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Sur Les Traces de Lislam Ancien en Ethio

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1.

EN GUISE D’INTRODUCTION
s u r l e s t ra c e s d e l ’ i s l a m a n c i e n e n
é t h i o p i e e t d a n s l a c o r n e d e l ’ afr i q u e

François-Xavier Fauvelle-Aymar & Bertrand Hirsch

Un îlot chrétien dans un environnement musulman : ainsi s’exprime couramment la rela-


tion entre centre et périphérie dans la Corne de l’Afrique. L’Éthiopie serait un État majo-
ritairement et par essence chrétien, enchâssé au milieu de pays musulmans. Il est inutile
de dire à quelles lectures géopolitiques est sujette cette relation. Plus important ici est de
remarquer combien elle détermine notre représentation de l’histoire de cette région du
monde : le contraste religieux n’a-t-il pas nourri un conflit plus que millénaire entre les
pouvoirs de cette région, suscité guerre sainte contre ğihād ? Un islam ancien sur les côtes,
un des premiers royaumes chrétiens sur les hautes terres n’avaient-ils pas pour destin de se
jeter l’un contre l’autre pour, in fine, se contenir mutuellement et inscrire de la sorte dans
le marbre les contours d’entités politiques et religieuses héritées du passé ?
Que le christianisme et l’islam aient une présence ancienne dans la Corne de l’Afrique
est bien connu. Le royaume d’Aksum, qui s’étendait sur le Tigré et l’Érythrée actuels,
fut officiellement christianisé au ive siècle1. Et l’on sait que les rives africaines de la mer
Rouge furent très tôt en contact avec l’islam, parce que géographiquement proches de
l’Arabie : des commerçants qurayshites fréquentaient les ports africains2 ; certaines îles
connurent une islamisation très précoce3. Dès l’essor de l’islam dans les régions rive-
raines de la mer Rouge, il faut peut-être envisager une cohabitation plus étroite des com-
munautés religieuses que l’on a coutume de le croire : ainsi, avant même l’hégire, des
proches de Mahomet trouvèrent refuge auprès du souverain aksumite4 et il y a tout lieu
de penser que des communautés musulmanes se fixèrent assez tôt dans le royaume aksu-
mite ou à ses portes. Ne rencontre-t-on pas d’ailleurs des sépultures musulmanes dans le

1. S. M unro -H ay 1991.

2. Voir à ce propos les remarques d’A.-L. de Prémare (2002) qui détaille le cas du fameux ʿAmr Ibn al-ʿĀṣ, futur conquérant de
l’Égypte, dont la mère était peut-être éthiopienne. Cette fréquentation expliquerait des emprunts lexicaux en arabe, comme le
terme tābūt qui proviendrait peut-être du terme gəʿəz tabot (terme désignant la pierre d’autel d’une église).

3. M. S chneider 1983.

4. A hmed H ussein 1992.

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port d’Adoulis, implantées immédiatement au contact des horizons aksumites5 ? Autant de


traces d’une présence ancienne de l’islam dans la Corne, sur la foi desquelles s’est construit
le récit d’une islamisation précoce de la région depuis ses parties périphériques, mon-
tant en quelque sorte à la rencontre, comme par un besoin organique, d’un christianisme
ancien, déjà là, massif, tenant le cœur de la région.
Mais bien sûr, ces indices d’une coprésence ancienne du christianisme et de l’islam ne
permettent pas de préjuger des phénomènes de consolidation et d’extension des commu-
nautés religieuses, de formation et de déplacement des pouvoirs respectivement chrétien
et musulman. La christianisation des hauts plateaux centraux à partir du Tigré commence
en effet à apparaître comme un processus peut-être beaucoup plus lent, et probablement
plus tardif, que ne le laissent accroire les récits de glorification des saints produits dans les
monastères d’Éthiopie depuis le xiiie siècle6. Quant à l’islamisation des parties riveraines
des côtes et des arrière-pays, au-delà de la présence de musulmans étrangers et de contacts
commerciaux dans les ports, elle n’a pas non plus laissé de traces évidentes au cours des
premiers siècles de l’islam. Si bien qu’il faudra sans doute abandonner la vision schéma-
tique qui, à ne considérer le tableau qu’à l’échelle de la Corne, accorde la part belle aux
questions d’antériorité d’un « bloc » par rapport à l’autre, et commencer à apercevoir, à
des échelles plus régionales, des mouvements plus complexes, des processus d’interaction,
voire de coopération, et de compétition entre communautés et pouvoirs appartenant aux
deux religions. En somme, et même s’il convient de se défier des schémas de perception
qui, à l’échelle régionale, construisent christianisme et islam en contraste et en opposition
l’un vis-à-vis de l’autre, et comme en préparation de l’inévitable conflit, il reste que ces
deux phénomènes sont bons à penser ensemble.

