Bla 72 Novembre 1969
Bla 72 Novembre 1969
Bla 72 Novembre 1969
"L'ISLAM EN AFRIQUE"
Sous ce titre, le Centrum informationis "Pro Mundi Vita" (Bruxelles) qui est au
service de l'Église catholique et a pour objet de rassembler, d'analyser et de diffuser, d'une
manière scientifique, des informations sur les situations pastorales et sociales, intéressant
l'Église, vient de publier une plaquette (grand format) de 47 pages avec cartes et
bibliographie. (N° 28 (1969) - Secrétariat : 6, rue de la limite, Bruxelles 3 - Belgique.
Expédition : Drukkorij C. A. Spin et Zoon N. V. , N. Z. Voorburgwal 271-287, Amsterdam-C,
Pays-Bas.) On a pensé pouvoir en présenter ici un condensé même si certains passages
semblent recouper, partiellement, certains documents antécédents de Comprendre.
Introduction
Grande religion mondiale et africaine, l'Islam n'est pas sans poser quelques questions au
chrétien qui s'interroge sur le devenir religieux de l'Afrique (dans l'histoire du Salut. C'est dans cette
perspective essentiellement et largement pastorale) que les auteurs ont voulu, parlant de l'Islam
africain, situer leur analyse, brosser des perspectives et tenter quelques réflexions. Le présent travail,
tout en utilisant les résultats acquis par les diverses sciences humaines, entend bien les dépasser pour
se situer à son niveau propre, celui de l'analyse pastorale de la situation religieuse de l'Islam africain.
C'est un fait que les églises chrétiennes, l'Église catholique surtout, commencent seulement à y
regarder de près, mais c'est aussi un "signe des temps" que les unes et les autres, renouvelant leur
regard sur les religions non-chrétiennes (pensons à la Déclaration Nostra Aetate de Vatican II)
entendent aujourd'hui regarder avec sympathie les croyants musulmans et collaborer avec eux pour
"faire croître le poids du bien dans le monde". Et c'est pour aider ce "signe des temps" à s'expliciter
intellectuellement et à se réaliser plus concrètement que le présent travail a délibérément opté pour les
articulations qu'on lui découvrira. Au-delà d'une simple initiation chrétienne à l'Islam africain, il a
voulu être l'outil d'une réflexion en fonction du Dialogue entre chrétiens et musulmans en Afrique.
Dans sa Première Partie, les auteurs ont voulu préciser au mieux quelle est actuellement la
Présence de l'Islam en Afrique : une esquisse historique en décrit les développements dans le temps,
une analyse des cultures islamiques africaines en souligne la variété dans l'espace, de brèves
statistiques en relativisent l'importance selon les pays et une étude sur le processus d'islamisation ré-
vèle enfin la dynamique de cette présence.
La Deuxième Partie, replaçant l'Islam africain dans l'Islam mondial, a voulu mettre en
évidence, d'une part, le rôle du Caire, comme centre arabe de pensée et d'enseignement religieux, et
d'autre part, les relations de l'Afrique orientale avec l'Asie à travers les sectes musulmanes et leur
dynamisme missionnaire.
Dans la Troisième Partie, on a précisé quelles sont les Valeurs religieuses de l'Islam dans
l'Afrique contemporaine. Après avoir envisagé les critères d'appartenance à l'Islam pour en relativiser
l'importance, on affirme les valeurs essentielles de l'Islam qui est, avant tout, "abandon" à Dieu : Sens
religieux, Foi et Soumission à la Volonté divine. L'étude des Rites et de la Pratique permet ensuite de
souligner quelles sont les permanences africaines. Plus largement, l'apport de l'Islam au
développement de l'Afrique entend situer son rôle civilisateur dans le contexte moderne.
C'est la Quatrième Partie, intitulée Église et Islam, qui, préparée par les précédentes, entend
proposer à la réflexion, des perspectives constructives en faveur du Dialogue. On y trouve d'abord une
esquisse historique des rapports de l'Église et de l'Islam en Afrique ainsi qu'un aperçu sur le 2 ème
Concile du Vatican et l'Islam. On y découvre ensuite que les musulmans d'aujourd'hui, face au Salut,
ont leurs problèmes et leurs angoisses, et on y précise quelles sont leurs aspirations et leurs
inquiétudes religieuses. On y décrit encore comment les musulmans et chrétiens se situent devant le
Dialogue. On y développe enfin la mise en œuvre actuelle de ce Dialogue grâce à de nombreuses
expériences récentes.
I. - Esquisse historique.
Moins de dix ans après la mort de Mohammed (632), les Arabes avaient conquis les cités les
plus prestigieuses du Moyen-Orient : Damas (636), Jérusalem (638) et Alexandrie (642). Vers l'Ouest,
la pénétration arabo-musulmane allait très vite s'étendre, à travers la Cyrénaïque et le Maghreb, jusqu'à
l'Espagne et même au-delà (Poitiers, 732). Vers la même époque, une autre pénétration de l'Islam se
dessinait sur la côte orientale de l'Afrique, selon un tout autre style. Il suit de là que l'Islam africain se
divise déjà, en fonction de ses origines, en :
- Un Islam issu de la conquête arabe de l'Egypte et du Maghreb, englobant la Nubie et les confins
sahariens.
- Un Islam de l'Est africain issu des comptoirs commerciaux développés par les Arabes de la
péninsule arabique (Sud), relayés ensuite par les Indo-Pakistanais musulmans.
- L'Islam arabo-égyptien qui, remontant le cours du Nil, finira par s'annexer la Nubie
chrétienne (prise de Dongola en 1317) pour l'islamiser peu à peu : de plus en plus
"installé" en Égypte, cet Islam brillera avec les Fatimides, puis les Mamelouks, avant de
connaître une première Renaissance au début du XIXème siècle (Mohamed Ali) ;
- L'Islam berbère saharien qui, étroitement mêlé aux avatars historiques du Maghreb, sera
l'intermédiaire tout désigné pour en transmettre la foi musulmane aux populations du
Soudan occidental (Gao, IXème siècle) et le "musée" où pourront se conserver les
particularismes religieux et ethniques de l'Islam maghrébin ;
- L'Islam de la Savane soudanaise qui, à partir de la boucle du Niger et soutenu par les
princes marocains comme par les confréries religieuses du Maghreb, permettra la
2 Se Comprendre N° BLA/72
constitution de divers Empires : Ghana (XIIème), Mali (XIIIème), Songhai de Gao (XVème)
qui, éclipsés par après, devaient retrouver des successeurs avec Hadj Omar (1862) dans le
Soudan occidental, le peul Osman Dan Fodio (1805) dans le pays Haoussa (Nord Nigeria)
et le Mahdi Muhammad Ahmad dans le Soudan nilotique (1843-1885)... Islam qui sera
aidé, de facto, par la colonisation dans toute l'Afrique sud-saharienne.
