Qu'est-Ce Qu'un Bien Public ?
Qu'est-Ce Qu'un Bien Public ?
Qu'est-Ce Qu'un Bien Public ?
Jean CLAM
Université d’Angers
RÉSUMÉ. — L'article part du débat sur la privatisation, analyse la conception du bien public dans
la tradition administrative française et en montre les insuffisances. Il examine ensuite les
tentatives de revitalisation d'une éthique du service public et conclue, au terme d'une revue des
conditions sociologiques, à l'inanité du projet. L'auteur essaie alors d'esquisser, partant des
analyses descriptives de la Public Choice School, la théorie d'une socialisation de l'utilité,
laquelle remet en question la pertinence de la notion de privatisation. En élargissant ainsi le cadre
théorique de l'enquête, l'auteur montre la nécessité d'une refonte des concepts fondamentaux (de
marché, de régulation, de privauté...) et de leurs distinctions directrices.
Nos sociétés européennes sont à différents degrés engagées dans des processus de
restructuration de leurs économies, imposés par les graves déséquilibres de leurs
budgets sociaux et la remise en question de leurs positions sur les marchés mondiaux.
Ces processus impliquent pour la plupart d’entre elles des mesures de dislocation
d’actifs économiques tenus par l’État et leur retour à l’économie privée. La
privatisation d’entreprises publiques, la dérégulation de secteurs de plus en plus
nombreux de l’économie, la projection du modèle d’une société qui serait vidée de sa
substance publique, soulève des débats passionnés. Ces débats sont marqués par le
vague et l’ambiguïté des notions qui sont au cœur de leurs enjeux. Au-delà des débats
publics, la discussion scientifique elle-même paraît souffrir d’une semblable confusion.
Économiquement, la théorie des biens publics, si elle a connu un certain essor depuis
deux décennies, néglige le travail conceptuel au profit de modèles de structuration des
choix, intéressants en soi, mais qui restent insuffisamment instructifs tant que les
catégories de la privauté et de la publicité n’ont pas été proprement reconstruites.
Sociologiquement, la question, de par sa relevance normative, a mobilisé des approches
trop solidaires des différents partis pris pour être en mesure de dépasser certaines de
leurs simplifications. Philosophiquement, c’est la nécessité de repenser l’essence
politique de la publicité qui s’impose de plus en plus clairement, pour céder finalement
devant le constat de l’inéluctable dépérissement de son objet. Ainsi, partout un fort
besoin d’élucidation fondamentale se fait sentir.
La discussion économique de la dualité des types de biens, privés et publics, est for-
tement hypothéquée par des équivoques conceptuelles et sémantiques multiples. Le
2 Nous renvoyons à ce sujet à Zacher (et al.) 1987, p. 190 et s. pour qui la cause de la juri-
dicisation (comme accroissement du droit contraignant – zwingendes Recht) ne réside pas dans
une volonté politique de limiter l’autonomie privée ou encore de garantir une protection aux
minorités sociales, mais essentiellement dans la nécessité de réduire des coûts de transaction
purement économiques.
3 Nous réserverons l’exposé de l’investigation philosophique à une prochaine publication,
l’espace de celle-ci ayant été entièrement occupé par la description et l’analyse sociologiques.
conflit des conceptions est particulièrement fort autour des biens et services publics. Si
la particularité française de ces services semble pour beaucoup ne faire nulle difficulté,
la notion de bien et de service public est presque toujours admise comme connue
d’évidence et n’arrête pas les analystes. D’où une propension de la discussion en
France à développer la problématique des biens publics à partir d’un certain type
d’organisation et de légitimation du service public familier dans ce pays. Un effort
s’impose donc pour nous de scruter les équivoques et de les analyser en leurs éléments
pour aboutir ainsi à des concepts élucidés, nécessaires au travail théorique que nous
avons en vue.
La conception courante d’un bien public produit intentionnellement par un agent
social se réfère régulièrement à deux notions : celle d’intérêt général ou d’utilité
publique, ainsi que celle de l’accès indifférencié du bien à tous les membres de la
collectivité. La production d’un bien généralement utile et dont la jouissance ne devrait
pas être réservée préférentiellement à certains membres de la collectivité plutôt qu’à
d’autres a toujours appelé, tant dans l’histoire institutionnelle que dans la théorie juri-
dique françaises, l’intervention de l’acteur public par excellence qu’est l’État.
L’association du bien public à l’État est l’association de deux exceptions : le premier
étant un bien d’une structure très particulière et très sensible va tomber dans le domaine
réservé du second.
En effet, cette intervention de l’État dans le processus économique est conçue
comme exceptionnelle et ne se justifie que par la nature de l’objet en jeu. Ainsi, les
théoriciens du droit public français la pensent légitime dans la mesure où la création
d’un bien ou d’un service publics par l’État est nécessaire pour sauvegarder un intérêt
général, qui autrement serait compromis 4 . Les transitions vers l’affirmation que
partout où un intérêt général est en cause, les capacités des acteurs sociaux ordinaires
sont structurellement insuffisantes pour l’assurer, de telle manière qu’à la généralité de
l’intérêt corresponde une généralité effective de l’accès, sont courtes et ont été
décidément franchies. C’est donc à la jonction de deux principes que la théorie et la
pratique institutionnelle en France situent la production légitime et ordonnée du bien
public : un principe de justice et un principe d’économie. Le premier fait de l’accès
général au bien public un enjeu majeur de la production sociale de ce dernier et va
jusqu’à instituer la prétention à la jouissance de ce bien comme un droit que tout
membre de la collectivité peut faire valoir envers elle. Le second suppose que le bien
public soit de par la généralité de son extension objective (surdimensionnalité), sociale
(universalité), temporelle (continuité) et spatiale (ubiquité territoriale) de nature à
mettre en défaut tant les capacités que la logique intéressée de l’économie privée.
La pensée du bien public en France est ainsi fortement imprégnée par l’idée de son
exceptionnalité. Elle affirme la nécessité de sa réservation à un acteur lui-même excep-
4 D’après la formulation de Jean Rivero : « Créer un service public, c’est affirmer que
l’intérêt général serait compromis en cas de non-satisfaction du besoin social correspondant et
que l’intervention d’une personne publique est indispensable pour y pourvoir. » (cité par Stoffaes
1995, p. 32). Le droit européen n’a pas élaboré de doctrine des biens publics, tout en défendant
une interprétation des traités européens et de leurs clauses proconcurrentielles très rigoureuse à
l’égard des monopoles étatiques. Il a cependant, par l’organe de la Cour de Justice de l’Union
Européenne, finalement développé une définition juridictionnelle du service d’intérêt général (cf.
Stoffaes 1995, p. 185 et s.).
6 La réception du systémisme n’étant pas encore aussi avancée en France qu’en Allemagne,
nous ne pouvons nous limiter dans nos références à la part de réception indirecte des théories
luhmanniennes qui se fait, paradoxalement, par le biais des écrits de Habermas, mieux connus du
public français.
7 Phelps 1985, p. 152. Voir également l’argument de Hayek un peu plus bas.
8 Willke (1992, p. 230) oppose la « Operationslogik » d’une économie de marché à la
logique opérationnelle du pouvoir politique (dans la perspective systémiste où le pouvoir est un
medium de communication comparable aux autres médias des différents sous-systèmes) et
constate que l’idée d’un échec du marché est fondée sur le présupposé – généralement reçu –
d’un conflit entre rationalité individuelle et prospérité collective.
dimension infrastructurelle. Si nous suivons Mann dans ces recherches sur les stades
évolutionnaires d’émergence du pouvoir dans les premières grandes civilisations, nous
nous rendons compte de l’importance de l’existence d’infrastructures dans le processus
d’« encagement » étatique et civilisationnel 10 . Le réseau est une projection spatiale
décisive de pouvoir et un des filets les plus drus pour capter en un, territoire et
populations. Son caractère public est un vestige de la régalianité de ses origines.
L’émancipation des origines est cependant entre-temps très avancée. C’est elle qui
fait difficulté parce qu’elle nécessite une révision des perceptions, d’autant plus dure
que celles-ci perméent des concrétions institutionnelles. La remise en question de la
publicité du réseau vient du fait d’un transfert de capacités autrefois exclusivement
régaliennes vers la société civile. Les réseaux sont aujourd’hui au niveau
technologique, financier, etc. à portée d’agents économiques du marché. Le souverain
n’est plus le seul à pouvoir mobiliser les immenses ressources matérielles et humaines
nécessaires à la construction et à l’entretien de ces réseaux. Cependant, leur structure
réticulaire englobante, de par l’emprise qu’elle donne sur l’économie, la vie
quotidienne et son influence sur l’adhésion des usagers aux institutions de gestion
bureaucratique, suscite toujours l’intérêt, pour ne pas dire la vigilance du pouvoir. La
récente rupture de verrous technologiques cruciaux a permis la déspatialisation, la
déterritorialisation et la dématérialisation des supports substantiels des réseaux
classiques. Il n’y a qu’à comparer l’infrastructure matérielle, territoriale et humaine, la
grandeur des investissements et des immobilisations, nécessaire à la réalisation d’une
seule chaîne télévisuelle (de la maison centrale et ses émetteurs aux stations de relais,
en passant par la production artistique et technique des programmes) dans les années 60
à celle de la production d’un « bouquet » de chaînes et de programmes de télévision
numérique 11 . Avec la possibilité de varier l’offre d’un même bien public et de
démultiplier sa diffusion sur une variété de réseaux immatériels, la loi des rendements
croissants justifiant la monopolisation de la production et de la régie de ce bien se
trouve complètement infirmée 12 .
Si la révolution numérique, et ses effets virtualisants, touche en particulier les diffé-
rents secteurs de la télécommunication et détache le bien ou le service offert de toute
référence infrastructurelle dure, elle n’en révolutionne pas moins les secteurs où la
matérialité des réseaux n’est pas encore dépassable. Le raffinement des méthodes
informationnelles de gestion (d’achat, d’organisation interne, de logistique de la
fourniture…) permet une rationalisation et une réduction des coûts, enfin une
modulation indéfiniment fine de la tarification qui rendent entre autres la péréquation
des tarifs de l’ancienne doctrine des services publics parfois carrément superflue. Les
énormes gains de transparence et de tension des flux temporels dans la production, la
distribution et la formation des prix font sauter un double verrou qui, dans l’ancienne
conception, conjuguait ses effets de désoptionnalisation (= de rétrécissement des
choix 13 ), avec la barrière technologique mentionnée plus haut : à savoir d’une part, le
verrou épistémique de l’indétermination des coûts due à la difficulté de l’escompte du
cumul ou du décumul des ceux-ci sur des périodes de temps trop longues pour
permettre un calcul précis 14 ; d’autre part, celui de l’invisibilisation volontaire des
inputs par le gestionnaire public. Avec ces gains de transparence le modèle
infrastructurel perd drastiquement de sa relevance. Pièce maîtresse de la légitimation du
monopole étatique, son déclin conduit à un affaiblissement de celle-ci.