L’islam dans la Corne de l’Afrique :


nécessité d’une perspective décentrée
Si décloisonner l’étude du christianisme et de l’islam apparaît comme profitable pour ne
plus penser les phénomènes religieux en termes de blocs compacts mais bien plutôt en
termes de dynamiques, il semble également nécessaire de modifier le regard porté sur
l’histoire de l’islam. Reconnaissons en effet que notre compréhension de la place de l’is-
lam dans l’histoire de la Corne est fortement contrainte par le rôle historique accordé à
l’islam dans l’historiographie du pays qui occupe le centre de la région, l’Éthiopie. L’islam
en Éthiopie a pendant trop longtemps été perçu par les chercheurs comme un phénomène
historique périphérique (dans l’espace) et marginal (en termes d’impact sur les processus
historiques touchant la nation « Éthiopie »)7. À en croire la doxa, telle qu’elle est exprimée

5. R. Paribeni 1907.

6. M.L. D erat 2003.

7. Ces lignes réélaborent plusieurs passages de B. H irsch & F.-X. Fauvelle -Aymar 2004.

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sur les traces de l’islam ancien en éthiopie et dans la corne de l’afrique 13

par exemple dans les études de Cuoq8, Trimingham9 ou encore Insoll10, l’islam en tant que
phénomène religieux et les musulmans comme force sociale et politique, depuis long-
temps établis sur les périphéries côtières de la Corne (correspondant aux régions actuelles
de l’Érythrée, de Djibouti, du Somaliland et de Somalie), se seraient tôt (dès le xe siècle)
et résolument risqués, par les voies caravanières, à pénétrer l’intérieur de la région, venant
assiéger le royaume chrétien des hauts plateaux à partir du xive siècle, au point de mena-
cer son intégrité, dans les années 1520 et 1530, sous les coups du ğihād mené par l’imam
Aḥmad ibn Ibrāhīm, surnommé le « Gaucher » par les chrétiens. Sauvé in extremis du
péril islamique (qui fut arrêté par les chrétiens avant d’être laminé par les migrations des
Oromo et des Somali à partir du milieu du xvie siècle), le royaume des hautes terres devait
poursuivre son ascension historique jusqu’à la réalisation du rêve de grande Éthiopie de
Ménélik II (r. 1865-1913), dans lequel des populations « païennes » et musulmanes nou-
vellement conquises se trouvaient, en effet, périphériquement et marginalement intégrées à
l’empire. Ainsi se trouvait réalisée l’idéologie à l’œuvre depuis plusieurs siècles.
Il est utile de dire dès l’abord que cette narration sur la place de l’islam dans l’histoire
éthiopienne est une fiction historiographique qui n’a pu prospérer qu’en raison d’une
absence d’informations bien étayées. Cette absence est due à plusieurs facteurs :
• La rareté et le caractère dispersé des sources relatives à l’islam et aux sociétés musul-
manes de la Corne de l’Afrique, notamment pour ce qui est des périodes les plus anciennes
(parmi ces sources, mentionnons le remarquable ouvrage de l’historien égyptien al-ʿUmarī11,
qui livre une description très vivante des royaumes musulmans de la Corne de l’Afrique
au xive siècle)12. Plus criante encore est la rareté des sources endogènes qui permettraient
d’étudier l’islam dans cette région. À cet égard, le Répertoire chronologique de la dynastie
maḫzūmite du Šäwā, document éthiopien en arabe édité par Cerulli13, apparaît comme un
unicum pour la période sur laquelle il nous renseigne, à savoir les xie-xiiie siècles, et il en
va de même pour l’Histoire des Walasmaʿ 14, concernant principalement les xive-xvie siècles.
• L’obscurité qui environne certaines sources anciennes, en raison des profonds boule-
versements politiques qu’a connus la Corne de l’Afrique entre le xiiie et le xvie siècle. Les
bouleversements de la fin du xiiie siècle (relatés dans le Répertoire chronologique) ont com-
plètement réorganisé la géographie politique de l’islam en déplaçant son cœur du plateau
central de l’Éthiopie vers le plateau de l’arc oriental du Rift, région qu’avec Azaïs et Cham-
bard nous appelons le massif du Č̣ ärč̣är. Ainsi des textes susceptibles de nous donner des

8. J. C uoq 1981.

9. J.S. Trimingham 1961 ; 1976.

10. T. I nsoll 2003 : chap. 2.

11. I bn Fadl A llah A l -ʿU marī 1927.

12. Sur cette question, voir F.-X. Fauvelle -Aymar & B. H irsch 2008.

13. E. C erulli 1941.

14. E. C erulli 1931.

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informations topographiques sur l’islam antérieurement à la fin du xiiie siècle (comme les


informations d’al-Idrīsī au xiie siècle15, ou celles véhiculées par le Répertoire chronologique,
pourtant si riche en événements) s’inscrivent-ils dans des géographies encore parfaitement
abstraites. De la même façon, les phénomènes migratoires du xvie siècle, d’ailleurs encore
mal compris, ont non seulement refondu le peuplement de la région, ils ont aussi effacé la
présence musulmane antérieure et aboli la toponymie ancienne : un texte immédiatement
antérieur à ces bouleversements, comme la chronique des campagnes de l’imam Aḥmad16,
pourtant remarquablement précise (elle mentionne les jours de marche, les gués, les pas-
sages de frontières), reste pour l’instant l’index à peu près inutilisable d’une géographie des
pays musulmans disparue il y a seulement cinq siècles.
• Le manque de recherches archéologiques sur l’islam dans la Corne : l’instabilité ou
la fermeture politique de certains pays, alliées à des difficultés pratiques de terrain beau-
coup plus considérables qu’ailleurs, notamment en Éthiopie, ont certainement concouru à
ce qu’aucune fouille de quelque ampleur n’ait à ce jour17 ouvert l’un des sites musulmans
connus dans la zone (à commencer par Harar !), et à ce que les prospections systématiques
soient restées limitées à celles conduites par le révérend père Azaïs et Roger Chambard
dans les années 1920 puis par Roger Joussaume, sur les traces des premiers, dans les
années 197018.

