Analecta Isisiana: Ottom An and Turkish Studies
Analecta Isisiana: Ottom An and Turkish Studies
Analecta Isisiana: Ottom An and Turkish Studies
Paul D um ont
I S B N 978-1-61143-740-9
À côté de travaux historiques portant sur des thèmes aussi divers que la franc-
maçonnerie, le socialisme, les communautés juives, la vie urbaine dans l'Empire
ottoman et dans la Turquie du XXe siècle, Paul Dumont compte à son actif plusieurs
traductions, dont les Cinq Villes de Ahmed Hamdi Tanpinar. Il a également
organisé plusieurs expositions et de nombreux colloques scientifiques. Il a dirigé
plusieurs ouvrages collectif, parmi lesquels on peut citer notamment Radicalismes
islamiques (en collaboration avec O. Carré, 2 volumes, Paris, 1986), La Turquie au
seuil de l'Europe (en collaboration avec F. Georgeon, Paris, 1991), V illes
ottomanes à la fin de l'Empire (en collaboration avec F. Georgeon, Paris, 1992).
REMARQUES LIMINAIRES
Ce volume regroupe treize articles publiés entre 1975 et 1992 ainsi que
quatre textes inédits. Articles ? En réalité, il s ’agit principalement — le
lecteur ne tardera pas à s’en rendre compte— des chapitres successifs d’un
ouvrage qui n’a jamais été achevé. D ’un tempérament impatient, l’auteur a
commis l ’imprudence de publier ses textes, avec le projet de les remanier
ultérieurement, au fur et à mesure qu’ils étaient rédigés. Les remaniements
prévus n’ont jamais été réalisés. Et peu à peu s’est estompé le désir de
combler les lacunes d’un travail déjà soumis au regard de la communauté
scientifique. Manquent en particulier à l’appel les chapitres qui auraient retracé
l’histoire des divers courants socialistes apparus dans l’Empire ottoman dans
les années allant de la fin du XIXe siècle à la veille de la Grande Guerre. Le
texte n° II (“ Sources inédites pour l’histoire du mouvement ouvrier... ”) peut
donner une idée des thèmes et des matériaux dont l’exploration était envisagée.
Manquent aussi une introduction et une conclusion générales qui auraient
donné du liant à l’ensemble de l’ouvrage.
Certains articles reprennent, sous une forme différente, des sujets déjà
abordés auparavant. C’est ainsi, en particulier, que les textes IV (“ Une
organisation socialiste ottomane... ”) et V (“ Naissance d ’un socialisme
ottoman ”), IX (“ Les organisations socialistes et la propagande communiste
à Istanbul... ”) et XIII (“ Socialisme, communisme et mouvement ouvrier à
Istanbul... ”), X (“ Aux origines du mouvement communiste turc... ”) et
XVI (“ Socialisme et mouvement ouvrier en Turquie au lendemain de
l ’armistice de M udanya”), XI (“ Bolchevisme et O rie n t...”) et XII
(“ Bakou, carrefour révolutionnaire... ”) se présentent, en partie, comme des
doublets. L’auteur reconnaît assez volontiers qu’il lui est arrivé parfois, pour
répondre à une demande, de pratiquer ce qu’un illustre orientaliste avait un jour
comparé, au cours d’une conversation à bâtons rompus, à la préparation de
l’omelette : la cuisson des mêmes ingrédients, dans une même poêle, sur une
face, avant d ’être retournés sur l’autre. Si, après des hésitations, ces doublets
ont été conservés, c’est que la répétition s’y accompagne toujours de variations
souvent notables : mise à jour de nouveaux documents, changements de
perspective, éclairages différents... A cet égard, l’exemple le plus net est
celui formé par les textes IV et V. D ’un côté, le tout premier travail publié
par un jeune chercheur encore en plein apprentissage, de l’autre un article de
6 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
vulgarisation paru, près de vingt ans plus tard, dans une revue destinée à un
lectorat cultivé. De part et d’autre, les données de base sont les mêmes. Dans
l’intervalle, c’est surtout le ton qui a changé. En 1975, l’auteur accordait une
pleine confiance aux témoignages écrits dont il disposait ; au début des années
90, les mêmes documents sont relus avec une évidente pointe d ’incrédulité et
d ’ironie. En prenant de l’âge, l’historien devient-il de plus en plus méfiant ?
Ou bien s’agit-il là d ’un penchant naturel qui, avec le temps, s’est aiguisé ?
Rappelons-nous aussi que l ’humanité a assisté, au cours de ces dernières
années, à la désintégration d ’une fascinante utopie. De quoi, assurément,
éveiller une certaine suspicion à l’endroit des proclamations et des professions
de foi dont les chapelles idéologiques ont, de tout temps, fait leur miel
quotidien.
démontrer qu’il y avait eu, à côté du grand homme auquel le peuple turc devait
la victoire, d’autres patriotes qui avaient combattu, d’autres forces politiques
qui s’étaient exprimées, des alliances parfois peu avouables dont le
gouvernement anatolien avait su tirer profit. Dans les premiers temps de la
guerre d’indépendance, le général Karabekir commandait l’armée turque sur le
front oriental. Son témoignage (İstiklâl Harbimiz, 2e éd., Istanbul, 1962 et
İstiklâl Harbimizde Enver Paşa ve İttihat Terakki Erkânı, İstanbul, 1967)
était celui d’un militaire qui, de par ses fonctions, était fort bien informé de
toutes les tractations entre l’Anatolie révolutionnaire et le gouvernement des
Soviets. Il en allait de même pour le général Cebesoy qui, après avoir
combattu face aux Grecs, avait représenté le mouvement kémaliste, avec rang
d ’ambassadeur, à Moscou (Milli Mücadele Hatıraları, Istanbul, 1953 ;
Moskova Hatıraları, Istanbul, 1955). Ces mémoires —auxquels d ’autres
témoignages de figures de moindre envergure n’avaient pas tardé à s’ajouter—
ne se rangeaient certes pas dans la catégorie des chefs-d’œuvre littéraires ; mais
ils présentaient l’intérêt, entre autres, de livrer à la curiosité du lecteur une
impressionnante masse de documents inédits.
Dans les mois qui ont suivi la révolution de 1908, les principales
villes de l'Empire ottoman ont connu, on le sait, une intense agitation
ouvrière. À Salonique, à Constantinople, à Smyrne, dans d'autres villes
encore, des associations de travailleurs font leur apparition, des grèves éclatent.
Les dockers des ports de Constantinople et de Smyrne, les ouvriers de la
fabrique de verre de Pachabahtché, les ouvriers de la Régie des tabacs, les
wattmans et les conducteurs des tramways de Constantinople, les cheminots
des divers réseaux ferroviaires de l'Empire, les mineurs d'Héraclée, les ouvriers
de bien d'autres entreprises encore1, débrayent, réclamant des augmentations de
salaire ou l'amélioration des conditions de travail. D'août à octobre 1908, on
recense une trentaine de grèves importantes.
Par la suite, les arrêts de travail seront beaucoup moins fréquents, mais
les masses ouvrières continueront de bouger. De 1909 à 1912, la Fédération
ouvrière de Salonique organisera plusieurs grands meetings, publiera des
journaux socialistes, créera des coopératives et œuvrera au "relèvement de l'état
moral et intellectuel" des travailleurs2. Au cours des mêmes années, les
sociaux-démocrates bulgares, sous la direction de Vasil Glavinov, tenteront
d'organiser le prolétariat des principales villes de Macédoine3. À
Constantinople, les socialistes arméniens renforceront leurs positions ; les
^ o u r un aperçu d'ensemble sur ces grèves, cf. l'ouvrage d'Oya Sencer, Türkiye'de İşçi Sınıfı.
Doğuşu ve Yapısı (La classe ouvrière en Turquie. Ses origines et sa structure), Istanbul, 1969.
Voir également Hüseyin Avni Şanda, Türkiye'de 54 Yıl Önceki İşçi Hareketleri (Les
mouvements ouvriers d’il y a 54 ans en Turquie), Istanbul, 1962, et les nombreux travaux de
Kemal Sülker, notamment 100 Soruda Türkiye'de İşçi Hareketleri (Les mouvements ouvriers en
Turquie en 100 questions), 2e éd., Istanbul, 1973. Il existe par ailleurs une importante
bibliographie en langue russe dont on aura un aperçu dans l'ouvrage de George S. Harris, The
Origins o f Communism in Turkey, Stanford, 1967. En français, voir l'article de Stefan Velikov,
"Sut le mouvement ouvrier et socialiste en Turquie après la révolution jeune-turque de 1908",
Études Balkaniques (Sofia), I, 1964, pp. 29-48, et celui de Paul Dumont^ "Une organisation
socialiste ottomane : la fédération ouvrière de Salonique (1908-1912)", Etudes Balkaniques
(Sofia), 1 ,1975, pp. 76-88.
2Cf. Je rapport adressé par la Fédération au Bureau Socialiste Internationale (=BSI) en 1910.
Ce rapport a été publié par Georges Haupt dans "Le début du mouvement socialiste en
Turquie". Le mouvement social, n° 45, oct.-déc. 1968, pp. 121-137.
3Voir à ce propos le rapport de Glavinov au BSI publié par G. Haupt, op. cit., p. 124-128.
16 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
Sur quoi venait donc prendre appui cette effervescence des années 1908-
1912 ? Certains historiens4 ont affirmé qu'il y avait à cette époque, dans
l'Empire ottoman, une véritable classe ouvrière. S'appuyant sur une multitude
de données tirées de la presse du XIXe siècle, Oya Sencer s'est employée à
démontrer qu'après une période de gestation (couvrant, en gros, la première
moitié du XIXe siècle), les prolétaires ottomans avaient progressivement
constitué une "classe" vers les années 1870-1900. Une telle classe a-t-elle
réellement existé à cette époque ? Telle est la question à laquelle nous
tenterons de répondre dans les pages qui suivent.
*À ce propos, cf. notamment le livre de Mete Tunçay, Türkiye'de Sol Akımlar. J 90S-1925 (Les
courants de gauche en Turquie. 1908-1925), 2e éd., Ankara, 1967, pp. 26-42.
2En ce qui concerne ce groupe d'étude sociales, nous disposons de certains documents inédits,
découverts dans les archives du BSI. Voir également le livre de G. S. Harris, op. cit., p. 20, qui
confond cette organisation avec la Parti social-démocrate de Hasan Rıza.
3 Le journal de Hüseyin Hilmi, lehtirak, accorde une place relativement importante aux
revendications des ouvriers de Brousse (voir par exemple la lettre des Pileuses employées dans
les filatures de soie, "Hükümetimizin nazar-ı dikkatine" (À l'attention de notre gouvernement),
Ichtirak, n° 2,25 şubat 1325/10 mars 1910, pp. 23-26). 11 y a tout lieu de croire que ces ouvriers
avaient réussi, dans une certaine mesure, à s'organiser. À Smyme, on sait qu'un certain
Mehmed Medjded avait fondé un journal ouvrier, YIrgat, qui fut sans doute le premier organe
socialiste paraissant en langue turque (<L'Humanité, 2.9.1908, p. 2). Témoignent également de
l'effervescence ouvrière dans cette région les grèves des cheminots des lignes de Smyme à
Aidin et de Smyme à Kassaba (L'Humanitéloc. cit.).
4Notamment deux des meilleurs spécialistes de l'histoire des mouvements ouvriers turcs, Oya
Sencer et Kemal Sülker. Mete Tunçay, auteur d'une excellente étude sur les courants de
gauche en Turquie {op. cit.), est plus prudent : il se contente de distinguer au sein de la société
ottomane une "couche inférieure" dans laquelle il place les paysans, les petits artisans, les
ouvriers, etc. {op. cit., p. 13).
LA « C L A S S E OUVRIÈRE» OTTOMANE 17
L'artisanat
1F. Rougon, Smyrne. Situation commerciale et économique des pays compris dans la
conscription du Consulat général de France, Paris, 1892, p. 248.
2D'après Vedat Eldem, Osmanlı İmparatorluğunun İktisadi Şartlan Hakkında Bir Tetkik (Une
recherche sur les conditions économiques de l’Empire ottoman), Ankara, 1970, pp. 142-143.
3Cf. Vital Cuinet, La Turquie d'Asie. Géographie administrative, statistique, descriptive et
raisonnée de chaque province de l'Asie Mineure, vol. I, Paris, 1890, p. 749.
4V. Eldem, op. cit., p. 144. Les 80% restants sont en grande partie importés d'Europe. En 1913,
d'après V. Eldem, les "fabriques" turques n'ont tissé que 1272 tonnes de fil de coton, tandis que
la consommation des métiers à main atteignait 14.753 tonnes. Les pays d'Europe, pour leur part,
ont fourni plus de 48.300 tonnes de tissus.
5V. Eldem, op. cit., p. 145.
^V. Cuinet, op. cit., vol. II (1891), p. 403.
7V. Eldem, op. cit., p. 147.
8V. Cuinet, op. cit., vol. 1, p. 173. Voir également la Revue Commerciale du Levant, n° 242,
mai 1907, p. 810.
9V. Eldem op. cit., p. 147.
18 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
Ceci dit, même s'il conserve une place importante dans l'économie
ottomane, il est incontestable que l'artisanat s'étiole. Les corporations sont en
pleine déconfiture. Les petits métiers ont de plus en plus de mal à soutenir la
concurrence des produits manufacturés (qui viennent, pour une grande part,
d'Europe). Vital Cuinet, qui a publié dans les années 1890 quatre gros
volumes sur la Turquie d'Asie, ne manque pas de constater le déclin de
certaines productions : les toiles de coton, en particulier, connaissent un net
recul ; la chaudronnerie, la coutellerie, la poterie, la tannerie sont, elles aussi,
touchées. Vingt ans plus tard, en 1907, la décadence apparaît encore plus
marquée. Les réponses envoyées à une enquête lancée par la R evue
Commerciale du Levant témoignent de la dégradation de la situation. À
Erzéroum, par exemple, la production annuelle des manoussa, cotonnades en
couleurs, est passée en une dizaine d'années de 150.000 pièces à 25.000 pièces
; la fabrication des cuirs et des peaux, des armes, des couteaux, des objets en
cuivre a considérablement diminué1. À Giressoun, le tissage des pechtemal
n'occupe plus qu'une vingtaine de métiers : pour la fabrication de ce tissu, on
emploie des cotons filés provenant d'Italie, d'Angleterre et de Belgique2. Les
métiers traditionnels sont remplacés soit par des importations d'Europe, soit,
plus rarement, par des entreprises à caractère industriel. C'est ansi par exemple
qu'en Cilicie, une région cotonnière qui ne possédait, vers 1890, à en croire V.
Cuinet, aucune industrie, de nombreuses fabriques ont poussé après 1900. Les
Trypani père et fils notamment avaient créé une importante filature et une
fabrique de tissage de 120 métiers produisant 160 pièces par jour3.
La manufacture dispersée
Avec les tapis et les tissus, nous nous trouvons à vrai dire en présence
d’un secteur un peu particulier, celui de la manufacture dispersée. Cette forme
de production a déjà suscité de nombreuse études. En ce qui concerne les
Balkans, nous renvoyons notamment aux travaux de N. Todorov, qui a décrit
dans La ville balkanique l'importante manufacture des Gumuchguerdan dans la
région de Plovdiv1. Inutile donc de donner ici une analyse détaillée des
mécanismes mis en jeu dans les divers centres textiles de l’Empire ottoman.
Nous nous contenterons de cerner brièvement deux cas particulièrement
significatifs : celui des soieries de Brousse et celui des tapis de Smyme.
Nikolai' Todorov, Balkanskiyai Grad. XV-XIX vek (La ville balkanique. XVe-XIXe siècles),
Sofia, 1972, pp. 229 et sv.
2V. Cuinet, op cit., vol. IV (1894), p. 58, donne le chiffre de 85 "usines" pour l'ensemble du
vilayet. Le nombre de ces usines ne cessera d'augmenter au fil des ans.
3Revue Commerciale du Levant, n° 242, mai 1907, pp. 846 et sv.
4Sur les conditions de travail dans les filatures de Brousse, cf. les articles parus dans le journal
lchtirak (n° 2,25 şubat 1325/10 mars 1910, pp. 23-26 ; n° 6,20 mart 1326/2 avril 1910, pp. 81-84
; n° 7,27 mart 1326/9 avril 1910, p. 110 ; n° 12,1 mayıs 1326/14 mai 1910, pp. 183-184). Voir
également la nouvelle de Refik Halid Karay, "Hakk-ı Sükut" (Le droit au silence) dans
Memleket Hikâyeleri (Les histoires du pays).
20 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
produisant chacun 80 pièces par an1. Ce qu'on doit surtout noter, c'est que les
ouvrières sont à l'entière merci des négociants : c'est eux qui fournissent la
soie et qui décident de l'embauche. Lorsque les affaires vont mal — le marché
de la soie est à l'époque qui nous occupe assez fluctuant — ils n'hésitent pas à
"licencier" une partie de leurs tisseuses et à diminuer les salaires2. Nous
sommes en présence d'une véritable industrie à domicile, où les femmes sont
tout aussi dépendantes et exploitées que les ouvrières des fabriques.
L'industrie
Le second groupe d'entreprises que nous avons distingué est celui des
sociétés minières. Les mines de Turquie, on le sait, étaient presque toutes
passées, vers les années 1880-1890, entre les mains du capital étranger3. Le
capital français venait largement en tête. Il était suivi du capital anglais,
allemand, italien et hellène. Les Français étaient présents en particulier à Balia
(plomb) et à Héraclée (charbon). Les Anglais avaient réussi à monopoliser
l'ensemble des mines de borax ("Borax Consolidated Ltd.").
Ce que l'on remarque, enfin, c’est que l’industrie (y compris les transports) se
contente d'effectifs très réduits. Le nombre total des ouvriers dans l’Empire
ottoman a donné lieu à diverses évaluations. L'historien bulgare Stefan
Velikov a proposé le chiffre de deux millions d'individus, Oya Sencer s'en est
tenue à un million1. l a réalité se situe sans doute encore plus bas. Les
statistiques industrielles de 1913, qui portent sur trois des provinces les plus
riches de l'Empire (Constantinople, Brousse et Smyme), estiment le nombre
total des ouvriers d’industrie dans ces trois vilayet à environ 17.000
individus2. Ce chiffre, qui n'inclut ni les mines, ni les transports, ni les
entreprises d'État, est évidemment fort incomplet, mais il donne néanmoins
une certaine idée de ce que représentait réellement le prolétariat ottoman à cette
époque. Pour notre part, nous serions tenté de penser que la Turquie ne
comptait pas plus de 200 à 250.000 ouvriers d'industrie au début du XXe
siècle3.
, S. Velikov, op. cit., p. 31. O. Sencer, op. cit., p. 129. K. Sülker, op. cit., p. 14, évalue la
population ouvrière des trois principaux centres industriels du pays — Constantinople, Salonique
et Smyme — à plus de 100.000 individus en 1908, mais ne propose pas de chiffre global pour
l'ensemble de l'Empire.
2Osmanh Sanayii..., op. cit., tableau VII, p. 19.
3Ce chiffre est donné à titre de simple hypothèse. En réalité, ce qui complique le problème de
l'évaluation des effectifs ouvriers dans l'Empire ottoman, c'est qu'on ne distingue pas toujours
très bien le secteur industriel du secteur artisanal. Au demeurant, il est indéniable qu'un certain
nombre d'individus travaillant dans l'artisanat doivent être considérés comme des prolétaires. V.
Eldem, op. cit., p. 287, qui se base sur des sources disparates, évalue à environ 400.000
individus, vers 1910, l'ensemble des travailleurs de l'artisanat et des industries de transformation.
Ce total couvre les provinces européennes de l'Empire, l'Anatolie, la Syrie, le Liban, la Palestine
et l'Irak.
26 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
^Archives de VAlliance Israélite Universelle, Turquie XV E, cf. les lettres d’Albala des années
1900 à 1904.
2Cf. A. Gabriel, Les dessous de l'administration des chemins de fe r ottomans d'Anatolie,
Constantinople, 1911, pp. 162 et sv.
3Journal de Salonique, 20.VI. 1909, p. 2.
LA « C L A S S E OUVRIÈRE» OTTOMANE 27
(1878), grève des ouvriers du bâtiment (1878,1879), grèves des employés des
compagnies de navigation (1879,1880), grève des ouvriers de la Régie (1906)
— semblent être toutes des grèves spontanées : nulle trace d'initiatives
syndicales. C'est à peine si l'on voit des comités de grève se constituer (par
exemple, lors de la grève des chantiers navals, en mai 1876).
Pourtant, le gouvernement est sur ses gardes : dès 1845, il avait chargé
la police de surveiller les agissements des ouvriers, de manière à empêcher la
création de groupements à caractère révolutionnaire1. Mais ce n'est, semble-t-
il, que dans les années 1890 que seront fondées les premières associations
ouvrières2. Il s'agit, pour l'essentiel, de caisses de secours calqués sur celles
qui existaient dans les différents corps de métiers artisanaux. De telles caisses
sont mises en place par le patronat dans les charbonnages d'Héraclée, dans
certaines entreprises d'État (F e sh a n e , tissages d'Hereke, etc.), et,
vraisemblablement, dans la plupart des grandes sociétés. Les travailleurs de la
compagnie de navigation «Chirket-i Hayriye» disposent d'une caisse de secours
à partir de 1893 et moyennant un prélèvement de 4% sur les salaires, ils
bénéficient, au bout de 25 ans de travail dans l'entreprise, d’allocations de
retraite3. La caisse de secours de la "Société du chemin de fer ottoman
d'Anatolie» date de 18954. Par ailleurs, à côté de ces caisses, nous voyons
apparaître un certain nombre d'organisations spécifiquement ouvrières, en état
de résistance à l'ordre établi. En 1894-1895 fut créée une «Association ouvrière
ottomane» (Amele-i Osmani Djemiyeti) qui prenait appui, semble-t-il, sur les
ouvriers des fabriques d'armement. Cette association fut dissoute en 1896,
mais refit surface au début du XXe siècle5. Vers les mêmes années, d'autres
groupements — d'inspiration socialiste — apparaissent dans les villes des
provinces européennes de l'Empire6. Mentionnons aussi, pour mémoire, les
mouvements révolutionnaires arméniens (le Hentchakian date de 1887, le
Dachnaksoutioun de 1890).
1De l'aveu de Hüseyin Hilmi lui-même. Voir à ce propos son rapport au Congrès International
de Berne, publié par G. Haupt, op. cit., p. 136.
2 Sur ce parti social-démocrate, cf. T. Z. Tunaya, Türkiye'de Siyasi Partiler (Les partis
politiques en Turquie), Istanbul, 1952, pp. 423-424, qui date cette organisation de 1918. En
réalité, ainsi qu'il ressort des documents conservés dans les archives du BSI, le parti de Hasan
Rıza fut sans doute fondé dans les années précédant la première guerre mondiale.
5 Les archives du BSI conservent un certain nombre de documents concernant cette
organisation.
4Cf. le rapport de la Fédération au BSI publié par G. Haupt, op. cit.t pp. 131-132.
5Le concept de "classe" a donné lieu à tant d'exégèses qu'il nous a paru inutile de revenir ici sur
cette question. Rappelons, par exemple, la définition proposée par G. Gurvitch : «Les classes
sociales sont des groupements particuliers de fait et à distance caractérisés par leur supra-
fonctionnalité, leur tendance vers une structuration poussée, leur résistance à la pénétration par
la société globale et leur incompatibilité avec les autres classes» (Vocation actuelle de la
Sociologie, tome I, Paris, p. 384). Dans cette définition de G. Gurvitch, le critère de
structuration poussée comprend implicitement celui de conscience de classe. La définition
proposée par Maurice Halbwachs dans l'introduction de son livre sur La Classe ouvrière et les
niveaux de vie, Paris, 1913, a le mérite d'insister sur un autre critère, le «style de vie». D'une
manière générale, on doit admettre qu’une classe se définit par le rôle économique et politique
qu'elle joue dans la société, par un «style de vie» et par l’existence, chez ses membres, d'un
sentiment d'appartenance à une même force collective. Il convient de noter que la plupart des
sociologues qui se sont penchés sur l'étude des classes sociales ont mis l'accent sur le fait qu'il ne
pouvait y avoir de classe sans conscience de classe. Le débat sur la nature des classes sociales
est, bien entendu, loin d'être clos (pour une discussion récente de la question, voir, par exemple,
N. Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, Paris, 1968) ; néanmoins, les quelques
critères que nous venons d'énumérer nous paraissent essentiels.
LA « C L A S S E OUVRIÈRE» OTTOMANE 31
1D'après Osmanh Sanayii... op. tit., p. 21, les salaires des travailleurs oscillent, vers 1913, entre
un minimum de 4 piastres par jour (filatures de soie) et un maximum de 17,5 piastres
(fabrication d'emballages en bois). La moyenne se situe aux alentours de 12-13 piastres par
jour. À la même époque, un kilo de pain coûte 1,46 piastres, un kilo de viande de mouton 5,47
piastres. V. Eldem, op. vit., pp. 214-215, a calculé que les dépenses d'une famille moyennement
aisée (consommant 15 kg de viande par mois !) se chiffraient, à cette époque, à 945 piastres
par mois. Avec un revenu mensuel d'environ 350 piastres, l'ouvrier moyen était donc loin de
pouvoir assurer à sa famille un niveau de vie convenable.
32 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Cf. à ce propos S. Velikov, op. cit.; O. Sencer, op. cit., pp. 205 et sv.; K. Sülker, op. eit., pp. 15
et sv.
2À cet égard, le discours prononcé par le ministre des Finances, Djavid bey, en avril 1912 à
Salonique apparaît particulièrement significatif. L'orateur déclare que la bourgeoisie turque
naissante ne peut tolérer l'existence d'organisations ouvrières. Il est avant tout nécessaire, dit-il,
de protéger les intérêts des capitalistes, car l'industrie turque doit avoir les mains libres. Il
promet donc que ceux qui troublent l'ordre public et menacent la vie économique du pays seront
punis (ce discours a été reproduit par de nombreux journaux ; cf. par exemple La Solidaredad
Obradera du 12.IV.1912).
LA « C L A S S E OUVRIÈRE» OTTOMANE 33
1Bien qu'orchestrés par l'Union et Progrès, les boycottages contre l'Autriche, la Grèce et l'Italie
peuvent être considérés, dans une certaine mesure, comme des actions ouvrières. Ce sont, en
effet, certaines catégories de travailleurs — les portefaix, les dockers, les mahonniers, etc. —
qui fürent, pour l'essentiel, chargées d'appliquer les mesures de mise en quarantaine. Quant aux
manifestations, les données dont nous disposons ne concernent que Salonique. Dans cette ville,
les grandes manifestations organisées par la Fédération ouvrière (manifestation contre la loi sur
les grèves, en juin 1909 ; manifestation du Ier mai 1910 ; manifestation du 1er mai 1911 ;
manifestations contre l'agression italienne en Tripolitaine, en octobre et novembre 1911) ont
rassemblé, chaque fois, à en croire les documents conservés dans les archives du BSI. de 6.000
à 10.000 travailleurs.
2
*En ce qui concerne les actions entreprises par les députés «socialistes» au Parlement de
Constantinople, cf. les mémoires de D. Vlahov, Memoari, Skopje, 1970, pp. 114-135.
3À Salonique, lors de la grève des «Chemins de fer orientaux» (septembre 1908), c'est un
certain Adil bey, membre du comité Union et Progrès, qui joue le rôle de négociateur {Journal
de Salonique, 6.IX.1908, p. 1). Quelques jours plus tard, quand la grève éclate à la «Jonction»,
c'est à nouveau un Unioniste, Rıza bey, qui est mandaté par les ouvriers pour négocier {Journal
de Salonique, 10.IX. 1908, p. 1). On pourrait multiplier de tels exemples.
4 I1 semble, par exemple, que le directeur de la «Société des chemins de fer ottomans
d'Anatolie» ait été un des principaux artisans de la loi sur les grèves de juillet 1909 (H. A.
Şanda, op. cit., p. 26).
5On trouvera le texte de cette loi publiée le 27 juillet 1909 dans l'ouvrage de A. Biliotti et A.
Sedad, Législation ottomane depuis le rétablissement de la Constitution, tome I, Paris, 1912, pp.
275-278.
6Loi du 3 août 1909. Cf. A Biliotti et A. Sedad, op. cit., pp. 295-299.
7A. Gabriel, op. cit., p. 169.
34 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
*En ce qui concerne le mouvement révolutionnaire arménien, nous renvoyons, par exemple, à
l’ouvrage de Louise Nalbandian, The Armenian Revolutionary Movement, Berkeley and Los
Angeles : Un. of California Press, 1967.
2Sur le développement des courants socialistes en Macédoine, voir Danco Zografski, Za
rabotnickoto dvizene vo Makedonija do Balkanskata vojna, Skopje, 1950.
3En ce qui concerne le socialisme sioniste, nous renvoyons à la synthèse de Walter Laqueur,
Histoire du Sionisme, traduit de l'anglais, Paris : Calmann - Lévy, 1973.
4 Voir à ce propos les diverses études de A. Cerrahoğlu rassemblées dans T ürkiye'de
Sosyalizmin Tarihine Katkı (Contribution à l’histoire du socialisme en Turquie), Istanbul : May
Yay., 1974. Parmi les autres travaux consacrés à la pénétration du socialisme chez l'élément
musulman, cf. notamment Esmeralda Gasanova, "Iz Istorii rasprostranenija marksistskikh ideï v
Turtsii (konetz XIX - nacalo XX v)", dans Marksizm istrani vostoka, Moscou, 1970.
5Le meilleur travail d’ensemble consacré à cette organisation est celui de Mete Tunçay,
Türkiye'de Sol Akımlar, 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie, 1908-1925), 2ème éd„
Ankara : Bilgi Yay., 1967.
36 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
Dans les années 1908-1912 (qui constituent, en quelque sorte, l'âge d’or
du socialisme ottoman), nous distinguons en Turquie deux grands centres de
propagande socialiste : Istanbul et Salonique. Des noyaux de militants
existaient également, bien entendu, dans d'autres villes turques (Andrinople,
Smyme, Brousse, etc.), mais les données dont nous disposons ne nous
permettent guère de nous faire une idée précise quant au rôle joué par ces
groupes. À Istanbul, la pensée socialiste était essentiellement diffusée par les
partis révolutionnaires arméniens et par un certain nombre d'organisations
beaucoup plus modestes telles que le Parti socialiste ottoman de Hüseyin
Hilmi et le "Groupe d'Études Sociales", une organisation grecque dirigée par
H. Vezestenis. À Salonique, les militants les plus actifs appartenaient soit à la
communauté bulgare, soit à la communauté israélite. Avec la Bulgarie toute
proche, grande exportatrice de littérature marxiste, Salonique s'affirme à cette
époque, plus encore qu'Istanbul, comme la véritable capitale du socialisme
ottoman. Les deux tendances de la social-démocratie bulgare — les "larges" de
Sakasoff et les "étroits" de Blagoev — y perpétuent leurs querelles à coups de
pamphlets et de journaux antagonistes. Les Juifs, de leur côté, qui représentent
la communauté la plus importante de la ville, y disposent depuis 1909 d'une
importante organisation, la "Fédération ouvrière socialiste", rassemblant
plusieurs milliers de sympathisants.
^Ces grèves ont déjà suscité une abondante littérature. Nous renvoyons à la synthèse d'Oya
Sencer, Türkiye'de işçi Sınıfı, Doğuşu ve Yapısı (La classe ouvrière en Turquie. Sa naissance et
sa structure), Istanbul : Habora Kitabevi, 1969.
2Nous renvoyons à ce propos au témoignage de l'un de ces députés "socialistes”, Dimitar
Vlahov. Celui-ci consacre dans ses mémoires de nombreuses pages à son activité
parlementaire. D. Vlahov, Memoari, Skopje, 1970.
SOURCES INÉDITES 37
Ces divers groupements ont suscité depuis une vingtaine d'années une
multitude de recherches. Après un certain nombre d'études pionnières dues à
des historiens balkaniques (D. Zografski, S. Velikov) ou soviétiques (A.
Novicev, R Kornienko), les travaux récents de M. Tunçay, de G. S. Harris, de
O. Sencer et de quelques autres ont largement contribué à défricher le terrain1.
Aujourd'hui, grâce aux efforts de ces spécialistes, les mouvements ouvriers et
socialistes de l'Empire ottoman apparaissent définitivement sauvés de l’oubli.
Mais en dépit des nombreux matériaux qui ont été exhumés au fil des
ans, le sujet présente encore de grandes zones d'obscurité. C'est la raison pour
laquelle il nous a paru intéressant de présenter ici des sources inédites
susceptibles de renouveler et d'enrichir notre connaissance sur certains points
mal éclairés. Nous ne cherchons certes pas, dans le cadre restreint de cet
exposé, à donner un inventaire exhaustif des matériaux actuellement
disponibles. Il nous a paru plus utile de concentrer notre attention sur certaines
sources particulièrement intéressantes qui semblent avoir échappé jusqu'ici à
l'investigation des historiens.
La plupart des dossiers que nous présenterons sont axés sur la ville de
Salonique. Il ne s'est nullement agi, dans notre esprit, de réduire le socialisme
ottoman à sa seule composante salonicienne. Mais il importait néanmoins de
souligner l’importance particulière de celle-ci. Jusqu'en 1912, en effet, la
''Fédération ouvrière socialiste" de Salonique fut, parmi toutes les
organisations de l'Empire, la seule à disposer d'une réelle base populaire ; elle
fut également la seule, à côté des socialistes arméniens, à être reconnue par la
Deuxième Internationale comme un interlocuteur valable.
1D. Zografski, op. cit.; Stefan Velikov, "Sur le mouvement ouvrier et socialiste en Turquie
après la révolution jcune-lurque de 1908", Etudes Balkaniques (Sofia), n° 1,1964, pp. 29-48 ; K.
Novicev, "Zarozhdenie rabochego i sotsialisticheskogo dvizheniia v Turtsii", Uchenye zapiski
Leningradskogo Azii i Afriki, n° 1, 1964, pp. 98-105 ; M. Tunçay, op. cit. ; G. S. Harris, The
Origins o f Communism in Turkey, Stanford, 1967 ; O. Sencer, op. cit.
38 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
*Nous ne pouvons pas, dans le cadre de cet exposé, retracer en détail l'histoire de cette
organisation. Nous renvoyons au travail de Georges Haupt, "Introduzione alla storia della
Federazione operaia socialists di Salonicco”, Movimento operaio et socialists XVIII/1, janv.-
mars 1972, pp. 99-112. Voir aussi Paul Dumont, "Une organisation socialiste ottomane : la
Fédération ouvrière de Salonique (1908-1912)", Études Balkaniques (Sofia), n° 1, 1975, pp. 76-
88.
2D'après le Bulletin périodique du BSI, n° 1,1909, p. 13.
3D'apnès le Bulletin périodique du BSI, n° 2,1909, p. 43.
4Né en 1887 à Vidin, A. Benaroya adhéra au socialisme alors qu'il était encore adolescent. En
1905, il émigra en Bulgarie et y milita dans les rangs des "anarcho-libéraux" de Nikolaj
Harlakov. À. Salonique, où il se rendit au début de la révolution jeune-turque, il fut le principal
animateur d'un cercle socialiste ju if qui devait donner naissance à la FOS. Il conserva la
fonction de secrétaire de la FOS jsuqu'en 1924, date à laquelle il quitta le Parti communiste grec
auquel son organisation avait adhéré. Ses mémoires, publiés dans le Tahidromos de Salonique
en mars 1931, ont été réédités en un volume (Abraham Benaroya, I Proti stadiodromia tou
ellinikou proletariatou, Athènes, 1975).
SOURCES INÉDITES 39
renseignent également sur une question essentielle, celle des liens entretenus
par la Fédération avec le Comité "Union et Progrès". Nous sommes, à cet
égard, en présence de deux témoignages totalement contradictoires. Aux yeux
de Glavinov, la FOS, accusée de faire le jeu de la bourgeoisie, représentait non
pas une organisation socialiste mais une simple "succursale du parti
gouvernemental Jeune Turc". Benaroya, quant à lui, souligne au contraire le
caractère "orthodoxe" de son organisation et met l'accent sur la lente
détérioration des rapports entre la FOS et les Unionistes au cours des années
1908-1909.
1Le Dr. Refik Nevzad était arrivé à Paris en 1894 et avait, pendant de nombreuses années,
milité au sein de l’organisation jeune-turque. En 1909, toujours à Paris, il était passé dans
l’opposition aux Unionistes et avait participé à la fondation du Parti radical ottoman, une
organisation animée par Chérif Pacha. Parallèlement, il s’était mis à diffuser de la littérature
socialiste, et notamment son journal, le Becheriette, qu’il calligraphiait et litographiait lui-même.
Étant entré en relation avec le groupe de Hüseyin Hilmi, il fonda en 1912, à Paris, une section
du Parti socialiste ottoman dont nous possédons le programme. Considéré comme un des
pionniers du socialisme turc, Refik Nevzad vécut en France jusqu’en 1960 et ne revint en
Turquie que quelques mois avant sa mort.
2 En ce qui concerne ce personnage, nous renvoyons au livre de Z.A.B. Zeman et W.B.
Scharlau, The Merchant o f Revolution. The Life o f Alexander Israel Helphand (Parvus),
tendres, 1965.
La FOS, les Hentchak et certains groupes nationalistes avaient formé une coalition électorale
avec l'Entente libérale en vue de présenter des candidats contre ceux de l'Union et Progrès. D.
Vlahov consacre dans ses mémoires plusieurs pages au récit de cette campagne électorale.
42 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
Dans les derniers mois de 1912, c'est un nouveau chapitre qui s'ouvre :
celui des Guerres Balkaniques. La correspondance de la FOS témoigne de
manière particulièrement éloquente de l'attitude des socialistes saloniciens face
à la crise : la Fédération dénonce la "barbarie" des voisins de la Turquie et
plaide avec obstination en faveur de la formation d'une confédération
balkanique. Après la prise de Salonique par les Grecs, le 9 novembre 1912,
elle protestera contre les "actes horribles" commis par les soldats grecs et,
d'une manière générale, manifestera son opposition à toute modification de la
carte politique des Balkans, l^e "Groupe d'études sociales" d'Istanbul, pourtant
composé de militants grecs, adoptera une position comparable.
Nous n'avons pas retrouvé tous les périodiques de cette époque. C'est
ainsi par exemple que Dimitar Vlahov cite dans ses mémoires1*un certain
nombre d'organes — le Socialisticeska Federacia paru au début de l'été
1909, le Mücadele publié en langue turque à l'occasion des élections de 1912,
le Rabotnicka Solidarnost en bulgare — que nous n'avons guère réussi à
dépister. Par contre, nous avons eu la chance de pouvoir consulter des
collections assez complètes — retrouvées par Georges Haupt — d'autres
publications de la FOS, qui suffisent à nous donner une certaine idée de ce que
furent les préoccupations et les choix théoriques des militants socialistes de
Salonique.
avec une grave crise au sein de la FOS, crise qui se solda par le départ de la
plupart des militants bulgares1.
*Dans les deux derniers numéros du Rabotniöeski Vestnik, A. Tomov tente de se défendre
contre les accusations des socialistes bulgares de gauche qui lui reprochaient de collaborer
avec les organisations bourgeoises et en particulier d'écrire dans le Narodnaia Volia, l'organe du
Parti fédératif populaire de Macédoine. A. Tomov fut en définitive désavoué par ses
camarades bulgares et la plupart de ceux-ci quittèrent la FOS. On trouvera une allusion à cette
querelle dans le rapport de Benaroya adressé au BSI à l'occasion du Congrès de Copenhague.
Cf. G. Haupt, "Le début du mouvement socialiste en Turquie", op. cit., p. 132.
2C'est du moins ce qui ressort des indications données par D. Vlahov, op. cit., p. 170. Toutefois,
il se peut que Vlahov ait été trahi par sa mémoire.
3Le Mücadele est mentionné par D. Vlahov {op. cit., pp. 148-149) qui était le rédacteur de cet
organe. Nous ne savons pas à quelle date la Solidaridad Obradera cessa de paraître ; mais le
dernier numéro que nous ayons pu consulter date du 16 février 1912.
SOURCES INÉDITES 45
Que donnait-on à lire à ces employés et à ces ouvriers dispersés dans les
multiples ateliers de Salonique ? Une analyse sommaire du contenu des
périodiques publiés par le FOS met surtout en évidence l'importance de la
place accordée par ces périodiques aux informations ouvrières : grèves,
congrès, nouvelles syndicales, etc. Sous des dehors relativement inoffensifs,
ces informations constituaient bien entendu une véritable pédagogie de la lutte
ouvrière. À travers un certain nombre d'exemples concrets, les travailleurs
saloniciens étaient appelés à s'organiser et à faire l'apprentissage de la
solidarité de classe.
M entionnons en particulier Vİştirak qui parut de février à juin 1910, puis de nouveau en
septembre 1910, enfin, après une longue interruption, de juin à octobre 1912. Parmi les autres
organes socialistes de la capitale, nous devons encore citer Yİnsaniyet (août et décembre 1910),
le Sosyalist (novembre 1910) et le Medeniyet (décembre 1910).
2Cf. le Rabotniëeski Iskra de Vasil Glavinov, n° 18 du 15 septembre 1909 et n° 24 du 18
décembre 1909, cités par S. Velikov, op. cit.t pp. 37-38.
SOURCES INÉDITES 47
Ijà querelle avec les ’’étroits" occupe une grande partie des deux derniers
numéros du Rabotniëeski Vestnik, Nous savons que ce débat sur la question
nationale finit par provoquer une rupture définitive entre les deux principaux
groupes qui composaient la FOS, le groupe bulgare et le groupe juif.
Désormais, restés seuls maîtres à bord, les militants israélites, en dépit d’un
certain nombre de débats internes, feront du principe fédératif leur grand cheval
de bataille. Loin d’abandonner l'idée de fédérer tous les groupes socialistes de
Turquie en un parti socialiste ottoman, ils chercheront, tout au long de l’année
1910, à réunir une conférence des diverses organisations de l’Empire en vue de
parvenir à un front unitaire. Cette conférence aura finalement lieu à Salonique
au début du mois de janvier 1911 et réunira 29 délégués venus de la FOS, du
groupe social-démocrate bulgare, du Parti socialiste ottoman, du Groupe
d'Études Sociales d'Istanbul et de diverses organisations socialistes des
Balkans.
^Nous renvoyons aux nombreux articles regroupés dans le tome XV des Oeuvres de Lénine,
Paris : éd. sociales, 1967. Ce volume couvre la période allant de mars 1908 à août 1909.
SOURCES INÉDITES 49
Parmi les documents les plus intéressants de cette période, nous devons
mentionner le manifeste des socialistes de Turquie et des Balkans, adressé aux
travailleurs de la péninsule balkanique et de l'Asie Mineure à la veille de la
guerre. Ce manifeste fut élaboré par Christian Rakovski au début du mois de
* *
1Les archives de VAlliance Israélite Universelle sont conservées à Paris, au siège de cette
organisation.
UN ECONOMISTE SOCIAL-DEMOCRATE
A U SERVICE DE LA JEUNE TURQUIE
^The Merchant o f Revolution. The Life o f Alexander Israel Helphand (Parvus). 1867-1924,
Londres : Oxford Un. Press, 1965. On trouvera également une bonne biographie de Helphand
dans le livre de B. D. Wolfe, Three Who Made a Revolution, Londres : Oxford Un. Press, 1948.
En ce qui concerne le rôle joué par Helphand en Turquie, cf. les quelques indications données
par N. Berkes, The Development o f Secularism in Turkey, Montreal : Me Gill Un. Press, 1964,
pp. 335-337.
56 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
suite de cette odyssée, ses liens avec les révolutionnaires russes se sont encore
resserrés. En 1905, lorsque le régime tsariste semblera sur le point de
s’écrouler, il n’hésitera pas à retourner en Russie afin de prendre, en compagnie
de Trotsky et de quelques autres, la tête du mouvement insurrectionnel. La
révolution ayant échoué, il sera arrêté au début de l'année 1906 et envoyé en
Sibérie. Comme nombre de ses camarades, il s'évadera avant même que d'avoir
atteint le lieu de résidence qui lui avait été assigné.
*Pour un aperçu d'ensemble sur le socialisme ottoman à l'époque des Jeunes Turcs, je renvoie à
l'ouvrage de M. Tunçay, Türkiye'de Sol Akımlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en
Turquie. 1908-1925), 3e éd., Ankara : Bilgi yay., 1978. Cf. aussi le travail plus cursif de G. S.
Harris, The Origins o f Communism in Turkey, Stanford : Stanford Un., 1967.
2À ce propos, cf. par exemple le rapport du "Groupe d'Études Sociales de Constantinople"
adressé vers la fin du mois d'avril 1912 au bureau socialiste international. Ce document figure
dans l'ouvrage de G. Haupt et P. Dumont, Osmanli İmparatorluğunda Sosyalist Hareketler (Les
mouvements socialistes dans l’Empire ottoman), Istanbul : Gözlem yay., 1977, pp. 158-160.
UN É C O N O M I S T E S O C I A L - D É M O C R A T E 59
1Le livre de Helphand a été réédité en caractères latins par M. Sencer. Cf. Parvus Efendi,
Türkiye'nin M alî Tutsaklığı (L'asservissement financier de la Turquie), Istanbul : May yay.,
1977. C’est à cette réédition que je me réfère dans les pages qui suivent
2 II convient notamment de signaler la magistrale thèse de Jacques Thobie, Intérêts et
impérialisme français dans l'Empire ottoman (1895-1914), Paris : Publ. de la Sorbonne, 1977,
qui propose une remarquable analyse de la pénétration française en Turquie au début du XXe
siècle.
UN É C O N O M I S T E S O C I A L - D É M O C R A T E 63
^Loc. cit.
UN É C O N O M I S T E S O C I A L - D É M O C R A T E 65
Le ton est donné. Dans les semaines qui suivent, Helphand, infatigable,
multipliera les prises de position, les conseils, les exhortations. Sa formation
de journaliste l’a accoutumé à réagir aux événements avec promptitude. La
guerre vient à peine d'être déclarée qu'il est déjà en mesure de publier, coup sur
coup, deux brochures de propagande pro-allemande : Umumi Harp
Neticelerinden : Almanya Galip Gelirse (Les conséquences de la guerre
générale : si l'Allemagne l'emporte) et Umumi Harp Neticelerinden : İngiltere
Galip Gelirse (Les conséquences de la guerre générale : si l'Angleterre
l'emporte). Vers la même époque, des écrits signés " Parvus" paraissent
également à Bucarest et à Sofia. Pour vanter les charmes de l'Autriche-Hongrie
et, surtout de l'Allemagne, Helphand a retrouvé la pugnacité de ses vingt ans.
Il apparaît décidé à mener le combat sur tous les fronts.
1Umumi Harp Neticelerinden : İngiltere Galip Gelirse, İstanbul : Türk Yurdu Kütüphanesi,
1330/1914. Une version condensée de ce texte figure dans l'ouvrage de M. Sencer déjà cité.
2Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau, op. cit.f pp. 130-131, donnent un bon résumé de l'article
paru dans le Rabotnichesky Vestnik. En 1915, Helphand a repris ce texte, intitulé en allemand
"Für die Demokratie - Gegen den Zarismus", dans son bi-mensuel Die Glocke.
UN É C O N O M I S T E S O C I A L - D É M O C R A T E 67
c'est le même scénario qu'à l'époque des guerres balkaniques : trafic sur les
grains (il s'agit pour la Turquie de constituer des stocks en vue d'éventuelles
difficultés d'approvisionnement), importation de matériel ferroviaire et de
pièces de rechange pour l'armée turque, etc. Une façon comme une autre de
contribuer aux préparatifs de guerre du gouvernement ottoman. Lorsque, à la
fin des hostilités, Helphand sera amené à donner des explications à certains de
ses détracteurs sur ses activités financières et commerciales en Turquie, il
n'hésitera pas à les parer de justifications politiques1.
Mais Helphand ne se laissera pas décourager par cet échec. Vers la fin
de l'année 1914, il fait plus que jamais figure de comploteur. Il apparaît dès
cette époque comme obsédé par une grande idée. II est persuadé que
l'Allemagne ne parviendra à la victoire qu’en pariant sur le pourrissement
interne de l'Empire tsariste. Les canons prussiens, pense-t-il, ne peuvent
suffire à abattre la Russie. Le gouvernement allemand doit faire cause
commune avec tous les ennemis du tsarisme et encourager en particulier les
menées subversives des sociaux-démocrates russes.
*Cf. par ex. Parvus, "Meine Entfernung aus der Schweiz", Die Glocke, 1919, p. 1488, cité par
Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau, op. cit., p. 132.
2Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau, op. cit., pp. 132-136, s'étendent longuement sur cette
affaire.
68 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
* *
La suite de l'histoire ? Elle a déjà fait couler tant d'encre qu'il suffit d'en
donner ici un résumé sommaire.
1Z. A. B. Zeman, Germany and the Revolution in Russia. 1915-1918. Documents from the
Archives o f the German Foreign Ministry, Londres : Oxford Un. Press, 1958, doc. n° 1.
UN É C O N O M I S T E S O C I A L - D É M O C R A T E 69
*De fait, on sait qu'un certain nombre de grèves éclatèrent en Russie dans les premiers jours de
l'année 1916. Mais elles ne conduisirent pas au soulèvement général escompté par Helphand.
2C'est la fameuse histoire du wagon scellé de Lénine. En ce qui concerne le rôle joué par
Helphand dans cette affaire, je renvoie au livre de Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau, ou à
celui de B. D. Wolfe.
3L’article de Trotsky parut dans le Nashe Slovo du 14 février 1915. Cf. à ce propos I.
Deutscher, Trotsky. Le prophète armé (1879-1921), vol. I, Paris : U.G.E., 1972 [première éd.
française, Julliard, 1962], pp. 388-391.
4Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau, op. cit.f p. 154.
70 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
Helphand avait bâti toute sa stratégie sur l'idée que les puissances
centrales gagneraient la guerre. L'effondrement de l'Allemagne en octobre 1918
représentera pour lui un cruel revers de fortune. Dans les derniers mois de la
guerre, il tentera de se forger une nouvelle image de marque en se présentant à
sl'opinion publique comme un pacifiste convaincu. Mais en vain. Il ne
parviendra pas à se débarrasser de sa réputation de suppôt du militarisme
allemand et il lui faudra se résoudre à renoncer, ne serait-ce que pour quelque
temps, à ses activités politiques. Les millions qu'il avait amassés pendant la
guerre lui permettront de se retirer provisoirement en Suisse, dans une coquette
demeure située sur les rives du lac de Zurich. Cependant, il reviendra en
Allemagne dès 1920. Installé à Schwanenderer, non loin de Berlin, il passera
les dernières années de sa vie à dispenser des conseils au gouvernement de la
République de Weimar, à catéchiser les militants socialistes de la nouvelle
génération et à organiser, dans les salons de sa résidence, des orgies fastueuses.
Il mourra le 12 décembre 1924. Peu de temps avant sa mort, il avait pris le
soin de détruire toutes ses archives personnelles.
1I. Deutscher, op. cit., p. 391. Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau, op. cit., p. 246.
UNE ORGANISATION SOCIALISTE OTTOMANE :
LA FÉDÉRATION OUVRIÈRE DE SALONIQUE
( 1908- 1912)
1S. Velikov, "Sur le mouvement ouvrier et socialiste en Turquie après la révolution jeune-
turque de 1908", Études Balkaniques, Sofia, 1 ,1964, p. 38.
2Vasil Glavinov (1869-1929), un des principaux animateurs du socialisme macédonien,
appartenait à la tendance de gauche des sociaux-démocrates bulgares. En 1908-1909, il réussit
à mettre sur pied diverses organisations ouvrières en Macédoine. Celles-ci, formées
exclusivement de Bulgares, avaient pour organe le Rabotniëeska iskra (Etincelle ouvrière),
dont le premier numéro parut à Sofia en janvier 1909. C'est à travers ce journal que Glavinov
lança la plupart de ses accusations contre la FOS.
3Rabotniëeska iskra, n° 24,18. XII. 1909, cité par S. Velikov, op. cit., p. 38.