- L'Islam africain de la Mer Rouge, cantonné aux côtes, devait très vite s'affronter à
l'Éthiopie chrétienne, laquelle demeurait un bastion (qui ne fut finalement mais
temporairement ravagé en totalité qu'en 1529-1543, lors de la guerre d'un chef somali
Ahmed Gragne),
- L'Islam de la côte orientale, par contre, a pu développer très vite, à partir de ses
comptoirs, une politique de pénétration jusqu'au cœur du Congo, mais toujours sous forme
commerciale (cf. l'esclavagisme et ses "relais") : les Sultanats côtiers n'ont guère engendré
de grands empires musulmans au cœur du Continent, mais ils permirent une immigration
toujours plus grande de musulmans asiatiques (Inde et Pakistan actuels).
L'esquisse historique n'était qu'une introduction rapide à la compréhension des grandes aires
socio-culturelles de l'Islam africain : l'histoire les a engendrées en même temps que les particularités
ethniques, linguistiques et sociologiques. Dans quelle mesure l'Islam a-t-il modifié la "culture"locale et
jusqu'où est allée son influence "civilisatrice" ? Sa plus ou moins grande "intervention" a engendré des
"types d'Islam" assez personnalisées.
1) - Impact de l'Islam sur les cultures africaines : les signes de la pénétration du modèle
coranique dans la culture africaine peuvent se ramener à trois, à savoir l'usage de la langue arabe,
l'application du droit musulman et, négativement, la permanence des coutumes et des rites. On sait, en
effet, que le Coran (le Livre révélé des musulmans) entend organiser le culte et la cité, le droit des
gens et le droit des familles.
Parfois, l'Islam a supplanté les anciennes cultures par l'arabisation, l'imposition du droit
coranique et l'abolition des anciens cultes (et la réduction du Judaïsme et du Christianisme à l'état de
"religions protégées") : c'est le cas de l'Égypte copte et du Maghreb berbère.
Parfois, au contraire, l'Islam. a cohabité avec les cultes traditionnels (animisme, fétichisme),
l'arabe n'étant que la langue liturgique et le droit coutumier résistant victorieusement à toute
transformation "coranisante" : il apparaît alors que l'Islam est "religion" et non pas "cité religieuse".
Mais il faut souligner que, dans un tel contexte, un "réformateur" pourra surgir pour réclamer que
l'Islam devienne "religion de la cité", développant une intégration arabe-islamique complète (cf. Les
États théocratiques du Fouta-Djalon (1776) du Sénégal-Fouta, du Toro (1776), du Masina (1818), de
Sokoto (1802) etc. _
Il faut ajouter que ces deux manières extrêmes d'agir sur les mentalités et les réalités locales
peuvent parfois coexister dans un même secteur géographique, le milieu féminin réagissant autrement
que le milieu masculin dans l'islamisation de sa vie religieuse !
Se Comprendre N° BLA/72 3
- La zone du Soudan nilotique où la langue et la culture arabes couvrent tout le Nord du
pays, pendant que le soufisme développait les confréries et favorisait l'éclosion du
mouvement mahdiste ;
- La zone swahili qui, dans tout l'East Africa, représente un Islam qui originairement
étranger (immigration asiatique), est devenue de plus en plus autochtone, mais en
pénétrant très peu la mentalité bantoue.
Telles sont les sept aires "socio-culturelles" de l'islam africain : les trois premières sont de
civilisation arabo-islamique, les quatre autres sont de culture "africaine" et de religion musulmane en
même temps. Fruit de la rencontre de l'Islam avec des sociétés diversement structurées et des
interactions continuelles entre lui et celles-ci, ces "aires" ne sont pas des zones "stabilisées", étant
donné que le poids de la Modernité et l'influence de l'Occidentalisation s'y font plus ou moins sentir.
Parfois, une nouvelle conscience islamique se cherche, caractérisée par une attitude plus laïque vis-à-
vis de la religion, cantonnée à son domaine propre, par une certaine tolérance vis-à-vis des autres
groupes religieux, par une secrète révolte contre les formes surannées de l'Islam local. Il conviendrait
donc de suivre de très près l'évolution "socio-culturelle" en cours dans chacune des sept "aires" ici
succinctement décrites.
On évalue aujourd'hui à 500 millions le nombre des musulmans dispersés de par le monde. Un
peu plus du cinquième seraient des africains : on avance ordinairement le chiffre de 110 millions de
musulmans pour la seule Afrique.
Au Sud du Sahara, il est difficile d'apprécier le total des musulmans, aucune statistique
rigoureuse n'ayant été faite. On peut cependant présenter le tableau suivant, avec le pourcentage de
musulmans pour les années 1960-65 (colonne 1) et les prospectives de l'ONU, quant à la population
globale (colonne 2) et au nombre des musulmans (colonne 3) pour les années 1970 et 1980 (cf.
Tableau I).
On aurait donc, vers 1970, 82 millions de musulmans dans le Nord de l'Afrique et 66,9
millions en Afrique Noire, et, en 1980, respectivement, 110 millions et 86,2 millions.
Rappelons que de 1930 à 1966, les musulmans, en Afrique noire, seraient. passés de 30 à 50
millions (calculs très approximatifs), alors que les chrétiens, pour cette même Afrique, seraient entre
1960 et 1965 environ 45 millions.
4 Se Comprendre N° BLA/72
IV. - Le processus d'islamisation en Afrique Noire
Ce processus n'est pas un phénomène général et uniforme, Il y a des îlots de résistance que
l'Islam contourne et des populations réfractaires qu'il abandonne pour un temps : tels les Bambara, les
Mossi, les Ybo dans l'Ouest africain et les Monophysites d'Éthiopie dans l'Est africain.