Ces facteurs, qui s’aggravent mutuellement, ont laissé s’installer une longue mécon-
naissance et une minimisation du fait musulman en Éthiopie. Mais pourquoi ce déficit
d’attention ? Les raisons en ont été signalées par Ahmed Hussein19 et Jon Abbink20. Elles
ont à voir avec la marginalité idéologique dans laquelle ont été maintenus les musulmans
d’Éthiopie, une marginalité qui s’est construite dans le cadre d’un grand récit historique
élaboré dès l’époque médiévale dans l’espace de l’État chrétien des hautes terres par des
moines lettrés, qui a produit une histoire que l’on peut définir comme christiano-centrée.
Dès lors, les historiens ont eu tendance à considérer les informations historiques sur les
zones musulmanes comme de simples compléments devant être articulés à une histo-
riographie dominante elle-même formatée sur l’idéologie chrétienne et impériale éthio-
pienne. C’est ce biais que le présent ouvrage voudrait contribuer à corriger, en recen-
trant l’attention sur plusieurs régions de l’Éthiopie et de la Corne considérées sous l’angle
de l’archéologie et de l’histoire de l’islam, sans toutefois perdre de vue, autant qu’il est

15. Al -I drīsī 1999 ; 2000.

16. R. B asset 1897.

17. En mai 2008, une équipe importante dirigée par les auteurs de ces pages a fouillé le site musulman de Nora pendant un mois.
Il s’agissait, à l’exception d’Aksum, de la première ville jamais fouillée en Éthiopie. Cette fouille fera l’objet d’une monographie
séparée. On peut déjà se reporter à F.-X. Fauvelle -Aymar et al. 2006.

18. F. A zaïs & R. C hambard 1931 ; R. J oussaume & H. J oussaume 1972 ; R. J oussaume 1974.

19. A hmed H ussein 1992.

20. J. A bbink 1998.

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possible compte tenu des données, la problématique des interactions entre ensembles et
acteurs politiques et religieux. Si nous n’abordons que de façon cursive, dans cet ouvrage,
les sites connus en Somalie et en Érythrée, c’est pour nous concentrer sur les régions
entourant le « triangle afar », régions de plateaux à cheval sur l’Éthiopie et le Somaliland
qui livrent les plus abondants témoignages d’un passé musulman.

Espaces et dynamiques de l’islam


dans la Corne de l’Afrique : trois pôles, deux axes
Si l’on peut noter un renouveau récent de la recherche sur l’islam en Éthiopie et dans la
Corne21, en particulier dans l’examen de la littérature musulmane en arabe produite loca-
lement22, ce renouveau concerne surtout les recherches sur la période contemporaine, celle
consécutive à la réislamisation de larges parties de l’Est et du Sud de l’Éthiopie opérée
depuis le xviiie siècle. Le monde musulman ancien de l’Éthiopie et de la Corne continue
à attirer très peu de spécialistes, qu’il s’agisse d’historiens de l’islam, d’archéologues ou
d’arabisants. Il faut noter toutefois la parution du livre important d’Ulrich Braukämper23,
recueil d’articles publiés entre 1977 et 1989 dans des revues ou des ouvrages parfois dif-
ficiles d’accès. Le premier (dans l’ordre chronologique) de ces articles, largement révisé,
constitue le second chapitre de l’ouvrage24 ; il reprend la question de l’histoire et de la loca-
lisation des « royaumes » (terme consacré, en dépit de nos incertitudes sur les structures
du pouvoir dans ces formations politiques anciennes) musulmans en Éthiopie entre le xiiie
et le xvie siècle. Nous-mêmes avons tenté ailleurs un exercice similaire en nous appuyant
sur les données épigraphiques et archéologiques25. Nous avons également proposé un
modèle permettant de comprendre la nature des relations entre pouvoirs chrétiens et
musulmans de la région, en émettant l’hypothèse d’une symbiose économique entre pou-
voirs (chrétiens) contrôlant l’accès aux ressources du haut plateau – or, ivoire, esclaves – et
pouvoirs (musulmans) contrôlant les routes d’acheminement entre ces hauts plateaux et
les côtes26. Il en ressort qu’il existe un large faisceau d’indices permettant d’affirmer l’exis-
tence ancienne de communautés musulmanes politiquement organisées, situées au cœur
des espaces de la Corne, sur les contreforts des plateaux central et oriental du Rift, et en

21. Pour de récents essais de synthèse, voir A. G ori 2006 ; F.-X. Fauvelle -Aymar & B. H irsch 2008.

22. Voir les études historiques de A. G ori (2003) sur la littérature somalienne en arabe et de A hmed H ussein (2001) sur celle
d’Éthiopie.

23. U. B raukämper 2002.

24. L’article intitulé « Islamic principalities in Southeast Ethiopia between the thirteenth and sixteenth centuries », constituant le
chapitre 2 de l’ouvrage précédemment cité (B raukämper 2002 : 12-105), fut initialement publié dans la revue Ethiopanist Notes en
1977.