4 Nous remercions vivement Georges Haupt d’avoir bien voulu nous ouvrir l'accès à ses
dossiers. Nous devons beaucoup, par ailleurs, aux deux articles qu'il a déjà consacrés à ces
archives : "Le début du mouvement socialiste en Turquie", Le mouvement social, n°45, oct.-
déc. 1963, pp. 121-137, et "Introduzione alla storia della Federazione operaia socialista di
Salonicco", Movimento operaio e socialista, XVIII, n° 1, janv.-mars 1972, pp. 99-112.
72 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
* *
En 1910, avec cent cinquante mille habitants, Salonique est une des
premières villes de l'Empire Ottoman. Elle constitue le nœud d'un important
réseau de voies ferrées qui la relie non seulement à Constantinople, mais aussi
aux principaux axes européens, par l'entremise des réseaux serbe et bosniaque.
Le port, dont les derniers aménagements datent de 1902, assure à lui seul près
du septième du commerce extérieur global de l'Empire ottoman. Son trafic
porte, à l'exportation, sur toute une gamme de céréales et de produits miniers,
sur le tabac, le coton, l’opium, les peaux, les cocons de ver à soie, et, à
l'importation, sur les articles manufacturés, les textiles, les denrées coloniales
et certains produits agricoles1. Dans ses pages de publicité, le Journal de
Salonique va jusqu'à proposer... de l’eau de Vittel.
Dans le contexte inflationniste des années 1900, alors que les prix
subissent dans certains secteurs un triplement en l'espace de quelques années3,
cette masse de travailleurs apparaît vigoureusement exploitée. La journée de
travail atteint couramment quatorze ou seize heures, tandis que les salaires se
maintiennent autour de quelques piastres dont le pouvoir d'achat s'effrite de
jour en jour. Aussi bien, dès les premières années du siècle, le malaise social
est nettement perceptible. Loin de constituer une masse passive, les ouvriers
de Salonique témoignent déjà d'une pugnacité exemplaire. En dépit de la police
d'Abd-ul-Hamid, ils créent des groupements à caractère syndical — distincts
des associations de secours mutuel animées par les patrons — et des grèves
sporadiques éclatent : en 1904, grève des employés de la Régie et grève des
cordonniers ; en 1905, grève des ouvriers du textile ; en 1906, grève des
ouvriers en céramique des ateliers Allatini4. À travers ces grèves, on assiste à
l'élaboration d'une prise de conscience politique dont la Fédération ne tardera
pas à bénéficier.
^ u r l'économie salonicienne au début du XXe siècle, cf. l'ouvrage très suggestif de P. Risal, La
ville convoitée : Salonique, Paris, 1914. Voir par ailleurs les nombreux tableaux statistiques de
A. Theodossi Robeff, Die Verkehrs- und Handelsbedeutung von Saloniki, Leipzig, 1926, et les
rapports de la Revue Commerciale du Levant.
2Op. ci/., p. 274.
3P. Risal, op. cit., p. 277 et sq. Cf. également le rapport du Consul anglais de Salonique, arch. du
Foreign Office, FO, 371/541, f. 386-391, faisant état, en avril-mai 1908, d'une augmentation du
coût de la vie de 50% par rapport à 1903.
4Cf. le rapport de V. Glavinov au BSI publié par G. Haupt, "Le début du mouvement socialiste
en Turquie", op. cit., p. 125.
74 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
^Nous renvoyons, en ce qui concerne cette importante organisation juive, à l'article qui lui a été
consacré dans YEncyclopaedia Judaica. Cf. également l'ouvrage de A. Chouraqui, L'Alliance
Israélite Universelle et la renaissance juive contemporaine (1860-1960), Paris, 1965.
2J. Nehama fut à Salonique un des principaux introducteurs du socialisme humanitaire
d'inspiration jauressienne. On lui doit une importante Histoire des Israélites de Salonique, 4 vol.,
Paris — Salonique, 1935-1936, et divers autres travaux dont certains furent publiés sous le
pseudonyme de P. Risal.
3On trouvera de nombreux détails sur les institutions scolaires de Salonique dans le Journal de
Salonique, 6-20. VII. 1908. Cf. aussi P. Risal, op. cit., p. 348 sq. En ce qui concerne les écoles
allemandes, cf. le rapport du Consul de France à Salonique, en date du 24. IV. 1911, AMAEF,
Turquie, NS 61, f. 38-39.
LA F É D É R A T I O N O U V R I È R E DE S A L O N I Q U E 75
1Cette communauté juive est fort bien décrite dans l'ouvrage de P. Risal, op. ci/., p. 346 sq. Cf.
par ailleurs le volume publié par le Centre de recherches sur le judaïsme de Salonique,
Salonique, ville mère en Israël (texte hébreu, introduction en français), Tel-Aviv.
2On retrouve cette argumentation dans de nombreux articles du Journal de Salonique. Cf.
cependant, pour un point de vue favorable à la Bulgarie, la brochure de propagande de A.
Guéron, Salonique et son avenir, Sofia, 1913.
76 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
titre d’exemple, on peut citer la manifestation du 19 juin 1909 contre le projet de loi sur les
syndicats et le droit de grève. Celle-ci a rassemblé, d’après le Journal de Salonique, six mille
ouvriers appartenant aux organisations suivantes : ouvriers hellènes des papiers à cigarette ; id.,
ouvriers israélites ; savonniers hellènes ; savonniers israélites ; commis et employés hellènes ;
id., israélites ; typographes hellènes ; id., bulgares ; menuisiers israélites ; id., hellènes ;
cordonniers hellènes ; portefaix israélites ; ouvriers manipulateurs de tabac ; ouvriers de la
Régie ; ouvriers des Chemins de Fer orientaux ; ouvriers de la Campagnie des tramways ;
association des ouvriers de la Compagnie du gaz; ouvriers-tailleurs hellènes ; id., israélites. La
correspondance de la FOS avec le BSI fait état, pour chacune des manifestations saloniciennes,
d’un nombre de participants oscillant entre six mille et dix mille ouvriers. Ces chiffres ne
semblent pas avoir été amplifiés. Le Journal de Salonique du 15 août 1909 nous confirme en
effet que plus de six mille billets ont été vendus pour la ’’Grande kermesse ouvrière
internationale" organisée par la FOS pour le financement de son Ğornal del Laborador (cf.
également le rapport annuel de la FOS publié par G. Haupt, op. cit., p. 133).
2Rabotniöeska Iskra, n° 18,15. IX. 1909, cité par S. Velikov, op. cit., p. 37.
3No. 24,18. XII. 1909, cité par S. Velikov, op. cit., p. 38.
LA F É D É R A T I O N O U V R I È R E DE S A L O N I Q U E 79
Toutefois, il reste bien vrai que pendant les quelques mois de "liberté"
qui suivirent la révolution du 23 juillet 1908 — période que certains qualifient
de "lune de miel" du pouvoir jeune-turc — l’organisation ouvrière de Salonique
n’a guère hésité à marquer sa sympathie envers le comité Union et Progrès.
Quelques exemples : c’est sur une liste comprenant des Jeunes Turcs que D.
Vlahov est élu au Parlement ottoman1 ; Benaroya participe avec enthousiasme
à l’expédition jeune-turque partie de Salonique pour enrayer la contre-
révolution cléricale d’avril 19092 ; lors du premier anniversaire de la
révolution, les ouvriers de Salonique, qui défilent au son des fanfares derrière
des bannières rouges (au grand étonnement du Consul de France), viennent en
foule manifester leur soutien aux Unionistes3. Mais ces prises de position en
faveur des Jeunes Turcs n’ont, à notre sens, rien de suspect. Elles trouvent leur
justification dans deux facteurs décisifs. Premier facteur : le Comité donne
l’impression — dans les premiers temps de son accession au pouvoir tout au
moins — d’une organisation véritablement progressiste. Durant leurs années
d’exil, ses dirigeants avaient recherché la collaboration des socialistes4 ;
aujourd'hui, ils autorisent les grèves et négocient auprès des patrons de
substantielles mesures en faveur des ouvriers ; demain, grâce à eux, des voix
de gauche (Vlahov et quelques autres) se feront entendre dans l'enceinte du
Parlement. Cette politique conciliante leur confère aux yeux de la Fédération
un prestige certain. Second facteur : le programme ottomaniste des Jeunes
Turcs — que les formations nationalistes de Macédoine semblent
provisoirement cautionner (mais l'illusion, on le sait, sera de courte durée) —
apparaît comme la garantie du statu quo balkanique. Pour les socialistes
sephardites de Salonique, marqués par l'ottomanisme ambiant de leur
communauté, cela constitue, ainsi que nous l'avons déjà souligné, un attrait
majeur.
1Vlahov s'en explique dans ses Mémoires, op. cit., pp. 86-88.
^Plusieurs "anarcho-libéraux" bulgares participèrent également à cette expédition. Cf. Vlahov,
op. cit., p. 163.
3AMAEF, Turquie, NS 60, rapport du 24. VII. 1909, f. 62-63.
4G. Haupt, op. cit., p. 123.
LA F É D É R A T I O N O U V R I È R E DE S A L O N I Q U E 81
le droit de grève déposé au Parlement par les Unionistes1. Dans les mois qui
suivent, les relations entre la FOS et le pouvoir ne feront que s’envenimer
davantage. Peu à peu on s'oriente vers une rupture irréversible. La "lune de
miel" de la révolution n'aura guère duré.
* *
* *
La FOS se lancera dans la bataille dès les derniers jours de janvier. Pour
battre YUnion et Progrès elle se met d'accord non seulement avec YEntente
libérale, mais aussi avec les groupes nationaux grecs et bulgares2. Pendant la
campagne, elle suscite d'énormes manifestations et publie en turc un journal
électoral, Mücadele ("Combat”), diffusé à plusieurs milliers d'exemplaires.
Vlahov, candidat désigné du bloc d'opposition, entrepend en Macédoine une
tournée triomphale3. Mais les Unionistes, qui n'ont pas l'intention de perdre
ces élections, auront recours à la politique du baton. Benaroya, revenu de
Serbie, est arrêté le 22 février. En mars, la plupart des militants de la FOS
subissent le même sort. Vlahov, pour sa part, doit renoncer à poursuivre ses
réunions électorales4. Dans ces conditions, la défaite est bien entendu
inéluctable : Vlahov ne sera pas réélu ; la nouvelle Chambre, inaugurée le 18
avril, ne comptera plus qu'une poignée d’opposants ; la FOS demeurera à la
merci du pouvoir.
1En ce qui concerne l'attitude du Parti de Hüseyin Hilmi, cf. T. Z. Tunaya, Türkiye'de Siyasi
Partiler (Les partis politiques en Turquie), Istanbul, 1952, p. 304, et M. Tunçay, op. cit.t p, 38.
Pour ce qui est des H e n tch a k , v. les arch, du BSI, lettre de J. Hazan à C. Huysmans,
12.III.1912.
2Arch. du BSI, loc. cit.
3Vlahov, op. cit., p. 146 sq.
4Sur les divers incidents qui marquèrent la campagne électorale, cf. les arch, du BSI (lettres de
J. Hazan à C. Huysmans, 12. III ; 6 et 16. IV. 1912 ; télégramme du 22. II) et aussi les
mémoires de Vlahov, op. cit., pp. 148-152.
LA F É D É R A T I O N O U V R I È R E DE S A L O N I Q U E 85
7. Un terrain favorable
Les choses ont commencé par une grève des dockers qui, durant
quelques jours, a totalement paralysé les activités portuaires. Puis, très vite,
tout le monde s’est mis de la partie : les télégraphistes, les ouvriers des ateliers
de manipulation de tabac, les imprimeurs, les menuisiers, les tailleurs, les
boulangers, les cordonniers, les traminots, les briquetiers et les tuiliers de la
grande usine Allatini, les 120 employés de la brasserie Olympos, les ouvriers
des savonneries, les pâtissiers et les commis du grand magasin ”Orosdi-Back",
les ferblantiers de l'atelier Benforado... En l'espace de quelques semaines, les
journaux de Salonique vont recenser plus d'une vingtaine de débrayages. Ceux-
90 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
ci sont d'une intensité variable. Ils ne sont que 22, chez Benforado, à quitter le
travail dans l'espoir d'une augmentation de salaire ; par contre, les grévistes de
la ligne de chemin de fer "Salonique-Dedeagatch" et ceux des entreprises
d'Allatini se comptent par milliers. Mais le mouvement le plus spectaculaire
est peut-être celui des garçons de café et de restaurant. Lorsque ceux-ci se
mettent en grève, le 10 septembre 1908, c'est comme si le cœur de la ville
s'était arrêté de battre. Privée de ses centaines de gargotes, de cafés, de cabarets,
de débits de boissons, Salonique n’est plus Salonique. Les rideaux baissés de
ses tavernes sont comme autant de drapeaux en berne.
Cela ne pouvait pas durer. Très vite, les chefs d'entreprise, criant à la
ruine, ont commencé à agiter le spectre de l'effondrement du marché
salonicien. D'abord favorable aux ouvriers, le Comité Union et Progrès s’est
bientôt mis à dénoncer leurs excès et à les appeler à la modération. Les
premiers mouvements revendicatifs avaient abouti à des triomphes. À partir de
la fin septembre, les échecs succèdent aux échecs et de plus en plus nombreux
sont les grévistes qui apprennent à connaître le goût amer de la défaite et de
l’humiliation. Benoîtement, les journaux de la bourgeoisie locale et les
dirigeants jeunes-turcs s'emploient à mettre du baume sur les blessures des
travailleurs : " prenez vos affaires en main ", leur dit-on, "créez des caisses de
secours mutuel, collectez de l'argent, votre avenir ne dépend que de vos
capacités d'entraide." Les conférenciers du C.U.P., les journalistes et les
innombrables philanthropes qui font la tournée des cafés, des jardins publics,
des réunions d'ateliers, n'ont guère d'autres paroles à la bouche.
NAISSANCE D ’ UN S O C I A L I S M E OTTOMAN 91
culture, une littérature, des mœurs et des caractères différents. Pour ces raisons
ethniques, philologiques ( sic !) nous avons estimé qu'il était préférable de
former une organisation à laquelle toutes les nationalités pussent adhérer sans
que chacune fît abandon de sa langue et de sa culture. Mieux encore, chacune
pourra développer sa culture et son individualité en toute indépendance tout en
travaillant pour un même idéal : l'idéal socialiste..."
3. La réaction
Il sera bien triste, le 1er mai 1910! Les "étroits" bulgares, de plus en
plus hostiles au "comité juif", célébreront la fête dans le huis-clos de leur
bureau. Quant à la Fédération, bien qu'elle eût pris la peine de publier pour
l'occasion un journal tout entier imprimé à l'encre rouge, elle ne parviendra
pas à faire entendre son appel à la grève générale. Seule consolation du jour,
l'illustre Christian Rakovski, un des grands maîtres à penser du socialisme
balkanique, a accepté de faire le voyage de Salonique. D'abord sur la Place de la
Liberté, puis dans l'enceinte du Café Cristal, il a donné en français et en
bulgare une émouvante conférence sur la confédération balkanique et la classe
ouvrière. S'il faut en croire Benaroya, l'événement aurait eu un retentissement
considérable, redorant le blason de la Fédération qui en avait bien besoin.
dans Thistoire turque. 1839-1965), Istanbul 1966, p. 67 ; M. Tunçay, op. cit., p. 136 ; G. S.
Harris, op. cit., p. 114.
N A ISSA N C E D'UN SO C IA LISM E OTTOMAN 99
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
trouvera un aperçu succinct de l'histoire du socialisme salonicien entre 1908 et 1912 dans
Paul Dumont, "Une organisation socialiste ottomane : la Fédération ouvrière de Salonique
(1908-1912)", Etudes Balkaniques (Sofia), 1975, n° 1, pp. 76-88.
2Georges Haupt a publié in extenso le rapport adressé par la Fédération au Congrès
International de Copenhague dans son article intitulé "Le début du mouvement socialiste en
Turquie", Le mouvement social, oct.-déc. 1963, n°45, pp. 121-137.
3D'après un rapport adressé au BSI le 31 mai 1913 (document n° 9 infra).
102 DU S O C I A L I S M E À L’I N T E R N A T I O N A L I S M E
* *
1Joshua Starr, "The Socialist Federation of Saloniki," Jewish Social Studies, 1945, vol. VII, pp.
323-336 est, à ma connaissance, le premier à avoir posé un regard d'historien sur l'organisation
salonicienne. Plus récent, l’article de G. Haupt, "Introduzione alla storia della Federazione
operaia socialista di Salonicco, "Movimento operaio e socialista, janv.-mars 1972, n° l, pp. 99-
112, bénéficie de l'utilisation des archives du BSI. Bien que basé sur ces mêmes archives, mon
propre travail cité plus haut envisage l’étude de la Fédération sous un angle différent. Pour une
traduction en langue turque des principaux documents du BSI relatifs à la période des années
1909-1912, je renvoie à G. Haupt et P. Dumont, Osmanh İmparatorluğunda sosyalist hareketler,
Istanbul : Gözlem Yay., 1977,311 p.
104 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
Le tableau ci-dessous donne une idée d'ensemble des archives que j'ai utilisées :
1P. Dumont, "Sources inédites pour l’histoire du mouvement ouvrier et des courants socialistes
dans l’Empire ottoman au début du XXèmc siècle". Études Balkaniques (Sofia), 1978, n° 3, pp.
16-34.
2C'est à mon regretté maître, Georges Haupt, que je dois la découverte des archives du BSI.
Que ce travail, qui aurait pu s'incrire dans le cadre d’un projet commun, lui soit dédié.
LA FÉDÉRATION SO C IA LISTE O U V R IÈR E 105
^Né en 1887 à Vidin, A. Benaroya adhéra au socialisme alors qu'il était encore adolescent. En
1907, il émigra à Plovdiv et y milita dans les rangs des "anarcho-libéraux" de Nikolai Harlakov.
À Salonique, où il se rendit au début de la révolution jeune-turque, il fut le principal animateur
d'un cercle socialiste juif qui devait donner naissance à la Fédération. Parmi les autres militants
de ce groupe figuraient Angel Tomov, Alberto Judas Arditti, Abraham Hasson, Josef Hazan,
David Recanati et Saul Nahum. Benaroya allait conserver la fonction de secrétaire de la
Fédération jusqu'en 1924, date à laquelle il quitta le parti communiste grec auquel son
organisation avait adhéré. Ses mémoires, publiés dans le Tahildromos de Salonique en mars
1931, constituent une source fondamentale pour l'histoire du socialisme salonicien.
LA FÉDÉRATION SO CIALISTE O U V RIÈR E 107
Les deux documents suivants (nos 3 et 4) sont tous deux datés du 1er
mars 1913. L'un est une lettre de J. Hazan à C. Huysmans, l'autre un "appel
aux socialistes de tous les pays" envoyé au BSI pour être transmis aux
diverses sections de l'Internationale. L'un et l'autre visent à fournir une
première évaluation des conséquences économiques et sociales de trois mois de
pouvoir grec à Salonique. La lettre de Hazan met surtout l'accent sur les
démêlés que certains ouvriers typographes semblent avoir eu, en février 1913,
avec les autorités helléniques. "L'appel" propose une analyse plus générale de
la situation :
*11 s'agit du "Manifeste des socialistes de Turquie et des Balkans" dont le texte avait été rédigé
par Christian Rakovski et que le BSI avait publié dans son Bulletin Périodique, 1912, n° 9, pp. 5-
7.
2Pour un compte rendu intégral du Congrès de Bâle, je renvoie au Bulletin Périodique du BSI,
n° 10. Voir par ailleurs G. Haupt, Socialism and the Great War. The Collapse of the Second
International, Oxford : Clarendon Press, 1973, pp. 83-104.
LA FÉDÉRATION SOCIALISTE OU V RIÈR E 109
JLa presse salonicienne donne quelques indications à ce propos. Cf. par ailleurs l’article
consacré à "la question du pain” dans YAvanti du 9 déc. 1912.
2nLe lock-out du tabac”, Avanti, 26 décembre 1912.
110 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
Peu après cette algarade avec les corporations grecques, les militants de
la Fédération célébrèrent la fête du 1er mai. Les années précédentes, les
manifestations publiques organisées par Abraham Benaroya et ses camarades à
cette occasion avaient connu un très grand succès. En 1911, en particulier, les
grévistes avaient réussi à paralyser toute l'activité de la ville et plus de 5 000
manifestants avaient participé au grand meeting de la Fédération tenu dans un
café2. Mais désormais la situation n'était plus du tout la même. Bien que le
conflit balkanique semblât depuis la mi-avril sur le point d'être réglé, les
autorités helléniques demeuraient vigilantes et ne toléraient aucun "désordre"
dans les localités qu'elles contrôlaient. Le télégramme et la lettre adressés par
J. Hazan au BSI lors du 1er mai 1913 (documents nos 7 et 8) ne tentent pas de
cacher le relatif échec essuyé par la Fédération.
1Au cours des pourparlers relatifs à la question balkanique, le gouvernement italien avait
formulé des prétentions sur l'Albanie et sur les îles de la mer Égée.
2Arch. du B SI lettre de J. Hazan en date du 3 mai 1911.
LA FÉDÉRATION SO CIALISTE O U V RIÈR E 111
D'ailleurs, nous épuisons tous nos efforts pour notre journal Avanti —
rédigé également en judéo-espagnol — qui paraît trois fois par semaine.
En ce temps de crise aiguë et de léthargie complète de notre
mouvement, léthargie due à l'état de siège rigoureux qui sévit dans
notre ville, notre organe constitue plus que jamais l’unique défenseur de
la classe ouvrière.
Nous voulons que tous les pays des Balkans se développent pour se
soustraire au joug des puissances européennes. Et nous pensons que ce
développement ne peut et ne doit s'effectuer que par l'adoption d'une
politique de paix et de confiance réciproque, et par la formation d'une
confédération des peuples des Balkans...
1D'après une annonce parue dans YAvanti, la "bibliothèque socialiste" de la Fédération comptait
en 1914 dix-sept titres de brochures : 1) La lutte pour la vie ; 2) La lutte des ouvriers belges pour
la liberté ; 3) Les syndicats ouvriers ; 4) Le socialisme en Turquie ; 5) Le procès des ouvriers du
tabac ; 6) La guerre sociale ; 7) Socialisme et judaïsme ; 8) La Confédération balkanique (en
français, brochure de Chr. Rakovski) ; 9) Chants socialistes ; 10) La bourse du travail ; 11) Le
droit de vote dans la communauté ; 12) Le lock-out du tabac ; 13) La mère (roman de M.
Gor'kii) ; 14) Auguste Bebel ; 15) Le socialisme ; 16) Le catéchisme du travailleur ; 17) La
troisième année de VAvanti. Cette liste n'indique pas les noms d'auteur des diverses brochures.
LA FÉDÉRATION SO C IA LISTE O UVRIÈRE 113
... Ce fut tout d'abord la déclaration d'un état de siège des plus
rigoureux : point de réunions, point d'assemblées, point de séances,
point de discussions, par conséquent la fin de toute action. C’était en
quelque sorte la mort de notre mouvement... Le gouvernement hellène
a eu la très généreuse amabilité de constituer une censure beaucoup plus
dure pour notre journal Avanti Ique pour tous les autres journaux]. On
nous défendit d'écrire quoi que ce soit sur la situation, et on est même
allé jusqu'à défendre d'insérer des informations concernant les conflits
entre ouvriers et patrons ou concernant la propagande socialiste à
l'étranger...
... Nous avons tenu à entreprendre une action commune de tous les
partis socialistes des Balkans pour la réalisation de la Confédération
balkanique. Nous avons adressé à ce sujet, dès le mois d'avril, à tous
les partis socialistes des Balkans affiliés à l'Internationale une lettre
pour leur demander leur opinion sur l'action commune à entreprendre
pour l'établissement de l'Union douanière entre tous les pays
balkaniques, pour l'établissement de relations plus intimes et pour la
création d'un comité pour la lutte à engager en faveur de la
Confédération balkanique.
Nous n’avons reçu que deux réponses provenant des deux fractions
socialistes de Bulgarie. Ces réponses étaient favorables, mais elles
étaient toutes deux d'accord que toute action était impossible avant la
démobilisation générale.
Ce n'est que tardivement que la Fédération avait été gagnée aux thèses
autonomistes. La phrase, au demeurant ambiguë, qui figure dans le texte ci-
dessus — nous filmes soupçonnés de travailler en faveur de Vautonomie de
la Macédoine — constitue le premier indice à ce propos dans la
correspondance avec le BSI. Jusque-là, les socialistes saloniciens s'étaient au
contraire montrés farouchement hostiles à toute modification du statu quo dans
les Balkans et avaient catégoriquement refusé d'admettre que la Macédoine pût
un jour se détacher de l'Empire ottoman. Comme nombre de leurs camarades
des Balkans et, en particulier, comme les "étroits" de D. Blagoeff1 — ils
s'étaient rangés à l'idée qu'une Macédoine autonome serait trop faible pour
pouvoir résister aux appétits des "bourgeoisies nationales" des États
environnants.
Il y a tout lieu de penser que c’est le cours pris par les événements qui
les avait amenés à modifier leur position. Les pourparlers de paix qui s'étaient
déroulés à Londres à partir de la mi-avril 1913 avaient en effet consacré le
démembrement du territoire macédonien. Le gouvernement d'Istanbul ne
semblait plus en mesure de rétablir, dans un avenir proche, son autorité sur la
région. Dans ces conditions, une Macédoine autonome constituait un pis-aller.
Seul un statut d'autonomie pouvait permettre aux divers groupes
confessionnels et ethniques qui peuplaient la province de se développer en
dehors de toute pression d'une nation dominante. Un statut d'autonomie
représentait également la seule issue qui pût éviter à la Macédoine la mort
économique. Avant la guerre, presque toutes les importations et exportations
de la région se faisaient par le port de Salonique. Le partage du territoire
macédonien entre les diverses puissances qui le convoitaient était doublement
nuisible : il privait Salonique de son hinterland et, partant, entraînait le*
*Cf. par exemple, en ce qui concerne les vues de Blagoeff, le "Rapport de Bulgarie (Parti
Étroit)", paru dans le Deuxième Supplément au Bulletin Périodique du BSI, pp. 3-6.
116 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
Mais, bien que le BSI eût manifesté dans le passé de la sympathie pour
le principe de l'autonomie des minorités opprimées de l'Empire ottoman1, son
adhésion à la solution défendue par la Fédération ne constituait nullement un
fait acquis. La crise qui venait de secouer les Balkans avait fait ressortir les
nombreuses divergences doctrinales qui divisaient le mouvement socialiste
international. Tandis que dans les pays du champ de bataille les divers partis
sociaux-démocrates s'étaient mobilisés pour concilier leur foi socialiste avec
les exigences de leur appartenance nationale, en Europe occidentale, les leaders
de l'Internationale, qui avaient dans bien des cas leurs propres problèmes à
régler, avaient tenté de se tirer du guêpier balkanique en se contentant de
dépenser des torrents d'éloquence en faveur d'un hypothétique statu quo. Ce
refus des socialistes occidentaux de regarder les réalités de la "question
d'Orient" bien en face n’avait fait que stimuler les désaccords qui depuis
plusieurs années troublaient la vie de l'Internationale. À présent que le traité de
Bucarest avait — provisoirement tout au moins — résolu l'imbroglio
balkanique, le BSI pouvait enfin respirer. Dans ces conditions, relancer le
débat en réclamant l'autonomie de la Macédoine ne pouvait constituer qu'une
grave bévue. Les arguments de la Fédération en faveur de l'autonomie
macédonienne n'avaient, certes, rien d'absurde. Mais, dans l'immédiat,
llntemationale avait avantage à faire la sourde oreille.*
*Cf. à ce propos G. Haupt, Socialism and the Great War, op. cit., pp. 56 et sv.
118 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
Le pouvoir fut d’autant plus prompt à sévir qu'il avait à faire face à
une grave crise politique. Les relations turco-grecques passaient en
effet, depuis quelque temps, par une phase de refroidissement. Confronté aux
120 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
^Si je ne me suis pas trompé dans mes calculs, le 1er mai tombait en 1914 un vendredi. Veille du
chabbat, le vendredi, était un jour particulièrement actif à Salonique et l'on peut supposer que
les dirigeants de la Fédération avaient renvoyé la manifestation du 1er mai au 3 mai pour éviter
d'importuner leurs coreligionnaires.
LA FÉDÉRATION SO CIALISTE O U V RIÈR E 121
toutes les pièces, dans la cour, dans le jardin, sans compter la garde des
portes d'entrée. Personne ne pouvait entrer ou sortir du local. Aucun
membre ne pouvait passer d'une pièce au corridor, de la cour au jardin
sans autorisation et vice versa. Immédiatement après, sans vouloir
donner aucune explication, les autorités judiciaires et policières se
mirent à perquisitionner. Ils commencèrent par la cave, les fosses
d'aisance, etc. Ils cherchaient, paraît-il, des bombes. Malheureusement
pour eux, leurs recherches furent infructueuses. Puis les représentants
du gouvernement perquisitionnèrent dans les autres étages. Us
s'emparèrent des clefs et fouillèrent armoires et pupitres. Ils
emportèrent tout ce qu’ils trouvèrent, remplissant deux sacs pleins
d'archives de la Fédération et de divers syndicats.
Nous ne connaissons pas encore les motifs qui donnèrent lieu à cette
perquisition, mais nous entrevoyons le but du gouvernement. Ce
dernier veut déraciner tout mouvement socialiste et ouvrier de Grèce. Il
voit en nous le seul parti d'opposition sérieux et organisé. Les
élections approchent, il est temps qu'on se débarrasse de nous.
Alberto Judas Arditti (1891-1943) était un des fondateurs de la Fédération. C’est lui qui
dirigeait la presse de l'organisation salonicienne ; il s'occupait également de la question des
coopératives ouvrières.
124 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
Bien que les protestations (un peu molles il est vrai) de la presse
socialiste européenne eussent déjà fait la preuve de leur inutilité, la Fédération
persistait à penser que seule une intervention massive des partis frères et de
leurs organes pourrait la sauver du mauvais pas dans lequel elle se trouvait. Le
21 juillet, J. Hazan s'adressait une fois de plus à C. Huysmans, en lui
suggérant une nouvelle forme d'action (document n° 33) :
Cela faisait déjà un certain temps que les journaux titraient sur le
voyage de Vénizelos en Belgique. Il s'agissait pour le premier ministre grec de
LA FÉDÉRATION SO CIALISTE O U V RIÈR E 127
chercher un terrain d'entente avec son homologue turc, Said Halim Pacha, au
sujet du problème des transferts de population qui, depuis le début du mois de
juin, opposait la Grèce à la Turquie. Les circonstances étaient bien entendu
extrêmement favorables à une tentative de pression de la part de
l'Internationale.
... Hélas ! Nous les avons vus ces libérateurs, s'entr’égorger pour la
plus inqualifiable des causes ; hélas, ils sont venus ces libérateurs ! ils
ont souillé le seuil de nos demeures, saccagé nos foyers, outragé nos
sœurs et, chose impardonnable ! ils ont enfoncé au cœur des
malheureuses populations balkaniques une haine qui n'est pas près de
diminuer !
Et c'est pour cela que toute guerre, de quelque prétexte qu'elle se couvre,
est criminelle et doit être condamnée.
C'est sur ces lignes que s'achève le dossier du BSI relatif à la Fédération
socialiste ouvrière de Salonique. Mais, bien entendu, la date du 28 juillet 1914
ne constitue pas le point final de l'histoire de l'organisation salonicienne. Bien
qu'ils fussent passablement mal vus par les autorités grecques, les militants de
Salonique surent résister au laminage des événements et, au lendemain de la
guerre, reprirent plus ou moins normalement leurs activités. En novembre
1918, la Fédération — avec à sa tête à peu près la même équipe qu'avant la
LA FÉDÉRATION SO C IA LISTE O U V RIÈR E 129
guerre — allait devenir une des principales composantes du tout jeune Parti
ouvrier hellénique. Grâce, notamment, aux mémoires d'Abraham Benaroya1,
nous sommes assez bien renseignés sur la suite des événements. Mais il s'agit
là d'une toute autre phase dans l'évolution mouvementée de la Fédération, et il
ne nous appartient pas de l'envisager ici.
* *
*Les mémoires de Benaroya ont paru en 1931 dans un journal de Salonique, le Tahidromos. Us
ont été récemment réédités par A. Elefantis sous le titre l proti stadiodromia tou ellinikou
proletariatou, Athènes : Ekdoseis Olkos, 1975.
130 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
par exemple, que dans une note confidentielle envoyée au BSI, le secrétaire
général du parti socialiste serbe, Douchan Popovitch avait, dès le mois d'août
1912, souligné que la guerre était inévitable et qu'elle allait permettre de
"détruire la barbarie" et de "préparer la transformation des relations sociales
dans les Balkans."1
1Cf. à ce propos, G. Haupt, Socialism and the Great War, pp. 72-73.
2En ce qui concerne les vues de Blagoev, cf. le "Rapport de Bulgarie" paru dans le Deuxième
supplément au Bulletin périodique du BSI, pp. 3-6.
LA FÉDÉRATION SO C IA LISTE O U V R IÈR E 131
choc1, à bord d'un navire allemand qui les conduit à Odessa. De là, ils se
rendront à Berlin2, où ils passeront l'hiver de 1918-1919 dans une semi-
clandestinité, en attendant que l'Allemagne se prononce sur la demande
d'extradition formulée à leur égard par le gouvernement de Constantinople3.
*Ş. S. Aydemir (ibid.. Ill, p. 497) mentionne, à côté des trois pachas, le Dr Nazım, le Dr
Bahaeddin Chakir, l'ancien gouverneur de Konya Mehmed Djemal Azmi, et le préfet de police
de Constantinople, Bedri. D'autres Unionistes partiront peu après, formant des noyaux d'émigrés
en Italie, en Suisse, en Allemagne, et, dans une direction opposée, en Azerbaïdjan.
2Enver pacha s'attardera quelque peu en Crimée, cherchant à s'embarquer pour le Caucase.
Mais les tempêtes en mer Noire lui feront rebrousser chemin. Cependant, la rumeur de sa
résence au Caucase sera, fin 1918, largement répandue dans les milieux "bien informés".
Ç L'Allemagne refusera l'extradition, le 30 avril 1919. A ce sujet, cf. Y. H. Bayur, Türk inkilâbı
tarihi (Histoire de la révolution turque), Ankara, 1967, III (4), pp. 781-783.
t a l 'a t pacha sera assassiné le 15 mars 1921 à Berlin ; Djemal connaîtra le même sort à Tiflis
en juillet 1922 ; Enver sera tué par une balle de mitrailleuse soviétique, le 4 août de la même
année.
5La première mission officielle des Kémalistes partira pour Moscou en mai 1920, mais le pacte
d'amitié turco-soviétique ne sera signé que le 16 mars 1921, donnant à la Turquie toutes les
garanties souhaitables en vue de son indépendance. Ces longues tractations provoqueront bien
évidemment de sérieuses inquiétudes dans le camp des Alliés. Voir à ce sujet les Archives du
ministère français des Affaires étrangères (cité infra : AMAEF), série E, Levant 1918-1929,
Turquie, dossier 278.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 135
Tout d'abord, il est possible qu'Envcr ait été en quelque sorte "fasciné"
par l'essor du bolchevisme. Les Jeunes-Turcs, on le sait, se disaient volontiers
progressistes, et on peut fort bien postuler, au moins pour quelques-uns d'entre
eux, dans le désarroi des années vingt, une certaine sympathie envers les
Soviets. Mais bien entendu, il faut tenir compte à cet égard de leur évidente
candeur en matière idéologique. Derrière une phraséologie inspirée du jargon du
Komintern, Enver développera en réalité — comme nous aurons l'occasion de
le constater en étudiant les programmes de son "parti des soviets populaires"
— une doctrine sui generis, faite d'emprunts hétéroclites à divers courants de
pensée, et notamment au corporatisme.
*
* *
*Le cas le plus typique est celui de Sultan Galiev qui, bien qu'athée, soulignait les aspects
"démocratiques" et "progressistes" de l'islam, et envisageait une coopération durable entre les
socialistes et les musulmans. À son propos, cf. A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, L es
mouvements nationaux chez les Musulmans de Russie, Paris-La Haye, Mouton, 1960.
136 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
*K. Karabekir, İstiklâl harbimiz (Notre guerre d'indépendance), Istanbul, Türkiye Yay., 2e éd.,
1962, et aussi istiklâl harbimizde Enver Paşa ve İttihat Terakki Erkânı (Enver pacha et les
dirigeants d'Union et Progrès dans notre guerre d'indépendance), Istanbul, Menteş, 1967.
^Militaire de carrière. Ali Fuad (Cebesoy) devait jouer un rôle important au cours de la lutte
pour l'indépendance en tant que commandant des forces anatoliennes du front occidental. On
lui doit notamment la prise d'Eskichéhir en mars 1920. C'est, semble-t-il, à la demande du
gouvernement de Constantinople qu'il fut, en novembre 1920, éloigné du front et chargé des
négociations avec les Bolcheviks. C'est durant son ambassade à Moscou (février 1921-1922)
que fut signé le pacte d'amitié turco-soviétique du 16 mars 1921.
^A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, Istanbul, Vatan neş., 1955.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 137
quotidien TaninK II nous est donc possible de confronter les deux séries de
textes et de déterminer avec sûreté les suppressions et "rectifications" dues à
l'ancien ambassadeur*
2.
Il faut citer enfin, parmi les "trésors" documentaires les plus importants
(et à côté de nombreuses contributions d'une portée plus limitée), la
volumineuse biographie d'Enver pacha par Şevket Süreyya Aydemir et l'étude
de Mete Tunçay consacrée au programme du "parti des soviets populaires"4.
Grâce à ces deux ouvrages, nous disposons aujourd'hui de plusieurs éléments
nouveaux concernant notre héros. Aydemir, qui a eu accès aux archives de
Djemal pacha conservées par la Société turque d'histoire, et sans doute aussi à
certaines archives privées, nous propose, à travers les trois tomes de son livre,
une passionnante incursion dans les papiers intimes d'Enver pacha. Mete
Tunçay nous révèle, quant à lui, un document inédit et divers textes peu
connus qui nous renseignent avec précision sur les objectifs politiques des
Unionistes "ralliés au bolchevisme".
* *
l Du côté français, nous avons utilisé les dossiers de la série E, Levant 1918-1929, Turquie. En
ce qui concerne les Archives britanniques. Foreign Office Archives (cité infra : FO), nous
renvoyons à la série 371, dos. 4141 sq. En raison de l'absence de relations diplomatiques
directes, pour la période qui nous intéresse, entre les capitales de l'Entente et les deux capitales
principalement concernées par notre étude, Moscou et Ankara, ces Archives présentent bien
entendu de nombreuses lacunes ; mais elles comportent par ailleurs des données très utiles, qu'il
faut cependant bien distinguer des racontars des informateurs trop zélés.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 139
*Dès le 25 mars 1919, en effet, un diplomate français en poste à Berne écrivait au ministère
des Affaires étrangères : «Il me revient d'une très bonne source qu’Enver pacha et son parti
auraient actuellement à leur disposition une somme de trente-six millions de livres sterling [! ?]
qu'ils ont l'intention d'employer à la propagande bolchevique" (AMAEF, sér. E, Levant 1918-
1929, Turquie, dos. 278, f. 35). On sait par ailleurs que dès avril 1919, Enver cherchait à
gagner Moscou par avion. Cf. Ş. S. Aydemir, op. cit., Ill, p. 521.
2Cf. l'autobiographie, de K. Radek, dans G. Haupt et J.-J. Marie, Les Bolcheviks par eux-
mêmes, Paris, Maspero, 1969, p. 338 ; voir également O. E. Schüddekopf, "Karl Radek in
Berlin", Archiv fü r Sozial ge schichte, II, 1962, pp. 87-166. Le nom de Radek revient
fréquemment, par ailleurs, dans la correspondance unioniste de cette période : cf. les "Lettres
historiques" publiées dans Tanin.
3La société secrète Karakol fut créée peu de temps après l'armistice de Moudras et représente
une des premières manifestations de la résistance nationale vis-à-vis de l'ennemi. Anciens
Unionistes, les membres de Karakol restaient en contact permanent avec les pachas en exil, et
notamment avec Enver. Au sujet de cette société, cf. T. Z. Tunaya, Türkiye'de siyasi partiler.
1859-1952 (Les partis politiques en Turquie. 1859-1952), Istanbul, 1952, pp. 520-523. La
présence des Bolcheviks à Istanbul est attestée, d'après un document du Foreign Office, dès
septembre 1919 (voir à ce sujet Dr S. R. Sonyel, "Orgeneral Kâzım Özalp’in anılan ile ilgili bir
açıklama" / Note au sujet des mémoires du général Kâzım Özalp, Belleten, XXXVil, 146, avr.
1973, pp. 231-234). Le chef de cette mission, Shal'va Eliava (1885-1937), était un militant de
vieille date du parti bolchevik, écrivant dans la Pravda et s'occupant d'agitation dans les milieux
estudiantins de Saint-Pétersbourg. Ces activités lui avaient valu, sous le régime tsariste, de
multiples peines de prison et d'exil. Après la révolution d'Octobre, il présida le soviet de
Vologda et fut élu délégué au IIe Congrès des Soviets de Russie. De 1919 à 1921, il fit partie
des Conseils révolutionnaires de l'Armée Rouge sur le front oriental et au Turkestan. Par la
suite, il occupera divers postes dans les rangs supérieurs du parti. Victime des purges
staliniennes, il mourra en prison en 1937. En ce qui concerne ses relations avec la société
Karakol, cf. A. F. Cebesoy, op. cit., p. 60.
4A. F. Cebesoy, Milli mücadele hatıraları (Souvenirs de la lutte nationale), Istanbul, Vatan nés.,
1953, p. 42.
140 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
"... Notre ami bolchevik est sorti de prison. Nous devions prendre
l'avion ensemble. Mais ayant reçu l'autorisation de passer par la
Pologne, il a finalement opté pour cette route. Moi, je prendrai l'avion
en compagnie du docteur1. Ici, nos amis bolcheviks acceptent de nous
aider dans le cadre des idées débattues au cours de nos entretiens. Pour
l'instant, voici ma position dans ses grandes lignes :
*11 s'agit du Dr Nazım (1870-1926), ancien membre du comité central du parti Union et Progrès
et ministre de l'Instruction publique en 1918. Après Moudros, il avait accompagné les pachas
dans leur fuite. 11 sera pendu en 1926 pour avoir "comploté" contre Mustafa Kemal.
27ö«m, 16.10.1944 ; le même texte, avec des variantes négligeables, dans Ş. S. Aydemir, op.
d u HL p. 520.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 141
Par rapport à la lettre d'Enver citée plus haut, cet accord de Bakou
représente — c'est évident — une nette radicalisation de la position unioniste.
Désormais, en effet, il ne s'agit plus seulement de socialiser l'islam ; il s'agit
*Cf. K. Karabekir, İstiklâl harbimiz, op. cit., pp. 581-582, lettres de Karabekir à Mustafa Kemal
des 13 et 14.4.1920. Toutefois, il convient de noter que les premiers contacts turco-soviétiques
apparaissent encore entourés d'un certain mystère. Cf. à ce propos M. Tunçay, Türkiye'de sol
akımlar. 190S-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 1908-1925), Ankara, Bilgi, 2e éd.,
1967, p. 68, n. 6.
^Officier en retraite, Baha Sait (mort en 1936) était un des principaux animateurs de Karakol.
Au cours de son séjour à Bakou, il participa à l'organisation du parti communiste turc, dont il
sera question plus loin, et prépara le terrain pour des négociations directes entre Ankara et
Moscou. Cf. K. Karabekir, İstiklâl harbimiz, op. cit., pp. 579-581.
3Cf. T. Z. Tunaya, op. cit., pp. 522-523.
4K. Karabekir, İstiklâl harbimiz, op. cit., pp. 591-592, donne le texte intégral de cet accord.
5 Les parties contractantes prévues par l'accord étaient d'une part le représentant du Comité
central du parti communiste caucasien (agissant au nom de Moscou) et, d'autre part, Baha Sait,
mandataire de la société K arakol et du comité exécutif du Congrès d'Uchak (? !!!). Le
gouvernement anatolien démentira catégoriquement avoir eu l'intention de signer un tel accord,
signifiant sans ambages sa désapprobation à Kara Vassif, président de Karakol. Voir à ce
propos les lettres de Mustafa Kemal à Rauf (Orbay) et à Kara Vassif, dans K. Karabekir, ibid.,
pp. 593-594.
142 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
^Ibid., pp. 573-578. Cf. d'autre part G. Jäschke, "Le rôle du communisme dans les relations
russo-turques de 1919 à 1922", Orient, 26, 1963, pp. 31-44.
^Ancien membre du comité exécutif du comité Union et Progrès, Kutchuk Tal'at s'était évadé
d'Istanbul en même temps que Halil pacha. Il jouera un rôle de premier plan au sein du parti
communiste turc de Bakou, animant notamment les activités de propagande de cette
organisation (traduction de brochures bolcheviques et publication de Yeni Yol/La. Voie nouvelle,
un des journaux du parti). Durant les années 1920-1921, il sera l'un des collaborateurs les plus
actifs d'Enver pacha, et œuvrera, tant à Bakou qu'à Trabzon et à Batoum, à la réalisation d'une
"révolution sanglante" en Turquie (cf. sa lettre du 16.5.1921 adressée à Halil pacha, citée par Ş.
S. Aydemir, op. cit.. Ill, p. 603).
3Le Dr Fuad Sabit était un ancien panturquiste des Foyers turcs. Expédié au Caucase au
lendemain du Congrès d'Erzurum (juillet 1919) par Mustafa Kemal, il réussit à rentrer en
contact avec les Bolcheviks et participa à la mise en place du parti communiste turc de Bakou.
On le retrouve à Moscou en mai 1920, en compagnie de Halil pacha (K. Karabekir, İstiklâl
harbimiz, op. cit., p. 739). À partir de cette date, séduit par le bolchevisme, il s'éloignera des
nationalistes turcs et finira par se rallier au leader bolchevik Mustafa Suphi.
4 La mainmise anglaise sur le gouvernement nationaliste de Bakou constituait une menace
évidente pour l'Anatolie kémaliste. D'autre part, il paraissait de toute façon difficile d'éviter la
prise de Bakou par l'Armée Rouge qui, victorieuse des troupes du général Denikin, avançait
vers le Caucase. Il ne restait donc plus aux Unionistes qu'à essayer d'exploiter la situation au
profit de la Turquie. La soviétisation de l'Azerbaïdjan ne représenterait pas seulement un coup
porté à la politique anglaise dans cette partie du monde ; elle pouvait être encore la première
étape d’un rapprochement entre Mustafa Kemal et les Bolcheviks. Les dirigeants unionistes, qui
jouissaient d'un indéniable prestige en Azerbaïdjan, s'étaient donc assigné pour tâche de gagner
les notables azéris à la cause soviétique (vaine entreprise, bien entendu !) et, par ailleurs, de
négocier les modalités de l'occupation de Bakou, dans l'espoir que ces "services" vaudraient à la
Turquie, dans ses futures tractations avec Moscou, des conditions d'alliance avantageuses. Les
mémoires de K. Karabekir (ibid.) et ceux de Halil pacha (op. cit., pp. 318 s q.) fournissent
d'intéressantes données sur ce chapitre. Voir également S. A. Zenkovsky, Pan-Turkism and
Islam in Russia, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1967, pp. 264-267, et le Rapport
du 15.7.1920 sur la situation en Transcaucasie, FO 3716/4944, f. 137.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 143
contact entre l'Armée Rouge et les troupes anatoliennes1. À cette fin, Halil
pacha et ses compagnons multiplient, au cours des premiers mois de l'année,
les tractations avec les comités bolcheviks locaux. Ils posent d'autre part, au
nom de la Turquie kémaliste, les premiers jalons pour des négociations
directes avec Moscou.
Sur le plan idéologique, le parti créé à Bakou semble être assez
favorable au communisme. Nous ne croyons pas qu'il s'agisse là d'une
institution de façade destinée à tromper les Russes. Nous pensons plutôt que,
dans leur naïveté doctrinale, les Unionistes de Bakou étaient sincèrement
persuadés de la possibilité d'importer le bolchevisme en Turquie2. Il est
du reste révélateur que le leader bolchevik turc, Mustafa Suphi3, au lieu de
dissoudre le parti à son arrivée à Bakou (fin mai 1920), se soit contenté d'une
simple purge1 : si le parti de Halil pacha avait été considéré par les Russes
comme une imposture, il est certain qu'il y aurait eu, carrément, destruction de
l'ancienne organisation et reconstruction sur des bases toutes neuves. Au lieu
de cela, seuls les plus hérétiques furent mis à l'écart, tandis que des "anciens"
comme Fuad Sabit et l'ex-gouvemeur de Zor, Salih Zeki, conservaient une
place importante dans la nouvelle direction. Il est intéressant de noter que
même Kutchuk Tal'at — Unioniste endurci pourtant — réussit à garder sa
fonction de responsable des publications, "bien que ne partageant pas les
convictions de Mustafa Suphi en ce qui concerne la révolution sociale"2.
1G. S. Harris, op. cit., pp. 58-59. Mustafa Suphi, pour sa part, devait présenter la chose comme
une dissolution (cf. H. Bayur, art. cit., p. 610), mais à suivre le témoignage de Kutchuk Tal'at
(lettre du 8.9.1920 à Djemal pacha, dans Tanin, 22.2.1945), le terme de "purge" nous semble
beaucoup plus adéquat.
^Lettre à Djemal pacha, loc. cit.
3Les Anglais promettaient de rendre Constantinople aux Turcs. Ils se déclaraient prêts, en
outre, à émanciper les Républiques caucasiennes. Mais ils refusaient de s'engager par écrit.
Voir à ce propos Ş. S. Aydemir, op. cit., III, pp. 527-529, qui cite une lettre d'Enver à Djemal
pacha sur ce sujet, en date du 25.1.1920 (le même texte dans Tanin, 16.10.1944).
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 145
Pour éclairer quelque peu les projets d'Enver en cette seconde quinzaine
d'août 1920, nous disposons de deux lettres importantes : l'une, du 20 août,
est adressée à Djemal pacha ; l'autre, du 26, à Mustafa Kemal. À Djemal
pacha, Enver écrit en substance :
*A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, op. cit., pp. 136-137 ; K. Karabekir, İstiklâl harbimiz, op.
cit., pp. 749-750. Malgré la réussite de sa mission, Halil pacha, considéré comme douteux, sera
"remercié” par Mustafa Kemal et remplacé dans les pourparlers avec les dirigeants bolcheviks
par deux ministres du gouvernement d'Ankara, Bekir Sami et Yusuf Kemal.
*Ibid„ pp. 798-799 ; A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, op. cit., p. 49.
h 'anin, 18.10.1944.
146 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
’’...Ce n’est pas seulement le désir de trouver un appui qui nous entraîne
vers la IIIe Internationale, mais aussi les liens étroits qui unissent ses
principes aux nôtres. C’est dans le peuple, chez les éléments opprimés du
peuple, c’est-à-dire dans la classe paysanne que nous avons puisé de tout temps
notre force révolutionnaire. Si nos ouvriers des fabriques représentaient une
force, j'en aurais fait mention en premier lieu, car ils étaient, eux aussi, avec
nous. Ils ont collaboré à notre action avec abnégation et dévouement [...]
Camarades, nous insistons, au nom du peuple, sur le droit de ce dernier à
disposer lui-même de son avenir politique. Nous nous croyons liés
étroitement, pour toute la vie, à tous ceux qui veulent vivre avec nous ; et
nous voulons laisser s’organiser eux-mêmes tous ceux qui ne veulent pas vivre
avec nous. Tel est notre point de vue sur la question nationale. Camarades,
nous sommes contre la guerre [...] Et pour établir enfin le règne de la paix sur
la terre, nous nous rangeons du côté de la IIIe Internationale [...| Camarades,
nous voulons le bonheur des travailleurs. Nous voulons que nul homme,
indigène ou étranger, ne jouisse des fruits du travail d'autrui. À cet égard, il
convient d'agir sans ménagements. Nous voulons que notre pays jouisse des
fruits du travail commun, en développant largement son agriculture et son
industrie. Telle est notre opinion sur la question économique. Camarades,
nous sommes persuadés que seul un peuple conscient peut conquérir la liberté
et le bonheur. Nous voulons qu'un savoir véritable, uni au travail, pour nous
assurer une vraie liberté, éclaire et instruise notre pays..."2
En fait, comme nous l'avons dit plus haut, Enver n'hésitera guère, à
Bakou, à franchir le pas. Se départissant de la relative prudence dont il avait su
faire preuve jusque-là, il s'orientera — sous l'influence des Unionistes du parti
communiste turc de Mustafa Suphi et peut-être aussi de Sultan Galiev qu'il
avait eu l'occasion de rencontrer durant le Congrès des peuples de l'Orient1 —
vers la création d'un nouveau parti dont le programme s'inspirera largement des
doctrines communistes2.