Les milieux réfractaires à l'Islam sont surtout les sociétés animistes "organisées'ayant gardé
leurs chefferies, les "campagnards" et, surtout, les cultivateurs ("Islamisme est synonyme de
commerces et animisme de vie agricole", P. Marty), les intellectuels de type moderne plus attirés par
le socialisme marxisant ou le matérialisme jouisseur.
Les milieux "ouverts" à une possible islamisation peuvent être les milieux nomades (sauf si le
système tribal est "fort"), les sociétés sédentaires en complète déstructuration sociale (royaume de
Dongola au XVIIème) certaines professions comme le commerce, le transport, l'abattage des bêtes,
etc..., les milieux détribalisés enfin qui dans les grandes villes et les nouvelles capitales, peuvent
trouver dans l'Islam un cadre social de remplacement (l'Islam a une tendance profonde à être une
religion "pour citadins").
Les champs d'islamisation. possible étant ainsi précisés, on peut dire que dans sa "marche
d'approche" l'Islam ne repousse pas un certain syncrétisme (en un premier moment) : il ne s'oppose pas
à l'animisme mais "compose" avec lui. Ses rites s'intègrent à ceux de l'animisme pendant qu'il tolère
des coutumes qui lui sont contraires (viandes ou boissons illicites). A travers tout cela, il se présente
comme un "système socio-culturel dynamique", immédiatement adapté à l'évolution du monde "noir"
et donnant accès à une vaste communauté mondiale, si bien que l'Islam est envisagé par le Noir moins
comme une religion nouvelle supplantant la religion ancestrale que comme un système social
améliorant et parachevant sa situation. La morale musulmane ne l'atteindra que plus tard : c'est au bout
de plusieurs générations que la vie sera transformée et deviendra conforme aux idéaux de l'Islam. En
attendant, surtout par une pression "économique" et "sociale", on échappe difficilement à une
"première entrée" dans le rayonnement de l'Islam local... Souvent la conversion à l'Islam est la
substitution d'une forme de communauté à une autre par évolution lente et progressive du système
socio-culturel animiste vers le système socio-culturel islamique.
C'est longtemps après l'adhésion matérielle et extérieure que se fait l'islamisation proprement
dite. Les responsables de celle-ci sont le marabout local et son école coranique (moyens 'pauvres" de
l'islamisation), créant déjà une solidarité communautaire, puis les confréries et les tournées de cheikhs,
qui développent davantage ce sentiment d'une nouvelle et profonde appartenance communautaire ;
enfin les "centres éducatifs", les mosquées et les pèlerinages qui élargissent et intellectualisent le
sentiment communautaire au niveau d'une "solidarité" des croyants. Au plan des signes, on impose des
noms musulmans, un costume parfois particulier, la fréquentation de la mosquée... Le vie sociale
s'organise inconsciemment en communautés de quartiers et de confréries_ Enfin, on acquiert une
nouvelle conception du "prochain" : "mon prochain, c'est mon coreligionnaire musulman, sans plus",
de même qu'on "informe" la Cité d'un esprit nouveau où la politique a son mot à dire. A travers tout ce
processus, il ne faut pas s'étonner que l'Islam soit perçu par certains comme étant un animisme
supérieur ; débarrassé d'un folklore local désormais inutile, c'est-à-dire un animisme épuré qui se situe
au-delà des solidarités tribales et fait accéder à une communauté internationale (cf. le Pèlerinage à la
Mecque).
Fondée en 969 à côté de l'antique Fustât, le Caire a développé très vite des centres
d'enseignement religieux dont le plus prestigieux et le plus connu est l'Université religieuse d'al-Azhar
de réputation désormais internationale dans le monde de l'Islam. Le Caire, pour les musulmans, c'est
Se Comprendre N° BLA/72 5
d'abord al-Azhar : ses professeurs qui dispensent la "science" musulmane d'aujourd'hui, ses revues qui
la diffusent partout où l'on peut lire l'arabe, voire l'anglais, ses étudiants qui la répercutent, rentrés chez
eux, à travers leur prédication et leur catéchèse. Les plus grands noms de la Pensée religieuse
musulmane moderne, soit traditionaliste soit réformiste, sont attachés à un enseignement à al-Azhar.
Diverses revues (Lumière de l'Islam, Revue d'al-Azhar, etc...) publient des articles de commentaire
coranique, de "tradition" (sunna) prophétique, de réflexion juridique et d'applications pratiques.
Le cycle des études azharistes constitue un tout (du primaire au supérieur) et intéressait, en
1952/53, un ensemble de 25.118 élèves (32.211 en 1958/59). L'enseignement supérieur réparti entre
les trois Facultés de Droit Religieux, de Langue Arabe et de Théologie rassemblait 3.965 étudiants en
1952/53 et 5.753 en 1960/61. Les étrangers représentent d'ordinaire 15 % environ de cette population
scolaire spéciale, venant surtout du Soudan et des Somalies. L'Institut des Missions musulmane,
annexe à al-Azhar, comprenait en 1960/61, 1.338 étudiants.
A côté d'un enseignement qui vise à former les "hommes de religion" pour le continent,
"enseignement adapté aux besoins de millions de Musulmans dont la foi est paisible et sans inquiétude
parce qu'elle n'est pas touchée par des idées étrangères ou parce qu'elle est vécue par des peuples "plus
près de la nature" suivant le mot de l'actuel recteur (J. Jomier), al-Azhar envoie des professeurs en
divers Instituts Islamiques africains lesquels sont autant de Centres de rayonnement d'une culture
arabo-musulmane, parfois plus ou moins surimposée au milieu ambiant.
L'Egypte moderne compte aussi de nombreuses Universités de type "laïque" (Le Caire, fondée
en 1908 et d'État en 1925 ; Alexandrie, 1942 ; Héliopolis, 1950 ; Assiout, 1957 ; et bientôt Tantâ et
Mansourah) qui reçoivent également nombre d'étudiants africains pour l'apprentissage des sciences
modernes tout en leur portant témoignage des capacités de modernisation d'une société arabo-
islamique, car le Droit y est enseigné avec ses implications musulmanes tout comme on y peut trouver
des cours d'exégèse coranique.