25. F.-X. Fauvelle -Aymar & B. H irsch 2008.

26. F.-X. Fauvelle -Aymar & B. H irsch 2001 ; B. H irsch & F.-X. Fauvelle -Aymar 2002.

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position centrale au regard des pouvoirs du temps. Il en ressort également que l’image
d’une lutte séculaire entre chrétiens centraux et musulmans périphériques de la Corne,
loin de refléter depuis ses origines l’histoire des relations entre fidèles des deux religions,
s’enracine peut-être dans un moment particulier, celui du conflit de la première moitié
du xvie siècle, qui fut si traumatique pour la mémoire chrétienne qu’il amena à repenser
l’histoire antérieure sous cette perspective fatale.
Les travaux réunis dans cet ouvrage sont issus de deux programmes, l’un dirigé en
1998-2001 par Bertrand Hirsch, l’autre lancé par François-Xavier Fauvelle-Aymar et Ber-
trand Hirsch en 2006, chacun d’eux étant à ces dates directeur du Centre français des
études éthiopiennes (CFEE)27. Ces programmes ont eu pour ambition de dresser un pre-
mier inventaire des traces (archéologiques, littéraires, mémorielles) du passé musulman de
l’Éthiopie et de la Corne à partir des sources publiées et de la littérature secondaire ; d’en-
richir cet inventaire par des campagnes de prospection ; de documenter des sites « anciens »
(sans meilleure précision chronologique préalable) par des sondages archéologiques ; enfin,
d’élaborer de premiers référentiels typologiques (sur l’architecture, la culture matérielle),
permettant le cas échéant d’inscrire les traces de l’islam éthiopien dans une dimension
diachronique.

Des travaux de simple « inventaire » archéologique à partir de la littérature, accompagnés


de prospections sur le terrain, il est possible de faire apparaître sur la carte (voir Fig. 1.1)
trois pôles présentant une forte densité de sites musulmans ruinés rapportables à une
période « ancienne » (gardons pour l’instant ce terme conservatoire, sans préjuger d’une
attribution chronologique plus précise, mais suffisant tout de même pour distinguer ces
sites des établissements « récents » issus d’une renaissance de l’islam éthiopien à partir du
xviiie siècle). Ces sites possèdent dans nombre de cas des caractères urbains, ainsi que nous
le verrons par la suite.
Ces trois pôles sont les suivants (présentés ici d’est en ouest, dans une simple logique
géographique) :
• L’Ouest du Somaliland (ancien Somaliland britannique, indépendant de la Somalie
depuis 1992) où l’on trouve le port de Zeyla et, plus au sud, sur le plateau somalien, plu-
sieurs sites ruinés ; c’est à propos de Zeyla que nous avons conduit des recherches tentant
de croiser approches historique et archéologique. Nous en livrerons les résultats dans le
chapitre 2.
• Les hauteurs du massif du Č̣ ärč̣är, comprenant, outre Harar qui paraît être le seul site
ayant connu une existence continue depuis le Moyen Âge, plusieurs sites ruinés à caractère
urbain, tous situés le long d’un segment du plateau oriental du Rift ; c’est dans cette région
que se sont concentrées les prospections dont le compte rendu est livré dans le chapitre 3.

27. Le programme dirigé par Bertrand Hirsch était financé par le ministère français de la Recherche dans le cadre d’un programme
ACI. Le programme lancé par François-Xavier Fauvelle-Aymar et Bertrand Hirsch est soutenu par la Commission consultative des
fouilles à l’étranger (ministère des Affaires étrangères), le CFEE et l’Agence nationale de la recherche (programme « Cornafrique »).

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Yémen
Érythrée

Soudan Éthiopie
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Haut
Basses
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200 km
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K Khorfa-Kamoma N Nur-Abdoche
Q Qomboro Sh Sheikh T Tchenassen Z Zeyla

Somalie

Kenya
Fig. 1.1 — Principaux sites musulmans anciens d’Éthiopie et de la Corne

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18 f.-x. fauvelle-aymar, b. hirsch

• La province éthiopienne du Choa oriental en Éthiopie, située dans la moitié sud


du replat qui s’étend de Šäwa Robit à Kombolča, dans l’escarpement du plateau central
du Rift ; c’est là que l’on trouve les sites de Goze et Fäqi Däbbis dont il sera question
dans le chapitre 4, ainsi que plusieurs autres sites musulmans récemment découverts ou
redécouverts28.
Empressons-nous de noter que ces trois pôles ne représentent pas nécessairement des
entités pertinentes ; on peut seulement dire qu’il s’agit, à ce stade, de pôles de densité de
sites archéologiques correspondant peut-être plutôt à des zones géographiques et topo-
graphiques distinctes. Peut-être même ne reflètent-ils sur la carte que des biais d’obser-
vation liés aux conditions de la collecte d’information sur le terrain et dans la littérature
secondaire (elle-même tributaire des conditions sur le terrain). Ajoutons qu’à ce stade des
recherches nous ne saurions affirmer non plus que ces pôles, ni même que les sites regrou-
pés dans ces pôles, sont contemporains ; tout au plus pouvons-nous suggérer qu’ils appar-
tiennent à un horizon historique antérieur au xvie siècle, époque à laquelle nous devons
(sous réserve de révision de ce point de vue par les recherches futures) attribuer leur des-
truction ou leur abandon. Nous posons cependant pour l’instant l’existence de ces pôles à
titre d’hypothèse de travail, qui ne doit en aucun cas laisser préjuger des entités politiques
ou économiques sous-jacentes.

Tous ces sites, dont il ne subsiste aujourd’hui (à l’exception de Harar) que des ruines,
ont pour point commun d’être situés à des altitudes moyennes assez élevées : de 1 000 à
1 500 mètres pour les sites de l’intérieur du Somaliland et ceux de l’Ifāt, aux alentours de
1 800 mètres pour ceux du Č̣ ärč̣är. Ils sont également le plus souvent situés dans des pay-
sages de collines anciennement terrassées par l’homme et présentent des caractéristiques
similaires : concentration de bâtiments où domine l’usage de la pierre ; grande exten-
sion spatiale des principaux sites (ce qui en fait des ensembles comparables aux cités du
Sahara ou du Sahel médiéval) ; architecture (plan et appareil) qui présente de très fortes
similitudes ; absence apparente de murs d’enceinte ; caractères distinctivement musulmans
(cimetières, mosquées) ; témoins matériels qui dénotent l’accumulation de richesses et l’in-
tensité des échanges.