Cela ne veut pas dire, bien entendu, que les thèses communistes y
soient acceptées globalement et sans discussion. Les auteurs de M esaî
semblent, au contraire, vouloir définir une ligne spécifiquement turque, tenant
compte du fait national comme du fait religieux. L'indépendance nationale est
présentée comme une étape indispensable dans la voie de l'internationalisme4.
L'enseignement de l'Islam est assimilé au socialisme5 : partant, le khalifat est
maintenu, ainsi que la souveraineté du sultan6. Toutefois, ces bizarreries mises
à part, le modèle communiste n'apparaît jamais sérieusement contesté. À cet
égard, il suffit de noter, par exemple, l’importance qui est accordée dans Mesaî
à l'institution des Soviets. Le mot turc şura, employé depuis la révolution
M esaî fut, comme nous le pensons, rédigé à Bakou, il est probable que la plupart des
Unionistes présents dans cette ville mirent la main à la pâte, et notamment Kutchuk Tal'at, dont
on sait par ailleurs qu'il collabora ici à la rédaction d'un programme qui fut imprimé à Trabzon
(cf. la lettre du Dr Nazım à Djavid Bey, mentionnée supra, n. 50), et qu'il faut sans doute
identifier à Mesaî.
2M. Tunçay, Mesaî, op. cit., p. 43. Notons à ce propos que les théoriciens actuels du "mode de
production asiatique" esquissent depuis une dizaine d'années, dans les universités turques, une
description de la société ottomane assez proche de celle de M esaî. Cf. par exemple S.
Divitçioğlu, Asya üretim tarzı ve osmanlt toplumu (Le mode de production asiatique et la société
ottomane), Istanbul, 1967.
3M. Tunçay, Mesaî, op. cit., p. 68 et passim.
4Ibid., p. 46.
5Ibid., pp. 47-48.
6Ibid„ pp. 47 et 55.
150 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
d'octobre pour traduire la notion de soviet, est un des vocables qui reviennent
le plus souvent dans le texte1.
* *
!On rencontre les şura à tous les niveaux de l'organisation sociale et politique du pays : ils
nommeront les fonctionnaires, dirigeront les banques, organiseront les milices populaires,
participeront au choix des ministres, etc. Cf. ibid,, pp. 57 sq.
2Cf. S. Selek, Anadolu ihtilâli (La révolution anatolienne), Istanbul, Burçak Yay., 4e éd., 1968,
pp. 575-579. Le Halk zümresi disposait d'un programme politique en vingt-huit articles, rendu
public le 8.9.1920, et où l'on retrouve la plupart des idées développées dans M esaî (cf. M.
Tunçay, op. cit., pp. 107-110).
3Un premier projet de constitution fut soumis à la Grande Assemblée nationale le 18.9.1920 ;
mais le texte définitif, qui officialisait les principaux acquis du kémalisme, ne fut adopté que le
20.1.1921, après que la victoire d'lnönü eut renforcé les positions du gouvernement d'Ankara.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 151
Mais Enver ne se laissera pas démonter. Dans les mois qui suivent le
Congrès des peuples de l'Orient, il poursuivra ses tractations avec les
Bolcheviks par le biais de Halil pacha*2 et se consacrera, avec leur accord et leur
soutien financier3, à la mise en place de l'Union des sociétés révolutionnaires
islamiques et de sa branche turque, le "parti des soviets populaires".
La période qui va d'octobre 1920 à février 1921 est marquée par un long
séjour en Allemagne, entrecoupé de brefs déplacements en Italie et en Suisse.
C'est à l'occasion de cette tournée européenne — entreprise en vue d'établir des
contacts avec d'éventuels fournisseurs d'armes, en Italie et en Allemagne
notamment4 — qu'il réunira, à Rome et à Berlin, en compagnie de quelques
fidèles, le premier "congrès" de l'Union des sociétés révolutionnaires
islamiques.
En ce qui concerne ses projets militaires, citons par exemple cette lettre
du 4 novembre 1920, adressée à Halil pacha. Elle est particulièrement
explicite :
1Cf. les "Thèses et additions sur les questions nationale et coloniale" du IIe Congrès de ITC, dans
Les quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale communiste. 1919-1923, Bibliothèque
communiste, 1934 (réimpr. en fac-similé, Paris, Maspero, 1971), p. 58.
R em arquons à ce propos que Mustafa Kemal avait, par une lettre du 4.10.1920 (A. F.
Cebesoy, Moskova hatıraları, op. cit., pp. 55-57), mis en garde Enver contre le panislamisme,
arguant de la méfiance des Russes vis-à-vis de ce courant. Bien que venant d'un adversaire, cet
avertissement a pu, dans une certaine mesure, contribuer à modeler la stratégie adoptée par les
Unionistes en cette matière lors de leur congrès.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 153
Notons que pour justifier son projet d’intervention, Enver met en avant
la nécessité de défendre les ancienes limites de l'Empire ottoman (au prix, il
est vrai, d’une sérieuse concession aux courants autonomistes). C'est là une
critique non déguisée de la politique poursuivie par Mustafa Kemal, visant à
constituer un État turc anatolien. Mais dans la conjoncture de l'époque, les
revendications territoriales d’Enver — telles qu'elles apparaissent dans ce texte
— sont, bien entendu, totalement impraticables. Par la suite, il se contentera
du reste d'invoquer à titre justificatif les "nombreux appels venus de
l’intérieur"2 ; la confédération ottomane, quant à elle, ira aux oubliettes.
En tout état de cause, du côté russe, l'idée de confier des forces à Enver
est loin de recueillir l'enthousiasme. Les dirigeants soviétiques craignent sans
doute de porter atteinte aux négociations en cours avec l'Angleterre. Par
ailleurs, ils hésitent à mettre en péril leurs relations avec Mustafa Kemal.
Halil pacha se fait pourtant insistant :
1S. S. Karaman, op. cit., pp. 100-101 ; A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, op. cit., p. 163.
2Lettre du 8.2.1921, à Haïil pacha, citée par S. S. Karaman, op. cit., p. 106.
^Lettre du 4.1.1921, A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, op. cit., p. 165.
154 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Ibid., pp. 185-187. Les Alliés surveillaient de près les soldats de cette armée qui constituaient,
à leurs yeux, "un terrain merveilleux préparé pour devenir des émissaires de la propagande
bolcheviste" (AMAEF, sér. E, Levant 1918-1929, Turquie, dos. 279, f. 75). Un rapport du
2.6.1922 (ibid.) explique en effet que «démoralisés par les vicissitudes inouïes auxquelles ils ont
été en butte, désespérés de jamais revoir et leur patrie et leurs familles, ils sacrifient avec joie
le peu de conscience qui leur reste pour jouir de la vie dorée que leur offrent leurs émissaires
de Moscou [!]». Mais en réalité ces conversions au bolchévisme furent peu nombreuses, et les
soldats de Wrangel, relogés dans les Balkans par leur général, n'eurent pour la plupart aucune
difficulté à s'intégrer dans la vie active de leurs pays d'accueil.
2 Ancien aide de camp d'Enver pacha.
3S. S. Karaman, op. cit., p. 26 ; A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, op. cit., pp. 171-172 ; Ş. S.
Aydemir op. cit., III, pp. 556-557.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 155
une menace sérieuse pour le régime kémaliste. En effet, les cadres du parti
unioniste1 et de nombreux officiers de l'armée2 demeuraient fidèles à l'ex-
commandant en chef adjoint (sous l'autorité nominale du sultan) de l'armée
ottomane ; malgré les désastres de la guerre, celui-ci jouissait par ailleurs d'un
prestige incontestable auprès du peuple. Face à lui, Mustafa Kemal faisait, en
dépit de ses succès militaires et politiques, figure de subalterne ; en outre, les
parlementaires rassemblés à Ankara avaient du mal à supporter ses manières
dictatoriales. Il se trouvait, par conséquent, dans une position éminemment
vulnérable.
1Yahya était un des notables les plus en vue de Trabzon. Il disposait, grâce à sa corporation de
bateliers, d'un pouvoir considérable, et il était notamment en mesure d'interdire l'accès du port
de Trabzon à certains navires (cf. les rapports du consul de France de Trébizonde, AMAEF,
sér. E, Levant 1918-1929, Turquie, dos. 23, f. 110). En janvier 1921, ses hommes se vanteront
d'avoir massacré la délégation communiste conduite par Mustafa Suphi (cf. supra, n. 36).
Unioniste convaincu, il avait organisé une milice qui était destinée non seulement à faire
obstacle à un éventuel débarquement allié sur les côtes de la mer Noire, mais aussi à appuyer le
retour d’Enver en Anatolie. Ce projet ayant échoué, il sera, début 1922, arrêté par les
Kémalistes et traduit en justice. Le tribunal conclura à un non-lieu. Mais Yahya était, dit-on,
déterminé à "causer". C'est sans doute pour cela qu'il fut assassiné, quelque temps après son
élargissement. On accusa du crime des soldats de la caserne de Trabzon ; mais il y a tout lieu
de croire que les tueurs avaient agi à l'instigation de personnalités compromises dans le complot
unioniste de 1921.
2K. Karabekir, İstiklâl harbimiz, op. cit., p. 893 ; A. F. Cebesoy {Moskova hatıraları, op. cit., p.
187) situe pour sa part cette expulsion vers la mi-mai.
3Cf. ibid, pp. 173-185 et passim.
4C'est dans une lettre du 12.4.1921 adressée à Halil pacha qu'Enver mentionne pour la première
fois le programme du "parti des soviets populaires" (S. S. Karaman, op. cit., pp. 139-141). Mais
il est possible que ce document ait été rédigé au cours de l'hiver 1921, alors qu'Enver se trouvait
à Berlin. En tout état de cause, il semble qu'il ne fut diffusé en Anatolie qu'à partir du mois de
mai (K. Karabekir, İstiklâl harbimiz, op. cit., p. 894).
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 157
1Lettre d'Enver à Djavid Bey, 27.5.1921 (Tanin, 1.11.1944 ; Ş. S. Aydemir, op. cit., HI, p. 592).
^Le texte intégral de ce programme figure dans M. Tunçay, Mesaî; op. cit., pp. 85-104.
3Cf. à ce propos les interrogatoires des membres des l'Armée Verte et du parti socialiste
populaire de Turquie arrêtés en 1921, publiés "(Jans la revue Yakın Tarihimiz, 3.10.1962.
158 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
sujet de ce congrès, cf. K. Kabekir, İstiklâl harbimizde Enver paşa..., op. cit., pp. 151 sq.
et A. F. Cebesoy, op. cit., pp. 237-238 ; mais Halil pacha nie catégoriquement dans ses
mémoires (op. cit., p. 361) qu'un tel congrès ait jamais eu lieu.
2K. Karabekir, loc. cit., donne les sections A et C du document ; A. F. Cebesoy, loc. cit., la
section B.
3La loi votée le 4 août 1921, accordant des pouvoirs spéciaux au Président de la Grande
Assemblée nationale pour une durée de trois mois, fut reconduite à plusieurs reprises
(31.10.1921, 4.2.1922, 6.5.1922) et finit par être prorogée sans fixation d'échéance, le
20.7.1922.
160 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L ! S M E
* *
İNous renvoyons aux travaux de J. Castagné publiés dans les années vingt, et à l'ouvrage de H.
Carrère d'Encausse, Réforme et révolution chez les musulmans de l'Empire russe, Paris, A.
Colin, 1966, pp. 263-266 ; cf. par ailleurs les articles touchant cette question dans la revue
soviétique Novyj Vostok, et notamment l'article de D. Solovejcik, "Revoljucionnaja Buhara",
Novyj Vostok, 2,1922, pp. 272-289.
2Celui-ci a évoqué cette rencontre dans son ouvrage sur l'histoire du Turkestan, Bugünkü
Türkili (Türkistan) ve yakın tarihi (Le Turkestan d'aujourd'hui et son histoire récente), Istanbul,
1942-1947, pp. 434 sq.
3En ce qui concerne l'histoire du mouvement des Basmadji, cf. par exemple J. Castagné, Les
Basmatchis. Le mouvement national des indigènes d'Asie Centrale, Paris, 1925, ou encore la
récente synthèse de H. Carrère d'Encausse, op. cit., pp. 261 sq.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 161
ne tardera pas à porter ses fruits : retranché dans la région de Beldjuwan avec
une poignée d'hommes, Enver sera tué le 4 août, au cours d’une charge de
cavalerie menée sabre au clair contre un détachement de mitrailleurs
soviétiques.
1Cf. à ce propos la correspondance d'Enver avec son épouse, et en particulier les lettres
d'octobre 1921 (S. S. Karaman, op. cit., pp. 97-98).
162 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
dans un jeu qui le dépassait. Mais est-ce à dire pour autant que les idées
développées jusqu'à Batoum ne furent que simple roublardise ? Qu'on nous
permette d'en douter. Nous pensons, pour notre part, qu'elles recouvraient,
dans la descendance des idées progressistes élaborées par le mouvement jeune-
turc — quoique sous une formulation totalement inadéquate —, une volonté
réelle de changement. Mais bien entendu, nous ne sommes pas en mesure de
savoir, à supposer que le complot de Batoum ait réussi, si les Unionistes
auraient effectivement cherché à les appliquer. Il est probable, en fait, que la
question ne se serait pas posée. Car l'intervention d'Enver, entraînant dans son
sillage l'irruption des troupes bolcheviques en Anatolie, aurait sans doute
provoqué, chez les Alliés, une contre-offensive immédiate qui n'aurait pas
laissé au régime enveriste le temps de faire ses preuves.
L 'A X E M O SC O U -A N K A R A
L es relations turco-soviétiqu es de 1919 à 1922
1La bibliographie russe est particulièrement abondante. Citons notamment les travaux de S. I.
Kuznecova, Ustanovlenie sovetsko-tureckih otnosenij (Établissement des relations soviéto-
turques), Moscou, 1961, et de P. P. Moiseev et I. Rozalev, K istorii sovetsko-tureckih otnosenij
(Contribution à l’histoire des relations soviéto-turques), Moscou, 1958, qui donnent une fort
bonne idée des positions de l'historiographie soviétique. Du côté turc, le travail le plus complet
est celui de R. N. İleri, Atatürk ve Komünizm (Atatürk et le communisme), Istanbul, 1970.
L’article de H. Bayur, "Mustafa Suphi ve milli mücadeleye el koymaya çalışan bazı dışarda
akımlar" (Mustafa Suphi et certains courants étrangers ayant cherché à s'emparer de la lutte
nationale). Belleten, 140, 1971, pp. 587-654, propose également de nombreux éléments. Hors
de l’Union Soviétique et de la Turquie, le meilleur exposé d’ensemble est sans doute celui de G.
S. Harris, The origins of communism in Turkey, Stanford, 1967.
2G. Jäschke, "Der Weg zur russisch-türkischen Freundschaft", Die Welt des Islams, 16, 1934,
pp. 23-38 ; "Kommunismus und Islam im türkischen Befreiungskriege", ibid., 20, 1938, pp. 110-
117 ; "Neues zur russisch-turkischen Freundschaft von 1919-1939", ibid., nouv. sér., V. 6 (3-4),
1961), pp. 203-222 ; "Le rôle du communisme dans les relations russo-turques". Orient, 26,
1963, pp. 31-44.
3W. Z. Laqueur, Communism and nationalism in the Middle East, New York, 1956 ; The Soviet
Union and the Middle East, Londres, 1959.
164 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
1W. Z. Laqueur, ouvrages cités ; D. Boersner, The Bolsheviks and the national and colonial
question (1917-1928), Genève, 1957 ; X. J. Eudin et R. C. North, Soviet Russia and the East,
1920- 1927 : A documentary survey. Stanford, 1957 ; A. Bennigsen et C. Quelquejay, Les
mouvements nationaux chez les musulmans de Russie, Paris-La Haye, 1960 ; H. Carrère
d'Encausse et S. Schram, Le marxisme et l'Asie, 1853-1964, Paris 1965.
^Parmi les autres périodiques russes que nous avons utilisés, nous devons mentionner en
particulier Novyj Vostok, organe de l'Association des Orientalistes dont le premier numéro parut
en 1922, et Zizn ’ nacionaVnostej, organe du commissariat aux Nationalités de Staline. Mais c'est
bien entendu dans les îzvestija qu'il convient de rechercher les déclarations et les documents
officiels.
L ’AXE M O S C O U - A N K A R A 165
Du côté turc, nous avons largement puisé dans les mémoires de deux
des principaux protagonistes de la guerre d’indépendance, le général Kâzım
Karabekir, commandant de l'armée turque sur le front oriental, et Ali Fuad
pacha, ambassadeur des Kémalistes à Moscou en 1922. Les ouvrages publiés
par ces deux personnalités de premier plan se présentent en réalité comme des
recueils de documents1. Les "discours et déclarations" de Mustafa Kemal2
constituent également une source importante, de même que les procès-verbaux
de la Grande Assemblée Nationale3 et les documents publiés par le ministère
de la Guerre4.
*
* *
1Ali Fuad Cebesoy, Milli mücadele hatıraları (Souvenirs de la lutte nationale), Istanbul, 1953 ;
Moskova hatıraları (Souvenirs de Moscou), Istanbul, 1955 ; Kâzım Karabekir, İstiklâl harbimiz
(Notre guerre d'indépendance), Istanbul, 2e éd. 1969.
2Atatürk'ün söylev ve demeçleri (Discours et déclarations d'Atatürk), Ankara, 3 vols parus,
1959-1961. Nous avons utilisé également le célèbre Nutuk, dont une traduction est parue en
français sous le titre Discours du Ghazi Moustafa Kemal Président de la République turque,
octobre 1927, Leipzig, 1929.
3TBMM zabıt ceridesi (Procès-verbaux des séances de la Grande Assemblée nationale de
Turquie), Ankara, 2e éd. 1940-1960.
*Harp tarihi vesikaları dergisi (Revue des documents de l'histoire de la guerre), Ankara, 1952-
1969.
166 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Le commandant Hüsrev Gerede (1886-1962) était un des huit officiers qui avaient débarqué à
Samsun en même temps que Mustafa Kemal. Membre du parlement d'Ankara à partir d'avril
1920, il fut un des plus fidèles serviteurs du mouvement kémaliste. Au début de la guerre
d'indépendance, il s'illustra notamment par de nombreux articles publiés dans le Hakimiyet-i
M illiye , l'organe du Gouvernement d'Ankara. F. Tevetoğlu lui a consacré une notice
biographique dans son ouvrage Atatürk'le Samsun'a çıkanlar (Ceux qui ont débarqué avec
Atatürk à Samsun), Ankara, 1971, pp. 185-196.
2Kâzim Karabekir (1882-1948), une des personnalités les plus marquantes de la guerre
d'indépendance, prit place, après 1923, parmi les opposants au régime instauré par Mustafa
Kemal. Fondateur du "parti républicain progressiste", il sera en 1926 accusé d'avoir fomenté un
complot contre le Président de la République. Bien qu’il ait joué un rôle de premier plan pendant
la guerre, Mustafa Kemal s’efforcera, dans son célèbre discours de 1927, de le présenter
comme un simple exécutant de ses ordres.
3K. Karabekir, op. cit., pp. 59-61.
4À ce propos, cf. S. R. Sonyel, op. cit., pp. 84-87 ; également F. Kandemir, Atatürk'ün Kurduğu
Türkiye Komünist partisi (Le parti communiste de Turquie fondé par Atatürk), Istanbul, s.d., p.
22.
5K. Karabekir, op. cit., p. 50.
168 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
Bien entendu, il n’était pas question d’autoriser l’Armée Rouge à pénétrer dans
le pays. Les Russes devraient se contenter d'envoyer quelques émissaires, avec
des armes, des munitions et de l'argent. C'est sur cette base qu'il fallait
envisager les négociations. Contrairement à Kâzım Karabekir, Mustafa Kemal
estimait qu’il ne fallait pas tarder à s'entendre avec les Bolcheviks et souhaitait
que des hommes de confiance fussent aussitôt expédiés à cet effet au-delà du
Caucase1.
rien. Il y a tout lieu de croire cependant qu'ils n'avaient pour mission que
d'effectuer de simples sondages, car il n'y avait encore, à cette époque, en
dehors du Gourvemement de Constantinople, aucun pouvoir officiellement
constitué en Turquie.
^Oncle d'Enver pacha, Halil pacha (1881-1957) est surtout connu pour avoir capturé en 1916, à
Kut al'amara en Irak, le général Townshend et son armée. Par la suite, il devait commander
l'armée de l'Est qui occupa Bakou en septembre 1918. Interné à Batoum, puis à Constantinople,
au lendemain de l'armistice de Moudras, il réussit à s'évader (août 1919) et, passant en Anatolie,
proposa ses services à Mustafa Kemal. Envoyé à Bakou par ce dernier, il y servira davantage
la cause des Unionistes que celle du mouvement nationaliste turc (voir à ce sujet mon article,
"La fascination du bolchevisme : Enver pacha et le parti des soviets populaires. 1919-1922'',
CMRS, XVI (2), 1975, pp. 141-166. Halil pacha s'est expliqué' sur ses activités au cours de la
guerre d'indépendance dans ses mémoires. Bitmeyen savaş. Kütûlamare kahramanı Halil
Paşa'nın anıları (Le combat ininterrompu. Les mémoires de héros du Kut al'amara, Halil
pacha), rééd. M. T. Sorgun, Istanbul, 1972.
2On trouvera une traduction anglaise de ce document dans l'ouvrage de X. J. Eudin et R. C.
North, op. cit.t pp. 184-186.
3Ce texte est cité par R. N. İleri, op. cit., pp. 63-64.
170 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
*Le 5 février 1920, Mustafa Kemal avait envoyé une longue note à tous les officiers supérieurs
impliqués dans le mouvement de libération nationale afin de leur faire connaître ses vues sur la
stratégie à adopter face aux Alliés. La plupart de ses interlocuteurs étaient d'accord avec lui
pour constater que la seule issue qui s'offrait à la résistance anatolienne était de s'entendre avec
les Bolcheviks. Cette correspondance entre Mustafa Kemal et ses camarades a été publiée dans
le Harp tarihi vesikaları dergisi, docs 388 sq.
2À ce propos, cf. P. Dumont, art. cit., p. 146. On trouvera également quelques indications sur
cette organisation chez G. S. Harris, op. cit., p. 58.
3On trouvera le texte intégral de cet accord dans K. Karabekir, op. cit., pp. 591-592. Le
signataire turc de l'accord, Baha Sait (mort en 1936), était un officier en retraite, membre de
l'organisation secrète unioniste Karakol.
4 Le "comité exécutif" (Heyet-i temsiliye) avait été désigné en septembre 1919 par les
congressistes réunis à Sivas. Cet organisme présidé par Mustafa Kemal regroupait une
vingtaine de membres. Il fera figure, jusqu'en avril 1920, de gouvernement occulte de
l'Anatolie. À partir du mois de mai, il sera remplacé par le Conseil des Ministres désigné par la
Grande Assemblée Nationale d'Ankara. À propos du Heyet-i temsiliye, cf. U. iğdemir, Heyet-i
temsiliye tutanakları (Les procès-verbaux du "comité exécutif'), Ankara, 1975.
5K. Karabekir, op. cit., p. 482.
L'AXE MOSCOU-ANKARA 171
À l'époque où cette lettre fut écrite, les Anglais étaient sur le point
d'obtenir du şeyh ül-islam une "sentence" hostile au bolchevisme1. Le
mouvement national devait donc se montrer particulièrement vigilant dans ses
relations avec les Bolcheviks afin de ne pas heurter l'opinion.
1R. N. İleri, op. dt., pp. 77-79 ; G. Jaeschke, Türk Kurtuluş savaşı kronolojisi (Chronologie de la
guerre d'indépendance turque), Ankara, 1970, pp. 90-91.
2En fait, Constantinople était occupée depuis la fin du mois de novembre 1918. Le 16 mars
1920, les Alliés ne firent qu'accentuer leur présence en occupant les ministères de la Guerre et
de la Marine, les directions de la Police, des Postes et Télégraphes, et un certain nombre de
corps de garde. Ce déploiement de forces constitua néanmoins la goutte qui fit déborder le
vase.
3R. N. İleri, op. dt., pp. 83-84.
4K. Karabekir, op. dt., pp. 505-506.
5Harp tarihi vesikaları dergisi, doc. 685.
6Ibid., doc. 684.
172 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
1C'est le commandant Ali Rıza bey qui fut chargé de ces négociations (K. Karabekir, op. cit.,
pp. 629-630). Mais, à Moscou, les pourparlers furent menés par Halil pacha et le Dr. Fuad
Sabit. Vers la fin du mois de mai, deux autres émissaires kémalistes arriveront à Moscou,
Ibrahim Tali et Hulûsi bey, porteurs d'une lettre de Mustafa Kemal à l'adresse de Lénine (ibid.,
np. 739-740).
hbid., p. 630.
Ibid., p. 626. Atatürk'ün tamim, telgraf ve beyannameleri (Circulaires, télégrammes et
déclarations d'Atatürk), Ankara, 1964, pp. 304-305.
L ’AXE MOSCOU-ANKARA 173
d'une intervention militaire turque en Arménie sera fort mal accueillie par
Moscou. Mustafa Kemal pensait que les Bolcheviks feraient preuve d'une
certaine compréhension à l'égard des thèses turques. 11 ignorait sans doute que
le Conseil des commissaires du peuple avait garanti aux Arméniens de
l'Arménie turque, par un décret du 11 janvier 1918, le droit à
l'autodétermination et à l’indépendance1. Loin de constituer un facteur
d'entente, l'action envisagée par Mustafa Kemal contre les Dachnaks (qualifiés,
pour l’occasion, d'impérialistes) constituera, tout au long de l’année 1920, le
principal obstacle dans la voie d'un accord turco-soviétique.
^On trouvera le texte de ce décret dans les Dokumenty vnesnej politiki SSSR (Documents de
politique étrangère de l'URSS) (cité infra : Documenty), Moscou, 1957,1, doc. 43, pp. 74-75.
2Cf. supra, n° 41.
3Le texte de ce discours est résumé dans la Pravda du 19 mai 1920, p. 4, col. 4. Kamenev, qui
présidait la séance, avait présenté le Dr. Fuad Sabit comme le "représentant de l'armée et des
masses paysannes insurgées". Dans son discours, Fuad Sabit avait vilipendé "l’ennemi le plus
effrayant du prolétariat, le capitalisme impérialiste, source de tous les malheurs de l'humanité"
et avait salué les leaders de la révolution mondiale "au nom du prolétariat turc insurgé". On
trouvera le texte intégral de ce discours chez K. Karabekir, op.'cit., pp. 743-744.
4Ibid., pp. 749-750.
5Ü s'agit de la frontière d'avant 1914, dont le tracé avait été déterminé par le traité de San
Stefano en 1878. À San Stefano, l'Empire ottoman avait été obligé de céder à la Russie les
provinces de Kars, Ardahan, Batum et Beyazid. En mars 1918, à Brest-Litovsk, les Bolcheviks
avaient fini par accepter le principe de la rétrocession de ces terres à la Turquie, mais n'avaient
formulé leur accord que du bout des lèvres.
174 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Dokumenty, Moscou, 1958,11, doc. 372, p. 554 ; X. J. Eudin et R. C. North, op. cit., pp. 186-
187 ; ce texte fut, semble-t-il, largement diffusé dans la presse de l'époque : cf. p. ex. La Cause
commune du 26 juin 1920.
2"Stupéfaction !", s'écrie le commandant du front de l'Est, "tandis que l'Entente fait main basse
sur nos territoires occidentaux, les Bolcheviks poussent les populations de l'Arménie, du
Kurdistan, du Lazistan, et comme si cela ne suffisait pas, de la Thrace orientale, à se séparer
de nous, dans l'idée sans doute de les avaler eux-mêmes [...] À mon avis [...] il faut
s'empresser d'occuper la région d'Alexandropol et si possible toute l'Arménie, de manière à ce
que nos négociateurs à Moscou apparaissent comme les envoyés d'une armée victorieuse. Sans
quoi, ces types vont s'efforcer de nous arracher notre territoire !..." (K. Karabekir, op. cit., p.
736).
3R. N. İleri, op. cit., pp. 113-115 ; Atatürk'ün tamim..., op. cit., pp. 338-339. Nous n'avons pas
retrouvé ce texte dans les Dokumenty.
L ’AXE M O S C O U - A N K A R A 175
^Le 1er juin 1920, dans une longue note adressée à K. Karabettir, Mustafa Kemal soulignait
avec insistance que l'avenir du pays dépendait entièrement de l'alliance avec les Russes et avec
le monde musulman. K. Karabekir, op. cit., pp. 716-718.
2Mustafa Suphi (1883-1921) avait, comme beaucoup d'idéologues orientaux, suivi la filière
parisienne (université, contacts divers), avant de se lancer, à son retour en Turquie, dans la vie
politique. Pour opposition au régime instauré par le comité Union et Progrès, il avait été, en
1913, interné à Sinop, mais s'était évadé et avait trouvé refuge en Russie. Ici, il subit un second
internement, après la déclaration de la guerre, en tant que sujet ottoman. C'est sans doute à cette
occasion qu'il entra en contact avec les Bolcheviks. Après la révolution d'Octobre, on le
retrouve à Moscou, rédacteur en chef de Yeni Dünya (Le Monde nouveau), organe des
communistes turcs de Russie, et à la tête de la section turque du Bureau central des peuples de
l’Orient, dépendant du commissariat aux Nationalités de Staline. En mars 1919, il représente la
Turquie au 1er congrès de la Dïc Internationale. Au cours des années 1919 et 1920, il sillonne la
Crimée et le Turkestan dans le but d'établir le contrôle de Moscou sur les sections musulmanes
du parti. Arrivé à Bakou le 27 mai 1920, il s'empare de la formation créée ici par les Unionistes
et la réorganise en lui adjoignant — à en croire certains témoins — une section para-militaire.
À la fm de l'année 1920, il se rendra en Turquie. Son projet est d'aller à Ankara et de négocier
avec Mustafa Kemal l'installation de son parti en Anatolie. Mais les nationalistes des provinces
orientales, Karabekir notamment, accueilleront fort mal cette initiative et provoqueront sur sa
route des "manifestations populaires" anticommunistes qui aboutiront, fin janvier, à son
assassinat (en même temps qu'à celui de quatorze de ses compagnons), au large de Trabzon,
dans des circonstances mal éclaircies. Ce personnage a retenu l'attention de nombreux
chercheurs. Cf. p. ex. W. Z. Laqueur, The Soviet Union... op. cit., chap. I ; G. S. Harris, op. cit.;
H. Bayur, art. cit.
3Süleyman Sami était membre du Comité central du parti communiste turc de Bakou. Pendant la
guerre, il avait combattu en tant que lieutenant dans l'armée ottomane. Capturé par les Russes,
puis libéré au moment de la prise du pouvoir par les Bolcheviks, il n'avait pas tardé, comme bien
d'autres militants turcs, à rejoindre l'organisation créée par Mustafa Suphi. Il semble qu'il ait
joué au sein du parti un rôle d'agent double et de provocateur. Lorsque, au début de l'année
1921, Mustafa Suphi décidera de se rendre en Turquie, Süleyman Sami fera partie de
l'expédition. Mais il évitera le sort tragique réservé au leader du parti et à une quinzaine de ses
camarades en se séparant d'eux à Erzurum. Coup monté ? C'est possible. C’est en tout cas
l'interprétation donnée par l'historiographie turque actuelle.
176 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
!Ce document a été publié par F. Tevetoğlu, Türkiye'de sosyalist ve komünist faâliyetler (Les
activités socialistes et communistes en Turquie), Ankara, 1967, pp. 221-223. A. F. Cebesoy
(Moskova hatıraları, op. cit.t pp. 36-37) en donne un résumé.
2Pour le texte de ce manifeste, cf. Le Temps, 24 juil. 1920.
3K. Karabekir, op. cit., pp. 779-780.
4À ce propos, cf. le petit livre du général Veysel Ünüvar, istiklâl harbinde bolşeviklerle sekiz
ay. 1920-1921 (Huit mois avec les Bolcheviks pendant le guerre d'indépendance. 1920-1921),
Istanbul, 1948. Voir également la lettre de K. Karabekir du 27 août 1920 à la présidence de
l'état-major à Ankara (K. Karabekir, op. cit., pp. 807-808). Le commandant de l'armée de l'Est
y explique comment il a tenté de faire échec à l'étoile rouge en obligeant ses officiers à coudre,
à côté de l'étoile, un croissant, reconstituant ainsi l'étendard turc.
L'AXE MOSCOU* ANKARA 177
İR. N. İleri, op. cit.t p. 140, qui cite les procès-verbaux de la Grande Assemblée.
2F. Kandemir, op. d u p. 45.
3À ce propos, cf. Dokumenty..., III, doc. 173, p. 325, n. 50.
^Ibid.; cf. également A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, op. d u P- 70.
178 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Le Halk zümresi était animé, pour l'essentiel, par d'anciens membres du comité Union et
Progrès (à ce propos cf. P. Dumont, art. cit., p. 151). Mais il y avait aussi dans ce groupe, selon
toute vraisemblance, des éléments "extrémistes”. Nous savons par exemple que le député de
Tokat, Nazım, qui créa par la suite le "parti communiste populaire de Turquie" (Türkiye halk
iştirakiyim fırkası), était un des membres les plus actifs du Halk zümresi. On trouvera des
indications sur ce groupement dans l'ouvrage de M. Tunçay, Mesaî. 1920 (Programme. 1920),
Ankara, 1972.
2Le programme "populiste" proposé par Mustafa Kemal figure dans les procès-verbaux de la
Grande Assemblée à la date du 18 septembre 1920. Ce texte a été repris dans l'ouvrage de R.
N. İleri, op. cit., pp. 189-192 ; voir également İ. Arar, Atatürk'ün halkçılık programı
(Programme populiste d'Atatürk), Istanbul, 1963.
3A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, op. cit., p. 90.
180 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
*
* *
W oir à ce propos l'article de W. [Weltman ?], "Les relations russo-turques depuis l'avènement
du bolchevisme”. Revue du Monde musulman, 52, 1922, pp. 181-217.
2C'est ainsi que les choses sont généralement présentées dans l'historiographie soviétique. Voir
par exemple l'article de S. I. Kuznecova, "Krah tureckoj intervene» v Zakavkazii v 1920-1921
godah” (L'échec de l'intervention turque en Transcaucasie en 1920-1921), Voprosy istorii, 9,
1951, pp. 143-156.
L ’AXE M O S C O U - A N K A R A 181
*011 trouvera le texte de la lettre de M. Suphi dans l'ouvrage de R. N. İleri, op. ci/., pp. 202-206.
hbid., p. 206.
3Budu Mdivani (1877-1937) était un des principaux animateurs du parti communiste en
Transcaucasie. Au moment de l'affrontement turco-soviétique à propos de l'Arménie, il faisait
partie du conseil révolutionnaire de la IIe Armée. En 1922, il participera aux travaux de la
conférence de Gênes. D'origine géorgienne, il se distinguera, au lendemain de la création de la
République de Géorgie, par son hostilité à l'égard de la fédération transcaucasienne, plaidant
pour le maintien de l'individualité nationale de chacune des Républiques de Transcaucasie.
Exclu du parti en 1928, il y sera réintégré en 1931 et siégera jusqu'en 1936 au sein du
Sovnarkhoz (Sovetskoe narodnoe hozjajstvo/Économie soviétique du peuple). À nouveau exclu
en 1936, il mourra l'année d'après, victime des purges staliniennes.
4Cf. Dokumenty, III, radiogramme de CiCerin à Mustafa Kemal et à S. Vratzjan, président du
Conseil des Ministres de l'Arménie, en date du 11 nov. 1920, doc. 173, p. 325.
182 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
^Lc commandant Salih Hacıoğlu (1880 ?-1950 ?), directeur de l’hôpital vétérinaire d'Ankara,
fut, semble-t-il, un des militants les plus actifs du mouvement communiste anatolien. Condamné
en mai 1921 à quinze ans de travaux forcés, il sera amnistié en septembre de la même année.
Dès le mois de mars 1922, nous le retrouvons à la tête du "parti communiste populaire de
Turquie.” Lorsque, en octobre 1922, les communistes turcs seront à nouveau traqués par le
Gouvernement d'Ankara, Salih, qui se trouvait alors à Moscou comme délégué au IVe Congrès
du Komintern, échappera à l'arrestation. De retour en Turquie, il continuera de militer au sein
du parti communiste turc dirigé par Şefik Hüsnü et sera condamné en 1927 à trois mois de
prison. La même année, exclu du parti par Şefik Hüsnü, il semble qu'il ait décidé de se réfugier
en Russie. À en croire A. Sayılgan ( Türkiye'de sol hareketler [Les mouvements de gauche en
Turquie], Istanbul, 1972, p. 160), il aurait été arrêté à Moscou en 1949, pour avoir entretenu
des rapports avec l'ambassade de Turquie, et condamné à quinze ans de réclusion. Il serait mort
peu après son arrestation. F. Tevetoglu (op. cit., p. 147) donne à son sujet à peu près les mêmes
informations que A. Sayılgan, mais pense qu'il aurait été arrêté au début des années 30.
Ziynetullah Nuşirevan (Navshirvanov dans l'historiographie soviétique) était un "Tatar de
Russie", vraisemblablement un Azerbaïdjanais. On rencontre son nom (ou son pseudonyme
Zenun) dans la presse marxiste de Constantinople dès 1919. En 1920, traducteur de russe à la
direction de la Presse et de l'Information à Ankara, il rejoignit le parti communiste turc
clandestin organisé par le commandant Salih. Arrêté en janvier 1921, il sera relâché en
septembre, en même temps que les autres "communistes" anatoliens. En 1922, il sera contraint
de quitter la Turquie, mais poursuivra son activité de propagandiste à partir du territoire
soviétique.
2Cet assassinat a donné lieu à une abondante littérature. La source principale est un ouvrage
collectif publié à Moscou en 1923 : 28-29 Kânunusani 1921. Karadeniz kıyılarında parçalanan
Mustafa Suphi ve yoldaşlarının ikinci yıldönümü (28-29 janvier 1921. Deuxième anniversaire de
la mort de Mustafa Suphi et de ses camarades sur les bords de la mer Noire).
184 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Les historiens turcs (p. ex. H. Bayur, art. cit., ou R. N. İleri, op. cit.) pensent aujourd'hui que le
meurtre de Mustafa Suphi fut commandité par les leaders unionistes. Il est possible aussi que
Kâzım Karabekir ait trempé dans l'affaire.
2Le "parti communiste populaire de Turquie" avait été fondé le 7 décembre de 1920. Il
constituait le prolongement "officiel" du parti clandestin dont il a été question plus haut L'équipe
dirigeante du parti comprenait un certain nombre de députés (Nazım, Servet, Mehmet Şükrü),
le commandant Salih et Ziynetullah Nuşirevan.
3 Le procès des "communistes" anatoliens s'achèvera le 9 mai 1921. Nazım bey, Salih et
Ziynetullah Nuşirevan seront condamnés à quinze ans de travaux forcés. Leurs complices
bénéficieront de la mansuétude du tribunal et seront relâchés.
4Les historiens turcs de gauche s'efforcent aujourd'hui de montrer que Mustafa Kemal n'était
pas hostile au communisme. C'est le cas notamment de R. N. İleri (op. cit., ) qui s'appuie sur un
grand nombre de textes. Mais les documents qu'il cite doivent être replacés dans leur contexte.
De toute évidence, Mustafa Kemal ne cherchait qu'à "séduire" les Russes, afin de s'assurer leur
soutien.
5Cette idée est très nettement exprimée dans une intervention que Mustafa Kemal fit le 3
janvier 1921 devant les députés de la Grande Assemblée. Cf. R. N. İleri, op. cit., pp. 212-216.
L’ A X E M O S C O U - A N K A R A 185
*Le premier article hostile au Gouvernement d'Ankara que nous ayons relevé dans ce journal
date du 26 octobre 1922. Il s'agit d'un texte de A. Djevat intitulé "Kommunisticeskoe dvizenie v
Turcii" (Le mouvement communiste en Turquie). Une quinzaine de jours auparavant, la
Turquie avait signé l'armistice de Mudanya avec les Alliés. Désormais, les Bolcheviks
multiplieront les attaques contre le gouvernement kémaliste. Le 15 novembre, par exemple, G.
Safarov écrira dans la Pravda, à propos des arrestations de communistes en Turquie : "C'est
plus qu'un crime : c'est une bêtise [...] Tant d'imbécillité confine à la trahison des intérêts
nationaux mêmes de la Turquie nouvelle."
2Voir par exemple le long article consacré par la Pravda, le 22 février 1921, à l'arrivée à
Moscou de l'ambassadeur du Gouvernement d'Ankara. Vers la même époque, la Pravda ne
cesse de mettre l'accent sur l'essor du communisme en Turquie.
3On trouvera le texte de Lénine et des extraits du débat qu'il suscita au sein du Komintern dans
H. Carrère d'Encausse et Stuart Schram, op. ciî., pp. 195-222.
4Ce Congrès, organisé par le Komintern, s'était tenu à Bakou du 1er au 8 septembre 1920.
5Le premier congrès des peuples de l'Orient, Petrograd, 1921 ; rééd. en facsimilé, Paris, 1971,
p. 4L
186 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
*Cf. D okum enty, III, annexe au doc. 270, pp. 484-488, note adressée par B. Sami au
commissaire des Affaires étrangères de la RSS d'Arménie le 5 févr. 1821. Voir également les
mémoires de A. F. Cebesoy, Moskova, hatıraları, op. cit., p. 138.
2Cf. K. Karabekir, op. cit., p. 866.
3 Cf. Dokumenty, III, doc. 314, p. 556, lettre d'Ali Fuad pacha à Öderin, en date du 3 mars
1921.
4À ce propos cf. dans Dokumenty (III, doc. 333, p. 589) les protestations adressées par Ciôerin
à Ali Fuad pacha, le 12 mars 1921.
L ’AXE M O S C O U - A N K A R A 187
hommes prête à envahir l'Anatolie1. Dès le 4 août, Yusuf Kemal s'était plaint
auprès de Ciéerin du soutien accordé par Moscou à "certains aventuriers
désireux de rentrer en vainqueurs dans le pays"2. La victoire des Turcs, le 13
septembre, allait faire échouer le complot d'Enver. Mais l'alerte avait été
chaude. Aussi Ali Fuad pacha n'hésitera-t-il pas à faire d'amères remontrances à
Ciéerin. Ce dernier ne pouvait bien entendu que désavouer catégoriquement la
tentative de putsch de Batoum. Dans une longue note en date du 10 octobre, il
s'efforcera de persuader l'ambassadeur de Turquie à Moscou que les autorités
soviétiques n'avaient jamais accordé le moindre soutien aux "personnalités
politiques turques hostiles au Gouvernement de la Grande Assemblée
nationale"3.
*On trouvera le texte de ce traité dans les Dokumenty, IV, doc. 264, pp. 420-429. Pour le texte
en langue turque, cf. p. ex. K. Karabekir, op. ciu, pp. 953-958.
2On trouvera une biographie de Frunze dans G. Haupt et J.-J. Marie, op. ciu pp- 127-134. Pour
ce qui est du rôle joué par Frunze en Turquie, nous renvoyons à l’excellent article de A. N.
Hejfıc, "Rol* missii M. V. Frunze v ukreplenii druZestvennyh sovetsko-tureckih otnoSenij" (L e
rôle de la mission de M. V. Frunze dans le renforcement des relations amicales soviéto-
turques), Voprosy istorii, 5, 1962, pp. 90-104. Voir également les nombreux matériaux
rassemblés dans les Dokumenty, IV et V.
3A. N. Hejfıc, art. cit., P- 102.
4R. N. İleri, op. ciu pp* 253 sq.
5Hakimiyet-i milliye, 4 janv. 1922, cité par R. N. İleri, op. cit., pp- 261-265. On trouvera le texte
de l’accord signé avec l’Ukraine dans les Dokumenty, V, doc. I, pp. 9 sq.
192 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
Le premier accroc sérieux fut provoqué par les Russes : le 21 avril, des
agents de la Tchéka opérèrent une descente dans les bureaux de l'attaché
militaire turc à Moscou et, à la suite de cette perquisition, certains
collaborateurs d'Ali Fuad pacha furent accusés d'espionnage militaire au profit
de la Turquie3. Du côté turc, la réaction fut immédiate. Le 10 mai, Ali Fuad
pacha quittait Moscou, rappelé par son gouvernement. Évidemment, il ne
pouvait être question, pour une simple affaire de papiers compromettants, de
renoncer à l'amitié turco-russe. De part et d'autre, on s'efforça de minimiser
l'incident ; mais la Turquie tint néanmoins à manifester son mécontentement
en refusant, pour un temps, de désigner un nouvel ambassadeur auprès du
Gouvernement soviétique.
*À ce propos, cf. P. Dumont, art. cit. Pour plus de détails sur la question, voir l'ouvrage de H.
Carrère d'Encausse, Réforme et révolution chez les musulmans de l'Empire russe, Paris, 1966.
2Dokumenty, V, doc. 154, p. 379.
hbid., n 83.
4AMAEF, Levant 1918-1929, Turquie, 279, f. 144, télégramme du 15 juil. 1922.
5Les autorités turques voulaient empêcher cette mission de poursuivre son activité tant que ne
serait pas signé un accord commercial en bonne et due forme entre la République des Soviets et
la Turquie. Les Russes, cependant, avaient déjà mis en place, à Ankara et dans d'autres villes
turques, un important personnel commercial et menaçaient de rompre leurs relations
économiques avec le Gouvernement d’Ankara si celui-ci persistait à demander la fermeture des
représentations du VneStorg (commissariat au Commerce extérieur) en Turquie. À ce propos,
cf. Dokumenty, V, doc. 291, pp. 634-636, note d'Aralov au ministère des Affaires étrangères
de la Grande Assemblée, 26 oct. 1922 ; cf. aussi doc. 316, pp. 681-683, note du 14 nov. 1922 ;
doc. 320, pp. 685-687, note du 18 nov. 1922.
L'A X E M O SC O U -A NK AR A 195
*
* *
1. La Sous-Série 20 N
d'Europe (Gallipoli, Edime, etc.). Mais, pour l'époque qui nous intéresse, ce
sont les bureaux d'Anatolie qui étaient les plus actifs. Le chef de bataillon
Labonne dirigeait à Afyon-Karahisar (jusqu'au début de l'année 1920) un
service très bien organisé qui rassemblait des renseignements sur tout ce qui
pouvait concerner l'Anatolie occidentale (20 N 200). À Smyme, c'était les
gens de la marine qui étaient d'attaque. Dans les premiers temps de
l'occupation, d'autres services existaient également à İzmit, Brousse,
Zonguldak et même Ankara. Par ailleurs, les unités de la marine qui
sillonnaient la mer Noire faisaient également de leur mieux pour collecter des
informations.
Ce n'est guère le lieu, ici, de présenter en détail les divers thèmes dont
les hommes du second bureau traitaient dans leurs rapports. En ce qui nous
concerne, l'essentiel est de constater que l'agitation ouvrière et, parallèlement,
les "menées bolchevistes", constituaient une des principales préoccupations
des services de renseignements français. Dans la masse des rapports de
Vincennes, on rencontre, bien entendu, beaucoup d'autres amplifications de ce
type. Les simples bobards souvent difficiles à déceler sont tout aussi
nombreux. À cet égard, on peut citer, à titre d'exemple, le cas d'une curieuse
information concernant Hamdullah Suphi, un des animateurs les plus en vue
de l'organisation nationaliste Türk Ocakları (les Foyers turcs). Celui-ci fut
pendant un certain temps considéré comme un dangereux bolcheviste par les
services de renseignements, tout simplement, semble-t-il, parce qu'on l'avait
confondu avec Mustafa Suphi, le leader du Parti communiste turc. Mais on
rencontre des exagérations et des inventions d’indicateurs trop zélés dans toutes
les documentations du même genre. L'intérêt principal des papiers de
Vincennes vient du fait qu'ils constituent un amas massif et relativement
cohérent. Même s'ils comportent des informations sujettes à caution, ils n'en
constituent pas moins, par leur massivité même, une source de tout premier
plan pour l'étude des mouvements "extrémistes" turcs à l'époque où ils étaient
à l'apogée de leur activité.
^Ce parti avait été créé en septembre 1910 par un journaliste originaire de Smyme, Hüseyin
Hilmi. Au lendemain de l’assassinat du grand-vizir Mahmut Şevket Pacha, en juin 1913, Hüseyin
Hilmi et la plupart des dirigeants de l'organisation avaient été envoyés en exil, en même temps
que des centaines d'autres suspects. Cet exil anatolien avait duré plus de cinq ans. De retour à
Istanbul après la signature de l'armistice de Moudros, Hilmi et ses camarades s'étaient
empressés de remettre sur pied leur organisation.
LA P R O P A G A N D E C O M M U N I S T E À I S T A N B U L 203
1M. Tunçay, Türkiye'de Sol Akımlar, Ankara, 1979, pp. 39-60. "
2D'après un rapport adressé par Hilmi à la IIe Internationale. Cf. G. Haupt, "Le début du
mouvement socialiste en Turquie," Le mouvement social, n°45, oct.-déc. 1963, p. 137. On ne
dispose que de fort peu de données sur ces comités socialistes d'Anatolie. Les archives de
Vincennes (désignées infra sous le sigle AG = Archives de la Guerre) conservent un document
mentionnant des arrestations de militants socialistes à Konya (20 N 168, dossier 9, pièce 25, en
date du 13.IX.1919).
3AG, 20 N 200, rapport daté du 13.IX.1919.
204 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
1D'après une brochure intitulée Statut et programme modifiés du Parti socialiste de Turquie,
Constantinople, 1921, P- 2.
2Sur ces diverses affaires, cf. notamment Oya Sencer, Türkiye'de İşçi Sınıfı, Istanbul, 1969
pp. 252-253.
3D'après le journal İkdam du 2.V. 1921, cité par O. Sencer, loc. cit. Cf. également le Bulletin
périodique de la presse turque, n° 14, 10. VI. 1921, p. 11.
206 DU S O C I A L I S M E À L* I N T E R N A T I O N A L ! S ME
Il semble que cette nouvelle équipe ait réussi à enrayer, pendant quelque
temps, la désagrégation de l'organisation. Le dernier texte qu'il me paraît
intéressant de citer ici concerne la grande manifestation que Şakir Rasim, à la
tête de ses troupes, parvint à organiser le 1er mai 1922 à Kağıthane, dans la
banlieue d'Istanbul. Il s'agit d'un rapport adressé au bureau de la IIe
Internationale et dont une copie fut transmise au Haut-Commissaire français à
Istanbul, le Général Charpy1.
La partie la plus curieuse est celle où l'on peut lire les résolution
adoptées au cours du meeting.
"... Les assistants décident à l'unanimité ce qui suit:
^En ce qui concerne cette organisation, cf. M. Tunçay, op. c i t pp. 82-83 et 91-92.
210 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
sait fort peu de chose de cette organisation. Voir à son propos M. Tunçay, op. d u p. 91 et
pp. 321-322.
^L'assassinat de Hilmi fut signalé par plusieurs journaux d'Istanbul et notamment par le
"Bosphore'1.
3Certains documents relatifs à cette organisation ont été publiés par G. Haupt et P. Dumont.
Osmanli İmparatorluğunda Sosyalist Hareketler. Istanbul, 1977, pp. 60-67. Cf. par ailleurs M.
Tunçay, op. d u pp. 84-89.
