprétations des “limbes journalistiques” en évitant, comme l’indiquait déjà la
préface du roman, le “manichéisme”, puisque les militaires au pouvoir ne sont pas
caractérisés positivement. C’est en réalité ne pas lire l’axiologie extrêmement ferme du
roman, qui met en scène un policier intègre. Cela montre un malentendu sur le
« Pouvoir » algérien entre les intellectuels algériens et leurs homologues français : la
mise en cause de la corruption au sein de l’appareil d’État, qui existait même pendant la
période la plus autoritaire de l’Algérie indépendante, ne signifie pas une délégitimation
entière de celui-ci, notamment de son armée, comme les prises de position de Yasmina
Khadra en faveur de l’armée algérienne au tournant des années 2000 le prouveront
amplement.
C’est également cette absence de manichéisme, cette fois bien plus réelle, qui fait le
succès de L’attentat en France (mais bien moins en Algérie), puisqu’aucune responsabi-
lité originelle n’est donnée à l’engrenage de violences entre juifs et musulmans tel qu’il
est décrit. Ainsi la discussion entre deux Arabes, Amine le médecin ayant choisi
l’intégration à Israël, et Adel, le Palestinien pauvre ayant choisi la lutte armée et
convaincu la femme d’Amine, relève bien du dialogique : ils sont tous deux caractérisés
positivement, et ne parviennent pas à se comprendre : “Je bute contre la limpidité
de sa logique comme un moucheron contre la transparence d’une vitre” (p. 220).
Manichéisme ou non-manichéisme, ces représentations politiques ont l’heur de
correspondre à l’opinion la plus répandue en France.
30 Ainsi, alors que le succès des romans de Guillaume Musso ou de Marc Levy tient à leur
intrigue inscrite dans des univers stéréotypés, celui des romans de Yasmina Khadra tient
à la description réflexive d’univers “exotiques” au lecteur, qui correspondent toutefois à
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Tristan Leperlier Littérature algérienne : le best-seller introuvable ? Le cas Yasmina Khadra
Authenticité et fiabilité
31 La valeur des univers décrits par ces romans tient à l’identité de son auteur40. Celle-ci, à
la fois algérienne et musulmane, donc crédible sur ces sujets, et féminine, est sans cesse
rappelée dans le paratexte des romans des années 1990. Cependant cette double qualité
est mise en cause au tournant des années 2000.
32 Mohammed Moulessehoul s’est expliqué à de nombreuses reprises sur la nécessité
d’adopter un pseudonyme à partir du début des années 1990 (Commissaire Llob, puis
Yasmina Khadra) : sa hiérarchie militaire ne tolérait plus de ne pouvoir contrôler ses
écrits. La révélation de son identité complète date de sa démission de l’armée en 2000.
Nécessaire, le pseudonyme a eu également un impact positif sur la carrière de l’auteur.
Les révélations progressives sur son identité réelle entre 1999 et 2001, ponctuées par
deux entretiens au Monde41 précédant la sortie de deux de ses romans, ont pris des
allures de feuilleton littéraire fortement vendeur.
33 Déjà auparavant un mystère était entretenu sur son identité sexuelle. En entretien, son
éditeur chez Baleine expliquait avoir compté sur ce trouble pour mieux vendre Morituri.
La préface au roman, signée Marie-Ange Poyet, interroge cette identité : “Qui pourrait
croire, sans en être averti, que Morituri a été écrit par une femme ? Qui pourrait, en
effet, déceler une femme derrière cette écriture sans appel, misogyne jusqu’à la veulerie
et ne se ménageant pas même un seul petit personnage féminin positif ?”42. Cependant
la plupart des critiques du roman, loin de questionner cette identité, l’estiment acquise,
et vantent non seulement la maîtrise par une femme du genre masculin par excellence
qu’est le polar mais aussi, dans un contexte de forte promotion en France des écrivaines
algériennes43, le caractère “indispensable” de ces “témoignages, de femmes principale-
ment, qui persistent contre vents et tueries à dénoncer la haine et à parler d’espoir”44. Le
choix d’un pseudonyme féminin dans ce contexte a souvent été présenté comme de
l’opportunisme, ce dont s’est défendu Yasmina Khadra en évoquant son souci de
défendre la mémoire de la femme algérienne, première à se lever contre les intégristes.
34 Le pseudonyme est aujourd’hui le plus souvent présenté comme une nécessité non pas
due à la censure militaire, mais au danger de mort terroriste. Ainsi une publicité de
Julliard de novembre 1999 sur le dernier livre de Khadra, soit deux mois après la
première révélation sur son identité sexuelle, cite un article du Figaro qui n’évoque pas
le livre mais les dangers que court l’auteur : “Il était criminellement irresponsable de
filmer la maison où vivait Rushdie menacé de mort et de diffuser les images. Il le serait
de chercher à en savoir plus sur Yasmina Khadra. On sait, cela doit suffire, qu’il s’agit
d’un homme, et qu’il risque sa vie en écrivant”45.
35 La révélation de son identité non seulement d’homme, mais aussi de militaire, au
moment où les éditions de La Découverte publient des témoignages mettant en cause
l’armée algérienne dans les massacres ayant été commis en Algérie, jette un soupçon sur
son honnêteté intellectuelle et politique. Le glissement géographique que Yasmina
Khadra entreprend en 2002 avec Les hirondelles de Kaboul est directement lié aux
difficultés qu’entraînent ces révélations. “Avec ce livre, Yasmina Khadra espère convain-
cre un lectorat français réticent à l’achat de ses livres. ‘Frustré’ se dit-il, de constater que
beaucoup le lisent en Italie, en Allemagne et moins en France” note une journaliste46. Et
de fait, il n’est pas impossible que la cession des droits de traduction, dès avant la sortie
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Tristan Leperlier
CESSP-EHESS
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NOTES
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Tristan Leperlier Littérature algérienne : le best-seller introuvable ? Le cas Yasmina Khadra
38 La dimension explicative des Agneaux du Seigneur est reconnue, comme le montre ce résumé : “Pour faire bref,
on pourrait avancer en résumant les propos de l’auteur que la barbarie qui endeuille aujourd’hui les villages les
plus reculés de son pays est le fait de petits artisans ou ouvriers complexés qui ont des comptes à régler avec
leurs voisins qui les ont, auparavant, humiliés et offensés... Le terreau de l’intégrisme est ainsi constitué tant par
les laissés-pour-compte de la société que par des citoyens psychologiquement faibles, brimés par leurs
compatriotes et animés par le seul désir de se venger ou encore par de petits malfrats profitant de l’anarchie
ambiante pour faire prospérer leurs affaires. L’impunité dans laquelle œuvrent ceux qui se sont autoproclamés
les nouveaux justiciers a pour cause une démission générale où se conjuguent laisser-aller, indifférence et
lâcheté” (Mohamed Ridha Bouguerra, Histoire de la littérature du Maghreb: littérature francophone, Paris,
Ellipses, 2010. p. 119).
39 Jean-Philippe Rémy, “Algérie : le crépuscule des lieux communs”, L’Autre Afrique, 13-19 août 1997.
40 Françoise Naudillon, Les masques de Yasmina, Ivry-sur-Seine ; Yaoundé, Éditions Nouvelles du Sud, 2003, p.
30-31.
41 Le Monde, 10 septembre 1999.
42 Morituri, Paris, Baleine, 1997, p. 9.
43 Tristan Leperlier, “Témoins algériens de la décennie noire en France. Sociologie d’une dé/valorisation trans-
nationale”, Europe, 2016, no 1041-1042, p. 178-191.
44 L.G., “Morituri”, Sud-Ouest Dimanche, 11 mai 1997.
45 Publicité dans Libération, 3 novembre 1999.
46 O. Hind, “Quand la cruauté étend ses ailes”, L’Expression, 23 septembre 2002.
47 Joséphine Dédet, “Yasmina Khadra sous le soleil des satans”, JA/L’Intelligent, n°2176, 23 septembre – 29
septembre 2002.
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Traduire les best-sellers du manga :
entre “domestication” et “exotisation”
1 En 2013, un article du Parisien mettait sur le même plan Guillaume Musso et Masashi
Kishimoto, créateur de la série de mangas Naruto, tous deux étant considérés comme
des auteurs de best-sellers1. Si la bande dessinée reste un “marché de niche” à l’aune de
celui du livre2, le manga représente néanmoins près de 40% des publications de bandes
dessinées en France3. Plusieurs séries de blockbusters occupent une très large part de ce
secteur4. En 2016, les volumes de One Piece se sont vendus à 1,15 millions d’exemplaires
soit 14% des ventes annuelles de mangas en France. Chaque année durant la période du
Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême, différents médias proposent
des classements et des analyses spécifiques du marché du manga5. Certains mangas sont
donc des best-sellers dans le sens où ils figurent parmi les meilleures ventes de bandes
dessinées et qu’ils sont régulièrement cités dans des listes et articles consacrés à ce
marché spécifique. Mais ils ont la particularité d’être préalablement des best-sellers au
Japon, d’appartenir à une série longue6, soutenue ou préparée par la diffusion d’une
version télévisée en France. Œuvre traduite fortement dépendante d’un système de
production transmédiatique, le manga se distingue des autres formes de bandes
dessinées par son lien avec les adaptations animées7. Au Japon une chronologie des
médias assure une visibilité maximale à chaque version, mais en France l’absence de
collaboration entre les différents secteurs économiques engendre des dynamiques de
vente distinctes. La traduction des mangas est notamment tributaire de celle de
l’adaptation animée souvent diffusée avant la publication des volumes de bandes
dessinées en France. Or, la télévision étant un média de grande diffusion, les politiques
éditoriales favorisent la proximité du spectateur et de l’œuvre traduite, quitte à réécrire
et transformer celle-ci dans un processus de “domestication”8. Certes, la naturalisation
des séries audiovisuelles peut être critiquée car elle semble avoir été effectuée sans réelle
réflexion sur les œuvres traduites. Mais elle a favorisé la création du marché du manga.
Dragon Ball se serait-il écoulé à 20 millions d’exemplaires entre 1993 et 2015 en France
si l’adaptation française avait fidèlement repris les noms humoristiques issus de l’anglais
(Bloomer, Carrot, Vegetable) 9 au lieu d’en donner une retranscription phonétique ?
D’autre part, le nom d’un même personnage peut varier selon les supports et au sein
d’un même média selon les traducteurs. En analysant les traductions de Dragon Ball,
One Piece et Naruto, nous tenterons de montrer l’évolution multifactorielle des
traductions, forme de recréation locale qui dépend de différentes configurations
économiques des entreprises françaises et japonaises. Nous distinguerons trois phases
pouvant se chevaucher partiellement. Après une première période durant laquelle
l’œuvre originale domestiquée est fortement réécrite pour toucher un large public non
initié à la culture japonaise, durant une deuxième étape une partie des éditeurs noyautés
par les fans entame un processus d’ “exotisation”, l’éloignement de la culture source
devenant un argument de vente. Enfin, dans la configuration la plus récente, les
stratégies de traduction sont adaptées à des marchés spécifiques, une nouvelle forme de
domestication permettant de recruter un large public en dehors des amateurs de
mangas tandis que les amateurs se chargent d’une grande partie de la traduction des
blockbusters japonais sur les circuits non légaux.
2 Les mangas n’ont pas été introduits en France par les filiales des éditeurs japonais, ceux-
ci ne se montrèrent initialement pas intéressés par l’exportation en France, leur marché
intérieur étant largement autosuffisant et les perspectives de développement dans
l’hexagone ne représentant qu’une infime partie de celles des États-Unis ou de l’Asie de
l’Est. La traduction des mangas était donc gérée par des entreprises françaises ayant
souvent peu conscience des problèmes d’adaptation transculturelle d’une œuvre conçue
pour un public japonais et diffusée en dehors de son contexte de production.
3 Pour les fictions destinées à la jeunesse, la pratique dominante dans le domaine de la
traduction est celle de la domestication. Cette forme d’adaptation du récit à la culture
cible est favorisée par la représentation idéologique et historiquement datée du “jeune”,
comme public fragile qu’il ne faut pas troubler avec des références trop éloignées de son
quotidien. Cette pratique de la traduction “cibliste”10 consiste en une réécriture du texte.
Celui-ci est transformé d’une part pour qu’il corresponde aux compétences et connais-
sances supposées de l’enfant, et d’autre part pour qu’il concorde avec la représentation
sociale de ce qui est approprié pour le jeune lectorat11. Outre les modifications au niveau
du style et de la diégèse, le traducteur en littérature jeunesse opère souvent des formes
de censure perçues comme des formes de réécriture valorisante12. Le traducteur et
l’éditeur interviennent donc massivement dans l’adaptation de l’œuvre. Paradoxale-
ment, la domestication tend à rendre l’intervention du traducteur “invisible” pour le
lecteur. Elle engendre un texte qui ne permet pas au consommateur de savoir qu’il a
entre les mains un produit culturel étranger traduit.
4 Au niveau du manga, ces pratiques conventionnelles entraînent des modifications
profondes du texte. Dans le cas de Dragon Ball la portée parodique du premier tome
disparaît13. De manière générale, la tonalité humoristique est estompée14. Ces dénatura-
tions de l’œuvre source s’inscrivent dans des pratiques ayant toujours cours dans la
littérature de jeunesse15. L’image de l’enfant comme lecteur peu compétent qu’il ne faut
pas dépayser se perpétue dans les traductions actuelles de Harry Potter, les versions
américaines et françaises effaçant les éléments perçus comme trop étrangers ou difficiles
à comprendre16.
5 Une même habitude de recréation ethnocentrique un peu caricaturale se retrouve dans
les traductions audiovisuelles au nom de l’accessibilité et de la protection d’un public
fragile17. Avant la fin des années 1990, la version animée était souvent francisée outre
mesure, altérée lors des doublages et largement censurée par le diffuseur18. Outre le fait
que les traductions audiovisuelles tendent à infantiliser les récits et à les rendre peu
compréhensibles 19 , s’ajoutent les erreurs fréquentes de doublage 20 . Les entreprises
domestiquant les récits pour la jeunesse ont pris d’autant plus de liberté que la
déconsidération sociale de ce type de produit culturel était importante, la nature du
public cible altérant en quelque sorte les œuvres. Le public étant mineur, la valeur de la
fiction le serait également.
6 Dans le domaine du livre, l’acclimatation du manga passe non seulement par une
domestication au niveau de la traduction mais aussi par une modification du format,
l’adaptation transformant à la fois la langue et le support physique. Les premières
traductions sont publiées dans le sens de lecture français en retournant les planches,
modifiant profondément le dessin et rendant tous les personnages gauchers. Chez
Glénat, la publication d’Akira (1990) se fait dans un grand format cartonné en couleur
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Bounthavy Suvilay Traduire le manga en France
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Bounthavy Suvilay Traduire le manga en France
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Bounthavy Suvilay Traduire le manga en France
par le jeune public, leur intégration dans une culture juvénile où le rejet par les adultes
est presque un signe valorisant. La fabrication du best-seller en manga passe donc par
l’exploitation d’un exotisme manufacturé, correspondant à des images facilement
identifiables par les consommateurs en tant que signes de ralliement (pour les jeunes
lecteurs) ou de rejet (pour les adultes).
15 Pour les traducteurs, la foreignization du texte est avant tout un gage de respect des
artistes japonais et une manière de permettre au lecteur d’accéder à un vécu différent. Si
la naturalisation de la première phase a été caricaturale, la foreignization de la seconde
l’est tout autant. Cette tendance est une réaction à la phase de domestication négligente
des années 1980 dans l’audiovisuel. Les anime étant la première forme de contact avec
les fictions japonaises, leur domestication a permis leur succès auprès d’un large public
tout en générant un discours critique s’opposant à l’effacement des références japonaises
et à l’altération des œuvres37. Au lieu de rendre transparente la présence du traducteur,
ces adaptations tendaient à souligner son intervention et l’origine étrangère de la fiction,
incitant une partie du public fan à apprendre le japonais afin de suivre l’œuvre origi-
nale38.
16 Parallèlement, chaque volume de manga comprenant plus de 200 planches et plusieurs
tomes étant publiés par an (au lieu d’un volume annuel dans le cas de la BD franco-
belge), les éditeurs ont dû faire face à une pénurie de traducteurs compétents39. Face à
cette demande de traduction massive, beaucoup d’étudiants en japonais ont été recrutés
et ont appris leur métier sur le tas40. Dans l’édition de Dragon Ball datant de 2003,
certains termes japonais et les particules honorifiques sont repris dans les dialogues et
des notes explicitent le sens des idéogrammes apparaissant dans le décor. Les accents
circonflexes destinés à retranscrire les voyelles longues du japonais mais anormalement
nombreuses pour un lecteur français sont également conservés. Le sens contextuel est
explicité, étirant les textes.
Traduction de Kiyoko Chappe, Dragon Ball, Traduction de Fedoua Thalal, Dragon Ball,
1995, tome 2, p. 5. 2003, tome 2, p.8.
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Bounthavy Suvilay Traduire le manga en France
20 Après la phase d’exotisation ayant permis au manga de se distinguer des bandes dessi-
nées franco-belges aussi bien au niveau de la langue (comportant beaucoup de termes
japonais) que du sens de lecture et du format (taille du volume et périodicité de la
parution), la traduction des best-sellers en manga se modifie une nouvelle fois avec
l’apparition de nouveaux acteurs sur le marché de la bande dessinée.
21 À partir de 2002, les pratiques se standardisent au niveau de la chaîne de production et
le marché du manga entre en phase de croissance continue. Y voyant un relais de crois-
sance inédit, les grandes sociétés du livre investissent le secteur en rachetant les petits
éditeurs indépendants46, ou en créant leur filiale spécialisée47. Afin de rentabiliser les
investissements, de nouvelles politiques éditoriales sont mises en place afin de toucher
le plus large public possible, de sortir du lectorat déjà habitué aux mangas. Il faut
désormais domestiquer l’œuvre originale sans trop la détériorer dans une forme de
traduction que l’on pourrait qualifier de mainstream. Filiale d’Editis (numéro deux du
livre en France), Kurokawa met en place cette forme d’adaptation se voulant à la fois
respectueuse du récit initial et facile à comprendre par un public non initié à la culture
194
Bounthavy Suvilay Traduire le manga en France
japonaise. Les particules honorifiques (kun, san, sempai) et termes japonais disparais-
sent au profit d’équivalents, les régionalismes originaux sont transposés sous forme de
provincialismes français48. Le directeur de collection, ancien journaliste de jeux vidéo,
applique au manga les conventions en vigueur dans le secteur de la traduction vidéolu-
dique, où la localisation (traduction et adaptation) tend à gommer les différences afin de
ne pas perturber la fluidité de l’expérience de jeu49. La troisième traduction de Dragon
Ball en 2009 suit cette tendance en évacuant les termes japonais et les accents circon-
flexes afin de faciliter la lecture pour le grand public. De plus, cette version nommée
“Perfect Edition” est éditée dans un format plus grand afin d’attirer ceux qui auraient pu
être rebutés par le format livre de poche des précédentes versions. Il ne s’agit pas d’un
retour à la domestication négligente de la première phase de commercialisation des
mangas mais du retour d’une politique éditoriale visant à toucher un très large public.
