Sur Les Traces de Lislam Ancien en Ethio
Sur Les Traces de Lislam Ancien en Ethio
Sur Les Traces de Lislam Ancien en Ethio
EN GUISE D’INTRODUCTION
s u r l e s t ra c e s d e l ’ i s l a m a n c i e n e n
é t h i o p i e e t d a n s l a c o r n e d e l ’ afr i q u e
2. Voir à ce propos les remarques d’A.-L. de Prémare (2002) qui détaille le cas du fameux ʿAmr Ibn al-ʿĀṣ, futur conquérant de
l’Égypte, dont la mère était peut-être éthiopienne. Cette fréquentation expliquerait des emprunts lexicaux en arabe, comme le
terme tābūt qui proviendrait peut-être du terme gəʿəz tabot (terme désignant la pierre d’autel d’une église).
7. Ces lignes réélaborent plusieurs passages de B. H irsch & F.-X. Fauvelle -Aymar 2004.
par exemple dans les études de Cuoq8, Trimingham9 ou encore Insoll10, l’islam en tant que
phénomène religieux et les musulmans comme force sociale et politique, depuis long-
temps établis sur les périphéries côtières de la Corne (correspondant aux régions actuelles
de l’Érythrée, de Djibouti, du Somaliland et de Somalie), se seraient tôt (dès le xe siècle)
et résolument risqués, par les voies caravanières, à pénétrer l’intérieur de la région, venant
assiéger le royaume chrétien des hauts plateaux à partir du xive siècle, au point de mena-
cer son intégrité, dans les années 1520 et 1530, sous les coups du ğihād mené par l’imam
Aḥmad ibn Ibrāhīm, surnommé le « Gaucher » par les chrétiens. Sauvé in extremis du
péril islamique (qui fut arrêté par les chrétiens avant d’être laminé par les migrations des
Oromo et des Somali à partir du milieu du xvie siècle), le royaume des hautes terres devait
poursuivre son ascension historique jusqu’à la réalisation du rêve de grande Éthiopie de
Ménélik II (r. 1865-1913), dans lequel des populations « païennes » et musulmanes nou-
vellement conquises se trouvaient, en effet, périphériquement et marginalement intégrées à
l’empire. Ainsi se trouvait réalisée l’idéologie à l’œuvre depuis plusieurs siècles.
Il est utile de dire dès l’abord que cette narration sur la place de l’islam dans l’histoire
éthiopienne est une fiction historiographique qui n’a pu prospérer qu’en raison d’une
absence d’informations bien étayées. Cette absence est due à plusieurs facteurs :
• La rareté et le caractère dispersé des sources relatives à l’islam et aux sociétés musul-
manes de la Corne de l’Afrique, notamment pour ce qui est des périodes les plus anciennes
(parmi ces sources, mentionnons le remarquable ouvrage de l’historien égyptien al-ʿUmarī11,
qui livre une description très vivante des royaumes musulmans de la Corne de l’Afrique
au xive siècle)12. Plus criante encore est la rareté des sources endogènes qui permettraient
d’étudier l’islam dans cette région. À cet égard, le Répertoire chronologique de la dynastie
maḫzūmite du Šäwā, document éthiopien en arabe édité par Cerulli13, apparaît comme un
unicum pour la période sur laquelle il nous renseigne, à savoir les xie-xiiie siècles, et il en
va de même pour l’Histoire des Walasmaʿ 14, concernant principalement les xive-xvie siècles.