Le réseau infrastructurel et régalien est ainsi à l’heure actuelle diversement
contournable. Il se trouve surtout surclassé par les modes de connexion des nouveaux
réseaux. Ceux-ci n’ont aujourd’hui nullement besoin d’atteindre la taille – critique pour
l’amortissement des investissements gigantesques – d’un réseau de masse national. Au
contraire, dans beaucoup de cas, ils ont plus à gagner d’une opérationnalité limitée au
cadre local ou régional et couplée à d’autres réseaux de taille comparable ou mondiale
et de domiciliation de plus en plus extranationale. Ce sont les possibilités d’intercon-
nexion pratiquement inépuisables des réseaux entre eux qui mine la position des
réseaux monopolistiques nationaux. La conception du bien public à la française ne
semble pouvoir se maintenir qu’en misant sur un « enrichissement » du bien public
utilitaire par des éléments régaliens ou sociaux, ce qui permettrait de quitter le sol de
l’argumentation économique, ôtant à celle-ci une grande partie de sa pertinence. C’est
donc en conjurant la « spécificité » nationale, au fond historiquement légitime, ainsi
que les acquis sociaux menacés par un libéralisme inconditionnel, que l’on espère
échapper aux conclusions d’une analyse semble-t-il trop sectorielle du bien public.
Cependant, un tel achoppement vers une autre catégorie de biens ne va pas sans
difficulté. Ainsi une plus forte insistance sur le régalien menace de faire basculer les
biens publics en question dans la dimension des biens absolus et leur problématique
dans l’outrance d’une totale insaisissabilité par la raison économique. En effet, les
biens qui relèvent de par leur nature de la logique du pouvoir (la logique opérationnelle
du système politique), n’ont pas de « prix ». Le système politique et la société alentour
le savent puisqu’ils considèrent que le cas échéant, ces biens doivent être « payés »
d’un prix qui est la négation même de la valeur et de la rationalité économiques, à
savoir de la vie. Aucun marché ne peut « compter » avec de tels prix et systématiser,
numérariser leur échange et leur circulation. D’autant plus que la transaction menant au
paiement de ce « prix » n’est pas de nature optative et contractuelle. Ces biens qui sont
la sécurité intérieure et extérieure, c’est-à-dire la sauvegarde de l’autonomie collective
et personnelle, sont des biens publics indivisibles qui aujourd’hui encore, dans nos
sociétés complexes, maintiennent les fondements extra-organisationnels de l’État 15 .
Celui-ci, qui aurait pu, dans le cours de la différenciation fonctionnelle et de
17 Nous nous référons à titre exemplaire à Mintzberg (1996). Cf. pour la tendance générale
d’un « retour de l’État » l’ouvrage collectif Bringing the State Back in (Evans et al., 1985).
finalité et leur divisibilité s’impose pour ainsi dire d’elle-même. La difficulté est celle
de traduire cette hétérogénéité dans des spécifications institutionnelles qui, par rapport
au modèle pour ainsi dire le plus simple, parce que le plus symétrique et
opérationnellement le plus performant (le marché), auront toujours l’allure de
l’exception et de la séparation. Or, la conclusion des avocats d’une revitalisation du
service public est que les protections statutaires accordées aux secteurs de production
de biens sociaux et régaliens n’est en elle-même nullement une garantie de fourniture
adéquate de ces biens. Les privilégiements institutionnels doivent s’associer à un
« modèle de contrôle normatif » 18 qui correspond à ce que nous pouvons appeler
l’ethos du service public : « the key of all is dedication » 19 . Seul cet ethos du service et
du dévouement peut contrecarrer les effets négatifs de la bureaucratisation de la
production des biens publics et de la fonctionnarisation de leurs servants. Le constat
final est que « nous avons amèrement besoin d’un déplacement d’intérêt vers le modèle
normatif » 20 , les services publics ne pouvant en aucune manière être meilleurs que
« les gens qui les fournissent » 21 . À un moment où les valeurs du secteur privé
envahissent l’ensemble de la société, il nous faut plus que jamais mettre l’accent sur ce
qui ne tombe pas dans la sphère du « business ». Il n’y a rien qui puisse se substituer à
la « human dedication » 22 .
Quelle est la valeur analytique de ce constat ? D’abord, pour en terminer avec les
aspects secondaires, la délimitation des biens publics d’exception nous semble trop
extensive. Le parti pris d’écarter la régulation mercatique des biens publics a amené
une compréhension un peu trop restrictive de ceux-ci. C’est ainsi que les biens que
nous avons thématisés jusque-là et qui ont appelé notre critique de la conception infra-
structurelle se trouvent en dehors de la perspective choisie. Par contre, le gros des
exemples sur lesquels s’orientent l’élaboration des thèses que nous avons rapportées
sont ceux de biens sociaux. La nature complexe de ceux-ci n’est pas analysée et du
coup l’approche manque de la pénétration nécessaire. Quoiqu’il en soit, l’essentiel se
trouve ailleurs et n’est en rien amoindri par les découpages un peu schématiques de la
description. En effet, c’est la thèse de l’impossibilité de faire l’économie, pour la
production d’un bien public, d’un ethos de la « dedication », d’une qualité de la
conviction. Il n’est donc pas possible de produire un bien public en qualité adéquate
sans la capacité chez l’agent producteur de subordonner son intérêt propre aux valeurs
de l’intérêt général. Sans appui normatif, le management de la solidarité tourne à vide ;
il est condamné à s’involuer dans les paradoxes de sa sauvegarde autointéressée et de
s’épuiser dans le palliement des coûts de son autoadministration. Il faut donc
sauvegarder la composante normative de l’administration de l’intérêt général, tout en
sachant que les sociétés concernées connaissent une sorte d’hémorragie constante et
irrémédiable de leur substance morale. Cela se fait alors sur le mode volontariste et
exhortatoire. Au lieu de s’intéresser au phénomène d’érosion de la moralité
18 Ibid., p. 81.
19 Ibid., p. 81.
20 Ibid., p. 82.
21 Ibid., p. 82.
22 Ibid. 82. Il est intéressant de comparer ces affirmations axiologiques avec la sociologie de
l’ethos fonctionnarial (Beamtenethos) chez Weber 1980, p. 823 et s.
souvent obsède jusqu’à la rébellion 26 . Si elle appelle le geste iconoclaste, c’est qu’elle
est d’autant plus intensément affirmée – pour pouvoir être niée dans l’idole qu’elle
n’est pas. La modernité se nourrit de cette aspiration à l’idéal, à quelque chose qui se
trouve placé dans la dimension verticale de l’effort humain. C’est cette aspiration à la
liberté, par exemple, qui mobilise ses énergies pour la conquête de quelque chose de
supérieur, dans un sérieux extrême de l’effort et une « dédication » totale à sa cause.
L’imperfection, l’échec, le désespoir d’aboutir se retournent contre la cause, sans
jamais la renier, mais motivent la reconnaissance et la célébration philosophique ou
artistique de la tension tragique de l’époque. Cette aspiration et cette tension ne se
défont jamais.
C’est cette représentation de l’époque qui précède la nôtre et qui de son côté s’était
déjà arrachée à ses gangues traditionnelles qu’il nous faut garder à l’esprit pour com-
prendre les transformations de la « publicité » dans nos sociétés. Les morales moder-
nes, sans être en rien coutumières, sont des morales de l’obligation invariante.
L’obligation y est rationnelle-formelle et donc absolue. La réalisation de l’homme est
atteinte dans l’effort de satisfaire cette obligation anhypothétique (ou, pour Kant,
catégorique). La société civile ne se conservant que dans son homomorphose avec
l’État, l’obligation a l’évidence d’un site dans la vie univoque et rationnel, qui est celui
de la profession (le devoir d’état) et de la fonction ou vocation civique (la citoyenneté).
Chez l’instituteur, le postier, le gendarme, le soldat, le professeur,… la réalisation de
l’individu dans son rôle correspond à un effacement, volontairement et souvent
rigoureusement assumé, de l’individu derrière le rôle. Les rôles secondaires eux-mêmes
vivent de leur représentance dans les rôles primaires et sont vécus comme des cristal-
lisations de l’ordre institutionnel entier. Même en dehors des ordres formels, dans la
famille par exemple, nous rencontrons une distribution des rôles qui fait que certains
cèdent à d’autres ou se cèdent mutuellement la centralité relative d’une cristallisation
du sens et de l’ordre. L’autoobligation morale œuvrait dans le sens d’un rétrécissement
des options ouvertes à l’individu par ses aptitudes, ses talents, son plaisir
d’entreprendre et de (se) transformer. La tante ou l’oncle célibataire, la servante ou le
domestique, le père ou la mère, beaucoup étaient préparés éthiquement à la secondarité
d’une existence qui s’accomplit dans le devoir et surtout le reversement sur elle de la
clarté où baignent les rôles primaires, ceux du neveu doué qui pourra faire de hautes
études, de Madame ou de Monsieur tenant leur rôle et leur état dans le monde ou les
affaires. Les rôles primaires étaient entourés d’une aura (l’allemand dit Hof, une
« cour ») lumineuse à laquelle participaient ceux dont l’effacement en renforçait l’éclat
et la grandeur. Le respect lui-même du sens de l’ordre et de l’obligation morale qu’il
incarne n’est rien d’autre que ce geste d’effacement et d’acceptation de la préséance.
Les sociétés modernes dont nous évoquons le profil éthique sont loin d’être de
facture foncièrement inégalitaire. Il ne faut pas que notre rapide esquisse soit ici
mécomprise. Ces sociétés sont en marche vers la réalisation d’une égalité de plus en
plus rigoureuse. Cependant celle-ci ne s’entend pas encore comme l’optionnalisation de
tous les rôles et la virtualisation de tous les vécus comme devant être accessibles à un
individu qui ne trouve qu’en soi le sens de l’agir et du vivre et est incapable de le
concevoir comme complémentaire et solidaire de ceux d’un autre ou de l’ensemble
organisé d’autres (famille, profession, nation,…). Les sociétés modernes avaient encore
il y a peu la capacité d’autoraidissement moral qui rendait possible l’assomption, avec
tout le sérieux éthique, de la secondarité et l’acceptation de la procuration
institutionnelle du sens. L’autonomie individuelle élaborée théoriquement par Kant en
un absolu du respect de l’impersonnel de la loi morale et de sa formalité est
fondamentalement un espace « rétractif », un geste d’autolimitation et de subordination
à l’abstraction et à la généralité. La morale moderne est intentionnellement et
attitudinalement rétractionnelle : elle mortifie pour ainsi dire les sollicitations du
souhait égotiste pour ne laisser valoir que l’exigence de l’ordre rationnel-abstrait de la
loi. Conjuguée à la notion d’état – qui elle monte en puissance, à l’ouverture de la
modernité, avec la théologie de la justification protestante – et transformant l’ordre
social libéral en ordre dont on peut répondre rationnellement, la loi morale raidit le
projet normatif de l’individu en un Sollen formel qui exclut toutes les médiations de
l’ancienne morale matérielle, de ses concrétions historiques, de ses rythmes et de ses
soutiens culturels 27 .