Un effet du décentrement que nous proposions plus haut d’effectuer est d’attirer l’at-
tention moins sur les populations nomades de la région, auxquelles on continue d’attri-
buer la responsabilité du premier essor de l’islam29, que sur des populations que l’on peut
à bon droit supposer au moins en grande partie sédentaires puisqu’elles ont laissé dans le
paysage des villes et des terrasses agricoles. Que ces populations ne soient pas identifiables
aujourd’hui (le chapitre 3 ci-après ébauchera quelques hypothèses à ce sujet), soit qu’elles

28. F.-X. Fauvelle -Aymar et al. 2006.

29. T. I nsoll 2003 : 73-76.

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aient été balayées par les courants de population du xvie siècle et des suivants, soit qu’elles
se soient transformées et aient perdu leur caractère urbain, ne doit pas nous faire perdre
de vue les faits : des traces archéologiques existent nombreuses, qui témoignent d’implan-
tations denses de communautés musulmanes sédentaires et urbaines au Moyen Âge, alors
que les scénarios faisant des nomades les acteurs d’une diffusion de l’islam à travers les
basses terres restent pour l’instant fondés sur des intuitions qui tardent à se concrétiser. Si
l’on doit s’appuyer sur les données avérées croisant l’archéologie et l’épigraphie funéraire
arabe, force est de prendre en considération la plus grande ancienneté des traces musul-
manes de l’Érythrée et du Tigré par rapport à celles des autres régions30. Ce qui amène à
suggérer que les trois pôles identifiés ici sont à mettre en relation avec deux axes qui ont
pu être des axes de pénétration de l’islam dans la Corne avant de devenir des axes commer-
ciaux reliant le haut plateau central du Rift et la mer (mer Rouge, golfe d’Aden). Ces deux
axes (Fig. 1.2) sont les suivants (présentés ici dans l’ordre chronologique de leur entrée en
activité) :
• L’axe nord-sud, depuis les îles Dahlak via le Tigré oriental jusqu’à l’escarpement du
haut plateau central, fut probablement, le long de la bordure et en contrebas du pays chré-
tien, le premier axe de pénétration de l’islam à partir des ixe-xe siècles AD.
• L’axe est-ouest, qui ne semble guère en place avant le xiiie siècle, reliait le golfe
d’Aden aux hautes terres du plateau oriental et aux lacs de la vallée du Rift.
Ajoutons ici que ces deux axes, qui à nos yeux représentent les deux étapes de la séquence
de pénétration musulmane et d’activation de dynamiques de circulation religieuse et com-
merciale dans la région entre le xe et le début du xvie siècle, ont été par la suite occultés
par les bouleversements du xvie siècle, causés par les populations pastorales (et non forcé-
ment nomades) qu’étaient alors les Oromo et que sont encore largement les Somali. Il est
intéressant que ces perturbations sociales causées par des populations sinon nomades, du
moins en mouvement et en expansion, qui furent alors les instruments d’un islam radi-
cal (pour ce qui concerne les Somali qui accompagnaient l’imam Aḥmad), ou qui devin-
rent au cours des siècles suivants les sujets d’un nouveau processus d’islamisation (pour ce
qui concerne les Afar et les Oromo), aient incité les chercheurs à croire que des nomades
avaient été, dès le Moyen Âge, les premiers et principaux vecteurs de l’islamisation de la
région. Au surplus, il faut peut-être envisager que ces mouvements expansionnistes surve-
nus à partir du xvie siècle aient occulté une diversité de peuplement antérieure, contribuant
de la sorte à simplifier une géographie humaine des basses terres qui, pour le Moyen Âge,
nous reste largement ignorée.
Il est pour l’instant difficile, faute de dates (épigraphiques) et de datations (radio­
carbone) en nombre suffisant, d’être plus précis dans l’attribution chronologique des pôles
évoqués plus haut et, faute de correspondances établies entre des sites archéologiques et
des toponymes connus par les textes, d’émettre ne serait-ce que des hypothèses quant aux

30. F.-X. Fauvelle -Aymar & B. H irsch 2008.

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20 f.-x. fauvelle-aymar, b. hirsch

200 km
l____________l Massawa
<912-1540>
Dahlak

Phase 1 : route septentrionale


Dahlak/Massawa-Est Choa
?-10e-13e siècle

Zeyla

Berbera

Phase 2 : route orientale


Zeyla/Berbera-Harar-Lacs
?-13e-16e siècle

Sites musulmans
Inscriptions funéraires arabes

Fig. 1.2 — Séquence des voies de pénétration musulmane dans la Corne et en Éthiopie

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sur les traces de l’islam ancien en éthiopie et dans la corne de l’afrique 21