• L’obscurité qui environne certaines sources anciennes, en raison des profonds boule-
versements politiques qu’a connus la Corne de l’Afrique entre le xiiie et le xvie siècle. Les
bouleversements de la fin du xiiie siècle (relatés dans le Répertoire chronologique) ont com-
plètement réorganisé la géographie politique de l’islam en déplaçant son cœur du plateau
central de l’Éthiopie vers le plateau de l’arc oriental du Rift, région qu’avec Azaïs et Cham-
bard nous appelons le massif du Č̣ ärč̣är. Ainsi des textes susceptibles de nous donner des
12. Sur cette question, voir F.-X. Fauvelle -Aymar & B. H irsch 2008.
Ces facteurs, qui s’aggravent mutuellement, ont laissé s’installer une longue mécon-
naissance et une minimisation du fait musulman en Éthiopie. Mais pourquoi ce déficit
d’attention ? Les raisons en ont été signalées par Ahmed Hussein19 et Jon Abbink20. Elles
ont à voir avec la marginalité idéologique dans laquelle ont été maintenus les musulmans
d’Éthiopie, une marginalité qui s’est construite dans le cadre d’un grand récit historique
élaboré dès l’époque médiévale dans l’espace de l’État chrétien des hautes terres par des
moines lettrés, qui a produit une histoire que l’on peut définir comme christiano-centrée.
Dès lors, les historiens ont eu tendance à considérer les informations historiques sur les
zones musulmanes comme de simples compléments devant être articulés à une histo-
riographie dominante elle-même formatée sur l’idéologie chrétienne et impériale éthio-
pienne. C’est ce biais que le présent ouvrage voudrait contribuer à corriger, en recen-
trant l’attention sur plusieurs régions de l’Éthiopie et de la Corne considérées sous l’angle
de l’archéologie et de l’histoire de l’islam, sans toutefois perdre de vue, autant qu’il est
17. En mai 2008, une équipe importante dirigée par les auteurs de ces pages a fouillé le site musulman de Nora pendant un mois.
Il s’agissait, à l’exception d’Aksum, de la première ville jamais fouillée en Éthiopie. Cette fouille fera l’objet d’une monographie
séparée. On peut déjà se reporter à F.-X. Fauvelle -Aymar et al. 2006.
18. F. A zaïs & R. C hambard 1931 ; R. J oussaume & H. J oussaume 1972 ; R. J oussaume 1974.
possible compte tenu des données, la problématique des interactions entre ensembles et
acteurs politiques et religieux. Si nous n’abordons que de façon cursive, dans cet ouvrage,
les sites connus en Somalie et en Érythrée, c’est pour nous concentrer sur les régions
entourant le « triangle afar », régions de plateaux à cheval sur l’Éthiopie et le Somaliland
qui livrent les plus abondants témoignages d’un passé musulman.
21. Pour de récents essais de synthèse, voir A. G ori 2006 ; F.-X. Fauvelle -Aymar & B. H irsch 2008.
22. Voir les études historiques de A. G ori (2003) sur la littérature somalienne en arabe et de A hmed H ussein (2001) sur celle
d’Éthiopie.
24. L’article intitulé « Islamic principalities in Southeast Ethiopia between the thirteenth and sixteenth centuries », constituant le
chapitre 2 de l’ouvrage précédemment cité (B raukämper 2002 : 12-105), fut initialement publié dans la revue Ethiopanist Notes en
1977.
26. F.-X. Fauvelle -Aymar & B. H irsch 2001 ; B. H irsch & F.-X. Fauvelle -Aymar 2002.
position centrale au regard des pouvoirs du temps. Il en ressort également que l’image
d’une lutte séculaire entre chrétiens centraux et musulmans périphériques de la Corne,
loin de refléter depuis ses origines l’histoire des relations entre fidèles des deux religions,
s’enracine peut-être dans un moment particulier, celui du conflit de la première moitié
du xvie siècle, qui fut si traumatique pour la mémoire chrétienne qu’il amena à repenser
l’histoire antérieure sous cette perspective fatale.
Les travaux réunis dans cet ouvrage sont issus de deux programmes, l’un dirigé en
1998-2001 par Bertrand Hirsch, l’autre lancé par François-Xavier Fauvelle-Aymar et Ber-
trand Hirsch en 2006, chacun d’eux étant à ces dates directeur du Centre français des
études éthiopiennes (CFEE)27. Ces programmes ont eu pour ambition de dresser un pre-
mier inventaire des traces (archéologiques, littéraires, mémorielles) du passé musulman de
l’Éthiopie et de la Corne à partir des sources publiées et de la littérature secondaire ; d’en-
richir cet inventaire par des campagnes de prospection ; de documenter des sites « anciens »
(sans meilleure précision chronologique préalable) par des sondages archéologiques ; enfin,
d’élaborer de premiers référentiels typologiques (sur l’architecture, la culture matérielle),
permettant le cas échéant d’inscrire les traces de l’islam éthiopien dans une dimension
diachronique.