4M. Tunçay, op. d u p. 87. On retrouve les mêmes thèmes dans le programme du parti, cité
par T. Z. Tunaya, Türkiye'de Siyasi Partiler, Istanbul, 1952, p. 423.
5D'après un document cité par M. Tunçay, op. d u p- 86, près de 2 000 personnes étaient
inscrites sur les registres du parti dans les années d'après-guerre.
LA P R O P A G A N D E C O M M U N I S T E À I S T A N B U L 21 1
J’ai déjà mentionné plus haut deux autres partis à étiquette socialiste :
le Parti socialiste indépendant (Müstakil Sosyalist Fırkası) et le Parti
socialiste ouvrier de Turquie (Türkiye İşçi Sosyalist Fırkası). Ces deux
organisations étaient nées sur les cendres de l'organisation de Hüseyin Hilmi.
Elles appartenaient au courant réformiste et, selon toute apparence,
bénéficiaient l'une et l'autre de la caution de la IIe Internationale1.
ce qui concerne ces deux organisations, je renvoie à l'ouvrage de M. Tunçay, op. cit., pp.
90-94.
^ v
A son retour de Malte, Numan Usta allait cependant siéger à la Grande Assemblée Nationale
d'Ankara et continuer à se définir lui-même comme le "représentant des travailleurs".
3Je renvoie, une fois de plus, à propos de cette organisation, à l'ouvrage de M. Tunçay, op. cit.,
pp. 293 et sv.
212 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
Le seul dossier un tant soit peu nourri que j'ai retrouvé à Vincennes
concerne les activités de ces divers partis au cours de la campagne électorale de
l'automne 19192.
Dans les premiers jours de cette campagne, tous ceux qui à Istanbul sc
réclamaient du socialisme avaient tenté de s'entendre sur une plate-forme
commune afin de présenter un front uni face aux "partis bourgeois". Le 24
octobre, le parti socialiste de Turquie, le parti social-démocrate et le parti
socialiste des ouvriers et agriculteurs avaient même organisé un meeting
unitaire dans un des théâtres d'Istanbul. Mais l'entente n'avait pas pu se faire
et, en définitive, chaque formation avait dû se résoudre à ne se battre que pour
son propre compte. La mise sur pied, à la veille des élections, du Parti
ottoman du travail, devait encore contribuer à l'éparpillement des forces
socialistes.
1D'après un rapport conservé dans les archives du ministère français des Affaires étrangères,
série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 94, note d'information en date du 13. XI. 1920, f. 157.
2 AG, 20 N 167, dossiers 1 et 2, datés de nov. et déc. 1919.
LA P R O P A G A N D E C O M M U N I S T E À I S T A N B U L 213
journaux (traduits en français), le dossier qu'on leur doit sur les élections de
1919 ne manque cependant pas d'intérêt. Il a en effet le mérite de regrouper les
principales prises de position des divers leaders socialistes et de donner un bon
aperçu de la manière dont se déroula la campagne électorale. Le rapport
conservé à Vincennes reproduit in extenso la profession de foi de Sadık Ahi :
(...) Je puis vous assurer que même parmi les membres du parti
National turc, il n'existe pas de défenseurs plus fervents du nationalisme
turc que nous."
214 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
Les divers partis socialistes qui se trouvaient en lice pour les élections
connurent un échec lamentable. Dans le scrutin à deux tours qui avait été
organisé, les candidats du Parti social-démocrate n'obtinrent aucune voix ;
Refik Nevzad, le candidat de l'organisation de Hüseyin Hilmi, dut se contenter
de sept voix ; quant à Mehmed Vehbi, le candidat du Parti socialiste des
ouvriers et agriculteurs, son score fut à peine meilleur : 14 voix se portèrent
sur son nom. Parmi les postulants "socialistes", le seul à être élu fut Numan
Usta, présenté par le Parti ottoman du Travail. Une information parue dans le
Peyam et reprise par le service de renseignements de la marine1 nous aide à
comprendre les causes de son succès :
"...Parmi les nouveaux députés de Constantinople se trouve le
contre-maître de l'usine de Zeitin-bumu, Nouman efendi (Nouman
"ousta", comme dit le Tasvir). Cet élu était inconnu la veille des
élections et sa candidature n'avait pas été préalablement posée.
Voici, à ce sujet, ce que dit le Peyam, organe turc anti-nationaliste
et anglophile de ce premier député socialiste ottoman :
"Personne à Constantinople ne connaissait jusqu'à hier cet ousta,
mais le Comité Union et Progrès le connaissait. Après l'armistice, ce
Monsieur se trouvait à Berlin et comme le déclarent certains témoins, il
s'y rencontrait souvent avec Talaat pacha. Il va de soi qu'il en a reçu des
instructions. De retour à Constantinople, il a participé aux délibérations
du Siège Central du Comité. Le jour de l'élection, sur le coup de midi,
sa candidature fut posée au moyen d'une dépêche et aussitôt un ordre
secret fut donné aux électeurs de l'auguste Comité. C'est ainsi que
Nouman Reis fut élu député."
1AG, 20 N 167, dossier 2, pièce 84, rapport en date du 23. XII. 1919.
LA P R O P A G A N D E C O M M U N I S T E À I S T A N B U L 215
À titre d'exemple, voici une de ces listes — une parmi des dizaines
d'autres — dressée en octobre 1921 :
Autre milieu à surveiller, les Juifs. Il y avait sans doute dans les
nombreuses accusations de bolchevisme lancées contre les Juifs par les agents
du deuxième bureau une part non négligeable d’antisémitisme. Mais il ne fait
aucun doute cependant que certains éléments de la communauté juive d’Istanbul
furent réellement sensibles à l’idéologie communiste. Les Juifs de Bulgarie
semblent avoir largement contribué à propager les idées révolutionnaires parmi
leurs coreligionnaires de Turquie. Vers la fin de l’année 1919, le gouverneur
d’Edirne dut même interdire aux Israélites de sa province de se rendre à
Istanbul, car il les soupçonnait d’être d’intelligence avec les ’’bolchevistes
bulgares”1. L’implantation du communisme parmi les Juifs d’Istanbul fut
également liée, selon toute vraisemblance, à l’évolution interne du mouvement
sioniste dont certains éléments tendaient à se rapprocher du Komintern. À
partir de 1920, la police interalliée interceptera à plusieurs reprises des
documents émanant de la fraction extrémiste du "Poale Sion” russe, le
Jiddische Kommunistische Partei. Il est difficile de se faire une idée précise de
l’influence exercée par ce groupement sur les sionistes d’Istanbul, mais il y
tout lieu de penser qu’il comptait un nombre relativement important de
sympathisants.
C’est le SR marine qui signale la parution du Neos Anthropos en août 1920 (AG, 20 N 168,
dossier 7, pièce 10, en date du 4. VIII. 1920). L’Union Internationale des Travailleurs ne sera
mentionnée par la suite que très épisodiquement. Les sources soviétiques sont plus loquaces. Cf.
en particulier l'ouvrage de P. II. KopHHeHKo, op. cit., p. 35, qui se base sur les rapports
adressés par l'organisation de Serafim Maximos au Profintern. D'après ces rapports, l'Union
Internationale des Travailleurs regroupait 8 000 adhérents (chiffre peu vraisemblable) et avait
pour principal objectif de gagner au bolchevisme les autres "organisations ouvrières d'Istanbul.
Elle diffusait à cet effet diverses brochures et organisait, deux fois par semaine, des réunions
publiques dans les locaux dont elle disposait à Péra.
2En ce qui concerne cette organisation, je renvoie à P. Dumont. "Bolchevisme et Orient. Le
parti communiste turc de Mustafa Suphi. 1918-1921", Cahiers du Monde russe et soviétique,
XVHT (4), oct.- déc. 1977, pp. 377^109.
**AG, 20 N 168, SR marine, dossier 9, pièce 98, rapport daté du 29. IX. 1919.
220 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
Ce qui est le plus étrange dans ce texte, c'est son destinataire. Il n'y
avait en effet aucune raison pour que les communistes turcs voient en Rıza
Tevfık un sympathisant. Membre du cabinet ottoman, Rıza Tevfik était un
représentant typique de la bourgeoisie libérale turque. Il n'allait pas hésiter, en
août 1920, à apposer sa signature au bas du traité de Sèvres. Le groupe de
Mustafa Suphi avait-il cherché à le compromettre en lui expédiant cette lettre ?
C'est possible. Mais il se peut aussi que Cevdet Ali espérait réellement
pouvoir attirer dans le camp communiste son illustre correspondant.
qui venait de prendre pied à Simferopol, ces agitateurs auront pour tâche
essentielle d’assurer le contact avec les militants locaux et de les aider à
développer leurs activités subversives. À en croire lé service de renseignements
de la marine, Mustafa Suphi aurait réussi à envoyer à Istanbul, entre la mi-
avril et le début du mois d'août 1919, près d'une dizaine d'émissaires.
1Les archives du Foreign Office (FO, 371/6902, ff. 24 à 183) donnent sur cette affaire plus de
détails ques les documents conservés à Vincennes.
2AG, 20 N 1106, rapport du chef de service de sûreté en date du 17. XI. 1921.
3Archives du ministère des Affaires étrangères, série E. Levant, 1918-1929, vol. 280, f. 31.
LA P R O P A G A N D E C O M M U N I S T E À I S T A N B U L 225
* *
Dans les pages qui précèdent, je me suis efforcé de donner un aperçu des
divers matériaux que les archives de Vincennes proposent à ceux qui
s'intéressent à l'histoire des organisations socialistes et communistes en
Turquie à l'époque de la guerre d'indépendance.
L'occupation alliée que dut subir Istanbul et une partie du territoire turc
entre la fin de l'année 1918 et les premiers jours d'octobre 1923 constitue à
n'en pas douter une des pages les plus sombres de l'histoire de la Turquie
contemporaine. Mais, pour l'historien, quelle aubaine ! Les Alliés étaient en
principe venus à Istanbul à titre provisoire. Cependant, persuadés qu'ils étaient
là pour défendre leurs "droits historiques", ils espéraient pouvoir y rester. Ils
avaient, dans cette perspective, mis sur pied une bureaucratie foisonnante et un
réseau de policiers et d’informateurs constamment à l’affût. Pendant près de
cinq ans, les forces occupantes accumulèrent, faute d'avoir à se battre, un tel
amas de dossiers qu'il est aujourd'hui quasiment impossible, pour un chercheur
isolé, de prétendre en faire à lui seul le tour complet.
226 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
J'ai néanmoins souligné à plusieurs reprises dans cette étude les limites
des dossiers conservés au château de Vincennes : les lacunes sont nombreuses
et la documentation disponible souffre souvent d'une certaine dispersion. Autre
handicap, majeur celui-là : la plupart des documents constituent de
Yintelligence à Tétât brut ; les renseignements véhiculés ne bénéficient
qu'exceptionnellement d'un semblant de contrôle et paraissent provenir d'agents
douteux qui avaient pécuniairement avantage à fournir le plus d'informations
possible, quitte à puiser le cas échéant dans leur imagination.
En Turquie, les «agents bolchevistes» ont fait leur apparition dès la fin
de l'année 1918. C'est-à-dire dès que les forces alliées, qui ont commencé à
occuper le pays au mois de novembre, ont disposé de services de
renseignements suffisamment efficaces. À cette époque, les éléments
subversifs sont déjà partout : à Istanbul, la capitale de l'Empire ottoman,
dans les villages du Bosphore, en divers points du littoral pontique, et même
dans les villes de l’intérieur de l'Anatolie. L'intelligence service de l'armée
anglaise, le deuxième bureau français n'ont pas tardé à dresser de longues listes
de suspects, ouvrant la voie, dans les zones d'occupation, à des arrestations
massives.
^our un aperçu d'ensemble sur les relations entre les Kémalistes et la République des Soviets,
cf. par exemple P. Dumont, "L'axe Moscou-Ankara. Les relations turco-soviétiques de 1919 à
1922", Cahiers du Monde russe et soviétique, XVIII (3), juillet-septembre 1977, pp. 165-193.
228 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
^Sur ces divers groupes, voir P. Dumont, "Bolchevisme et O rient Le Parti communiste turc de
Mustafa Suphi. 1918-1921", Cahiers du Monde russe et soviétique, XVIII (4), octobre-
décembre 1977, pp. 377-409 et, du même auteur, "La révolution impossible. Les courants
d'opposition en Anatolie. 1920-1921 ", Cahiers du Monde russe et soviétique, XIX (1-2), janvier-
juin 1978, pp. 143-174.
LE G R O U P E « CLARTÉ» D'ISTANBUL 229
1D'après le rapport de Hilmioğlu Hakkı publié dans les protocoles du premier congrès du Parti
communiste turc réuni à Bakou (!Türkiye Komünist Fırkasının Birinci Kongresi, Bakou, 1920, p.
90). C'est un rapport du service de renseignements de la marine française qui nous apprend que
cette union était dirigée par Sadık Ahi {Archives de la G u e rre 20 N 167, rapport du lieutenant
Rollin en date du 19.XI.1919, dossier 1, pièce 67).
2Vedat Nedim Tor (1897-1983) fut pendant plusieurs années un des principaux animateurs du
mouvement communiste turc. Mais lorsque le Parti fut interdit, en 1925, il se rangea sous la
houlette kémaliste et devint un des idéologues du régime.
3Sur ce Parti, créé en 1910 et dirigé par Hüseyin Hilmi, cf. notamment George S. Harris, The
Origins of Communism in Turkey, The Hoover Institution on War, Revolution and Peace,
Stanford University, 1967 et Mete Tunçay, Türkiye'de Sol Akımlar (Les courants de gauche en
Turquie), Ankara : Bilgi Yay., 3e éd., 1978.
230 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
*Le terme deunmeh, qui signifie à peu près "renégat", désigne de manière assez méprisante les
Juifs convertis à l'Islam, sectateurs de Sabbatai Sevi.
2"Yarınki Proletarya" (Le prolétariat de demain). Kurtuluş, No 2, 20 octobre 1919, pp. 17-21 ;
"Bugünkü proletarya ve Sınıf Şuuru" (Le prolétariat d'aujourd'hui et la conscience de classe).
Kurtuluş, n° 3,20 novembre 1919, pp. 45-47.
3"Bugünkü îbtidai Mekteblerimiz" (Nos écoles primaires d'aujourd'hui). Kurtuluş, n° 2, 20
octobre 1919, pp. 32-34 ; "Sosyalizm ve ferdiyetçiler" (Le socialisme et les individualistes).
Kurtuluş, No 3, 20 novembre 1919, pp. 48-51 ; "Serseriler, Terbiye, Sermaye" (Les vagabonds,
l'éducation, le capital). Kurtuluş, n° 5, février 1920, pp. 87-91.
LE G R O U P E «CLARTÉ» D'ISTANBUL 231
Peu après ces élections, la vie du Parti fut troublée par de violents
débats internes. Les militants, qui avaient jusque-là admis les mots d'ordre
élitistes, commencèrent à envisager la possibilité d'une modification de la
stratégie du Parti. Certains d'entre eux plaidaient pour un rapprochement avec
les cellules communistes qui ne cessaient de se multiplier. D'autres
proposaient de transférer l'organisation en Anatolie, dans l'espoir d’une entente
avec le mouvement de libération nationale. Les éléments modérés, enfin,
étaient favorables à une révision des options doctrinales du Parti, de manière à
toucher une clientèle moins restreinte.
1R. P. Kornienko, Rabochee dvizhenie v Turtsii J918-1963 gg„ Moscou, 1965, pp. 22-23 ;
Magdeleine Marx-Paz, "L'Humanité en Orient", L'Humanité, 30.XI.1921, p. 2.
232 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
2. Aydınlık / Clarté
1"Türkiye’de İçtimai Sınıflar" (Les classes sociales en Turquie), Aydınlık, No 1, juin 1921,
pp. 9-13.
2Cf. notamment "Türkiye'de işçi sınıfının durumu" (La situation de la classe ouvrière en
Turquie), Aydınlık, n° 13, 10 février 1923 et "Sosyalist akımlar ve Türkiye" (Les courants
socialistes et la Turquie), Aydınlık, n° 16, juin 1923.
^ 'L ’Humanité en Orient”, L'Humanité, 3.XI.1921 - 10.XII.1921.
234 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
À plusieurs reprises déjà dans le passé, les Kémalistes ont sévi contre
les groupuscules communistes. Soufflant alternativement le chaud et le froid,
au gré des fluctuations de leurs relations avec la République des Soviets, ils
ont depuis plus de deux ans soumis les organisations d'Anatolie à un régime
fort éprouvant de valse-hésitation. Marqués par la préparation d'une vaste
offensive militaire, les premiers mois de 1922 ont constitué une période de
flirt intense entre le Gouvernement d'Ankara et les Russes, principaux
fournisseurs d'armes du mouvement national. En octobre, le changement de
climat est total : victorieux sur le terrain militaire, les Kémalistes songent à
présent à un rapprochement avec l'Entente et, dans cette perspective, ne
seraient pas mécontents de faire oublier leur alliance avec Moscou. Les choses
se sont déroulées selon un scénario désormais bien rodé : le refroidissement
turco-soviétique a été suivi, presque immédiatement, d'une grande vague de
répression visant à décapiter le mouvement communiste turc.
Les rafles d'octobre 1922 n'ont atteint que l'Anatolie, car à cette époque
l'administration kémaliste n'avait pas encore pris possession d'Istanbul,
toujours sous le contrôle des Alliés. Toutefois, il semble que les milieux
extrémistes de l'ancienne capitale ottomane se soient laissés impressionner par
cette soudaine bourrasque puisqu'on assiste sur les rives du Bosphore à une
curieuse débandade. Les propagandistes à la solde de la délégation soviétique se
volatilisent, les divers groupuscules disséminés à travers la ville se taisent, les
éditeurs d 'Aydınlık préfèrent cesser provisoirement leur publication. Le
gouvernement du sultan a contribué à semer le désarroi en prenant la décision,
avant de passer la main aux Kémalistes, d'interdire l'Association ouvrière de
Turquie et un certain nombre d'autres unions professionnelles. La panique est
telle que les principaux dirigeants de ces organisations, ainsi que le rédacteur
en chef d'Aydınlık Sadrettin Celâl, et quelques autres, ont jugé nécessaire de se
réfugier à l'étranger.
LE G R O U P E «CLARTÉ» D ’ISTANBUL 235
1Les négociations de paix entre la Turquie et les Puissances avaient commencé le 20 novembre
1922. Elles devaient prendre fin le 24 juillet 1923.
2Almoukamedov, "Le mouvement communiste en Turquie", Vinternationale communiste, 25
juin 1923, pp. 121-122, donne un bon exemple des consignes élaborées par le Komintern.
236 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
C'est sur ce dernier point que l'équipe de Şefik Hüsnü fera porter pour
l'immédiat l'essentiel de ses efforts. En raison de la conjoncture, 1'Aydınlık
n'avait pas paru en octobre 1922. Dès le mois de novembre, il reparaît. La
formule de la revue n'a pas changé : articles de fond dûs à la plume de Şefik
Hüsnü, chroniques, poèmes révolutionnaires, études diverses. Bien que les
articles de simple vulgarisation y soient nombreux, YAydınlık continue d'être
un mensuel de réflexion, surtout destiné à l'intelligentsia. L'organisation
d'Istanbul dispose par ailleurs d'une collection de petites brochures — dont la
première était parue en 1921 — visant à inculquer aux militants ou à
d'éventuels sympathisants quelques notions de base sur l'histoire du socialisme
et sur diverses questions. Elles sont rédigées soit par Ali Cevdet, un des
collaborateurs les plus assidus à'Aydınlık, soit par Sadrettin Celâl1.
*Le premier ouvrage de la série fut une petite brochure d'Ali Cevdet, Sermayedarlık Nizam-ı
içtimaisi (la structure sociale du capitalisme). De Sadrettin Celâl on peut citer les titres suivants :
Burjuva Demokrasisi ve Sosyalizm (La démocratie bourgeoise et le socialisme) ; Sosyalizm ve
Tekâmülü (le socialisme et son évolution) ; Sendika Meseleleri (À propos des syndicats) ;
İçtimai Mesele ve Islahatçılar (La question sociale et les réformistes).
2"Gerçek Devrime Doğru", Aydınlık, n° 11, 15 décembre 1922.
LE G R O U P E «CLARTÉ» D ’ISTANBUL 237
modérées, ce qui leur avait sans doute été soufflé par le Komintern. Lors de
son IVe congrès, l’Internationale s'était en effet prononcée en faveur d'une
ligne de conduite résolument "entriste". Dans de nombreux pays, la plupart des
unions ouvrières se trouvaient depuis quelques années aux mains des éléments
modérés qui s'efforçaient d'éliminer les militants communistes de la vie
syndicale. Il était grand temps de réagir. Mais les communistes étaient encore
trop faibles pour pouvoir jouer avec efficacité la carte de la scission. Il leur
fallait, au contraire, recourir à la stratégie de la taupe. Ils devaient mettre
l'accent sur l'unité syndicale, combattre les offensives séparatistes et maintenir
coûte que coûte une présence révolutionnaire au sein des syndicats
"réformistes".
Malgré cet échec, les communistes sont en droit, dans les premiers
mois de 1923, d'envisager l'avenir avec un certain optimisme. Ils peuvent
distribuer librement leurs tracts et brochures, on les laisse flirter avec les
organisations ouvrières, le pouvoir tolère leurs déclarations publiques et leurs
réunions. En février, ils ont même eu la possibilité de présenter leurs thèses
au congrès économique organisé à Smyme par le gouvernement d'Ankara et au
cours duquel toutes les composantes de la société avaient été invitées à faire
connaître leurs vues sur la reconstruction du pays. Pourtant, alors que tout
semble aller si bien, le retour de pendule est déjà amorcé.
du début de février, les deux pays sont à nouveau sur des voies divergentes.
Les diverses concessions faites aux Alliés par ismet Pacha — notamment en
ce qui concerne le passage des navires de guerre étrangers dans les Détroits —
ont contrarié sérieusement les dirigeants soviétiques. Et sous le vernis de la
bonne entente, affluèrent une fois de plus la méfiance et le soupçon. Ce sont
les Russes qui, les premiers, ont manifesté leur nervosité. Tout au long du
mois de février, les journaux soviétiques, en particulier la Pravda, ont
savamment entrelacé les couplets en l'honneur de l'amitié turco-russe et les
attaques contre les velléités ententophiles du gouvernement d'Ankara. À ces
attaques, les Kémalistes ont répondu, par le biais de l'officieux Hakimiyet-i
Milliye et de divers autres organes, en dénonçant l'attitude inamicale de la
presse soviétique. Dans les premiers jours de mars, les choses ont continué à
se gâter. Du côté turc, tracasseries à l'encontre des agences commerciales
soviétiques du Vnechtorg. Du côté russe, ostentatoires mouvements de troupes
dans le Caucase. Certains dirigeants soviétiques sont allés jusqu'à stigmatiser
publiquement le "comportement hypocrite" des délégués du gouvernement
d'Ankara dans les négociations de paix à Lausanne.
1Henri Paulmier, "Le coup du complot”, La Vie ouvrière, 23 mars 1923, p. 3. D'après un rapport
du service de renseignements de Constantinople ( Archives de la Guerre, 20 N 1094, fin mars
1923), Salih Hacıoğlu aurait été arrêté dans ta propre maison de Henri Paulmier.
2Fethi Tevetoğlu, Türkiye'de Sosyalist ve Komünist Faaliyetler (Les activités socialistes et
communistes en Turquie), Ankara, 1967, pp. 94-96, transcrit in extenso l'acte d'accusation. Ce
document fournit la liste complète des individus arrêtés et énumère, bien entendu, divers délits
reprochés aux comploteurs.
P lusieurs membres de cette délégation seront déclarés persona non grata et devront quitter le
pays. Archives de la Guerre, 20 N 1084, bulletin de renseignements du 30 juin au 7 juillet 1923.
LE G R O U P E «CLARTÉ» D ’I S T A N B U L 239
^On trouve des indications éparses sur les activités de Henri Paulmier à Istanbul dans les
rapports du deuxième bureau du corps d'occupation français. Cf. notamment le bulletin de
renseignements du 25 mars 1923, Archives de la Guerre, 20 N 1084.
2,'SosyaIizm Cereyanları ve Türkiye" (Les courants socialistes et la Turquie), Aydınlık, 16 juin
1923, pp. 410-415. Il n’est pas sans intérêt de souligner que certains observateurs soviétiques
avaient eux aussi tendance, vers la même époque, à faire l'amalgame entre le populisme
kémaliste et les doctrines marxistes. C'était peut-être pour eux une façon de garder l’espoir
qu'un jour ou l'autre la Turquie finirait par basculer dans le camp sovétique.
240 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
Ces mots d'ordre étaient censés s'adresser aux masses. Nous avons
cependant déjà souligné que la clientèle $ Aydınlık se recrutait essentiellement
dans les milieux "éclairés" d'Istanbul. Combien étaient-ils, ces intellectuels
perméables à la ligne qui leur était proposée par la revue communiste ? Il est
impossible de le dire. Mais il semble, en tout état de cause, que leur nombre
ait eu tendance à croître1. Cet accroissement s'était accompagné d'un net
développement de l’équipe rédactionnelle de la revue. Au noyau initial,
constitué de Şefik Hüsnü, Sadrettin Celal et quelques autres, étaient venus
s'ajouter, à partir du milieu de l'année 1923, une demi-douzaine de noms
nouveaux parmi lesquels Vedat Nedim, Şevket Süreyya, Burhan Asaf et,
surtout, le jeune Nâzım Hikmet dont le talent de poète commençait déjà à
s'affirmer2.
Ils étaient conscients des insuffisances de leur revue. Ils s'efforçaient d’y
remédier en tâchant d'être, par compensation, irréprochables sur le plan
idéologique. Leurs écrits reflétaient de façon aussi fidèle que possible les
consignes élaborées à Moscou. Curieusement, ce strict respect de l'orthodoxie
n'allait pas suffire à leur éviter, lors du Ve Congrès du Komintern (17 juin-8
juillet 1924) de sévères critiques.
Ces reproches ne devaient pas demeurer sans effet. Dès le mois d'août
1924, YAydinhk se mit à afficher vis-à-vis du gouvernement d'Ankara une
attitude beaucoup plus intransigeante, taxant les hommes au pouvoir
d'immobilisme et allant même jusqu’à les accuser de ne songer qu'à "servir les
intérêts d’une minorité de brigands"2. Jusqu'au Ve Congrès, la tendance de la
revue avait plutôt été à l'accommodement. Désormais, le ton était tout autre.
Les critiques, les revendications, les menaces l'emportaient largement sur les
appréciations obligeantes. À Moscou, Şefik Hüsnü avait affirmé que le Parti
communiste turc était prêt à engager la lutte contre la bourgeoisie dès que les
circonstances le permettraient. LAydınlık nouvelle manière visait à montrer
que le groupe d'Istanbul ne manquerait pas à sa promesse.
1Cf. Xenia Joukoff Eudin et Robert C. North, Soviet Russia and the East, 1920-1927. A
Documentary Survey, 2e éd.. Stanford, 1964, pp. 326-328. Le texte de l'intervention de
Manouilski figure dans les versions russe ou allemande des protocoles du Ve Congrès. Pour la
réponse de Şefik Hüsnü, alias Faruk, cf. Fünfter Kongress der Kommunistischen Internationale.
Protokoll der Verhandlungen vom 17 Juni bis 8 Juli in Moskau, 2e vol., Hamburg, 1924, pp.
708-712.
2nYıkıcı Halkçılıktan Yapıcı Halkçılığa*1 (Du populisme destructeur au populisme constructeur).
Aydınlık, n° 24, août 1924, pp. 67 et sv.
244 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
Mais toutes ces initiatives venaient fort mal à propos. En effet, depuis
la fin de 1924, la Turquie était secouée de graves troubles qui touchaient en
particulier les provinces à population kurde où une grande insurrection allait
bientôt éclater. Certains observateurs prédisaient déjà la chute du nouveau
^1 semble qu'ils aient réussi notamment, au début de l'automne 1924, à noyauter efficacement
une organisation réformiste, l'Association pour le relèvement des travailleurs, qui venait de voir
le jour. C'est du moins ce qui ressort d'un rapport adressé au Quai d'Orsay par un informateur
apparemment bien renseigné. Archives du ministère des relations extérieures, série E, Levant
1918-1929, Turquie, vol. 100, rapport daté du 21 avril 1925, ff. 320 et sv.
2D'après un informateur des services de renseignements français, YOrak Çekiç, comme du
reste YAydinhk, était subventionné par le Consulat soviétique d'Istanbul à raison de 130 dollars
par mois ; le tirage du journal était faible et son influence à peu près nulle {Archives du
ministère des relations extérieures, loc. cit.).
3D'après İbrahim Topçuoğlu, Neden İki Sosyalist Parti 1946 T.K.P. Kuruluşu ve Mücadelesinin
Tarihi 1914-1960 (Pourquoi deux Partis socialistes, 1946, Histoire de la fondation et du combat
du Parti communiste turc, 1914-1960), vol. I, Istanbul, 1976, pp. 99-100. Le témoignage
d'İbrahim Topçuoğlu est cependant suspect car il est empreint d'une évidente antipathie à
l'égard de Şefik Hüsnü.
LE G R O U P E «CLARTÉ» D'ISTANBUL 245
régime. Face au péril, la réaction des hommes au pouvoir fut très vigoureuse.
Le 4 mars, la Grande Assemblée Nationale entérinait une "loi sur la
sauvegarde de l'ordre" qui donnait au gouvernement la possibilité de sévir à sa
guise contre tous ceux qui, sous une forme ou une autre, étaient susceptibles
de troubler l'ordre public ; les Kémalistes disposaient désormais du moyen de
faire taire toute forme d'opposition.
Sept à quinze ans de travaux forcés : c'est dans cette gamme de peines
que le "tribunal d'indépendance" chargé déjuger les militants arrêtés ou en fuite
puisera ses verdicts. Les dirigeants du Parti espéraient sans doute que, comme
dans le passé, les choses s'arrangeraient rapidement. Mais la situation n'était
plus la même qu'en 1921 ou en 1922. Sortis victorieux de la lutte contre la
rebellion kurde, Mustafa Kemal et ses partisans se sentaient plus forts que
jamais. Craignant une nouvelle offensive des forces réactionnaires, ils s'étaient
décidés à recourir à l'autoritarisme et à ne tolérer aucune opposition dans le
pays. Les arrestations d'avril et de mai 1925 allaient donc représenter, en
définitive, un tournant beaucoup plus marquant dans l'histoire du Parti que
les précédentes vagues de répression. Jusque-là, les groupes communistes de
Turquie avaient pu travailler de façon plus ou moins légale, dans le cadre d'un
régime qui n'avait pas encore trouvé sa voie. À partir de 1925, il en ira tout
autrement : face à la dictature kémaliste, la seule issue possible sera celle de la
clandestinité. Une clandestinité dont les communistes turcs ne sortiront
vraiment que dans les années 60.
À vrai dire, cela paraît assez peu probable. Il y a tout lieu de penser, en
effet, que le communisme, du moins tel qu'il était présenté par les dirigeants
de l'organisation d'Istanbul, aurait eu du mal à s'ajuster aux traditions
religieuses et culturelles des masses laborieuses turques. En particulier, nul
n'ignorait en Turquie — la contre-propagande avait bien fait son travail —
que la doctrine communiste prônait l'athéisme. De telles abominations
n'étaient bonnes que pour les ... mécréants. Le communisme souffrait, par
ailleurs d'un autre grand handicap : il était perçu par la plupart des Turcs
comme un nouvel avatar de l'impérialisme russe. Bien que la République des
Soviets eût fait preuve de bienveillance à l'égard de la Turquie au moment de la
lutte pour l'indépendance, nombreux étaient ceux qui continuaient de voir en la
Russie l'ennemie héréditaire du peuple turc. Tout ce qui venait de là-bas était
forcément suspect.
Bien que cette organisation ait joué un rôle non négligeable dans la
diffusion du bolchevisme à travers l’Orient musulman, son histoire est assez
mal connue. Les multiples recherches soviétiques1 consacrées au cours de ces
dernières années aux «internationalistes turcs» ont quelque peu clarifié les
choses, mais de nombreuses pièces du puzzle continuent de manquer. Il est en
particulier excessivement difficile de cerner avec précision les cadres du
mouvement. Une seule figure se détache véritablement de l'anonymat : celle
de Mustafa Suphi. Figure équivoque, au demeurant. Derrière le communiste
1Depuis une vingtaine d'années, les historiens soviétiques ont consacré de nombreuses études à
l'histoire du parti communiste turc. Certaines de ces études présentent un grand intérêt, car elles
s'appuient sur des sources inédites ou d’accès difficile. En ce qui nous concerne, nous avons
surtout utilisé les travaux suivants : A. M. Samsutdinov, "Pervyj s'ezd kommunistiêeskoj partii
Turcii'' (Le premier Congrès du parti communiste turc), Kratkie soobsâenija instituta narodov
Azii, 30,1961, pp. 227-237 ; du même, National’no-osvoboditel’naja bor’ba v Turcii. 1918-1923
gg. (La lutte nationale de libération en Turquie. 1918-1923), Moscou, 1966 ; R. P. Komenko,
Raboâee dviienie v Turcii. 1918-1963 gg. (Le mouvement ouvrier en Turquie. 1918-1963),
Moscou, 1965 ; E. F. Ludsuvejt, "Konferencija levy h tureckih socialistov v Moskve letom 1918
goda" (La conférence des socialistes de gauche turcs à Moscou pendant l'été 1918), in
Akademija nauk armjanskoj SSR, Vostokovedàeskij sbornilc (Recueil d'études orientales),
Erivan, 1964, 2, pp. 174-192 ; R. Nafigov, "Dejatel’nost’ central’no go musul’manskogo
komissariata pri narodnom Komissariate po delam nacional’nostej v 1918 godu" (L'activité du
Commissariat central musulman auprès du commissariat du peuple aux Nationalités en 1918,
Sovetskoe vostokovedenie, 5, 1958, pp. 116-120 ; M. A. Persic, "Tureckie intemacionalisty v
Rossii" (Les internationalistes turcs en Russie), Narody Azii i Afriki, 5 1967, pp. 59-67 ; N.
Subaev et F. Hamidullin, "Mustafa Subhi v Tatari i. 1918-1919" (Mustafa Suphi en Tatarie.
1918-1919), ibid., 2, 1969, pp. 72-77 ; N. Subaev, "Organ tureckih internacionalistov ‘Yeni
Dünya’ kak istoriöeskij istoönik. 1918-1919" (L'organe des internationalistes turcs. Yeni Dünya,
en tant que source historique 1918-1919), ibid., 2,1975, pp. 62-71.
248 DU S O C I A L I S M H À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
Qui était Mustafa Suphi ? Telle est donc la question qui se pose
d'emblée. Dans un second temps, nous nous efforcerons de cerner les diverses
phases de la formation du parti communiste turc, depuis la publication à
Moscou, le 27 avril 1918, du premier numéro du Yeni Dünya (Le Nouveau
M onde) jusqu'à l'assassinat de Mustafa Suphi et d'une quinzaine de ses
camarades au large de Trabzon, dans la nuit du 28 au 29 janvier 1921.
^Ali Yazıdjı, "Mustafa Subhi yoldaşın tercüme-i hali ve siyasi şahsiyeti" (La biographie de
Mustafa Suphi et sa personnalité politique), in 28-29 Kânûn-ı sani 1921, op. c i t pp. 3-7. La
première biographie que nous ayons de Mustafa Suphi date de 1914. Ce texte, extrait d’un
ouvrage intitulé Nevsâl-i milli, a été publié dans Türkiye defteri, 20,1975, p. 86.
2Archives du ministère français des Affaires étrangères (cité infra : AMAEF), nouvelle série,
Turquie, 7, f. 91, copie d’un rapport de M. le Préfet de Police en date du 29 juillet 1910 : "Le
général Cherif pacha m’a récemment adressé une lettre dans laquelle il me fait connaître qu’il
croit sa vie menacée par des émissaires de ses ennemis politiques Sur la lettre de Cherif
pacha, j ’ai fait procéder à une enquête. J’ai pu me rendre compte que si sa vie ne paraît pas
menacée, du moins des intrigues diverses étaient menées autour du général [...] J’ai acquis la
conviction qu’un service de police dont les agents prennent la qualité d’étudiants et qui paraît
avoir l’un de ses sièges 51, rue Monsieur le Prince, à ‘l'Association d'Étudiants ottomans’,
fonctionne à Paris. L'un des individus dont le nom m'a été révélé par cette enquête est un
nommé Dänisch, albanais, admis comme auditeur, avec plusieurs de ses compatriotes à l'Institut
National Agronomique sur la demande du gouvernement ottoman. L'Association d'Étudiants
ottomans est dirigée par un sieur Soubhy Mustapha, 43, rue des Écoles, correspondant à Paris
du journal gouvernemental ‘Le Tanine’. L'association occupe un appartemental dont la
location, pour un loyer de 1 000 francs, lui a été consentie sur des références fournies par
l’Ambassade ottomane."
^Mehmed Moustafa Soubhy, "L'organisation du crédit agricole en Turquie", Institut
International d'Agriculture, Bulletin du Bureau des Institutions économiques et sociales, 2,1910,
pp. 59-76.
250 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
À son retour en Turquie, vers la fin de l'année 1910, Mustafa Suphi fut
chargé d'enseigner le droit, l'économie et la sociologie dans diverses écoles
supérieures d’Istanbul. Parallèlement, il poursuivit sa carrière de publiciste.
Bien que certains de ses biographes1 aient prétendu qu'il avait, lors de son
séjour à Paris, subi l'influence des socialistes français, on ne trouve aucune
trace de socialisme dans les écrits qu'il fait paraître à cette époque. La guerre
italo-turque de 1911 éveille en lui de virulents sentiments anticolonialistes,
mais la brochure qu'il consacre à l'exploitation coloniale des Grandes
Puissances, truffée de références aux idéologues "bourgeois”, ignore
résolument les thèses de l'Internationale2. En réalité, il se présente dans ces
années comme un intellectuel préoccupé par la question nationale. Dans sa
préface à la traduction turque d'un ouvrage de Célestin Bouglé, Qu'est-ce que
la sociologie ?, il plaide en faveur d'une étude scientifique du problème des
nationalités et semble opter pour l'octroi d'une certaine autonomie culturelle
aux diverses minorités de l'Empire3.
^Cf. notamment A. Sultan Galiev, art. cit. J. N. Rosalev, de même (art. cit.t p. 509), écrit que
Suphi entretenait des relations suivies avec Jean Jaurès. Mais il n'existe à notre connaissance
aucun document qui puisse étayer de telles affirmations. Les multiples données que fournit
Rosalev dans son étude ne sont vraisemblablement que des conjectures visant à enjoliver la
légende de Suphi.
2 Cf. Vazife-i temdin (La mission civilisatrice), Istanbul, 1328/1912. Cette brochure a été
rééditée récemment dans Türkiye defteri, 20, 1975, pp. 87-108.
3Cette introduction au livre de C. Bouglé (en turc, İlm-i içtimai nedir ?, Istanbul, 1327/1911) a
été rééditée dans Türkiye defteri, 9, juil. 1974, pp. 2-5.
4 D'après une lettre adressée le 15 avril 1921 par le Dr. Nazırfı, une des principales
personnalités du mouvement unioniste, à l'ex-ministre des Finances Djavid bey. Le texte de
cette lettre a été publié par H. C. Yalçın dans le journal Tanin, 15 nov. 1944. Cf. également
Hikmet Bayur, "Mustafa Suphi ve milli mücadeleye el koymaya çalışan bazı dışarda akımlar"
(Mustafa Suphi et les courants extérieurs cherchant à mettre la main sur la lutte pour
l'indépendance), Belleten, 140, oct. 1971, p. 588.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 251
tatare, Yusuf Akçura1. Cette organisation avait pour but principal de déborder
le comité Union et Progrès sur son "aile nationaliste" en promouvant sur le
terrain politique, économique et social les doctrines élaborées par les cercles
panturquistes2. Mustafa Suphi participait notamment à la rédaction de son
organe, Yİflıam (Commentaire).
1Yusuf Akçura (1876-1933), une des personnalités les plus marquantes du mouvement
panturquiste, s'était fixé à Istanbul en 1908. Ici, il avait fondé plusieurs associations tataro-
turques et avait lancé, en 1911, la revue Türk Yurdu, consacrée à la propagation des idées
panturquistes. Yusuf Akçura avait créé le parti constitutionnel national alors que l'Union et
Progrès se trouvait, momentanément, écarté du pouvoir. Cette organisation n'avait donc pas, au
départ, un caractère spécifiquement anti-unioniste, mais le fossé entre les deux formations ne
tardera pas à se creuser, en raison notamment du ton excessivement critique des articles que
Mustafa Suphi publiait dans \Tfliam. Cf. à ce propos Tank Zafer Tunaya, Türkiye'de siyasi
partiler. 1859-1952 (Les partis politiques en Turquie. 1859-1952), Istanbul, 1952, pp. 358-368.
On trouvera notamment dans cet ouvrage le programme du parti, dont le chapitre
"économique", qui accorde une grande place aux problèmes agricoles, semble avoir été rédigé
par Mustafa Suphi.
2Pour un aperçu de l'idéologie panturquiste, cf. P. Dumont, "La revue Türk Yurdu et les
musulmans de l'Empire russe. 1911-1914", CMRS, XV (3-4), 1974, pp. 315-331. Cet article
souligne le caractère "progressiste" de certaines thèses défendues par les militants
panturquistes. Dans le domaine économique, l'accent était mis, sous l'impulsion du socialiste
Israel Helfand "Parvus", qui se trouvait alors en Turquie, sur la nécessité de la lutte contre
l'impérialisme occidental. Dans le domaine social, les idéologues du mouvement prônaient un
retour aux traditions ancestrales, mais insistaient sur les aspects positifs des emprunts à la
civilisation européenne. Dans le domaine politique, enfin, les panturquistes entendaient réaliser
l'union de tous les peuples de race turque et s'opposaient à la stratégie "ottomaniste" des Jeunes
Turcs qui cherchaient, eux, à conserver la structure multiethnique de l'Empire ottoman.
3Cf. Ahmed Bedevi Kuran, Osmanlı imparatorluğunda inkilap hareketleri ve milli mücadele
(Les mouvements de réforme dans l'Empire ottoman et la lutte nationale), Istanbul, 1959, p. 622.
La franc-maçonnerie des Jeunes Turcs était-elle réellement "internationale" ? En fait, nous
savons que de nombreuses loges créées en Turquie après la révolution de 1908 n'étaient guère
reconnues par les obédiences européennes. Ces loges constituaient précisément cette franc-
maçonnerie "turque" que Suphi aurait voulu créer.
4Les évadés (ils étaient douze) avaient quitté Sinop en barque. Pour pouvoir se rendre en
Crimée ils durent, se conduisant en véritables pirates, s'emparer d'un voilier en haute mer. Cf.
A. B. Kuran, op. c i t pp. 623-626.
252 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
^ e nombreuses études ont été consacrées aux activités du Commissariat central musulman.
Nous renvoyons en particulier à R. Nafigov, art. cit., et à l’ouvrage d'Alexandre Bennigsen et
Chantal Quelquejay, Les mouvements nationaux chez les Musulmans de Russie. Le
"sultangalievisme "au Tatarstan, Paris-La Haye, 1960, pp. III sq.
2Mulla-Nur Vahitov (1885-1918) était un Tatar originaire de la région d'Ufa. Après des études
au gymnase russe de Kazan*, il avait suivi l'enseignement de l'Institut polytechnique de Saint-
Pétersbourg, puis, lorsqu'il en avait été expulsé pour ses opinions politiques, celui de l'Institut
psycho-neurologique. Dès 1910, nous le voyons militer au sein des cercles marxistes de la
capitale russe. Socialiste convaincu, il fonda en 1917 le Comité socialiste musulman et, après la
révolution d'Octobre, fit partie du comité révolutionnaire de Kazan’. Porté à la tête du
Commissariat central musulman par Staline, il réussit en quelques mois à créer un important
appareil administratif et militaire destiné à encadrer les masses musulmanes de Russie. Au
cours de l'été 1918, il prendra part à la défense de Kazan’ contre les légions tchécoslovaques,
mais, fait prisonnier, il sera condamné à mort et fusillé le 18 août Sultan Galiev (né vers 1880)
était un des plus proches collaborateurs de Vahitov. Il avait figuré au nombre des dirigeants du
Comité socialiste musulman de Kazan’ et avait adhéré au parti communiste en novembre 1917.
Président du collège central militaire musulman, il remplacera Vahitov à la tête du
Commissariat central musulman après la mort de ce dernier. Cependant, son "règne" sera de
courte durée, car des questions de doctrine l'opposeront à Staline, son supérieur direct. Écarté
progressivement des organes de commande du parti, il sera arrêté en 1923 pour déviation
nationaliste et action contre-révolutionnaire. Cette première arrestation sera suivie, en 1928,
d'une nouvelle condamnation à dix ans de prison. Sur Mulla-Nur Vahitov et Sultan Galiev, nous
renvoyons à l'ouvrage de A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, op. cit..
254 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
Il y a tout lieu de penser que Mustafa Suphi partageait sans réserve les
sentiments "nationalistes" et islamiques de Mulla-Nur Vahitov et Sultan
Galiev. Ses activités de l'année 1918 se situent très rigoureusement dans la
ligne définie par le Commissariat central musulman : il appuiera la création de
la République tataro-bachkire, participera à la mise en place d'organisations
musulmanes autonomes, se consacrera activement au relèvement culturel du
Tatarstan et des autres régions musulmanes de Russie. Selon toute
vraisemblance, le militant bolchevik de 1918 ne se sentait nullement en
contradiction avec le militant panturc d'avant 1914. Le but, en effet, n’avait
guère changé : la revanche sur les oppresseurs étrangers et leurs agents
indigènes.
^Les diverses dénominations du journal permettent de suivre, dans une certaine mesure, les
multiples phases du travail d'organisation accompli par Mustafa Suphi. Présenté d'abord comme
l'organe du Commissariat central musulman (n** 1 à 7), le Yeni Dünya devint ensuite l'organe
des socialistes-communistes turcs (n9 8-9), des communistes turcs (n° 10), de l'organisation
turque du PC(b) russe (n° 11), de la section turque du Bureau central des Organisations
musulmanes du PC(b) russe (nos 12 à 25) et, enfin, de la section turque du Bureau central des
Organisations communistes des peuples d'Orient (n° 26). Cf. à ce propos N. A. Subaev, art. cit.,
pp. 63-64. Ces métamorphoses successives correspondent, bien entendu, aux diverses
transformations que Staline fit subir au Commissariat central musulman à partir du mois de
novembre 1918. 11 s'agissait, de la part du commissaire aux Nationalités, de faire échec aux
velléités autonomistes de l'équipe mise en place par Mulla-Nur Vahitov et de contraindre les
musulmans à rejoindre le PC(b) russe. Au printemps 1919, Staline avait définitivement gagné.
La création d'un Bureau central des Organisations communistes des peuples d'Orient, en
remplacement du Bureau central des Organisations musulmanes, permettait d'éviter toute
référence à l'Islam dans la dénomination de l'appareil dont dépendaient les musulmans de
Russie. On trouvera une étude détaillée de cette reprise en main stalinienne dans l'ouvrage de
A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, op. cit., pp. 126 sq.
2Le Yeni Dünya accordait une place importante aux écrits des dirigeants tatars du Commissariat
central musulman. On y relève notamment les signatures de Mulla-Nur Vahitov et de Galimdjan
Ibrahimov, un des intellectuels les plus féconds du Tatarstan. Parmi les cçllaborateurs turcs du
journal, N. A. Subaev {art. cit., p. 64) mentionne notamment H. Hüsnü, L. İsmet, M. Nazmi et S.
Vali.
3Yeni Dünya, 1, 1918, cité par Akdes Nimet Kurat, Türkiye ve Rusya. XVIII. yüzyıl sonundan
Kurtuluş savaşına kadar türk-rus ilişkileri. 1798-1919 (La Turquie et la Russie. Les relations
turco-soviétiques depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu'à la guerre de libération. 1798-1919),
Ankara, 1970, p. 433.
^Ibid., p. 678, qui cite in extenso la lettre adressée par Karahan, l'adjoint de CiCerin, à Galip
Kemali bey, en date du 23 mai 1918.
256 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Parmi les autres textes traduits et diffusés par la section de propagande extérieure, on doit
mentionner les célèbres "documents secrets au sujet du partage de la Turquie et de l'Iran" (tirés
à 10 000 exemplaires), une brochure de propagande. Les tâches du prolétariat dans notre
révolution (30 000 exemplaires) et un recueil de matériaux relatifs au programme du PC(b)
russe (40 000 exemplaires). Cf. à ce propos M. A. Persic, art. cit., p. 67.
2Ibid.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 257
profita pour rassembler, avec l'accord des dirigeants tatars, une dizaine
d’anciens prisonniers de guerre qui se trouvaient dans la région. Au cours de
cette première réunion des communistes turcs, qui se déroula dans une
atmosphère enfiévrée, il fut décidé de convoquer à Moscou un "congrès"
destiné à jeter les bases d'un parti ouvrier et paysan turc. Lors de la dernière
séance, le 25 juin, quatre agitateurs — Asım, Nihat, Şevket et Ibrahim —
furent chargés de parcourir les camps de prisonniers et d'y recruter des délégués,
de préférence parmi les individus sachant lire1.
Ainsi, dès la fin du mois de juin 1918, Mustafa Suphi avait réussi à
mobiliser autour de lui un certain nombre de militants. Bien que la quête de
ses émissaires dans les camps se fût avérée, dans l'ensemble, peu fructueuse, la
conférence de Moscou fut maintenue. Celle-ci, largement ouverte à toutes les
tendances révolutionnaires (socialistes, S-R de gauche, Bolcheviks, etc.) et
baptisée pour cette raison Première Conférence des socialistes-communistes
turcs2, s'ouvrit le 22 juillet 1918 et réunit vingt délégués venus de diverses
régions de Russie3. Mustafa Suphi avait également obtenu la participation
d'un certain nombre de représentants du Commissariat central musulman, du
parti bolchevik russe ainsi que des partis allemand, hongrois et roumain.
1Ibid., p. 60. Ces agitateurs avaient pour consigne de ne pas heurter les sentiments religieux de
leurs recrues et de s'adresser à eux en un langage simple et direct.
2Les "socialistes-communistes" turcs avaient emprunté leur étiquette aux musulmans tatars qui
avaient créé à Kazan’, en janvier 1918, un comité central des socialistes-communistes
musulmans. Cette dénomination permettait d'inclure tous ceux qui se réclamaient du socialisme,
pourvu qu'ils fussent prêts à collaborer avec les Bolcheviks.
3Cf. les travaux de E. F. Ludsuvejt, art. cit., et M. A. Persic, art. cit. Ce dernier donne les noms
des divers délégués qui participèrent à la conférence. Il y avait là Asım Necati (en provenance
d'Ivanovo), Şevket Mustafa (Rybinsk), Cevdet (Kazan’), Nusret Nihad (Kostroma), Hüseyin
Hüsnü (Nereht), İbrahim Ahmed (Jur’evsk), Halid Cevad (Ufa), Mehmed Cemil (Orel), Edhem
Necati (Moscou), Şevki Ahmed (Rjazan’), Ahmed Musa (Kazan’), Mustafa Suphi (qui
représentait U ral’sk), Abbas Halil (Caucase), Osman Hatat (Kazan’), Hasan Hüsnü
(Astrakhan), Arslan Tevfık (Moscou), Osifulah Kerim (Moscou). 11 y a tout lieu de croire que
la plupart de ces individus continuèrent à militer par la suite au sein du parti communiste turc.
On sait, par exemple, qu'Asim Necati fut élu membre du comité central du parti en septembre
1920. Cf. à ce propos Dr. Samih Çoruhlu (pseud, de A. N. Kurat), "İstiklal savaşında komünizm
faaliyeti" (L’activité communiste pendant la guerre d'indépendance), Yeni Istanbul, 11 juil.
1966. Hüseyin Hüsnü, qui était un des rédacteurs du Yeni Dünya, a peut-être représenté
l'organisation de M. Suphi au IIe Congrès du Komintern (juillet 1920). M. A. Persic (art. cit., p.