C’est tout cela et bien d’autres aspects de la constitution morale de la modernité
qu’il faut garder en vue quand on se réfère à l’éthique de la « dédication » qui a fait la
gloire – et qui aujourd’hui fait la rente – du service public. C’est cette constitution qui a
fourni les ressources éthiques où les États modernes ont puisé pour se régir,
s’ordonner, se différencier et surtout s’agrandir. Il n’y a qu’à lire les romans de J.
Conrad pour voir quelles énergies morales étaient nécessaires au niveau le plus bas et
jusque dans les arrière-bans du prolétariat navigant pour fonder et maintenir un empire
transcontinental 28 . Les élites avaient certes les responsabilités les plus lourdes et
devaient, elles, passer par une élaboration éthique et une intériorisation des impératifs
de l’abstraction particulières. La toile de fond est, elle, cependant tissée de la même
étoffe. Sans prétention aucune et en toute normalité, l’individu se soumettait aux diktats
d’un sur-moi impersonnel et incorruptible dans une espèce d’exaction de l’abnégation.
L’âge héroïque du service public coïncide avec cette apogée de la morale moderne
d’une société civile (l’allemand dit « bourgeoise ») ouverte sans résistance aux idéaux
et aux impératifs de l’Aufklärung, ainsi que, et ce n’est pas un hasard, aux injonctions
d’un État à l’acmé de sa puissance. Le tout doit se concevoir comme étant vécu dans la
certitude d’un élan d’évolution accélérée, comme une marche décidée et tenace, de
l’avant. La disciplination morale de l’individu moderne se payait en retour de
compensations que les morales traditionnelles ne connaissaient pas : d’une sortie hors
des cadres de la facticité historique, qui aux générations passées des hommes, étaient
destin ; d’une émancipation de toutes les restrictions locales, cognitives, symboliques ;
27 Schumpeter (cité par Habermas 1995, p. 76) avait déjà souligné le phénomène de la
disparition des anciennes formes qui inséraient la personnalité entière dans des systèmes finaux
(Zwecksysteme) suprapersonnels. Cependant, il y voyait surtout un facteur d’émergence de la
« privatisation » de l’économie familiale, laquelle perd justement ses références à une hiérarchie
finale qui lui donne sens et fonction. Quant à nous, nous soulignons pour ainsi dire la phase
suivante de l’ébranlement éthique des solidarités basales, à savoir celui qui touche la famille
individuelle elle-même, ou encore les nouvelles solidarités formelles (nation, classe,
profession…), lesquels avaient acquis une relevance publique par un rapport désormais fon-
damental à l’intérêt public.
28 Le personnage de Kurz dans Heart of Darkness mériterait ici une petite étude.
29 L’hypothèse « sociale-structurelle » de Offe (in Grimm 1994, p. 343) pour rendre compte
de l’emprise du thatchérisme sur une grande partie de l’électorat et de la société anglaise
thématise fugitivement des facteurs que nous éclairons de manière plus insistante. Offe se fait
l’avocat des « prémisses axiologiques collectivistes et universalistes de l’État-providence » (ibid.,
p. 350) et déplore la dissolution des « catégories sociales constituées et reconnues (comme les
communes, les syndicats, les professions, le secteur public, etc.) ». Il attribue ces phénomènes à
la politique volontaire d’un gouvernement (dans le cas précis celui de Mme Thatcher) et à la
réussite de son entreprise de rééducation de la population dans le sens d’une éthique économique
utilitariste et individualiste. Son analyse s’expose dès lors à notre critique qui touche ce type de
raisonnement en général comme manquant de la perspicacité sociologique nécessaire pour
percevoir les transformations dans la constitution morale de la société.
30 Nous ne cherchons pas à présenter une image d’Épinal, mais plutôt à faire réfléchir sur ce
qui a rendu la diffusion et le succès des images d’Épinal (de ces représentations si typisées et
moralement si fermement stylisées) elles-mêmes possibles.
31 La question du coût de la maison royale anglaise ne se laisse pas bien sûr réduire à celle
de la « liste civile » et des pensions supportées par le contribuable anglais. Certains y supputent
les coûts de l’attachement à un modèle anachronique qui freine l’émergence, dans les mentalités,
d’une véritable modernité postindustrielle en Angleterre.
32 Nous faisons allusion aux analyses de Habermas (1995, p. 58 et s.) sur l’évolution de
l’Öffentlichkeit, analyses qui s’intéressent aux formes prémodernes ou prébourgeoises de la
publicité, lesquelles sont essentiellement axées sur la représentation ostentatoire et symbolique
du sommet et du centre sociaux par les classes privilégiées ou les tenants du pouvoir.
L’approche que nous suivons, celle de la « Public choice school » (Buchanan, Tul-
lock, Tollison), est une approche économiste du bien public. Elle s’intéresse, d’un point
de vue d’appréciation de la valeur économique (investive, marchande,…), aux
« caractéristiques descriptives » 34 , nous dirions à la structure spécifique du bien public
comme ce qui le distingue essentiellement des autres types de biens. Qu’est ce qui fait
la particularité du bien public ? Nos auteurs évoluent vers une compréhension de la
publicité du bien comme « communauté » (communality (183) 35 ), qui est synonyme de
« publicness ». Le bien public est en effet un bien essentiellement commun dans la
36 Le modèle pur supporte l’hypothèse d’une rareté du bien public tout en maintenant son
indivisibilité. Le glissement vers le bien libre se fait par une levée progressive de la rareté (cf.
Buchanan 1968, p. 182). En assimilant l’un à l’autre nous obtenons un cas de figure où les coûts
de distribution du bien sont nuls, alors que les bénéfices sont complètement indivisibles,
empêchant l’émergence d’une « in-group pricing structure » (ibid). La quantité du bien public
peut être rare, finie, « insuffisante », cependant que sa disponibilité (availability) n’est pas
divisible ou différentiable – de manière à ce que l’un en ait plus ou plus intensément que l’autre.
37 Le bien privé relève d’un « direct user pricing », alors que le bien public relève d’un
« tax-pricing » (Buchanan 1968, p. 173).
38 Cf. ibid., p. 47.
39 Buchanan tente de réduire la brisance de la question en recourant à la théorie marshal-
lienne des « joint supplied services », qui à notre avis n’est pas relevante ici.
contexte, ce que ne fait jamais l’acteur économique privé qui se conduit « comme si son
action n’avait pas… d’influence [sur d’autres membres de la communauté] » (146).
Éclairée doublement dans ses dimensions structurelle et institutionnelle la publicité se
définit ainsi primordialement comme le donné d’une transition irréductible de l’utilité
individuelle vers l’utilité collective entraînant une logique toute spécifique des
transactions qui s’élaborent autour d’elle.
Facticité (le fait brut de leur existence) et structure (caractéristique descriptive) des
biens publics nous embarrassent. Elles nous confrontent à une rationalité qui n’est pas
celle de l’homo oeconomicus, lequel ne saurait s’orienter dans un monde d’utilité non
exclusive, de valeurs non numérarisables ainsi que de jouissances qui n’entament pas
leurs objets. Un monde de l’externalité positive indéfinie est un défi logique lancé à nos
capacités de complexifier nos rationalités de l’utilité, dans son double sens d’utilité
positive et négative – incluant donc, comme nous le verrons, la nuisance. Ce défi,
Buchanan le situe dans les difficultés de l’« agreement » sur les biens publics, c’est-à-
dire dans les coûts de transaction induits par la recherche et la réalisation d’un
consensus dans de « large inclusive communities ». La nature de l’agreement
disqualifie, comme nous l’avons vu, dès le départ le marché comme médium
d’élaboration du consensus. La scène et le discours politiques seraient plus aptes à
remplir cette fonction. Néanmoins, il ne faut pas se représenter le bien public comme
susceptible, dans la négociation politique, de faire l’objet d’une transaction qui
l’émiette et le numérarise. De par l’externalité qui lui est inhérente, de par la
transcendance toujours déjà accomplie de l’utilité et de la jouissance particulières vers
l’utilité commune, le bien public a, comme objet central de la décision politique, une
rigidité, une élasticité négative qui est la donnée fondamentale de sa problématique.
Plus l’externalité inhérente à un bien est accusée et pure, plus ce bien est « social » et
moins il est apte à une commodification sur un marché (de biens nécessairement
privés). Plus il est « social », moins il y a de « moyens pour l’expression individuelle
d’une relative intensité de préférence » (104) ; moins il est possible de négocier des
suboptima, des compromis à certains points de la fonction d’utilité individuelle de
chacun. Les grandeurs en question sont rigidement indivisibles 41 . L’externalité du
bien ou mal public est contraignante, dans le sens où on ne peut en faire abstraction
quelle qu’elle soit. Toute décision ou toute action le concernant « affectera d’autres
individus qui sont parties prenantes de l’échange » (123).
L’approche du bien public dont nous venons de rendre compte a le mérite de contri-
buer à une clarification des concepts grâce, à notre sens, à la construction de modèles
purs. C’est parce qu’elle prend la peine d’élaborer l’hypothèse idéale d’une
consociation autour de biens structurellement caractérisés, qui sont des biens purement
publics, qu’elle nous permet d’approcher décisivement l’axe de constitution de ces
biens. Elle nous permet d’esquisser une définition de la « publicité » des biens comme
inhérence d’une externalité positive, rigide et non numérarisable. La publicité est
restée, même après la modulation et la différenciation du modèle pur, cette composante
résiduelle, mais irréductible, qui interdit à la partie du bien qu’elle constitue de faire
41 « All persons must adjust to the same quantity » du bien public (p. 123). Les variables de
l’« agreement » politique sur les biens publics contiennent des « éléments de publicité en cela
que tous les membres de la communauté doivent s’adapter au résultat » (p. 143).
fourniture publique de biens et services destinés à toute sorte d’usagers. Les domaines
mutuellement interpénétrants de l’utilité publique et privée seront dès lors régulés de
manière de plus en plus exacte par le droit.
C’est à la lumière de ces constats que nous pensons recommandable de nous en
tenir à une définition du bien public comme bien authentiquement indivisible et non pas
comme « commodité ». La privatisation de la jouissance des biens publics et sa modu-
lation individuelle rend le maintien des assomptions de non-exclusivité et d’indivi-
sibilité du bien public utilitaire illusoire. La publicité ne peut plus s’attacher à des biens
qui ne représentent que des convéniences matérielles, car celles-ci tendent à s’assimiler
aux biens privés échangés sur le marché, suivant une tendance à l’individualisation de
leur consommation. Pour la quasi totalité des biens publics matériels, la frontière qui
les sépare des biens privés, c’est-à-dire le critère de leur non-divisibilité, ou encore le
critère de l’absence d’externalité pour le bien privé, se révèle flou et problématique.