27. Le programme dirigé par Bertrand Hirsch était financé par le ministère français de la Recherche dans le cadre d’un programme
ACI. Le programme lancé par François-Xavier Fauvelle-Aymar et Bertrand Hirsch est soutenu par la Commission consultative des
fouilles à l’étranger (ministère des Affaires étrangères), le CFEE et l’Agence nationale de la recherche (programme « Cornafrique »).
Yémen
Érythrée
Soudan Éthiopie
Mekele •
Haut
Basses
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lac Zway
200 km
l____________l
Somalie
Kenya
Fig. 1.1 — Principaux sites musulmans anciens d’Éthiopie et de la Corne
Tous ces sites, dont il ne subsiste aujourd’hui (à l’exception de Harar) que des ruines,
ont pour point commun d’être situés à des altitudes moyennes assez élevées : de 1 000 à
1 500 mètres pour les sites de l’intérieur du Somaliland et ceux de l’Ifāt, aux alentours de
1 800 mètres pour ceux du Č̣ ärč̣är. Ils sont également le plus souvent situés dans des pay-
sages de collines anciennement terrassées par l’homme et présentent des caractéristiques
similaires : concentration de bâtiments où domine l’usage de la pierre ; grande exten-
sion spatiale des principaux sites (ce qui en fait des ensembles comparables aux cités du
Sahara ou du Sahel médiéval) ; architecture (plan et appareil) qui présente de très fortes
similitudes ; absence apparente de murs d’enceinte ; caractères distinctivement musulmans
(cimetières, mosquées) ; témoins matériels qui dénotent l’accumulation de richesses et l’in-
tensité des échanges.
Un effet du décentrement que nous proposions plus haut d’effectuer est d’attirer l’at-
tention moins sur les populations nomades de la région, auxquelles on continue d’attri-
buer la responsabilité du premier essor de l’islam29, que sur des populations que l’on peut
à bon droit supposer au moins en grande partie sédentaires puisqu’elles ont laissé dans le
paysage des villes et des terrasses agricoles. Que ces populations ne soient pas identifiables
aujourd’hui (le chapitre 3 ci-après ébauchera quelques hypothèses à ce sujet), soit qu’elles
aient été balayées par les courants de population du xvie siècle et des suivants, soit qu’elles
se soient transformées et aient perdu leur caractère urbain, ne doit pas nous faire perdre
de vue les faits : des traces archéologiques existent nombreuses, qui témoignent d’implan-
tations denses de communautés musulmanes sédentaires et urbaines au Moyen Âge, alors
que les scénarios faisant des nomades les acteurs d’une diffusion de l’islam à travers les
basses terres restent pour l’instant fondés sur des intuitions qui tardent à se concrétiser. Si
l’on doit s’appuyer sur les données avérées croisant l’archéologie et l’épigraphie funéraire
arabe, force est de prendre en considération la plus grande ancienneté des traces musul-
manes de l’Érythrée et du Tigré par rapport à celles des autres régions30. Ce qui amène à
suggérer que les trois pôles identifiés ici sont à mettre en relation avec deux axes qui ont
pu être des axes de pénétration de l’islam dans la Corne avant de devenir des axes commer-
ciaux reliant le haut plateau central du Rift et la mer (mer Rouge, golfe d’Aden). Ces deux
axes (Fig. 1.2) sont les suivants (présentés ici dans l’ordre chronologique de leur entrée en
activité) :
• L’axe nord-sud, depuis les îles Dahlak via le Tigré oriental jusqu’à l’escarpement du
haut plateau central, fut probablement, le long de la bordure et en contrebas du pays chré-
tien, le premier axe de pénétration de l’islam à partir des ixe-xe siècles AD.