22 Parallèlement à ces politiques d’adaptation mainstream favorisant l’accessibilité des
œuvres à un large éventail de consommateurs, se multiplient les tentatives d’homo-
généisation des traductions entre les différents supports d’une même fiction. Filiale de
Dargaud et du groupe Mediaparticipation (comprenant la création de fictions audio-
visuelles et vidéoludiques), Kana est la première société française à acheter une licence
sur plusieurs formats (Naruto)50. L’uniformisation des noms est ainsi facilitée par le
contexte de production. Dans le cas de Pokémon, la licence transmédiatique est gérée
par une seule société. Une bible officielle des termes est distribuée à tous les territoires
afin de faire correspondre l’expérience de lecture ou de visionnage à celle du joueur
immergé dans un univers fictif où la plupart des termes sont protégés juridiquement en
tant que marques déposées51. Si Kana peut opérer une coordination des traductions à
l’échelle locale (dans la francophonie européenne)52, la Pokémon Company impose une
version officielle dans tous les pays. En vue d’augmenter la couverture médiatique, les
éditeurs français visent à faire coïncider les sorties des mangas avec celle des autres
supports, ce qui favorise l’homogénéisation des traductions mais qui requiert une
coordination multisectorielle peu habituelle dans l’hexagone53. C’est pourquoi beaucoup
optent pour des stratégies plus simples dans un périmètre d’action qu’ils peuvent gérer
seuls.
23 Pendant que Glénat, Kana et Pika se font concurrence au niveau des blockbusters trans-
médiatiques destinés aux adolescents, Casterman a réorienté sa politique éditoriale afin
de rendre le manga appréciable par un public de bandes dessinées franco-belges54.
Parallèlement à ce segment destiné au public amateur de franco-belge se développe un
secteur destiné aux enfants, ce qui nous permet de constater la permanence des
représentations concernant cette catégorie de lecteurs55. Ces stratégies de différentiation
sur un marché très concurrentiel s’accompagnent de traductions privilégiant la fluidité
de la lecture en français afin de faciliter l’accès d’un public dont les capacités d’adapta-
tion à la lecture de manga (dans le sens japonais) sont supposées faibles. Dans ces
stratégies, la création de best-sellers n’est pas soutenue par la visibilité transmédiatique
de la licence sur d’autres supports mais elle est favorisée par une domestication réfléchie
de l’œuvre source pour les publics cibles français. Les méthodes de lancement de ces
livres sont donc totalement différentes de celles des blockbusters comme Naruto ou One
Piece56.
24 Enfin, face aux nouvelles formes de naturalisations segmentées selon les lectorats visés
(mainstream, franco-belge, enfant), il faut prendre en compte le phénomène des
fanssub57 et scantrad 58 , traductions réalisées par des amateurs qui perpétuent une
195
Bounthavy Suvilay Traduire le manga en France
forme de foreignization59. Loin d’être anarchique, le milieu des traducteurs amateurs est
structuré, résilient et rapide. Il propose généralement des traductions presque littérales
comportant beaucoup de notes explicatives sur la civilisation japonaise. Ces traductions
ne sont pas des épiphénomènes. Il s’agit d’une tendance massive puisque les versions
non légales diffusées sur des plateformes illégales et traduites gratuitement par des
amateurs constituent souvent le premier contact du public occidental avec une licence
japonaise60. Ces amateurs se distinguent des professionnels en affichant un ethos de
passionnés désintéressés s’opposant au supposé mercantilisme des éditeurs officiels61.
Les conflits potentiels naissent lorsque les profits du marché légal diminuent comme
durant la période de récession entre 2009 et 2015. Le circuit parallèle est alors accusé de
détourner le public des réseaux légaux et d’offrir une concurrence déloyale62.
25 L’impact de ce circuit de diffusion non légal sur le marché des best-sellers est flagrant.
Afin de contrer les traductions d’amateurs, les éditeurs français ont développé les offres
de simulcast et simulpub. Il s’agit d’offres de diffusion hebdomadaire d’épisode ou de
chapitre traduit par l’ayant droit français avec un délai minime par rapport à la version
japonaise63. De cette manière, le circuit légal vise à récupérer une partie du lectorat
impatient de lire la suite du feuilleton hebdomadaire. Si dans les années 1990, il n’était
pas rare qu’une version française ait près de dix ans de retard sur la parution japonaise64,
l’adoption des technologies numériques entraîne une concordance entre la sortie au
Japon et la traduction dans les pays étrangers. La parution en simultrad impose un
rythme de travail hebdomadaire sur des feuilletons dont même les auteurs ne
connaissent pas la fin, alors que l’ancien décalage temporel permettait aux traducteurs
d’avoir une vision d’ensemble sur une œuvre finie et d’opérer des choix de traduction
plus réfléchis. Cette traduction en flux tendu semble devenir la norme même en dehors
du manga puisque les majors américaines tendent à coordonner le développement d’un
même univers fiction sur plusieurs supports dans une forme de transmedia story-
telling65 ou une promotion multisectorielle de produits dérivés66. En raison du piratage
et des traductions de fans se développe donc une synchronisation des agendas
médiatiques sur tous les territoires.
26 Outre les problèmes économiques générés par ces pratiques d’amateurs, les traductions
non légales influent sur la lecture ultérieure, les fans critiquant la version officielle de
l’éditeur français comme trop différente de celle dont ils ont l’habitude sur des sites non
légaux. Dans le cas de One Piece, les réactions sur différents forums montrent que la
traduction de Sylvain Chollet était jugée trop littéraire par rapport à celles des scantrad
où les termes vulgaires abondent. De même, les lecteurs lui reprochent la francisation de
certains noms. Si autrefois il était difficile de juger de la réception des traductions, avec
le développement des réseaux socio-numériques et d’internet, il est désormais possible
de lire et voir les réactions du public face aux différentes traductions légales ou non
légales67.
27 La visibilité des traductions d’amateurs et leur forte diffusion exacerbent les problèmes
d’une profession peu reconnue68. L’ignorance volontaire des compétences de ce métier
va de pair avec les négociations en cours concernant la redistribution des bénéfices liés à
l’exploitation numérique des livre69. Si le nom du traducteur apparaît sur les couvertures
d’ouvrages littéraires, il ne figure que dans les mentions légales dans le cas des mangas.
Souvent payés au forfait, les premiers traducteurs ne profitaient pas du succès
commercial mais ils acceptaient d’autant mieux cette situation qu’ils débutaient dans la
profession et que le marché était en cours de développement. La croissance continue des
196
Bounthavy Suvilay Traduire le manga en France
ventes et l’arrivée des grands groupes d’édition changent le paysage éditorial et les
conditions de travail, le droit d’auteur étant désormais appliqué pour les traducteurs qui
touchent alors une commission sur les ventes70. Néanmoins les changements de contrat
ne s’effectuent pas toujours sans remous. Dans le cas de One Piece, le traducteur initial a
été remercié après le volume 60 et a entamé une procédure judiciaire, ce qui a conduit
Glénat à republier intégralement la série avec une nouvelle traduction à partir de 201271.
Officiellement, l’éditeur met en avant la fidélité à la langue japonaise et la reprise de la
traduction audiovisuelle (qui a pourtant été réalisée bien après celle du manga)72. En
réalité, il s’agit de proposer une adaptation différente pour ne pas être accusé de plagier
la version du premier traducteur.
28 À l’heure même où le développement de licences transmédiatiques à diffusion mondiale
impose la coordination multisectorielle des traducteurs et une réflexion sur les choix de
traduction qui ont un potentiel impact sur la réception du public local, la profession
semble fragilisée et peu critique lorsqu’il s’agit de traduire un objet culturel non
légitime, ce qui tend finalement à donner raison aux amateurs continuant de proposer
leurs multiples versions françaises au nom de l’amour de la fiction. Actuellement, les
blockbusters japonais sont souvent d’abord traduits par les fans sur les circuits non
légaux avant de l’être par des éditeurs français qui tentent ensuite de rattraper le retard
de diffusion pris par la version locale par rapport à l’original.
Conclusion
197
Bounthavy Suvilay Traduire le manga en France
Bounthavy Suvilay
Université de Montpellier 3
1 “Quel est le point commun entre le héros de manga Naruto et l’écrivain Guillaume Musso? Les deux se côtoient
régulièrement dans les tableaux de meilleures ventes de livres en France…” dans “Un Marché de 14 millions
d’exemplaires”, Le Parisien, 4 juillet 2013, http://www.leparisien.fr/espace-premium/culture-loisirs/un-
marche-de-14-millions-d-exemplaires-04-07-2013-2952767.php
2 Le marché de la bande dessinée ne représente que 7% des ventes de livres selon Livres Hebdo.
3 Ces fictions d’origine japonaise représentent 37,5% des bandes dessinées publiées en 2016 selon les données
chiffrées du Rapport de l’ACBD de 2016. Voir http://www.acbd.fr/2825/les-bilans-de-l-acbd/2016-lannee-de-
la-stabilisation/
4 Édité en français depuis 1993 chez Glénat, les 42 volumes de Dragon Ball se sont écoulés à 20 millions
d’exemplaires en 2015 (240 millions d’exemplaires dans le monde). One Piece s’est vendu à 16 millions
d’exemplaires entre 2000 et 2016 et Naruto à 17 millions entre 2002 et 2013.
5 Outre les analyses spécifiques du marché de la bande dessinée où figurent des données sur le manga comme le
rapport annuel de l’ACBD (Association des Critiques de Bandes Dessinées) disponible sur leur site
(http://acbd.fr/) ou celui du magazine en ligne du9.org (voir http://www.du9.org/Num2014/du9-Numero
logie-2014.pdf), plusieurs sites proposent des analyses à partir des chiffres de ventes recueillis par l’institut
d’étude GFK. Voir par exemple sur le site mangamag.fr (http://www.mangamag.fr/dossiers/bilan-annee-
manga-2016/) ou celui du site journaldujapon.com (https://www.journaldujapon.com/2017/03/16/bilan-
manga-2016-publication/) ou encore le site d’actualité manga-news.com (http://www.manga-news.com/index.
php/report/Bilan-Manga-News-2015-Partie-2).
6 Dragon Ball (1984-1995) ne totalise que 42 volumes contre 72 pour Naruto (1999-2014) et plus de 85 pour One
Piece (1997-en cours). La parution d’un nouveau volume permet d’augmenter la visibilité de l’ensemble de la
série, relançant les ventes du premier volume.
7 Tous les mangas ne sont pas adaptés en série animée ou en film, mais les best-sellers tendent à l’être. Dans le
cas de l’éditeur Shueisha qui publie l’hebdomadaire Shônen Jump, les meilleures séries sont transformées en
anime, jeux vidéo, films, jouets, etc. La plupart des best-sellers en France sont issus de ce magazine.
Néanmoins, notre article se focalisant sur l’impact de la traduction sur les best-sellers et non sur la fabrication
de ceux-ci en manga, nous n’analyserons pas les similitudes entre les séries du magazine ni l’évolution de la
politique éditoriale.
8 La proximité avec la culture cible est considérée comme une appropriation ethnocentrique nommée domesti-
cation (“naturalisation”), tandis que le rapprochement avec la culture du texte source est désigné par le terme
foreignization (“rendre étranger”). Voir Lawrence Venuti, The translator’s invisibility: A history of translation,
Routledge, 2008.
9 Nommée Bulma en français, le personnage féminin s’appelle en réalité ブルマー (prononcé burumā et
correspondant à la prononciation phonétique en japonais du terme anglais bloomers (“culotte”).
10 Dans la terminologie de Jean-René Ladmiral, les ciblistes orientés vers le public final de la traduction
s’opposent aux sourciers attachés au respect de la langue source. Ladmiral, Jean-René, 1986, “Sourciers et
ciblistes”, in Revue d’esthétique n° 12, p. 33-42.
11 Zohar Shavit, “Translation of Children’s Literature as a Function of its Position in the Literary Polysystem”,
Poetics today, 1981, p. 171-179.
12 Jusqu’à la moitié du XXe siècle, les traducteurs se donnaient le droit de redoubler la mission éducative de
l’auteur de littérature jeunesse en recréant son récit. Ces tendances à la réécriture dans les traductions sont
actuellement visibles sous la forme des adaptations, transformation des récits originaux en versions condensées
et simplifiées censées être plus adaptées au jeune public. Voir Isabelle Nieres-Chevrel, Introduction à la
littérature de jeunesse, Paris, Didier Jeunesse, 2009, <Passeurs d’histoires>.
13 Les références à la légende du Roi des Singes inconnue du public français ne sont ni explicitées ni transposées
sous une autre forme. Le caractère exotique (pour le lectorat japonais) des premiers chapitres faisant référence
à une iconographie chinoise est également gommé, le public français n’ayant pas la culture visuelle pour
distinguer les éléments chinois des éléments japonais.
14 Dans Dragon Ball, tous les noms de personnages comportent de jeux de mots, les super saiyan, redoutables
guerriers de l’espace, étant les super-légumes (saiyan est l’inversion des syllabes du terme japonais yasai
“légume”).
15 Hachette a volontairement tronqué Fifi Brindacier, en réduisant les trois romans d’Astrid Lindgren à deux
volumes dépourvus de la portée critique initiale. Christina Heldner, “Une anarchiste en camisole de force. Fifi
198
Bounthavy Suvilay Traduire le manga en France
Brindacier ou la métamorphose française de Pippi Langstrump”, La revue des livres pour enfants,1992, p. 65-
71. Sophie Heywood, “Pippi Longstocking, Juvenile Delinquent? Hachette, Self-Censorship and the Moral
Reconstruction of Postwar France”, Itinéraires, 2015. http://itineraires.revues.org/2903
16 Voir Isabelle Smadja, “Harry Potter et la traduction interdite” in Virginie Douglas (dir.), États des lieux de la
traduction pour la jeunesse, Presses universitaires de Rouen et du Havre, Mont-Saint-Aignan, 2015, 190 p. et
Franck Ernould, adapté par Isabelle Smadja, “Harry Potter, de la version anglaise à la version française : un
certain art de la traduction”, in Isabelle Smadja et al., Harry Potter, ange ou démon ?, Presses Universitaires de
France, 2007, <Hors collection>, p. 143-158.
17 Les doubleurs des années 1980 ont expliqué que les traducteurs ont haussé le niveau de langue pour valoriser
des séries mal animées. Lors d’une séance de doublage d’une série animée destinée à la vente en vidéo, un
directeur de collection a expliqué qu’il a dû insister auprès des doubleurs pour qu’ils ne modifient pas les
dialogues à leur convenance comme ils en avaient pris l’habitude pour les doublages effectués pour les séries
télévisées de TF1 dans les années 1990. Ils ne se rendaient pas compte qu’ils devaient jouer les dialogues avec le
même professionnalisme que pour un film.
18 Dans le cas de TF1, à la suite des plaintes du CSA, AB production avait fait appel à des psychologues pour
couper les passages potentiellement dangereux pour le public d’enfants. Il s’y ajoute les coupures effectuées
pour faire entrer une série de publicités.
19 Les étudiants de Juliette, je t’aime se saoulant en buvant de la limonade, les mafieux de Nicky Larson lançant
des “boulettes qui font bobo”. En souhaitant contrebalancer la violence du récit dans Ken le survivant, les séries
de calembours dans les dialogues remaniés par les doubleurs contribuent à rendre l’intrigue inepte.
20 Il y avait beaucoup d’erreurs d’attribution des noms ou des voix, un personnage s’adressant à un autre en
employant son propre nom, un protagoniste étant doté d’une voix féminine jusqu’à l’épisode où une scène de
douche révèle qu’il est biologiquement un homme dans Les Chevaliers du Zodiaque.
21 Il s’agit d’une licence achetée aux Américains, la version française étant traduite de l’anglais à partir d’une
version colorisée aux planches inversées.
22 Les premiers titres destinés à un public adulte étaient souvent traduits de l’anglais.
23 En France, DB et DBZ ont été diffusés le mercredi dans l’émission Club Dorothée (1988-1997). Le manga n’a été
traduit qu’à partir de 1993. Ainsi Glénat profite du succès de la série à la télévision et destine ses mangas une
communauté déjà installée d’amateurs.
24 D’autres éditeurs comme J’ai Lu ont adopté cette politique de rentabilisation rapide reposant sur la notoriété de
séries préalablement diffusées à la télévision. De son côté Casterman a lancé sa “Collection manga” (1995) en
petit format noir et blanc dans le sens de lecture français, format qui annonce celui de la “Collection écriture”
(2002) dédiée au roman graphique.
25 Le chinois, l’arabe, le persan, l’hébreu et l’écriture cunéiforme se lisent de droite à gauche.
26 Introduits dans l’espace restreint d’une bulle filiforme, les termes traduits en français sont souvent coupés à
plusieurs reprises, impossible devenant par exemple im-pos-si-ble, graphie peu habituelle. Afin de rendre la
lecture plus aisée, les traducteurs doivent choisir des variantes s’insérant mieux dans la zone graphique dédiée.
27 A contrario, le traducteur du manga ayant choisi de franciser les noms dans la version de Glénat en 1997, un
personnage de One Piece se nomme Pipo mais il est connu sous le nom d’Usopp dans la version animée diffusée
en 2003 par la chaîne du câble Mangas (filiale d’AB Production).
28 L’utilisation de la PAO pour scanner les planches japonaises afin de les retourner et insérer des textes
informatisés a été introduite par des fans, recrutés par l’ayant droit japonais pour la traduction de Candy
Candy. La méthode a été reprise par d’autres éditeurs dont Glénat.
29 Par exemple, les Okonomiyaki (spécialités de Hiroshima) se transforment en crêpes et la Tour de Tokyo devient
la Tour Eiffel.
30 Emmanuel Souchier, “L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale”, Les cahiers de médiologie,
1998/2 (n° 6), p. 137-145.