Ces critères ne résistent pas en tout cas à la modulation individualiste des préférences.
Les conclusions de notre examen de la théorie anglo-saxonne rejoignent celles de notre
discussion de la conception française dans la mesure où nous nous trouvons amené à
réserver le caractère public à des valeurs essentiellement immatérielles, indivisibles et
sans prix (dignité, liberté, justice), valeurs délivrées uniquement par un acteur régalien
(sous la forme institutionnelle d’une police, défense et justice nationales). Nous nous
retrouvons ainsi dans le contexte d’une socialisation foncière de l’utilité – positive et
négative – qui rend tous les biens aussi bien divisibles et numérarisables
qu’inversement indivisibles et juridiquement normés sous la forme de standards
s’assimilant à des droits subjectifs et des prérogatives intangibles.
Nous nous proposons à présent d’approfondir les deux idées sur lesquelles a
débouché notre analyse de la publicité pure, à savoir celle de la publicisation de la
consommation privée ainsi que celle de la constitution de standards régulant
production et consommation de toutes catégories de biens. Nous passerons alors à une
discussion des problèmes posés par l’idée d’une régulation des champs d’activité et de
jouissance utilitaires qui sont ceux de la constitution de rentes contrées par des
stratégies de privatisation, lesquelles posent à leur tour la question de l’identité du
régulateur et de ses attributs de souveraineté. Nos conclusions toucheront donc les
fonctions de l’État et leur révision face à la nouveauté des contextes décrits.
Nous avons parlé, en suivant Buchanan, d’« économies externes » réalisées dans le
courant de consommations privées. Notre propos est de montrer la généralisation du
phénomène et l’impact de cette généralisation sur la définition du bien public. Les éco-
nomies externes (ou externalités positives inhérentes) ont été réservés, dans l’analyse
classique, au type de biens publics produits en tant que tels par un agent public, leur
production en commun étant plus intéressante que leur fourniture individuelle (exemple
d’un phare côtier utile à tout un village de pêcheurs). Or, nous connaissons de plus en
plus de bénéfices publics qui naissent de la consommation séparée : il s’agit des cas où
je suis intéressé à ce que mon voisin consomme des biens certes exclusifs, mais à
retombées sociales positives, telles que l’immunité contre des maladies contagieuses
(par l’effet d’une hygiène, d’un sport, de la consommation d’une plante, qu’il sait
reconnaître et exploiter…) ou encore l’éducation (scolaire, universitaire, profession-
nelle). Or, le passage qui accompagne la modernisation de nos sociétés de la solidarité
communautaire (mécanique) à la solidarité fonctionnelle ou sociale (organique), allant
jusqu’à la quasi élimination de la première au profit de la seconde, a des effets para-
doxaux. Alors que nous pourrions penser que la solidarité communautaire est plus forte
et plus attentionnée au bien général de la communauté, étant prête à lui sacrifier le plus
souvent le bien individuel ; ou encore que la logique formellement solidariste des
sociétés atomise et individualise profits et jouissances, les faits montrent des tendances
inverses. Les communautés restent, en effet, enfermées dans une représentation
coutumière de leur bien général conçu comme une donnée à la stabilité essentielle et
invariable que la communauté doit à tout prix maintenir. Nos sociétés ont, par contre,
une conception essentiellement perfectibiliste du bien, qu’il soit général ou individuel,
qui les inscrit dans une dynamique progressiste de promotion nécessaire et indéfinie du
bien commun. Conjuguée avec les effets d’une densification spatiale, démographique et
technologique des interdépendances individuelles dans les sociétés modernes, cette
dynamique mène à une rationalisation et une disciplination de plus en plus rigoureuse
des désirs, jouissances et activités individuels en rapport aux exigences fonctionnelles
générales.
Toute idée de stabilisation durable des niveaux de biens produits et du bien-être dis-
ponible va massivement à l’encontre de la conviction fondamentale qui meut ces socié-
tés, à savoir celle de la perfectibilité indéfinie de leur état. La défaillance (morale, poli-
tique, sociale) majeure dans ces sociétés est l’omission d’action en vue d’atteindre à
des niveaux de couverture des besoins de plus en plus élevés. Nos sociétés sont ainsi en
attente continuelle d’amélioration de leurs conditions de vie, un contentement, de la
part d’élites ou de responsables sociaux, avec l’état présent ayant un effet
immédiatement délégitimant. Tout relâchement du conatus vers le meilleur met à mal
l’acquis évolutionnaire majeur et les ressources mentales énormes engagées dans la
livraison du monde à la contingence, condition nécessaire de sa transformation
continue. Le « décollage » moderne et le renoncement aux attaches et aux sécurités
coutumières n’a de sens, étant donné le caractère risqué et l’insécurisation qu’il
déclenche, que si le gouffre de contingence ouvert sous les pieds de la société était
immédiatement rempli par une activité incessante, accélérée, efficiente de consolidation
et d’autonomisation du monde humain. Dans un balancement typique, le lancement_ et
la refrénation de la contingence se fondent dans le projet autocentré d’une mise en
ordre de plus en plus fonctionnellement efficace, utilitairement avantageuse et
humainement délectable de ce monde.
La réalité du monde est donc comprise dans nos sociétés comme une réalité à chan-
ger, une réalité à améliorer constamment. C’est ainsi que s’ouvre l’horizon de la
« faisabilité du monde » (la « Machbarkeit der Welt ») dans lequel est irrémissiblement
prise toute l’activité humaine. Et c’est là que naissent les demandes indéfiniment
croissantes des individus et des sociétés envers elles-mêmes. Ces demandes vont encore
préférentiellement au système politique comme l’adresse naturelle de la revendication
sociale. Le système politique, complètement surmené par elles, tente des régulations
neutralistes ou objectivistes par le droit. L’ensemble est soumis à des tensions qu’il
nous faut éclairer.
Nous avons parlé des facteurs de densification de la communication sociale. Ils sont
bien sûr d’ordre essentiellement technique. Les différentes révolutions technologiques
dans l’information, les télécommunications, la gestion, les transports,… ont créé une
compression spatio-temporelle du monde humain sans précédent. Elles ont érodé les
structures communicationnelles des mondes de la vie où avaient lieu jusque-là une
communication native se mouvant en dehors de toutes les normations formelles. La
densité et la rapidité de traitement, l’interaction accélérée et les simultanéités
interdépendantes des processus courants de communication, la transformation
immensément potentialisée de l’ensemble de l’environnement social, créent une
pression allant dans le sens d’une organisation et d’une normation techniciste du
monde. L’inflation régulative prend la forme d’une juridicisation ubiquitaire de
l’espace et du temps sociaux et se conjugue à l’évidement de l’espace-temps individuel.
Celui-ci perd sa substance propre par le fait de son exposition incessante aux pressions
rationalisantes de l’espace-temps social et de son insertion sans faille dans les repères et
les cadences de celui-ci. L’irruption du social, sous sa forme la plus tendue et la plus
efficacement disciplinante, mène à une procrastination indéfinie de la vie personnelle.
Nulle part, nul instant où l’on puisse se délester du conatus vers le mieux-vivre et ses
contraintes pour actuellement-vivre. Pour se mettre à l’abri de ces pressions, un effort
très intense de désocialisation est nécessaire, dont la conséquence est souvent
l’adoption d’un style de vie « alternatif ». Éclairée négativement, la socialisation ne
peut être contrecarrée que par une déréticulisation et une détexturation de l’existence
propre hors la multitude de processus 44 systémiques qui tissent la compossibilité et la
réalité d’un cosmos massivement improbable. La perduration de « la société », qui n’est
rien en dehors de ces processus, est assurée par une performance insondablement
complexe de coordination multidimensionnelle s’accomplissant dans des fractions de
temps de plus en plus denses. L’existence individuelle est mise sur l’orbite d’une
existence sociale opaque de toute la complexité de ses enchevêtrements systémiques.
Elle est satellisée sur quelque chose qui la suroccupe, l’inonde d’une multiplicité de
« prises en compte »_ 45 et la soumet à une multitude de régulations, manifestement
indispensables pour la sauvegarde de la base matérielle de son exister. Sur fond de fin
de l’histoire, les petits enjeux mélioristes se révèlent tout aussi contraignants et
tyranniques que les grands 46 . Nous assistons ainsi à l’érosion « détaillée » des poches
et des tampons spatio-temporels qui étaient autant de niches d’intégrité existentielle
traditionnelle.
La dynamique de la socialisation est irréversible et contraignante dans le sens où
elle met l’individu et les groupes informels (famille, parenté, amis…) dans l’incapacité
d’avoir réalité et durée en dehors du formel de l’économie, de l’éducation, du droit…
Loin cependant que l’ensemble des processus de formalisation aide à établir dans la
47 Pensons aux décalages sémantiques si fréquents, souvent mal, mais aussi très vaguement,
ressentis, dans le débat et les régulations touchant au sida.
48 Et bien sûr comme stratégies de domination. Nous faisons ici allusion certes à Marx, mais
aussi à la thèse d’un Bachelard pour lequel la constitution d’« obstacles épistémologiques » était
précisément due à la réification, la solidification de manières de penser (substantialistes, par
exemple) qui empêchent le passage outre de l’imagination cognitive.
49 Comme il est impraticable de donner ici une idée de ces processus qui constituent des
thèmes fondamentaux du systémisme sociologique, je renvoie à mon article, Clam 1994, p. 343
et s.
50 Il y aurait beaucoup à dire sur les survivances du secteur informel et leur importance. Ces
survivances ne concernent pas uniquement les pays du tiers-monde connaissant un déve-
loppement interstitiel et n’accédant que partiellement à la modernité. Les sociétés industrialisées
connaissent une revitalisation de l’informel dans une situation de crise durable de leur croissance.
Ceci est surtout le cas en France où le blocage interminable de la croissance, qui reflète un
blocage de la modernisation en dehors des entités du centre économique et politique, rejette une
masse de personnes en situation précaire vers des modes de vie en marge de la différencialité
fonctionnelle (cohabitation prolongée d’adultes avec des parents soutiens d’existence, retour aux
ressources élémentaires de l’espace rural, installation durable dans une économie souterraine…).
V. — LA SOCIALISATION DE L’UTILITÉ
51 Il est à noter que le degré de contamination opérationnelle de la vie privée par les envi-
ronnements systémiques sociaux est différent d’un pays à l’autre. Alors que l’Allemagne semble
décrocher la palme de l’envahissement de la formalité juridicisante, l’Amérique, avec des
tendances comparables reste encore loin derrière elle, à cause de l’existence de zones grises
d’irrelevance habituelle du droit que sont les ghettos, les inner-cities… La France semble, parmi
les nations les plus avancées technologiquement, économiquement et administrativement, celle
qui reste la moins réceptive à une formalisation de la sphère privée. Les facteurs culturels pèsent
ici d’un grand poids : individualisme, tempérament réfractaire à la discipline collective,
surlégitimation du geste d’insubordination à l’autorité quelle qu’elle soit… façonnent une
attitude ambiguè où la prise de conscience des réalités et des exigences de la modernité n’est pas
franche et où l’illusion se fait jour qu’on puisse faire fonctionner la modernité tout en restant
privatim les « Gaulois » que l’on était.