A côté de ces Universités, le Caire dispose d'un Ministère du "Culte" (Waqf-s) qui, grâce à ses
revues, ses émissions, ses centres culturels et l'organisation de Congrès musulmans assure un
rayonnement non négligeable à une pensée musulmane qui peut encore bénéficier du prestige socio-
politique de l'Égypte et de son leader dans une Afrique en pleine mutation : la R. A. U. n'accorde-t-elle
pas des centaines de bourses à des étudiants africains et Radio le Caire ne diffuse-t-elle pas dans toutes
les langues africaines des programmes très chargés ? Sans vouloir majorer indûment ici le rôle du
Caire dans l'Islam mondial et, par suite, africain, il convient cependant d'en bien mesurer l'importance
dans l'évolution de l'Islam actuel.
II. - Relations de l'Afrique orientale avec l'Asie : les sectes musulmanes et leur
dynamisme missionnaire.
L'histoire explique la venue d'Asiatiques musulmans sur les côtes de l'East Africa et précise
leur rôle dans l'islamisation de cette zone humaine. Cet Islam asiatique en Afrique n'est pas
monolithique : il faut signaler la multiplicité des sectes, la diversité des "écoles" canoniques, la variété
des confréries ou des sociétés religieuses... toutes choses qui semblent ébranler la "solidarité"
musulmane qui éclate si souvent ailleurs. Il faut savoir que l'Islam a connu de nombreux schismes :
kharijisme, shi'isme aux multiples ramifications, etc... qui tous sont d'avis divergents dès lors qu'il
s'agit de préciser à qui revient la Direction suprême de la communauté musulmane mondiale.
Les Ismâ'iliyya ou "disciples de l'Agha Khan" représentent une branche du shi'isme qui, de par
sa culture indo-pakistanaise, se présente en Afrique comme moderne et extrêmement évolué (centre de
culte, écoles, hôpitaux, clubs, etc... ) ainsi que concrètement libéral vis-à-vis des autres religions.
L'Ahmadiyya, fondée par Ghulam Ahmad (1835-1908) en Inde, se présente comme une secte
et un mouvement missionnaire en même temps, profondément dynamique. Imitant souvent
l'organisation et la méthode des missions chrétiennes, les membres de cette Société ont parfois du mal
à se faire admettre des musulmans orthodoxes (sunnites) tout en exerçant cependant un prestige
grandissant, parce que se révélant comme les seuls capables de rendre à l'Islam une gloire et un
rayonnement que les aléas de l'histoire récente lui ont fait perdre en ces pays.
Quoique les musulmans de ces deux groupements communiquent très peu avec les musulmans
orthodoxes (mosquée "à part") et accordent une vénération particulière à leur fondateur
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(comportement "répréhensible" aux yeux de l'orthodoxie) ils représentent une forme d'Islam adapté au
monde moderne, partiellement "sécularisé" et capable d'attirer à lui des croyants qui se veulent de leur
temps.
Le recours à de faux critères ou à des critères inadéquats est trop fréquent. Ainsi, la majorité
des pays musulmans ignore l'arabe : cela ne les empêche pas d'être musulmans, à tel point qu'un pays
non arabophone comme le Pakistan prétend au rôle de leader ! Que le droit coranique ne soit pas
appliqué en matière de Statut Personnel, cela ne gêne pas telle ou telle société qui se définit comme
musulmane depuis des siècles ! La "pratique religieuse" elle-même est difficile à déterminer d'abord et
à constater ensuite : de plus, elle a toujours connu de grandes variations ; ici, on ne fait pas la Prière, là
on n'observe pas le Ramadan, et pourtant, ici et là, on se sait et on se veut bons musulmans.
Quelle est donc la structure fondamentale de l'Islam vécu ? Pour faire partie de l'Islam, il n'est
nécessaire ni de parler arabe, ni d'accepter le droit coranique, ni d'être circoncis, ni d'accepter les
préceptes rituels, ni de "pratiquer" ni, même, de répudier son ancien culte..., mais il suffit de vouloir
vivre avec les musulmans et de ne pas refuser publiquement la proclamation de la foi en Dieu l'Unique
et en la mission de Muhammad : c'est par la communauté que l'Islam se manifeste. L'Islam vécu sur un
mode individuel est impensable. L'Islam est pratique, droit, philosophie et foi, sans doute, mais surtout
une culture vécue, intégrant toute la vie suivant un mode intensément communautaire. La pratique est
toujours "communautaire" et elle englobe tout, puisqu'il y a une manière musulmane de se vêtir, de se
comporter en public, etc... C'est la vie communautaire qui est signification religieuse en elle-même.
C'est seulement ce vouloir vivre ensemble, suivant les modèles et les valeurs élaborés à partir du
Coran et de l'usage (tradition prophétique) qui constitue le fondement du seul critère universel et
objectif, vouloir vivre qui se manifeste par une exubérante vie communautaire dont l'unité est le signe
visible du dogme fondamental, le Tawhîd, l'Unicité divine. Et c'est peut-être parce que la vie
communautaire est sauvegardée et amplifiée par l'Islam que celui-ci trouve un tel succès en milieu
animiste africain si attaché toute expression collective de la vie.
La valeur religieuse essentielle est bien celle d'un abandon total entre les mains de Dieu (c'est
le sens même du mot islam) : alors, on est "en sécurité", et c'est un des sens du mot "foi" (Îmân). Dieu
n'est-il pas le meilleur refuge ? Il faut donc Le prier des membres, des lèvres, du cœur surtout, et
revenir à Lui quand on Lui a désobéi, c'est-à-dire péché. Tout le milieu musulman, même quand la
pratique n'y est plus fréquente, demeure garant de ces valeurs fondamentales, celles d'un monothéisme
intransigeant, qui n'est pas sans grandeur, ou Dieu est "premier servi" et garantit Sa récompense à Son
bon et fidèle Serviteur.
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Le texte arabe du Coran, parfois retenu sans être compris, garde pour tout croyant le caractère
sacré d'une Parole qui dépasse toute parole humaine : l'honneur de Dieu et la grandeur de Sa Parole
transmise en Son livre, le Coran, sont au cœur de la conscience religieuse musulmane. Dieu, en effet, a
parlé et Ses prophètes sont multiples : il s'agit de Lui répondre et de témoigner de Lui. Tout musulman
a l'impression que l'honneur de Dieu lui est confié et qu'il lui faut le défendre contre les entreprises du
Malin et les manipulations des non-musulmans. Sans doute, le sentiment populaire réussit-il à
récupérer une certaine exaltation de l'homme par le biais du culte des saints personnages (walî-s), il
n'empêche que la conviction profonde demeure que l'adoration de Dieu n'est compatible avec aucune
exaltation de l'homme (ce que l'on donne à l'homme étant supposé enlevé à Dieu).