31 Dès le début des années 1990, les fans d’animation se réunissaient régulièrement devant les librairies japonaises
et les boutiques de produits dérivés asiatiques pour échanger des informations et des traductions afin de lire les
mangas importés.
32 Pour Video Girl Ai (1994), premier manga avec jaquette en France, Tonkam avait dû faire appel à des ouvriers
recouvrant manuellement les volumes. En imposant ce format, les éditeurs ont obligé les imprimeurs à s’équiper.
33 RG Veda (1995) est le premier manga publié dans le sens japonais. Lors d’un entretien qu’il nous a accordé,
Dominique Véret, fondateur et ancien dirigeant de Tonkam, a expliqué que ce choix éditorial a été dicté par la
volonté de “faire chier Glénat” [sic].
34 J’ai Lu numérote les cases tandis que Kana et Pika se contentent d’un texte d’avertissement en début et fin de
volume.
35 Cette série restant pendant longtemps la seule du catalogue de l’éditeur à être en sens japonais. Dragon Ball a
continué à paraître en sens français avant d’être édité sans inversion et avec une nouvelle traduction en 2003.
Mis à part le cas français, Dragon Ball a été publié dans le sens japonais dans tous les territoires occidentaux.
36 Tonkam (1994), Kana (1996), Pika (2000), Ki-oon (2003), Kurokawa (2005).
199
Bounthavy Suvilay Traduire le manga en France
37 Dès le troisième numéro du fanzine AnimeLand, toutes les formes de francisation et d’édulcoration au nom de
la morale et de la protection de l’enfant sont vivement critiquées. Voir Philippe Lhoste, “(Mauvaise) Humeur”,
AnimeLand 3, janvier 1992, p.4-5.
38 Un article de présentation de la langue japonaise avec une bibliographie de livres pour s’initier est édité en 1994
pour répondre aux demandes du lectorat d’Animeland. Voir Philippe Lhoste, “La Langue japonaise” ,
AnimeLand 14, mai 1994, p. 45-47.
39 La situation étant renforcée par le relatif dédain des traducteurs littéraires face à des titres n’apportant pas de
prestige à leurs parcours professionnels et demandant une somme de travail importante en temps limité pour
un salaire peu attractif.
40 Entretiens avec les traducteurs Anthony Prezman, Vincent Zouzoulkovsky et Patrick Honnoré. La domestica-
tion désinvolte de la première phase a ainsi contribué à renforcer les rangs d’étudiants en japonais à l’INALCO
et Paris VII dont sont issus la plupart des jeunes traducteurs recrutés par les éditeurs après 1993. Ils partagent
la même volonté de respecter l’œuvre originale et proposent des versions où les éléments culturels étrangers
sont mis en avant.
41 Rappelons que Naruto (1999-2014) comporte 72 volumes. En 2008, le tome 34 s’est vendu à 133 000 exem-
plaires en France et était classé à la 5e position des meilleures ventes de bandes dessinées selon Livre
Hebdo/Ipsos. Voir http://www.manga-news.com/index.php/actus/2009/01/22/Meilleures-ventes-BD-de-lan
nee-2008.
42 Masashi Kishimoto, Naruto, Kana, Dargaud, 2002, vol. 2, p. 206-207.
43 Masashi Kishimoto, Naruto, Kana, Dargaud, 2003, vol. 6, p. 184-187.
44 Dans le cas de Kana, elles étaient réalisées par François Jacques, traducteur, rédacteur et fondateur de fanzines.
Le site proposait des dossiers sur l’école au Japon, les fêtes traditionnelles…
45 Xavier Hébert, Ilan Nguyen et Vincent Zouzoulkovsky sont à la fois traducteurs de manga, rédacteurs dans des
magazines spécialisés, intervenants dans des manifestations culturelles et auteurs d’articles dans des revues
universitaires.
46 Pika est intégré à Hachette Livre à partir de 2007. Kazé est racheté par Viz Europe (filiale de Shueisha, Shoga-
kukan et ShoPro) en 2009 et la société devient alors la firme prioritaire lors des ventes de licences en Europe.
En 2014 Tonkam fusionne avec Delcourt qui avait déjà racheté Soleil Manga en 2011.
47 Filiale du groupe Editis, Univers Poche lance la maison d’édition de mangas Kurokawa en 2005.
48 Les noms japonais et les niveaux de langue sont néanmoins conservés alors que dans la première phase de
domestication, les noms étaient francisés et le niveau de langue souvent plus relevé que dans la version originale.
49 Minako O’Hagan, “Putting Pleasure First: Localizing Japanese Video Games”, TTR 221, 2009, p. 147-165.
50 En l’occurrence, l’éditeur belge gère à la fois la publication du manga (2002-2016), sa diffusion à la télévision
(depuis 2006) et en vidéo domestique (depuis 2007).
51 Pokémon étant une marque, le terme ne prend pas de –s au pluriel en français. D’autres termes comme Pikachu
sont également sous la protection du trademark américain qui implique non seulement la non-altération
verbale mais également la conformité visuelle. Dans le cas de Dragon Ball, Son Goku ne peut pas être une
marque déposée car il s’agit d’une reprise parodique du nom du Roi des Singes, mais le titre et toutes ses
variantes sont sous le régime du trademark.
52 Outre Naruto, Kana possède les droits globaux (imprimé et audiovisuel) de Black Butler, Assassination Class-
room.
53 Le cas de coordination intersectorielle le plus récent concerne la licence One Punch Man (2016), les éditeurs
français Kurokawa (pour le manga) et ADN (pour l’audiovisuel) ayant élaboré une bible commune pour les
noms des personnages et des attaques. Mais dans la majorité des cas les éditeurs ne s’aident pas, une même
série pouvant avoir deux titres différents, l’un en japonais l’autre en français selon les supports.
54 Publié dans le sens de lecture français et un format plus grand que le tankôbon, les œuvres de Jiro Taniguchi
sont régulièrement classées dans les meilleures ventes en librairie. Dans le cas de Taniguchi, non seulement
l’auteur accepte l’inversion de ses planches mais y participe activement en redessinant certaines cases pour les
besoins de l’édition française. Afin de toucher ce même public peu habitué au format poche, l’éditeur Ki-oon a
réédité certains titres dans la collection “Latidudes” avec un format plus grand mais en respectant le sens de
lecture japonais.
55 Chi, une vie de chat (2010-2015) est un manga intégralement en couleurs publié dans le sens français afin de ne
pas perturber les habitudes de lecture du jeune public. La stratégie semble porter ses fruits puisque le manga
s’est écoulé à 600 000 exemplaires en 2014. Dans la même collection “Kids”, Glénat publie également en
couleurs Dragon Ball SD (2015-en cours). Dessiné par Naho Ohishi, ce manga est une version condensée de
l’œuvre de Toriyama avec des personnages dessinés dans un style kawaii (“mignon” c’est-à-dire avec une tête
de la taille du corps).
56 D’autre part, les œuvres de Taniguchi sont généralement courtes alors que les séries comme Naruto ou One
Piece ont la particularité d’être très longues.
57 Fansub est le terme anglais désignant les épisodes ou films d’animation traduits et sous-titrés par des amateurs.
Parmi les sites non légaux où il est possible de visionner en streaming des anime sous-titrés ou doublés en
anglais, il y a http://www.animefreak.tv, http://www.animesub.tv, http://www.anime-sub.co Parmi les sites
200
Bounthavy Suvilay Traduire le manga en France
français, on peut citer http://www.toutanime.com. Comme ces sites ne sont pas légaux, ils changent régulière-
ment de nom et d’URL.
58 Scantrad est le terme français désignant les mangas traduits et édités par des amateurs. Le terme anglais est
Scanlation. Parmi les sites non légaux proposant des scantrad on peut citer : http://mangastream.com,
http://www.onemanga.com, http://www.mangareader.net, http://mangafox.me et bien d’autres. Pour les sites
francophones, on peut citer : http://www.manga-space.com, http://www.scan-manga.com, http://mangape
dia.fr, etc. Comme ces sites sont également illégaux, ils changent régulièrement de nom et d’URL. En 2010, un
groupement d’éditeurs japonais (Japan's Digital Comic Association) avait fait fermer le site onemanga.com
mais le site est de nouveau actif.
59 Il existe une importante documentation sur le sujet dans le domaine anglophone. Parmi les articles récents, on
peut citer Matteo Fabbretti,“The Use of Translation Notes in Manga Scanlation”, TranscUlturAl: A Journal of
Translation and Cultural Studies 8.2 (2016), p. 86-104.
60 Le catalogue de titres traduits de manière non légale dépasse l’ensemble des titres traduits en français et de
nombreuses équipes traduisent les mangas avant que les éditeurs français puissent trouver un terrain d’entente
avec les ayants droit japonais et proposer une version légale. Outre les titres non légaux en français, il faut
ajouter les versions anglaises encore plus nombreuses et les versions espagnoles.
61 Certaines équipes ne traduisent que les séries non licenciées en France et arrêtent leur mise à disposition dès
que le titre est acheté par un éditeur local.
62 En réalité, le réseau parallèle répond à des besoins qui n’entrent pas en adéquation avec les offres légales (tarifs
trop coûteux par rapport au budget d’un mineur, titre non licencié ou non réimprimé, décalage de publication
important).
63 Dans le cas de Naruto, les scantrad restaient néanmoins en avance d’une semaine sur la parution numérique
légale de Kana puisque l’éditeur français devait respecter la synchronisation avec la parution imprimée du
magazine Shônen Jump alors que les fans font paraître la traduction numérique non officielle dès qu’ils l’ont
réalisée à partir des fichiers de l’imprimeur.
64 Paru en 1984, Dragon Ball n’a été traduit qu’à partir de 1993. Édité dès 1997, One Piece paraît en français
seulement trois ans plus tard en 2000, signe que les sociétés françaises ont très vite cherché à se synchroniser
sur le rythme de parution des best-sellers japonais.
65 C’est le cas de la licence Marvel Cinematic Universe (abrégé MCU en anglais), univers fictif décliné au cinéma,
en série télévisée et comics, chaque secteur étant le support d’une intrigue originale ne pouvant se comprendre
qu’en regardant et lisant l’ensemble des productions. Cette forme de développement narratif transmédiatique a
été théorisé par Henry Jenkins à partir de la licence Matrix (films, jeux vidéo, etc.). Henry Jenkins,
Convergence Culture: Where Old and New Media Collide, New York, New York University Press, 2006.
66 Cas de Harry Potter où la diffusion des films a entraîné la traduction rapide des romans originaux dans les pays
où il n’avait pas été distribué jusqu’alors. En Allemagne, la promotion liée au film a obligé les traducteurs à
écrire une version germanique à quatre mains. Voir Yves Gambier, “Les censures dans la traduction audio-
visuelle”, TTR 152, 2002, p. 203–221.
67 Sur le site de l’éditeur, il y a 10 pages de commentaires sur les choix de traduction du tome 67 de One Piece
http://www.glenatmanga.com/commentaires.asp?ean=9782723495738&page=10
68 Des plateformes très profitables comme ou Google/Youtube demandent ouvertement aux utilisateurs de
traduire gratuitement les textes et vidéos, laissant entendre que n’importe qui peut devenir traducteur. Netflix a
d’ailleurs mis en place une plateforme de sélection des meilleurs fanssubers pour les faire travailler sur la
localisation de ses séries. Voir “The Netflix HERMES Test: Quality Subtitling at Scale”, 30 mars 2017,
http://techblog.netflix.com/2017/03/the-netflix-hermes-test-quality.html.
69 Dans le cas du livre, le nouveau contrat d’édition à l’ère numérique s’est mis en place en 2014.
http://www.atlf.org/profession-traducteur/contrat/le-nouveau-contrat-dedition-a-lere-numerique/ .
70 Entre 0,5% et 1% du prix de vente du volume selon les maisons d’édition.
71 Traducteur jusqu’au volume 60, Sylvain Chollet est remplacé par le duo Anthony Prezman et Satoko Fujimoto
(tome 61-62) puis Akiko Indei et Pierre Fernande.
72 Le directeur éditorial de Glénat avait déclaré : “One Piece se propose aujourd’hui en dessin animé à la TV (sur
MCM et D8), lequel propose les véritables noms et termes japonais. On ne pouvait ainsi continuer avec les noms
francisés, puisque la popularisation audiovisuelle se recrutait autour des termes japonais. Nous avons donc
choisi de reprendre l’ensemble des volumes de la licence pour rétablir une fois pour toutes une version plus
proche de la version originale”. Voir “Stéphane Ferrand (1/2) : Gérer simplement ne suffit pas, il faut continuer
de lancer des titres”, 11 mars 2013, http://www.actuabd.com/Stephane-Ferrand-1-2-Gerer
201
CARTE BLANCHE
1 Plus nous nous lions les uns aux autres, plus nous nous libérons. Loin de nous
restreindre, les liens nous ouvrent des possibles. Ce qui est vrai dans le champ politique
l’est également dans le domaine artistique, et plus particulièrement littéraire. Nous ne
pouvons pas écrire sans contrainte. Même quand nous ne sommes pas aussi obsession-
nels que les membres de l’Oulipo, nous nous imposons un genre, une forme, un style…
Dans chacun de nos textes, une chose immuable, appelons ça une contrainte, nous aide
à nous dépasser. Par sa constance, sa stabilité, elle nous autorise à tout risquer, car nous
servant de port d’attache, elle nous incite à prendre le large, avec la confiance qu’un
havre chaleureux nous attend au retour. Alors, pourquoi ne pas faire du best-seller une
contrainte ?
2 J’ai eu cette idée quand on m’a demandé d’écrire un livre pour sensibiliser le grand
public au problème de la résistance des bactéries aux antibiotiques. J’avais carte
blanche. Comme je n’étais ni médecin ni microbiologiste, et comme il existait déjà de
très bons essais sur le sujet, j’ai compris que je devais partir sur une narration. Mon
penchant naturel me pousse vers le nouveau nouveau journalisme, comme je l’ai fait
avec Le geste qui sauve : utiliser les techniques romanesques pour raconter le réel1.
Dans ce cas, il faut un fait-divers, une vie ou tout au moins une anecdote capable de
porter le sujet. Malheureusement, je n’ai trouvé aucune histoire vraie pour traiter de
l’ensemble de la problématique de la résistance des bactéries aux antibiotiques. J’ai
donc décidé d’en inventer une, et d’écrire une fiction dans laquelle glisser les données
scientifiques.
Mon but n’était pas d’informer, tout le monde sait que “les antibiotiques c’est pas
automatique”, mais je voulais induire des changements profonds et durables dans les
consciences. Par nécessité, pour que j’atteigne mon objectif, je devais être lu par bien
plus de lecteurs que d’habitude, et mon livre devait être un best-seller. J’étais terrorisé
par cette perspective casse-gueule, mais je devais essayer, quitte à me reconnaître
finalement incompétent.
3 Il existe au moins deux types de best-sellers. Le succès des premiers, les plus rares, les
plus improbables, les plus inattendus, tient du miracle, car rien ne les prédestinait à leur
destin. Si on peut tenter de leur chercher des points communs, comme l’a fait James W.
Hall2, il reste difficile d’établir la recette de leur succès. En revanche, les seconds
semblent aujourd’hui presque tous construits et écrits de la même façon. On les retrouve
le plus souvent publiés dans la catégorie thriller, polar ou romance, et souvent ils
s’adressent à cette étrange catégorie que sont les “jeunes adultes”.
4 J’ai alors commencé à lire Hunger Games, La fille du train, La cinquième vague, After,
Divergent… J’ai découvert que ces romans mettaient en scène une héroïne plutôt jeune,
un rien nunuche, qui raconte sa vie à la première personne et au présent, sur un mode
narratif qui laisse croire que la vie et l’écriture coïncident ; une forme de concomitance
plaisante, je suppose, parce qu’elle est en accord avec notre façon d’écrire sur le Net.
L’héroïne vit quelque chose et nous le livre en direct, sans distance, sans introspection,
surtout sans réflexivité (et donc sans cynisme ou ironie). En quelque sorte, l’héroïne a
une caméra GoPro accrochée à la tête et filme non-stop. Et l’auteur, lui, ne s’impose
aucune contrainte, aucune forme, il adopte celle qui lui est naturelle, presque instinc-
tivement.
J’ai vite déduit que je devais adopter cette narration GoPro, au risque de faire hurler
mes lecteurs traditionnels. Bien sûr, mon héroïne devait au premier regard tomber
amoureuse d’un bad boy, adéquatement tatoué, et tous deux ne cesseraient dès lors de
s’attirer pour mieux se quitter.
J’ai poussé le vice jusqu’à faire des statistiques sur la longueur moyenne des phrases
dans ces best-sellers, entre 12 et 14 mots3. J’ai mesuré la taille des chapitres, leur
découpage. Progressivement, ma contrainte s’est dessinée. Et je me suis mis au travail
sans souffrance, même avec un grand plaisir. J’aurais dû m’inquiéter !
5 Pourquoi n’avez-vous pas lu Résistants ? Pourquoi ne l’avez-vous pas vu dans la liste des
meilleures ventes alors qu’il a été publié en avril 20174 ?
Tout d’abord, deux livres avec les mêmes ingrédients ne connaîtront pas le même destin
commercial. Dans le succès d’une œuvre, la chance joue pour beaucoup, comme l’a
démontré expérimentalement Duncan Watts5. En 2005, il a voulu savoir si les artistes
connus sont véritablement géniaux ou s’ils ont bénéficié d’un coup de chance en début
de carrière. Avec ses collaborateurs, Watts a ouvert un site de téléchargement avec
48 morceaux de musique composés par des inconnus. Il a demandé à plus de
12 000 volontaires, répartis en plusieurs groupes tests, de télécharger les morceaux qui
les intéressaient et de les évaluer.
Après plusieurs semaines, des titres étaient systématiquement plus téléchargés que
d’autres, mais, dans chacun des groupes, le hit-parade différait. Certaines chansons
avaient plus de chance de se positionner vers le haut ou vers le bas du classement,
démontrant des qualités ou des défauts intrinsèques, mais le classement général
différait toujours, et même dans une certaine mesure semblait aléatoire !
Il s’avéra que, dans chacun des groupes, les premières évaluations avaient influencé la
suite de la simulation. Elles s’étaient transformées en prophéties autoréalisatrices,
poussant les volontaires à s’imiter les uns les autres. “Si j’aime ça, tu vas aimer ça”.
Atteindre le sommet du hit-parade est apparu en grande partie comme un coup de
chance.