66) suppose par ailleurs que le militant de Moscou dont le nom est orthographié dans le
protocole de la conférence "Ethem Nedjati" était en réalité Ethem Nejat, un des éléments les
plus brillants du parti après 1919, mais il s'agit là vraisemblablement d'une erreur. Les divers
lieux de provenance que nous avons indiqués entre parenthèses correspondent, bien entendu, à
la dispersion géographique des camps d'internement des prisonniers turcs en Rusie.
258 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
Yeni Dünya, l'avait violemment attaqué pour avoir donné son appui à la
création d'une Armée rouge musulmane. Lors de la conférence, les critiques se
multiplièrent. Certains délégués, dont un provocateur à la solde de l'ambassade
ottomane, taxèrent Suphi d'opportunisme, d'autres lui reprochèrent de sacrifier
la rigueur doctrinale aux nécessités de l'action. Chacun prétendait imposer sa
propre conception du travail révolutionnaire. Dans ces conditions, il était
difficile d'aboutir à des choix concrets. La discussion sur le programme du
futur parti constituait un des points essentiels de l'ordre du jour. Les délégués
durent se contenter de proclamer leur accord de principe avec le programme du
parti communiste (bolchevik) russe, repoussant l'élaboration de leur propre
plate-forme à une réunion ultérieure. Cette réunion, prévue pour le mois de
novembre 1918, n'aura pas lieu et ce n'est qu'en septembre 1920, à Bakou, que
le programme du parti sera finalement adopté. Ils parvinrent cependant à
fonder, sur le papier tout au moins, un parti des socialistes-communistes turcs
et à désigner un comité central de cinq membres placé sous la présidence de
Mustafa Suphi. Ce comité fut chargé, en collaboration avec un Comité
d'agitation et de propagande qui lui fut adjoint, de coordonner l'action des
différents groupes dispersés à travers la Russie et de convoquer une nouvelle
conférence1.
^M. A. Persic (art. cit.) donne un bon résumé des débats de juillet 1918, mais il tend à gommer
divers antagonismes qui se manifestèrent au cours de la conférence. Pour un aperçu
relativement plus nuancé, cf. le travail de E. F. LudSuvejt, art. cit.
2Cf. à ce propos N. Subaev et F. Hamidullin, art. cit.f p. 73.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 259
1D'après N. Subaev et F. Hamidullin, ibid., p. 74, İhsan Saduli était un des membre de
l'organisation communiste turque de Kazan'. Spécialisé dans l'agitation et la propagande, il fut
notamment chargé, en décembre 1918, de bolcheviser les prisonniers de guerre turcs internés à
Saratov.
Cf. P. Broué, ed„ Premier Congrès de l'Internationale communiste, Paris, 1974, p. 268.
3Ali Yazidji (op. cit., p. 5) mentionne les "sections" de Moscou, Kazan', Samara, Saratov,
Rjazan’, et Astrakhan, mais laisse entendre que des groupes de communistes turcs se
constituèrent également dans d'autres villes.
4 N. Subaev et F. Hamidullin, art. cit., p. 74. D'après ces auteurs, la section de Kazan’ était
présidée par Osman Hatat, un des délégués à la Conférence de Moscou. Le secrétariat était
assuré par Rıza Bekiroğlu. Mustafa Suphi, pour sa part, aurait été nommé "commissaire" du
détachement militaire turc.
^D'après N. Subaev et F. Hamidullin, ibid., p. 75. Ces agitateurs furent envoyés d'abord en
Ukraine, puis en Crimée où Mustafa Suphi venait d'installer son état-major.
260 DU S O C I A L I S M E À L 1I N T E R N A T I O N A L ! S ME
1Cf. ibid., pp. 75-77. Le Collège scientifique fut démantelé au début de l'année 1919 par Staline,
en même temps que la plupart des autres organismes créés par Vahitov. Ceux de ses dirigeants
qui n'appartenaient pas au parti communiste furent contraints de fuir en Sibérie.
2C'est ce qui ressort ibid. Cf. également A. Sultan-Galiev, "Mustafa Subhi i ego rabota", art. cit.
5N. Subaev et F. Hamidullin, art. cit., p. 75.
4Cf. à ce propos A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, op. cit., pp. 126 sq.
5C'est du moins ce qui ressort du résumé de son intervention à ce congrès que donne N. Subaev,
art. cit., pp. 68-69. Mustafa Suphi fut notamment critiqué pour avoir baptisé son organisation
«parti des socialistes-communistes turcs». 11 se trouva dans l’obligation de désavouer la politique
de large ouverture à toutes les nuances du socialisme que les révolutionnaires turcs avaient
suivie jusque-là et dut proclamer son attachement à la plate-forme du PC(b) russe. On peut
supposer que les attaques lancées contre Mustafa Suphi et les autres militants turcs qui
participaient au congrès furent surtout motivées par le fait que ces hommes avaient
vigoureusement appuyé, au cours des mois précédents, les initiatives autonomistes de Mulla-
Nur Vahitov et Sultan Galiev.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 261
C'est dans cette ville que sera publié, le 20 avril 1919, le numéro 14 du
Yeni Dünya. L’organe des communistes turcs paraîtra en Crimée jusque vers le
début du mois de juin, d'abord à intervalles irréguliers, puis, à partir du 13
mai, en tant que quotidien. Au cours de cette période, Mustafa Suphi
s'efforcera de respecter les consignes d'apaisement données par les dirigeants
soviétiques et adoptera dans ses éditoriaux un ton conciliant vis-à-vis des
progressistes criméens. Parallèlement, cependant, le Yeni Dünya continuera de
diffuser une masse impressionnante de littérature révolutionnaire. Parmi les
documents les plus intéressants dont la traduction fut publiée à cette époque,
on doit surtout mentionner deux textes relatifs au Ier Congrès de
l'Internationale communiste : le célèbre "Manifeste" rédigé par Trotski et la
"Plate-forme" due à Buharin3.
1C'est du moins ce qui ressort du rapport présenté par M. Suphi au premier Congrès du parti
communiste turc tenu à Bakou en septembre 1920. Cf. "Türkiye komünist teşkilatı merkezi
heyetinin faaliyeti hakkında..." (Au sujet des activités du comité central de l'organisation
communiste de Turquie...), in 28-29 Kânùn-i sani 1921, op. cit., p. 56. Toutefois, les repères
chronologiques qui figurent dans ce texte apparaissent, d'une façon générale, peu fiables. C'est
ainsi, par exemple, que Mustafa Suphi situe sa présence en Crimée entre le 22 janvier et le 23
avril 1919 alors qu'en réalité les Bolcheviks n'avaient atteint Simferopol' que le 10 avril et que
le premier numéro du Yeni Dünya dans cette ville n'avait paru qu le 20 du même mois. Il semble
que Mustafa Suphi (ou le rédacteur du rapport ?) ait confondu l'occupation bolchevique de
1919 avec celle de 1918 qui, effectivement, ayant commencé vers le 20 janvier 1918 s'était
terminée à la fin du mois d'avril.
2Ibid., p. 56. Les indications données par M. Suphi sont confirmées par les documents
d'archives dont font état N. Subaev et F. Hamidullin, art. cit., p. 75.
3Le "Manifeste" fut publié dans les numéros 14 à 18 (20 avr. 1919 au 14 mai 1919) du Yeni
Dünya ; la "plate-forme" dans le n° 26 du 25 mai 1919. Cf. à ce propos N. Subaev, art. cit., p.
69.
4Cf. M. Suphi, "İkinci devir" (Deuxième période), éditorial du premier numéro criméen du Yeni
Dünya repris dans 28-29 Kânün-i sani 1921, op. cit., p. 43.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 263
1M. Suphi, "Türkiye komünist teşkilatı...", art. dt., p. 57. Husein Seyd, arrêté par les Anglais
alors qu'il se rendait d'Odessa à Istanbul, était peut-être un de ces émissaires. Cf. Archives du
Foreign Office, FO 371/5171, Rapport du SIS en date du 16 sept. 1920, ff. 122 sq.
2Cf. le texte de cet appel dans l'ouvrage de X. J. Eudin et R. C. North, Soviet Russia and the
East. 1920-1927. A documentary survey, Stanford, 1957, pp. 184-186.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 265
Quel fut au juste, dans ce contexte, le rôle joué par Mustafa Suphi ?
Envoyé à Taşkent par le pouvoir central, réquisitionné par la Turkestanskaja
komissija, il était censé lutter contre les "forces réactionnaires" et contre les
"parasites déguisés en communistes"1. Mais l'ancien militant panturquiste,
l’ancien collaborateur de Mulla-Nur Vahitov et de Sultan Galiev au sein du
Commissariat central musulman pouvait-il réellement considérer les
autonomistes turkestanais comme des ennemis ? Sa position était sans
conteste inconfortable. Il y a néanmoins tout lieu de penser que, profitant de
l'indécision dans laquelle flottaient les autorités locales, il appuya discrètement
les communistes indigènes. Nous disposons à cet égard d'un indice
significatif : dans ses mémoires, le leader du mouvement national bachkir,
Zeki Velidi Togan, qui avait été chargé par les djadid de plaider la cause
turkestanaise auprès de lénine, présente à plusieurs reprises Mustafa Suphi
sinon comme un ami, du moins comme une "personne sûre" en qui les
musulmans pouvaient avoir pleine confiance2.
1M. Suphi, "Türkiye komünist teşkilatı...", art. cit., p. 58. Il est à noter que ces expressions sont
assez vagues. Elles peuvent désigner aussi bien les djadid que les communistes russes qui
avaient mis en place au Turkestan, aux dires mêmes d’un des membres de la Turkestanskaja
komissija, un régime "d'exploitation féodale des larges masses de la population indigène par les
soldats russes de l'Armée Rouge, les colons et les fonctionnaires". (G. Safarov, cité par A.
Bennigsen et Ch. Lemercier-Quelquejay, La presse et le mouvement national chez les
musulmans de Russie avant 1920, Päris-La Haye, 1964, p. 269).
2Z. V. Togan, Hatıralar (Souvenirs), Istanbul, 1969, pp. 333 sq.
3M. Suphi, "Türkiye komünist teşkilatı...", art. cit., loc. cit. M. Suphi emploie une expression
ambiguë : "Nous avons participé aux activités du Comité Central..." Faut-il entendre par là qu’il
en fit partie ? Ou bien se contenta-t-il de conseiller ses camarades turkestanais ?
4Cf. les textes cités par X. J. Eudin et R. C. North, op. cit., pp. 160-161.
5Zizn* nacionaVnostej, 4 (61), 1920, cité par E. H. Carr, The Bolshevik Revolution. 1917-1923,
Harmondsworth, Penguin Books, 1969,1, p. 340. Il se peut que ce soit précisément par ce train
que Mustafa Suphi soit arrivé à Taşkent, dans la première quinzaine du mois de février 1920.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 267
4. L'étape décisive
^Halil pacha (1881-1957) était l'oncle d’Enver pacha. Il s'était rendu célèbre en capturant à Kut
al'amara, en Irak, le général Townshend avec une armée de 13 000 hommes. Interné par les
Anglais à Istanbul au lendemain de l'armistice de Moudros, il avait réussi à s'évader (août 1919)
et avait proposé ses services à Mustafa Kemal. Ce dernier l'avait chargé d'entrer en contact
avec les Bolcheviks pour le compte du mouvement national. Salih Zeki, ex-moutassarif de Zor,
est surtout connu pour avoir organisé, en 1916, l'extermination des populations arméniennes
regroupées dans sa circonscription. Quant au Dr. Fuat Sabit, il s'agissait d'un ancien militant des
"Foyers turcs" {türk ocağı). Expédié en Azerbaïdjan au lendemain du Congrès d'Erzurum
(juillet 1919) par Mustafa Kemal, il ne devait pas tarder à se rapprocher des Bolcheviks.
D'après un rapport adressé au Foreign Office (FO 371/5178, en date du 7 sept. 1920, ff. 190-
204), il avait été nommé en juin ou juillet 1920 à une "fonction officielle" à Kazan'.
268 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Küçük Tal’at, Tal’at le petit, que l'on surnommait ainsi pour le distinguer de Tal’at pacha,
l ’ex-Grand Vizir, avait fait partie du comité central de l'Union et Progrès. Arrêté par les
Anglais en 1918, en même temps qu'un certain nombre d'autres Unionistes, il avait réussi à
s'évader en août 1919. Il ne nourrissait aucune sympathie pour le communisme, mais il projetait
néanmoins de susciter une "révolution sanglante" en Anatolie, dirigée aussi bien contre le sultan
que contre le pouvoir kémaliste. Cf. à ce propos H. Bayur, art. cit., p. 634.
2Au début de l'année 1920, le capitaine Yakup avait assuré la direction de la Représentation
populaire de Turquie (FO 371/5178, f. 197). Par la suite, il avait fait partie du comité central de
l'organisation "communiste" créée par les Unionistes. En septembre 1920, lors du Congrès du
parti communiste turc (cf. infra), il apparaîtra comme un des principaux opposants à la ligne
définie par Mustafa Suphi.
3Cf. M. Suphi, "Türkiye komünist teşkilatı...", art. cit., pp. 59-61.
270 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
*Cf. A. M. Samsutdinov, art. cit., p. 232. Sur les 74 délégués présents, 32 seulement disposaient
d'une voix délibérative.
2Cf. à ce propos le témoignage de Şevket Süreyya Aydemir, Suyu arayan adam (L'homme à la
recherche de la source), Istanbul, 1965, pp. 207-208.
3En ce qui concerne la personnalité d'Ahmet Cevad Emre (1887-1961), qui sera par la suite un
des fondateurs de la linguistique "kémaliste", cf. ses propres souvenirs dans la revue Tarih
Dünyası en 1964-1965, où il se définit lui-même comme un "spéculateur" (il gagnait sa vie en
vendant des tapis). Cf. également N. A. Tepedelenlioğlu, "Ahmet Cevat Emre'nin Moskova
hatıraları dolayısıyla" (A propos des souvenirs de Moscou de Ahmet Cevat Emre), Tarih
Dünyası, 4-7, 1965.
4Le comité central se composait comme suit : Mustafa Suphi, Mehmed Emin, Nazmi, Hilmioğlu
Hakkı, le commandant İsmail Hakkı (celui-ci dirigeait l'organisation communiste turque de
Batoum ; il avait représenté le parti au IIe Congrès du Komintern), Ethem Nejat, Süleyman Nuri
(qui représentera le parti au IIIe Congrès du Komintern). Les délégués avaient en outre désigné
un certain nombre de "candidats” et de "remplaçants" : Hüseyin Said (un des deux émissaires
que M. Suphi avait envoyés en Turquie au printemps 1919, cf. supra, n. 57), Asım Necati (un
militant de vieille date : il avait participé à la conférence de juillet 1918 à Moscou), Selim
Mehmedoğlu, Süleyman Sami (un des principaux agitateurs du parti ; en juin 1920, il avait été
chargé d'entrer en contact avec les organisations communistes d'Ankara et d'Eskişehir), Lütfü
Necdet et İsmail Çitoğlu. Cf. Türkiye komünist fırkasının birinci kongresi (Le premier Congrès
du parti communiste de Turquie), Bakou, 1920, p. 107.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 273
Ml avait été annoncé dans le Yeni D ünya du 22 ju illet 1920. Nous retrouvons
approximativement le même plan dans les protocoles du Congrès, Türkiye komünist fırkasının
birinci kongresi, op. cit. Ces protocoles constituent une source de premier plan qui nous permet
de suivre d'assez près le déroulement des débats. 11 est utile d'en donner ici un bref sommaire
(a) Première séance : discours d'ouverture (Mustafa Suphi, Neriman Nerimanof, Mehmed
Emin, Ismail Hakkı) ; rapport d'Abid Alimov "sur la situation présente" (pp. 12-14) ; rapport du
délégué d'Erzurum, Cevad [Dursunoğlu] sur la situation en Anatolie (pp. 14-17). (b) Deuxième
séance : rapport de Mustafa Suphi sur les activités du comité central de l'organisation
communiste turque (pp. 17-35) ; rapport de la commission financière (p. 38). (c) Troisième
séance : discours de Hilmioğlu Hakkı sur la question coloniale (pp. 38-46) ; discours de Nazmi
sur la question nationale (pp. 46-50) ; rapport d'Ahmed Cevad sur la coopération (pp. 50-60) ;
exposé de Ziynetullah [Naşirvanov?] au sujet des associations et des unions ouvrières (pp. 60-
61). (d) Quatrième, cinquième et sixième séances, consacrées à la discussion du programme :
exposé introductif de Mustafa Suphi (pp. 62-68) ; préambule du programme rédigé par M.
Suphi (pp. 69-76) ; discussion du programme (prennent part à la discussion Mehmed Cevad,
Abid Alim, Yakub, Hilmioğlu Hakkı, pp. 77-86). (e) Sixième séance : rapports de Lütfü Necdet,
de Hilmioğlu Hakkı et d'Ethem Nejat sur les organisations communistes et le mouvement ouvrier
à Istanbul (pp. 98-99) ; résolutions concernant la jeunesse (pp. 99-102) ; proposition d'Ethem
Nejat et de Hilmioğlu Hakkı au sujet du regroupement des organisations communistes de
Turquie (pp. 102-103) ; exposé de la camarade Naciye au sujet du mouvement féministe en
Turquie (pp. 103-107). (f) Septième séance : élection du comité central (p. 107) ; propositions
d'ismail Hakkı concernant le travail d'agitation et de propagande en milieu rural (pp. 107-114) ;
discours de clôture (Mustafa Suphi, Pavloviè).
^Ibid., pp. 107 sq.
3Ibid., cf. notamment la discussion au sujet des tribunaux religieux, pp. 85-86.
274 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Ibid., pp. 38-46 en ce qui concerne le discours de Hilmioğlu Hakkı. Le texte de la résolution
proposée par M. Suphi figure dans 28-29 Kânûn-i sani 1921, op. cit., pp. 37-38.
2À notre connaissance, ce programme n'a pas été publié. Cependant les discussions qu'il suscita
au cours du Congrès nous éclairent largement sur son contenu. Ibrahim Topçuoğlu, Neden 2
sosyalist partisi. 1946 (Pourquoi 2 partis socialistes. 1946), Istanbul, 1977, III, pp. 450-458,
propose un texte qui semble passablement fantaisiste.
3A. M. Samsutdinov, art. cit., p. 235.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 275
l’époque qui nous occupe, Mustafa Kemal continuait de proclamer son attachement au
sultan khalife. Mais l'aile gauche de la Grande Assemblée avait élaboré en septembre 1920 un
projet de constitution qui ignorait résolument et le sultanat et le khalifat.
2Le Yeni Dünya du 22 juillet 1920 avait annoncé qu'il y aurait au Congrès de Bakou un délégué
pour 25 militants. Si l'on retient ce chiffre, on est obligé d'admettre — en tenant compte
seulement des 32 délégués disposant d'une voix délibérative — que le mouvement comportait
quelque 800 militants. Mais il y a tout lieu de supposer que le nombre réel de membres du parti
était de beaucoup inférieur à cette évaluation optimale.
276 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
5. Le retour en Turquie
C'est dans la seconde moitié du mois de juillet 1920 que fut établi le
premier contact entre l'organisation de Bakou et le Gouvernement d'Ankara. Le
19 juillet, Mustafa Kemal était avisé de l'arrivée à Trabzon de Süleyman
Sami, un des proches compagnons de Mustafa Suphi. Celui-ci était porteur
d’un bref message adressé au président de la Grande Assemblée nationale et il
avait pour mission de poser au Gouvernement d'Ankara les trois questions
suivantes : a) Les Bolcheviks seront-ils autorisés à créer en Anatolie une
organisation légale ; b) Quels sont les changements qu'il conviendra
d'apporter au programme bolchevik actuel pour pouvoir l'appliquer en Anatolie
; c) Quelles sont les vues de la Grande Assemblée nationale en ce qui concerne
l'application du programme bolchevik ? Par ailleurs, l'émissaire de Mustafa
Suphi était chargé de faire savoir aux autorités anatoliennes que l'aide
soviétique à la Turquie se ferait désormais par l'intermédiaire de l'organisation
de Bakou qui disposait, dans l'immédiat, de 50 canons, 70 mitrailleuses et 17
000 fusils1.
document a été publié par F. Tevetoğlu, Türkiye'de sosyalist ve komünist faâliyetler (Les
activités socialistes et communistes en Turquie), Ankara, 1967, pp. 221-223.
2K. Karabekir, op. cit., pp. 780-781.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 277
*Cf. le texte de cette lettre dans l'ouvrage de R. N. İleri, Atatürk ve komünizm (Atatürk et le
communisme), Istanbul, 1970, pp. 202-206. Il y a tout lieu de penser que Mustafa Suphi envoya
durant cette période plusieurs messages au président de la Grande Assemblée, mais ces
documents n'ont pas été retrouvés. Un rapport du Secret Intelligence Service (FO 371/5178, f.
234), en date du 28 oct. 1920, fait cependant état d'un télégramme adressé par Suphi à Mustafa
Kemal. Dans ce télégramme, le leader du parti communiste turc propose "l'établissement de
communications directes entre l'Anatolie et les forces bolcheviques du Caucase." Il annonce en
outre qu'un général soviétique (peut-être le général CebySev) a été chargé d'envoyer en
Anatolie une "mission de liaison", munie d'un "crédit" de 80 millions de roubles.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 279
À vrai dire, Mustafa Suphi et ses compagnons avaient fort mal choisi
leur date de retour en Turquie. Au moment même, en effet, où ils parvenaient
à Kars, les troupes kémalistes livraient de violents combats contre les bandes
de Çerkeş Edhem, un ancien partisan du Gouvernement d'Ankara qui s'était
retourné contre lui et qui se réclamait à présent du "bolchevisme" dans l'espoir
de regrouper autour de lui tous les éléments "extrémistes" opposés à Mustafa
Kemal2. Les démêlés avec Çerkeş Edhem venaient démontrer, s'il en était
besoin, que le "bolchevisme" — pris dans un sens très large — était
susceptible de constituer un dangereux facteur de désunion. Le pouvoir
national pouvait-il tolérer, dans ces conditions, un accroissement de
l'implantation communiste en Anatolie ? Certes non. Tandis qu'à Kars
Mustafa Suphi s'entretenait cordialement avec Kâzım Karabekir, la décision
des dirigeants turcs était déjà prise : il fallait à tout prix contraindre le groupe à
rebrousser chemin1.
ÎDans un télégramme daté du 2 janvier 1921, Kâzım Karabekir faisait savoir au gouverneur
d'Erzurum, Hamit bey, que le président de la Grande Assemblée et le ministre des Affaires
étrangères lui avaient demandé d'empêcher Mustafa Suphi et ses camarades de se rendre à
Ankara. Ce télégramme a été publié par H. Bayur, art. cit., p. 642.
2D'après un télégramme de K. Karabekir à Hamit bey, en date du 3-4 janv. 1921. Cf. ibid., pp.
643-644.
^Ibid., pp. 643-644.
4Ibid.t pp. 642-643.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 281
^La mort de M. Suphi et de ces camarades a été maintes fois contée. Cf. notamment la lettre
d'Ahmed Cevad à M. Pavloviô publiée par ce dernier dans Revoljucionnaja Turcija (La Turquie
révolutionnaire), Moscou, 1921, pp. 119-121. Voir également les divers textes rassemblées dans
28-29 Kânûn-i sani 1921, op. cit., Nâzım Hikmet en a donné une version romancée dans Les
romantiques, Paris, 1964, pp. 120-121. Outre Mustafa Suphi, Ethem Nejat et Hilmioğlu Hakkı,
ces diverses sources mentionnent, parmi les personnes assassinées au large de Trabzon, le
commandant İsmail Hakkı, Kâzım Ali et Şefik. On ne connaît pas le nom des autres victimes.
2K. Karabekir, op. cit., p. 1075 ; F. Kandemir, Atatürk'ün kurduğu Türkiye komünist partisi (Le
parti communiste turc créé par Atatürk), Istanbul, 1966, pp. 184-186 ; F. Tevetoğlu, op. cit., p.
255.
3K. Karabekir, loc. cit. Cf. également Sami Sabit Karaman, İstiklâl mücadelesi ve Enver paşa.
Trabzon ve Kars hatıraları. 1921-1922 (La lutte d'indépendance et Enver pacha. Souvenirs de
Trabzon et de Kars. 1921-1922), İzmit, 1949, p. 19.
BOLCHEVISMK ET O R I E N T 283
toutes les forces de la nation auraient dû être engagées dans la lutte contre
l'ennemi extérieur1.
À vrai dire, les explications fournies par Ali Fuad pacha n’étaient peut-
être pas totalement dénuées de fondement En dépit des recommandations du IIe
Congrès du Komintern, la "première génération" des communistes turcs avait
effectivement péché, de temps à autre, par excès d'activisme. Certains
militants anatoliens avaient notamment trempé dans la révolte de Çerkeş
Edhem, une révolte qui avait considérablement génê les forces kémalistes vers
la fin de l'année 1920.
propos des dénégations d’Ali Fuad pacha, cf. W. Z. Laqueur, Communism and nationalism in
the Middle East, New York, 1956, p. 211. Voir aussi G. S. Harris, The origins o f communism in
Turkey, Stanford, 1967, p. 94.
BAKOU, CARREFOUR RÉVOLUTIONNAIRE
1919-1920
1De nobreux travaux ont déjà été consacrés à cette organisation. Cf. notamment Mete Tunçay,
Türkiye'de sol akımlar (Les courants de gauche en Turquie), 3e éd., Ankara, Bilgi yay., 1978,
pp. 192-241 ; id.. Eski sol üstüne yeni bilgiler (De nouvelles informations sur l'ancienne
gauche), Istanbul, Belge yay., 1982 ; Paul Dumont, "Bolchevisme et Orient : le parti communiste
turc de Mustafa Suphi. 1918-1921", Cahiers du Monde russe et soviétique (cité infra CMRS),
XVIII, 4, oct-déc. 1977, pp. 377-409.
BAKOU, CARREFOUR RÉVOLUTIONNAIRE 287
1Cf. en particulier Public Record Office, FO 371/5171, ff. 96 sq., ainsi que FO 371/5178,
rapport en date du 7 sept. 1920, ff. 190-204.
288 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
À vrai dire, cette façon de voir n'était pas propre au groupe de Bakou.
Vers la même époque, Enver Pacha, qui se trouvait en exil à Berlin et qui
tentait de rassembler tout le mouvement unioniste autour de lui, nourrissait
des idées identiques. Son programme, résumé dans une lettre adressée en
décembre 1919 à Djemal Pacha, un autre dignitaire du mouvement, ne laisse
aucun doute quant à ses projets:
*Cité par Şevket Süreyya Aydemir, Enver Paşa, Istanbul, Remzi kitabevi, 1972, III, p. 520.
2Pour un aperçu d'ensemble sur l'histoire de cette organisation, cf. Paul Dumont, "La fascination
du bolchevisme : Enver Pacha et le parti des soviets populaires, 1919-1922", CMRS, XVI, 2,
avr.-juin 1975, pp. 141-166.
BAKOU, CARREFOUR RÉVO LUTIO NNAIRE 289
^ u r l'attitude des Kémalistes face aux Soviets au début de la guerre d'indépendance, cf. Paul
Dumont, "L'axe Moscou-Ankara. Les relations turco-soviétiques de 1919 à 1922”, CMRS,
XVIII, 3, juil.-sept. 1977, pp. 165-193 ; Stefanos Yerasimos, Türk-sovyet ilişkileri (Les relations
turco-soviétiques), Istanbul, Gözlem yay., 1979.
290 DU SO CIA LIS M E À L’INT ERN AT ION ALISM E
Cet accord assez fantaisiste, signé par des hommes qui, selon toute
apparence, n'étaient mandatés que par eux-mêmes, ne devait aboutir à rien de
concret. C'est là néanmoins un document fort intéressant dans la mesure où il
témoigne de l'état d'esprit qui régnait à cette époque dans certains cercles
nationalistes. À l'instar d'Enver Pacha et de ses partisans, Baha Sait était de
toute évidence prêt à faire beaucoup de concessions aux Soviets. En effet, dans
le texte qu'il avait signé, il ne s'agissait pas seulement de "socialiser" l'Islam,
il s'agissait tout bonnement d'adhérer, dans une certaine mesure, au
communisme. Les dirigeants turcs étaient chargés de promouvoir le régime des
soviets à travers les pays musulmans ; ils devaient consentir à la soviétisation
du Turkestan ainsi que de l'ensemble du Caucase et de la Transcaucasie ;
certains articles (notamment les deux premiers) semblaient même envisager la
soviétisation de 1Anatolie.
^On trouvera le texte intégral de cet accord dans Kâzım Karabekir, İstiklâl harbimiz (Notre
guerre d'indépendance), 2e éd., Istanbul, 1969, pp. 591-592.
2Dans un télégramme du 3 mars 1920 adressé à Kâzım Karabekir. Cf. ibid., p. 482.
3Cf. Paul Dumont, "L'axe Moscou-Ankara...", art. cit., p. 168.
BAKOU, CARREFOUR RÉV O LU TIO N NA IRE 291
comité Union et Progrès, mais tout en restant en rapport avec les dirigeants
unionistes en exil, ils s'étaient dans une large mesure ralliés au mouvement
kémaliste.
Dès leur arrivée à Bakou, conformément sans doute aux directives qui
leur avaient été données par Mustafa Kemal, ils s'étaient employés à entrer en
contact avec les bolcheviks. Leurs propositions étaient nettement moins
spectaculaires que celles des unionistes dont Baha Sait s'était fait le porte-
parole. Alors que ces derniers laissaient entendre qu'ils pourraient œuvrer à la
soviétisation générale du monde islamique, il semble qu'ils se soient
contentés, quant à eux, de promettre, au nom du mouvement national turc, de
reconnaître les soviets installés dans les différentes régions de l'ancien Empire
tsariste et d'apporter un appui à la soviétisation de la Transcaucasie, en
échange d'une substantielle aide morale et financière de la République des
Soviets. Dans l'optique kémaliste, il convient de le souligner, la soviétisation
des territoires transcaucasiens était loin de constituer un "cadeau" fait aux
Soviets. En fait, il s’agissait d'empêcher de la sorte l’encerclement de
l'Anatolie nationaliste par des forces hostiles et de créer une frontière
commune aux républiques soviétiques et au mouvement anatolien, de manière
à faciliter la lutte menée par ces deux nouveaux pouvoirs contre les puissances
impérialistes.
Cf. 'Tarihi mektuplar” (Lettres historiques), Tanin, 15 oct. 1944-1 avr. 1945. Voir aussi Kâzım
Karabekir, İstiklâl harbimizde Enver Paşa ve İttihat terakki erkânı (Enver Pacha et les
personnalités d'Union et Progrès dans notre guerre d'indépendance), Istanbul, 1967.
292 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
İSur ce parti officiel, cf. par ex. P. Dumont, "La révolution impossible. Les courants
d'opposition en Anatolie. 1920-1921", CMRS, XIX, 1-2, janv.-juin 1978, pp. 143-174.
2K. Karabekir, op. cit., pp. 573-576.
BAKOU, CARREFOUR RÉV O LU TIO N NA IRE 293
^our un aperçu cursif sur ces négociations, cf. P. Dumont, "L'axe Moscou-Ankara...", art. d u
pp. 170-17İ. Cf. également Stefanos Yerasimos, op. dt.
294 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
^ u r M. Suphi et ses activités avant son arrivée à Bakou, voir R Dumont, "Bolchevisme et
O rient...",art. cit.
BAKOU, CARREFOUR R ÉV O LU TIO N NA IRE 295
1Mustafa Suphi, "Türkiye komünist teşkilatı merkezi heyetinin faaliyeti hakkında" (Au sujet des
activités du comité central de l'organisation communiste de Turquie), in 28-29 Kânun-i sani
1921 Karadeniz kıyılarında parçalanan Mustafa Subhi ve yoldaşlarının ikinci yıl dönümleri (28-
29 janvier 1921. Deuxième anniversaire de la mort de Mustafa Suphi et de ses camarades sur
les bords de la mer Noire), Moscou, 1923.
2Ibid., pp. 59-61.
296 DU SOCIALISME À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
Bien qu'ayant conservé, à peu de chose près, la structure qui avait été
mise en place par ses anciens dirigeants, l'organisation de Bakou se présentait
désormais sous des traits beaucoup plus sérieux que par le passé. La confiance
que lui accordaient les dirigeants soviétiques y était certainement pour
beaucoup. Mustafa Suphi jouissait d'un tel crédit qu'il allait même bientôt être
en mesure de faire savoir à Mustafa Kemal que c'est par son organisation que
transiterait l'aide de la République des Soviets au gouvernement anatolien1.
3. La clarification
1D'après un document datant de juillet 1920, cité par Fethi Tevetoğlu, Türkiye'de sosyalist ve
komünist faaliyetler (Les activités socialistes et communistes en Turquie), Ankara, 1967, pp.
221-223.
2FO 370/5171, ff. 146-150.
BAKOU, CARREFOUR RÉVO LUTIO NNAIRE 297
^Le premier Congrès des peuples de l'Orient, rééd, en facsimilé, Paris, François Maspero, 1971,
pp. 45-76.
298 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
^Ibid., p. 46.
2Ibid., p. 108
3Ibid., p. 111.
BAKOU, CARREFOUR R ÉV O LUTIO NNAIRE 299
L’ordre du jour de cette réunion avait été fixé, en fait, dès le mois de
juillet1. Le comité central devait présenter un rapport général, un rapport sur le
programme du parti et une ''déclaration" au sujet de la question nationale et
coloniale. Les organisateurs avaient prévu en outre un débat sur le mouvement
révolutionnaire russe et un rapport sur les organisations ouvrières et les
coopératives. Enfin, les différentes sections locales avaient été chargées de
préparer un bref exposé sur la situation de leurs zones respectives.
Lors du congrès, cet ordre du jour fut intégralement maintenu, mais les
délégués abordèrent également un certain nombre d'autres problèmes1. Ijsl
question religieuse, en particulier, revint à plusieurs reprises sur le tapis. La
plupart des délégués attachaient une grande importance au maintien des
traditions islamiques. Certains d'entre eux s'opposèrent vigoureusement à la
politique de laïcisation de l'appareil administratif et judiciaire proposée par le
programme du parti. Bien qu'il eût adopté pour l'occasion un ton éminemment
conciliant, Mustafa Suphi eut du mal, semble-t-il, à les persuader de
l'innocuité des mesures envisagées. Fait significatif, à l'exception d'un alinéa
réclamant l'abolition du khalifat, tout ce qui pouvait choquer les esprits
religieux fut soigneusement gommé des divers textes qui furent soumis à la
ratification des délégués pendant le congrès.
^ o u s sommes assez bien renseignés sur le déroulement de cette réunion, grâce aux protocoles
qui en ont été publiés sous le titre Türkiye komünist fırkasının birinci kongresi (Le premier
Congrès du parti communiste de Turquie), Bakou, 1920.
2I b i d pp. 38-46 en ce qui concerne le discours de Hilmioğlu Hakkı. Le texte de la résolution
proposée par M. Suphi figure dans 28-29 Kânûn-i sani 1921, op. cit., pp. 37-38.
BAKOU, CARREFOUR RÉVO LUTIO NNAIRE 301
* *
on peut supposer que ceux qui servirent d'instrument agirent soit pour le
compte des kémalistes, soit, plus vraisemblablement, pour celui de quelque
organisation unioniste.
Il nous reste à dire ce qu'il advint de Küçük Tal'at et des autres éléments
douteux exclus du parti à l'époque du congrès ou dans les semaines qui le
précédèrent. Car, pour eux non plus, l'histoire ne s'arrête pas en septembre
1920.
1Rapport reproduit dans Kâzım Karabekir, İstiklâl Harbimizde Enver Paşa, op. c i t pp. 41-47.
2Ce programme est reproduit dans Mete Tunçay, ed.. Mesaî. 1920 Halk şuralar fırkası program
(Travail. 1920. Programme du parti des soviets populaires). Ankara, 1972.
BAKOU, CARREFOUR R ÉVO LUTIO NNAIRE 303
doctrinale qui fût spécifiquement turque et qui tînt compte du fait national
comme du fait religieux. C’est ainsi qu'ils assimilaient sans hésitation
l'enseignement de l'Islam au socialisme, qu'ils présentaient l'indépendance
nationale comme une étape indispensable dans la voie de l'internationalisme et
qu'ils spéculaient sur l'absence des classes sociales en Turquie, décrivant une
société idéale basée sur la collaboration entre les différents corps de métier.
^En ce qui concerne l’histoire de ce parti, cf. P. Dumont, "La fascination du bolchevisme...",
art. cit.
Cf. notamment l'ouvrage de J. Castagné, Les Basmatchis. Le mouvement national des indigènes
d'Asie Centrale, Paris, 1925.
304 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Cf. à ce propos M. Tunçay, Türkiye'de Sol Akımlar (Le mouvement de gauche en Turquie),
2e éd., Ankara, Bilgi yay., 1967, p. 45.
2Le texte intégral de ce rapport a été publié pa G. Haupt, "Le début du mouvement socialiste en
Turquie", Le mouvement social, n° 45, oct.-déc. 1963, pp. 136-137.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 307
*Dans le journal Söz (La parole). Ce document est reproduit par Tarık Z. Tunaya, Türkiye'de
Siyasi Partiler. 1859-1952 (Les partis politiques en Turquie. 1859-1952), Istanbul, 1952, pp.
465-467. L'organe du Parti socialiste en Turquie, L'İdrak (La compréhension) publiera dans son
premier numéro en date du 28 avril 1919 un texte légèrement différent. Cf. à ce propos Fethi
Tevetoglu, Türkiye'de Sosyalist ve Komünist Faâliyetler. 1910-1960 (Les activités socialistes et
communistes en Turquie. 1910-1960), Ankara, 1967, pp. 73 et sv.
2Cf. M. Tunçay, op. cit.f p. 30.
308 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
1C'est ainsi, par exemple, que Vİdrak du 1er juillet 1919 dénoncera vigoureusement un projet
visant à augmenter l'emprise du capital étranger sur la compagnie de navigation Seyri Sefain.
2 Les numéros de juillet 1919, les seuls que nous ayons pu consulter, abondent en élans
nationalistes. On ne peut manquer d'être frappé, en particulier, par l'outrance cocardière d'une
série d'articles intitulée "İzmir'i Unutmadık" (Nous n'avons pas oublié Smyrne).
3D'après un rapport adressé par H. Hilmi à la IIe Internationale, cf. G. Haupt, op. cit., p. 137.
Nous ne disposons que de fort peu de données sur ces comités socialistes d'Anatolie. Nous
savons cependant que le 26 juin 1919, le mutassarif d'Eskişehir avait fait arrêter une trentaine
d'agitateurs "bolcheviks". On peut supposer que ces individus étaient en réalité des militants du
Parti socialiste de Turquie {FO, 371/4142, rapport en date du 28.VI. 1919, ff. 231-232).
Quelques temps après, en septembre 1919, d'autres arrestations eurent lieu à Konya {Service
historique de l'armée de terre, dorénavant S H AT, 20 N 168, dossier 9, pièce 25, en date du
13.IX.1919).
4C'est grâce à une note figurant en tête d'une brochure intitulée Statut et programme modifiés du
Parti Socialiste de la Turquie, Constantinople, 1921, que nous connaissons la date de ce premier
congrès. Cf. par ailleurs Zeki Cemal "Memleketimizde Amele Hareketleri Tarihi" (Histoire des
mouvements ouvriers dans notre pays), Meslek, n°22,12.V.1925, pp. 14-15.
5Citons encore les noms de Şevket Mehmet Ali (Bilgisin) et de Hasan Sadi (Birkök), qui
venaient l'un et l'autre de rentrer de Suisse, où ils avaient fait leurs études et qui représentaient,
semble-t-il, en compagnie de leur camarade Mustafa Fazıl, l'aile "doctrinale" du Parti. Cf. à ce
propos M. S. Çapanoğlu, Türkiye'de Sosyalizm Hareketleri ve Sosyalist Hilmi (Les mouvements
socialistes en Turquie et Hilmi le socialiste), Istanbul, 1964, p. 61.
6Statut et programme modifiés.. op. cit., p. 2.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 309
Aussitôt après ce congrès, Yİdrak fut suspendu par les autorités turques
pour avoir publié une proclamation demandant la démission du gouvernement
de Damad Ferid pacha1. Bien que Hüseyin Hilmi se fût empressé de solliciter
la permission de faire reparaître son journal, il ne put obtenir gain de cause et
dut se résigner à se passer d'organe de presse2.
"... Établir une véritable égalité parmi les hommes, procurer aux
pauvres le bonheur et la prospérité, telles sont les nobles visées qui
inspirent notre doctrine, laquelle est en même temps un guide moral et
politique.
1Cette proclamation, publiée dans Vldrak du 22 juillet 1919, était signée non seulement par le
Parti socialiste de Turquie mais encore par une dizaine d'autres partis d'opposition. Il est
cependant curieux de constater que l'organe de Hüseyin Hilmi fut, parmi tous les journaux
d'Istanbul, le seul à prendre le risque de s'en prendre ouvertement au gouvernement. Dans le
même numéro de Vldrak,, occupant toute la première page, nous trouvons une violente diatribe
contre Damad Ferid pacha.
2Les tribulations de 1'İdrak font l'objet d'une longue lettre en date du 7 décembre 1921 adressée
par le Haut-commissaire britannique H. Rumbold au Commandant en chef des forces
d'occupation. À en croire ce document, FO, 371/6577, ff. 190 et sv., il semble que Hüseyin
Hilmi ait réussi à obtenir des autorités alliées la permission de publier à nouveau son journal.
Mais le gouvernement ottoman aurait fait échec à cette décision en traduisant le leader
socialiste devant la Cour martiale. Après avoir purgé une brève peine de prison (au début de
l'année 1920 ?), le leader socialiste tenta à plusieurs reprises d'ébranler la sévérité de ses
censeurs (en mai et en septembre 1920, en mars 1921), mais ni les autorités ottomanes, ni la
censure inter-alliée ne se laissèrent apitoyer. Il ressort néanmoins de la lettre de Rumbold que
Vİdrak, bien qu'interdit, reparut par intermittence jusque vers la Fin de l'année 1919 ; mais ces
numéros semi-clandestins n'ont apparemment laissé aucune trace dans les bibliothèques et les
dépôts d’archives de Turquie.
3SHAT', 20 N 200, SR de Constantinople en date du 13 septembre 1919. L'auteur de cette note
d'information cite un article paru dans le journal Ehali (Le peuple), publié à Andrinople. À en
croire cet article, le président du club socialiste d'Andrinople était un certain Mehmed Ragib
bey.
310 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
(...) Notre parti, prenant en considération les intérêts des ouvriers et des
pauvres, s'emploie à assurer les mesures les plus rapides et les plus
propres à résoudre les questions de ravitaillement et de logement qui ont
pris une forme des plus inquiétantes ; à faire augmenter les salaires des
ouvriers ; à préparer les moyens qui leur permettront de vivre avec plus
de confort, et dorénavant, il se dressera de toutes ses forces contre les
oppressions et les abus de toutes sortes.1"
Ce qui, dans cette affaire, devait surtout retenir l'attention des autorités
françaises, c'est que le commandant de la police interalliée, le Colonel
Maxwell, avait refusé d'intervenir pour "protéger la liberté de travail" des non-
grévistes. Le deuxième bureau ne tarda pas à en déduire que les autorités
anglaises étaient de connivence avec Hilmi. Ce dernier avait-il réellement reçu
des subsides du Gouvernement de Sa Majesté pour fomenter des troubles
contre les intérêts français en Turquie ? Cette accusation revient constamment
dans les rapports des agents de renseignements français. La chose n'a rien
d'invraisemblable car, on le sait, les puissances occupantes étaient loin de
s'entendre et n’hésitaient pas, le cas échéant, à se livrer à des machinations
hostiles les unes contre les autres3. Mais on peut également avancer une autre
hypothèse. II y a tout lieu de penser, en effet, que les relations que le leader
socialiste entretenait avec un certain nombre d'officiers britanniques étaient
tout simplement basées sur une communauté de convictions politiques. Nous
disposons à cet égard d'un document significatif, qui mérite d'être largement
cité. Il s'agit d'une lettre adressée par Hilmi, vers la fin du mois de mars 1921,
au capitaine Benett, chef du service de renseignements anglais de Péra (un des
quartiers d'Istanbul) :
"... Tu ne peux pas t'imaginer comment j'ai été blessé au cœur avec
ton départ soudain ; mes regrets augmentent de ce que n'ayant pas été
avisé je n'ai pas eu l'honneur de t'embrasser fraternellement le jour de
^SHAT, 20 N 168, dossier 4, pièce 44 en date du 19 mai 1920. Cf. également 20 N 140
(Bulletins de renseignements des armées alliées en Orient), note d'information du 22 mai 1920.
2SH ATt 20 W 168, loc. cit. Notons au passage que le lieutenant Rollin avait une assez haute
opinion du leader du Parti socialiste : "Hilmi bey n'est pas pas un individu qui marche par
ambition ou par appât du gain. Sondé par la compagnie, il s'est montré rebelle à toute
transaction. Il paraît vraiment convaincu et rentre dans la classe de théoriciens dangereux."
3Cf. en particulier les documents du SHAT déjà cités. Cf. également 20 N 69 dossier 4, pièce
18, note d'information du 5 septembre 1920. Les autorités britanniques ne manqueront pas de
démentir ces bruits. Nous disposons à cet égard de plusieurs lettres adressées en septembre
1921 par le général Harington au Haut-Commissaire H. Rumbold (FO, 371/6577, ff. 138 et sv.)
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 313
Tu ne sais pas comment nous sommes torturés par les Sociétés des
Tramways et d'Electricité qui ne veulent pas appliquer promptement et
intégralement nos derniers accords malgré leur engagement officiel et
par écrit.
^Ce document — non daté — nous a été communiqué par Georges Haupt. Une autre lettre,
datée du 30 mars 1921, semble avoir été envoyée vers le même moment, mais H. Hilmi y
adopte un ton nettement plus officiel : "Monsieur Benett, capitaine de l'armée anglaise. Le Parti
socialiste de Turquie qui avait trouvé en vous son plus grand protecteur et ressuscitateur (sic !)
considère comme un devoir noble et consciencieux de vous exprimer sa reconnaissance
sincère et de vous présenter ses remerciements chaleureux en souhaitant votre prompt retour."
2À partir de l'automne 1921, le Foreign Office sera harcelé de "questions parlementaires". C'est
ainsi, par exemple, que le Colonel Wedgewood accusera la police inter-alliée de favoriser le
capital au détriment des masses laborieuses (FO, 371/6577, question parlementaire du 31
octobre 1921). À chaque fois, les autorités britanniques de Constantinople s'efforceront de se
disculper en mettant l'accent sur leur totale impartialité.
314 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
1AMAE, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 94, ff. 155 et sv., note d'information en date
du 13.X3.1920. Cf. également M. S. Çapanoğlu, op. cit., pp. 70 et sv.
2AMAE, Série E, Levant, 1918-1929, Turquie, vol. 94, loc. cit.
3AMAE, Série E, Levant 1918-1929, vol. 94, ff. 231-232, note d'information du 5.XI.1920.
4Dans un autre passage de la lettre citée supra.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 315
Mombelli, il s'efforçait d'être "impartial", mais il n'en était pas moins excédé
par les continuelles exigences de Hüseyin Hilmi1.
^C'est ainsi, par exemple, qu'il fit savoir aux Hauts-Commissaires Alliés, le 3.X.1921, qu'il avait
mis Hilmi en demeure "d'obéir à la loi" et de renoncer aux diverses grèves que son parti
projetait d'organiser (SHAT; 20 N 1106).
2D'après les dossiers du FO et du SHAT cités supra, note 33. Cf. également O. Sencer, op, cit.,
p. 255. La grève des wattmans du 29 septembre fut provoquée, semble-t-il, par l'embauche
d'une vingtaine d'élèves-wattmen et le refus de la Société de réengager les anciens wattmen qui
avaient dû quitter leur service à la suite d'obligations diverses. Nous ne connaissons pas les
motifs du débrayage des employés de la Compagnie Seyr-ü Sefain. Ce fut peut-être une grève
de solidarité.
318 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
que tous ceux qui ne reprendraient pas leur service le lendemain à midi seraient
licenciés. À l'expiration de cet ultimatum, la grève était terminée1.
Il semble que cette nouvelle équipe ait réussi à enrayer, pendant quelque
temps, la désagrégation de l'organisation. À en croire un rapport adressé par
Şakir Rasim au Général Charpy, commandant des troupes d'occupation
française, vers le milieu du mois de mai 19224, le Parti socialiste regroupait
encore à cette époque plusieurs corps de métiers : ouvriers des tramways, du
funiculaire et de l'électricité ; mahonniers ; employés des bateaux de la Come
d'Or ; typographes ; ouvriers de la fabrique de chaussures de Beykoz ; ouvriers
du Feshane (manufacture d'État spécialisée dans la fabrication des fez). Cette
clientèle, évaluée à plus de 3 000 adhérents — chiffre discutable assurément —
avait participé à la manifestation du Premier Mai (organisée cette fois à
l’extérieur de la ville) en réclamant du pain et les "trois huit" : huit heures de
travail, huit heures de repos et huit heures de sommeil.
1Cette longue grève a fait couler beaucoup d'encre. L'épais dossier conservé à Vincennes
(SHAT, 20 N 1106) permet de suivre le déroulement du conflit au jour le jour, et presque heure
par heure. La presse d'Istanbul nous fournit, elle aussi, de nombreuses données. Le Bosphore
notamment, un organe francophile, consacra de nombreux articles au conflit. Voici, par
exemple, puisée dans le numéro du 4.II.1922, une information intéressante : "Des milliers de
personnes sans travail s'étaient rassemblées hier dans les rues avoisinant le local de la Société
des Tramways à Galata. Celle-ci a enregistré deux à trois mille employés...'' Même son de
cloche dans te numéro du lendemain : "Le nombre des grévistes qui demandent à reprendre le
travail augmente journellement. D'autre part une foule considérable, parmi lesquels des
fonctionnaires, des militaires, des étudiants, etc., entoure les bureaux de la Société. Tout le
monde demande à être engagé. La Société a dû installer un second bureau d'inscription à
Bechiktache."
2D'après une lettre du Colonel Gribbon à l'Attaché militaire auprès du Haut-Commissariat
britannique en date du 6.IV.I922, FO, 371/7921, ff. 18-19.
^Le Bosphore, 15.III.1922, p. 3, col. 3.
4SHAT, 20 N 1105, lettre datée du 16.V.1922.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 319
mois de juin 1922. Elle fut provoquée par Hüseyin Hilmi qui, libéré par les
autorités françaises, entendait reprendre la direction du Parti. Comme Şakir
Rasim, appuyé par une grande partie des militants, refusait de se démettre,
l'ancien président avait fini par porter l'affaire devant le ministère de l'Intérieur,
alléguant que les élections faites lors de sa détention avaient été illégales. Le
12 juin, fort du soutien de la direction générale de la police, il put reprendre
possession de son poste de leader. Mais le conseil d'administration élu en mars
était décidé à ne pas céder. Le jour même de la réintégration de son
prédécesseur, Şakir Rasim annonça la création d'une nouvelle organisation, le
"Parti socialiste indépendant" {Müstakil Sosyalist Fırkası)1. Cette scission
entraîna aussitôt la désintégration du Parti. Les travailleurs de la Société des
Tramways adhérèrent en masse à l'organisation de Şakir Rasim. Une partie des
employés des compagnies maritimes se regroupèrent au sein du "Parti
socialiste ouvrier de Turquie" {Türkiye İşçi Sosyalist Fırkası), une
organisation réformiste nouvellement créée par un maître tailleur, un certain
Namık, qui avait réussi, semble-t-il, à se faire cautionner par la IIe
Internationale2. Les autres corps de métier se dispersèrent, retrouvant leur
indépendance ou rejoignant les autres associations ouvrières d'Istanbul.
Personne ne voulait continuer à subir la dictature de Hüseyin Hilmi. Abattu
par les médisances, les grèves ratées, les difficultés financières, le pionnier du
socialisme turc se retrouva seul, avec "pas un sou dans la caisse", comme au
lendemain de l'armistice de Moudros. À en croire un document datant du mois
d'août 1922, le Parti socialiste de Turquie ne consistait plus à cette époque,
"qu'en une table et une chaise"3.