Devant le mystère de Dieu, il n'est qu'une réponse valable : adhérer à Sa volonté, scruter Ses
décrets, méditer Ses desseins et obéir à Ses commandements lesquels embrassent tout le
comportement humain dans ses moindres détails. Le bon musulman a donc le culte de la Loi et met
toute sa joie à l'accomplir : ainsi, peut-il être quitte et vivre "satisfait".
Telles sont les grandes lignes de la foi musulmane, vécue en Afrique comme ailleurs : le
croyant adhère au Dieu Un, Vivant, Subsistant, Qui crée et Qui pardonne, Qui parle aux hommes et
leur dit Ses Volontés. S'agit-il de valeurs traditionnelles de foi, seulement ? Malgré les contestations
de la jeunesse, celle-ci n'en garde pas moins, nostalgiquement, le sens d'un Dieu qui dépasse l'homme
et semble trop "tout autre", tout en désirant secrètement que ce même Dieu se fasse plus proche et plus
intime.
la prière (salât) qui, cinq fois par jour, à des heures précises, répète des gestes et des
prières vocales qui mettent le croyant en état de "service" de son Seigneur ;
l'aumône légale (zakât) avec son doublet (l'aumône surérogatoire ou sadâqa) qui ressemble
à un impôt religieux au bénéfice de la Communauté et des pauvres, laquelle vise à
"purifier" l'appropriation et l'usage des biens terrestres ;
le pèlerinage à la Mecque (hajj), une fois dans la vie, pour qui peut le faire, avec l'acte de
''présence" et d'offrande de 'Arafât et l'immolation d'une bête, en souvenir du sacrifice
d'Abraham dont la foi et l'obéissance sont des modèles pour tout musulman.
A côté de ces obligations essentielles, et en sus des liturgies religieuses (cf. plus haut les
quatre Fêtes du calendrier liturgique musulman), il faut reconnaître que d'autres "pratiques" sont
obligatoires : les interdits alimentaires, la circoncision, la manière de vêtir et de se parer, les jeux, etc...
fournissent l'occasion à une société de se "révéler" musulmane dans son comportement.
A toutes ces prescriptions de l'Islam, les sociétés africaines ont répondu par une acceptation et
une assimilation originales qui ont développé un complexe socio-culturel typiquement afro-islamique :
on a adopté en adaptant, on est devenu autre en restant soi-même, grâce à un jeu subtil de
compromissions réciproques où la société traditionnelle et la foi (musulmane) nouvelle pensaient
trouver intérêt. Il se peut ainsi que l'angélologie coranique ait rencontré le culte des esprits cher à
l'animisme africain pour engendrer une synthèse où personne n'avait à se perdre : une subtile
concordance entre le culte des esprits et la croyance aux Anges permettait la coexistence de l'un et de
l'autre. Il en est de même de la circoncision, recommandation islamique d'une part et rite de passage à
la société virile dans la société animiste ; cette "pratique", tout en demeurant, s'enrichissait de
significations nouvelles. Il n'est pas jusqu'à l'organisation confrérique elle-même qui, par ses
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solidarités, pouvait paraître une transposition musulmane de la riche vie communautaire que
connaissait déjà la société africaine, dans son cadre tribal.
"Il n'est donc pas toujours facile de démêler clairement ce qui, en Afrique, a précédé l'Islam et
ce que celui-ci a apporté : le substrat et l'emprunt" (V. Monteil). Néanmoins, l'Islam a poursuivi
partout son œuvre originale et spécifique, nonobstant les obstacles culturels et il s'en est suivi une
islamisation authentique : "dans cette formation d'une culture afro-islamique, la culture africaine est
l'élément passif et l'Islam apporte l'élément actif et vital qui unifie" (Trimingham). Certains
observateurs étrangers voudraient affirmer l'existence d'un Islam noir différent, fondamentalement, des
autres formes d'Islam historique : c'est là une vue "européenne" des choses... Les musulmans d'Afrique
noire refusent toujours de parler d'un Islam noir distinct de l'Islam orthodoxe : pour eux comme pour
ceux d'Afrique blanche, il n'y a qu'un Islam, l'Islam principal, le seul qui existe et se reflète
diversement à travers les cultures, les langues et les génies nationaux.
A travers leur diversité les communautés musulmanes d'Afrique sont profondément "une" :
que l'on passe du Nord de l'Afrique à l'Est ou à l'Ouest, on retrouve une même vie musulmane avec
son esprit communautaire, ses "signes concrets" d'unanimité dans la foi et la pratique et ses moments
de grande ferveur collective (les Fêtes et le Jeûne), même s'il est difficile d'apprécier le "taux de prati-
que" ! Les études religieuses, relayant la formation maternelle du foyer, grâce aux écoles coraniques
puis à certains Instituts, prennent aujourd'hui un nouveau style avec la concurrence de l'enseignement
d'État, de type laïc : création d'Associations musulmanes, effort de diffusion de la langue arabe,
propagande par le disque et la radio, effort intense de purification des traditions populaires et des
manifestations confrériques dans la ligne du Réformisme inauguré jadis au Caire par al-Afghânî,
Muhammad 'Abduh et Rachid Ridâ.
L'Islam étant dîn wa-dawla (Religion et État), on est bien obligé de considérer comme un
apport fourni au développement actuel de l'Afrique toute activité politique, économique, juridique et
culturelle déployée par les peuples musulmans africains.