Pour s’en convaincre, Watts et son équipe ont changé la règle de la simulation. Lors de la
création de nouveaux groupes, plutôt que d’ouvrir le téléchargement avec des morceaux
qui n’étaient pas classés, ils ont repris les hit-parades d’autres simulations en les
inversant. Les morceaux les moins téléchargés devenaient les plus téléchargés. Les
volontaires se voyaient incités à les écouter et à les noter. Et systématiquement, ils les
plébiscitaient.
Watts et son équipe avaient montré que le succès d’un artiste dépend d’un concours de
circonstances. Le destin de tous les best-sellers, même ceux de la seconde catégorie,
dépend d’un facteur impondérable. Un événement d’actualité peut tuer un livre ou au
contraire le propulser au zénith. Une critique bien sentie par une personnalité influente
203
CARTE BLANCHE Thierry Crouzet : Le best-seller comme contrainte
7 En 2008, Anheuser-Busch, le brasseur des fameuses Budweiser, a déclaré sur une pub
au sujet de ses bières qu’elles avaient une bonne drinkability, ce qui revenait à les
qualifier de buvables. A priori, on n’en attend pas moins. Cette déclaration apparaît
donc triviale, mais elle a semble-t-il fait des émules dans l’édition, comme l’a noté Ben
Roth6. Il a remarqué que les éditeurs disaient de plus en plus souvent de leurs livres
qu’ils avaient une bonne readability, autrement dit qu’ils étaient lisibles, voire
compulsivement lisibles, faisant référence à des livres moins lisibles, peut-être plus
brillants, mais dont la lecture est exigeante.
8 Un livre lisible, c’est un livre rédigé dans un style blanc, avec des mots ordinaires, des
phrases familières, selon une structure claire et conventionnelle. Un livre lisible nous est
déjà familier avant même que nous l’ouvrions, c’est un livre avec des personnages que
nous aimons déjà et avec lesquels nous nous identifierons. Comme une bonne bière,
nous sommes sûrs de le finir sans effort. Il va de soi qu’un livre lisible convient aux
lecteurs toujours pressés et sans cesse distraits du monde contemporain.
9 Les best-sellers de la seconde catégorie ont ainsi l’obligation d’être lisibles, et j’avais la
même obligation avec Résistants. J’ai tout fait pour que mon gâteau soit le plus copieux
possible, afin que les pilules cachées à l’intérieur passent inaperçues, mais j’étais sur la
corde raide ; j’avais fermé les yeux sur une caractéristique centrale de la lisibilité : rien
ne doit arrêter le lecteur, rien ne doit le bousculer, rien ne doit l’arracher à sa zone de
confort, rien ne doit le questionner, rien ne doit compromettre sa félicité.
10 Là, j’étais bien embêté. Avec Résistants, j’avais un but, je devais justement faire trem-
bler le lecteur, le choquer, l’inciter à fermer mon livre pour s’interroger sur le bon usage
des antibiotiques. J’avais même envie de lui décocher un direct du droit, parce que plus
j’écrivais plus je comprenais la gravité du problème. Malgré moi, je restais fidèle à
l’injonction de Kafka : “Mais il est bon que la conscience porte de larges plaies, elle n’en
est que plus sensible aux morsures. Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les
livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas
d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire?” 7.
11 J’avais réussi à faire taire mon penchant pour les formes complexes. J’avais veillé à ne
pas répéter la même erreur qu’avec One Minute8, roman au sujet duquel les éditeurs
m’ont tous demandé quand il commençait, alors que 365 fois il recommence et se
termine, puisqu’il ne fait que raconter la même minute selon des points de vue
différents. Cette fois, pas de ça. Avec Résistants, j’avais fui tout jeu littéraire. Mais la
littérature était peut-être plus forte que moi. Et doublement. En plus d’avoir introduit
du contenu scientifique dans mon best-seller, j’y avais glissé un ver plus pernicieux.
204
CARTE BLANCHE Thierry Crouzet : Le best-seller comme contrainte
12 Javier Cercas a proposé une magnifique théorie littéraire9. Selon lui, les grands romans,
et en particulier ceux qu’il aime, ont tous un point aveugle, une zone de non-dit, “un
point à travers lequel on ne peut rien voir”, il parle d’un “silence pléthorique de sens”. Il
évoque immédiatement un paradoxe : “C’est précisément à travers ce point aveugle que
ces romans, en pratique, voient ; c’est précisément à travers cette obscurité que ces
romans illuminent ; c’est précisément à travers ce silence qu’ils deviennent éloquents”.
Cercas donne comme exemple canonique Don Quichotte. Le chevalier à la Triste Figure
est-il fou ou non ? Cervantes nous fait sans cesse pencher dans un sens, puis dans un
autre, et se garde bien de trancher.
Le point aveugle ouvre l’œuvre et permet de reformuler jusqu’à la question qui la définit.
J’aime ainsi me demander si Don Quichotte est génial ou s’il est un simple personnage
de fiction. Quand je l’écoute, je l’entends parler des livres de chevalerie, je l’entends me
raconter les histoires qu’il imagine et, puis parfois, il redevient un simple personnage,
vivant sa propre histoire. Et si Don Quichotte n’était fou que parce que nous refusons
d’entrer dans son univers ? Le point aveugle donne la main au lecteur. Il lui donne la
possibilité de prolonger l’œuvre. Il signe son ouverture.
13 La théorie du point aveugle me fait penser au théorème de Gödel, qui dit la même chose
au sujet de l’arithmétique, démontrant qu’il existe toujours des propriétés indécidables.
Cercas a en quelque sorte transposé Gödel dans le champ littéraire. Je pense aussi à la
métaphore du jeu de Taquin de Deleuze, qui explique que dans ce puzzle, où on déplace
des pièces dans des glissières, une case vide est nécessaire, parce qu’elle autorise le
mouvement. Le point aveugle a la même fonction. Il est le centre autour duquel s’exerce
la gravité narrative.
14 Comme Cercas, j’aime les romans du point aveugle. Quand j’ai écrit One Minute, la
question sans réponse était “Le contact avec les extraterrestres est-il réel ou non ?” La
forme polyphonique devait multiplier les interprétations quasiment jusqu’à l’infini.
Ainsi un roman du point aveugle déploie en même temps une question et un procédé
formel qui entrent en résonance.
Au contraire, un best-seller de la seconde catégorie ne peut pas posséder de point
aveugle. Il doit répondre à toutes les questions, ne rien sous-entendre qui pourrait briser
l’élan du lecteur et l’empêcher de dormir à cause d’interrogations politiques ou méta-
physiques. Toute porte ouverte doit être soigneusement refermée. Pour reprendre la
terminologie de Gödel, un best-seller doit être complet.
15 Dans Résistants, j’ai tenté de faire de l’anti-Cercas avec vigueur, poursuivant la complé-
tude. Et puis, j’ai donné à lire mon manuscrit à un lecteur professionnel, spécialiste des
romans lisibles. Il m’a demandé d’expliquer ceci, de développer cela, de détailler telle ou
telle chose de la vie de mes personnages, et puis de couper systématiquement chaque
fois qu’il était question d’antibiotiques. Le fond nuisait à la lisibilité.
Malgré tous mes efforts, je n’avais donc pas été suffisamment exhaustif. Il manquait à
mon livre la montagne de faits qui, pour moi, rendent bien des romans ennuyeux, et on
me suggérait de sabrer ce qui justifiait mon travail, ce sans quoi je n’aurais pas tenté
d’écrire un best-seller de la seconde catégorie. Pour jouer le jeu, j’ai tenu compte de
quelques remarques, mais pas de toutes, c’était impossible, au vu de mon cahier des
charges.
205
CARTE BLANCHE Thierry Crouzet : Le best-seller comme contrainte
17 Quel est le point aveugle de Madame Bovary ? Cercas n’en voit pas et affirme qu’il en va
de même avec la plupart des romans réalistes, qui cherchent justement la complétude
propre au réel. Mais qu’est-ce que le réalisme sinon une contrainte ? Et qu’est-ce qu’un
point aveugle sinon une contrainte qui impose à l’auteur de ne pas trancher, et même de
tourner autour de questions qui ne peuvent l’être, faisant de l’incomplétude une vertu ?
Contrainte et point aveugle ne me paraissent pas très éloignés.
18 J’ai alors pensé à La vie mode d’emploi de Perec. Et si son point aveugle était sa
contrainte, une des plus féroces jamais imaginées ? Le lecteur n’a aucune chance de la
trouver dans l’œuvre. Elle la sous-tend de l’extérieur. Elle la traverse et l’irrigue, sans
qu’il soit possible de faire plus que la deviner, même si elle exerce sur nous une
attraction aussi tangible que la force de gravité.
La contrainte serait un point aveugle de second ordre, un point aveugle non pas explicité
dans l’œuvre, mais présent dans son architecture. Une sorte de loi naturelle invisible,
presque occulte. Cercas écrit “dans tous ces romans [du point aveugle], sans exception,
au début ou en leur centre, se trouve une question, et tous ont pour but de chercher la
réponse à cette question centrale. Mais quand cette recherche est terminée, la réponse
est qu’il n’y a pas de réponse, c’est-à-dire que la réponse est la recherche même d’une
réponse, la question elle-même, le livre lui-même.”
19 Voilà qui colle parfaitement avec mon hypothèse, à cela près que la contrainte précède le
roman, qu’elle lui préexiste, mais elle le détermine aussi, elle est en quelque sorte le livre
lui-même, la mécanique qui consiste à chercher des réponses impossibles (le menteur
ment-il ou non quand il nous dit qu’il ment ?). La contrainte est une injonction à créer, à
percer un mystère insoluble.
“Le roman n’est pas un genre responsif, mais interrogatif”, affirme Cercas. La contrainte
participe à cette particularité de la forme romanesque. La contrainte est la question. La
mécanique qui nous fait y chercher des réponses.
20 Dans Résistants, cette question du second ordre est “Qu’est-ce qu’un best-seller ?”.
Pourquoi les lecteurs s’attachent à des intrigues lisses, rarement surprenantes, caricatu-
rales ? Qu’est-ce que ça indique sur la nature humaine ? Sur notre propension au
mimétisme ? Questions qui renvoient au sujet de Résistants, pourquoi continuons-nous
à abuser des antibiotiques alors que nous savons que nous nous faisons du mal ? Il s’agit
de questions fondamentales, auxquelles personne ne trouvera jamais de réponses
univoques, mais dont la recherche nous fait humains.
Cercas écrit : “Ce point aveugle, c’est ce que nous sommes”. Oui, c’est notre conscience,
cette entité incomplète qui se regarde elle-même jusqu’au vertige, capable de se faire du
mal tout en sachant qu’elle se fait du mal.
21 Un best-seller de la seconde catégorie ne peut être vertigineux, il doit rassurer. Il ne peut
donc disposer d’un point aveugle de second ordre pas plus que du premier. Il se doit
206
CARTE BLANCHE Thierry Crouzet : Le best-seller comme contrainte
d’être construit selon une forme explicite, transparente, connue, sans ambiguïté, sans
jeu sous-jacent, sans ironie, sans cynisme.
En faisant du best-seller une contrainte, en faisant d’elle un non-dit au sein du roman,
j’ai peut-être introduit un point aveugle du second ordre, qui implique que le lecteur
accepte de jouer avec la mécanique mise en place, exigence qui est le propre des œuvres
littéraires, réussies ou non, mais pas des romans lisibles.
22 J’ai peut-être cherché à faire quelque chose d’impossible. On ne peut tout simplement
pas écrire des best-sellers de la seconde catégorie à l’aide de la contrainte du best-seller.
Le faire en conscience, c’est jouer avec le lecteur, ce qui ne laisse pour l’auteur que la
possibilité d’écrire un best-seller de la première catégorie. Et cette fois, en plus d’un
coup de chance, il faut un coup de génie.
23 Après avoir défendu sa théorie du point aveugle dans l’art du roman, Cercas conclut :
“La littérature, et le roman en particulier, ne doit rien proposer, ne doit pas transmettre
des certitudes, donner des réponses ou prescrire des solutions. Elle doit, au contraire,
formuler des questions, véhiculer des doutes et présenter des problèmes et, plus
complexes sont les questions, plus angoissants les doutes et plus ardus et insolubles les
problèmes, mieux c’est. La littérature authentique ne rassure pas, elle inquiète ; elle ne
simplifie pas la réalité, elle la complique. Les vérités de la littérature, surtout celles du
roman, ne sont jamais claires, précises et manifestes, mais ambiguës, contradictoires,
polyédriques, fondamentalement ironiques”.
24 Peut-être est-il dangereux d’user du verbe “devoir” au sujet de la littérature, et même du
roman. Il suffit de poser une définition pour que nous soyons tentés de la dynamiter. Et,
de fait, il existe sans doute autant de théories du roman que de romanciers. J’ai pour ma
part un modèle alternatif, pas nécessairement contradictoire d’ailleurs. En abusant moi
aussi du verbe “devoir”, je peux dire : “La littérature doit connecter des faits, des
pensées, des émotions, elle doit illuminer, enchanter, révéler des perspectives nouvelles
et, plus imbriqués sont les liens, plus merveilleux le monde nous apparaît. La littérature
authentique ne rassure pas, elle libère ; elle ne simplifie pas la réalité, elle la
complexifie”10. Voici qui pourrait être un manifeste pour une littérature solaire. La
connexion est ludique plutôt qu’ironique, elle est créatrice plutôt que destructrice, elle
invite plutôt qu’elle dénonce.
25 L’œuvre canonique du roman solaire est sans doute A la recherche du temps perdu.
Souvent qualifié de roman psychologique, c’est avant tout, il me semble, un roman
d’interconnexion. Proust établit sans cesse des rapprochements qui nous rendent plus
intelligents, plus lucides, plus conscients, plus humains. C’est comme si des rayons de
lumière s’échappaient du livre dès que nous l’ouvrons. L’ironie exigée par Cercas devient
alors jeu, sans la moindre ironie justement.
Je pourrais dire la même chose de Don Quichotte, autre roman solaire s’il en faut, qui
interconnecte la réalité avec la fiction, pour engendrer une réalité hybride. Selon mon
prisme, je pourrais évoquer presque tous les textes cités par Cercas, et notamment
Pierre Ménard, auteur du Quichotte. En une dizaine de pages, Borges trace un réseau de
liens d’une densité incroyable, allant jusqu’à montrer comment deux phrases identiques
entretiennent des relations polysémiques. Toute l’œuvre de Borges n’est que jeux avec
207
CARTE BLANCHE Thierry Crouzet : Le best-seller comme contrainte
les liens. Ses héros sont des connecteurs. Ils ouvrent de nouveaux chemins pour la
pensée, sans se préoccuper de leur réalisme. Ils complexifient le monde, et dans ce
foisonnement nous donnent une chance d’être nous-mêmes, et de nous promener où
bon nous semble, librement.
26 Mais alors, un best-seller de la seconde catégorie peut-il être un roman solaire ? Je ne le
pense pas. Il n’interroge pas plus qu’il ne rayonne. Il n’ouvre pas de porte vers l’exté-
rieur, il ne se lie qu’avec lui-même, produisant un monde autosuffisant, une espèce de
cocon tautologique ultraconfortable, une prison en quelque sorte, où on se sent si bien
qu’il serait fou de vouloir s’en échapper.
Au contraire, un roman solaire invite à sortir, à ouvrir d’autres livres, à rencontrer des
gens, à discuter avec eux, à jouer. Les contraintes qui le sous-tendent ont accru sa
complexité, son foisonnement, ses possibilités. Elles ont fait circuler les intuitions plus
loin que leur pente naturelle ne les aurait portées, jusqu’à explorer l’indicible, cette
incomplétude viscérale qui ne peut être dite, bien qu’étant au centre de toutes les
œuvres.
Par opposition, ne se revendiquant pas plus du point aveugle que du soleil, le best-seller
de la seconde catégorie est à part, dans une sphère qui m’est inaccessible, et qui de fait
me fascine, parce que je ne peux la définir qu’en creux. Le best-seller tient du miracle. Il
assimile toute la littérature qui le précède sans la remettre en cause. Il se donne comme
la forme terminale d’une histoire, comme la dernière et unique possibilité littéraire. Il
est non théorique. Il exige un don narratif quasi virginal, alors que sur ma terre trop
longtemps labourée, les fleurs sauvages ne poussent pas. Il me faut désapprendre. Voilà
peut-être quelle aura été, pour moi, la vertu du best-seller comme contrainte. Je dois
admettre mon impuissance, et aussi mon manque de courage qui, pour Résistants, m’a
empêché de risquer un best-seller de la première catégorie, un manque de courage qui
s’explique par l’ambition de plaire, sans doute un grand mal pour qui prétend à la
littérature, puisque plaire ne se commande pas.
Thierry Crouzet
Écrivain
NOTES
1
Thierry Crouzet, Le geste qui sauve, Paris, L’Âge d’homme, 2015. J’ai une grande admiration pour Les mains du
miracle de Joseph Kessel (1960) qui préfigure De sang-froid de Truman Capote (1966), et donne naissance à une
des lignes les plus innovantes de la littérature contemporaine.
2
James W. Hall, Hit Lit : Cracking the Code of the Twentieth Century’s Biggest Best-sellers, New York, Random,
2012.
3
Thierry Crouzet, “Tu écris comme qui ?” (http://tcrouzet.com/2016/03/26/tu-ecris-comme-qui/).
4
Thierry Crouzet, Résistants, Paris, Bragelonne, 2017. Le roman est sorti le 19 avril, quatre jours avant le premier
tour de la présidentielle.
5
Matthew J. Sagalnik, Duncan Watts, “Leading the Herd Astray, An Experimental Study of Self-fulfilling
Prophecies in an Artificial Cultural Market”, Sociological Psychology Quarterly, 2008 (https://www.ncbi.nlm.
nih.gov/pmc/articles/PMC3785310/).
6
Ben Roth, “Against Readability“, 2017 (https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3785310/)
208
CARTE BLANCHE Thierry Crouzet : Le best-seller comme contrainte
7
Franz Kafka, lettre du 27 janvier 1904 à Oskar Pollak, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, <Bibliothèque de la
Pléiade>, t. 3, 1984, p. 575.
8
J’ai publié One Minute en feuilleton sur Wattpad tout au long de 2015. Il n’est toujours pas édité.
9
Javier Cercas, Le point aveugle, Arles, Actes Sud, 2016.
10
Surtout, elle ne la complique pas, elle l’illumine. Sur mon blog, j’ai beaucoup écrit sur la différence entre le
complexe et compliqué.