2. Le Parti social-démocrate
^Sosyalizm. En mühim ve herkes için mütalâası elzem bir mesele-i hayatiyedir (Le socialisme.
Une question vitale qui doit retenir l’attention de tout le monde), Istanbul, 1920.
2Cf. par exemple A. D. Novichev, "Rabochee i sotsialisticheskoe dvizhenie v Stanbule v gocti
natsional'no osvoboditernoy bor'bî (1918-1923 gg)", Problemi' istorii naisionaVno
osvoboditel'nogo dvizhenia v stranakh Azii, Leningrad, 1963, pp. 119-120.
322 DU S O C I A L I S M E À L’I N T E R N A T I O N A L I S M E
1C'est du moins ce qu'il prétendra lui-même par la suite, peut-être pour se justifier. Cf. à ce
propos son article intitulé "Edhem Nejad Arkadaş" (Le camarade Edhem Nejad), dans 28-29
Kanun-u sani 1921. Karadeniz kıyılarında parçalanan Mustafa Subhi ve yoldaşlarının ikinci yıl
dönümleri (28-29 Janvier 1921. Deuxième anniversaire de la mort de Mustafa Suphi et de ses
camarades assassinés sur les bordes de la Mer Noire), Moscou, 1923, p. 73.
2M. Tunçay, op. cit., p. 59. On retrouve les mêmes thèmes dans le programme du parti, cité par
T. Z. Tunaya, op. cit., p. 423.
3D'après un document cité par M. Tunçay, op. cit., p. 59.
4T. Z. Tunaya, op. cit., p. 424 ; F. Tevetoğlu, op. cit., p. 68.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 323
bien qu’affaiblie, survécut à cette crise. Ce n'est que vers le milieu de l’année
1920 qu'elle commença à dépérir réellement. D'après un rapport des services de
renseignements français, le Parti social-démocrate ne représentait plus, en
novembre 1920, qu’une "institution à caractère commercial" qui vivotait grâce
à des représentations théâtrales et à des quêtes. Les services du ministère des
Finances venaient de découvrir un "trou" de 800 livres dans sa caisse et une
enquête avait été ouverte1.
1AMAE, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 94, note d'information en date du 13.XI.1920,
f. 157.
2D'après F. Tevetoğlu, loc. ciî., qui transcrit une information parue dans YAlemdar du 24.1.1921.
3Cette liste figure en annexe d'une lettre adressée par Şakir Rasim au Général Charpy le
16.V.1922 (SHAT, 20 N 1105). D'après ce document, la manifestation du Premier Mai avait été
dominée, comme l'année précédente, par le Parti socialiste de Turquie. Mais Şakir Rasim
mentionne par ailleurs la participation des organisations suivantes : le Parti social-démocrate, le
Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, l'Association ouvrière de Turquie, l'Union
internationale des travailleurs et les Hentchak arméniens.
4D'après un document conservé dans les archives de l'Institut d’histoire de la révolution turque
(Türk İnkilap Tarihi Enstitüsü, Ankara), cité par M. Tunçay, op. cit., p. 60.
324 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Cf. par exemple le rapport de Hilmioglu Hakkı publié dans les protocoles du premier congrès
du Parti communiste turc réuni à Bakou, Türkiye Komünist firkasının birinci kongresi, Bakou,
1920, p. 90. C'est un document du SR marine qui nous apprend que cette union était dirigée par
Sadık Ahi (SHAT, 20 N 167. rapport du Lieutenant Rollin en date du 19.XL1919, dossier 1,
pièce 67).
2L’organisation berlinoise était animée notamment par Ethem Nejat et İsmail Hakkı, tous deux
étudiants en pédagogie, futurs fondateurs, l'un et l'autre, du Parti communiste turc. Les autres
éléments du groupe allaient par la suite s'éloigner du socialisme : Mümtaz Fazlı (Taylan)
deviendra un des plus gros industriels des années d'après-guerre ; Mehmet Vehbi (Sandal) et
Ali Nizami (Nizamettin Ali Sav) s'orienteront vers l'enseignement supérieur et militeront au sein
du Parti républicain ; Vedat Nedim (Tör), après avoir participé aux activités du Parti
communiste turc jusqu'en 1927, fera une brillante carrière dans l'administration kémaliste ; le
peintre Namık İsmail sera porté à la présidence de l'Académie des Beaux-Arts d'Istanbul ;
Ilhami Nafiz (Pamir) deviendra directeur général d'une importante banque d'État ; Nurullah
Esat (Sümer), enfin, détiendra pendant un temps le portefeuille de l'Économie et des Finances et
sera le premier directeur général de la Süm erbank créée en 1933 en vue de stimuler le
développement économique de la Turquie nouvelle.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 325
chez l'un d'entre eux, le peintre Namık İsmail. Bientôt, sous l'influence d'un
nouveau venu, le Dr. Şefik Hüsnü, ils décidèrent de travailler à ciel ouvert et
entreprirent les formalités requises pour obtenir la légalisation de leur
organisation.
Celle-ci prit le nom de "Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs de
Turquie" (Türkiye İşçi ve Çiftçi sosyalist fırkası). L'adjonction du terme
"socialiste" à l'ancienne étiquette du groupe visait sans doute à éviter toute
confusion avec les diverses associations professionnelles d'agriculteurs et
d'ouvriers qui ne cessaient, vers la même époque, de proliférer à Istanbul.
Pourtant son programme semblait a priori tout aussi attrayant que celui
du Parti socialiste de Turquie : la journée de huit heures, la fixation d'un
salaire minimum, l'interdiction du travail des enfants, l'octroi d'un jour de
repos par semaine, l'abolition de la dîme, la création de coopératives dans les
villages, la "nationalisation" des moyens de transport, des mines, des forêts et,
d'une manière générale, de toutes les sources de richesse, etc2. Mais, à plate-
1La participation des militants du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs à la manifestation
du Premier Mai 1921 est mentionnée par R. P. Kornienko, Rabochee dvizhenie v Turtsii 1918-
1963 gg., Moscou, 1965, p. 36, qui cite une brochure de propagande intitulée TKP doğuşu,
kuruluşu, gelişme yolları. Türkiye Komünist partisi tarihinden sayfalar (Naissance, fondation et
développement du PCT. Pages tirées de l’histoire du Parti communiste turc).
2Le programme du parti fit, en novembre 1919, l'objet d'un long exposé dans les colonnes du
quotidien îfham. Voici notamment ce que déclarait Sadık Ahi au journaliste qui l'interrogeait :
"... D'aucuns parmi nous prétendent qu’il n'y a pas en Turquie de différence de classes et que,
par conséquent, l'existence d'un parti socialiste n'est point nécessaire. Or, nous soutenons le
contraire. La différence de classes existe chez nous ; c'est elle qui a justement donné naissance
parmi nous au socialisme (...) Notre programme est conforme aux programmes des partis
socialistes les plus réputés ; nous y avons pourtant introduit de nombreuses modifications suivant
les exigences locales du moment (...) Pour ce qui est des questions économiques, la durée
maximum du travail doit être de huit heures par jour, le repos hebdomadaire doit être admis et
un salaire minimum fixé ; les enfants ne doivent pas travailler ; des assurances doivent être
établies contre les maladies, les accidents et la vieillesse des ouvriers ; le système de la dîme qui
est pour les paysans plus pernicieux que les maladies et la guerre doit être aboli ; des
coopératives doivent être constituées dans les villages ; toutes les sources de richesses, c'est-à-
dire les moyens de production tels que moyens de transport, mines, forêts, fleuves doivent être
nationalisées ou pour mieux dire affectées à la collectivité. L'État seul doit avoir le droit du
monopole. L'État doit aussi se charger d'une façon gratuite de toutes les charges se rapportant à
l'état sanitaire de la population..." Nous citons ce texte d'après la traduction du service de
renseignements de la Marine (SH AT, 20 N 167, dossier 1, pièce 67, rapport en date du
19.XI.1919).
326 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
1"Yarınki Proletarya" (Le prolétariat de demain). Kurtuluş, n°2, 20 octobre 1919, pp. 17-21;
"Bugünkü Proletarya ve Sınıf Şuuru" (Le prolétariat d'aujourd'hui et la conscience de classe).
Kurtuluş, n° 3,20 novembre 1919, pp. 45-47.
2 "Bügünkü Ibtidai mekteblerimiz" (Nos écoles primaires d'aujourd’hui), Kurtuluş, n° 2, 20
octobre 1919, pp. 32-34 ; "Sosyalizm ve ferdiyetçiler" (Le socialisme et les individualistes).
Kurtuluş, n° 3, 20 novembre 1919, pp. 48-51 ; "Serseriler, Terbiye, Sermaye" (Les vagabonds,
l'éducation, le capital), n° 5, février 1920, pp. 87-91.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 327
O rganisé vers le milieu de l'année 1919, le mouvement "Clarté" mobilisa aussitôt un grand
nombre d'intellectuels, aussi bien en France (citons notamment Anatole France, Georges
Duhamel, Victor Cyril, Paul Vaillant-Couturier, Magdeleine Marx-Paz, Victor Margueritte)
qu'à l'étranger (Stefan Zweig, Upton Sinclair, Vicente Blasco-Ibanez, H. G. Wells, etc.). Un
des objectifs du mouvement était de créer une "Internationale de la Pensée" qui devait avoir
pour mission de "reconstruire le monde", de "prévenir les injustices" et d'œuvrer à la "réalisation
harmonieuse d'un avenir meilleur". Dès la fin de l'année 1919, le groupe animé par Henri
Barbusse disposa d'un organe. Clarté, qui, jusqu'à sa disparition en 1926, exerça une influence
considérable sur de nombreux cercles d'intellectuels. Des noyaux de "clartistes" se formèrent
en Belgique, en Suisse, en Angleterre, aux États-Unis, en Italie, en Espagne, au Portugal, ainsi
que dans de nombreux autres pays d'Amérique Latine, d'Orient et d'Europe. Pour une étude
d’ensemble du mouvement "Clarté", nous renvoyons à l'ouvrage de Vladimir Brett, Henri
Barbusse. Sa marche vers la clarté. Son mouvement Clarté, Prague, 1963.
2"Yannki Proletarya", op. tit., p. 21.
328 DU S O C I A L I S ME À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
Peu après ces élections, la vie du parti fut troublée par de violents
débats internes. Nous ne savons pas quelles furent les causes exactes de cette
crise, mais il semble que les déboires accumulés depuis quelques mois aient
constitué un facteur non négligeable d'insatisfaction et de dissentiment. Les
militants, qui avaient jusque-là admis sans sourciller les mots d'ordre élitistes
proposés par les rédacteurs de Kurtuluş, commencèrent à envisager, vers le
début de l'année 1920, la possibilité d'une modification de la stratégie du Parti.
Certains d'entre eux plaidaient pour un rapprochement avec les cellules
communistes clandestines qui ne cessaient de se multiplier. D'autres
proposaient de transférer l'organisation en Anatolie, dans l'espoir d'une entente
avec le mouvement de libération nationale. Les éléments modérés, enfin,
étaient favorables à une révision des options doctrinales du parti, de manière à
toucher une clientèle moins restreinte.
1R. P. Kornienko, op. cit., pp. 22-23 ; Magdeleine Marx-Paz, loc. cit. Cf. également E.F.
Ludshuveit, "Posleoktiabr'skii revolutsionnyi pod'em v Turtsii", Vestnik moskowskogo
universiteta, n° 7,1949, p. 48.
R. P. Kornienko, op. cit., p. 23. D’après cet auteur, qui cite E. F. Ludshuveit, loc. cit., l'aile
"opportuniste" du parti était dirigée par Mehmed Vehbi et Nizameddin Ali. Toutefois, d'après
Vâlâ Nureddin, Bu Dünyadan Nâzım Geçti (Nâzım [Hikmet] est passé par ce monde), Istanbul,
2ème éd., 1969, pp. 64 et sv., Mehmed Vehbi ne se trouvait pas à Istanbul à cette époque. Il se
peut que Nizameddin Ali, lui, soit resté dans la capitale ottomane, mais nous n'avons aucun
indice à ce propos.
3Cf. à ce propos les thèses et résolutions du deuxième Congrès de l'Internationale Communiste,
et en particulier les thèses relatives au parlementarisme : "... Le parti dirigeant du prolétariat
doit, en règle générale, fortifier toutes ses positions légales, en faire des points d'appui
secondaires de son action révolutionnaire et les subordonner au plan de la campagne
principale, c'est-à-dire à la lutte des masses. La tribune du Parlement bourgeois est un de ces
points d’appui secondaires..." Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès
mondiaux de VInternationale communiste. 1919-1923, réimpression en fac-similé, Paris :
Maspero, 1971, p. 67.
330 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
Dès le mois de juin, un pas capital fut franchi. Reprenant son ancien
projet de confédération syndicale. Şefik Hüsnü réussit à regrouper quelques
centaines de travailleurs au sein d'une "Association ouvrière de Turquie"
( Türkiye İşçiler Derneği) qui entreprit aussitôt une intense campagne de
recrutement auprès des partisans de Hüseyin Hilmi. Dans le même temps, le
parti fut doté d'une précieux outil de propagande, YAydinhk (Clarté), revue
"sociale, scientifique et littéraire" dont le nom témoignait de la permanence de
l'influence exercée par le socialisme français sur Şefik Hüsnü et son entourage.
1L'organisation d'Istanbul fut représentée notamment par Edhem Nejat et Hilmioğlu Hakkı.
2Cf. à ce propos le chapitre que nous consacrons à Mustafa Suphi et à son parti.
3"lşçi Demekleri Kongresi" (Le Congrès des Associations ouvrières). Aydınlık, n° 3 , 1.IX.1921,
p. 85.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 331
1"İşçi Demekleri Kongresi", op. cit., p. 87. M. Marx-Paz donne dans l'Humanité du 30.XI.1921,
p. 2, une traduction intégrale de cette résolution.
2Şakir Rasim, dans une lettre adressée au général Charpy le 16 mai 1922 (SHAT, 20 N 1105),
évalue la clientèle de l'association ouvrière de Turquie à quelque 500 individus. On peut penser
qu'il a volontairement indiqué un chiffre inférieur à la réalité, afin de faire ressortir
Timportance des effectifs de sa propre organisation. On retrouve toutefois ce nombre de 500
adhérents dans une brochure de Sadrettin Celâl, Sendika Meseleleri (Les questions syndicales),
Istanbul, 1922, p. 8.
332 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
^'organisation Pan Ergatikon (Union Internationale des Travailleurs) était conçue, semble-t-il,
sur le modèle de {'Industrial Workers o f the World américain. Toutefois, les militants rassemblés
autour de Serafim Maximos étaient loin de partager l'agressivité des IWW. Leur journal, le Neos
A nthropos, était certes passablement radical, mais sur le plan de l'action ouvrière ils se
montrèrent, d'une manière générale, beaucoup plus timides que les adhérents du Parti socialiste
de Turquie. Selon toute apparence, la seule grève importante à laquelle ils participèrent au
cours des années d'occupation fut celle des chantiers navals d'îstinye, en septembre 1920
(SHAT, 20 N 69, dossier 4, pièce 64).
2Le représentant du Parti communiste turc au quatrième congrès du Komintern, le camarade
Orhan, n'hésitera pas à dénoncer, en janvier 1923, le "sabotage" par l'organisation de Serafim
Maximos du projet unitaire de l'Association ouvrière de Turquie : "[Le groupe communiste de
Constantinople] avait convoqué en juillet les organisations ouvrières les plus importantes de
Constantinople pour réaliser le front unique prolétarien contre l'offensive générale du capital.
Mais 'TUnion Internationale des Travailleurs" que nous considérions jusqu’alors comme
l'organisation ouvrière la plus consciente a saboté cette initiative du front unique. Ces
camarades ont prétendu que la classe ouvrière n'était pas préparée et qu'avant tout il fallait
l'éclairer. Mais nous disons que les chefs s'y opposaient, que l'union se ferait par l'action et dans
l'action et que si nous ne réussissions pas aujourd'hui à réaliser cette union, la bourgeoisie
écraserait une à une toutes les organisations ouvrières qui n'ont aucun lien entre elles." La
Correspondance Internationale, supplément, 10 janvier 1923, p. 9.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 333
^"Türkiye'de İçtimai Sınıflar” (Les Classes sociales en Turquit ) yAydınlık, n° 1, juin 1921, pp. 9-
13. La plupart des articles publiés par Şefik Hüsnü dans YAydınlık ont été réédités en caractères
latins (Türkiye'de Sınıflar/ Les classes en Turquie, Ankara, 1975).
2Cf. notamment "Türkiye’de işçi sınıfının durumu" (La situation de la classe ouvrière en
Turquie), Aydınlık, n° 13, 10 févr. 1923, et "Sosyalist Akımlar ve Türkiye" (Les courants
socialistes et la Turquie), Aydınlık, n° 16, juin 1923. Ces deux articles ont été repris dans
Türkiye'de Sınıflar, op. d t pp. 136-148 et 181-192.
^L’Humanité en Orient", L'H um anité3.XI.1921 - 10.XII.1921.
334 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
Ceci dit, quelle qu'ait été l’opinion nourrie par les Alliés à l'égard du
Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, il convient de souligner que cette
organisation, en dépit de ses tendances élitistes, constituait, depuis qu'elle
avait choisi de se placer sous la tutelle de l'Internationale communiste, la seule
formation musulmane d'Istanbul qui fût porteuse de réelles potentialités
révolutionnaires. Les autorités kémalistes, elles, ne s'y tromperont pas. Au
lendemain de l'armistice de Mudanya, lorsque l’administration civile d'Istanbul
sera transférée au gouvernement d'Ankara, le groupe de Şefik Hüsnü abordera
un nouveau chapitre de son histoire. Dans un premier temps, les militants
constantinopolitains sembleront entretenir d'assez bonnes relations avec
le pouvoir national2. Şefik Hüsnü aura même tendance à voir dans le régime
Les organisation sur lesquelles nous nous sommes penchés dans les
pages précédentes étaient des partis légaux, dûment homologués par le
ministère de l’Intérieur. Mais à côté de ces organisations, il y avait également
à Istanbul, durant les années d'occupation, une multitude de groupes
clandestins dont nous ne savons presque rien. Les archives françaises et
anglaises, qui constituent à ce propos l'essentiel de notre documentation,
fournissent de nombreuses données, mais celles-ci sont dispersées,
incontrôlables et souvent suspectes. Hantés par la crainte du "péril rouge", les
agents des services de renseignements avaient, semble-t-il, tendance à exagérer
l'importance de la pénétration communiste à Istanbul. Toutefois, faute de
disposer de moyens de vérification, nous sommes, dans la plupart des cas,
obligés de prendre leurs allégations pour argent comptant.
Autre milieu à surveiller, les Juifs. Il y avait sans doute dans les
nombreuses accusations de bolchevisme lancées contre les Juifs par les agents
du deuxième bureau et, surtout, par ceux du secret intelligence service une
^Ces listes sont conservées dans les archives militaires de Vincennes, SHAT, 20 N 1106.
336 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
"La Fédération sioniste d'Orient, qui a des ramifications dans tous les
quartiers de la ville, travaille fièvreusement à faire triompher ses
candidats. Elle a lancé à la population un manifeste que signeraient des
deux mains les bandes bolchevistes de Lénine et de Trotsky. C'est du
communisme pur, on y fait appel à la haine des riches, on y montre
que le peuple a été exploité jusqu'ici par une catégorie de notables, tous
hypocrites, qui l'ont humilié en lui servant des aumônes. On fait
miroiter à ses yeux la création de coopératives, des asiles pour les
vieillards, des hôpitaux, la vie à bon marché (...) Malheureusement, les
élections qui ont eu lieu à Balat, Ortakeuy, Sirkedji et deux autres
quartiers ont donné les résultats escomptés par ces pêcheurs en eau
trouble..."3
1SHAT; 20 N 166, dossier 3, pièce 79, interview du vali d'Andrinople en date du 20.IX.1919.
^D’abord indépendant de la IIIe Internationale, le Jiddische Kommunistische Partei devait finir
par renoncer complètement au sionisme et adhérer au Parti bolchevik russe. L'existence d’une
branche constantinopolitaine du J.K.P. est signalée par le secret intelligence service de l'armée
anglaise en septembre 1920. FOt 371/5171, f. 111.
3ArcA. de l'AIU, Turquie, II C 8-13, rapport de Benveniste en date du 30.III.1920.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 337
fréquentes. Toutefois, on ne peut manquer d'être frappé par le fait que les
arrestations d'agitateurs musulmans furent, dans l'ensemble, beaucoup moins
nombreuses que celles d'agitateurs russes ou juifs. Cela nous permet de
supposer que le communisme turc était encore, à cette époque, passablement
inconsistant.
dont la plupart des membres étaient des Juifs venus de Russie, mais qui
regroupait également quelques musulmans, entretenait d’étroites relations avec
les communistes juifs d’Odessa et de Crimée. Sa tâche principale consistait,
semble-t-il, à imprimer des tracts en diverses langues et à les distribuer.
Simultanément, les rapports des services de renseignements signaleront
l’existence, en divers points de la ville, de plusieurs autres organisations
subversives et la police inter-alliée procédera à des centaines d’arrestations.
Mais en vain : démantelées, la plupart des cellules ne feront qu’essaimer, se
scindant en groupuscules insaisissables qui reprendront aussitôt leur travail
d’agitation1.
1C'est ainsi par exemple que les services de renseignements français signaleront une reprise de
l'agitation bolcheviste dès le début de l'année 1921. Cf. AMAE, série E, Levant 1918-1929,
Turquie, vol. 95, ff. 110-111, en date du 12 janvier 1921.
V o , 371/7947, Annual Report, 1921, p. 31.
V o , 371/6902, ff. 24 à 183. La plupart des personnes expulsées appartenaient à la mission
commerciale russe. Mais il y avait également parmi les suspects un certain nombre de dames
dont la tâche consistait à entretenir de "bonnes relations” avec les officiers des forces
d'occupation. Le cas le plus curieux est celui d'Odette Kuhn, une journaliste et romancière
juive, fille d'un ancien consul-général des Pays-Bas à Istanbul, fort belle paraît-il, munie d'un
passeport hollandais et mariée à un Géorgien. Embarquée de force sur un navire en partance
pour Batoum, elle enverra d'innombrables lettres aux autorités françaises et anglaises,
dénonçant l'illégalité des mesures prises à son encontre par la police inter-alliée et demandant à
être autorisée à regagner Istanbul. Son séjour forcé en République des Soviets ne fut cependant
pas totalement infructueux. Elle en tira la matière d'un livre. Sous Lénine, violemment anti
communiste.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 343
^FO, 371/6902, lettre du général Harrington au War Office en date du 19.VII.1921, ff. 140-142.
Telle fut également la thèse défendue par une partie de la presse britannique. Cf. par exemple
le Daily Telegraph du 7 juillet, titrant "Amazing conspiracy".
2Bulletin périodique de la presse turque, n° 18, 10.XI.1921, p. 5. Le communiqué officiel publié
par le Général Harrington assurait que le "complot" découvert avait pour but : a) de provoquer
une révolution à Constantinople ; b) de capturer et distribuer le matériel de guerre turc qui avait
été et qui est actuellement sous la garde des autorités militaires alliées ; c) de provoquer le
mécontentement parmi les troupes royales de S. M. Britannique, Empereur-Roi des Indes ; d)
d'assassiner certains officiers des forces alliées remplissant des fonctions importantes.
3SHAT; 20 N 1106, rapport daté du 17 novembre 1921.
4AMAE, série E, Levant 1918-1929, vol. 280, f. 31.
344 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
fo re ig n Office Archives (cité infra : FO) 371/5171, ff. 108-109. Ce rapport, daté du mois
d'août 1920, analyse un article d'un certain Dr. Rumni paru dans le Yeni Dünya de Bakou.
D'après le Dr. Rumni, des organisations pro-communistes existaient tout le long de la mer Noire,
ainsi qu'à Bayburt et à Gümüşhane. En ce qui concerne Bursa et Eskişehir, les données les plus
intéressantes sont fournies par FO 371/5170, juil. 1920, ff. 74 sq. et FO 371/5178, rapport du 12
août 1920, ff. 123 sq.
2D'après un télégramme du consul de France à Trabzon, Lépissier, en date du 4 mai 1920,
Archives du ministère français des Affaires étrangères (cité infra : AMAEF)y série E, Levant
1918-1929, Turquie, 91.
3FO 371/5170, f. 96.
346 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Par exemple, A. Cheval ley, haut commissaire de la République française au Caucase, écrit le
17 décembre 1920 au Quai d'Orsay : "J'ai eu l'occasion de constater, en venant par le "Tadla"
de Constantinople à Batoum avec escales à Zongouldak (près Héraclée), Samsoun, Ordou,
Kerasounde, Trébizonde, combien, malgré les dénégations des Jeunes-Turcs présents à Tiflis,
l'esprit soviétique a déjà gagné tous ces ports de la mer Noire. Partout, l'autorité réelle est aux
mains du chef d'un syndicat de barcassiers, mahonniers, débardeurs ou marins, c'est-à-dire de
l'élément le plus rude, le plus turbulent..." (AMAEF, sér. E, Levant 1918-1929, Turquie, 95). Ce
que dit Chevalley de l'autorité du chef des barcassiers n'a rien d'imaginaire. Mais ces
"syndicats", contrairement à ce que pense le haut commissaire de la République au Caucase, ne
sont nullement des "soviets". Il s'agit en réalité de corporations (esnaf) traditionnelles,
effectivement très puissantes. Ceci dit, il est possible que certaines de ces corporations,
spécialisées dans le trafic d'armes avec la côte russe, aient été superficiellement pénétrées
"d'esprit soviétique". On ne doit pas oublier, par ailleurs, que Trabzon et d'autres points de la
côte anatolienne furent occupés par l'armée russe au cours de la Première Guerre mondiale.
Les soviets que constituèrent ces troupes en 1917 ont peut-être contribué à propager les idées
subversives au sein de la population locale. Cf. à ce propos A. M. Samsutdinov, "Oktjabr’skaja
revoljucija i nacionarno-osvoboditernoe dviZenie v Turcii. 1919-1922" (La révolution
d’Octobre et le mouvement national de libération en Turquie. 1919-1922), in A. A. Gruber, ed.,
Velikij Oktjabr ' i narody Vostoka (Le grand Octobre et les peuples d'Orient), Moscou, 1957, p.
385. Voir également Ahmed Refik, Kafkas yollarında (Sur les routes du Caucase) Istanbul,
1919, p. 21, qui raconte comment les propagandistes bolcheviks distribuaient des rubans rouges
aux habitants de Trabzon.
2FO 371/5178, mai 1920, f. 78. L'organisation de Bandırma avait été mise en place par Affan
Hikmet, sans doute au début de l'année 1919. Affan Hikmet rejoindra par la suite le parti
communiste populaire de Turquie (Türkiye halk iştirakiyyün fırkası) et sera un des fondateurs
de l'Union ouvrière de Cilicie. À propos de ce personnage, cf. D. Şişmanof, Türkiye'de işçi ve
sosyalist hareketi (Le mouvement ouvrier et socialiste en Turquie), Sofia, 1965, p. 84.
3FO 371/5171, f. 109, qui cite l'article du Dr. Rumni paru dans le Yeni Dünya de Bakou (cf.
supra, n. 1).
4Cf. Mustafa Suphi, "Faaliyetin dört cephesi" (Les quatre axes de notre activité), dans un
recueil de textes de Suphi, Türkiyenin mazlum amele ve rencberlerine (Aux ouvriers et aux
paysans opprimés de Turquie), Istanbul, 1976, pp. 35-36.
5Nous ne disposons d'aucune donnée chiffrée. Nous savons cependant que le premier Congrès
du parti communiste turc de Bakou, qui s'était tenu dans cette ville en septembre 1920, avait
rassemblé 45 délégués, dont 13 venus de Turquie. Ces 13 délégués étaient mandatés par 41
militants. À ce propos, cf. Ibrahim Topçuoğlu, Neden 2 sosyalist partisi 1946. TKP Kuruluşu ve
mücadelesinin tarihi. 1914-1960 (Pourquoi deux partis socialistes. 1946. L'histoire de la
fondation du parti communiste turc et de son combat. 1914-1960), Istanbul, 1976,1, p. 74. Bien
entendu, on doit également tenir compte des militants de l'Armée verte et de ceux du parti
communiste officiel d’Ankara. Le journal de l'Armée verte, le Seyyare-i Yeni Dünya, tirait à 3
000 exemplaires. Mais cela ne veut pas dire que ses lecteurs étaient tous membres de l'Armée
verte. En réalité, nous le verrons plus loin, il s'agissait d'un banal journal d’information qui
s'adressait davantage aux masses populaires qu'aux Bolcheviks convaincus. Il n'est pas inutile de
noter que la "grande purge" anticommuniste de janvier 1921 ne concernera au total qu'une
quinzaine de personnes.
LA R É V O L U T I O N IM POSSIBLE 347
^ n septembre 1920, Mustafa Suphi annoncera à ses camarades réunis à Bakou que 349
anciens prisonniers de guerre avaient déjà été rapatriés en Turquie après avoir été dûment
endoctrinés. Cf. M. Suphi, art. cit., p. 41. En ce qui concerne les Spartakistes, cf. notamment G.
S. Harris, The origins o f communism in Turkey, Stanford, 1967, p. 36.
2G. S. Harris (ibid.) propose un aperçu d'ensemble sérieux et bien documenté. Du côté russe,
nous devons essentiellement citer les travaux de A. D. Noviöev, S. I. Kuznecova, R. P.
Komenko et A. M. Samsutdinov. La bibliographie en langue turque ne cesse de s'enrichir
depuis une dizaine d'années. Les recherches les plus intéressantes sont celles de Mete Tunçay,
Türkiye'de sol akımlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 1908-1925), Ankara,
2e éd., 1967 ; de Fethi Tevetoğlu, Türkiye'de sosyalist ve komünist faaliyetler (Les activités
socialistes et communistes en Turquie), Ankara, 1967 ; de A. Cerrahoğlu, T ürkiye'de
sosyalizmin tarihine katkı (Contribution à l'histoire du socialisme en Turquie), Istanbul, 1975.
348 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
L VArmée verte
1Parmi les sources les plus intéressantes, nous devons mentionner en premier lieu les actes du
procès des dirigeants de l'Armée verte qui eut lieu à Ankara en mai 1921. Publiés en 1962 dans
une revue historique turque de vulgarisation. Yakın Tarihimiz, ces textes nous éclairent sur la
structure et les objectifs des diverses organisations de gauche qui furent créées à Ankara en
1920. Nous disposons par ailleurs de quelques numéros du Seyyare-i Yeni Dünya (Le Nouveau
Monde des Forces mobiles) et d'un numéro de YEmek (Travail). Le premier de ces journaux
était l'organe du parti communiste populaire. À côté de ces matériaux de premier plan, mais
dont il ne nous reste que des fragments, les séries continues du Hakimiyet-i Milliye (L a
Souveraineté nationale) et de YAnadolu'da Yeni Gün (Le Jour nouveau en Anatolie)
représentent une source d'appoint non négligeable. Le Hakimiyet-i Milliye était l'organe
officieux du Gouvernement d'Ankara. Publié par Yunus Nadi, une des plus grandes figures du
journalisme turc, YAnadolu'da Yeni Gün fut pendant quelque temps le porte-parole de la gauche
parlementaire (Halk zümresi).
2C'est la date proposée par Gotthard Jäschke, "Kommunismus und Islam im türkischen
Befreiungskriege", Die Welt des Islams, 20,1938, p. 112.
3Sur le rôle joué par Nuri pacha en Transcaucasie, cf. Yusuf Hikmet Bayw, Türk inkılâbı tarihi
(Histoire de la révolution turque), Ankara, 1967, III (4), pp. 209 sq. ; W. E. D. Allen et P.
Muratoff, Caucasian battlefields, Cambridge, 1953, pp. 478-480.
4 Dès le 28 janvier 1920, un rapport adressé au Foreign Office annonçait ta création au
Daghestan d'une armée de volontaires, baptisée "Armée verte". Nuri pacha et Enver pacha
étaient présentés comme les principaux promoteurs de cette entreprise (FO 371/5165, f. 102).
Nous savons cependant qu'à cette époque Enver se trouvait en Allemagne.
LA R É V O L U T I O N IM POSSIBLE 349
L'Armée verte d'Ankara n'avait cependant rien à voir avec ces troupes
musulmanes qui étaient censées voler au secours de la Turquie. Il s'agissait,
beaucoup plus modestement, d'une petite organisation secrète dont l'objectif
premier semble avoir été d'organiser la lutte contre les forces "réactionnaires"
et défaitistes qui s'opposaient, en Anatolie, au mouvement nationaliste2.
Mustafa Kemal, consulté par les fondateurs de l'organisation, les avait
encouragés dans leur entreprise et leur avait plus ou moins donné carte
blanche3.
1Voir à ce propos les mémoires de Kâzım Karabekir, İstiklâl harbimiz (Notre guerre
d'indépendance), 2e éd., Istanbul, 1969, p. 683. Cette "Armée verte" ne parvint à Ankara qu'au
début du mois d'août. Son arrivée dans cette ville fut annoncée par le Hakimiyet-i Milliye du 2
août 1920.
fy
^L'offensive antibolchevique des milieux cléricaux, orchestrée par le Teali-i Islâm Cemiyeti
(Association pour le développement de l'Islam), avait commencé au début de l'année 1920.
Nous renvoyons à ce propos aux remarques de M. Tunçay, op. cit., p. 77.
3Mustafa Kemal, Discours du Ghazi Moustafa Kemal Président de la République turque.
Octobre 1927, Leipzig, 1929, pp. 375-376. On trouve dans ce récit de nombreuses précisions
sur les origines de l'Armée verte. Mais Mustafa Kemal ne donne, bien entendu, que la version
"officielle" des événements.
^Ibid., loc. cit.
5 Les autres membres du "comité central" de l'Armée verte étaient Hüsrev Sami (député
d'Eskişehir), İbrahim Süreyya (Eskişehir), Reşit (Saruhan), Sim (İzmit), Mustafa (Dersim),
Hamdi Namık (İzmit), Muhittin Baha (Bursa) et sans doute aussi Mahmut Celal (Bayar), le futur
Président de la République turque. M. Tunçay, op. cit., p. 77.
6C'est du moins ce qui ressort des déclarations faites par le député de Tokat, Nazım bey, lors du
procès de l'Armée verte en mai 1921. Plusieurs ouvrages reproduisent ces déclarations. Cf. p.
ex. F. Tevetoğlu, op. cit., pp. 156-157.
350 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
L'Armée verte avait été instituée, nous l'avons dit, pour lutter contre la
propagande antinationaliste orchestrée par le Gouvernem ent de
Constantinople1. Depuis le début de l'année 1920, cette propagande était
essentiellement fondée sur une argumentation religieuse : le mouvement
nationaliste était accusé d'impiété en raison de ses relations avec les
Bolcheviks. L'Armée verte semble s'être très vite assigné pour mission de
démontrer à l'opinion publique que l'alliance avec les Bolcheviks n'était
nullement incompatible avec les préceptes de l’Islam. De là, sans nul doute, la
coloration pro-bolchevique et musulmane affichée par l'organisation dès sa
création.
M ustafa Kemal explique la création de l'Armée verte de la façon suivante : "... Il était très
difficile de mener à bonne fin la révolution avec des troupes qui n'avaient pas été instruites dans
l'esprit de cette révolution, troupes fatiguées, dégoûtées à l'époque en question et dont on peut
dire qu'elles étaient les déchets de l'armée ottomane. On commit l'erreur de croire qu'il serait
très difficile, dans les conditions où l'on se trouvait en ces temps-là, de doter l'armée d'une
conscience en harmonie avec l'état d'esprit nouveau. Par conséquent, certaines personnes
commencèrent à être travaillées par l'idée de créer des organisations d'élite composées
d'hommes conscients, réunissant les qualités voulues, et sur lesquelles la révolution pût
compter... {Discours du Ghazi Moustafa Kemal, loc. cit.). 11 ressort de ce texte que l'Armée
verte se présentait à l'origine comme l'avant-garde de la révolution kémaliste.
2D'après un rapport du Secret Intelligence Service du 19 août 1920, FO 371/5171, f. 49.
3La datation découle des déclarations faites par le vétérinaire Salih devant le tribunal
d'indépendance d'Ankara. Cf. F. Tevetoglu, op. cit., p. 175. Le beyannâme, le talimatnâme et le
nizâmnâm e de l'Armée verte sont reproduits dans plusieurs ouvrages. Cf. par exemple F.
Kandemir, Atatürk'ün kurduğu Türkiye komünist partisi (Le parti communiste turc créé par
Atatürk), Istanbul, s.d„ pp. 148-151, 155-157 ; "Yeşil Ordu Cemiyeti" (L'Association de l'Année
verte). Yakın Tarihimiz, 3, 1962, p. 71 ; 4,1962, p. 104 ; 8,1962, pp. 234-235 ; F. Tevetoğlu, op.
cit., pp. 148-153.
LA R É V O L U T I O N IM POSSIBLE 351
Balıkesir1. En juin 1920, il avait été chargé par Mustafa Kemal d'aller écraser
la révolte des Çapanoğlu dans leur "fief" de Yozgat2. Considéré par les milieux
nationalistes comme un véritable héros de la résistance anatolienne, il avait
commencé à adopter à cette époque une attitude hautaine et agressive vis-à-vis
du Gouvernement d'Ankara. Après l'écrasement du premier soulèvement de
Yozgat (fin juin 1920), Çerkeş Edhem deviendra pour Mustafa Kemal un
dangereux rival dont l’influence ne cessera de croître au sein de la Grande
Assemblée nationale.
^Les travaux consacrés à l’histoire de la révolution kémaliste sont généralement assez discrets
en ce qui concerne les mouvements de résistance au Gouvernement d'Ankara. Un des exposés
les plus clairs, en langue turque, est celui du général K. Esengin, Milli mücadelede hıyanet
yarışı (La course à la trahison pendant la lutte nationale), Ankara 1969. Le soulèvement
d'Anzavur fut écrasé par Edhem en avril 1920. Les soulèvements de Düzce et de Balıkesir se
prolongèrent jusqu'à la fin du mois de mai.
2Les Çapanoğlu étaient les anciens "seigneurs” de la province de Yozgat. Leurs hommes
passèrent à l'action au milieu du mois de mai 1920. Le calme ne sera définitivement rétabli dans
cette région que vers la fin de l'année.
3Discours du Ghazi Moustafa Kemal, op. cit., p. 376. Edhem quitta Ankara le 20 juin 1920. Il
repassa par cette ville le 12 juillet 1920. Cf. K. Esengin, op. cit., pp. 142-146.
^Discours du Ghazi Moustafa Kemal, op. cit., p. 378. Voir également les actes du procès de
l'Armée verte, notamment la déposition de Yunus Nadi (F. Tevetoğlu, op. cit., p. 162).
5La section d'Eskişehir semble avoir été créée à la fin du mois de juin 1920. C'est du moins ce
qui ressort des propos tenus par Vakkas Fend devant le tribunal d'indépendance d'Ankara. Lors
de son procès, Vakkas Ferid déclara en effet que les militants d'Eskişehir avaient été contactés
au moment des fêtes de ramadan (29 juin 1920). Cf. le texte cité par F. Tevetoğlu, ibid., p. 173.
6D'après les actes du procès de l'Armée verte. Cf. notamment les déclarations de Nazım bey
citées ibid., p. 157.
354 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
Il fallait veiller toutefois à ne pas vexer les Bolcheviks qui, par le biais
de Şerif Manatov, cautionnaient l'Armée verte. La suppression pure et simple
de l'organisation, à un moment où le Gouvernement d'Ankara abordait une
phase particulièrement délicate de ses relations avec la République des
Soviets4, risquait de porter une grave atteinte au rapprochement turco-russe.
Au demeurant, il ne faisait aucun doute que les militants bolchevisants de
l'Armée verte, sûrs de l'appui soviétique, refuseraient une telle suppression et
continueraient à poursuivre clandestinement leurs activités. De là, sans nul
doute, l'idée de créer un parti communiste dûment reconnu, qui regrouperait
tous les éléments subversifs et dont la mise en place constituerait un évident
témoignage de bonne volonté vis-à-vis de la Russie soviétique.
Après son transfert à Ankara, le Seyyare-i Yeni Dünya fut placé sous
la direction de Hakkı Behiç et joua, pendant quelque temps, le rôle d'organe du
parti communiste officiel. Il paraissait tous les jours sauf le samedi (à la
différence du Hakimiyet i Milliye qui ne paraissait que trois fois par semaine)
et était sous-titré "Journal communiste de Turquie". Les quelques numéros
épars dont nous disposons (à partir du 22 novembre 1920) continuent
d'accorder une grande place aux exploits des troupes d'Edhem. La tendance pro
bolchevique du journal était illustrée par un certain nombre d'informations
relatives à la Russie soviétique : situation politique et sociale, communiqués
des opérations de guerre, etc. Les éditoriaux, signés soit par Hakkı Behiç, soit
par Arif Oruç, étaient généralement consacrés à l'actualité politique. Au total,
un journal bien peu subversif, mais qui de toute évidence était demeuré fidèle
au "camarade" Edhem.
Prudent, Mustafa Kemal avait procédé par étapes, car il devait compter
avec une importante opposition parlementaire. Dans un premier temps, il
avait obtenu la dissolution de l'Armée verte. Il avait ensuite réussi à attirer
Edhem dans le parti communiste officiel et à faire transférer le Seyyare-i
Yeni Dünya à Ankara. Il y a tout lieu de croire qu'Edhem avait considéré
ce déménagement comme un fait positif, susceptible d'accroître son prestige
1Çerkeş Ethem'in hatıraları (Les souvenirs de Çerkeş Edhem), Istanbul, 1962, pp. 108-109.
2A. E. Güran a retrouvé un certain nombre de numéros du Seyyare-i Yeni Dünya imprimés à
Ankara et les a publiés. Cf. Kuvvay-i seyyare’den kuvvay-i milliye'ye Yeni Dünya (Le Yeni
Dünya, des forces mobiles aux forces nationales), Istanbul, 1976. Sur le Yeni Dünya, voir
également l’ouvrage de Ö. S. Coşar, Milli mücadele basını (La presse de la lutte nationale),
Istanbul, s.d., pp. 127-129.
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 357
^ n trouvera un récit détaillé des événements dans le Discours du Ghazi Moustafa Kemal, op.
cit., pp. 408-435.
2F. Kandemir, op. cit., p. 181 ; G. S. Harris, op. cit., p. 87.
^Ibid., b e . cit.
4Discours du Ghazi Mustafa Kemal, op. cit., p. 425.
358 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
2. Le groupe populaire
Nous avons vu plus haut que Mustafa Kemal avait demandé aux
dirigeants de l'Armée verte, vers le milieu du mois de juillet 1920, de
suspendre leurs activités. C'est alors que fut créé, au sein de la Grande
Assemblée Nationale, le Halk fırkası (parti populaire), qui allait prendre par la
suite le nom de Halk zümresi (groupe populaire). Il s'agissait en quelque sorte,
pour l'Armée verte, de sortir de la clandestinité et de constituer une opposition
parlementaire en bonne et due forme. Un certain nombre d'éléments de
l'organisation refuseront cependant cette légalisation forcée et se replieront,
nous l'avons vu, sur Eskişehir, regroupés autour de Çerkeş Edhem et de son
journal Seyyare-i Yeni Dünya.
1Cette mission dirigée par Upmal-Angarskij était arrivée à Ankara le 4 octobre. Cf. G. Jaeshke,
Türk kurtuluş savaşı kronolojisi (Chronologie de la guerre de libération turque), Ankara, 1970,
I, p. 123.
2Ö. S. Coşar, op. cit.t pp. 129-130.
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 359
l'ensemble des députés1. C'était, mis à part les partisans de Mustafa Kemal, le
plus important des groupes de la Grande Assemblée2. Il était constitué, pour
l'essentiel, d'anciens Unionistes — secrètement fidèles à Enver pacha et à
Tal'at pacha — et d’un certain nombre d'éléments radicaux opposés aux
options centristes de Mustafa Kemal. Le leadership du groupe était assuré par
les députés qui avaient participé, deux mois auparavant, à la mise en place de
l'Armée verte : Eyüp Sabri, le Dr. Adnan, le cheikh Servet, Yunus Nadi,
Hakkı Behiç, Nazım bey et quelques autres.
1FO 371/5171» rapport du 19 août 1920 déjà cité. D'après ce rapport, le Halk firkasi regroupait
105 députés de la Grande Assemblée sur un total de 390.
2Dans son Discours (cité), p. 471, Mustafa Kemal mentionne les groupes suivants : le groupe de
la solidarité ; le groupe de l'indépendance ; le groupe de l'Association pour la Défense des droits
: le groupe populaire ; le groupe de réforme. La Grande Assemblée était donc loin de constituer
un bloc homogène ; le Gouvernement pouvait à tout moment être mis en minorité.
V o 371/5171, rapport du 19 août 1920 déjà cité.
^Ibid.
360 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
1FO 371/5178, août 1920, ff. 210-213. Ce discours fut prononcé le 14 août 1920 à l'occasion
d'un grand débat consacré aux relations turco-soviétiques. Une partie du groupe populaire
poussait à une entente immédiate avec la République des Soviets. Dans une longue intervention,
Mustafa Kemal répliqua qu'il était hors de question d'envisager une éventuelle bolchevisation de
l'Asie Mineure et que l'entente avec la Russie passait en tout état de cause par le respect de
l'indépendance nationale. Cf. R. N. îleri, Atatürk ve komünizm (Atatürk et le communisme),
Istanbul, 1970, pp. 130-143.
^Ö. S. Coşar, op. cil., pp. 178 sq.
3Certains des articles de Yunus Nadi sont reproduits dans l'ouvrage d'A. Cerrahoğlu, op. ait.
Voir également les Archives du Foreign Office, notamment FO 371/5171, sept. 1920, et FO
371/6497, oct. 1920.
4Les ministres étaient directement et individuellement élus par la Grande Assemblée. À partir
de novembre, c'est le président de la Grande Assemblée qui désignera son candidat et les
députés ne pourront que ratifier ce choix (loi n° 47 du 4 nov. 1920).
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 361
^On trouvera le texte de ce programme dans l'ouvrage de M. Tunçay, Mesaî. Halk şuralar
fırkası programı 1920 (Travail. Programme du parti des soviets populaires, 1920), Ankara,
1972, pp. 107-110. Cf. également A. Cerrahoğlu, op. cit., pp. 373-376.
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 363
1Cf. İsmail Arar, Atatürk'ün halkçılık programı (Le programme populiste d'Atatürk), Istanbul,
1963, pp. 33-38.
2M. Tunçay, Mesaî..., op. cit., pp. 25-26. Yunus Nadi, un des membres les plus éminents du
groupe populaire, fut désigné comme président de cette commission. Il joua un rôle essentiel
dans l'élaboration du texte définitif de la Constitution.
364 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Anadolu'da Yeni Gün, 27 sept. 1920. Cf. également A. Cerrahoglu, op. cit., pp. 386-390.
2Anadolu'da Yeni Gün, 3 oct. 1920, cité par A. Cerrahoglu, op. cit., pp. 390-391.
3Les thèses d'Ali İhsan bey sont résumées ibid., pp. 398-413. Cf. également M. Pavloviè,
Revoljucionnaja Turcija (La Turquie révolutionnaire), Moscou, 1921, p. 113.
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 365
l ¥. Kandemir, op. cit., pp. 119-120 ; FO 371/5172, rapport du 16 déc. 1920, f. 55.
2M. Pavlovié (op. cit., pp. 110 s q.) donne de larges extraits de cet article.
366 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
donné par les Turcs à l'objectif ultime vers lequel ils étaient censés se diriger1.
Il ressortait des explications confuses de Mahmud Esad que la "pomme verte"
constituait une sorte de première étape : le regroupement des peuples d’Asie
sous le double signe du communisme et de l'Islam. Cependant, le recours au
communisme ne constituait qu'un moyen, non un idéal. "L'idéal des Turcs",
écrivait Mahmud Esad, "c'est la pomme rouge : l'unité de la nation turque."
Curieuse rhétorique où nous retrouvons le vocabulaire et les tournures de style
de Ziya Gökalp, un des plus éminents porte-parole du panturquisme2.
Issu de l'Armée verte, le groupe populaire avait, nous l'avons déjà noté,
bourgeonné à son tour et donné naissance, le 18 octobre 1920, au parti
communiste turc. Cette organisation, créée avec l'accord et même, semble-t-il,
sur l'ordre de Mustafa Kemal, était animée par un comité central d'une
trentaine de membres venus pour la plupart du groupe populaire. Dans la liste
des dirigeants du parti, nous retrouvons des personnalités dont le nom nous est
familier : Eyüp Sabri, Yunus Nadi, Ali İhsan, Mahmud Esad. Mustafa Kemal
avait par ailleurs imposé l'adhésion d'un certain nombre d'officiers de haut
rang : Ali Fuad Pacha, Fevzi pacha, le colonel İsmet et quelques autres1.
Il y a tout lieu de croire que Çerkeş Edhem fit lui aussi partie de
l'organisation (pendant quelque temps tout au moins). Nous avons vu plus
haut que Mustafa Kemal lui avait demandé, vers la fin du mois d'octobre, de
transférer son journal, le Seyyare-i Yeni Dünya, à Ankara et de rejoindre le
parti communiste qui venait d'être institué. Nous ne savons pas dans quelles
conditions s'effectua le ralliement d'Edhem à la nouvelle formation. Fut-il
contraint de céder à la force ? Ou bien estima-t-il qu'une réponse favorable à la
sommation de Mustafa Kemal était susceptible de servir ses propres projets ?
C'est cette seconde hypothèse qui nous paraît la plus vraisemblable. Toujours
est-il que dès la mi-novembre, le Seyyare-i Yeni Dünya était installé à Ankara
et prenait le rôle d'organe du parti. Le ton chaleureux des articles consacrés à
Edhem nous donne à penser que celui-ci avait réussi à conserver le contrôle du
journal.
Le secrétaire général du parti, Hakkı Behiç, avait été, au cours des mois
précédents, une des figures centrales de l'Armée verte. Cet ancien fonctionnaire
de l'administration provinciale, qui avait déjà détenu plusieurs portefeuilles
ministériels au sein du Gouvernement de la Grande Assemblée, avait une
solide réputation "d'homme de gauche". Proche compagnon de Mustafa Kemal,
il avait, dès l’ouverture de la Grande Assemblée, pris en charge l'aile
"révolutionnaire" du mouvement nationaliste et s'était efforcé de la doter d'une
doctrine. Il se réclamait d'un socialisme modéré, adapté aux besoins de la
Turquie, mais il était également très attaché à l'idée nationale et, dans une
moindre mesure, à l'Islam. Hostile au dogme marxiste de la lutte des classes,
^ f . à ce propos les mémoires d'Ali Fuad Cebesoy, Milli mücadele hatıraları (Souvenirs de la
lutte nationale), Istanbul, 1953, p. 509 ; F. Tevetoğlu, op. cit., p. 313 ; M. Tunçay, Mesaî..., op.
cit., p. 84. Outre les personnalités déjà citées, nous devons encore mentionner, parmi les
membres du parti, Mahmud Celal (le futur président de la République Celai Bayar), le Dr.
Tevfik Rüştü (ministre des Affaires étrangères de 1925 à 1938), Şükrü Kaya (ministre de
l'Intérieur de 1927 à 1938) et Refik Koraltan (président de l'Assemblée de 1950 à 1960).
368 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
il pensait que la Turquie pouvait accéder à la justice sociale par le biais d'un
certain nombre de réformes ponctuelles : étatisation des secteurs clefs de
l'économie, protection de l'artisanat et de la petite industrie contre la
concurrence des grandes entreprises capitalistes, mise à l'index des productions
de luxe, création de coopératives de consommation, etc. Comme bon nombre
de ses contemporains, il manifestait une grande admiration pour la révolution
d'Octobre mais cela ne l'empêchait pas de proclamer que le modèle bolchevik
du socialisme n'était guère fait pour la Turquie. Bizarrement, cependant, il
tenait à se situer dans le sillage de la IIIe Internationale1.
ce qui concerne les "théories” de Hakkı Behiç, nous renvoyons principalement à ses
articles parus dans le Hakimiyet-i Milliye et VAnadolu'da Yeni Gün. Cf. aussi A. Cerrahoğlu, op.
dt., pp. 175-179.