• L’axe est-ouest, qui ne semble guère en place avant le xiiie siècle, reliait le golfe
d’Aden aux hautes terres du plateau oriental et aux lacs de la vallée du Rift.
Ajoutons ici que ces deux axes, qui à nos yeux représentent les deux étapes de la séquence
de pénétration musulmane et d’activation de dynamiques de circulation religieuse et com-
merciale dans la région entre le xe et le début du xvie siècle, ont été par la suite occultés
par les bouleversements du xvie siècle, causés par les populations pastorales (et non forcé-
ment nomades) qu’étaient alors les Oromo et que sont encore largement les Somali. Il est
intéressant que ces perturbations sociales causées par des populations sinon nomades, du
moins en mouvement et en expansion, qui furent alors les instruments d’un islam radi-
cal (pour ce qui concerne les Somali qui accompagnaient l’imam Aḥmad), ou qui devin-
rent au cours des siècles suivants les sujets d’un nouveau processus d’islamisation (pour ce
qui concerne les Afar et les Oromo), aient incité les chercheurs à croire que des nomades
avaient été, dès le Moyen Âge, les premiers et principaux vecteurs de l’islamisation de la
région. Au surplus, il faut peut-être envisager que ces mouvements expansionnistes surve-
nus à partir du xvie siècle aient occulté une diversité de peuplement antérieure, contribuant
de la sorte à simplifier une géographie humaine des basses terres qui, pour le Moyen Âge,
nous reste largement ignorée.
Il est pour l’instant difficile, faute de dates (épigraphiques) et de datations (radio
carbone) en nombre suffisant, d’être plus précis dans l’attribution chronologique des pôles
évoqués plus haut et, faute de correspondances établies entre des sites archéologiques et
des toponymes connus par les textes, d’émettre ne serait-ce que des hypothèses quant aux
200 km
l____________l Massawa
<912-1540>
Dahlak
Zeyla
Berbera
Sites musulmans
Inscriptions funéraires arabes
Fig. 1.2 — Séquence des voies de pénétration musulmane dans la Corne et en Éthiopie
avaient établi des relations économiques et sociales avec les populations environnantes
d’agriculteurs, dans des zones (comme le Choa oriental ou la région des anciennes villes
de l’actuel Somaliland) où les sédentaires ont souvent depuis cédé la place à des nomades.
Les causes de la disparition de cette civilisation urbaine (qui s’est accompagnée d’une
régression des espaces cultivés, d’une ruine des sites, d’une disparition de la culture urbaine
et marchande, d’une désislamisation) ne sont pas documentées directement par les sources
écrites disponibles. Mais elles sont sans doute à rapprocher d’une série d’événements datant
du xvie siècle qui ont bouleversé la géographie de l’Éthiopie par l’expansion de nouvelles
populations nomades ou semi-nomades afar, somali et oromo. Ces populations, alors en
phase de dynamisme démographique, profitèrent de l’affrontement entre pouvoirs chré-
tien et musulmans à l’époque des guerres du « Gaucher » pour s’installer dans de nouveaux
territoires, ce qui contraignit les pouvoirs en place à des déplacements géographiques : le
pouvoir chrétien se replia alors vers le nord autour de Gondar, où de nouveaux axes com-
merciaux se mettaient en place avec le Soudan pour se substituer aux anciennes connexions
avec le réseau urbain musulman de la Corne ; les pouvoirs musulmans – et peut-être aussi,
au moins en partie, les populations musulmanes elles-mêmes34 – s’éloignèrent également
de la zone de contact que constituait la bordure orientale du plateau central pour s’enra-
ciner plus à l’est.
Ainsi le laminage de la civilisation urbaine de l’Éthiopie musulmane prend-il place dans
une conjonction de facteurs comme la prédominance de l’élément nomade dans le nouvel
environnement du xvie siècle, le primat durable d’une économie de rapine, l’incapacité des
États chrétien et musulmans à sécuriser les échanges, enfin l’explosion du vieux cadre de
« symbiose concurrentielle35 » entre royaume chrétien et cités musulmanes.