209
ENTRETIEN
Adeline Wrona
Grégoire Leménager, vous êtes devenu journaliste après des études de lettres. Vous avez
fait votre carrière au Nouvel Observateur, où vous êtes maintenant chef-adjoint du
service Culture et responsable de BibliObs.com, le site d’actualité littéraire du journal.
Je vous remercie d’avoir accepté de répondre à nos questions sur le best-seller. Je
commence par la plus évidente : comment, selon vous, peut-on définir un best-seller ?
Grégoire Leménager
Je m’y attendais un peu... Du coup je suis allé chercher une interview de Pierre Nora qui
va commencer par vous répondre à ma place. Elle figurait dans un hors-série du
magazine Books en 2009 ou 2010, dont nous avions publié des extraits sur BibliObs.
Constatant que cette catégorie du best-seller était devenue un véritable fourre-tout
puisque chaque livre qui se vend peut être qualifié de best-seller, Nora proposait une
typologie. Il distinguait les ouvrages relevant de la grande diffusion, c’est-à-dire aussi
bien les dictionnaires, etc., que les ouvrages de littérature populaire ; les best-sellers
“programmés”, comme les ouvrages de Marc Levy ou Guillaume Musso ; les best-sellers
“prévisibles” parce que signés par de grandes figures, comme les prix Nobel de
littérature, ou dans un autre genre Simone Veil ; enfin les best-sellers “inattendus”, qui
sont pour lui la seule vraie catégorie de best-seller : celle qui définit le phénomène en
retournant ou en “pulvérisant toutes les prévisions”, “l’ouvrage programmé pour 3 000
exemplaires et qui fait 30 000 ou 300 000 ventes”. Il citait à ce propos la fameuse
phrase de Malraux : “Au-delà de 20 000 exemplaires commence le malentendu.”
Le best-seller est donc un livre qui se définit d’abord par ses ventes. Au journal, il nous
reste à trouver comment en parler – ou pas. Mon métier n’est pas seulement d’être
critique littéraire ; je suis plutôt un journaliste littéraire. Je suis là pour donner mon avis
sur des livres, bien sûr, mais aussi pour informer les gens de l’existence d’un
phénomène, et pour essayer d’en dire quelque chose d’intelligent, d’amusant ou
d’intéressant.
Michel Murat
Je voudrais revenir sur les catégories employées par Nora. Elles me semblent
intéressantes mais aussi faciles à déconstruire. D’abord, qu’est-ce que vous appelleriez
littérature “populaire” ?
G.L. Nora parlait sous ce terme de littérature sentimentale ou policière ; il donnait
l’exemple de la trilogie de Stieg Larsson – ce qui en fait ne me semble pas un bon
exemple de ces ouvrages obéissant aux lois de la grande diffusion, car Millenium
justement a été un succès totalement inattendu. En revanche les romans qui sont conçus
comme des romans de gare, les SAS d’autrefois, les collections Harlequin, tout cela me
semble relever de la littérature de grande diffusion, qui suppose une fabrication
industrielle, et d’ailleurs ne prétend pas relever de la littérature.
M.M. Est-ce que vous ne trouvez pas qu’il y a une confusion à appeler “populaire”
une littérature qu’immédiatement après vous redéfinissez comme sérielle, c’est-à-dire
par un certain type de production et de diffusion ?
G.L. Peut-être. Mais qu’est-ce qui vous gêne là-dedans : l’emploi du mot littéra-
ture ?
M.M. Non, c’est l’emploi du mot “populaire”.
G.L. Eh bien c’est populaire parce que c’est lu par un grand nombre de gens. Et
aussi sans doute au sens de “non-intellectuel”.
A.W. Le mot populaire est un anglicisme, qui permet de désigner une catégorie de
réception.
M.M. Prenons ce que Nora appelle les best-sellers “programmés” : qu’est-ce que vous
en donneriez comme exemple ? D’autre part, qui est-ce qui programme : est-ce que c’est
l’auteur ? est-ce que c’est une construction éditoriale ?
G.L. Le problème avec Nora, c’est que ses exemples ne vont pas de soi. Pour les
best-sellers “programmés” il mentionne Harlan Coben, Marc Levy, Guillaume Musso,
qui ne sont pas de la grande littérature. Je pense que la programmation du best-seller
peut aussi intervenir pour des formes de littérature plus intéressantes : on en trouve les
origines chez Grasset avec la promotion de Radiguet, ce sont des choses qu’on voit
encore aujourd’hui. À mon niveau, cela se traduit par le ballet organisé par les attachés
de presse et les éditeurs bien en amont de la sortie du livre : ils font savoir aux
journalistes qu’ils ont un livre formidable qui va sortir dans deux, trois ou cinq mois, et
qu’ils ont hâte d’avoir leur avis dessus. Là se développe un phénomène de buzz interne
au milieu, et dont les effets sont très nets au moment de ce qu’on appelle la rentrée
littéraire : il y a 600 bouquins qui sortent, mais tous les journaux parlent des 40 ou 50
mêmes livres, ce qui est assez fascinant. Ça s’est dessiné de manière informelle pendant
l’été, et même quand on essaie de s’en démarquer, on est pris dedans.
M.M. Mais dans ces cas la programmation n’est pas forcément liée au succès de
vente, c’est plutôt de la promotion des livres qu’il s’agit.
G.L. Oui, c’est une des étapes…
A.W. Et qui se fait nécessairement dans un échange avec l’éditeur. Après, cela peut
fonctionner ou non. Il y a des cas récents qui montrent que ce n’est pas parce que c’est
programmé que ça fonctionne, et inversement. Est-ce que, dans ce que vous avez
observé depuis votre poste, on peut dessiner des catégories de livres qui sont des “bons
clients” pour être best-sellers ?
G.L. On ne va pas s’enfermer dans ce que dit Nora. Quand il parle de littérature
populaire, je crois qu’il pense vraiment à des productions qu’on dit sérielles – aux
romans de gare.
M.M. Repartons de ce que vous faites à BibliObs. Nous sommes allés consulter le
site, et le premier exemple qui nous a frappés, c’est l’attention qui est portée à la sortie
du prochain livre de Murakami : l’événement est constitué par l’anticipation d’une
réaction du public, qui est mise en scène de la même manière que les médias mettent en
scène les queues qui se forment au moment de la mise en vente d’un nouveau modèle
d’Iphone. Je ne sais pas si c’est vous qui vous en êtes occupé personnellement. Mais
quelle relation établissez-vous entre cet événement, la lecture des livres de Murakami –
car c’est un auteur qui n’est pas dépourvu de consistance littéraire –, et le fait que le
211
ENTRETIEN Michel Murat, Adeline Wrona ⇌ Grégoire Leménager
reportage lui-même porte non sur le livre, mais sur un succès attendu, c’est-à-dire sur
un phénomène de réception ?
G.L. Pour Murakami, je peux vous parler très concrètement de la manière dont ça
se passe. Ce matin, il y a une collègue du site internet principal, où on s’occupe des
informations générales, qui a vu passer une dépêche annonçant qu’un nouveau
Murakami sortait au Japon, uniquement au Japon, et qu’il donnait lieu à une espèce de
folie, que les librairies japonaises avaient été envahies à minuit par des hordes de
murakamaniaques. Elle me demandait donc ce que je pouvais faire sur mon site
littéraire pour accompagner cette information. Du coup j’ai récupéré un papier qu’on
avait fait il y a deux ou trois ans, dans lequel on s’interrogeait précisément, déjà, sur les
raisons du succès de Murakami. Je l’ai simplement republié en ajoutant quelques lignes
sur la parution du nouveau livre au Japon. Ça tombait très bien parce que j’étais
débordé et qu’à l’arrivée, le papier ainsi actualisé est nettement plus intéressant qu’une
simple reprise de dépêche. Mais il n’y a pas beaucoup plus de réflexion sur un cas
comme celui-là. C’est typique du site internet, où il y a beaucoup de bricolage,
d’improvisation, puisqu’on travaille à flux très tendu...
A.W. Ces contenus repris viennent du magazine papier ?
G.L. Oui, c’est un article qui avait été fait pour nos pages littéraires à l’époque et qui
avait déjà été mis en ligne. Ce genre d’actualisation, c’est quelque chose qu’on fait
souvent : on n’hésite pas à remettre en circulation des articles, notamment sur les
réseaux sociaux, car ces papiers sur la littérature sont beaucoup moins périssables que
les papiers sur la politique : par exemple à l’occasion de l’anniversaire de la naissance de
Flaubert, je peux remettre en avant un grand papier qui raconte comment a été lancé
Madame Bovary, parce que je sais qu’il est intéressant ; et parce qu’il est intéressant il
trouve toujours de nouveaux lecteurs. Mais revenons à Murakami : il a des lecteurs en
France, qui ne sont pas mécontents d’apprendre qu’un nouveau livre sort au Japon, et
qu’il sera vraisemblablement traduit. Par ailleurs, il se trouve que la semaine prochaine
sort en France un autre livre de Murakami, un recueil de nouvelles : là, on en parle dans
les pages de l’hebdomadaire, et pour le coup il y a eu une vraie réflexion en amont pour
savoir comment s’y prendre. La dernière fois que Murakami a publié un livre, on a
simplement publié une critique. La fois d’avant, nous avions publié un entretien avec
lui ; et celle d’avant encore, le “Murakami, pourquoi ça marche” que vous avez lu sur
notre site tout à l’heure. Là, pour le prochain numéro de l’Obs, mon camarade Didier
Jacob a rédigé, à l’occasion de la sortie du recueil de nouvelles, une sorte d’abécédaire
sur différents aspects de Murakami et des thèmes abordés dans ses livres, quelque chose
d’assez grand public et en même temps de très informé. C’est à ce propos que je parlais
de notre devoir d’informer nos lecteurs : il peut nous arriver de faire ce genre de papier
même pour un livre ou un film qu’on trouve mineur, parce qu’il y a moyen de dire des
choses intéressantes sur son auteur à cette occasion-là et que nos lecteurs (parmi ceux
de Murakami, on peut penser que beaucoup sont aussi nos lecteurs) seront contents de
les lire.
A.W. Par conséquent c’est la dimension événementielle du best-seller qui est
prédominante dans votre fabrication du site.
G.L. Je parlerais plutôt du journal que du site, sur ce point…
A.W. Mais la logique quotidienne ne vaut pas que dans le journal : c’est bien dans le
site que vous mettez l’article ; donc il y a une force événementielle du phénomène, qui
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ENTRETIEN Michel Murat, Adeline Wrona ⇌ Grégoire Leménager
peut réactualiser une information qui a trois ans. C’est là qu’apparaît bien la différence
que vous évoquiez entre critique littéraire et journalisme littéraire : le rythme de
production et le rapport à l’actualité ne sont pas les mêmes.
G.L. Il faut couvrir l’événement, comme on dit, et s’il y a des milliers de Japonais
qui se précipitent dans les librairies de Tokyo à minuit, cela fait bien pour nous un petit
événement littéraire susceptible de toucher un grand public ; il ne s’en produit pas tant
que ça.
A.W. Voilà une réponse à la première question qu’on posait : ce qui définit un best-
seller, c’est ce qui va faire événement pour le lectorat.
G.L. Oui, c’est une assez bonne définition. Cela suppose pour nous de travailler en
amont là-dessus : je parlais tout à l’heure du phénomène de buzz qui se développe au
cours de l’été, parfois autour d’auteurs totalement inconnus. À partir du moment où on
sent que tous nos concurrents vont parler d’un livre, on n’est pas sûrs que ça va être un
best-seller, mais il est certain que ça va être un événement éditorial ; et du coup on se
dit : ce livre, il faut qu’on le lise, il faut qu’on sache ce qu’il y a dedans et le cas échéant,
qu’on trouve la bonne formule journalistique pour nous aussi en parler.
M.M. Vous le dites très bien : le journaliste littéraire ne travaille pas sur le texte,
mais sur le fait littéraire dans sa résonance sociale.
G.L. Je ne dirais pas ça : on essaie de travailler sur le texte quand même. Mais pour
garder le droit de temps en temps de consacrer une page, deux pages, trois pages à un
auteur inconnu dont les autres n’ont pas parlé mais qu’on trouve extrêmement
intéressant, on est obligé, dans un journal généraliste comme le nôtre, de couvrir ce qui
apparaît aussi comme des événements sociaux.
À propos des histoires de buzz, je me souviens d’un épisode qui m’avait marqué, au
moment de mes débuts dans le journal en 98. Mon stage se passait en septembre, et au
mois de juin, Jérôme Garcin, qui dirigeait déjà le service Culture à l’époque, m’avait dit :
passe donc le dernier jeudi de juin, tu verras la réunion de service qui a lieu tous les
jeudis, et je te donnerai une dizaine de livres que tu liras cet été et sur lesquels tu feras
des papiers pour la rentrée. J’étais donc allé à cette réunion, c’était pour moi assez
surréaliste – je ne connaissais pas très bien la littérature contemporaine, évidemment,
mais là j’étais vraiment perdu : tous les journalistes parlaient d’un certain Houellebecq,
dont Les particules élémentaires allait sortir fin août. Il avait publié Extension du
domaine de la lutte quatre ans avant, chez Nadeau, avec un petit succès d’estime, mais
c’était loin d’être devenu un best-seller. Or là, en juin 98, tous parlaient de ce nouveau
livre de Houellebecq qui allait arriver et que personne n’avait lu. Comme si Raphaël
Sorin, alors son éditeur, avait réussi à faire courir le bruit dans tout Paris qu’il y avait un
événement digne du Voyage au bout de la nuit qui arrivait, et que tout le monde était là
à se dire : il faut qu’on lise vite ce livre et qu’on trouve un moyen d’en parler. Avec ma
naïveté et mon idéalisme d’étudiant en lettres, je me disais : ces gens sont fous ! Ils sont
en train de parler d’un livre qu’ils n’ont pas lu, d’un auteur dont je n’ai jamais entendu le
nom, tout ça pour anticiper sur un article à paraître dans deux mois ; pourtant ils
avaient raison de se préoccuper de ce phénomène qu’ils avaient senti venir. Pour moi,
l’origine de ce que je considère comme une espèce de bulle spéculative Houellebecq se
trouve là, j’ai l’impression de l’avoir vue se former sous mes yeux.
213
ENTRETIEN Michel Murat, Adeline Wrona ⇌ Grégoire Leménager
MM. Je ne suis pas sûr que ce soit une bulle spéculative. Je crois que même résumé,
même sous forme de synopsis, Les particules élémentaires avait une puissance de
rupture dans le continuum de la production littéraire. On imagine très bien que des gens
qui connaissent les usages et les attentes du lectorat sachent que quelque chose va se
passer autour de ce livre, que ce soit un succès, un échec, ou un débat : c’est un livre très
provocant, et aussi un écrivain qui a d’évidents dons de romancier. Je trouve que ce
processus qui est plutôt une anticipation qu’une fabrication du phénomène n’a rien de
choquant : ce n’est pas une machine de marketing destinée à faire le succès d’un
ouvrage.
G.L. Je comprends. Houellebecq n’est évidemment pas un écrivain mineur. En
même temps, je reste fasciné par ce qui m’apparaît comme une disproportion ; je ne
comprends pas pourquoi on le situe cent coudées au-dessus de tous les écrivains
français de sa génération. L’explication n’est pas purement littéraire. Je suis peut-être
un peu trop marqué par Bourdieu, mais elle est fatalement aussi en partie sociologique.
A.W. Chez Houellebecq il y a un rapport aux médias très particulier…
M.M. Mais justement, est-ce que vous le considérez comme un auteur de best-seller ?
G.L. De fait il l’est devenu. Et chaque fois qu’il ouvre la bouche – on commence
d’ailleurs à s’en lasser un peu, à force – de manière très habile, pour dire quelque chose
de provocateur, tout le monde le reprend en boucle, et cela fait un événement.
M.M. Mais avec Houellebecq, on n’est pas dans la littérature “populaire” ; on n’est
pas non plus dans des succès “programmés”, sauf à considérer que maintenant il a une
position d’auteur qui fait que le livre suivant est attendu, mais c’est un processus de
cumulation du succès qui ne lui est pas particulier : il est passé dans le “prévisible”. Ce
qui est plus intéressant dans son cas, c’est la question de la légitimité littéraire, n’est-ce
pas ? Avec lui nous avons de gros chiffres de vente, un très large débat public et
médiatique autour de l’auteur, mais aussi toute une critique universitaire légitimante –
des dizaines de thèses en France et à l’étranger –, des traductions, une diffusion
internationale de l’œuvre, qui attestent l’importance actuelle de cet auteur dans le
champ littéraire contemporain.
A.W. Ce serait d’ailleurs intéressant de connaître les tirages du Cahier de l’Herne
Houellebecq qui vient de paraître.
G.L. C’est une drôle de chose, soit dit en passant : hagiographique d’un bout à
l’autre ; il y a beaucoup de documents intéressants, mais l’ensemble a peut-être été
contrôlé d’un peu trop près par Houellebecq lui-même ; en outre le volume est très
franco-français, c’est dommage qu’il n’y ait pas plus de regards étrangers.
A.W. Nous avons donc essayé de réfléchir à la manière dont un journaliste comme
vous pourrait situer son rôle et définir son attitude par rapport aux best-sellers. De là
plusieurs propositions ou questions, auxquelles vous avez déjà en partie répondu. Vous
considérez que cela fait partie des événements que vous devez couvrir en tant que
journaliste littéraire ; mais est-ce que vous pensez que vous devez aussi critiquer, c’est-
à-dire réévaluer le succès ?
G.L. Oui, bien sûr. Mais il y a aussi une règle dans notre métier : on doit savoir
varier les plaisirs. Par exemple, à mes yeux Annie Ernaux est à la fois un très grand
écrivain, et un auteur assez populaire pour entrer dans la catégorie “best-seller”. Elle
sort un livre en moyenne tous les deux ou trois ans, ce qui n’est pas un rythme effréné,
214
ENTRETIEN Michel Murat, Adeline Wrona ⇌ Grégoire Leménager
mais à chaque fois il faut trouver un mode de traitement un peu différent – je le disais
tout à l’heure à propos de Murakami. Une fois on va faire une critique du livre, si
possible assez longue, où on essaie de s’attacher au texte ; une autre fois ce sera un
entretien avec elle, où on l’interroge sur ses sources d’inspiration, mais aussi, à
l’occasion, sur François Hollande ou d’autres sujets d’actualité (je vous en parle d’Annie
Ernaux parce que c’est moi qui y suis abonné, pour mon plus grand bonheur, depuis une
dizaine d’années) ; et une autre fois, ça va être d’obtenir la permission de lui rendre
visite chez elle, pour sacrifier au genre de la “visite au grand écrivain” : on essaie alors de
faire son portrait d’une manière qui soit à la fois sensible, informée, un peu spirituelle,
et qui au passage parle du nouveau livre qu’elle publie, en le resituant dans l’ensemble
de son œuvre. C’est un exercice d’écriture difficile, mais passionnant.