52 La théorie systémiste exploite ce constat pour corroborer sa critique des théories de
l’action (qu’elles soient de type parsonnien ou habermassien) qui continuent à ignorer l’avè-
nement d’acteurs collectifs qui ne sont pas des personnes. Les systémistes revendiquent alors la
levée des réductions individualistes des différentes théories impliquées (cf. Willke 1992, p. 256,
qui parle de l’« étroitesse individualiste des théories courantes de la justice et de l’État »).
certaine globalité), l’éducation des enfants à l’abri de la détresse… sont des biens dont
la poursuite incombait naguère à l’individu lequel pouvait par conséquent, en cas
d’échec de son effort, en être privé. Nos États sociaux considèrent que le bien-être des
uns est inséparable du bien-être des autres. Pourquoi ? L’on invoquera bien sûr les
expériences séculaires de l’industrialisation en Europe, les dégâts humains causés par
elles, les idéaux humanistes et égalitaristes qui sont au fondement des différents
régimes libéraux et démocratiques du monde industrialisé, les risques de déstabilisation
du système entier (du capitalisme tardif) par la sauvegarde suicidaire d’une conception
strictement privatiste de la propriété. Notre thèse est que la socialisation croissante de
l’ensemble des valeurs utiles est due à la systémisation des accès à l’utilité : ce
processus emporte la désubstantialisation de la propriété comme emprise sur l’utile,
l’immatérialisation des appuis physiques de la jouissance, ainsi que l’éphéméralisation
des séquences de celle-ci.
L’accès, la durée et la qualité d’une valeur utile quelle qu’elle soit impliquent des
moments abstractifs et réflexifs très accusés. L’utilité devient une résultante
systémique. Les sociétés contemporaines sont lancées dans une course vers des
réductions de plus en plus abstraites de la complexité ambiante par le moyen d’une
hausse de leur complexité propre. Cette dynamique est une dynamique de la
désuétisation accélérée, de la déstabilisation et réadaptation constantes de toutes les
validités. Les durées d’amortissement_ (consommation de l’usure, write off) des utilités
se réduisent pour atteindre des niveaux critiques. Les durées de jouissance en sont
conséquemment précarisées 53 . Comment s’isoler dès lors dans la jouissance de
quelque chose qui ne nous parvient qu’au bout d’un long parcours de médiations très
complexes à travers des systèmes organisant sa production, l’assurance de sa qualité,
etc. et qui reste opaque dans la majorité de ses composantes naturelles, technologiques
et même fonctionnelles ou esthétiques ? Comment s’isoler dans la jouissance d’une
valeur quand cette jouissance est inscrite dans un calendrier serré et majoritairement
réactif à des exigences formelles régulant des séries de valeurs utiles standardisées,
entrelacées à tous les niveaux à des normations sociales de leur fréquence, leur qualité,
leur hygiène, leur écologicité,…? Comment s’isoler enfin dans la jouissance d’un bien
qui toujours déjà va au-delà de l’utilité particulière et originellement pensée comme
exclusive qu’il me procure, pour faire l’enjeu d’un intérêt général, et se voit dès lors
régulé nécessairement dans ses quantités et qualités minima par des instances sociales
spécialisées dans l’élaboration de ces standards ? L’« économie externe » ou la
référence externalisante inhérente aujourd’hui à tout bien privé fonde une
transcendance immédiate de la privauté vers la publicité et socialise tant la production
que la consommation de ce bien 54 . Cet effet d’interposition ou de médiation sociale de
53 Aussi les solidifications de pouvoir économique et social que constituent les classes
sociales et leur relative permanence sont-elles en voie de disparition par simple effet de raré-
faction de la durabilité des acquis et de la durée des jouissances. La socialisation des calendriers
et des modalités des jouissances a pour effet une dévaluation accélérée des acquis. Aux fortunes
succèdent les carrières (cf. Luhmann 1985, p. 145 et s), à la substantialité du patrimoine
(stehendes Vermögen), la processualité de l’intégration professionnelle et assurantielle dans
l’activité économique, limitée à une tranche de vie de plus en plus courte des individus.
54 Ceci correspond à une infirmation flagrante du principe : qui jure suo utitur neminem
laedit. Luhmann (1965, p. 20) explique qu’une indépendance de l’action individuelle qui vou-
l’utilité doit être vu, comme nous avons essayé de le faire, dans le contexte d’une densi-
fication extrême de la réticulisation sociale de tout agir individuel. Celui-ci est investi
par une relevance sociale qui le soustrait à lui-même et l’implique dans une logique de
normation formelle et technique (acribique) qui l’investit dès son inception. En produi-
sant pour un marché, en consommant (« tranquillement chez soi » 55 ) des biens issus de
ce marché, en restant en marge de cette production et de cette consommation,…: quelle
que soit l’activité ou la position de l’individu, la densité de la médiation technico-
sociale qu’elle implique est toujours telle qu’elle ne peut être indifférente au point de
vue de l’utilité publique. Elle a, qu’elle le veuille ou non, une portée qui la transforme
et la soumet nécessairement aux régulations systémiques de ses différents
environnements sociaux.
La plupart de ces régulations n’ont même pas besoin de se légitimer explicitement.
Elles vont de soi, étant dictées par les exigences de prévoyance, de protection et de pro-
motion de la santé physique et psychique, de l’épanouissement de l’individu ainsi que
du bien-être de la société. Considérant l’ensemble des régulations touchant la
production et la jouissance de l’utilité, nous constatons qu’elles s’orientent sur des
représentations de ce qui devrait toujours être assuré pour que l’individu ne subisse une
atteinte quelconque à son être et son bien-être. La société régulante est dirigée par un
souci de protection et de promotion de l’intégrité personnelle. La personne a d’autant
plus besoin de cette protection que les médiations techniques et systémiques sont
denses et qu’elles dépassent structurellement sa capacité d’information, d’orientation et
de jugement. Le citoyen adulte est incapable de connaître et de juger de tous les
aspects, les ramifications et les externalités futures de la consommation d’un produit, de
la poursuite d’une thérapie, de l’accomplissement de gestes professionnels, etc. C’est à
une vigilance et une surveillance mutuelle des systèmes que nous devons avoir recours
pour assurer le minimum d’intégrité personnelle sur lequel la société s’est accordée.
Le besoin d’un guidage (Steuerung) inter- et suprasystémique est très fort et
pressant. Il s’exprime dans des attentes de régulations à l’adresse du système
spécialement différencié pour produire des décisions collectives à force obligatoire,
qu’est la politique. Celle-ci se retourne vers le droit pour codifier ces régulations et les
fait surveiller et appliquer par les institutions de l’État. Le problème qui se pose alors
est celui du paradoxe de la régulation : à une demande structurelle urgente et quasi
infinie de production de normes réglant la production, la circulation et la jouissance des
valeurs utiles répond un enflement des dispositifs normatifs dépassant les capacités de
prise en compte tant individuelles que sociales 56 ; c’est alors au nom de la protection
__________
drait sauver la validité de ce principe, devrait présupposer des sphères d’actions individuelles
considérablement étalées dans l’espace de leur coexistence. Un tel « espacement » n’est ni donné
ni approprié dans des ordres sociaux densifiés comme les nôtres. On arrive dans ce contexte au
paradoxe qui fait qu’on porte atteinte aux droits des autres quand on use pleinement des siens
(ibid., p. 71).
55 La conception de la propriété et de la jouissance privée a toujours été celle d’une sous-
traction de la chose à la convoitise et à l’usage publics pour être réservée à la disposition
exclusive d’un seul. Cf. Kant 1797 (A) - 1798 (B), 60-62.
56 Le processus d’unification européenne dans le cadre duquel se discutent désormais pour la
majorité des États du Vieux-Monde les dispositifs normatifs et leur implémentation admi-
nistrative est d’un grand intérêt à ce niveau. Le fait que les régulations ne se font plus au niveau
__________
d’un seul État oblige à un débat d’un nouvel ordre (de double abstraction). Il s’agit ici non pas
seulement d’élaborer des normes pour une communauté particulière, mais d’harmoniser des
normes existantes ou projetées, c’est-à-dire de revoir, de comparer, de contrepeser des dispositifs
normatifs et d’apprécier leur adéquation à l’assurance des standards envisagés, avec une tendance
très forte à l’alignement sur la norme la plus exigeante. Nous observons alors une sommation des
prétentions protectrices et une retombée dans l’ingéniosité la plus désarmante : la valorisation des
protections et des personnes protégées devient hyperbolique et perd tout rapport au sens des
enjeux.
57 Nous suivons ici l’usage des économistes et biologistes qui ont formé le concept négatif de
l’entropie sur ce modèle en parlant de nég-entropie.
58 Nous renvoyons bien sûr à Beck 1986, p. 199, ainsi qu’à Ewald 1986, p. 134 et s.
(comme dans les exemples que nous avons donnés plus haut), d’autres sont tout aussi
diffus et complexes que les risques classiquement traités dans les sociologies de l’agir
technologique et de ses conséquences. De plus en plus de régulations touchent des
domaines de l’utilité qui étaient jusque-là secondaires ou périphériques, précisément
dans le souci de parer à des risques qui jusqu’à présent ne se sont pas encore précisés.
Quelles que soient les situations, la socialisation de l’utilité négative a un caractère
impérieux et urgent. Elle légitime des régulations d’autant plus strictes et précises.