Au niveau de l'évolution socio-économique, les pays africains se sont très vite sentis solidaires
des pays d'Asie et d'Amérique latine. Conscients de leur "sous-développement", ils ont tous rejoint le
cortège des peuples qui, pour réussir leur développement, ont opté pour le "non-alignement" et,
souvent, ont choisi la "voie socialiste" dans le domaine économique. Alors que certains pays en restent
aux formes traditionnelles ou modernes du libéralisme économique et que d'autres préfèrent les voies
plus difficiles d'une économie concertée et planifiée, beaucoup ont développé un "socialisme" original
qui semble s'accorder avec certains aspects du "communautarisme" connaturel aux sociétés africaines
et du "solidarisme développé par la religion musulmane. Parfois on parle de socialisme arabe ou
musulman, plus souvent on parle de socialisme égyptien, ou tunisien, ou algérien, ou malien, ou
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tanzanien : les références religieuses n'y sont pas essentielles, car partout on tend à la promotion de
l'homme en adoptant les méthodes socialistes en économie. Socialismes de développement, ils tendent
à mobiliser les masses et à restructurer le visage économique de leur production.
C'est dans l'évolution récente du Droit privé, et surtout familial, que certains pays de culture
musulmane "rénovée" apparaissent comme des modèles dynamiques. Qu'elles soient soumises à la
coutume, à la Loi islamique ou au Droit Canon, les sociétés africaines éprouvent le besoin de re-
définir les rapports juridiques de la Personne et de la Famille en fonction des exigences et des valeurs
du Monde Moderne. Codes civils unifiés, âge minimum au mariage, réduction de la dot, consentement
personnel des futurs, suppression ou limitation de la polygamie comme de la répudiation
discrétionnaire, plus grande égalité des devoirs et des droits entre l'homme et la femme… telles sont
les nouvelles perspectives qui se proposent à l'Afrique de demain : musulmans d'aujourd'hui et non
musulmans sont appelés à y collaborer à une promotion commune de la "personne humaine".
I. - Esquisse historique des rapports entre l'Église et l'Islam en Afrique. Le IIème Concile
du Vatican et l'Islam.
Les rapports entre chrétiens et musulmans sont nés du vivant même de Muhammad : en 632, à
Médine, les chrétiens de Najrân ne furent-ils pas requis de témoigner de leur foi devant le Prophète des
Arabes et ne récusèrent-ils pas l'épreuve du feu à laquelle on voulait les soumettre pour attester de la
véracité de leur foi ? Les premières conquêtes musulmanes furent l'occasion de pactes de même que le
premier Empire musulman de Damas sut utiliser de nombreux chrétiens dans les structures de l'État.
S'agissant de l'Afrique et de l'Islam qui s'y est développé, il faut constater qu'à chaque siècle
des tentatives furent faites qui, au-delà des affrontements guerriers ou politiques, entendaient situer la
rencontre sur le seul terrain d'une saine émulation religieuse. La première traduction latine du Coran
est faite à Tolède en 1141 pour le compte de Pierre de Cluny. Dominicains et Franciscains, à la suite
même de St François, tenteront de rencontrer les princes musulmans : certains seront condamnés à
périr tragiquement (les martyrs de Marrakech).
Des centres d'étude seront alors créés en divers pays, chrétiens ou musulmans, et l'on verra un
bienheureux Raymond Lulle, majorquain et tertiaire franciscain, se faire le pèlerin et le héraut d'un
dialogue pacifique entre chrétiens et musulmans, tant en Afrique du Nord musulmane qu'auprès des
princes et des autorités ecclésiastiques chrétiennes. Les Ordres spécialisés dans le rachat des captifs,
puis les prêtres de la Mission (St Vincent de Paul) devaient continuer par la suite cet effort, lequel
serait repris ensuite, au XVIIème, par les efforts de la Congrégation de la Propagande à Rome. Il faut
constater que les difficultés du dialogue, d'une part, et les circonstances politiques (et le soin à apporter
aux colonies chrétiennes de commerçants ou de prisonniers) d'autre part réduisirent très souvent ces
efforts à être sporadiques.
Il est vrai qu'avec l'ouverture de tous les continents à la présence chrétienne et les nouvelles
possibilités d'implantation de l'Église en des pays non musulmans, beaucoup furent portés à négliger,
voire à oublier le difficile problème des rapports entre chrétiens et musulmans. Au cours du XIX ème
siècle cependant l'Église, en certaines de ses réalisations locales (Algérie entre autres), reprend
conscience de ses devoirs de charité envers les musulmans : c'est l'époque où le Cardinal Lavigerie
demandera aux Pères Blancs et aux Sœurs Blanches (qu'il a fondés respectivement en 1868 et 1869) de
se consacrer particulièrement à cette rencontre amicale et compréhensive" des musulmans, dans un
respect total de leur foi et de leurs traditions socio-culturelles et dans une adhésion confiante à la
"patience" de Dieu dans l'histoire du Salut. Depuis lors, les instances romaines essayèrent de se
sensibiliser de plus en plus à cette question et de rappeler aux responsables des Églises quelle était leur
mission à ce sujet.
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croyants qui nous sont les plus proches, en dehors de la tradition judéo-chrétienne, sont les
musulmans, et le détail est donné de ce que l'Église considère comme essentiel dans leur foi
monothéiste et dans leur effort moral d'obéissance aux ordres de Dieu : la déclaration conciliaire ne
demande-t-elle pas que soient dépassés et oubliés les préjugés et les querelles de jadis pour que tous,
chrétiens et musulmans, se consacrent ensemble aux tâches décisives que requiert notre temps ?
Le Concile n'était pas achevé que Paul VI instituait (19 mai 1964) un Secrétariat permanent
pour les 'non-chrétiens" qui confiait à un Sous-Secrétaire les relations de dialogue avec le monde
musulman tout entier. On sait que ces initiatives furent, en général, fort bien accueillies de la part des
musulmans.
Les plus sincères des musulmans comme des chrétiens savent très bien que le "monde
moderne", matérialiste et technique, leur adresse un commun défi, les somme de rendre compte de leur
foi et attend qu'ils lui proposent ou lui donnent enfin un "sens". Dès lors les attitudes religieuses
traditionnelles, pour "sécurisantes" qu'elles soient, ne peuvent plus être maintenues sans quelque
mauvaise conscience. Il convient donc d'écouter et de comprendre ceux d'entre les Musulmans qui
tentent de concilier leur héritage spirituel avec les exigences économiques et culturelles du monde
moderne. Ici Traditionalistes, Réformistes et Modernistes révèlent des tempéraments religieux
diversifiés auxquels un dialogue digne de ce nom doit nécessairement d'adapter, car en chacune de ces
attitudes, ce sont des aspirations et des valeurs originales que le chrétien doit découvrir. D'autant plus
que la mutation culturelle que l'Afrique vit aujourd'hui à travers l'accès de ses masses estudiantines à
des langues internationales traditionnellement porteuses de valeurs chrétiennes (l'anglais, le français et
le portugais) marque cette "crise religieuse" d'un cachet spécial : tout est encore plus ambigu au plan
de l'expression comme de l'expérience religieuse.