« capitales » et aux « frontières » de telle ou telle formation politique ancienne. Il nous


semble cependant que c’est à partir de l’étude de ces pôles qu’il deviendra possible de
reconstituer la géographie politique des espaces musulmans de l’Éthiopie et de la Corne.
En outre, il est peut-être possible, dès à présent, de proposer des hypothèses au sujet du
basculement que nous croyons observer au xiiie siècle entre la route du nord et la route
orientale. La Fig. 1.2 présente la séquence des voies de pénétration musulmanes dans la
région. La route septentrionale, qui serpente du Tigré oriental jusqu’à l’escarpement du
Choa, est attestée du xe au xiiie siècle par l’épigraphie31 ; il semble bien également que ce
soit à des formations politiques de la zone de l’Est du Choa actuel qu’il faille rattacher les
événements politiques des xie-xiiie siècles relatés par le Répertoire chronologique du sulta-
nat musulman du Šäwa32, que nul ne saurait précisément localiser à l’heure actuelle. Bien
sûr, cette fourchette de dates (xe-xiiie siècle) n’est qu’indicative. Surtout, elle ne désigne
que la période de mise en circulation des idées religieuses et de dynamique des nouvelles
communautés acquises à l’islam, et il est bien évident que des communautés vivaces ont
continué leur vie le long de cet escarpement du haut plateau central après le xiiie siècle,
alors même que la route nord à laquelle elles devaient leur existence initiale avait cessé
d’être pleinement active, en tout cas que le ressort du dynamisme était désormais passé
à la route orientale. Cette voie orientale n’a pas laissé de traces épigraphiques antérieures
au xiiie siècle ; et il semble bien que ce soit à cette région allant du Somaliland au Č̣ ärč̣är,
parsemées de nombreux sites, qu’il faille rattacher la chaîne de royaumes musulmans dans
la sujétion de l’Ifāt décrite par al-cUmarī et al-Maqrīzī aux xive et xve siècles.
On ne s’étendra pas ici sur les raisons historiques de ce basculement, qui sont proba-
blement liées à un faisceau de changements politiques survenus à l’échelle des pays rive-
rains de la mer Rouge au milieu du xiiie siècle33. Repérons-en ici simplement les implica-
tions politiques concrètes, puisque le Répertoire chronologique nous informe précisément
du déclin politique des formations politiques de l’escarpement du haut plateau central au
xiiie siècle ; de l’éradication des dynasties musulmanes locales à la fin du xiiie siècle par un
pouvoir émergent probablement venu de l’arc oriental ; enfin, de la sujétion des commu-
nautés locales à ce pouvoir musulman, l’Ifāt, nouvel acteur que l’on ne tarde pas à rencon-
trer à partir de cette date dans les chroniques chrétiennes.

Harar, relique de la présence musulmane ancienne


Les sites archéologiques dont il est question dans cet ouvrage se présentent le plus sou-
vent sous l’apparence de ruines inaccessibles, situées dans des paysages terrassés jusqu’à des
altitudes très élevées. Ils signalent que les communautés urbaines vivant en ces endroits

31. F.-X. Fauvelle -Aymar & B. H irsch 2008.

32. E. C erulli 1941.

33. F.-X. Fauvelle -Aymar & B. H irsch 2008.

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22 f.-x. fauvelle-aymar, b. hirsch

avaient établi des relations économiques et sociales avec les populations environnantes
d’agriculteurs, dans des zones (comme le Choa oriental ou la région des anciennes villes
de l’actuel Somaliland) où les sédentaires ont souvent depuis cédé la place à des nomades.
Les causes de la disparition de cette civilisation urbaine (qui s’est accompagnée d’une
régression des espaces cultivés, d’une ruine des sites, d’une disparition de la culture urbaine
et marchande, d’une désislamisation) ne sont pas documentées directement par les sources
écrites disponibles. Mais elles sont sans doute à rapprocher d’une série d’événements datant
du xvie siècle qui ont bouleversé la géographie de l’Éthiopie par l’expansion de nouvelles
populations nomades ou semi-nomades afar, somali et oromo. Ces populations, alors en
phase de dynamisme démographique, profitèrent de l’affrontement entre pouvoirs chré-
tien et musulmans à l’époque des guerres du « Gaucher » pour s’installer dans de nouveaux
territoires, ce qui contraignit les pouvoirs en place à des déplacements géographiques : le
pouvoir chrétien se replia alors vers le nord autour de Gondar, où de nouveaux axes com-
merciaux se mettaient en place avec le Soudan pour se substituer aux anciennes connexions
avec le réseau urbain musulman de la Corne ; les pouvoirs musulmans – et peut-être aussi,
au moins en partie, les populations musulmanes elles-mêmes34 – s’éloignèrent également
de la zone de contact que constituait la bordure orientale du plateau central pour s’enra-
ciner plus à l’est.
Ainsi le laminage de la civilisation urbaine de l’Éthiopie musulmane prend-il place dans
une conjonction de facteurs comme la prédominance de l’élément nomade dans le nouvel
environnement du xvie siècle, le primat durable d’une économie de rapine, l’incapacité des
États chrétien et musulmans à sécuriser les échanges, enfin l’explosion du vieux cadre de
« symbiose concurrentielle35 » entre royaume chrétien et cités musulmanes.
La seule exception notable à cet effacement (peut-être plus progressif que catastro-
phique) du fait urbain en Éthiopie est la ville de Harar, qui apparaît en pleine lumière
dans les sources écrites au cours de la seconde moitié du xvie siècle, soit précisément à
l’époque où disparaissent les communautés musulmanes anciennes. À partir de cette date,
c’est Harar qui capte le commerce et qui s’affirme jusqu’au xixe siècle comme le véritable
nœud commercial entre le haut plateau central, où se reconstitue un pouvoir chrétien, et le
golfe d’Aden, à la jonction de routes caravanières qui ne s’appuient plus sur l’ancien réseau
urbain, désormais laissé à l’abandon.
Comment expliquer la survie et l’essor de la ville de Harar ? Question importante, qui
permet peut-être, dans le cadre de cette introduction, de reformuler la question de la
« désurbanisation » et de la « désislamisation » auxquelles elle est seule à avoir échappé
– ou du moins à avoir résisté efficacement.