Qu’il s’agisse d’économies externes positives ou négatives, l’investissement de la
sphère de l’utilité privée par des dispositifs socialisants est inéluctable. Négativement
d’abord, parce que personne – en particulier aucun responsable officiel – ne serait prêt
à assumer la responsabilité d’une inactivité face à un risque social, même de probabilité
infime. Positivement ensuite, parce que les demandes toujours extrêmement pressantes
de prospérité et d’amélioration de la qualité de la vie constituent une contrainte systé-
mique générale au cœur de la dynamique des sociétés complexes. La « faisabilité du
monde » est une faisabilité sociale et socialisante du monde liée primairement à ces
demandes. La tendance à la socialisation dépasse aujourd’hui, et non seulement en
Europe, le cadre des États nationaux. Elle pousse à une intégration mondiale de la
construction de l’utilité et de la prévention du risque. La dynamique en cours ne
semble pas freinable pour deux raisons : d’une part parce que les chaînes causales des
externalités négatives futures (c’est-à-dire des risques présents) sont déjà déclenchées
et que la confrontation de ces dangers exige, d’après la conviction générale, la
poursuite indéfinie de la recherche et du progrès technique, donc un haut niveau de
prospérité et la continuité de sa promotion ; la stabilisation de la demande de
prospérité n’est pas envisageable parce que les standards actuellement normés du
niveau de vie déjà atteint surplombent toujours d’une avance non négligeable les
capacités sociales de les financer. Que ce soit le trou d’ozone ou les dépenses de santé
ou tant d’autres facteurs, nos sociétés sont sans cesse sollicitées à financer des
constituants de la prospérité au coût toujours croissant. Même si donc beaucoup
d’éléments d’un haut niveau de prospérité sont déjà acquis (alimentation, logement,
épargne…), les constituants indiqués exigeraient de tels rendements
(internationalement compétitifs) de nos sociétés, que celles-ci n’auront jamais la
capacité de stabiliser la dynamique systémique de l’innovation complexe et risquée.
ne fait que retourner à d’autres sous-systèmes sociaux ces demandes et à leur en laisser
le traitement. Notre approche a précisément l’avantage décisif de nous faire
comprendre ce phénomène : elle permet d’éclairer, à partir d’une description de la
socialisation et de l’élaboration de son concept, le dépassement des termes désormais
sans véritable référence de « public » et de « privé ». Elle nous permettra à présent
d’élucider la fonction de l’État et sa transformation dans ce nouveau contexte ainsi que
le caractère inédit de la problématique actuelle de la privatisation.
Notre thèse est que la socialisation actuelle passe désormais par la privatisation et
non par l’étatisation comme elle le faisait après-guerre et tentait encore – à contre-
courant – de le faire il y a un peu plus d’une décennie. L’attaque lancée récemment par
un chef syndicaliste contre le gouvernement qui lui retirait la gestion partielle des
Caisses d’Assurance Sociale, vue sous ce jour, est révélatrice : il y accuse le gouverne-
ment de vouloir mettre la main sur la Sécurité Sociale (donc de l’étatiser) pour la priva-
tiser ensuite. La critique met le doigt sur un développement systémique des plus
décisifs. En effet, étatisation et privatisation sont des modes entièrement isomorphes
d’un même mouvement global et ubiquitaire de socialisation. Il s’agit d’une isomorphie
orientée qui fait que l’on passe d’un modèle à l’autre dans un sens unique : la privati-
sation correspond actuellement mieux aux exigences systémiques de la socialisation et
a ainsi une série d’avantages par rapport à l’étatisation. Elle épouse mieux la
complexité des processus socialisants. Son adéquation aux programmes conditionnels
des différents modes de formalisation et de régulation impliqués, la prédestine à
fonctionner comme l’instrument-clé de la socialisation. L’étatisation, tout en voulant
correspondre aux mêmes exigences, a des rigidités et des simplicités incompatibles
avec les programmes de régulation complexes à l’ordre du jour. D’ailleurs c’est l’État
lui-même qui instrumentalise – de plus en plus efficacement – la privatisation, c’est-à-
dire sa propre dépossession d’attributs centraux, pour se restructurer comme État-
coordinateur (ou État-guideur (Steuerungsstaat)) de la communication sociale
systémiquement articulée. L’État est de moins en moins un acteur autoritaire et
puissant se plaçant au sommet de la société et imposant ses décisions par la création du
droit ; il est de plus en plus un sous-système de régulation de l’interaction
intersystémique. L’État garde cependant une place privilégiée du fait de la réflexivité
de sa compétence : l’État est le seul système qui tranche en dernier recours et par le
moyen du droit entre les prétentions concurrentes de compétence des différents
systèmes entre eux ainsi qu’entre celles qui entrent en collision avec les siennes
propres. Il est juge de la construction et de l’appropriation des objets sociaux par les
systèmes, de même qu’il juge de ses propres prétentions. Cette position de juge et
partie correspond au paradoxe de la « compétence en compétence » (Kompetenz-
Kompetenz) et consiste en une autolégitimation décisionniste en dernier recours 59 .
Tentons d’étayer à présent notre thèse sur la fonction de l’État. Nous le ferons en
rendant compte du débat philosophico-sociologique en cours sur l’État. Les théoriciens
libéraux ne sont prêts à accepter comme légitimes que les interventions de l’État moti-
vées par une remise en question du monopole de la violence. Les interventions de type
économique ou social, telle la lutte contre la pauvreté, ne seraient pas du ressort de
59 Cette figure de légitimation est bien sûr énoncée dans des termes qui rappellent la théorie
de l’État qui en fait l’usage le plus conséquent, celle de Carl Schmitt.
l’État. Or, nous assistons de la part des opposants à cette thèse, à un phénomène
intéressant qui consiste à retrouver dans les formules classiques de la légitimation
fondamentale de l’État, des passerelles qui permettent de les charger de tout ce qu’elles
semblaient ne pas prévoir. Il s’agit dès lors de comprendre la pauvreté, l’inégalité, la
maladie,… comme infliction de violence qui appelle immédiatement la responsabilité
souveraine de l’État. De fait, tous les domaines d’intervention de l’État sont réductibles
à des champs d’exercice de la violence sociale appelant le contrôle de l’unique acteur
légitime dans ce champ. La théorie systémiste que nous rapportons ici, va jusqu’à
concevoir le chômage comme phénomène de « violence physique » 60 , de même que
l’invalidité, la déqualification, etc. 61 Il est clair que l’argument est circulaire et que la
notion de violence est tellement étendue qu’elle en perd ses contours 62 . L’essentiel ici
n’est pas pour nous la pertinence de l’argument. Mais bien le fait, que même pour les
tenants d’un État déprivilégié et vivant dans une sorte d’als ob « ironique » 63 , celui-ci
en dépit de sa diminution morale demeure l’adresse de toutes les demandes de
protection de l’intégrité et de l’épanouissement personnels. Même un « down-sizing »
drastique de l’État social et sa désimplication de certaines de ses tâches les plus lourdes
ne réduirait en rien son rôle d’instance régulatrice de la jonction des différents sous-
systèmes et de leurs rationalités sectorielles. Car l’enjeu véritable de la question est loin
d’être l’idée de violence, mais bien celle de responsabilité. C’est la thèse fondamentale
d’un plein (juridique) de la responsabilité (ou si l’on veut la___négation de tout espace
de non-responsabilité) qui maintient l’État dans son statut de superrégulateur. Tout
risque, toute nuisance, toute atteinte à l’intégrité personnelle sont imputables
directement ou indirectement à un acteur social responsable et passible de sanctions.
Dans le contexte d’une génération inouïe de contingence, celle-ci ne peut être traitée
comme aléa ou fortune. Même là où les ressources cognitives disponibles au moment
du déclenchement des risques n’étaient pas suffisantes pour en connaître la portée,
l’ignorance ne peut déresponsabiliser. On attendra à ce que dans le doute ou la non-
connaissance l’acteur responsable renonce à agir. Le plein de responsabilité et
l’imputabilité principielle de toute nuisance et de tout risque sont le reflet de la
densification extrême des médiations sociales dans nos sociétés complexes.
Entre la construction de toute atteinte à la réussite d’un projet biographique dyna-
mique de la personne comme violence et l’ubiquité du principe de responsabilité, la
marge pour une conception de l’État qui ne lui attribue pas une compétence universelle
est étroite. Or, une omnicompétence de l’État ferait de la grande majorité des biens, des
biens publics standardisés dans leur qualité et leur quantité et correspondant à des
droits subjectifs exigibles. La nouveauté par rapport à la conception classique de l’État
social est ici le fait d’une disjonction introduite entre l’État régulateur et opérateur. La
responsabilité de l’État, même minimal, reste la régulation. Dans le contexte d’une
socialisation généralisée de l’utilité, tous les secteurs de l’économie privée, ainsi que
beaucoup d’individus agissant à titre privé ou associatif, sont des fournisseurs durables
et efficients de biens publics. Si d’après une définition classique « l’essence de l’État
social c’est un minimum protégé par l’État de revenu, d’alimentation, de santé, de
logement et d’éducation, assuré à chaque citoyen comme un droit politique_» 64 , la
première tâche régulatrice de l’État est la détermination de ce minimum, c’est-à-dire la
détermination du niveau considéré comme indispensable d’épanouissement personnel
par le biais de la satisfaction de besoins considérés comme élémentaires. C’est en
définissant les standards des biens à fournir que l’État met la société sous l’astreinte de
réaliser ses médiations systémiques à un certain niveau fondamental de généralité et de
péréquation, à partir duquel des différenciations individuelles peuvent prendre leur
départ. L’État ne fait que donner expression, sous la forme de décisions collectives
obligatoires traduites dans le langage formel des normes et règlements légaux, d’une
négociation parfaitement diffuse et informelle qui a constamment lieu dans la
communication sociale et au bout de laquelle nous retrouvons le degré de socialisation
de l’utilité et du risque que cette société est prête à demander d’elle-même – ou encore,
en dessous duquel elle n’est pas prête à fonctionner.
Il nous faut donc lire les débats sur la justice politique et sur le rôle de l’État social à
la lumière de notre concept de la socialisation. On trouvera sans doute légitime que les
tenants d’un État social énergique rejettent l’idée de Hayek selon laquelle la richesse
des uns dans une politie n’est pas en soi une raison suffisante pour les moins riches de
formuler des demandes d’égalité matérielle 65 . Cependant, Hayek reconnaît que ce que
l’ensemble des citoyens est en droit d’attendre au-delà de l’égalité des droits – qui est
présupposée – c’est une protection contre les risques communs, le niveau de cette
protection étant lui-même fonction de la richesse générale de la communauté 66 . Or il
est clair que ce standard sera exposé à la pression de la socialisation comme phénomène
central de la consociation contemporaine. Le standard constitue même l’expression
parfaite de cette socialisation. Ainsi, il est impensable par exemple que le respect et la
mise en pratique de standards légaux aussi élevés que ceux de la RFA puisse se faire
dans des conditions de répartition déséquilibrée des revenus. Ces standards prescriptifs
sont tout simplement insatisfaisables au-dessous d’un certain niveau de revenu
(pensons aux réglementations du TÜV, qui concernent la sécurité routière, domestique,
des lieux de garage de véhicules, de machines de toutes catégories, des standards de
santé publique…) 67 . Un double standard officieux ne peut s’établir qu’au prix de
__________
Certaines réglementations concernant la sécurité ou l’hygiène sur les lieux de travail et de
production ou celle de certains équipements mettraient la plupart des petites et moyennes
entreprises en faillite. Il est clair, dès lors, que Bruxelles suppute un consensus sur un niveau de
socialisation de l’utilité trop élevé pour correspondre aux aptitudes de groupes importants de
citoyens concernés.