Le musulman traditionaliste entend demeurer fidèle à Dieu et aux Pieux Ancêtres : sunnite
ordinairement, il entend sauvegarder "l'explication totale et cosmique" que ses pères lui ont transmises
et s'il utilise les instruments de la vie moderne, il est résolu à n'en point épouser les principes qu'il juge
matérialistes et athées ! Tout son souci consistera à "maintenir" ce qui peut être sauvé des formes
traditionnelles (parfois rénovées formellement) de la vie religieuse. Il faut reconnaître que les
musulmans d'Afrique, surtout dans le monde rural, appartiennent encore massivement à cet Islam
traditionnel et il faut "comprendre" ce souci vital de ne rien perdre des vraies valeurs qui ont fait le
"bonheur religieux" des devanciers.
Le musulman "moderniste", qu'il soit laïque, laïciste, voire marxiste, a opté pour le monde
moderne et ses valeurs d'humanisme, tout en gardant un certain "sens islamique". Son idéal est de tout
concilier, essayant de réaliser une symbiose entre "Occident et Orient", s'il est arabe, ou entre "Europe
et Négritude", s'il est noir. A la suite d'un choix "personnel", il réussit à faire coexister en lui et dans la
société qu'il anime les valeurs traditionnelles et les valeurs modernes, tout en reconnaissant qu'il est en
"situation inconfortable" ! Or, ce sont des musulmans modernistes qui, aujourd'hui, un peu partout en
ces pays, détiennent le pouvoir et orientent l'opinion : ils y pratiquent, de fait, une certaine séparation
entre le temporel et le spirituel qui pourrait annoncer, pour demain, un pluralisme confessionnel et un
personnalisme démocratique. Au centre de leurs efforts, il y a le souci de l'homme, de sa promotion et
de son salut : la "pratique religieuse", rendue plus libre, réclame alors un engagement personnel. De
nouvelles valeurs, dites "modernes", sont donc perçues, désirées et déjà pratiquées (esprit de sacrifice,
véritable amour, grandeur du travail, sens de la personne) qui sont bien proches des valeurs
chrétiennes fondamentales et permettent donc un Dialogue des valeurs.
Se Comprendre N° BLA/72 11
Tout musulman africain, aux divers âges de sa vie comme aux multiples niveaux de son
existence quotidienne, participe de ces trois types à la fois : c'est la source de sa souffrance et de son
angoisse. Comme le Traditionaliste, il veut donner à Dieu toute sa place, mais éprouve les tentations
d'un "fixisme" anachronique ; comme le Réformiste, il veut sauver l'Islam et l'instaurer dans la cité,
mais il mesure en même temps combien cette attitude "raide" risque de le refermer sur lui-même ;
comme le Moderniste, il veut sauver l'homme et assurer le salut des personnes, mais il devine les aléas
de la liberté et les servitudes d'un monde technique où Dieu n'a plus, structurellement, sa place. Faut-il
donc maintenir, coûte que coûte, sa société musulmane traditionnelle, théocratique et égalitaire, où
tout est "culte de Dieu" ? Faut-il plutôt, en bon réformiste, accepter une certaine "sécularisation", en sa
forme et non en son fond, et la mettre au service de l'Islam devenu une "fin en soi" en vue d'édifier "la
cité musulmane" moderne" ? Faut-il entrer totalement dans la "sécularisation" du monde moderne et
technique, au risque de réduire l'Islam à un phénomène de conscience ? L'homme y trouverait sans
doute partiellement son compte, mais Dieu et l'Islam ? Le drame n'est donc pas absent des consciences
musulmanes d'aujourd'hui et plus d'une, parmi les plus lucides, souhaiterait un "sursaut spirituel" de
l'Islam que conforteraient peut-être l'exemple et l'aide des Chrétiens.
Le Dialogue invite les Chrétiens à regarder au-delà de leur communauté. Une masse
importante d'hommes et de femmes se tient loin de nous, qui ne désire pas (et cela sans faute de sa
part) entrer dans l'Église, un jour ou l'autre... Or, pour eux aussi, le Christ est mort et est ressuscité en
gloire : ils sont appelés, comme nous, à participer à la Rédemption. "Quant à ceux qui n'ont pas encore
reçu l'Évangile, sous des formes diverses, eux aussi sont ordonnés au peuple de Dieu... Le dessein de
salut enveloppe également ceux qui reconnaissent le Créateur, en tout premier lieu les Musulmans qui
professent avoir la foi d'Abraham, adorent avec nous le Dieu unique miséricordieux, futur juge des
hommes au dernier jour" (Lumen Gentium, Vatican II). Or, "ceux qui, sans qu'il y ait faute de leur
part, ignorent l'Évangile du Christ et son Église, mais cherchent pourtant Dieu d'un cœur sincère et
s'efforcent, sous l'influence de sa grâce, d'agir de façon à accomplir sa volonté telle que leur
conscience la leur révèle et la leur dicte, eux aussi. peuvent arriver au salut éternel… En effet, tout ce
qui, chez eux, peut se trouver de bon et de vrai, l'Église le considère comme une préparation
évangélique et comme un don de celui qui illumine tout homme pour que, finalement, il ait la vie"
(Lumen Gentium, Vatican II). Ces deux passages de Lumen Gentium constituent le fondement même
du Dialogue.
Le Dialogue ne s'oppose pas à la Mission de même qu'il n'en est pas une étape : il est à
l'intérieur de la Mission et nous en fait découvrir la véritable nature. En effet, la Mission n'a pas pour
seul but d'étendre les limites visibles de l'Église visible, mais de "dilater" les moyens de Salut à
l'échelle de l'humanité entière, suivant les capacités d'accueil de chaque être humain. Pour certains, ce
moyen de salut sera l'implantation de l'Église visible et l'entrée visible dans celle-ci... alors que pour
d'autres, qui considèrent leur religion comme indissolublement liée à leur existence, ce moyen de salut
consistera en la revivification de ses valeurs spirituelles grâce à ce "levain" évangélique que diffusera
une Église visible mais demeurée à l'état de "témoin" isolé. Dans ce cas, le Dialogue n'a pas pour but
de "convertir" les autres ou de les faire douter de leur foi : il se préoccupe seulement de les amener à
ne pas rester stationnaires dans leur propre orientation religieuse et pousse les uns et les autres à
s'entr'aider en vue d'augmenter le poids du bien dans le monde entier.