2AMAEF', sér. E, Levant 1918-1929, Turquie, 95, rapport du 6 janv. 1921, f. 71.
3A. F. Cebesoy, op. d u p. 507.
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 369
İBİki komünizm” (Les deux communismes), Hakimiyet-i Milliye, 12 oct. 1920. Cet éditorial fut,
selon toute vraisemblance, rédigé par Hakkı Behiç lui-même.
2 "Rus bolşevizmi, Türk komünizmi" (Le bolchevisme russe, le communisme turc), ibid., 16 oct.
1920.
télé g ra m m e du 31 octobre 1920, A. F. Cebesoy, op. cit., p. 509.
370 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
*Ce document est reproduit ibid., pp. 421-428. Cf. également le rapport du 6 janv. 1921, déjà
cité.
9
Nous citons d'après le rapport du 6 janv. 1921, mentionné supra.
372 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
à Ankara dès la fin du mois de novembre 19201. Il avait été décidé, à cette
époque, d'envoyer en Russie une mission de quatre membres chargée d'étudier
le fonctionnement du régime soviétique et de discuter des conditions
d'admission du parti communiste turc à l'Internationale. Cette mission, dirigée
par le Dr. Tevfık Rüştü, arriva à Moscou en février 1921, en même temps que
le représentant plénipotentiaire du Gouvernement de la Grande Assemblée
auprès de la République des Soviets, Ali Fuad pacha. Nous ne savons pas
grand-chose des démarches entreprises par Tevfık Rüştü et ses camarades. Nous
pouvons supposer toutefois qu'au cours de leur séjour de plusieurs mois dans
la capitale soviétique ils eurent maintes fois l'occasion de plaider la cause de
leur parti2. Mais, bien entendu, l'Internationale communiste refusa
catégoriquement d'inclure en son sein l'organisation de Hakkı Behiç. À cela,
rien de surprenant. Par sa structure comme par son idéologie, le parti
communiste turc "officiel" se trouvait en totale contradiction avec les 21
conditions d'admission des partis qui avaient été élaborées lors du IIe Congrès
de l'Internationale communiste. En juillet 1921, Süleyman Nuri, un des
rescapés de l'organisation communiste "orthodoxe" de Bakou, dénoncera avec
vigueur, devant les délégués du IIIe Congrès de l'Internationale, le caractère
fallacieux et provocateur du parti "fondé sur ordre de Mustafa Kemal"3. C'est
vers cette époque sans doute que Hakkı Behiç et ses camarades décidèrent de
mettre définitivement fin à leurs activités. Réduits au désœuvrement depuis
plusieurs mois, rejetés au ban du mouvement communiste international, ils
avaient perdu toute crédibilité et ne pouvaient désormais que desservir les
intérêts du mouvement kémaliste.
^La question avait même été évoquée devant la Grande Assemblée. Cf. R. N. İleri, op. cit., pp.
176-180.
2Cf. à ce propos le témoignage de Tevfîk Rüştü publié en 1964 dans l'hebdomadaire Yön
("Atatürk'ün Dışişleri Bakanı Anlatıyor" / Le ministre des Affaires étrangères d'Atatürk raconte.
Yön, 83, 30 oct. 1964).
3Bjulleten’ I llg o Kongressa, 23,20 juil. 1921, p. 485.
374 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
^Les ports de la mer Noire et certaines villes de l'Est anatolien (Erzurum, Bayburt, Gümüşhane)
semblent avoir abrité des noyaux "communistes" particulièrement actifs. Cf. FO 371/5171, août
1920, ff. 108-109. À en croire un rapport du 14 janvier 1920 {FO 371/5165, ff. 78 sq.) c'est le
petit bourg de Bandırma qui était İa capitale du bolchevisme anatolien à cette époque. Le
groupe de Bandırma était animé, nous l'avons déjà noté, par Affan Hikmet (cf. supra, n. 5).
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 375
*Şerif Manatov est un personnage difficile à cerner. Les renseignements biographiques que
nous donnons sont tirés, pour l'essentiel, de l'ouvrage d'Alexandre Bennigsen, La presse et le
mouvement national chez les musulmans de Russie avant 1920, Paris-La Haye, 1964, pp. 222-
223. Cf. également Abdullah Taymas, Rus ihtilalinden hatıralar (Souvenirs de la révolution
russe), 2e éd., Istanbul, 1968, pp. 108 et passim ; F. Tevetoğlu, op. cit., pp. 187-188. Nous avons
trouvé un certain nombre de données intéressantes dans les Archives du Foreign Office,
notamment dans le rapport politique du 12 août 1920, déjà cité, f. 132.
2À propos de ce personnage, cf. G. S. Harris, op. cit., p. 37.
3Cf. la déposition du député de Bursa, le cheikh Servet, devant le tribunal d'indépendance, dans
l'ouvrage de F. Tevetoğlu, op. cit., p. 172.
4 On ne sait pas grand-chose sur ce personnage. Cependant, Halide Edip lui attribue une
certaine importance dans ses mémoires, Türk'ün ateşle imtihanı (Le Turc face à l'épreuve du
feu), Istanbul, 1971, pp. 136-137. Cf. également FO 371/5171, rapport du 19 août 1920, déjà
cité, ff. 49 sq.
5Cf. les actes du procès de l'Armée verte, par exemple dans l'ouvrage de F. Tevetoğlu, op. cit.,
pp. 156-177. Cf. aussi M. Tunçay, Mesaî..., op. cit., pp. 90-91.
376 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
*Ces statuts ont été traduits en anglais par G. S. Harris, op. cit., pp. 149-152.
2Ce document a été publié le 28 juillet 1931 dans le quotidien Cumhuriyet. F. Tevetoglu {op. cit.,
pp. 190-191) en donne quelques extraits.
3U a déjà été question de cette lettre dans P. Dumont, "L'axe Moscou-Ankara. Les relations
turco-soviétiques de 1919 à 1922", CMRS, XVIII (3), 1977, pp. 165-193.
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 377
Mustafa Kemal avait-il eu vent de ces liens qui avaient été noués avec
une organisation située hors des frontières nationales ? Il n'allait pas tarder, en
tout cas, à partir en guerre contre les militants du parti communiste clandestin.
Son arme principale : le parti communiste "officiel" auquel le ministère de
l'Intérieur accordera vers la fin du mois d'octobre le monopole du communisme
en Turquie. C'est peut-être vers cette époque également que fut prise une autre
mesure importante : l'expulsion d'un des principaux leaders du "bolchevisme"
anatolien. Şerif Manatov4.
1Cf. notamment le témoignage de Mehmed Şükrü, cité par F. Tevetoğlu, op. cit., pp. 168-171.
Dans leurs proclamations les dirigeants du Türkiye halk iştirakiyyûn fırkası ne manqueront pas
de mettre l'accent sur cette double filiation.
2 Salih Hacıoğlu et Nazım bey semblent avoir joué tous deux le rôle de secrétaire de
l'organisation.
3F. Tevetoğlu, op. cit., p. 169.
4Ce document est reproduit dans l'ouvrage de F. Kandemir, op. cit., pp. 128-129 ; cf. également
F. Tevetoğlu, op. cit., p. 178. À en croire ces deux auteurs, les signataires de la circulaire
étaient Salih Hacıoğlu et Çerkeş Edhem. Mais il s'agit là d'une erreur de lecture due à F.
Kandemir. En réalité, la signature qui figurait à côté de celle de Salih Hacıoğlu était celle du
député de Tokat, Nazım bey. La transcription correcte est donnée dans un ouvrage publié par
l'état-major de l'Armée, Türk istiklâl harbi (La guerre d'indépendance turque), Ankara, 1966,
II-3, pp. 599-600.
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 379
toute évidence de récupérer les militants modérés qui s'étaient laissé séduire par
le "communisme turc" de Hakkı Behiç. Mais le parti communiste populaire
n'hésitait pas, par ailleurs, à se placer sous l'étendard de la IIIe Internationale et
à se présenter, face au socialisme réformiste du parti communiste officiel,
comme le champion du bolchevisme révolutionnaire.
Le moment, ceci dit, était fort mal choisi pour sortir de la clandestinité.
Au début du mois de décembre, le Gouvernement d'Ankara avait décidé de
réduire les bandes de Çerkeş Edhem à l'obéissance. Bientôt Mustafa Kemal
allait profiter de la tournure prise par les événements pour tenter de liquider
l'ensemble de la gauche anatolienne. Le parti communiste populaire, qui se
vantait d'avoir recueilli l'héritage de l’Armée verte, sera bien entendu le premier
à pâtir de l'évolution de la conjoncture.
1Cf. le témoignage de Mehmed Şükrü, cité par F. Tevetoğlu, op. eit., p. 169 ; voir également le
beyannâme (avis) paru dans Emek, 16janv. 1921, p. 2.
2C'est ce qui ressort des diverses déclarations faites par les dirigeants du parti devant le tribunal
d'indépendance.
3Le numéro I d'Emek, le seul qui ait été retrouvé, a été récemment publié in extenso par Ali
Ergin Giiran. Cf. Türkiye halk iştirakiyyûn fırkası yayın organları (Organes du parti communiste
populaire de Turquie), Istanbul, 1975, pp. 4-17. S. Vol’tman, "Novaja Turcija v otraîenijah
anatolijskoj pressy" (La nouvelle Turquie telle qu'elle apparaît à travers la presse d'Anatolie),
Novyj vostok, 2, 1922, pp. 642-644, nous donne un aperçu des autres numéros d'Emek.
380 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
■^M.Tunçay, Türkiye'de sol akımlar..., op. cit., p. 126, donne le texte de l'avis publié dans le
Hakimiyet-i Milliye.
2F. Kandemir, op. cit., p. 183 ; F. Tevetoğlu, op. cit., p. 180.
382 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
Ce qui nous frappe, dans ces trois courants, c'est le rôle capital qu'ils
assignent à l'Islam. Tournés vers l'Occident, les socialistes ottomans d'avant la
Première Guerre mondiale négligeaient allègrement le phénomène islamique.
Pour la gauche turque de 1920, implantée au cœur de l'Anatolie, le regard fixé
sur l'Orient, l'Islam constitue au contraire une permanente obsession. Plus
perspicaces, indéniablement, que bon nombre de doctrinaires chevronnés, des
hommes comme le cheikh Servet ou Nazım bey ne cherchent guère à éluder le
problème religieux. Mais plutôt que de braver la tradition islamique, ils
s'efforcent de l'utiliser. Démarche banale aujourd'hui, où les socialismes
islamiques fleurissent, mais passablement originale dans la Turquie de 1920.
Pourquoi avoir libéré ces hommes qui, peu de temps auparavant, étaient
encore considérés comme de dangereux comploteurs ? Tout simplement,
semble-t-il, parce qu'il s'agissait d'amadouer Moscou. Depuis quelques mois,
malgré le traité d'amitié et de fraternité signé en mars 1921, les relations entre
le gouvernement de la Grande Assemblée Nationale et la République des
Soviets laissaient beaucoup à désirer. Or, les durs combats qui venaient de se
dérouler dans la région du Sakarya (23 août - 13 septembre 1921) avaient
sérieusement entamé le potentiel militaire et les finances du mouvement
kémaliste. Il était de toute évidence urgent pour la Turquie de pouvoir faire à
nouveau appel à la manne et, dans une moindre mesure, au soutien moral
russes. De là, la nécessité de jeter du lest et d'accomplir un geste qui fût
susceptible d'ouvrir la voie à la détente.
1Le discours prononcé par Süleyman Nuri à cette occasion est reproduit dans le Bjulleten' III
Kongressa (Bulletin du troisième congrès), n° 23, Moscou, 20 juillet 1921, p. 485.
386 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
Les articles de fond de ce périodique — qui s'efforçait de toucher tout autant les
Turcs de Thrace et d'Asie Mineure que ceux de Bulgarie — ne manquaient
jamais d'exalter les divers mots d'ordre proposés par le Komintern. Par
ailleurs, dans les derniers mois de l'année 1921, les lecteurs du journal purent
voir se multiplier dans ses colonnes les informations et les commentaires
concernant la situation en Anatolie1.
C ertains numéros du Ziya ont été récemment réédités par A. E. Güran, Bulgaristan Komünist
(Dar Sosyalist) PartisVnin türkçe gazetesi Ziya. Örnekler (Ziya, le journal du parti communiste
/socialistes étroits/ bulgare. Quelques échantillons), Istanbul, 1976.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 387
Dans le cas de la Turquie, il eût été bien entendu utopique de compter sur des
résultats spectaculaires, mais l'apparition de quelques groupuscules subversifs
en milieu ouvrier vers la fin de l'année 1921 ou le début de 1922 donne
néanmoins à penser que les propagandistes anatoliens prirent les
recommandations du Komintern au sérieux. Ce sont, selon toute apparence,
les ouvriers des ateliers d'armement d'Ankara — et peut-être aussi ceux de
Konya — qui se montrèrent les plus perméables à l'agitation communiste.
Des petits noyaux de prosélytes se constituèrent également, toujours à Ankara,
parmi les cheminots et les typographes. On peut supposer que le
communisme prit (ou reprit) aussi racine vers cette époque dans les centres
miniers de la mer Noire ainsi que dans certaines villes de Cilicie — Adana,
Mersin — spécialisées dans la production des textiles1. En novembre 1922,
lors du quatrième congrès du Komintern, les dirigeants du Halk iştirakiyyûn
fırk a sı pourront se targuer d'être à la tête d'un parti comprenant 300
membres2. Nous ne disposons malheureusement d'aucun indice qui nous
permette d'évaluer la part de l'élément ouvrier dans ce total. Il y a tout lieu de
croire cependant qu'au moment où ce bilan était dressé un pas non négligeable
avait été déjà accompli dans la voie de la "prolétarisation" du parti.
Si nos sources sont quasiment muettes quant au rôle joué par les agents
du Komintern dans la réorganisation des groupes communistes d'Anatolie,
elles apparaissent par contre nettement plus loquaces lorsqu'il s'agit de mettre
en cause les représentants officiels de la République des Soviets auprès du
gouvernement de la Grande Assemblée. Les archives françaises et anglaises
abondent en rapports alarmants destinés à attirer l'attention des chancelleries de
l'Entente sur le caractère pernicieux des activités de l'ambassade soviétique à
Ankara. La délégation bolcheviste qui s'était installée dans la capitale de la
Turquie kémaliste vers la fin du mois de janvier 1922 avait de toute évidence
pour mission principale d'organiser la propagande communiste en Anatolie.
Son chef, Semen Ivanovich Aralov, était venu accompagné d'un important
état-major — environ quatre-vingts personnes d'après un télégramme de
Mougin3 — au sein duquel seuls quelques individus semblaient avoir des
attributions ressortissant plus ou moins du domaine de la diplomatie. Les
autres se trouvaient à Ankara soit pour réaliser des "études économiques", soit
en tant que conseillers militaires, soit encore (toujours d'après Mougin) tout
1En ce qui concerne le mouvement communiste cilicien, cf. infra, troisième section.
2Ce chiffre est celui qui figure dans les protocoles officiels du congrès. Cf. à ce propos Mete
Tunçay, Türkiye'de sol akımlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 1908-19*25),
Ankara, 2ème éd., 1967, p. 139.
J Archives du ministère français des Affaires Etrangères (citées infra : AMAEF), série E,
Levant 1918-1929, Turquie, vol. 279, pp. 106-112, télégramme en date du 19.VI.1922.
388 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
Pour autant que nous puissions en juger d'après les données dont nous
disposons, ces centres de propagande se trouvaient en contact permanent avec
les divers groupuscules qui, à travers l'Anatolie, se réclamaient du
communisme. L'ambassade soviétique d'Ankara, en particulier, déployait des
efforts considérables pour attirer à elle militants et sympathisants. Aralov et
ses acolytes maniaient l'art de l'hospitalité avec brio et, chaque fois que
l'occasion se présentait, organisaient des soirées, des réceptions, des banquets.
Dans une ville aussi puritaine et austère qu'Ankara, de telles réjouissances, au
cours desquelles l'alcool coulait à flots, représentaient assurément une aubaine
appréciable. Malgré les inévitables harangues dont elles étaient agrémentées,
elles ne pouvaient manquer de faire recette2.
1Les documents dont nous disposons (AMAEF en particulier) nous permettent de nous faire une
assez bonne idée des activités de l'agence du Vnechtorg installée en Cilicie. En ce qui concerne
les représentations soviétiques mises en place dans d'autres régions d'Anatolie, nos sources ne
procèdent malheureusement que par allusions.
2Les festivités de l'Ambassade soviétique, ainsi que celles organisées par Ibrahim Abilof à
l'Ambassade d'Azerbaïdjan, ne manquaient jamais d'impressionner les observateurs étrangers
de passage à Ankara. Mustafa Kemal lui-même y participait volontiers et l'on dit qu'il n'était pas
insensible au charme de telle ou telle épouse de diplomate. À ce propos, cf. p. ex. Lord Kinross,
Atatürk. The Rebirth o f a Nation, Londres, 5ème éd., 1971, p. 304.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 389
mouvement. Mais ce qui est le plus frappant, c'est de constater que figuraient
aussi parmi les invités d'Aralov le député d'Istanbul Numan Usta — un
personnage dont les relations avec le comité Union et Progrès n'étaient
ignorées de personne —, ainsi qu'un des animateurs les plus éminents du parti
communiste "officiel", le Dr. Tevfik Rüştü, celui-là même qui, quelques mois
auparavant, avait sollicité en vain l'admission de son organisation au sein du
Komintern. La présence de ces deux hérésiarques dans l'enceinte de
l'Ambassade soviétique donne évidemment à réfléchir. Doit-on supposer
qu'Aralov espérait pouvoir les convertir au bolchevisme ? L'hypothèse n'a rien
d'invraisemblable. Mais il se peut aussi qu'il ait tout simplement estimé,
conformément aux directives élaborées par le troisième Congrès du
Komintern, que le combat pour la révolution prolétarienne devait passer, en
Turquie comme ailleurs, par un certain nombre de compromis.
ÏOn rencontre cette référence au "Pacte national” dans de nombreux documents communistes
de cette époque. Ce "Pacte", qui avait été voté le 28 janvier 1920 par les députés de la Chambre
ottomane, visait, rappelons-le, à définir les territoires revendiqués par les nationalistes turcs.
Ces derniers réclamaient notamment la Thrace et les trois sancak de Kars, Ardahan et Batum.
Par le traité de Moscou du 16 mars 1921, les Bolcheviks avaient solennellement proclamé leur
acceptation des exigences turques, mais ils avaient néanmoins réussi à obtenir du gouvernement
d'Ankara la cession de la ville de Batum, sous la forme d'un "transfert de souveraineté".
2Les communistes grecs s'élevèrent contre la guerre en Asie mineure dès le milieu de l'année
1920. Il semble qu'ils aient largement contribué par leur active propagande antimilitariste à la
désagrégation des troupes expédiées en Anatolie. À partir de la fin de l'année 1920, les
désertions dans l'armée hellène se multiplièrent et il y eut même, selon toute apparence, un
certain nombre de mutineries dans les casernes de la région de Smyme. D'après N. Dimitratos,
le délégué du Parti communiste grec au troisième congrès du Komintern, plus de 100 000
"ouvriers et paysans" auraient déserté au cours des deux premières années de la guerre. Ce
chiffre paraît quelque peu homérique, mais il donne néanmoins une certaine idée de l'ampleur
du phénomène. Voir à ce propos A. D. Novichev, "Vlijanie velikoj oktj’abr'skoj revolucii na
sud'bu Turtsii" (L'influence de la grande révolution socialiste d'Octobre sur les destinées de la
Turquie), Vestnik Leningradskogo Universiteta, n° 20,1957, p. 104.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 393
1Cf. les ’’thèses sur la question agraire”, Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers
congrès mondiaux de l'Internationale Communiste. 1919-1923, Paris, 1934 (Réimpression en
fac-similé, Paris, F. Maspéro, 1971), pp. 61-65. Ces thèses précisaient notamment que "Les
difficultés énormes que présentent l’organisation et la préparation à la lutte révolutionnaire de la
masse des travailleurs ruraux que le régime capitaliste avait abrutis, éparpillés et asservis, à peu
près autant qu'au moyen-âge, exigent de la part des partis communistes la plus grande attention
envers le mouvement gréviste rural, l'appui vigoureux et le développement intense des grèves
de masse de prolétaires et de demi-prolétaires ruraux." La question agraire — question capitale
et passablement mal résolue dans les premières années de la Révolution — allait être à nouveau
abordée lors des troisième et quatrième congrès.
2Peu de temps avant la publication du manifeste du Parti communiste populaire, diverses
entreprises occidentales avaient proposé au gouvernement d'Ankara de participer au
relèvement économique de l'Anatolie. C'est à ces propositions, émanant surtout de la France, de
la Belgique et des États-Unis, que fait allusion la "déclaration" parue dans le Yeni Hayat.
394 DU SOC I ALI S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
Le Premier Mai fut fêté dans l'allégresse. D'après une information parue
dans le Hakimiyet i M illiye, le journal officiel du gouvernement, la
population d'Ankara eut même la possibilité d'assister, à cette occasion, à une
cérémonie en plein air. Avaient pris part aux festivités les ouvriers des ateliers
d'armement, les cheminots et les typographes, ainsi qu'un certain nombre de
personnalités connues pour leur sympathie envers les idées de gauche — le
député de Smyme Yunus Nadi, le député d'Istanbul Numan Usta, le Dr. Tevfik
Rüştü ... Le même jour, une importante délégation s'était rendue à
l'Ambassade soviétique et des télégrammes de congratulations avaient été
expédiées aux ouvriers du monde entier3. C'était l'euphorie.
1Les statuts de cette société coopérative figurent en annexe du Yeni Hayat, n° 3, I.IV.1922.
"Türkiye Kooperatif Şirketi Nizamnamemi Dahilisi" (Règlement intérieur de la Société
coopérative de Turquie), 8 p.
2D'après G. S. Harris, op. cit., p. 178, note 19.
3"Amelenin Bayramı" (La fête des travailleurs), Hakimiyet-i Milliye, 3.V.1922, p. 2, cité par M.
Tunçay, op. cit., p. 133.
4Le 16 mars 1920, à la suite de "l'occupation provisoire et disciplinaire" d'Istanbul décrétée par
les Alliés, le commandement britannique avait procédé à l'arrestation d'une quinzaine de
députés dans l'enceinte même de la Chambre ottomane. Expédiés à Malte, ces députés avaient
fait l'objet un an plus tard — jour pour jour — d'un accord anglo-turc qui prévoyait leur
libération en échange d'un certain nombre de militaires britanniques (dont le colonel Rawlinson)
détenus par les Kémalistes. Un premier groupe de prisonniers fut relâché par les Anglais le 28
avril 1921. Mais les opérations d'échange ne prirent définitivement fin qu'en novembre de la
même année.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 395
Annoncée par l’excellent accueil qui avait été réservé quelques semaines
auparavant par les milieux politiques d'Ankara au représentant officieux de la
France, le lieutenant-colonel Mougin, cette victoire des "ententophiles" était
prévisible. Nazım et ses compagnons avaient perdu leur pari. À partir du
milieu du mois de juillet, ils commenceront à subir les conséquences de leur
imprévoyance. Le nouveau Premier Ministre n'était pas seulement un
"occidentaliste" convaincu. Il avait également une solide réputation d'anti
communiste et il lui était arrivé à plusieurs reprises de prendre ouvertement
position contre la politique — à son avis trop pro-soviétique — de Mustafa
Kemal. À présent qu'il était à la tête du gouvernement, cautionné par
l’Assemblée, il entendait remettre les choses dans l'ordre. Ainsi, les Alliés
sauraient une fois pour toutes dans quel camp la Turquie souhaitait se ranger.
Dès le 21 juillet, semble-t-il, les organisations communistes d'Anatolie furent
sommées de mettre leurs activités en sourdine1. Quelques jours auparavant, le
parti communiste populaire avait annoncé dans certains journaux de province
que le 15 août devait se tenir à Ankara son premier congrès. Lorsque les
autorités apprirent que devaient participer à cette réunion des délégués venus de
l'étranger, elles décidèrent de frapper à nouveau. Le congrès fut interdit. Par
touches successives, la répression s'installait.
2. Le congrès clandestin
1D'après T. Z. Tunaya, Türkiye'de Siyasi Partiler. 1859-1952 (Les Partis politiques en Turquie.
1859-1952), Istanbul, İ952, p. 532. Toutefois, nous n'avons retrouvé aucun document officiel à
ce propos. Il arrive à Tunaya de se tromper. Il n'en demeure pas moins que l'arrivée de Rauf
bey au pouvoir constitua effectivement le point de départ d'une période de répression pour le
mouvement communiste anatolien.
2 Simple hypothèse. Le fait que le congrès se soit déroulé dans des locaux appartenant à
l'Ambassade soviétique (cf. infra) donne cependant à réfléchir.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 397
Jacques Sadoul (1881-1956) avait été, en 1917, un des premiers officiels français en poste en
Russie à pressentir la Révolution d’Octobre. Rappelé en France à la demande de l’ambassadeur
Noulens peu après la prise du pouvoir par les Bolcheviks, il avait refusé d'obtempérer et avait
"déserté". Les dirigeants soviétiques l'avaient alors nommé inspecteur de l’Armée rouge et lui
avaient confié diverses missions en Italie et en Allemagne. En novembre 1919, un tribunal
militaire français allait le condamner à mort par contumace pour "désertion à l'étranger" et
"intelligence avec l'ennemi”. Ce n'est qu'au lendemain des élections de 1924 qu’il rentrera en
France, comptant sur la mansuétude du gouvernement Herriot. Traduit à nouveau en justice, il
sera définitivement acquitté au début de l'année 1925. Ses Notes sur la Révolution Bolchévique,
publiées en 1919, constituent un témoignage de tout premier plan sur les hommes qui firent la
Révolution d'Octobre.
2S. Zorine, "Putevye zametki" (Notes de voyage), Pravda, 8 et 12.X.1922, p. 2.
398 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
^'a rriv ée de la délégation du Komintern en Anatolie ne fut signalée au Quai d'Orsay, par un
"commerçant français récemment revenu d'Angora", que le 6 octobre 1922. Cf. AMAEF, série
E, Levant, 1918-1929, Turquie, vol. 280, f. 18.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 399
L'ordre du jour du congrès avait été rendu public plus d'un mois
auparavant. En guise de préambule, les organisateurs de la réunion avaient
prévu, comme il se doit, une discussion sur le programme et les statuts du
parti. Mais les militants étaient surtout appelés à se prononcer sur le principal
problème du moment, celui de l'attitude à adopter face au mouvement
kémaliste. Figuraient également à l'ordre du jour un rapport sur la question des
syndicats et un débat sur les formes d'action et de propagande susceptibles de
favoriser l'implantation du parti en milieu rural. Les dirigeants du parti
n'avaient pas oublié, par ailleurs, qu'ils avaient au début du mois d'avril
promis au gouvernement un manifeste invitant les soldats grecs à la révolte.
Le congrès était censé donner son aval au texte entre-temps mis au point.
Enfin, les délégués devaient élire un nouveau Comité Central et désigner leurs
représentants au quatrième congrès du Komintern, convoqué à Moscou pour le
début du mois de novembre3.
^Léonid et Friedrich ont raconté leurs aventures anatoliennes dans Angora : Freiheitskrieg des
Türkei, Berlin, 1923. Cet ouvrage constitue une source essentielle pour tout ce qui touche au
déroulement du congrès. Singulièrement, cet épisode pourtant crucial est totalement omis dans
La Perfide. Magdeleine Marx mentionne les pourparlers avec Ali Fuad pacha, après quoi c'est
le "black-out'1. Peut-être s’agissait-il de ne pas porter tort aux camarades turcs qui, au moment
de la parution du livre, avaient à nouveau maille à partir avec le gouvernement d'Ankara.
2 "Kommunistièeskoe dviîenie v Turtsii" (Le mouvement communiste en Turquie), Pravda,
26.X.1922, p. 3, col. 7-8.
Cet ordre du jour avait été publié notamment par le Doğru Oz de Mersin (17.VII.1922). M.
Tunçay, op. cit., pp. 136-137, reproduit pour sa part le texte paru dans le Bolu du 18.VII. 1922,
p.2.
400 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
S'étant réuni avec une quinzaine de jours de retard par rapport à la date
initialement prévue, le congrès ne prit fin, semble-t-il, que dans la première
semaine du mois de septembre. Avant de se disperser, les délégués avaient
procédé à la reconduction des instances dirigeantes du parti2. Ils avaient
également mandaté Salih Hacıoğlu, Ziynetullah Naşirvanov, Nizamettin Nazif
et trois autres militants, notamment un jeune étudiant en économie, İsmail
Hüsrev, pour représenter leur mouvement au quatrième congrès du
K om intern3. Au terme de ce premier rassemblement des communistes
anatoliens, les leaders du Halk iştirakiyyûn fırkası avaient tout lieu d'être
satisfaits. Certes, le congrès s'était déroulé dans la clandestinité et certains
1S. Zorine, "Putevye zametki", Pravda, 12.X.1922, p. 2 Leonid et Friedrich, op. cit., pp. 56-68.
2D’après D. Şişmanof, Türkiyede İşçi ve Sosyalist Hareketi (Le mouvement ouvrier et socialiste
en Turquie), Sofia, 1965, p. 84, le nouveau Comité Central avait à sa tête un "exécutif' composé
de huit personnes (Salih Hacıoğlu, Nazım, Affan Hikmet, Ahmed Hilmi, Edip, Mehmed Ali, Ata
Çelebi et Behram Lütfü). Il comprenait en outre treize "membres ordinaires" et huit
"suppléants".
3G. S. Harris, op. cit.f p. 113 ; M. Tunçay, op. cit., p. 138.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 401
Si l'on en croit Magdeleine Marx, le retour fut tout aussi pénible que
l'aller. Toutefois, vers le 20 septembre, le groupe débarquait sain et sauf à
Batoum, en territoire ami. Pour le capitaine Sadoul, le moment était enfin
venu de se décharger de toute l'exaspération qui s'était accumulée en lui au
cours de quelques semaines passées en Turquie. Dans une interview publiée le
22 septembre par le Zaria Vostoka de Tiflis1, il s’en prendra à l'attitude anti-*
*Le 22 septembre 1922, J. Sadoul fera à un journal de Tiflis, le Zaria Vostoka, la déclaration
suivante : "J'ai réussi à anéantir le complot ourdi contre moi en Anatolie par des adversaires qui
étaient prêts à employer tous les moyens. Un soir, une balle m'a même effleuré l'oreille. Tout
naturellement et sans hésiter j'ai dit au colonel Mougin, qui était à mes côtés, et qui était
l'instigateur de ces plaisanteries, que si un de mes camarades ou moi étions victimes d'un
attentat, lui-même serait supprimé dans les huit jours." Dans un télégramme du 29 octobre
adressé au Quai d'Orsay, Mougin allait pour sa part répondre à ces allégations : "Sadoul qui
passe ici pour être intelligent a menti pour se donner de l'importance ; il a tout fait pour que je le
reçoive ; le directeur des Affaires politiques, des députés sont intervenus auprès de moi, j'ai
refusé. Je ne l'ai jamais vu et ne sais même pas comment il est fait." AMAEF, série E, Levant
1918-1929, Turquie, vol. 280, f. 68. Dans ses "Notes de voyage", S. Zorine accusa quant à lui
Mougin d'être, avec les "cléricaux", le principal responsable de l'interdiction du congrès du Parti
communiste populaire.
402 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Cette interview est résumée par Mougin dans un télégramme en date du 29.X.1922 adressé au
Quai d'Orsay. AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, Turquie, vol. 280, ff. 66-67.
2"La victoire des Turcs est une défaite de l'Impérialisme", L'Humanité, 13.X.1922, p. 1.
3D’après D. Şişmanof, op. cit.f il y avait en Anatolie, à l'époque qui nous occupe, douze
organisations communistes, disséminées dans des villes telles que Ankara, Sivas, Eskişehir,
Kastamonu, Samsun, Konya, Bolu, etc. Il se peut que certaines de ces organisations n'aient
jam ais existé que sur le papier. Seule une étude approfondie de la presse locale
(malheureusement très difficile à réaliser, car le dépôt légal n'était pas encore institué en
Turquie au moment de la lutte pour l'Indépendance) pourrait — à défaut d’archives nouvelles
— nous permettre de clarifier un tant soit peu les choses.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 403
*11 ne nous appartient pas de nous étendre ici sur les événements de Cilicie. Nous renvoyons
par exemple à l'ouvrage — très partial mais circonstancié — de P. du Véou, La Passion de la
Cilicie, 1919-1922, nouvelle éd., Paris, 1954.
2A M A E F , série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 279, ff. 70 et sv., rapport en date du
2. VI.1922.
404 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
Pendant plusieurs mois, aucun des deux groupes ne semble avoir attiré
l’attention des autorités. À Mersin comme à Adana, les militants étaient
demeurés dans l'ombre, se contentant apparemment "d'échanger des idées" entre
eux. Ce n'est que vers la mi-mai 1922 que le Quai d'Orsay sera avisé de
l'existence de Tevfik bey et de celle de ses camarades. Quelques semaines
auparavant, dans les derniers jours du mois d'avril, une mission soviétique
était arrivée à Adana. D'après le consul Laporte, c'est de ce côté là qu'il fallait
chercher la véritable origine du mal1.
^ ’arrivée de la mission soviétique à Adana fut signalée au Quai d'Orsay dès le 29 avril
(AMAEF, ibid.f f. 27). Mais Laporte attendit encore quelques jours avant de présenter un
rapport détaillé à ses supérieurs.
^Ibid., lettre de Laporte en date du 2 mai 1922, ff. 28-29 et note d'information du 2 juin, ff. 67-
69.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 405
1AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 279, ff. 202-205, télégramme de Laporte en
date du 8.1X.1922.
2D. Şişmanof, op. cit., p. 84.
**Cest, semble-t-il, un article injurieux à l'égard de Rauf bey, "Baş vekilin ensesine bir tokat".
(Une claque sur la nuque du Premier Ministre) dû peut-être à la plume de Nizameddin Nazif,
qui avait provoqué l'interdiction du journal. F. H. Tökin, Türk Tarihinde Siyasî Partiler ve Siyasî
Düşüncenin Gelişmesi. 1839-1965 (Les partis politiques et l’évolution de la ponsée politique
408 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
1L. D., "Pervaja konferencija predstavitelej fabrik i zavodov Kilikii" (La première conférence
des représentants des fabriques et usines de Cilicie), Krasnyj International Profsojuzov, n° 12,
1922, pp. 1145-1147 ; R. P. Komienko, R aboéee dviienie v Turcii 1918-1963 gg. (Le
mouvement ouvrier en Turquie. 1918-1963), Moscou, 1965, pp. 41-42.
2"Pervaja konferencija..." loc. cit.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 409
4. L'épilogue
Les communistes turcs comptaient sans doute sur une massive levée de
boucliers en leur faveur. Les partis frères disséminés de par le monde ne
manqueraient pas d’intervenir. Pour l’immédiat, ce fut le silence. À Paris,
l'Humanité titrait à propos de l'imminente ouverture des négociations de paix
et appelait la classe ouvrière à se rassembler autour du slogan "Hands o ff
Turkey ". À Moscou, les Izvestiia et la Pravda continuaient d'exalter l'amitié
turco-soviétique et se préoccupaient surtout de savoir si la République des
Soviets serait admise à participer à la Conférence de Lausanne. Bien qu'il fût
marqué du sceau de la "bourgeoisie", le mouvement kémaliste qui pendant tant
d'années avait su faire front à l'impérialisme occidental se voyait comblé de
témoignages de sympathie. Le 1er novembre 1922, la Grande Assemblée
Nationale avait décrété à l'unanimité — il avait fallu que Mustafa Kemal fasse
allusion aux têtes qui ne manqueraient pas de tomber en cas de vote
défavorable — l’abolition du sultanat. L'événement était de taille et suscita
dans la presse communiste d'innombrables commentaires. Face aux multiples
succès remportés par la Turquie kémaliste, face aux promesses dont elle
s'avérait porteuse, les quelques poignées de camarades incarcérés ne faisaient
décidément pas le poids.
1Notre principale source en ce qui concerne les arrestations d'octobre 1922 est un article paru
en première page de la Pravda, le 15.XI.1922 : "Za granicej. Reakcija v Turcii pered
Lozannskoj konferenciej" (A l'étranger. La réaction en Turquie à la veille de la conférence de
Lausanne).
2S. 1. Aralov, op. cit., pp. 159-162 ; cf. également la note d’Aralov au ministère des Affaires
étrangères de la Grande Assemblée Nationale, en date du 26.X.1922, Dokumenty vneshnej
politiki SSSR (Documents de politique étrangère de l'U.R.S.S.), vol, V, Moscou, doc. 291, pp.
634-636.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 411
de Moscou avait été arrêté dans l’est du pays, à Beyazit, et avait été sommé de
livrer la valise diplomatique1. Dans les premiers jours de novembre,
l'ambassade soviétique à Ankara s'était trouvée dans l'obligation de fermer
momentanément son service commercial2. Toutes ces tracasseries —
auxquelles s'entremêlaient curieusement des échanges de télégrammes de
félicitations et autres civilités — donnaient à penser que la Turquie, à l'heure
de Lausanne, s'apprêtait à s'écarter de la voie tracée par le traité d'amitié et de
fraternité du 16 mars 1921. En soulevant le problème de la répression en
Anatolie, les Bolcheviks entendaient sans doute montrer qu'ils n'hésiteraient
pas, si cela s'avérait nécessaire, à procéder eux aussi à une révision de leur
politique et à prendre leurs distances par rapport à Ankara.
à propos de l’attitude des Kémalistes face aux communistes turcs, "c'est une
bêtise (...). Malgré l’assassinat perfide de Mustafa Suphi, malgré la création
par le gouvernement d'Ankara d'un faux parti communiste policier, malgré
bien d'autres vilénies, les militants turcs ont rempli leur devoir dans la lutte
contre l'impérialisme conquérant. Et c’est au moment où (...) le peuple turc
risque de perdre tous les fruits de sa victoire que Mustafa Kemal s'attelle à
l'extirpation du communisme ! Tant d'imbécillité confine à la trahison des
intérêts nationaux de la Turquie nouvelle.1"
Peu après la parution de ces articles, le débat fut porté devant les
délégués rassemblés à Moscou pour le quatrième congrès de l'Internationale
communiste. Le 20 novembre, le porte-parole du groupe turc, le camarade
Orhan intervint pour dénoncer les cruelles machinations de la bourgeoisie
kémaliste et pour proposer qu'une lettre ouverte fût envoyée au peuple de
Turquie qui gémissait "sous la dictature de l'impérialisme et du gouvernement
de trahison nationale" ainsi qu'aux camarades emprisonnés qui, à l'en croire,
attendaient courageusement l'arrivée imminente du grand jour2. Cette
proposition fut aussitôt adoptée. Dans un vibrant manifeste adressé aux
militants anatoliens, le congrès couvrit d'opprobre les valets de l'impérialisme,
exalta les sacrifices consentis par le parti communiste turc dans la lutte pour
l'indépendance nationale. Par ailleurs, les camarades incarcérés furent gratifiés,
au nom du prolétariat mondial, du cordial salut du Komintern34.
Le discours d’Orhan avait été tellement apprécié qu'il fut jugé digne
d'être reproduit dans la Pravdcâ. Ce fut également le cas d'un autre réquisitoire
de la même veine, celui prononcé par Ahmed Cevad à la tribune de
l’Internationale Syndicale Rouge qui se tenait à Moscou en même temps que le
congrès du Komintern. Dans ce dernier texte, il était question de 300
arrestations. Cent de plus que dans tous les articles, déclarations et discours
précédents. Ahmed Cevad avait apparemment un faible pour les superlatifs. Il
n'hésitait pas, dans la même foulée, à soutenir qu'il y avait en Turquie 22 000
ouvriers membres de syndicats affiliés au Profintem5.
1"Prestupnaja glupost'", Pravda, 15.XI.1922, p. 1, col. 1-2. Nous citons d'après la traduction
française parue dans La Correspondance internationale, n° 9 3 ,4.XII.1922, p. 713.
2La Correspondance Internationale, supplément n° 40,10.1.1923, p. 9.
3Pour une traduction en anglais de ce manifeste, cf. J. Degras (éd.) op. cit., pp. 380-381.
4 "IV Kongress Komintema" (4ème congrès du Komintern), Pravda, 22.XI.1922, p. 3, col. 7-8.
3 "Il Kongress Profintema" (2ème Congrès du Profintem), Pravda, 25 .XI. 1922, p. 2, col, 7-8.
414 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
*
* *
1H. Carrère d'Encausse et S. Schram, Le marxisme et l'Asie. 1853-1964, Paris, 1965, p. 266. Les
auteurs se réfèrent au Bulletin du IVème Congrès de l'Internationale Communiste. Pour une
version quelque peu "expurgée" de l'intervention de Radek, cf. La C orrespondance
Internationale, supplément n° 41,12-1.1923, pp. 11-12.
SOCIALISME ET MOUVEMENT OUVRIER
EN TURQUIE A U LENDEMAIN
DE L'ARMISTICE DE M UDANYA
1Les pourparlers de Lausanne ont suscité une abondante littérature. Pour un bref aperçu
d'ensemble, cf. J. Deny et R. Marchand, Petit Manuel de la Turquie nouvelle, Paris, 1933, pp.
128-134.
418 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
L Un nouveau départ
Les rafles d'octobre 1922 n'ont atteint, nous l'avons déjà souligné, que
l'Anatolie. Toutefois, il semble que les milieux extrémistes d'Istanbul se
soient laissés impressionner par cette soudaine bourrasque. Au moment même
où la répression bat son plein en territoire anatolien, on assiste sur les rives du
Bosphore à une curieuse débandade. Les propagandistes à la solde de la
délégation commerciale russe se volatilisent, les divers groupuscules
disséminés à travers la ville font le mort, les éditeurs d 'Aydınlık préfèrent
mettre provisoirement fin à la parution de leur revue. Le gouvernement du
sultan a contribué à semer le désarroi en prenant la décision, avant de passer la
main aux Kémalistes, d'interdire l'Union Internationale des Travailleurs de
Serafim Maximos et l'Association ouvrière de Turquie, coupables d'avoir
manifesté trop ouvertement leur enthousiasme pour la victoire remportée par
^ o u r un aperçu d’ensemble sur les événements de l'année 1923, cf. par exemple Lord Kinross,
Atatürk. The Rebirth o f a Nation, Londres, 5ème éd., 1971, pp. 240-383.
420 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Les archives britanniques conservent un volumineux dossier à ce propos : FO, 371/6902, ff. 24
à 183.
2 D’après FO, 371/6902, f. 180, Zolotareff était, en juin 1921, le chef de la "section de
propagande" de la délégation commerciale soviétique à Istanbul. Les Anglais lui reprochaient
d’avoir dit, au cours d’une conversation privée : "Je suis un communiste et en tant que tel je dois
faire tout ce qui est en mon pouvoir pour diffuser les doctrines communistes."
3D’après un rapport des services de renseignement français, le Docteur J. Salkind était un
représentant du G.P.U., détaché officiellement auprès de la représentation diplomatique
d’Angora. Le rapport ajoute : "D’origine juive, âgé d’une trentaine d’années environ, de taille
moyenne, visage maigre et pâle." (.AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 280, f.
215, note de renseignements du 2 mars 1923). Pendant toute la durée de son séjour à Istanbul, il
fera l’objet d’une étroite surveillance de la part des Français qui ne manqueront pas de se réjouir
chaque fois qu’il lui arrivera quelque malheur (en particulier chaque fois que tel ou tel groupe
de réfugiés lui donnera la bastonnade).
4 Les bulletins de renseignements hebdomadaires du corps d’occupation français d’Istanbul
(SHAT, 20 N 1084) donnent pour la période allant de l’armistice de Mudanya à la signature du
traité de Lausanne de nombreuses informations sur la propagande russe en Turquie.
422 DU S O C I A L I S M E À L’I N T E R N A T I O N A L I S M E
avec les militants turcs. Nous savons cependant qu'une des tâches du personnel
soviétique installé à Istanbul était, entre autres, d'aider les agitateurs du Parti
socialiste des ouvriers et agriculteurs à introduire à Istanbul et en territoire
anatolien les multiples tracts et brochures imprimés en Crimée à l'intention
des masses laborieuses de Turquie. Le procès des individus arrêtés à l'occasion
du 1er mai 1923 allait également faire apparaître l'existence d’une étroite
collaboration entre les services de Salkind et une organisation affiliée au
groupe de Şefik Hüsnü, l'Union des jeunesses communistes de Turquie
(!Türkiye Komünist Gençler Birliği)*.
Tandis que les délégations soviétiques s'en donnaient à cœur joie, et pas
seulement à Istanbul (les services de renseignements des forces alliées
continuent à signaler à cette époque des agissements suspects en Cilicie et
dans certaines villes du littoral pontique), le Parti socialiste des ouvriers et des
agriculteurs s'efforçait, de son côté, de reprendre progressivement en main les
destinées du communisme turc. Ceux qui, vers la fin du mois d'octobre,
avaient fui en Russie étaient revenus dès les premiers signes d'accalmie.
L'équipe dirigeante du parti n'avait pas tardé à se reconstituer. À l'ancien
noyau, dont le Dr. Şefik Hüsnü continuait d'être la figure la plus éminente,
s'étaient agrégés un certain nombre de militants du Parti communiste
populaire. Salih Hacıoğlu notamment avait réussi, après avoir assisté au
quatrième congrès du Komintern, à regagner la Turquie. Désormais, il vivait à
Istanbul dans une semi-clandestinité et représentait au sein de l'organisation de
Şefik Hüsnü l'aile anatolienne du mouvement communiste turc unifié.
*Sur les relations entre les "agents bolchevistes" et le groupe de Şefik Hüsnü, cf. F. Tevetoğlu,
op. cif., pp. 384-385. On trouve également quelques indications à ce propos dans les "bulletins
de renseignements hebdomadaires" du corps d'occupation français mentionnés supra.
SO C IA LISM E ET M OUVEM ENT OUVRIER 423
C’est sur ce dernier point que l'équipe de Şefik Hüsnü allait faire porter
pour l'immédiat l'essentiel de ses efforts. En raison de la conjoncture,
YAydinhk n'avait pas paru en octobre 1922. Dès le mois de novembre,
l'organe officieux du parti était à nouveau en vente dans les kiosques. La
formule de la revue n'avait pas changé : articles de fond dus à la plume de
Şefik Hüsnü, chroniques, poèmes révolutionnaires, études diverses. Bien que
les articles de simple vulgarisation y fussent nombreux, YAydinhk continuait
d'être un mensuel de réflexion, surtout destiné à l'intelligentsia.
^lm oukam edov, "Le mouvement communiste en Turquie", Vinternationale communiste, 25,
juin 1923, pp. 121-122, donne un bon résumé des consignes élaborées par le Komintern.
2 Le premier ouvrage de la série fut une petite brochure d'Ali Cevdet, Sermayedarlık Nizam-ı
İçtim aisi (La structure sociale du capitalisme). De Sadrettin Celâl, on peut citer les titres
suivants : Burjuva Demokrasisi ve Sosyalizm (La démocratie bourgeoise et le socialisme) ;
Sosyalizm ve Tekâmülü (Le socialisme et son évolution) ; Sendika Meseleleri (À propos des
Syndicats) ; İçtimai Mesele ve Islahatçılar (La question sociale et les réformistes).
424 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
L'idée leur en avait été sans doute soufflée par le Komintern. Lors de
son dernier congrès, l'Internationale s'était en effet prononcée, en matière de
lutte syndicale, en faveur d'une ligne de conduite résolument "entriste".
Dans de nombreux pays, la plupart des unions ouvrières se trouvaient depuis
quelques années aux mains des éléments modérés. Un peu partout on s'efforçait
d'éliminer les militants communistes de la vie syndicale. Il était grand temps
de réagir. Mais les communistes étaient encore trop faibles pour pouvoir jouer
avec efficacité la carte de la scission. Il leur fallait, au contraire, recourir à la
stratégie de la taupe. Ils devaient mettre l'accent sur l'unité syndicale,
combattre les offensives séparatistes et maintenir coûte que coûte une présence
révolutionnaire au sein des syndicats réformistes. Ces recommandations du
Komintern étaient surtout destinées aux partis d'Europe qui avaient à faire face
aux exclusions prononcées par les "gens d'Amsterdam". Mais elles valaient
également, bien entendu, pour tous les pays où les "Jaunes" étaient
susceptibles, d'une manière ou d'une autre, de dominer le mouvement ouvrier1.
1Cf. à ce propos les "Thèses sur l'action communiste dans le mouvement syndical" du 4e
Congrès de l'Internationale Communiste, Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers
congrès de l'Internationale Communiste. 1919-1923, Paris, 1934 (réimpression en fac-similé,
Paris, F. Maspéro, 1971), pp. 170-173.
2 Şefik Hüsnü, "Türkiye'de Dernek Birliklerinin Teşekkülü" (La formation des unions
professionnelles en Turquie), Aydınlık, 15 mai 1923, pp. 390-393.
426 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
Şakir Rasim avait derrière lui une longue expérience des luttes
syndicales. Un des dirigeants les plus actifs du Parti socialiste de Turquie, il
n'avait cessé, depuis le milieu de l'année 1920, de donner du fil à retordre à la
Compagnie des Tramways et aux autres sociétés étrangères d'Istanbul.
Lorsque, à la suite d'un certain nombre de grèves manquées, l'organisation de
Hüseyin Hilmi avait commencé à se désagréger, il avait su ressaisir les rênes
et regrouper autour de lui une grande partie de ceux qui, par cohortes entières,
fuyaient le naufrage. Il disposait de l'appui massif des employés des tramways.
Il pouvait également compter, semble-t-il, sur les ouvriers de la tannerie de
Beykoz, sur ceux de la manufacture de fez et de drap de la Corne d’Or
(Feshane), sur un certain nombre d'employés des compagnies maritimes, sur
les ouvriers de la brasserie "Bomonti" et, enfin, sur quelques corps de métiers
tels que celui des mahonniers ou celui des débardeurs2.
Dans les premiers jours de janvier 1923, alors que du côté de Numan
Usta on en était encore au stade des préliminaires, le groupe de Şakir Rasim
annonçait la création d'une "Union générale des ouvriers d'Istanbul" {Istanbul
Umum Amele Birliği). La présidence de la nouvelle association était confiée à
une personnalité bien pensante, un certain Mehmed bey, membre d'une société
philanthropique de lutte contre le chômage3. Dans le cercle de Şefik Hüsnü, ce
fut aussitôt la consternation. L'union se faisait, mais sans les éléments
révolutionnaires, et probablement contre eux. Dès son numéro de février,
YAydınlık passa à l'attaque. Les dirigeants de l'Union générale n'étaient que des
coquins. Ils ne songeaient qu'à tromper et à endormir la classe ouvrière.
Ils faisaient le jeu de l'impérialisme et du grand capital4. D’une plume trempée
1Cf. supra, article intitulé "Socialisme, communisme et mouvement ouvrier à Istanbul pendant
l'occupation (1919-1922)".
2Les effectifs de l'organisation de Şakir Rasim semblent avoir été assez fluctuants. À la fin du
mois de janvier 1923, les corps des métiers suivants faisaient partie de l'Union générale :
employés des tramways, électriciens, terrassiers, paveurs, jardiniers, calfateurs, chaudronniers,
mahonniers, porteurs. Cf. à ce propos un document reproduit par A. Gündüz Ökçün, Türkiye
iktisat kongresi. 1923 - Izmir, Ankara : 1971, pp. 164-165. Par la suite, d'autres groupes
d'ouvriers viendront rejoindre l'organisation, en particulier une partie des mineurs d'Héraclée.
3A. Gündüz Ökçün, op. cit.t p. 160.
4 Selim Necati, "Istanbul Umum Amele Birliği" (L'Union générale des ouvriers d'Istanbul),
Aydınlık, 13, février 1923, pp. 330-332.