À côté de ça il y a d’autres auteurs à succès qui peuvent nous sembler surévalués. Par
exemple Sylvain Tesson, qui a un succès phénoménal, beaucoup de talent, mais qui à
mon avis le gâche parce qu’il ne réfléchit pas assez au sens de ce qu’il écrit, qu’il laisse
passer des bêtises, qu’il se contredit beaucoup. Comme il est désormais handicapé
depuis qu’il a eu un accident, ça devient très cruel et donc assez délicat de dire du mal de
son œuvre. Chaque fois qu’il sort un livre il est encensé partout, comme s’il était à la fois
Nicolas Bouvier et Paul Morand, ce qui fait un peu beaucoup. À l’automne dernier, parce
que tout le monde l’applaudissait, j’ai donc fini par lire Sur les chemins noirs
(Gallimard), plusieurs semaines après sa sortie. Et j’en ai fait une critique dans une
rubrique de l’Obs qui s’appelle “Les raisons d’un succès” ; elle est commode parce qu’elle
nous permet de rattraper un livre qu’on aurait raté, et de parler de livres populaires.
Comme le précédent, ce livre m’a exaspéré. J’ai donc été assez méchant : j’ai essayé de
pointer ses contradictions, je notais que sa conception d’une campagne complètement
idéalisée était stupide à force de nostalgie, que sa mise en scène de soi avait quelque
chose de gênant… Bien sûr qu’on fait ça. Quand David Foenkinos a eu son prix
Renaudot [pour Charlotte], mon camarade David Caviglioli a rendu compte du livre sur
BibliObs en utilisant son procédé : il allait à la ligne à chaque phrase pour bien faire
comprendre au lecteur à quel point ce livre peut être obscène, notamment lorsqu’il
évoque les chambres à gaz. Certains ont bien ri, d’autres nous ont insultés. Mais non,
pour revenir à votre question, non, on n’hésite pas à critiquer un succès.
Un cas intéressant est celui de la littérature “populaire”, disons Marc Levy ou Guillaume
Musso. Dans le journal on a beau parler de Murakami ou de Stieg Larsson, certaines
personnes ont l’impression qu’on passe notre temps à commenter des livres publiés par
Corti ou les éditions de Minuit. Donc de temps en temps, quelqu’un nous nous dit :
“mais quand même, vous ne parlez jamais de Marc Levy ou Guillaume Musso alors
qu’ils sont en tête des ventes”. On ne le fait pas pour chacun de leurs livres, mais quand
on se décide à le faire, on essaie de trouver des biais. On a publié par exemple une
grande enquête de David Caviglioli sur l’industrie qu’il y a derrière eux, la manière dont
leurs deux maisons d’édition se livrent une guerre impitoyable pour savoir lequel
pourra afficher son visage sur les bus parisiens ; et l’enquête était accompagnée de deux
brefs encadrés assez peu engageants sur les livres eux-mêmes. Une année, j’ai fait aussi
un essai de comparatif entre les textes en essayant de montrer quelles étaient les
différences. On les met toujours dans la même catégorie, mais en fait ça n’a rien à voir :
les deux sont bourrés de clichés, mais le roman de Marc Levy que j’avais lu me semblait
illisible tellement il était mal fichu, invertébré. Il se contredit entre la page 53 et la page
67, les personnages sont mal définis, on se perd, c’est vraiment bâclé. Musso, je ne sais
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ENTRETIEN Michel Murat, Adeline Wrona ⇌ Grégoire Leménager
pas si des gens le relisent avec des ciseaux, mais c’est très bien fait ; les chapitres
s’arrêtent net au moment où il y a du suspense, les citations en épigraphe sont bien
choisies : c’est un produit fini très professionnel.
A.W. Donc le best-seller est bien pour vous un passage obligé.
G.L. Non, pas forcément. Levy ou Musso, le plus souvent on les ignore. Parce qu’au
fond ça ne sert pas à grand-chose de les descendre en flammes ; ils se vendent quand
même.
M.M. “Les raisons d’un succès”, ça suppose une approche presque sociologique : est-
ce que ça intéresse votre public ?
G.L. Ça devrait impliquer une approche sociologique. Pour certains livres, il arrive
qu’on utilise la rubrique de cette manière ; mais il arrive aussi qu’on y fasse juste le
compte rendu d’un livre, parce qu’il a du succès. Dernier exemple, à propos de Musso,
Levy et Katerine Pancol. Une année on s’était dit : tiens, et si on traitait leurs livres
comme des produits, justement, en leur faisant passer une sorte de banc d’essai ? Je dois
reconnaître qu’on s’était bien amusés à écrire notre article. Mais au journal, certains ont
estimé que c’était insultant pour les gens qui aiment ce genre de littérature, et qu’il
serait plus intéressant d’aller interviewer des lecteurs de Marc Levy pour comprendre ce
qu’ils lui trouvent. En effet, on pourrait le faire : sauf que TF1 le fait déjà, que Le
Parisien le fait déjà, et beaucoup d’autres journaux aussi. Donc profitons de ce que nous
sommes au Nouvel Observateur pour dire simplement ce qu’on en pense. On le fait pour
les hommes politiques avec lesquels nous ne sommes pas d’accord. Pourquoi ne pas
prendre la littérature assez au sérieux pour le faire aussi avec les écrivains ?
M.M. Poursuivons. Voilà un certain temps que vous observez le paysage : qu’est-ce
que vous avez pensé de best-sellers inattendus dans le domaine de la fiction (je laisse de
côté des cas comme Indignez-vous de Stéphane Hessel) : des livres dont le succès est
venu par le lectorat comme L’élégance du hérisson de Muriel Barbery – sans la presse,
avec très peu de promotion de l’éditeur ? Quand il se produit un phénomène comme
celui-là, est-ce que vous l’accompagnez ?
G.L. Au moment de L’élégance du hérisson [2006], je n’étais pas encore engagé au
journal, et je ne m’en souviens pas précisément. Mais il y d’autres livres pour lesquels,
dans des proportions moindres, cela s’est produit. Je me souviens de Carole Martinez :
Anne Crignon, une journaliste de notre service, avait lu son premier roman [Le cœur
cousu, Gallimard] et l’avait trouvé très bon ; à l’époque, en avril 2007, elle avait été l’une
des seules journalistes à lui consacrer un article. Cela n’a sans doute pas eu un gros
impact, mais un an plus tard, elle nous apprend que le livre, sans aucune presse, a eu
huit prix littéraires – des prix locaux, des prix de lecteurs – et qu’il s’en est vendu
20 000 exemplaires. Elle a donc fait un grand portrait de “l’inconnue aux huit prix
littéraires”. Elle y parlait du phénomène à retardement, et en même temps elle était
l’une des premières à rendre compte d’un succès qui s’était fait par le bouche à oreille.
Ensuite les ventes du livre ont continué à s’envoler, et le deuxième roman de Carole
Martinez a été attendu comme un événement : deux ou trois ans plus tard, elle faisait
figure de poids lourd de la rentrée d’automne.
A.W. Par conséquent, est-ce que le rôle du service littéraire d’un journal comme
l’Obs peut être aussi de créer un best-seller, de participer à la fabrication du succès ?
Est-ce que c’est un rêve, ou une espèce d’idéal pour vous ?
216
ENTRETIEN Michel Murat, Adeline Wrona ⇌ Grégoire Leménager
G.L. On peut se raconter qu’on est très prescripteurs, mais je crois qu’on l’est de
moins en moins. Jérôme Garcin fait partie des rares qui ont encore un petit pouvoir à
cet égard : quand il s’enflamme vraiment pour un livre, les éditeurs nous disent que cela
se ressent dans les ventes, d’autant qu’après en avoir parlé dans le journal, il en parle au
“Masque et la plume”, qu’il anime sur France Inter. Et l’émission peut avoir aussi un fort
coefficient multiplicateur. Pour un journaliste comme moi, je ne me fais pas beaucoup
d’illusions. En revanche, je ne crois pas qu’on ne serve à rien. Je pense faire partie d’une
chaîne, d’une espèce d’écosystème. Quand je fais une demi-page sur un livre en disant
qu’il est très bon, tous les lecteurs de l’Obs ne se précipitent pas pour l’acheter, mais
d’autres journalistes voient passer le papier ; le type qui anime une émission à la radio et
qui cherche à inviter un auteur peut se dire : tiens celui-là, Leménager en dit beaucoup
de bien, or j’ai souvent les mêmes goûts que lui, il a éreinté Sylvain Tesson et aime
beaucoup Annie Ernaux. Du coup, le confrère de la radio lit le livre, et s’il se confirme
qu’il a les mêmes goûts que moi, il invite son auteur. Il y a un effet de boule de neige
auquel je pense qu’on participe vraiment ; les médias audio-visuels, en particulier, me
semblent se nourrir beaucoup de ce que la presse écrite défriche ou repère.
M.M. J’aimerais vous poser une question sur votre perception du marché français et
de ce qu’il a de spécifique, à la fois par rapport au marché américain et par rapport à un
marché mondialisé. Mon point de vue est qu’en France persiste une tension très forte
entre production de masse et culture d’élite ; Pierre Nora est d’ailleurs un représentant
par excellence de cette culture d’élite, et la manière dont il parle de “populaire” est pour
moi caractéristique. La France est le pays des torchons et des serviettes. Il me semble
qu’aux États-Unis la situation est différente : on a à la fois un large échantillon d’auteurs
à gros tirages, et une production romanesque qui est beaucoup plus structurée par sous-
genres destinés à des publics. En France au contraire nous avons une espèce de vague
appellation comme “roman sentimental”, et il me semble que beaucoup d’auteurs qui
vendent bien essaient d’obtenir une légitimation comme auteurs littéraires. Il faudrait
s’intéresser aux stratégies d’auteurs comme Gavalda ou Pancol – Lévy et Musso s’étant
au contraire identifiés eux-mêmes comme auteurs de best-seller – qui essaient de tendre
vers la littérature légitime. Prenons une figure qui me semble caractéristique, et qui est
Delphine de Vigan : qu’en pensez-vous ? peut-on la mettre en rapport avec cette situa-
tion française ?
G.L. C’est compliqué, Delphine de Vigan. Elle fait partie des succès plutôt inatten-
dus. Son premier livre a été publié chez Jean-Claude Lattès, qui n’a pas la réputation des
éditions de Minuit, mais qui n’est pas non plus Michel Lafon. Au moment où elle est
apparue chez Lattès, celui-ci était identifié comme l’éditeur de Dan Brown, pas
davantage ; depuis ils font des efforts pour apparaître comme de vrais éditeurs de
littérature française. Le succès de Delphine de Vigan s’est fait, je crois, par le bouche à
oreille, et il est dû aux thèmes qu’elle a abordés, comme la souffrance au travail.
A.W. Les heures souterraines parlaient de la “placardisation”. Mais c’est aussi un
auteur très adapté aux phénomènes du transmédia. Elle dirige d’ailleurs la commission
d’aide à la création du CNC.
G.L. Tout ça marchait bien à une échelle assez restreinte. Et puis est arrivé Rien ne
s’oppose à la nuit, qui a été un best-seller énorme. Je ne pense pas que son éditeur
s’attendait à un succès pareil ; il l’a poussé un peu plus que leurs autres romans de cette
rentrée-là – c’est d’ailleurs un roman qui n’en est pas un, il faudrait parler aussi de cet
217
ENTRETIEN Michel Murat, Adeline Wrona ⇌ Grégoire Leménager
usage du mot “roman” pour légitimer des livres, c’est quelque chose de fascinant… Elle a
donc eu un très gros succès avec un livre qui la rendait touchante, de ces gens avec qui
on n’a pas envie d’être méchants parce qu’ils ont beaucoup souffert. Et puis le livre
d’après, D’après une histoire vraie, a eu le prix Renaudot, probablement celui qui a le
plus beau palmarès littéraire du XXe siècle, Céline, Guilloux, Perec, Le Clézio, Ernaux –
le Goncourt semble faible à côté. C’est un livre qui est très malin, parce qu’elle joue avec
l’image d’elle qu’elle a imposée auparavant ; elle manipule tous les codes de l’autobio-
graphie et de la littérature de confidence, avant de basculer dans une sorte de thriller.
C’est un peu longuet, mais astucieux, avec une vraie réflexion sur fiction et non-fiction :
je comprends très bien que ce soit un best-seller et je suis plutôt content que ça se lise –
en tout cas pour un prix Renaudot, c’est bien mieux que Charlotte de Foenkinos.
A.W. Il ressort de ce que vous dites que la fabrication d’un best-seller est une
entreprise collective : le travail de l’éditeur, puis le prix, puis le journal, et le succès de
lecture qui s’amplifie. C’est un aspect du phénomène que nous n’avions pas clairement
identifié.
M.M. Dans cette convergence de phénomènes, il me semble qu’il y a toujours un
point de cristallisation qui détermine le changement d’échelle ; dans le cas de Delphine
de Vigan, c’est le succès de lecture de Rien ne s’oppose à la nuit.
A.W. C’est bien un système. Vous dites : on peut être une partie du système, quand
nos papiers sont repris, etc. ; et je crois que dans certains cas cela peut être un point de
départ.
G.L. En un autre sens, on peut dire que Delphine de Vigan elle-même fait partie du
système : mais elle est la compagne de François Busnel, c’est-à-dire d’un journaliste très
influent avec qui personne n’a très envie de se fâcher ; dans l’attribution du prix cela
peut jouer, c’est toujours possible. Mais je ne sais pas si la question des prix rentre dans
votre propos. Les prix fabriquent le succès, mais aussi – et de plus en plus – surfent sur
le succès. La logique qui semble prévaloir au Renaudot, c’est : “Cette année il faut qu’on
vende plus que le Goncourt”. Donc certains jurés ont l’œil sur les chiffres de ventes. Le
livre qui marche et qui semble avoir un gros potentiel, qui peut avoir le Goncourt des
lycéens qui va encore démultiplier les ventes, c’est sur ce livre-là que le Renaudot vient
mettre son label, en espérant que le bandeau Renaudot va être plus imprimé que le
bandeau Goncourt. C’est une manière pour un prix littéraire d’entretenir l’illusion de
son propre pouvoir, qui peut lui donner de la force l’année où il récompense un auteur
plus confidentiel.
M.M. On voit donc une espèce de retournement : longtemps il était acquis que c’était
le prix, donc l’instance de légitimation, qui fabriquait le succès. Maintenant c’est le
succès public qui, sous certaines conditions, va déterminer le choix de l’instance de
légitimation. De cette confirmation du succès public, elle tire sa propre légitimité. Je me
souviens des prises de position de Pierre Assouline au Goncourt : il se prononçait
nettement pour la confirmation par le jury de choix qui étaient ceux du public. Cela
suppose donc ce que vous décriviez comme un système, c’est-à-dire un amorçage
progressif, collaboratif, du succès, avec des paliers de reconnaissance qui relancent à
leur tour les ventes, et qui sur un long terme, vont “fabriquer” un auteur.
G.L. Il y a une phrase qui dit : “Ce n’est pas Duras qui a eu le Goncourt, c’est le
Goncourt qui a eu Duras”. Elle résume assez bien ce phénomène à double détente. Il y a
quelques années, alors que j’enquêtais sur les coulisses du Goncourt, Didier Decoin m’a
218
ENTRETIEN Michel Murat, Adeline Wrona ⇌ Grégoire Leménager
dit : “Au moment de voter – je lis les livres ! il y en a que j’aime, d’autres moins – mais
au moment de voter la question que je me pose, le critère décisif, c’est : lequel de ces
livres est-ce que je pourrais offrir à maman ?” “Maman” était, disait-il, une lectrice
ordinaire ; cela lui servait de repère. Mais à la décharge des jurés Goncourt (et en cela ils
sont dans la même logique que la nôtre) il faut reconnaître que pour garder la confiance
de leur lectorat ils sont obligés de récompenser, une année un Pierre Lemaître [Au
revoir là-haut, Goncourt 2013], pour une autre fois pouvoir couronner Jean-Jacques
Schuhl [Ingrid Caven, Goncourt 2000] ou le gros bouquin de Mathias Énard [Boussole,
Goncourt 2015] qui n’est pas si évident à lire. Ils sont contraints de faire un dosage très
subtil. Le choix de Mathias Énard leur permet de dire : nous, on est la littérature ; de
plus on découvre, ou du moins on accompagne un auteur qui est sur une pente
ascendante et qui est en train de bâtir une œuvre. Et l’année suivante il font un tout
autre choix en disant : c’est un prix pour le public, c’est aussi notre rôle.
A.W. On constate bien dans ce cas le caractère clivé du statut “littéraire” en France.
Cela vaut aussi pour Gallimard, qui a publié Alexandre Jardin dans la Collection
blanche. Le succès n’est pas légitimant en soi, mais le non-succès ne suffit pas non plus à
légitimer une littérature d’élite.
M.M. Le succès commercial n’est plus délégitimant comme il était supposé l’être,
sans être pour autant légitimant à lui seul. Cela signifie que les temps ont changé – ou
que nos modèles théoriques sont à réviser. Il me semble en fait que ces modèles selon
lesquels le succès était de mauvais aloi, une preuve de médiocrité, ont pu avoir une
valeur descriptive, mais qu’à la longue ils sont devenus une fable, une sorte de
mythologie de l’autonomie littéraire. Mais sortons de France et revenons à Murakami
dont nous parlions. C’est un écrivain qui a commencé avec un lectorat de fans quand il
écrivait des livres vraiment déjantés comme La course au mouton sauvage. Ensuite on
l’a vu avec Kafka sur le rivage réussir une opération remarquable, qui est la création
d’un livre adapté à un marché mondialisé mais dont la valeur est fondée sur une sorte
d’ADN culturel proprement japonais (l’animisme, le monde double, les fantômes) ; c’est
comme la pizza : il faut un ADN italien, fortement enraciné, pour que ça devienne un
produit mondial.