34. C’est en effet ce qui pourrait expliquer la venue de populations argobba depuis les cités désertées du Choa oriental vers la
région de Harar.

35. F.-X. Fauvelle -Aymar & B. H irsch 2001.

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sur les traces de l’islam ancien en éthiopie et dans la corne de l’afrique 23

Les traditions locales de Harar distinguent deux temps dans la fondation de la ville :
une fondation très ancienne (vers le xe siècle), à fortes connotations légendaires, qui aurait
vu l’alliance de sept clans, puis une organisation sous le règne de l’émir Nūr (1552-1568),
le successeur de l’imam Aḥmad : alors la ville est ceinte d’un rempart, elle se structure en
cinq quartiers, chacun d’eux correspondant à l’une des cinq portes de la ville et formant
une unité administrative, religieuse et sociale, tandis que les terres environnant la ville
sont également divisées en cinq grands territoires36. Harar devient ainsi le pôle de l’Éthio-
pie musulmane entre le xviie et le xixe siècle, le siège d’un émirat indépendant, une véri-
table cité-État gouvernée par la dynastie fondée par ʿAlī ibn Dāwūd (1647-1662) jusqu’à la
prise de la ville par les Égyptiens en 1875, puis par les troupes chrétiennes de Ménélik II
en 1887.
Cette refondation de la ville au xvie siècle s’opère par un double mouvement : clôture de
la ville par des remparts, alliances matrimoniales et politiques de la dynastie de Harar avec
les élites des nouveaux venus dans la région, en particulier des groupes oromo qui sont peu
à peu également intégrés dans l’exploitation des terres agricoles entourant la ville37. Ainsi
émerge une nouvelle identité urbaine, fondée jusqu’à la fin du xixe siècle sur le renonce-
ment à l’ouverture qui avait été le propre des villes-marchés de l’époque antérieure ; sur
la méfiance vis-à-vis de l’étranger (on se rappelle le déguisement de Richard Burton pour
pouvoir pénétrer dans la ville38) ; sur l’affirmation d’une civilité qui est conçue comme
l’envers du monde extérieur et rural (urbanité contre rusticité, hygiène contre malpro-
preté, etc.) ; sur des pratiques de sociabilité qui privilégient des valeurs comme l’échange,
l’otium, la pratique religieuse ; sur l’observance d’une foi musulmane dont la rigidité est
censée s’opposer au syncrétisme de l’islam villageois, au point que les habitants de Harar
font de leur cité une Ville sainte, la quatrième (selon eux) du monde musulman. La pré-
sence remarquable de très nombreux tombeaux de saints et de mosquées, qui avoisinent
la centaine, jusqu’alors peu expliquée, se comprend mieux si l’on considère Harar comme
une sorte de ville-conservatoire, l’héritière d’un monde urbain disparu, qui a ramené à elle
et inscrit dans son paysage urbain les principales figures religieuses qui ont marqué l’his-
toire de l’islam ancien dans la Corne.

Éléments de périodisation de l’islam médiéval


Si l’exemple de Harar constitue bien un cas d’espèce pour nos ensembles urbains ruinés
anciens – ce dont nous ne sommes aucunement certains : la Harar médiévale relève pour
l’instant davantage de la tradition que d’une connaissance archéologique –, alors il apparaît
que les sociétés musulmanes de la région devaient être organisées en un réseau urbain assez

36. E. C erulli 1936 : 35-36 ; S. Waldron 1975.

37. S. Waldron 1984.

38. R. B urton 1856.

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24 f.-x. fauvelle-aymar, b. hirsch

dense (bien sûr, nous ne connaissons rien de l’ampleur de l’islamisation des campagnes et
presque rien des relations entre ces campagnes et les centres urbains), dessinant des voies
de circulation et d’échange sans doute ponctuées de sites d’autre nature (sites religieux,
haltes de marchands ou de pèlerins) et interconnectées avec le monde chrétien. Dans
les centres les plus importants, il est clair en tout cas que s’était développée une culture
urbaine caractérisée par la pratique de l’islam, une pratique du commerce avec les autres
centres urbains du même réseau, l’existence d’une élite. Mais de l’extension des relations
entre cette élite, cette culture urbaine, ces commerçants et le reste du monde musulman,
et en particulier les centres politiques et marchands de la péninsule Arabique, nous ne
pouvons presque rien dire39.
Nous sommes en terrain plus sûr dès lors que nous abordons la question de la périodi-
sation que nous autorisent à établir les sources écrites et les données archéologiques. La
deuxième fondation de Harar au xvie siècle qu’évoquent les traditions de cette ville pro-
cure un terminus post quem pour définir une période « moderne » de l’histoire de l’islam en
Éthiopie, période qui voit la lente réislamisation, du xviiie siècle à nos jours, et selon des
modalités mieux connues (diffusion d’un islam confrérique), de l’Est et du Sud éthiopiens,
dont le fonds de peuplement a été profondément bouleversé. À cette période appartient la
réorganisation de routes commerciales en voie plus directe depuis les salines du pays afar
ou les ports du golfe d’Aden, sous la domination des populations afar et somali dont on
peut deviner qu’elles avaient joué un rôle comparable à celui des Oromo dans les phéno-
mènes migratoires et les bouleversements politiques du xvie siècle.
Nous proposons que la période antérieure aux bouleversements du xvie siècle, celle qui
voit donc l’efflorescence et l’apogée politiques des sociétés musulmanes de la région, soit
appelée « médiévale ». Ce Moyen Âge à son tour connaît deux périodes : un « premier
Moyen Âge » qui, du viie à la fin du xiiie siècle, voit la pénétration de l’islam dans la
Corne, l’installation d’un islam d’abord étranger des îles Dahlak au Tigré, et l’émergence
de pouvoirs locaux musulmans que nous apercevons à travers la description d’al-Idrīsī et
que nous voyons bien constitués, mais déjà en déclin, dans le Répertoire chronologique ; un
« second Moyen Âge », de la fin du xiiie au xvie siècle, qui est celui de la domination poli-
tique du sultanat de l’Ifāt sur l’ensemble des territoires musulmans et, paradoxalement,
du royaume chrétien sur le sultanat de l’Ifāt. Changement de période qui correspond au
basculement géographique de centres politiques et économiques de l’islam éthiopien de
l’escarpement du plateau central vers le plateau oriental et au « décollage » économique de
Zeyla et des villes du Somaliland. Changement de période qui voit aussi les interactions
entre ensembles chrétiens et musulmans passer progressivement d’un modèle de symbiose
compétitive à une phase de plus grande agressivité réciproque qui culmine dans le premier
tiers du xvie siècle. Remarquons ici, s’il faut marquer d’une date précise ce basculement et
si l’on retient celle de 1285 donnée par le Répertoire chronologique du Šäwa comme la date