68 Leur dérive dans l’illégalité leur apprendrait d’ailleurs très vite que celle-ci ne fait vrai-
ment mal qu’à celui qui se croit encore tenu à correspondre à ces standards. Ils feraient alors
l’apprentissage d’une position sociale semi-confortable de maîtres chanteurs publics – ce que
nous pouvons observer de plus en plus chez un grand nombre d’exclus en voie de criminalisation
dans les sociétés à haut niveau de socialisation et de prospérité, ces sociétés étant, de par les
moteurs essentiels de leur socialisation que sont l’intégrité et l’épanouissement personnels,
allergiques à la répression.
69 Dans la terminologie anglo-saxonne « gouvernement » et « gouvernemental » sont
synonyme d’État et d’étatique dans notre contexte – sans l’être en général, les grands pays anglo-
saxons étant, comme on le dit souvent, des sociétés sans État.
70 Rein 1989, p. 51.
71 Ibid., p. 57.
des marchés de masse aux praticiens associatifs ou privés 72 . D’autres tirent les
conséquences conceptuelles de cette évolution en comprenant la privatisation des
services publics de Sécurité sociale comme un « community empowerment », qui
favorise l’effacement de l’État comme opérateur des biens publics au profit des
« associations volontaires, des églises, des groupes d’entraide », renforçant ainsi les
« formes locales et à petite échelle de la prévention sociale_» 73 .
D’autres, enfin, vont plus loin et proposent du public et du privé des définitions
strictement corrélatives qui considérées en elles-mêmes sont positivement indigentes.
L’artifice consiste à définir le public et le privé à partir de leur propre subsidiarité (ce
que l’un est incapable d’assurer appelle l’intervention de l’autre). Flanqué d’un
principe de responsabilité sociale universelle, l’État ne peut échapper à tous genres de
sollicitations qui d’occasionnelles peuvent devenir structurelles ou inversement,
l’essentiel étant ici la légitimation automatique de tout recours à l’État-régulateur. La
position, défendue par Willke, tient au fond à l’incapacité désormais insurmontable de
faire la distinction entre publicité et privauté d’un bien, « toute contribution à l’intérêt
général » étant considérée par lui comme ayant un caractère public. « Science,
éducation, médecine »… sont « des biens publics méritoires » produits par des
« systèmes sociaux » parfois autres que l’État 74 . Dans la continuité de son assimilation
de toute atteinte au projet personnel à l’exercice d’une violence appelant le contrôle de
l’État, Willke construit une complémentarité (pas tout à fait symétrique) entre les biens
régaliens et les biens utilitaires en écrivant que « les droits fondamentaux… n’ont pas
de sens si des biens publics comme la paix, la satisfaction des biens de base,
l’information ne sont pas assurés à la généralité des citoyens » 75 . La « con-fusion »
entre État et société, entre public et privé, est vue comme déterminée d’une part, par la
dynamique d’« omnicompétence et autosurmenage » (Selbstüberforderung)_ 76 qui
rend la « réussite [de l’État social] en elle-même fatale à celui-ci » ; d’autre part, par la
figure du risque comme défi désormais central des sociétés complexes. « Santé, emploi,
environnement, sont-ce des biens privés ou publics ? » La présence de risques collectifs
drastiques_ 77 impose un dépassement de la logique des droits subjectifs individuels et
de leur garantie étatique vers une logique du risque et de la mise en péril collectifs
nécessitant des réponses collectives et non plus les protections des chances
d’élaboration autonome de réponses individuelles. C’est en somme l’inéluctabilité de la
socialisation du risque (c’est-à-dire pour nous de l’utilité négative) que Willke entrevoit
ici. C’est la conjugaison de l’État social et de l’État gestionnaire collectif du risque
collectif qui fait définitivement fusionner les catégories de biens publics et privés.
Dans cette fusion s’accomplit un phénomène auquel il faudra prêter une attention
particulière, à savoir le phénomène d’occultation ou d’invisibilisation des rapports qui
accompagne la socialisation de l’utilité. En effet, la circulation des valeurs utiles socia-
lisées est de plus en plus dense, elle envahit les circuits d’échange des valeurs mar-
chandes privées et en fausse souvent la logique. Elle détache ses valeurs des contextes
concrets de leur production et de leur acquisition, les rend intuitivement erratiques et
opaques. La socialisation fonctionne comme un changement de référent où les
intuitions fondamentales de l’agir utilitaire et politique, telles celles du principe
d’économie et du principe de justice, du mien et du tien, de la légitimité d’un revenir de
quelque chose à l’un ou à l’autre et de sa réservation à lui (le suum cuique), sont noyées
dans un espace aux axes complètement retournés, ouvert à un afflux inouï de
considérations complexes, abstraites et souvent contradictoires. La régulation, la
production et la consommation d’utilités socialisées renvoient toujours à des
« raisonnements » emboîtés, difficilement unifiables et aux prolongements presque
jamais assumés. La socialisation met en panne les grandes corrélations intuitives entre
mérite et récompense, effort et salaire, acquis et jouissance… Ces corrélations,
fondatrices de l’idée même de privauté (comme emprise exclusive d’une personne sur
un bien) subsistent encore sur le marché des biens privés, en dépit de la pénétration
accrue de celui-ci par la confusion des catégories de l’utilité. Une tension naît entre
deux logiques opérationnelles, l’une impliquant un brouillage des prix et une
décommodification de la valeur socialisée qui pervertit l’autre. Une grande variable
entre en compte dont la fonction est précisément d’anonymiser et de « transprécier »
(c’est-à-dire de soustraire à la logique d’un pricing privé) un très grand nombre
d’inputs de l’utilité totale produite dans la société 78 . Cette variable sociale fait, des
marchés capitalistes des États sociaux contemporains, des marchés à double socle : un
premier socle ombré constitué par le « prélude », qui représente les cycles de transac-
tions préliminaires du marché où la variable sociale s’enfle jusqu’à constituer le stock
de la dépense sociale pour l’ensemble des utilités socialisées ; le deuxième socle se
superpose à celui-ci et correspond au plein régime de l’échange mercatique,
apparemment orienté sur la maximisation de l’utilité privée. Il nous faut, d’autre part,
renverser ce schématisme qui suggère une hypothécation du marché par la variable
sociale et apprécier la manière dont le plein régime mercatique est pénétré par les
stimulations issues de la demande en biens sociaux.
La socialisation de l’utilité ne peut renoncer à cette dimension du brouillage et de
l’invisibilisation. Même si l’on reconnaît les avantages et parfois la justesse des régula-
tions et des redistributions sociales, le problème posé par l’opacité et l’anonymité de la
variable sociale reste entier. C’est le problème d’un conflit indépassable entre des intui-
tions, des jugements, des raisonnements, des abstractions antinomiques. Le
basculement des unes aux autres, lorsqu’il doit se faire quotidiennement, ne peut les
laisser intactes. Ce sont surtout les rigidités de la pensée native, abondantes en teneur
intuitive, qui sont soumises à une insécurisation très forte. Ainsi, la logique de la
socialisation est liée à des objectivités construites qui sont des grandeurs statistiques,
probabilistes, obéissant aux lois spécifiques des grands nombres. C’est donc une
78 Comme dit Mintzberg : « Many activities are in the public sector because of measurement
problems », à savoir la mesure de leur coût effectif et de leur prix à la distribution.
79 Ce germanisme est fort utile pour désigner la figure même d’une pensée qui dans son
ensemble et sa structure est paradoxale.
80 Il est clair qu’un Michael Kohlhaas (le justicier rigoriste de la célèbre nouvelle de Kleist)
aurait bien du mal à subsister dans nos sociétés. Le problème n’est cependant pas ici celui de
l’absolutisation du juste et de son sentiment (Rechtsgefühl), mais celui de la sauvegarde d’une
figure durable quelconque du droit.
81 Le constat n’est pas sans nous rappeler la situation en France, pays aux certitudes cultu-
relles et historiques fortes, où le « divorce entre l’élite et la base » est, paraît-il ,consommé.
82 Buchanan 1980, p. 10. Nous soulignons.
commencent à prédominer dans une économie, son allure à toute une société appelée
dès lors la « rent-seeking society » ; les conduites de « profit-seeking », orientées sur
l’« efficacité allocative »_ 83 , sont perçues comme plus saines et expriment les
conduites adéquates à des marchés non faussés par des niches de rapports indus. C’est
pourquoi « dans les systèmes de marché toute rente économique tend à être érodée ou
dissipée »_ 84 . Or la source principale, sinon unique de constitution de la rente sont les
régulations étatiques 85 , l’intensité de la poursuite de la rente étant « directement liée
à la taille du secteur public »_ 86 .
Nous tenterons de suivre cette critique de la rente jusqu’au bout pour voir si elle
remet en question nos thèses formulées plus haut. À quoi ressemblerait une économie
ou une société entièrement « dérentiarisée » ? Y aurait-il moyen de renouer en elle avec
une privauté (et dès lors une publicité) pure, non entamée par l’étatisation illégitime
(puisque génératrice de profits indus) de ses champs d’activité ? Nos thèses peuvent-
elles être maintenues qui affirmaient que la donnée majeure des sociétés complexes
n’est ni la privatisation, ni l’étatisation mais une irrémissible socialisation tant du
public que du privé et que seule la compréhension de sa dynamique permet de mettre
correctement en perspective les processus factuels de privatisation et d’étatisation ?
Prospecter l’idée d’une économie sans rente de situation est instructif. Le premier
enseignement que l’on en tire est celui de la relativité et de la multidimensionnalité de
l’idée de rente. En effet, prenons un exemple : tentons de construire l’idée d’une éduca-
tion « nationale » débarrassée de ses rentes à tous les niveaux (i.e. restructurée après un
audit technique, financier, managerial…) : dans l’hypothèse d’une réduction drastique
de toutes les déperditions allocatives, ce service public pourrait sans doute réaliser son
résultat actuel avec, disons, entre un tiers ou un dixième des moyens qui lui sont alloués
actuellement. On pourrait en faire autant, avec des différences graduelles, pour nombre
d’autres services. Une généralisation même du constat s’imposerait : le produit national
lui-même pourrait être réalisé avec des économies de taille, touchant tant le secteur
public que le secteur privé, où les déperditions restent importantes. C’est ici qu’on se
rend compte qu’il nous faut préciser nos questions. Qu’est-ce qu’une déperdition ?
Quelle est l’efficacité allocative optimale dans la production d’un bien ou d’un
service ? Si nous prenons le facteur travail, quelles seraient les exigences de présence,
de concentration, d’application et de soin correspondant à cet optimum ? Tout le monde
sait qu’une même tâche se fait de manière très différente selon l’existence d’un
impetus, d’une pression, d’un enjeu, d’une récompense ; selon les capacités de
concentration, la condition physique et psychique,…; selon la compréhension propre du
sens du projet laborial. À partir de quel degré de relâchement de ces facteurs peut-on
parler de déperdition ?