A.W. Il y a dix ou quinze ans en France Murakami avait un lectorat assez réduit et
faisait figure d’écrivain fortement légitime. Mais au même moment au Japon j’ai
rencontré des professeurs de littérature qui le considéraient comme un auteur de grande
consommation ; pour eux c’était “l’auteur japonais qui plaisait aux Français”, un produit
d’exportation sans intérêt sur le plan local.
M.M. Oui, mais vos interlocuteurs au Japon ne sont pas ceux qui vont faire la queue
à minuit dans les librairies.
G.L. De la même façon, en France, on trouve des lecteurs très cultivés qui font la
fine bouche à propos de Houellebecq, alors que des lecteurs et des universitaires
américains de haut vol le considèrent comme le plus grand écrivain français vivant.
A.W. En France Houellebecq reste un auteur qui ne fait pas consensus.
G.L. Il a eu beaucoup de mal à se faire reconnaître par les universitaires français, et
sa légitimation est passée par l’étranger. Il y a aussi l’effet d’une forme de snobisme liée
à la proximité géographique qu’on a avec un auteur – surtout quand on connaît ses
aspects les plus … agaçants.
219
ENTRETIEN Michel Murat, Adeline Wrona ⇌ Grégoire Leménager
M.M. Pour prolonger cette discussion, j’aimerais vous interroger sur l’évolution
actuelle de votre métier dans un contexte de diffusion par internet et de déplacement
des structures de médiation. Je pense bien sûr aux prescripteurs amateurs (booktu-
beuses et autres), mais aussi – commençons par là – au fil de commentaires qui suivent
les articles : des fils encombrés, mais qui forment un discours critique.
G.L. Les commentaires ont changé au fil du temps. Il y a cinq ans, il y avait encore
des commentaires qui revenaient sur l’article : c’est de moins en moins le cas. En
revanche de nouveaux espaces de commentaires se développent sur les réseaux sociaux,
surtout Twitter et Facebook. Bien sûr cela compte pour nous. Quand j’écris une vraie
bêtise factuelle et qu’un commentaire me la signale, j’essaie de remercier cette personne,
et je corrige. Quand on se fait insulter, quelquefois on répond de manière ironique. Et
lorsque quelqu’un n’est pas d’accord et qu’il l’argumente de manière intelligente, ça fait
plaisir, parce que ça veut dire que quelqu’un nous a lu.
M.M. Je pense au débat récent suscité par le dernier livre d’Édouard Louis, Une
histoire de la violence, avec l’intervention de Didier Éribon. À la suite de l’article de
BibliObs on trouve un fil de commentaires : ce sont des interventions assez polémiques,
mais articulées et d’une assez bonne tenue ; il me semble que dans ce cas le débat forme
un ensemble, et que c’est une “bonne version” de cette pratique.
G.L. Pour cela internet est un média intéressant : l’affaire Édouard Louis a déjà une
longue histoire, et les nouveaux articles tiennent compte des réactions, entre autres,
d’Éribon ; il est d’ailleurs tellement partie prenante dans l’affaire que c’est un des
acteurs du feuilleton. On peut à peine parler de commentaire.
A.W. Vous observez aussi ce phénomène qu’on voit dans tous les espaces d’articles
sur internet, quel que soit le sujet : les gens parlent entre eux, et une sorte de forum se
forme en-dessous du sujet, si bien que l’article n’est plus qu’un prétexte à ce dialogue.
G.L. C’est très évident, depuis le début, sur le blog de Pierre Assouline. Les cinq
premiers commentaires disent : Ah, Assouline, c’est n’importe quoi, on ne peut pas dire
ça. Un autre dit : Bravo Assouline ! Et après ça part dans complètement autre chose. Au
135e commentaire, alors que le papier parlait de George Orwell, on voit surgir une
espèce de débat sur Kafka, et plus loin ça repart sur Marc Levy : c’est devenu un forum.
M.M. Je m’étais livré à l’exercice quand je cherchais à savoir ce qu’on disait de Gracq
après sa mort : j’étais descendu dans les fonds du blog d’Assouline, au-delà du 500e
commentaire, et de temps en temps je trouvais des choses sensées au milieu du vrac.
Mais est-ce que vous pensez qu’il y a une sorte de déprofessionnalisation qui est en
route, avec tous ces amateurs qui sont devenus, pas forcément des prescripteurs, mais
des commentateurs ?
G.L. C’est un discours qu’on entend depuis dix ans. Je n’en observe pas tellement
les effets sur la littérature, disons, légitime. Mais le phénomène est très net, et il
s’industrialise, pour la littérature grand public, en particulier le polar et la littérature
jeunesse. Régulièrement des attachées de presse me disent : “pour cette production, on a
repéré des blogueurs ; on leur envoie les livres, et pour nous ça compte beaucoup plus
que les journaux”. La fantasy et la littérature d’adolescents forment un vaste marché,
mais ce sont des livres dont on ne parlerait pas : on n’a pas la place, on n’aime pas
particulièrement ça, ou on n’y connaît rien. Et surtout on ne peut pas parler de tout : il y
a tellement de livres…
220
ENTRETIEN Michel Murat, Adeline Wrona ⇌ Grégoire Leménager
221
ENTRETIEN
N.D.E. Nous avions adressé à Marc Levy, par l’intermédiaire de son attachée de presse, une
demande d’entretien pour le présent numéro de FIXXION. L’auteur n’a pas cru bon de
répondre, ou peut-être cette demande ne lui est-elle pas parvenue. Nous avons donc conservé à
cet entretien sa dimension virtuelle. Il n’est pas fictif pour autant : tous les propos de “l’auteur”
ont été formulés ou écrits par Marc Levy, et par quelques-uns de ses confrères ; ils sont repris à
la lettre. La plupart des questions ont été posées dans ces termes par des journalistes. Nous
n’avons procédé qu’à quelques coupes, et à de légers raccords grammaticaux.
Q. Pourquoi écrivez-vous ?
R. Pour partager avec d’autres ce que j’ai écrit. Je crois que c’est ça qui me motive dans
mon travail d’écriture, cette envie de partager avec les lecteurs “une envie de”. Envie d’être
soi, envie d’aimer les autres, envie d’avancer dans la vie, envie d’aimer tout court ; je pense
que c’est le trait d’union de mes romans. Je ne suis pas Hemingway, mais mon histoire peut
apporter un peu de bonheur aux gens qui la liront, et par les temps qui courent, ce n’est déjà
pas si mal.
R. Rien dans ma démarche n’a été prémédité. J’ai simplement pris plaisir à noircir des
pages. Quand j’ai commencé à écrire, je n’avais pas l’intention de faire un roman, et je
pensais encore moins qu’il serait publié.
R. Écrire m’a offert une liberté insoupçonnable. Chaque soir je me sens happé par mon
récit, et la nuit, je rejoins un monde imaginaire où je me sens heureux en compagnie de
personnages devenus des amis.
R. Dans un roman, on met une part de soi-même, de son enfance, de ses espoirs de ses
échecs. Sans s’en rendre compte, sans penser que des inconnus un jour le liront. Parfois on
n’a plus pour seul souhait que de devenir invisible.
R. À la chance, et je m’efforce de la mériter. Je sais que j’ai une chance inouïe, je sais
que si mes livres sont numéro un des ventes, cela ne veut pas dire qu’ils sont les meilleurs. Le
fait de le savoir ne m’empêche pas pour autant de profiter de cet immense bonheur car c’en
est un et cela me pousse chaque année à travailler plus encore pour mériter un peu de cette
chance qui m’est offerte.
R. C’est la question classique, celle qui revient le plus souvent dans la bouche des
lecteurs et des journalistes. Honnêtement, je n’ai jamais été capable de répondre sérieusement
à cette question. L’écriture implique une vie ascétique : noircir quatre pages par jour me prend
une quinzaine d’heures. Il n’y a pas de magie, pas de secret, pas de recette : il faut juste se
couper du monde. Parfois, dans les bons jours, un cercle vertueux se met en place qui peut me
faire écrire d’un jet une bonne dizaine de pages. Dans ces périodes bénies, j’arrive à me
persuader que les histoires préexistent quelque part dans le ciel et que la voix d’un ange vient
me dicter ce que je dois écrire, mais ces moments sont rares.
Q. Vos histoires, avez-vous dit, sont tractées par les personnages. Mais comment se
forme un personnage ?
R. Ce sont les personnages qui font l’histoire, et non l’histoire qui fait les personnages.
Mes personnages sont des gens ordinaires confrontés à des situations extraordinaires, qui vont
les transformer et modifier leur point de vue, leur perception du monde, leur perception de
l’autre, les ouvrir aux autres et à eux-mêmes. Mais le personnage n’est jamais ni un collage ni
un coloriage. Ce n’est pas un personnage préétabli dont je me contenterais de raconter les
aventures. Il se développe dans l’écriture parce qu’il y a narration. J’ai vraiment commencé à
écrire quand j’ai laissé venir les personnages : chaque personnage doit avoir son inflexion, sa
silhouette. Pour moi le personnage est toujours “percevalien”, à la recherche de lui-même
dans le travail de l’écriture.
R. Vous pouvez écrire un roman sans ponctuation si cela vous amuse. Il ne faut pas
laisser l’écriture et la littérature s’enfermer dans des règles grammaticales. Certes, elles sont
très importantes pour le maintien de la langue. Mais, il ne doit pas y avoir tout le temps des
règles.
R. Les adverbes sont inélégants. Je leur préfère les adjectifs, mais jamais plus d’un dans
la même phrase. Par exemple, plutôt que : “C’est formidablement original”, j’écris : “C’est
très original”.
R. Vous trouvez qu’il n’y a pas assez de drames dans la vraie vie, que les gens ne sont
pas suffisamment accablés de malheurs, de mensonges, de lâchetés et de mesquineries, vous
voulez en rajouter ? C’est une question de bon sens et de courage. À quoi cela sert d’écrire si
ce n’est pour apporter du bonheur aux autres ? Une bonne dose de misère, de sordide, de
223
bassesses à vous arracher des larmes, et on crie au génie, mais faire rire et rêver, ce n’est pas
considéré. J’en ai assez de l’hégémonie culturelle du marasme.
R. Pour moi, il y a eu pendant très longtemps, dans mon parcours de lecteur et d’étudiant,
l’interdit du roman. Il était impossible dans les années 1980 d’écrire un roman. Ou alors on
pouvait commencer à envisager l’idée d’écrire un roman si on passait par le mode de l’ironie
et/ou de la déconstruction. Il fallait montrer patte blanche en signifiant bien qu’on n’était pas
dupe de ce qu’est un roman, de son artifice. La modernité s’était arrêtée à des écrivains
comme Guyotat ; son illisibilité était perçue comme le point de vitesse indépassable, la vitesse
de la lumière. Écrire un roman semblait une horrible régression, un renoncement. C’était très
lourd, et cet interdit précisément a stimulé mon désir de faire du roman, d’en écrire sans me
laisser intimider, en réintégrant le désir et le plaisir de la lecture.
R. De nos jours c’est comme s’il y avait une panique générale devant le langage
produisant une littérature aphasique, ânonnante, dont les formes les plus abouties sont une
certaine manière de faire de la poésie ou du roman – la manière “illisible”. Mais pour ma part,
ce n’est pas ainsi que je comprends le monde ni la langue : je ne perçois pas cette nécessité de
perversion, de refus permanent de se servir des mots et du sens existant des mots ; ça ne me
paraît mener qu’à encore plus de confusion, encore plus d’incompréhension, de fractures,
d’inégalités entre ceux qui s’emparent du langage (les écrivains, les lecteurs d’élite) et ceux
qui ne peuvent que le subir. Et même s’il est vrai qu’il y a toujours un combat avec la langue
originale, celui-ci peut très bien se résoudre dans une langue commune.
R. Le roman populaire, pour moi, doit se rapprocher des ressorts d’une chanson
populaire. Une mélodie harmonieuse, très accessible, et des paroles qui apportent une
dimension émotionnelle universelle. Des mots simples mais justes qui parlent à tous.
Atteindre cette apparente simplicité est ce qu’il y a de plus difficile. Il faut savoir parler à
tous, donner l’impression d’entrer dans la vie de chacun. Que pour le lecteur il y ait une
évidence, qu’il partage ces émotions universelles telles que l’amour, la vengeance, ou la quête
d’identité. J’ai toujours pensé que les artistes les plus géniaux, ceux que j’admire le plus,
étaient ceux capables d’émouvoir le plus grand nombre en parvenant à cette épure universelle.
Cette évidence magique. Celle qui traverse les classes sociales, à l’opposé de toute forme
d’élitisme.
Q. Les critiques qui vous éreintent au nom de la littérature sont sans doute élitistes, mais
sont-ils pour autant de mauvaise foi ?
224
R. Permettez-moi de répondre en citant un de mes romans. L’héroïne demande à un
libraire un livre de l’auteur :
– Je crois en avoir un en stock. Tenez, voilà, c’est le seul titre que j’ai de lui.
– Vous pourriez me commander les autres ?
– Oui, bien sûr, mais j’ai aussi d’autres écrivains à vous proposer si vous aimez lire.
– Pourquoi ? Cet auteur n’est pas pour les gens qui aiment lire ?
– Si, mais disons qu’il y a plus littéraire.
– Vous avez déjà lu un de ses romans ?
– Hélas, je ne peux pas tout lire, dit le libraire.
– Comment pouvez-vous donc juger son écriture ?
225
(RE)LIRE
1 Petit rappel : la Madone des sleepings se nomme Lady Diana, une une ravissante jeune
veuve de la meilleure société anglaise. Elle souhaite préserver son niveau de vie en
épousant Varichkine, bolchevik influent dont elle attend qu’il lui permette de conserver
des terrains pétroliers à Bakou. Elle envoie son secrétaire et chevalier servant, le prince
Seligman, en URSS où il doit affronter la redoutable Mme Mouravieff, amante en titre
dudit bolchevik. Les quatre personnages arpentent l’Europe des chemins de fer et des
hôtels de luxe, jusqu’à la mort des deux Russes et la réconciliation du prince avec
l’épouse légitime dont il était séparé. Pas découragée, la Madone reprend le train qui la
conduira vers de nouvelles aventures.
2 Cette fin ouverte rappelle un fait que le succès de La Madone des sleepings (1926) a
occulté : son inscription dans une série. Le Prince Seligman était le héros de Mon cœur
au ralenti, paru l’année précédente ; Lady Diana revient dans La gondole aux chimères
l’année suivante (elle y achève sa carrière dans un couvent brugeois). Chacun de ces
livres est toutefois conçu pour être lu séparément, et la série tient plus à une parenté
d’univers qu’à une continuité narrative. On est plus proche de Pierre Benoît que
d’Alexandre Dumas, de la série des beautés dont le nom commence par la lettre “A” que
des trois mousquetaires. La recette n’évolue guère. Ces romans d’aventure souhaitent
divertir le lecteur en lui présentant des portraits de femmes libérées et séduisantes, dans
les décors exotiques du luxe aristocratique.
3 Il est facile de critiquer le monde de Maurice Dekobra. La fable n’est pas très
intéressante. Tout y est factice et superficiel. Les jugements péremptoires de l’auteur sur
l’esprit des nations, sur la révolution russe, sur les passions humaines accumulent les
lieux communs. Les jolies femmes sont faites pour être conquises, les hommes pour
rivaliser, et les sentiments pour varier. Le libertinage y cultive sans honte la cuistrerie de
mauvais goût, comme en témoignent les réflexions d’un Don Juan :
Le Tueur de femmes, comme on l’appelle chez les Britanniques, est-il fier de contempler
sur les murs de son fumoir les dépouilles de ses victimes ? Les cornes menues de la
jouvencelle qui succomba devant l’hallali des snobs ? La fourrure blanche de l’épouse
vertueuse qui mourut en luttant jusqu’au bout contre l’appel de ses sens déchaînés ? Le
pelage changeant de l’affranchie blasée qui expira en beauté pour chercher une volupté
nouvelle ? Pauvres trophées de chasse dont s’enorgueillit le trappeur en habit noir et qui ne
laissent dans son cœur fatigué que la cendre d’une pincée de souvenirs.1 (p. 151-152)
4 Parce qu’elle tient ses promesses et ne s’engage à rien d’autre, il y a pourtant quelque
chose de rassurant dans cette prose : un peu comme le Paris Match que l’on feuillette
dans une salle d’attente, en sachant d’avance ce qu’on y lira et le genre de personnage
qu’on y trouvera. C’est une fiction people ; on pourrait y reconnaître les belles héroïnes
de la chronique mondaine de l’époque : Natalie Clifford Barney, Peggy Guggenheim ou
Anna de Noailles. Les décors sont à la hauteur : châteaux, hôtels prestigieux, yachts,
restaurants à la mode. Les habits des personnages, surtout ceux des femmes, sont
décrits en détail, comme le ferait un hebdomadaire spécialisé, et leurs matières –
diamants, organdis, moires et soies – exclusivement choisies parce qu’elles sont rares et
coûteuses. Ce lien avec l’époque, ou au moins avec les images les plus topiques de
l’époque, donne certainement au roman une part du charme qu’il conserve en dépit de
son machisme, des jugements datés et des effets lourdement appuyés de l’écriture, de la
stéréotypie des personnages ou du caractère prévisible de l’aventure. Comme l’écrit
Dominique Fernandez, un des premiers critiques contemporains qui a consacré
quelques pages à Dekobra, “ce n’est pas si mauvais” et “on a beaucoup de plaisir et
d’intérêt à le lire”2. Il souligne la qualité de l’intrigue, surtout dans la seconde partie du
récit, qui se déroule dans les geôles de la Tchéka, mais également le “style brillant et
persifleur” d’un auteur qui a le talent de raconter avec esprit.
5 Du reste, les lecteurs contemporains ont plébiscité cet écrivain. La Madone a dépassé les
400 000 exemplaires un an après sa parution3. Le roman a été adapté à deux reprises au
cinéma, en 1928 d’abord, par Maurice Gleize et Marco de Gastyne, puis par Henri
Diamant-Berger, en 1955 (avec Eric Von Stroheim dans le rôle du Dr. Siegfried Traurig).
Quant à l’auteur, rappelons que sous son pseudonyme de Maurice Dekobra, le Parisien
Ernest-Maurice Tessier (1885-1973) a été un des écrivains français les plus lus de
l’entre-deux-guerres. Il aurait vendu plus de 90 millions de livres et fut une véritable
star mondiale.