SO C IA LISM E ET M OUVEM ENT OUVRIER 427
dans l'acide, Şefik Hüsnü soutenait que l'organisation de Şakir Rasim était une
organisation mort-née et que les travailleurs ne tarderaient pas à voir où se
trouvaient leurs véritables défenseurs1. Mais ces vitupérations, pour violentes
qu'elles fussent, ne constituaient qu'un flot de paroles. Ni Şefik Hüsnü, ni la
poignée de partisans dont il disposait ne pouvaient empêcher les ouvriers
d'Istanbul d'affluer vers le groupe d'hommes qui, à leurs yeux, symbolisait
l'efficacité. A l'heure où YAydınlık annonçait la disparition prochaine de
l'association mise en place par les "valets du patronat", celle-ci allait en fait de
succès en succès et songeait déjà, probablement, à étendre ses activités à
l'Anatolie.
1'Türkiye'de İşçi Sınıfının Durumu" (La situation de la classe ouvrière en Turquie), Aydınlık,
13, février 1923.
2Şakir Rasim avait pris le soin d'adresser aux autorités alliées une copie des résolutions
adoptées lors du meeting du Premier Mai. Cf. SHAT, 20 N 1105, envoi en date du 16 mai 1922.
428 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
Face à ces modérés d'un autre âge, mais dont les mots d'ordre cadraient
redoutablement avec les aspirations réelles du monde ouvrier, le groupe de
Şefik Hüsnü faisait triste figure. Les proses véhémentes de YAydinhk
dissimulaient mal le désappointement ressenti par leurs auteurs. Toutefois, la
situation n'avait rien de désespéré. L'année qui s'ouvrait s'annonçait au
contraire prometteuse. Dans les premiers jours du mois de janvier, le
gouvernement avait annoncé son intention de réunir dans les plus brefs délais
un grand congrès économique où toutes les catégories socio-professionnelles
seraient invitées à présenter leurs doléances et à donner leur avis sur les
perspectives de redressement qui s'offraient à la Turquie. Bientôt, le pays tout
entier allait vivre à l'heure des préoccupations économiques et sociales. Pour
les militants du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, ce pouvait être
l’occasion de faire connaître leur programme et d'attirer à eux de nouvelles
recrues. Les travailleurs ne manqueraient pas de reconnaître la justesse de leurs
thèses. Les opportunistes seraient démasqués.
Dès que le projet de Mahmut Esat fut rendu public — vers le début du
mois de janvier 1923 —, ce fut aussitôt, dans tous les milieux concernés,
l'effervescence. Le délai consenti pour la préparation du congrès était
extrêmement court : à peine plus d'un mois. Il fallait mettre les bouchées
doubles. Les autorités locales, dûment talonnées par le gouvernement, durent
se hâter de dénicher les hommes qui leur semblaient aptes à jouer le rôle de
délégué. Les organisations professionnelles — celles qui existaient déjà ou
celles qui se créèrent pour l'occasion —, prises de fièvre, se mirent à élaborer
de vastes rapports, des programmes de réformes, des listes de représentants.
Dans la presse, les éditorialistes, les chroniqueurs, les échotiers, les
courriéristes se bousculaient pour rendre compte des préparatifs du congrès*2.
M ahm ut Esat avait accédé au poste de ministre de l'Économie en juillet 1922. Il était à cette
époque un fervent partisan du corporatisme et espérait, semble-t-il, pouvoir amener les
organisations professionnelles à jouer un rôle axial dans l'animation de la vie économique et
sociale du pays.
2L’ouvrage déjà cité de A. Gündüz Ökçün relatif au congrès économique de Smyme comprend
un copieux dossier de presse. Ce n'est pas seulement en Turquie que l'événement fut commenté.
La nouvelle du congrès se répandit également à l'étranger et la presse soviétique en particulier
consacra, dès le mois de janvier 1923, de nombreux articles à la question.
430 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
texte, probablement Şefik Hüsnü, mettait l'accent sur la nécessité absolue qu'il
y avait pour la Turquie, pays essentiellement rural, de moderniser son
agriculture et proposait toute une série de mesures visant à améliorer le sort de
la paysannerie anatolienne. Il fallait, en premier lieu, procéder à une
redistribution générale des terres en expropriant les grands propriétaires au
profit des paysans pauvres. Il fallait supprimer les diverses formes de fermage
et de métayage qui existaient dans le pays, car de telles pratiques ne faisaient
que favoriser l'exploitation de l'homme par l'homme. Il fallait créer des écoles
villageoises, modifier le système d'imposition de la paysannerie, refuser aux
étrangers le droit de fonder des exploitations agricoles sur le territoire national.
Enfin, une véritable panacée : la coopération. Le monde rural devait se doter de
coopératives d'achat et de vente pour se débarrasser des intermédiaires, de
coopératives de crédit pour échapper à l'impitoyable emprise des usuriers.
1 "Türkiye İktisat Kongresi Başkanlığına Sunulan Istanbul Umum Amele Birliği Raporu"
(Rapport de l'Union générale des ouvriers d'Istanbul présenté à la présidence du Congrès
économique de Turquie), cité par A. Gündüz Ökçün, op. eit., pp. 163-167.
SO C IA LISM E ET MOUVEM ENT OUVRIER 433
hauts fonctionnaires et, venus de tous les coins du pays, près d'un millier de
délégués. Les diplomates occidentaux en poste à Istanbul ou Ankara avaient
préféré ne pas se manifester, car le congrès était de toute évidence dirigé contre
les intérêts de l'Entente en Turquie. Par contre, le camp anti-impérialiste était
brillamment représenté par l’ambassadeur de la République des Soviets, le
camarade Aralov, et par Ibrahim Abilov, l'ambassadeur d'Azerbaïdjan. Ils
étaient tous deux arrivés à Smyme par le même train que Mustafa Kemal et
leur présence à la tribune d’honneur du congrès avait fait sensation1.
lnV Turcii : Torjestvennaia vstreca tov. Aralova v Smirne" (En Turquie : Le camarade Aralov
accueilli en grande cérémonie à Smyme), Pravda, 20 février 1923, p. 2, col. 7-8.
2G. Asthafcov, Ot Sultanata k demokraticheskoi Turtsii, Moscou, 1926, pp. 142, et sv. D'après la
P ravda du 22 février 1923, p. 2, col. 8, il y avait à Smyme 87 ouvriers, 99 artisans, 302
"koulaks", 28 banquiers et 203 marchands et grands capitalistes. Par ailleurs, un certain nombre
de délégués étaient issus, semble-t-il, du clergé.
434 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
1"İşçi Grubunun İktisat Esasları" (Les principes économiques proposés par le groupe ouvrier),
A. Gündüz Ökçün, op. cit., pp. 430-435. Cf. également B. Potskheveriia et Yuriy Rozaliev,
T rebovaniia rabochei gruppy na Izmirskom ekonomicheskom kongresse 1923 g." (Les
revendications du groupe ouvrier au congrès économique de Smyme en 1923), K ratkie
soobshcheniia instituta vostokovedeniia, 22, 1956, pp. 82-87.
SO C IA LISM E ET MOUVEM ENT OUVRIER 435
1"İktisat Kongresinden Sonra" (Après le congrès économique de Smyme), Aydınlık, 14, avril
1923.
436 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
3. La terreur blanche
Pendant quelques mois, les autorités kémalistes n'avaient opposé aux
agissements des "extrémistes" qu'indifférence et relâchement. Sous le couvert
des agences du Vnechtorg et de diverses autres missions, les propagandistes
soviétiques avaient pu reprendre sans encombre leurs activités. Autour de Şefik
Hüsnü, le parti communiste turc — dont la portion visible se réduisait
désormais au parti socialiste des ouvriers et agriculteurs — s'était
progressivement réorganisé. Vers le début du mois de mars 1923, au moment
où s'achève le congrès économique de Smyme, les éléments révolutionnaires
sont en droit d'envisager l'avenir avec un certain optimisme. Ils peuvent
distribuer librement leurs tracts et brochures, on les laisse flirter avec les
organisations ouvrières, le pouvoir tolère leurs déclarations publiques et leurs
réunions. Pourtant, alors que tout semble aller si bien, le retour du pendule est
déjà amorcé. Le gouvernement d'Ankara n'a pas changé de tactique : après le
chaud, le froid, au gré de la conjoncture et des nécessités du moment.
İŞefik Hüsnü, "Türkiye'de Dernek Birliklerinin Teşekkülü" (La formation des Unions
syndicales en Turquie), Aydınlık, 15, mai 1923, pp. 390-393.
SOCIALISME ET M O U V E M E N T OUVRIER 437
Ce sont les Russes qui, les premiers, ont manifesté leur nervosité.
Tout au long du mois de février, les journaux soviétiques, en particulier la
Pravda, ont savamment entrelacé les couplets en l'honneur de l'amitié turco-
russe et les attaques contre les velléités ententophiles du gouvernement
d'A nkara1. À ces attaques, les Kémalistes ont répondu, par le biais de
l'officieux Hakimiyet i Milliye et de divers autres organes, en dénonçant
l'attitude inamicale de la presse soviétique2. Dans les premiers jours de mars,
les choses ont continué de se gâter. Du côté turc, tracasseries à l'encontre des
1Ainsi, le 4 février 1923, Em. Yaroslavski écrivait en première page de la Pravda : "Sous la
pression de la France et de l'Angleterre, le gouvernement de Kemal Pacha s'oriente de plus en
plus vers une politique réactionnaire à l'intérieur du pays. Ankara espère sans doute que les
rapaces européens se laisseront fléchir. Vain espoir ! Ce qui se passe actuellement à Lausanne
obligera tôt ou tard la Turquie à reprendre la lutte. Mais alors le gouvernement kémaliste aura
contre lui les masses laborieuses qui ne lui auront pas pardonné d'avoir cherché à étrangler les
défenseurs du prolétariat dans le seul but de complaire aux impérialistes."
2Du côté turc, les attaques contre la Russie débuteront par un simple entrefilet dans le
Hakimiyet-i Milliye du 8 mars 1923 : "Depuis quelque temps, nous constatons que la presse de
Moscou comme celle de Tiflis tiennent à notre égard des propos malveillants. La presse russe,
personne ne l'ignore, est une presse gouvernementale. Au cas où il ne serait pas mis un terme à
la publication de ces propos mensongers et malveillants, nous nous verrons dans l'obligation de
riposter." (Cité par le bulletin de renseignements hebdomadaire du 25 au 31 mars 1923, SHAT,
20 N 1084). Par la suite, le ton se fera de plus en plus menaçant et certains journaux
"indépendants", en particulier VAkşam d'Istanbul, profiteront même de la conjoncture pour faire
un procès en règle à la République des Soviets et au bolchevisme.
438 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
Dans une telle ambiance, il ne peut évidemment pas être question pour
l'organisation de Şefik Hüsnü, malgré les succès enregistrés à Smyme, de
chercher à se faire remarquer. L'heure est au contraire, plus que jamais, à
l'humilité, à l'effacement. Les militants communistes se sentent tellement
menacés qu'ils n'oseront même pas prendre part aux joutes électorales
organisées, juste à ce moment, par Mustafa Kemal.
*"Türkiye İşçi ve Çiftçi Sosyalist Partisinin Beyannâmesi" (Le manifeste du Parti socialiste des
ouvriers et agriculteurs de Turquie), A ydınlık, 15, mai 1923, pp. 405-406. Cf. aussi A.
Cerrahoğlu, Türkiye'de Sosyalizmin Tarihine Katkı (Contribution à l'histoire du socialisme en
Turquie), Istanbul, 1975, pp. 187-191.
2Cf. par exemple G. Astakhov, op. cit., pp. 81-82, qui reprend un article paru dans la Pravda du
7 juillet 1923 sous le pseudonyme de Gast ("Znacenie Konstantinopol'skogo processa pis’mo iz
Anatolii" / La signification du procès de Constantinople, p. 3, col. 1-2).
3 "İntihabat ve Yoksul ve Ortak Halli Sınıflar" (Les élections et les classes pauvres et
moyennes). Aydınlık, 15 mai 1923, pp. 383-385.
440 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
Par la suite, lorsque l'enquête aura fait des progrès, les autorités s'en
prendront aussi à la délégation consulaire de la République des Soviets à
Istanbul. Plusieurs collaborateurs de J. Salkind, en particulier Basile Navikoff,
chef du service de renseignements soviétique, seront déclarés persona non
grata et devront quitter le pays4.
*A. Sayılgan, Türkiye'de Sol Hareketler. 1871-1972 (Les mouvements de gauche en Turquie.
1871-1972), Istanbul, 1972, p. 110.
^Ibid. Cf. également M. Tunçay, op. cit.t p. 328. H. Paulmier, "Un complot souffle à
Constantinople", La vie ouvrière, 18 mai 1923, p. 3.
3F. Tevetoğlu, op. d?., pp. 94-96, transcrit in extenso l'acte d'accusation mis au point par le juge
d'instruction. Ce document fournit la liste complète des individus arrêtés et énumère, bien
entendu, divers délits reprochés aux comploteurs.
^SHATy 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 30 juin au 7 juillet 1923.
442 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
trouve quelques indications dispersées sur les activités de Henri Paulmier à Istanbul dans
les rapports du deuxième bureau du corps d'occupation français. Cf. notamment le bulletin de
renseignements du 25 mars 1923, SHAT, 20 N 1084.
2Henri Paulmier, "Un complot bouffe à Constantinople", La vie ouvrière, 18 mai 1923, p. 3.
3Henri Paulmier, "Le complot de Constantinople se termine par un non-lieu", La vie ouvrière,
29 juin 1923, p. 3. F. Tevetoglu, op. cit., pp. 94-97. M. Tunçay, op. ciL, pp. 325-330.
SO C IA LISM E ET MOUVEM ENT OUVRIER 443
Deux mois plus tard, le procès des militants arrêtés en octobre 1922,
bien qu'ayant duré plus longtemps que celui des "comploteurs” du 1er Mai,
s'achèvera lui aussi par une décision surprenante : trois mois de prison pour
chacun des inculpés et cinq livres d'amende. On est bien loin de la peine
capitale ou des travaux forcés prévus par la loi. Les bénéficiaires de ce geste
de clémence, dont la plupart comptent déjà à leur actif près de dix mois de
détention préventive, seront relâchés dès que le tribunal aura rendu son
verdict1.
1"Sosyalizm Cereyanları ve Türkiye" (Les courants socialistes et la Turquie), Aydınlık, 16, juin
1923, pp. 410-415. Il n'est pas sans intérêt de souligner que certains observateurs soviétiques
avaient eux aussi tendance, vers la même époque, à faire l'amalgame entre le populisme
kémaliste et les doctrines marxistes. C'était peut-être pour eux une façon de garder l'espoir
qu'un jour ou l'autre la Turquie finirait par basculer dans le camp soviétique.
^SHAT, 20 N 1084, bulletins de renseignements hebdomadaires du 20 mai au 4 août 1923. Ces
bulletins signalent des incidents toutes les semaines mais, dans le même temps, mettent l'accent
sur la lente amélioration des rapports entre la Turquie et la République des Soviets.
3S H A T 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 9 juin 1923, qui reprend une
interview de Souritz parue dans la presse constantinopolitaine.
4 La convention fut signée à Rome par le chef de la délégation soviétique en Italie, N. I.
Jordonski. Elle ne fut cependant jamais ratifiée.
S O C I A L I S M H ET M O U V E M E N T OUVRIER 445
1Les discussions sur le traité de commerce n'aboutiront qu'en avril 1932, soit plus de 10 ans
après les premiers pourparlers. La convention consulaire ne sera, pour sa part, jamais signée.
Quant aux négociations relatives au rapatriement des prisonniers de guerre et des réfugiés
russes, elles traîneront jusqu'au jour où le gouvernement d'Ankara tranchera le nœud gordien
en proposant aux Russes blancs désireux de rester en Turquie la naturalisation, ce qui les mettra
à l'abri des démarches effectuées par les Soviétiques en vue d'obtenir leur rapatriement forcé.
2Cf. supra, "Socialisme, communisme et mouvement ouvrier à Istanbul pendant l'occupation
1919-1922".
446 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
1 Ahmet Naim, Zonguldak Havzası. Uzun Mehmet'ten Bugüne (Le bassın houiller de
Zonguldak. De Mehmet le long à nos jours), Istanbul, 1934, p. 126. Sina Çıladır, Zonguldak
Havzasında İşçi Hareketlerinin Tarihi. 1848-1940 (L'histoire des mouvements ouvriers dans le
bassin houiller de Zonguldak. 1848-1940), Ankara, 1977, pp. 130-131.
2Très significatives à cet égard sont les diverses résolutions votées au terme du congrès. Cf. A.
Gündüz Ökçün, op. cit.f pp. 390-437. C'est ainsi par exemple que les délégués rassemblés à
Smyme avaient demandé, entre autres, la nationalisation des voies ferrées, le démantèlement
de la Régie co-intéressée des Tabacs, la suppression du système des monopoles, la mise sous
tutelle turque des compagnies étrangères. Il est à noter que toutes ces revendications, et bien
d'autres du même genre, allaient être progressivement satisfaites.
SOCIALISM E ET M O U V E M E N T OUVRIER 447
d'Europe qui, depuis tant d'années, n'ont cessé de les écraser de leur mépris. Le
gouvernement ne se contente pas de fermer les yeux sur cette agitation. De
manière plus ou moins ouverte, il la soutient. En mars, au lendemain du
congrès de Smyme, le bruit avait couru qu'Ankara était favorable à une mise à
pied massive du personnel non-musulman employé par les grandes sociétés
étrangères. La nouvelle avait même donné un sérieux coup de fouet à l'exode
des Grecs et des Arméniens traumatisés par la victoire kémaliste1. À partir des
derniers jours de juillet, la menace se fera de plus en plus précise, de plus en
plus crédible. Un certain nombre d'hommes politiques, en particulier le
ministre de l'Économie, Mahmut Esat, n'hésiteront pas à afficher
publiquement leur compréhension et leur sympathie à l'endroit des
revendications à la fois sociales et nationales de leurs compatriotes.
des caisses de secours mutuel des ouvriers, l'interdiction d'utiliser pour les
travaux à l'intérieur des mines des enfants de moins de seize ans1. Comme il
se doit, aucun des concessionnaires n'avait pris ces prescriptions au sérieux et
la loi était tout simplement demeurée lettre morte. En second lieu, les ouvriers
somment la Société d'Héraclée (mais aussi, de manière sous-entendue, les
autres exploitants du bassin) de renvoyer tous ses salariés non-musulmans.
Cette exigence vise tout autant les cadres français, belges et italiens,
nombreux dans la région, que la main-d'œuvre grecque et arménienne qui a
réussi à se maintenir en dépit des événements2.
Vers la même époque (fin juillet - début août), une autre grève sollicite
également l’attention de l'opinion publique. À Istanbul, les trois cents ouvriers
de la brasserie "Bomonti" — une entreprise dont le siège social se trouve à
Ije résume d'après FO, 371/9115, ff. 53 à 56, texte de loi transmis au Foreign Office par le
secrétaire commercial auprès du Haut-Commissariat britannique à Constantinople, en date du
14 mai 1923.
2A. Naim. op. cit., pp. 127-128 ; S. Çıladır, op. cit., p. 133 ; Turgut Etingü, Kömür Havzasında
İlk Grev (La première grève dans le bassin houiller), Istanbul, 1976, pp. 85-86.
3S. Çıladır, op. cit., pp. 136-141.
4 I1 n'est pas sûr que les ouvriers des laveries aient eu des revendications précises à formuler.
D'après A. Naim, op. cit., p. 132, les grévistes n’avaient rien à demander et ne songeaient qu'à
causer du désordre.
SOCIALISME ET M O U V E M E N T OUVRIER 449
1D'après A. Gündüz Ökçün (éd.), Osmanlı Sanayii. J913, 1915 yılları sanayi istatistiki
(L'industrie ottomane. Les statistiques industrielles des années 1913 et 1915), Ankara, 1970, p.
66. La même société possédait au moins deux autres brasseries en Turquie, l'une située sur le
Bosphore, l'autre à Smyme.
2Spravochnik Profinterna, tome III, Moscou, 1926, p. 345 ; Şefik Hüsnü, "İşçilerimizde
Uyamkbk" (Le réveil de nos travailleurs), Aydınlık, 18, ocL 1923.
3Spravochnik Profinterna, op. cit., pp. 345 et sv.; G. Asthakov, op. cit., pp. 148-152; R.P.
Kornienko, Rabochee dvizhenie v Turtsii 1918-1963 gg. (Le mouvement ouvrier en Turquie
1918-1963), Moscou, 1965, pp. 58 et sv.
450 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Spravochnïk Profintema, op. cit., pp. 345-346, G. Asthakov, op. cit.y p. 149.
2R. P. Kornienko, op. cit., p. 59.
3FO, 371/9116, ff. 128-129,
4FO, 371/9116, f. 131, lettre du Haut-Commissaire N. Henderson en date du 23 oct. 1923.
452 DU S O C IA L IS M E À L 'IN T E R N A T IO N A L IS M E
1R. P. Kornienko, op. cit.f p. 63 ; FO, 371/9176, ff. 51-52, lettre de Henderson en date du 24
oct. 1923.
2"İşçilerimizde Uyanıklık” (Le réveil de nos travailleurs). Aydınlık, 18, oct. 1923.
SOCIALISME ET M O U V E M E N T OUVRIER 453
1Spravochnik Profinterna, op. cit., p. 345 ; G. Asthakov, op. cit., p. 151 ; M. Tunçay, op. cit., pp.
334-335.
2Mustafa Kemal Atatürk, Nutuk (Discours), 12ème éd., vol. II, Istanbul, 1972, pp. 690-691.
454 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
1"İşçi Sınıfı Cumhuriyet Üstüne ne Düşünüyor" (Ce que pense la classe ouvrière à propos de la
République), Aydınlık, 21, mai 1924.
DIX-HUIT MOIS DE REPUBLIQUE
(2 9 octobre 1923 - 1er m ai 1925)
L'année 1924 sera ponctuée par toute une série de mesures décisives. Le
3 mars, le Khalifat est aboli. Ainsi, la Turquie rompt définitivement avec son
passé ottoman. Dans la même foulée, la Grande Assemblée Nationale se
prononce en faveur de la laïcisation de l'enseignement et de la suppression du
ministère des Affaires religieuses et des Fondations pieuses. Les lois votées
impliquent la fermeture des écoles d'enseignement religieux {medrese) et
l'abolition des tribunaux de droit divin. Après ce premier train de changements,
les choses s'accélèrent : le Gouvernement républicain s'efforce de réorganiser la
vie rurale, dote le pays de nouvelles structures administratives, lance un vaste
programme de travaux publics (chemins de fer, routes, ports, etc.), jette les
bases d'une réforme radicale de la justice, s'emploie à mettre sur pied un
nouveau système scolaire. Certaines des réformes kémalistes, les plus
spectaculaires — la loi interdisant le port du fez, l'adoption du code civil
suisse, le rejet des caractères arabes au profit de l'alphabet latin — ne viendront
qu'un peu plus tard, lorsque le régime se sentira véritablement sûr de lui. Mais
dès la fin de 1924, le bilan est sans conteste déjà remarquable.
l'Occident, semble vouloir prendre son temps pour régler les problèmes du
prolétariat. Les revendications avancées par le groupe ouvrier au Congrès
économique de Smyme n'ont servi qu'à alimenter les dossiers des ministres.
Au début de l'année 1925, un projet de loi ouvrière en 122 articles sera certes
présenté à la Grande Assemblée Nationale. Mais, jugé "insuffisant”, il sera
rejeté par les députés sans autre forme de procès. En fait, les milieux dirigeants
sont dans leurs grandes masses persuadés que la Turquie nouvelle ne peut
s'offrir le luxe, pour l'immédiat tout au moins, d'un prolétariat rénové,
jouissant de mesures de protection et doté de moyens de défense.
1Sedat Toy demir, "Türkiye'de İş İhtilâflarının Tarihçesi ve Bugünkü Durumu" (Historique des
conflits du travail en Turquie et leur situation actuelle), içtimai Siyaset Konferansları
(Conférences de politique sociale), vol. 4, Istanbul, 1951, pp. 54-55, reproduit in extenso la liste
des revendications du personnel des tramways ; cf. également Oya Sencer, Türkiye'de İşçi
Sınıfi. Doğuşu ve Yapısı (La classe ouvrière en Turquie. Sa naissance et sa structure), Istanbul,
1969, pp. 263-264.
458 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
Tandis que les travailleurs turcs étaient invités par le gouvernement, sur
un ton relativement sec, à se calmer, l'Union ouvrière de Şakir Rasim
s'efforçait, quant à elle, de ne pas perdre les fruits de cinq mois d'agitation. Dès
les premières grèves qui avaient suivi la signature du traité de paix de
Lausanne, Şakir Rasim et les siens s'étaient dépensés sans compter, prenant la
tête du combat. Il s'agissait à présent pour eux de consolider leurs positions et
de faire le bilan des points marqués. Le 26 novembre 1923, alors que l'issue de
la grève des cheminots demeurait encore incertaine, Şakir Rasim parvint à
organiser à Istanbul un grand congrès qui rassembla, si l'on en croit les
informations parues dans la presse soviétique1, quelque 250 délégués. Étaient
représentés notamment trente-deux corps de métiers de l'ancienne capitale
ottomane dont la clientèle s'élevait, d'après les comptes rendus de la réunion, à
plus de 19 000 artisans et travailleurs d'industrie. Şakir Rasim avait également
fait venir des représentants des mineurs de la région d'Héraclée — une région
où il s'était rendu en personne quelque temps auparavant pour y attiser
l'agitation ouvrière — ainsi qu'un certain nombre de délégués de Balia-
Karaaydin, un vaste gisement de plomb argentifère situé non loin de Balıkesir.
mois et avait réussi, à l'occasion des grèves de l'été, à prendre pied dans
diverses villes de province. Il suffisait donc d'un changement d'étiquette pour
transformer l'organisation existante en une formation confédérale. D'un simple
coup de plume, l'Union générale des ouvriers d'Istanbul se mua en Union
générale des ouvriers de Turquie {Türkiye Umum Amele Birliği). Şakir Rasim
s'attribua bien entendu la présidence et le secrétariat général de la nouvelle
organisation. Mais, recourant à un stratagème qu'il avait déjà utilisé lors de la
création de son premier groupement, il veilla d’autre part à se placer sous la
protection d'un homme proche du pouvoir. La vice-présidence de l'Union fut
confiée au docteur Refik İsmail, secrétaire de la section d'Istanbul du Parti du
Peuple, la formation politique des Kémalistes1.
Şakır Rasim avait toutefois plus dfun tour dans son sac. Au lieu de se
soumettre, il fit intervenir auprès du gouvernement les amis qu'il comptait
dans les milieux kémalistes et notamment le vice-président de l'Union, le
docteur Refik İsmail. Ce dernier, jouant habilement des rivalités et des
divergences d’opinion qui existaient entre les divers services ministeriels
d'Ankara, parvint à obtenir un contre-ordre du ministère de l'Économie.
L'organisation continuait cependant à être interdite par le ministère de
l'Intérieur. Şakir Rasim dut se contenter d'un sursis bancal, tablant sur la
nonchalance et les embrouillements de la bureaucratie pour arranger les
choses1.
*Un entrefilet paru dans le Cumhuriyet du 20 mai 1924 donne quelques indications sur les
difficultés rencontrées par l'organisation de Şakir Rasim. Le Vakit (21 et 23 janvier, 7 février
1924) fournit également un certain nombre d'informations. Cf. par ailleurs le dossier rassemblé
par M. Tunçay, op. cit.t pp. 340-342.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 463
Une quinzaine de jours plus tard, le 6 février, une nouvelle réunion fut
organisée. Cette fois, Şakir Rasim avait en poche un atout important : une
lettre de Mustafa Kemal datée du 2 février. Dans cette lettre, le Président de la
République turque annonçait qu’un projet de loi avait été mis en chantier par le
ministère de l’Économie et qu'il était sur le point d'être soumis à la Grande
Assemblée Nationale. Il indiquait également qu'un autre texte allait être
bientôt consacré à l'organisation de la vie syndicale. Ces promesses
apparaissaient d'autant plus crédibles que le gouvernement venait de prendre
quelques mesures en faveur des ouvriers. À la fin de l'année 1923, il avait
décidé que la loi de septembre relative aux mineurs du bassin houiller de
Zonguldak et d'Heraclée serait applicable à tout le personnel des mines sans
distinction (ouvriers de fond, de surface, des transports de minerai, etc.). Le 2
janvier, il avait fait voter une loi — assez discutable il est vrai — organisant
le repos hebdomadaire au sein de certaines professions2. Présidée par Şakir
Rasim, l'assemblée du 6 février se déroula dans un climat d'euphorie. Les
délégués des divers corps de métiers eurent notamment droit à une "vibrante
allocution" du député de Zonguldak, Tunalı Hilmi bey, venu rassurer les
ouvriers au nom du gouvernement, et lecture fut donnée de la lettre de Mustafa
Kemal. Au terme des débats, l'Union ouvrière apparaissait plus solide au poste
que jamais3.
^Sina Çiladır, Zonguldak Havzasında İşçi Hareketlerinin Tarihi. 1848-1940 (Histoire des
mouvements ouvriers dans le bassin de Zonguldak, 1848-1940), Ankara, 1977, pp. 136-144,
fournit quelques indications sur les agissements de Şakir Rasim à cette époque. Cf. aussi Turgut
Etingü, Kömür Havzasında İlk Grev (La première grève dans le bassin charbonnier), Istanbul,
1975, pp. 102 et sv. Voir par ailleurs "La situation en Turquie", La Vie ouvrière, 16 mai 1924, p.
3.
2La lettre de Mustafa Kemal a paru dans le Vakit du 7 février 1924. En ce qui concerne les
divers avatars de la loi sur le travail, cf. Nedjidé Hanum, "La législation ouvrière de la Turquie
contemporaine", traduit du russe par J. Castagné, Revue des Etudes Islamiques, cahier II, 1928,
pp. 231-254. Voir aussi N.A.O., "Turquie", La vie ouvrière, 4 janvier 1924, p. 5.
^M. Tunçay, op. cit., p. 341.
464 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L ! S ME
Le 1er mai 1924 fut néanmoins fêté avec un certain faste. Abandonné
par les éléments les plus modérés de sa formation, Şakir Rasim s'était,
semble-t-il, rapproché à cette époque des éléments extrémistes rassemblés
autour de Şefik Hüsnü2. Lors de la réunion qui eut lieu dans les locaux de
l’Union ouvrière, il prononça un discours résolument anti-gouvernemental au
cours duquel il proclama que les travailleurs combattraient jusqu’à l'avènement
en Turquie d’un gouvernement ouvrier. À la suite de cette veillée d'armes, un
groupe de quelque 150 personnes, parmi lesquelles figuraient notamment un
certain nombre d'employés de la mission commerciale soviétique, firent une
promenade sur le Bosphore, à bord d’un vapeur spécialement affrété pour
l'occasion. La journée se termina, dit-on, dans les jardins de la propriété d’été
que l’ambassade russe possédait à Büyükdere, une charmante localité située à
une vingtaine de kilomètres d'Istanbul3.
^Aydınlık. Fevkalâde Amele Nüshası (Numéro spécial de YAydinhk consacré aux questions
ouvrières), n° 1, août 1924, pp. 2 et sv. Fac-similé et transcription en caractères latins publiés
par A. E. Güran, Aydınlık Fevkalâde Amele Nüshaları, Istanbul, 1975. C est, selon toute
apparence, la grève des tramways qui a donné aux rédacteurs l'idée de publier des numéros
spéciaux sur les problèmes des travailleurs.
2Aydınlık. Fevkalâde Amele Nüshası, n° 1, août 1924, pp. 4-5.
466 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Les numéros spéciaux de YAydınlık constituent la source essentielle en ce qui concerne ces
divers accès de fièvre. La Vie ouvrière en France rend également compte, de temps à autre,
des événements de Turquie.
2Cf. ANİAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, ff. 323 et sv.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 467
Bien qu'ils eussent à leur tête une personnalité proche des sphères
gouvernementales, la plupart des éléments réunis au sein de l'organisation de
Refik Ismail n’hésitaient pas à faire preuve d’un esprit critique vis-à-vis du
pouvoir. Dans les premiers jours de janvier, cette aile contestataire profita de
ce qu'un projet de loi sur le travail était enfin amené devant la Grande
Assemblée Nationale pour relancer une campagne de propagande contre les
carences de la politique ouvrière du gouvernement.
*AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, note de renseignement du 21 avril
1925, f. 322.
2D'après le Cumhuriyet du 20 janvier 1925, cité par M. Tunçay, op. cit.r p. 364.
3Nedjide Hanum, op. cit., pp. 241 et sv. Cf. aussi A. Le Genissel, YOuvrier d'industrie en
Turquie, Beyrouth, 1948, pp. 58 et sv. À l'heure actuelle, le meilleur aperçu d'ensemble sur la
genèse de la loi sur le travail est fourni par Selim ilkin, "Devletçilik Döneminin İlk Yıllarında
İşçi Sorununa Yaklaşım ve 1932 İş Kanunu Tasarısı" (L'approche de la question ouvrière dans
les premières années de la période étatiste et le projet de loi sur le travail de 1932), Gelişme
Dergisi/Studies in Development, n° spécial, 1978, pp. 251-348.
470 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
Dès que ce texte fut rendu public, l'Association pour le relèvement des
travailleurs entra en effervescence. Elle jugeait le projet bancal et trop
encombré de palliatifs insuffisants. Une grande partie de la presse partageait du
reste le sentiment des militants ouvriers. Même le journal conservateur
Tevhid-i Eflcâr écrivait à propos du projet de loi, dans son numéro du 27
janvier 1925 : "S'il s'agissait vraiment du texte dont le pays a besoin en ce
moment, il commencerait par les paroles suivantes : à compter de la
publication de la présente loi, la loi sur les grèves est supprimée. La
formation des organisations et des unions ouvrières est libre."1 Dans la foulée
des débats suscités par le document présenté aux députés, l'Association pour le
relèvement des travailleurs réunit le 13 février, dans ses locaux de Galata, les
représentants de diverses organisations ouvrières d'Istanbul afin de discuter des
suites à donner au projet gouvernemental. Il y avait là 150 délégués
appartenant à quatorze corps de métiers différents. Au cours de cette réunion, il
fut décidé de désigner une commission chargée de préparer un contre-projet.
Celui-ci devait s'inspirer de la plate-forme sur la question ouvrière mise au
point lors du Congrès économique de Smyme2.
Il est peu probable cependant que les délégués choisis par le congrès se
soient effectivement rendus auprès des dirigeants kémalistes. C'est qu'en réalité
la mission qui leur était assignée tombait très mal à propos. Quelques jours
plus tôt, en effet, un vaste mouvement de révolte s'était déclaré dans l'est de la
Turquie, en territoire kurde. Conduite par Cheikh Saïd, l'insurrection embrasait
déjà plusieurs provinces et était en train de se transformer en soulèvement
général. Dans une telle conjoncture, les demandes des travailleurs n'avaient
aucune chance d'être accueillies avec sympathie. Tout ce qui ressemblait à de
l'opposition ne pouvait que paraître suspect aux yeux des autorités. Bientôt la
gravité de la situation allait contraindre le gouvernement à instaurer dans le
pays un véritable régime d'exception. Le 4 mars, la Grande Assemblée
Nationale votait une "loi sur la sauvegarde de l'ordre" qui donnait aux hommes
au pouvoir toute latitude dans l'organisation de la répression. Manifestement,
l'ère des revendications et des marchandages était désormais close. Vu les
circonstances, il ne restait plus aux militants du mouvement ouvrier turc
qu'une seule chose à faire : se tenir cois.
2. La propagande bolchevique
critique très aiguisé, il n'y a aucune raison de les considérer comme de simples
fabulateurs. Que l'effervescence ouvrière à Istanbul et en Anatolie ait été
entièrement téléguidée, à l'époque qui nous occupe, par Moscou, cela paraît
assez peu vraisemblable. Mais il ne semble pas pour autant qu'il faille tenir
pour négligeable le travail de sape effectué en territoire turc par les agitateurs
communistes.
^En témoigne notamment un rapport du 31 octobre 1923 adressé au Quai d’Orsay. AMAEF,
série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 280, ff. 39-41.
2Cf. le document cité à la note précédente. Sur les activités de Potemkine à Istanbul, voir aussi
Dokumenty Vneshnei politiki SSSR, Moscou, 1962, vol. VI, p. 553, doc. n° 330, note du ministère
des Affaires étrangères soviétique en date de 22 décembre 1923, et vol. VII, pp. 16-17, doc. n°
6, note du 8 janvier 1924.
3AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, lettre de Mr. Barthe de Sandfort,
consul de France, chef de la mission française en Cilicie, en date du 29 octobre 1923, ff. 34-38.
Cette longue missive donne d’intéressants détails sur l'organisation de la propagande soviétique
en Cilicie.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 473
1AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, ff. 31-32, note de renseignements
datée du 18 octobre 1923.
2AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, ff. 76-77, note de renseignements du
14 décembre 1923.
3Le document cité à la note précédente donne quelques indications sur l'activité des agitateurs
bolcheviks en Turquie d'Europe. En ce qui concerne le Ziya, cf. A. E. Güran, Bulgaristan
Komünist Dar Sosyalist Partisinin Türkçe Gazetesi - Ziya (Ziya. A journai en langue turque du
Parti communiste - socialiste étroit de Bulgarie), Istanbul, 1976.
474 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
^Cf. à ce propos les divers matériaux relatifs à la Turquie rassemblés dans Dokumenty.. vol.
VI, VII et VIII. Stefanos Yerasimos, Türk-Sovyet İlişkileri. Ekim Devriminden M illi
Mücadeleye (Les relations turco-soviétiques. De la révolution d'Octobre à la lutte nationale),
Istanbul, 1979, a rassemblé ces documents épars et en a donné une version en langue turque.
2AM AEF, série E, Levant 1918-1919, Turquie, vol. 100, rapport du commissariat spécial
d'Annemasse en date du 6 août 1924, f. 100.
3AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, f. 41, note de renseignements du 31
octobre 1923.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 475
1AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, ff. 76 et sv., note de renseignements du
14 décembre 1923.
2M. Tunçay, op. du, p. 357.
3AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, f. 100, note du 6 août 1924.
476 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
moindre perte. L'URSS, par contre, devait renoncer à divers postes non
mentionnés dans l'accord — en particulier à son poste de Rize, fermé depuis
l’affaire d'octobre 1923 — et, surtout, à ses représentations de Samsun et de
Mersin1.
1Dokumenty..., vol. Vil, pp. 92-94, doc. n° 42. Il est à noter que cet échange de notes prévoyait
la mise en place imminente d'une convention consulaire. Cette convention ne fut cependant
jamais signée.
2AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, f. 77, renseignements du 14 décembre
1923.
3AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, ff. 34 et sv. Le 29 octobre 1923, le
consul de France Barthe de Sandfort écrivait notamment : "M. Platt [qui dirige le consulat
soviétique à Mersine] dispose de fonds considérables, grâce auxquels il s'est assuré des
intelligences dans tout le pays et même dans les sphères officielles. Le commissaire en chef de
la police d'Adana, Hamdi bey, ex-aide de camp du célèbre bandit Osman agha, est notamment
à la solde des Bolcheviks et touche 45 Ltqs. par mois (...) Des tracts de propagande
communiste sont répandus ici par les soins d’un office composé de quatre israélites, deux
hommes et deux femmes ; un cinquième assure la liaison entre Mersine et Adana. Les tracts
sont distribués sous le manteau parmi la population besogneuse, boutiquiers, employés de
commerce, petits fonctionnaires, instituteurs, etc. Mais l'activité du Consulat soviétique semble
surtout s'exercer contre la France en Syrie. Des foyers de propagande auraient été créés à
Alep et à Beyrouth. Les fonds seraient envoyés à un nommé Halil Moussa, plus connu sous le
nom de Ak-djan..."
4AMAEF, loc. cil. ff. 88-89.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 477
1AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, rapport du 21 avril 1925, ff. 323 et sv.
La question des subsides versés par le consulat soviétique sera évoquée lors de la comparution
des militants turcs devant le "Tribunal d'indépendance" d'Ankara en août 1925. Cf. à ce propos
A. Sayıl gan, op. cit.f p. 191. L'équipe de YA ydınlık recevait semble-t-il, 1 000 dollars par
trimestre. C'est P. Kitaigorodskij, alors secrétaire du consulat soviétique d'Istanbul, qui était
chargé d'effectuer ces versements.
478 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Les démêlés de V. Platt avec les autorités kémalistes sont signalés au Quai d’Orsay par le
consul général de France à Smyme dans une lettre datée du 30 avril 1925. AMAEF, série E,
Levant 1918-1919, Turquie, vol. 281, f. 110.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 479
*De nombreux matériaux rassemblés dans le vol. VIII des Dokumenty... permettent de suivre
dans le détail les diverses phases de l'élaboration du nouveau traité d'alliance turco-soviétique.
Ce traité fut signé — à Paris — le 17 décembre 1925 et ratifié au début de Vannée 1926. Cf.
Dokumenty...» vol. VIII, pp. 739-741, doc. n° 418.
2AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, ff. 134 et sv. dépêche datée du 18
novembre 1925.
480 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
'Tl ressort des débats en cours et des nouvelles parues dans les journaux
qu’on projette de faire de la Turquie une république pareille à ces
républiques d'Europe et d'Amérique qui ne sont rien d'autre que des
monarchies sans monarque. Comme on le sait, ce type de républiques
représente la forme de gouvernement la plus propre à l'installation du
pouvoir de la classe bourgeoise."2
"C'est grâce au parti républicain que nous ne sommes plus les esclaves
du passé. Le parti républicain a également détruit un certain nombre
d'institutions qui n'étaient plus compatibles avec les besoins du temps
présent. En raison de ses appartenances de classe, ce parti a tendance à
stagner, à reculer devant l’action, à ne prendre des mesures sérieuses que
s'il s'y trouve forcé. À l'heure actuelle, le devoir essentiel de la
classe ouvrière est de faire échec à cette pusillanimité et d'encourager le
Dans un autre article, publié quelques mois plus tard, Şefik Hüsnü
allait poursuivre son apologie de l'étatisme en défendant avec insistance la
cause des monopoles d'État1. La discussion sur les monopoles avait été
allumée par l'annonce, vers le milieu de l'année 1924, de l'imminente
suppression de l'une des institutions les plus détestées de l'ancien régime, la
Régie co-intéressée des Tabacs, entreprise contrôlée par le capital étranger.
Dans le camp libéral, l'opinion dominante était qu'il convenait de profiter des
circonstances pour abolir tous les monopoles, quels qu'ils soient. À l'intérieur
du parti républicain, au contraire, c'était la thèse d'un transfert de certains
monopoles — tabac, alcool, allumettes etc. — vers le secteur public qui
l'emportait. La Turquie nouvelle ne pouvait pas accepter le maintien de
monopoles asservis aux intérêts de la haute finance occidentale. Mais,
transférés à l'État, ces mêmes monopoles étaient susceptibles de jouer un rôle
1"Devlet İnhisarına Niçin Taraftarız ?" (Pourquoi sommes-nous favorables aux monopoles
d'État?), Aydınlık, n° 25, septembre 1924, pp. 642-644.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 485
^C t slogan allait être repris par Şefik Hüsnü en janvier 1925 dans "Türk Köylüsünün Kurtuluşu"
(La libération du paysan turc). Aydınlık, n° 29, janvier 1925, pp. 775-777.
2Ş. Hüsnü, op. c i t p. 777.
3Will Kord-Ruwisch, "Die Arbeiterpresse in der Türkei", Zeitungswissenschaft, n° 4,1926, p.
486 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Vedat Nedim (Tör) a publié son autobiographie : Yıllar Böyle Geçti (Ainsi sont passées les
années), Istanbul, 1976.
2"Türkiye Ziraat Memleketi midir ? Neden Değildir ? Nasıl Olabilir ?" (La Turquie est-elle un
pays agricole ? Pourquoi ne l'est-elle pas ? Comment peut-elle le devenir ?), Aydınlık, n° 17,
août 1923, pp. 442-448.
3L'autobiographie de Şevket Süreyya (Aydemir), Suyu Arayan Adam (L'homme à la recherche
de l'eau), 2ème éd., Istanbul, 1965, est un gros ouvrage qui fournit d'intéressantes données sur
l'histoire du mouvement communiste turc.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 487
1De très nombreux travaux ont été consacrés à Nâzım Hikmet. Le livre d'Akper Babaev,
Nazym Hikmet, Moscou, 1957, donne un bon aperçu de la vie du célèbre poète turc. En langue
turque, l'ouvrage de Vâlâ Nureddin Vâ - Nû, Bu Dünyadan Nâzım Geçti (Nâzım est passé par
ce monde), Istanbul, 1965 constitue un précieux témoignage. Parmi les travaux plus récents, le
livre de Kemal Sülker, Nâzım Hikmet'in Gerçek Yaşamı. 1 : 1901-1926 (La vraie vie de Nâzım
Hikmet. Vol. 1 : 1901-1928), Istanbul, 1976, ne manque pas d'intérêt.
488 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E
1Les poèmes de Nâzım Hikmet parus dans YAydinhk ont été récemment réédités. Cf. Metin
ilkin. Aydınlıkçı Şair, Aydınlıkçı Yazar Nâzım Hikmet (Nâzım Hikmet, poète et écrivain de
l'Aydınlık), İstanbul, 1976.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 489
Şefik Hüsnü s'appuyait bien entendu sur les thèses de Lénine relatives à
la question nationale et coloniale. Mais ces thèses concernaient la
collaboration des partis communistes avec les forces bourgeoises qui se
trouvaient encore sur le chemin de la libération nationale. La question
soulevée par Manuilsky était de savoir quelle devait être l'attitude des militants
face à la bourgeoisie une fois celle-ci au pouvoir. Aux yeux de Şefik Hüsnü,
s'agissant de la Turquie, le problème ne se posait tout simplement pas.
D'après lui, en effet, la signature de la paix de Lausanne ou l'abolition du
sultanat et du khalifat ne marquaient nullement la fin de la lutte contre
l'impérialisme et la réaction. La bourgeoisie turque n'en était qu'au premier
stade du processus de la libération nationale et avait encore un long chemin à
parcourir avant que l'on puisse considérer qu'elle avait accompli son rôle
historique. Les communistes qui continuaient à la soutenir n'avaient donc rien
à se reprocher1.
Les reproches qu'on leur avait adressés n'allaient cependant pas demeurer
sans effet. Dès le mois d'août 1924, YAydınlık se mit à afficher vis-à-vis du
gouvernement d'Ankara une attitude beaucoup plus intransigeante que par le
passé, taxant les hommes au pouvoir d’immobilisme et allant même jusqu'à
les accuser, de manière détournée il est vrai, de ne songer qu'à "servir les
intérêts d'une minorité de brigands"2. Jusqu'au cinquième Congrès, la tendance
de la revue avait plutôt été, en dépit de certains grincements de dents, à
l'accommodement. Désormais le ton était tout autre. Les critiques,
les revendications, les menaces l'emportaient largement sur les appréciations
^En ce qui concerne le discours de D. Z. Manuilsky, cf. Xenia Joukoff Eudin et Robert C.
North, Soviet Russia and the East. 1920-1927. A Documentary Survey, 2ème éd.. Stanford
(Calif.), 1964, pp. 326-328. Le texte intégral de cette intervention figure dans les versions russe
ou allemande des protocoles du Ve Congrès. Pour la réponse de Şefik Hüsnü, alias Faruk, cf.
Fünfter Kongress der Kommunistischen Internationale. Protokoll der Verhandlungen vom 17.
Juni bis 8. Juli im Moskau, 2ème vol. Hamburg, 1924, pp. 708-712. Voir aussi M. Tunçay, op.
cit., pp. 349-354.
2 "Yıkıcı Halkçılıktan Yapıcı Halkçılığa" (Du populisme destructeur au populisme constructeur).
Aydınlık, n° 24, août 1924, pp. 67 et sv.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 491
1AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, rapport daté du 21 avril 1925, ff. 320
et sv.
2AMAEF, loc. cit.
492 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
AMAEF, loc. cit. A. Say ılgan, op. cit., p. 191, parle, en s'appuyant sur de mystérieuses
"archives privées", d'une subvention globale de 200 dollars à laquelle s'ajoutait chaque trimestre
une somme de 1 000 dollars. Ces informations avaient circulé dans la presse de l'époque à la
suite de certaines "fuites".
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 493
1Divers ouvrages fournissent quelques indications dispersées sur ce congrès : M. Tunçay, op.
cit., pp. 362-363 ; İbrahim Topçuoğlu, Neden iki Sosyalist Parti 1946-T.K.P. Kuruluşu ve
Mücadelesinin Tarihi 1914-1960 (Pourquoi deux partis socialistes 1946 — Histoire de la
fondation et du combat du parti communiste turc. 1914-1960), vol. I, Istanbul, 1976, pp. 96-104 ;
Rasih Nuri İleri, Türlüye Komünist Partisi Gerçeği ve Bilimsellik. Quo Vadis İbrahim Topçuoğlu
? (La vérité sur le Parti communiste turc et l'esprit scientifique. Quo Vadis İbrahim Topçuoğlu
?), Istanbul, 1976, pp. 47 et sv. ; A. Sayilgan, op. cit., p. 189.
2D'après İ. Topçuoğlu, op. cit., pp. 99-100. Le témoignage d i. Topçuoğlu est cependant
suspect. Il est empreint d'une évidente antipathie à l'égard de Şefik Hüsnü.
3Un document cité par Fethi Tevetoğlu, Türkiye'de Sosyalist ve Komünist Faâliyetler (1910-
1960) (Les activités communistes et socialistes en Turquie. 1910-1960), Ankara, 1967, pp. 389
et sv., fournit quelques indications sur cette librairie. Celle-ci est également mentionnée dans un
rapport adressé au Quai d'Orsay : AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, f.
324, en date du 21 avril 1925.
494 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E
Enfin, des contacts de plus en plus étroits furent noués avec l'Association pour
le relèvement des travailleurs. Il semble notamment que Şefik Hüsnü et
certains de ses acolytes aient activement participé à l'organisation du congrès
de cette association qui se tint à Istanbul dans les derniers jours de février.
Mais toutes ces initiatives venaient mal à propos. Face à l’agitation qui
grandissait dans le pays, mettant en danger le régime républicain, le
gouvernement d'Ankara n'allait pas tarder à recourir à des mesures de
répression. Au début du mois de mars, YAydınlık et YOrak Çekiç furent
interdits, en même temps que divers autres organes d'opposition. Ce n'était là
qu'un premier avertissement.
4 . La répression
1Ainsi, le numéro 6 de YOrak Çekiç, daté du 26 février 1925, portait en manchette : "Face à la
réaction, le peuple est avec le gouvernement" et "Mort à la réaction". Le n° 7, du 5 mars 1925,
proclamait de même : "Les turbans des bigots doivent devenir suaires."
496 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E
*Le rôle joué par le Yoldaş est mentionné dans divers ouvrages, mais les quelques numéros de
cette feuille qui ont été conservés ne font aucune place à la propaganda communiste. Il est vrai
qu'ils ne concernent pas la période ici envisagée. On doit supposer que le journal a changé
d'orientation en cours de route.
2D'après un document cité par F. Tevetoğlu, op. cit., p. 391.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 497
pour le relèvement des travailleurs". Ce fut à peu près le même scénario que
lors du Ier Mai 1923. Les réjouissances programmées pour la fête du travail
furent considérées comme une grave atteinte à l'autorité de l'État. Quant à la
brochure distribuée par les militants, elle servit de principale pièce à
conviction. La presse turque annonça les premières arrestations dès le 8 mai.
Vers le milieu du mois, près d'une quarantaine de personnes étaient déjà sous
les verrous1.
*En ce qui concerne ces arrestations, cf. le dossier rassemblé par M. Tunçay. op. cit., pp. 367-
374. Voir aussi F. Tevetoglu, op. cit., pp. 388-394. Ce dernier ouvrage donne de larges extraits
de l'interrogatoire auquel furent soumis les prévenus en août 1925 devant le Tribunal
d'indépendance d'Ankara.
498 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E