La seule exception notable à cet effacement (peut-être plus progressif que catastro-
phique) du fait urbain en Éthiopie est la ville de Harar, qui apparaît en pleine lumière
dans les sources écrites au cours de la seconde moitié du xvie siècle, soit précisément à
l’époque où disparaissent les communautés musulmanes anciennes. À partir de cette date,
c’est Harar qui capte le commerce et qui s’affirme jusqu’au xixe siècle comme le véritable
nœud commercial entre le haut plateau central, où se reconstitue un pouvoir chrétien, et le
golfe d’Aden, à la jonction de routes caravanières qui ne s’appuient plus sur l’ancien réseau
urbain, désormais laissé à l’abandon.
Comment expliquer la survie et l’essor de la ville de Harar ? Question importante, qui
permet peut-être, dans le cadre de cette introduction, de reformuler la question de la
« désurbanisation » et de la « désislamisation » auxquelles elle est seule à avoir échappé
– ou du moins à avoir résisté efficacement.
34. C’est en effet ce qui pourrait expliquer la venue de populations argobba depuis les cités désertées du Choa oriental vers la
région de Harar.
Les traditions locales de Harar distinguent deux temps dans la fondation de la ville :
une fondation très ancienne (vers le xe siècle), à fortes connotations légendaires, qui aurait
vu l’alliance de sept clans, puis une organisation sous le règne de l’émir Nūr (1552-1568),
le successeur de l’imam Aḥmad : alors la ville est ceinte d’un rempart, elle se structure en
cinq quartiers, chacun d’eux correspondant à l’une des cinq portes de la ville et formant
une unité administrative, religieuse et sociale, tandis que les terres environnant la ville
sont également divisées en cinq grands territoires36. Harar devient ainsi le pôle de l’Éthio-
pie musulmane entre le xviie et le xixe siècle, le siège d’un émirat indépendant, une véri-
table cité-État gouvernée par la dynastie fondée par ʿAlī ibn Dāwūd (1647-1662) jusqu’à la
prise de la ville par les Égyptiens en 1875, puis par les troupes chrétiennes de Ménélik II
en 1887.
Cette refondation de la ville au xvie siècle s’opère par un double mouvement : clôture de
la ville par des remparts, alliances matrimoniales et politiques de la dynastie de Harar avec
les élites des nouveaux venus dans la région, en particulier des groupes oromo qui sont peu
à peu également intégrés dans l’exploitation des terres agricoles entourant la ville37. Ainsi
émerge une nouvelle identité urbaine, fondée jusqu’à la fin du xixe siècle sur le renonce-
ment à l’ouverture qui avait été le propre des villes-marchés de l’époque antérieure ; sur
la méfiance vis-à-vis de l’étranger (on se rappelle le déguisement de Richard Burton pour
pouvoir pénétrer dans la ville38) ; sur l’affirmation d’une civilité qui est conçue comme
l’envers du monde extérieur et rural (urbanité contre rusticité, hygiène contre malpro-
preté, etc.) ; sur des pratiques de sociabilité qui privilégient des valeurs comme l’échange,
l’otium, la pratique religieuse ; sur l’observance d’une foi musulmane dont la rigidité est
censée s’opposer au syncrétisme de l’islam villageois, au point que les habitants de Harar
font de leur cité une Ville sainte, la quatrième (selon eux) du monde musulman. La pré-
sence remarquable de très nombreux tombeaux de saints et de mosquées, qui avoisinent
la centaine, jusqu’alors peu expliquée, se comprend mieux si l’on considère Harar comme
une sorte de ville-conservatoire, l’héritière d’un monde urbain disparu, qui a ramené à elle
et inscrit dans son paysage urbain les principales figures religieuses qui ont marqué l’his-
toire de l’islam ancien dans la Corne.
dense (bien sûr, nous ne connaissons rien de l’ampleur de l’islamisation des campagnes et
presque rien des relations entre ces campagnes et les centres urbains), dessinant des voies
de circulation et d’échange sans doute ponctuées de sites d’autre nature (sites religieux,
haltes de marchands ou de pèlerins) et interconnectées avec le monde chrétien. Dans
les centres les plus importants, il est clair en tout cas que s’était développée une culture
urbaine caractérisée par la pratique de l’islam, une pratique du commerce avec les autres
centres urbains du même réseau, l’existence d’une élite. Mais de l’extension des relations
entre cette élite, cette culture urbaine, ces commerçants et le reste du monde musulman,
et en particulier les centres politiques et marchands de la péninsule Arabique, nous ne
pouvons presque rien dire39.