6 Quelques critiques se sont récemment penchés sur ce roman populaire. Eric Dussert a
mis en garde contre les effets d’occultation de certains écrivains sortis on ne sait trop
pourquoi de notre mémoire littéraire4. Pour Jan Baetens, Dekobra est un auteur typique
d’une littérature moyenne qu’il n’est pas aisé de séparer radicalement de la “grande”
littérature5. Une comparaison avec Paul Morand, parfait contemporain de Dekobra,
mais auteur plus légitime, montre à quel point leurs thèmes et leur langage sont
proches. Je voudrais prolonger ces réflexions en soulignant la paradoxale actualité du
récit, l’intérêt de ses choix stylistiques ainsi que sa capacité à générer un mythe
moderne.
227
Paul Aron Relire La Madone des sleepings
“élevée par une nourrice monstrueuse dont la mamelle droite lui versa le Marxisme et la
mamelle gauche le goût de la morphine” (p. 63), relève de la simple caricature. Pourtant,
lorsque Varichkine entreprend d’expliquer à Lady Diana que les injustices sociales
existent aussi en Angleterre et pourraient bien, à leur tour, alimenter une révolution, il
développe une argumentation sans fards :
Quel ennemi ? … Mais votre femme de chambre qui vous envie, et votre chef qui vous vole,
en attendant mieux… Et le plombier qui installe votre salle de bains, et le serrurier qui
vient consolider vos verrous… Un chômeur passe sous vos fenêtres… Il rêve de s’emparer
de votre foyer. Il franchit le no man’s land du vestibule et frappe à la porte. Vous tirez sur
lui avec le 75 d’une aumône… Vous le repoussez avec la grenade à main d’une homélie ou
d’une promesse… L’ennemi se retire, mais un jour il reviendra, et malgré les tirs de barrage
de votre philanthropie illusoire, il vous chassera de votre redoute. (p. 103-104)
10 Même s’il est blasé, le Prince Seligman parvient à s’indigner en fréquentant une boîte de
nuit mondaine après avoir connu les prisons russes : l’insouciance des fêtards et leur
indifférence aux réalités politiques lui deviennent insupportables (p. 262). Dekobra
dénonce la Russie soviétique, mais sans excès si on compare son propos au discours
social dominant. Le bolchévisme a des motivations sinon valables, au moins dicibles, et
elles ne sont pas ridicules.
11 La politique internationale prend une place considérable dans le roman, sans crainte de
lasser par les digressions ou les descriptions qu’elle impose. Cet ancrage dans l’histoire
réelle, et la plus contemporaine, est un des traits du roman de la Belle Epoque que l’on
ne souligne sans doute pas assez, mais aussi et surtout une particularité des romans de
Dekobra. Les aventures s’y déroulent avec un sens aigu de l’actualité. Les personnages
évoluent à la vitesse que permet la technologie de l’époque — trains express, téléphone,
télégrammes — et s’ils ne prennent pas l’avion, c’est que les lignes commerciales entre
l’URSS et l’Europe occidentale n’ont pas encore été créées. Cette rapidité de
déplacement donne l’image d’un monde en connexion permanente, que les espaces
nationaux organisent mais ne limitent pas. Comme c’est le cas au même moment dans la
presse, les réalités transnationales s’imposent à tous.
12 Dans ce contexte, il est permis de penser que le roman populaire d’aventure se donne
également pour mission de fournir au lecteur des codes et des repères d’identité. Chaque
lieu et chaque nationalité se voient caractérisés par un certain nombre d’adjectifs et de
particularités qui les rendent sinon intelligibles, du moins identifiables. Ceux-ci sont
donnés à lire comme autant de traits intangibles, consubstantiels, ou organiques. Le
café, à Londres, est “trop noir et trop amer” (p. 7), les belles Anglaises sont
particulièrement belles, la science allemande est froide et rationnelle même lorsqu’elle
s’intéresse à la sexualité, le Français est phraseur, galant, mais chevaleresque ; les nobles
anglais ressemblent à leurs caricatures ; le Russe est cruel, mais passionné, Berlin
décadente et Moscou corrompue, et la vertu des Allemandes est soluble dans une valse
de Strauss... Ce sont là, bien entendu, des lieux communs culturels, mais enchaînés avec
une allègre obstination, ils forment véritablement la basse continue du roman. Le roman
cosmopolite est un recueil de clichés empruntés à un monde qui s’ouvre à toute vitesse.
13 Dans le domaine de la vie privée, l’exploration du rêve et de la psyché sont également
des thèmes d’époque. Dekobra s’amuse à parodier une initiation à la psychanalyse. Lady
Diana veut consulter le professeur Siegfried Traurig, un disciple de Freud qui exerce au
Ritz de Londres où il reçoit la meilleure société. La charge est amusante. Introduite
auprès du Maître par un “vieillard vêtu de noir” qui est le Docteur Funkelwitz, Lady
228
Paul Aron Relire La Madone des sleepings
Diana subit d’abord un interrogatoire en règle. Traurig lui lit la liste de ses amants, puis
enquête sur ses comportements sexuels, masturbation précoce et “symbiose onanigène”.
Il utilise une machine à rayonnements qui mesure “l’analyse spectrale de ses réactions
intimes”. Elle lui raconte ensuite un rêve qu’elle croit prémonitoire où un petit homme
rouge provoque en elle de la répulsion et du plaisir et d’où elle émerge en poussant un
cri modulé de jouissance. Comme le professeur refuse d’interpréter ce rêve (qui annonce
en effet la suite du roman), Lady Diana sort doublement frustrée de la séance. Elle
éprouve également un désir inassouvi, que son secrétaire se refuse à satisfaire, et,
comme elle “n’aime pas rester la cuiller en panne devant une crème évanouie” (p. 25),
elle prévoit de passer le reste de la nuit auprès d’un nouvel amant.
14 Le lecteur contemporain pourrait imaginer que, deux ans après la publication du
Manifeste du surréalisme, la scène révèle une connaissance précoce de la psychanalyse.
En réalité, le roman démarque un savoir déjà largement répandu dans la presse et
même dans le théâtre mondain. Le dramaturge à succès Henri-René Lenormand avait
découvert la psychanalyse lors de son séjour au sanatorium de Davos en 1916-1917.
Convaincu de son avenir et déplorant qu’elle ne soit pas encore connue en France, alors
que les écrivains du monde germanique et anglo-saxon l’avaient déjà mise en scène, il
écrit en 1919 Le mangeur de rêves, qui sera joué à la Comédie des Champs-Élysées en
1922.
15 L’enquête sur les comportements sexuels, la mise en fiche des plaisirs de sa cliente et la
description physique du psychanalyste révèlent un portrait à clé. En 1919, Dekobra avait
rencontré à Berlin le célèbre Magnus Hirchfeld, spécialiste de la sexualité et du
travestissement, qui plaidait pour la dépénalisation de l’homosexualité6. Mais le ton
satirique de la scène s’inscrit également dans un discours social bien ancré en France.
Dekobra semble presque démarquer la description d’une séance analytique proposée
par un médecin français lecteur de Freud dans Le Mercure de France de 1916. Comme
Lady Diana, cette jolie femme porte une fourrure et consulte un savant formé à Vienne :
“Un coup de timbre retentit : le larbin en frac introduit une cliente. C’est une jeune
femme dont la figure assez jolie contraste avec un air de souffrance et la fraîche toilette
d’été avec une fourrure dont son col est emmitouflé. D’une voix fort enrouée elle
explique son cas”7. Mais pour le Dr Yves Delage, “Le psychoanalyste est un juge
d’instruction, un inquisiteur doublé d’un érotomane ; et c’est parce qu’il trouve dans
l’exercice de la psychoanalyse la satisfaction de sa manie érotique qu’il aime son mal,
comme le dipsomane, le cocaïnomane, le morphinomane aiment leur poison”.
16 Chez Dekobra, la scène est nécessaire à l’économie du roman, parce qu’elle permet de
présenter les héros et d’amorcer le ressort narratif. Elle offre aussi leur coloration
sensuelle aux réactions des personnages, et en particulier à celles de l’héroïne. Ou, pour
le dire plus exactement, elle met en valeur la manière dont ils parlent de sexualité et
d’érotisme. C’est en effet par leur langage que les personnages pimentent le récit, plus
que par la description de leurs actes. Ainsi, rien que dans la scène du psychanalyste, la
Madone explique qu’une morsure est “un petit four grignoté en passant devant le Buffet
de la Volupté” ; qu’elle a “toujours préféré la collaboration d’un tiers aux joies
décevantes du narcissisme” ; qu’elle compte sur son secrétaire “pour ouvrir le
commutateur de ses émotions”. Les savantes explications du médecin sur la “symbiose”
de l’orchidée et du champignon, censées euphémiser la masturbation, sont résumées par
elle dans une question directe : “Dois-je en conclure, Docteur, que vous comparez ma
corolle à cette orchidée et mon index à ce champignon ?” (p.16).
229
Paul Aron Relire La Madone des sleepings
Le style cosmopolite
230
Paul Aron Relire La Madone des sleepings
231
Paul Aron Relire La Madone des sleepings
exemples cités, sur 5 longues colonnes, sont pour la plupart des anas, des anecdotes
attribuées à un personnage célèbre (vol. 11, p. 613). Mais, au-delà de leur différence, tous
ces “mots” fondent le “génie de notre nation […] tellement tourné à la plaisanterie et si
plein de son origine gauloise”. Ils sont dès lors perçus comme les marqueurs de “l’esprit
français”, notion floue et ambiguë, mais qui compte dans le contexte de l’après-guerre.
Dans un article publié aux États-Unis en 1916, Gustave Lanson avait tenté de définir cet
“esprit français”9 :
Ce n’est que l’esprit gaulois épuré, affiné, poli, enrichi de culture, décoré d’élégance. Précis,
net, sec, impertinent, sceptique, dissolvant, ironique, défiant de la profondeur par haine de
l’obscurité, de la sublimité par peur du vertige, amoureux avant tout de lumière et de
délicatesse, et redoutant l’ennui plus que l’erreur, léger, brillant, exquis : il s’appelle tour à
tour Voiture, Mme de La Fayette, Mme du Deffand, Doudan; il est un aspect de Voltaire,
de Musset, de Mérimée. Dans les écoles, dans les ateliers d’artistes, il se rapproche de
l’esprit gaulois, et devient ‘la blague’. (p.757)
Entre gauloiserie et blague, à l’instar des bons mots des salons, l’esprit français aurait
donc des traits spécifiques, bien différents de l’humour anglais ou du Witz germanique.
Dans le cadre de romans systématiquement présentés comme “cosmopolites” (c’est leur
sous-titre), la précision a toute son importance.
25 On pourrait donc synthétiser l’opération à laquelle donnent lieu ces “romans à formules”
en disant qu’ils parviennent à marier trois identités : une identité nationale, une identité
mondaine et une identité d’écrivain. Ces trois identités sont une signature : Maurice
Dekobra.
26 Reste toutefois que la Madone ne serait rien sans le sleeping. C’est le titre le plus célèbre
de Dekobra, et celui qui résume toute son œuvre. Il sera d’ailleurs décliné dans d’autres
moyens de transport : La gondole aux chimères, Le bateau des mille caresses, La
Madone des Boeings et transposé dans d’autres lieux : La Madone à Hollywood. Mais
seul le train opère la magie véritable, qui lie érotisme et exotisme dans l’univers du luxe.
27 On a souvent noté ce paradoxe : Lady Diana se borne à partir en train, à la fin du récit.
C’est le prince qui voyage en Orient-Express, et y rencontre une ravissante Allemande,
qui est d’ailleurs précisément venue pour être séduite par lui. Mais l’héroïne ne serait
rien sans son train (de vie), et plusieurs imitateurs du titre témoignent de son succès :
La Madone des smokings (Guy de Théramond, 1930), La Maldonne des sleepings
(Tonino Bonacquista, 1989), La Matrone des sleepings (San-Antonio, 1993). Le
syntagme a ceci de particulier qu’il associe une femme nécessairement mythique (une
vierge-mère) à un lieu improbable : une chambre à coucher itinérante sous l’égide d’un
moyen de transport chargé de consonances fantasmatiques depuis son inauguration (le
halètement de la machine à vapeur). Il réalise une condensation particulièrement
efficace d’images oxymoriques. Le train est à la fois de fer et de vapeur, de métal et
d’air ; il est présent et absent ; sa course suspend le temps ; il fait défiler le paysage et on
y bouge sans rien faire10.
28 Dekobra n’a pas inventé cet imaginaire. Ce sont les compagnies de chemin de fer elles-
mêmes, et en particulier la Compagnie internationale des Wagons-lits, qui l’ont
construit ou, au moins, renforcé. Elles ont investi dans un réseau transeuropéen ponctué
par la construction de grands hôtels à destination des gens les plus fortunés. Elles ont
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Paul Aron Relire La Madone des sleepings
aussi été à l’origine des récits publicitaires associant le voyage, le luxe et l’aventure11.
Dekobra ou Morand prolongent en leurs romans les propos complaisants d’Abel
Hermant (Les transatlantiques, 1897 ; Trains de luxe, 1909), invité de la Compagnie, ou
les reportages de Pierre Giffard (La vie en chemin de fer, 1888). La revue Le
Transcontinental (1899-1900), financée par Nagelmaeckers, réunissait des textes
d’auteurs prestigieux sur le thème du voyage. Paul Morand lui-même est encore
rémunéré par les Wagons-lits pour entretenir le mythe après la seconde guerre
mondiale.
29 Une part de la modernité de Dekobra trouve un équivalent architectural dans la
réalisation du musée de la firme Louis Vuitton en 2014. Frank Gehry a construit une
sorte de navire immobile qui incarne toutes les séductions du luxe, à l’image du
positionnement publicitaire du groupe LVMH. C’est très exactement ce que la banque
Nagelmaeckers avait demandé à ses architectes (dont Henry Van de Velde ou Octave
Van Rysselberghe), qui dessinaient les voitures et les hôtels de la Compagnie dans le
style de l’Art nouveau. Le train des belles héroïnes de Dekobra est à leur image, et
nombre d’affiches exploitent d’ailleurs ce rapprochement.
30 Plus fondamentalement, nous constatons que La Madone des sleepings se trouve au
confluent d’innombrables récits aux statuts divers. Il y a un transfert incessant
d’informations et de manières de raconter entre le monde de la presse et celui de la
littérature consacrée. Du fait divers au roman policier, du reportage au récit de voyage,
la distance est souvent faible. Contrairement à l’idée commune, on ne peut séparer les
textes littéraires des textes journalistiques en se fondant sur leur statut de vérité, ou sur
la référence au réel. La fiction ne semble pas plus imaginative qu’une grande presse
toujours prête à inventer l’anecdote ou à relayer l’information erronée qui lui gagnera
des lecteurs. Par ailleurs plus soumise aux impératifs du marché ou plus liée aux
capitaux investis, cette même presse tend à minimiser les informations négatives dont la
littérature peut faire ses choux gras. Il y a là, me semble-t-il, une dimension novatrice
pour la littérature comparée. Le train fonctionne comme un lien entre divers niveaux
médiatiques : textes journalistiques, commerciaux, grand public, littérature de fiction, et
même théâtre ou cinéma. Il crée un mythe littéraire effectivement, mais un mythe
profondément impur, fait d’intérêts particuliers, de publicité autant que d’imaginaire ou
de poésie. Un mythe vraiment moderne, par conséquent.
31 Relire aujourd’hui La Madone offre l’occasion de regarder l’histoire de la littérature
française entre les deux guerres sans respecter les hiérarchies qui se sont bâties à
l’époque ou imposées par la suite. Qui aurait pu imaginer, à l’époque, qu’on oublierait
un auteur dont le succès fut mondial ? Mais qui donc aurait également pu penser que les
instances de consécration contemporaines de la publication de La Madone avaient
couronné des auteurs promis au même oubli, comme Thierry Sandre, prix Goncourt
1924, ou Henry Deberly, prix Goncourt 1925 pour L’ennemi des siens, tous les deux
pourtant publiés par Gallimard ?
32 De l’époque, le canon scolaire et l’institution littéraire ont finalement retenu un très
petit nombre d’auteurs, et rarement les best-sellers du moment. Dekobra n’est pas le
seul à avoir presque disparu. Pierre Benoît, Paul Morand, Maurice Bedel, voire Joseph
Kessel, ont également occupé le créneau du grand roman de divertissement
cosmopolite. Mêlant humour, exotisme, érotisme (soft), sans craindre les lieux
communs et les clichés, mais avec un sens aigu de la demande sociale, ils ont eu un
destin similaire. Faut-il les oublier parce qu’ils ont eu du succès ? Ou faut-il chercher à
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Paul Aron Relire La Madone des sleepings
Paul Aron
Université libre de Bruxelles
NOTES
1 Toutes les citations sont extraites de l’édition originale : Maurice Dekobra, La Madone des sleepings, Paris,
Baudinière, 1926.
2 Dominique Fernandez, L’art de raconter, Paris, Grasset-Le livre de poche, 2006, p. 311.
3 D’après la publicité des éditions Baudinière, dans Maurice Dekobra, La gondole aux chimères, Paris,
Baudinière, 1926.
4 Eric Dussert, Une forêt cachée. 156 portraits d’écrivains oubliés, Paris, La Table ronde, 2013.
5 Jan Baetens, “Le ‘Morand des midinettes’?”, Relief, 9, 2015, p. 36-54.
6 Philippe Collas, Maurice Dekobra. Gentleman entre deux mondes, Paris, Séguier, 2001, p. 192-195 décrit bien
leur rencontre.
7 Dr Yves Delage, “Une psychose nouvelle, la psychoanalyse”, Mercure de France, 1er novembre 1916, p. 29-41.
8 Caroline Ollivier-Yaniv, “Les ‘petites phrases’ et ‘éléments de langage’ : des catégories en tension ou l’impossible
contrôle de la parole par les spécialistes de la communication”, Communication & langages, 2011, p. 67-68,
doi:10.4074/ S0336150011012051.
9 Gustave Lanson, “Les traits caractéristiques de l’esprit français”, The North American Review, Vol. 205, No.
738 (May, 1917), p. 754-765.
10 Voir: Claude Leroy, “Eros ferroviaire”, in Gabrielle Chamarat et Claude Leroy (dir.), Feuilles de rail. Les
littératures du chemin de fer, Paris, Éditions Paris-Méditerranée, 2006, p. 246-260.
11 Voir: Blanche El Gammal, L’Orient-Express, configuration littéraire d’un mythe européen (1883-2000), Thèse
de doctorat, Université de Strasbourg et Université libre de Bruxelles, 2016.
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