39. Sur les informations livrées sur l’islam éthiopien par les sources yéménites de l’époque rasūlide, voir É. Vallet 2007.

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sur les traces de l’islam ancien en éthiopie et dans la corne de l’afrique 25

de la destruction du sultanat du Šäwa par l’Ifāt et de la sujétion des populations musul-


manes du Šäwa au nouveau pouvoir, que cet événement fournit un parallèle remarquable
avec le changement de dynastie qui s’opère en 1270 dans le royaume chrétien, avec le ren-
versement des Zagwé par les Salomoniens. Cette synchronie trahit un important glisse-
ment vers le sud des enjeux de pouvoirs à l’échelle régionale, mais ses raisons profondes
et ses implications pour l’histoire éthiopienne restent pour l’instant hors de portée. La
priorité actuelle, ainsi que nous avons voulu l’illustrer dans cet ouvrage, est de commencer
à mieux documenter les témoins archéologiques de l’islam ancien et à proposer quelques
articulations possibles entre sources documentaires, archéologiques, ou relevant aussi bien
des traditions locales.

Premiers aperçus archéologiques et historiques


sur l’islam médiéval de l’Éthiopie et de la Corne
Les trois essais réunis ci-après prennent pour objet des sites localisés dans chacun des
trois ensembles régionaux considérés plus haut comme les trois pôles de développement
de l’islam médiéval. Chacun à sa façon, ils éclairent la situation de l’islam éthiopien et de
la Corne avant le xvie siècle, et nous ne pouvons à ce stade présumer de l’appartenance des
sites considérés à telle ou telle des périodes médiévales évoquées plus haut. Mais à tout le
moins allons-nous tenter, à partir d’indices parfois maigres, de fournir de premiers réfé-
rentiels pour des recherches futures.
La première étude (chap. 2) se rapporte à Zeyla, port du Somaliland réputé avoir été
sinon le, du moins l’un des principaux points d’entrée de l’islam dans la Corne de l’Afrique
depuis une époque assez haute. Le dynamisme commercial de Zeyla depuis le xvie siècle,
et plus encore au xixe siècle, est bien connu, et c’est sur la base de ce dynamisme séculaire
qu’on lui a supposé, non sans le renfort des sources arabes externes, une ancienneté qui en
a fait la « porte » de l’islam dans la région, le point d’entrée de la route orientale que nous
évoquions plus haut. À la lumière des observations effectuées plus haut sur la géographie
des stèles funéraires, qui nous amenaient à suggérer un phasage différent des voies de l’is-
lamisation, il était important de se pencher plus avant sur les données archéologiques, et
de retourner, parallèlement, aux sources écrites relatives à Zeyla. On verra que cette mise
à l’épreuve apporte quelques nouveaux éclairages sur la question.
En présentant les résultats de plusieurs campagnes de prospection dans le Č̣ ärč̣är, la
seconde étude (chap. 3) suit une approche que nous avons voulue originale, consistant à
repérer les mentions relatives aux « Harla », une race légendaire de géants à laquelle sont
attribués nombre de sites archéologiques, mais aussi à laquelle se rattachent des traditions
de différentes natures. Nous laissons le lecteur juger si le résultat en est probant. Mais du
moins avons-nous voulu prendre à revers une lecture courante mais peut-être trop volon-
tiers déconstructiviste, consistant à ne considérer ces mentions aux Harla que comme un
simple topos. Topos, oui, mais son inscription dans le paysage livre une géographie qui,

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26 f.-x. fauvelle-aymar, b. hirsch

pensons-nous, est peut-être à même de livrer quelques indices sur l’horizon historique
immédiatement antérieur à la disparition des sites musulmans de la région.
Le dernier chapitre (chap. 4) présente les résultats d’une enquête historique et archéo-
logique sur deux sites musulmans de la région de l’escarpement du haut plateau central.
Leur importance réside dans le fait qu’il s’agit des premières fouilles effectuées sur un site
musulman d’Éthiopie, et qu’elles sont par conséquent à même de livrer des jalons typo-
logiques et chronologiques décisifs pour de futures enquêtes archéohistoriques dans le
domaine.
Nous avons bien conscience que les données et hypothèses présentées dans ces pages ne
peuvent être que liminaires. Elles inaugurent un champ de recherche. Mais notre objectif
aura été atteint si elles peuvent stimuler de nouvelles recherches.

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