Nous sommes en terrain plus sûr dès lors que nous abordons la question de la périodi-
sation que nous autorisent à établir les sources écrites et les données archéologiques. La
deuxième fondation de Harar au xvie siècle qu’évoquent les traditions de cette ville pro-
cure un terminus post quem pour définir une période « moderne » de l’histoire de l’islam en
Éthiopie, période qui voit la lente réislamisation, du xviiie siècle à nos jours, et selon des
modalités mieux connues (diffusion d’un islam confrérique), de l’Est et du Sud éthiopiens,
dont le fonds de peuplement a été profondément bouleversé. À cette période appartient la
réorganisation de routes commerciales en voie plus directe depuis les salines du pays afar
ou les ports du golfe d’Aden, sous la domination des populations afar et somali dont on
peut deviner qu’elles avaient joué un rôle comparable à celui des Oromo dans les phéno-
mènes migratoires et les bouleversements politiques du xvie siècle.
Nous proposons que la période antérieure aux bouleversements du xvie siècle, celle qui
voit donc l’efflorescence et l’apogée politiques des sociétés musulmanes de la région, soit
appelée « médiévale ». Ce Moyen Âge à son tour connaît deux périodes : un « premier
Moyen Âge » qui, du viie à la fin du xiiie siècle, voit la pénétration de l’islam dans la
Corne, l’installation d’un islam d’abord étranger des îles Dahlak au Tigré, et l’émergence
de pouvoirs locaux musulmans que nous apercevons à travers la description d’al-Idrīsī et
que nous voyons bien constitués, mais déjà en déclin, dans le Répertoire chronologique ; un
« second Moyen Âge », de la fin du xiiie au xvie siècle, qui est celui de la domination poli-
tique du sultanat de l’Ifāt sur l’ensemble des territoires musulmans et, paradoxalement,
du royaume chrétien sur le sultanat de l’Ifāt. Changement de période qui correspond au
basculement géographique de centres politiques et économiques de l’islam éthiopien de
l’escarpement du plateau central vers le plateau oriental et au « décollage » économique de
Zeyla et des villes du Somaliland. Changement de période qui voit aussi les interactions
entre ensembles chrétiens et musulmans passer progressivement d’un modèle de symbiose
compétitive à une phase de plus grande agressivité réciproque qui culmine dans le premier
tiers du xvie siècle. Remarquons ici, s’il faut marquer d’une date précise ce basculement et
si l’on retient celle de 1285 donnée par le Répertoire chronologique du Šäwa comme la date
39. Sur les informations livrées sur l’islam éthiopien par les sources yéménites de l’époque rasūlide, voir É. Vallet 2007.
pensons-nous, est peut-être à même de livrer quelques indices sur l’horizon historique
immédiatement antérieur à la disparition des sites musulmans de la région.
Le dernier chapitre (chap. 4) présente les résultats d’une enquête historique et archéo-
logique sur deux sites musulmans de la région de l’escarpement du haut plateau central.
Leur importance réside dans le fait qu’il s’agit des premières fouilles effectuées sur un site
musulman d’Éthiopie, et qu’elles sont par conséquent à même de livrer des jalons typo-
logiques et chronologiques décisifs pour de futures enquêtes archéohistoriques dans le
domaine.
Nous avons bien conscience que les données et hypothèses présentées dans ces pages ne
peuvent être que liminaires. Elles inaugurent un champ de recherche. Mais notre objectif
aura été atteint si elles peuvent stimuler de nouvelles recherches.