Pédagogie à l'image même de celle que Dieu pratique avec les hommes depuis qu'Il les a
créés, le Dialogue s'adresse moins aux systèmes religieux qu'aux hommes qui vivent en ces systèmes :
il respecte les "âges spirituels différents de l'humanité d'aujourd'hui et sa préoccupation essentielle est
de collaborer avec tous, pour que tous, chrétiens et non-chrétiens, grandissent ensemble dans la sou-
mission libre à la volonté de Dieu, car nous sommes tous ces sous-développés spirituels !... Pour
certains, cette "montée spirituelle" ouvrira explicitement. sur le Christ reconnu comme voie unique de
salut ; pour d'autres, le plus grand ou le très grand nombre, elle restera invinciblement entravée par
l'appartenance sociologique au milieu, tout en étant orientée de façon féconde vers le Dieu qui Sauve
les hommes dont le cœur est droit et soumis.
Les obstacles au Dialogue existent, et l'histoire des rapports entre chrétiens et musulmans n'en
est que trop chargée. Préjugés de toutes sortes, procédant de l'ignorance, de la méfiance ou du simple
refus du pardon, chacun se doit d'en prendre conscience pour s'en mieux libérer et changer le "climat"
des rapports actuels : il faut savoir oublier le passé, comme nous invite le Concile (Nostra Aetate, n°
3), pour nous tourner vers l'avenir. Le musulman n'aurait jamais dû être considéré comme un
adversaire : aujourd'hui, il convient enfin de le reconnaître comme "proche de nous par sa foi en Dieu
12 Se Comprendre N° BLA/72
et par ses valeurs religieuses". C'est aux Chrétiens de faire les premiers pas, toujours, et de couvrir
toute la distance qui les sépare encore des Musulmans. Lorsque ces derniers auront enfin constaté et
expérimenté que notre "regard" a changé et que notre "cœur s'est ouvert à tous, un grand progrès aura
été réalisé qui permettra un Dialogue authentique, profond et fécond.
Une rencontre est possible entre Chrétiens et Musulmans : l'expérience faite en bien des
secteurs africains, là même où la densité et la cohésion de la population musulmane sont les plus
fortes, en font la preuve. Ceux des Chrétiens qui ont l'expérience des relations amicales avec des
Musulmans fidèles, vivant leur foi, savent le fruit qu'on y trouve soi-même : sens vif de la présence de
Dieu au monde et à chaque homme et sentiment aussi vif d'être ses serviteurs, même s'ils sont
inutiles ! Or, aujourd'hui la foi des Musulmans connaît autant d'épreuves que la nôtre : la rencontre
confiante entre Chrétiens et Musulmans permet de fortifier la foi de l'un et de l'autre, de la purifier de
toutes les superstitions et de l'intérioriser en la restituant à ses motifs essentiels.
L'argumentation et la polémique sont donc à bannir du Dialogue, parce que reflétant un esprit
apologétique de contestation de l'autre et de supériorité de soi-Même : à procéder ainsi les cœurs se
ferment et les esprits se refusent. L'histoire, lointaine ou récente, n'a que trop connu ce type de
conversation peu irénique entre Chrétiens et Musulmans où chacun ne pensait qu'à accumuler des re-
proches à l'adresse de l'adversaire et à collectionner les erreurs, les faiblesses et les tares de ses
coreligionnaires ! C'est pourquoi beaucoup estiment peu opportun d'inaugurer un Dialogue par des
"rencontres doctrinales" à moins que le climat en ait été préparé et qu'elles soient menées par des
personnes également compétentes. Mais il demeure que ce sont avant tout les valeurs de foi,
communes au Chrétien et au Musulman, qui sont capables d'alimenter et de nourrir longtemps un
Dialogue véritable entre les uns et les autres. L'initiative en sera souvent prise par un chrétien ordinaire
ou par un musulman désireux de nouer amitié, mais il n'est pas exclu que des groupes puissent se
rencontrer.
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Secrétariat romain. Tel ou tel évêque africain s'est rencontré avec des représentants de la communauté
musulmane ou avec celle-ci, elle même, pour un échange cordial surtout sur les nouvelles perspectives
de Vatican II. Certaines communautés chrétiennes se sont réunies avec des communautés musulmanes
pour prier en faveur de la paix, de l'union et de l'unité. En certains cas, une action commune islamo-
chrétienne a été engagée au plan social ou scolaire ou caritatif.
Il est certain qu'un comportement collectif renouvelé de la part des Chrétiens serait le meilleur
des témoignages d'une certaine 'conversion' en faveur du Dialogue. Les Musulmans sont plus sensibles
que jamais aux divisions des Chrétiens et estiment d'autant plus toute initiative chrétienne dès lors
qu'elle est l'expression et le témoignage de l'unité des Chrétiens eux-mêmes. Eux-mêmes sont
soucieux d'unité pour leurs coreligionnaires à travers le monde et soulignent volontiers le caractère
supra-national et supra-racial de leur foi.
Tout chrétien doit se sentir engagé dans cette vaste entreprise spirituelle du Dialogue avec les
Musulmans. Il n'est point nécessaire, pour cela, d'être un spécialiste en langue, arabe ou autre, et en
sciences religieuses islamiques : il suffit de vivre profondément sa foi chrétienne au niveau même où
elle est notre secret avec Dieu (dans Ses Mystères essentiels) et d'avoir un cœur aussi large que celui
du Christ. Sans doute, la présence d'un spécialiste ou, au moins, d'une personne très bien informée,
permettra-t-elle à chaque communauté chrétienne de nouer et de poursuivre le Dialogue en vérité et en
charité, mais chacun doit y prendre sa part, là où il est, comme il est, car l'essentiel est d'aimer :
l'amour engendre alors une meilleure connaissance de l'autre, laquelle rejaillit encore en amour
redoublé.
S. M. A. Comprendre
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