Notre thèse est que toute déperdition est fonction elle-même d’un relâchement non
pas de l’efficacité dans la mise en œuvre des moyens (inférieure à la « normale » ou à
l’optimum), mais d’un relâchement de la pression exercée par la relative précarité des
conditions de vie qui forment le contexte motivationnel de la mise en œuvre en ques-
tion. Le premier relâchement s’il n’est pas accidentel est donc toujours fondé dans le
second. Une niche rentière naît à chaque fois qu’un processus allocatif n’est pas
menacé dans sa réussite quand il s’écarte de son optimum. Cela veut dire quand il
dispose de marges temporelles, objectives ou sociales : quand il peut prendre son
temps, un rythme de croisière sans incertitudes, quand il supporte certains
ajournements ; quand il a ses sécurités (patentes, monopoles…) ; quand il représente
une grandeur sociale que l’État par exemple ne peut laisser dépérir. Il est clair dès lors
que le test de la réduction des déperditions est primairement celui de la pression
concurrentielle. Dans des conditions de compétition extrême les déperditions sont
minimales. Mais quand ces conditions sont-elles données ? Les profits réalisés dans
l’économie privée par des entreprises dont la position sur le marché n’est pas menacée
et qui peuvent compter avec des rentrées stables et des bénéfices durables ne sont-ils
pas tout aussi bien une sorte de rente que celle qui résulte de protection et de
régulations étatiques qui mettent l’activité en question à l’abri des insécurisations du
marché ? Les entreprises occidentales n’ont-elles pas vécues des situations rentières
avant l’émergence de leurs nouveaux concurrents asiatiques ? Ces situations ne se sont-
elles pas répercutées sur celles du personnel de ces entreprises, du haut management
jusqu’à l’ouvrier, qui a vécu ses années d’or jouissant de salaires exorbitants ou
d’emplois stables qui ont permis la constitution d’un honnête patrimoine ? Individus et
entreprises ne jouissent-ils pas d’une rente de site (Standort) quand ils travaillent et
vivent dans des pays développés ? La plupart des rentes ne sont-elles pas des
avantages « historiques », gagnés à un moment de l’évolution scientifique,
technologique, militaire, culturelle,… des sociétés ou au sein de celles-ci et exploités
pour la durée de leur rendement ? N’est-il pas légitime que des avantages acquis
concurrentiellement – non seulement sur un marché, mais dans la science, la technique,
la cohésion morale, idéologique, religieuse, sociale, la capacité d’organisation militaire,
syndicale,…- livrent leurs dividendes aux groupes qui les ont réalisés – et à leurs
descendants ?
La réponse à donner ici, c’est que toute sécurité, toute réduction de la contingence
qui nous permet d’escompter un rendement fiable et d’une certaine durée sur un
investissement fait à un moment antérieur plus ou moins éloigné est une forme de rente
qui pourrait être réduite ou dissipée par la levée des conditions de son fonctionnement.
C’est d’ailleurs la logique de tout investissement économique que de compter avec la
stabilité de conditions de départ pour récolter le rapport de l’effort initial. Tout
investissement contient en lui cette asymétrie entre la tension initiale, l’effort dont
l’intensité et la facture renvoient au-delà de lui-même dans un avenir où précisément il
pourra se relâcher, et son rendement qui lui permettra de se détendre_ 87 . C’est la
logique même du marché capitaliste que de permettre l’émergence d’un « capital »
(réel, financier, technologique, etc.), c’est-à-dire d’une accumulation de valeurs
intensives dont la propriété première est de ne pas se dissiper et de rendre possible une
survivance à elle-même de l’accumulation humaine. Ce phénomène est rejeté par
beaucoup de cultures primitives d’ailleurs qui, par des fêtes rituelles ou par des
Potlatchs, détruisent leur accumulation saisonnière ou annuelle et s’interdisent du fait
87 Notons que l’effort d’exploitation peut être tout aussi intensif et insécurisé que l’effort
investif. L’intentionnalité de l’accumulation vise cependant en elle-même l’asymétrie initiale.
toute rentiarisation de ressources quelconques. Platon n’a rien d’autre en vue quand il
peine pour empêcher une inégalité d’apparaître après la distribution initiale de lots
égaux aux membres de sa République. Marx a bien vu que l’accumulation
capitalistique de biens intensifs à rendement futur durable était la condition même d’un
ébranlement de l’humanité vers un progrès nourri par l’innovation incessante des
moyens de production de sa base matérielle. Ce sont les produits de cette accumulation
que Marx voulait socialiser en socialisant les moyens de l’accumulation.
La rente nous apparaît donc comme un phénomène pervasif de tout marché, toute
économie et de toute société non soumise à des insécurisations externes de l’accumula-
tion d’avantages relatifs prenant la forme de biens intensifs à rendement étalé_ 88 .
Ainsi, le manager qui peut se permettre pendant une durée plus ou moins longue
d’entrer le matin dans son bureau dans l’intention de gérer un acquis, par exemple des
parts de marché qui dans des conditions de compétition stabilisées ne sont pas
intensément attaquées par une concurrence, ce manager dont l’investissement personnel
productif tendra à prendre une forme stable et coutumière (sans doute vaguement
cyclique) vit une situation de « rente ». La situation est la même pour toute personne
qui sur une journée de travail peut se permettre des temps de passivité ou d’inattention
plus ou moins importants. Le niveau de performance du travail humain dans beaucoup
de pays avancés correspond ainsi à une portion réduite de ce qu’il pourrait être dans sa
durée et son intensité. C’est précisément la densification des solidarités au sein des
structures économiques productives ainsi que dans la société qui fait que « l’un portant
l’autre » ou l’un dans l’autre, la collectivité peut se maintenir à un haut niveau de
satisfaction des besoins tout en mettant à l’abri de l’insécurisation productive la grande
majorité de ses membres. La socialisation des utilités élémentaires (que sont
l’alimentation, le logement, l’éducation, la santé…) a permis de les standardiser, d’en
réduire les coûts de production et de les soustraire à la pression résultant d’une
continuelle remise en question de la loi de leur rendement. Cela donne au niveau
mondial des situations fortement déséquilibrées de grosses « rentes historiques »
profitant à des sociétés entières travaillant bien en dessous de l’efficacité allocative
dont elles seraient capables. Il est clair que ces déperditions allocatives se « perdent »
pour leur part dans la « boîte noire » où sont invisibilisés les inputs complexes de la
socialisation utilitaire.
La rente est donc une notion foncièrement relative. L’impossibilité objective de
déterminer le niveau d’efficacité allocative maximale pour un individu, une entreprise,
une institution ou une société rend les conceptions et les appréciations de la rente extrê-
mement mouvantes. Les économistes libéraux pourraient recourir ici à une figure
argumentative courante chez eux parce qu’elle touche aux assomptions idéalisantes qui
88 Il serait bien sür intéressant de suivre la piste de réflexion ontologique sur des objets de
cette structure. Aristote, et l’ontologie classique, n’avait pas idée des phénomènes d’accumula-
tion et d’amortissement densifiés dans un objet mondain et modulant sa « valance ». La
chrématistique classique connaissait certes la notion d’« immobilisation », qui a son origine sans
doute dans le droit religieux (et que le droit musulman rend d’ailleurs littéralement par waqf),
mais ne la mettait pas en rapport avec celle d’amortissement et de write-off, précisément parce
qu’elle n’en percevait pas la dynamique disruptive d’un ordre ontologique globalement
invariable. « Renter » un hôpital, une école,… comme disait la langue ancienne, c’est
immobiliser un capital réel aux retours indéfiniment constants.
sont à la base des théories libérales, à savoir celle qui consiste à plausibiliser les
conclusions d’une théorie travaillant avec des modèles purs de marchés concurrentiels
parfaits ou presque. Les marchés réels ne l’étant jamais, l’argument consiste à dire que
la réalité concurrentielle, certes imparfaite mais maximale, doit servir de
« représentant » pour ainsi dire de la perfection objective (irréalisable). Ainsi, dans
notre cas, les déperditions allocatives, quoique toujours contraires aux principes
d’économie et de justice, sont à tolérer tant qu’aucune incitation objective à la révision
du niveau des déperditions, c’est-à-dire du niveau de rentiarisation des personnes,
entreprises, institutions ou sociétés, n’est donnée. Cela veut dire qu’une rente objective
n’en est pas une, tant que n’apparaît pas une situation empirique aux confins de celle de
l’agent concerné qui fasse apparaître comparativement les coussins allocatifs et
« accuse » du fait le statut rentier de l’agent. Cela voudrait dire finalement que la rente
est « introuvable », inconstatable tant que n’est pas donnée empiriquement la preuve
d’un différentiel positif (un bonus) allocatif dégageable dans les mêmes conditions. Les
optima d’efficacité se transforment en optima relatifs et provisoires, destinés à être
révisés à chaque fois qu’apparaissent des situations de dévoilement des déperditions,
c’est-à-dire des situations révélatrices de la suboptimalité de l’« optimum » actuel
apparent. Il n’y a rente que là où les situations sont comparables et où l’asymétrie entre
elles est réelle. Il serait ainsi absurde d’incriminer globalement des situations
historiques qui, par rapport à la nôtre, apparaissent comme scandaleusement rentières et
du coup foncièrement injustes (de l’Égypte pharaonique à l’Europe d’Ancien Régime).
La rente est d’ailleurs pour ainsi dire spontanément déstabilisée dès qu’apparaît à ses
frontières le défi d’une configuration plus « optimale ». Les « victimes » des
déperditions se révèlent à elles-mêmes comme telles, c’est-à-dire comme le groupe de
ceux qui « paient » la rente des autres.
La privatisation préconisée par les critiques de la rente n’est rien d’autre qu’une
stratégie d’érosion volontaire de gains indus générés par une situation historique. Notre
remise en perspective de la notion de rente nous permet de relativiser une conception
de la privauté économique comme correspondant en soi aux principes d’économie et de
justice. L’étatisation, notamment des services publics au siècle dernier, était, pour sa
part, une stratégie toute aussi censée et toute aussi drastique de dissipation de rentes, de
réduction des déperditions et d’accroissement de l’efficacité. Dans un contexte où la
surchauffe des marchés capitalistiques – surtout des biens d’équipement – les rendaient
extrêmement réceptifs à des cycles spéculatifs dévastateurs, où l’industrialisation non
régulée menaçait, par le blocage de la mobilité sociale et du pouvoir d’achat des
destinataires mêmes des nouveaux produits économiques de masse, de faire imploser le
marché, l’extension du secteur public a eu un effet de « dérentiarisation ». Elle a fait
fonction d’une « levée des limitations externes sur les termes de l’échange »__ 89 , levée
que réclament les critiques du « rent-seeking » et qui, pour eux, coïncide avec
l’élimination des régulations imposées du dehors par une instance aliène au marché des
biens en échange qui, dans nos sociétés, est l’instance de normation collective
contraignante, le « government ». L’assimilation par les critiques, du gouvernement de
la limitation externe, à la régulation étatique est ainsi hâtive. L’on peut en effet
considérer que le marché lui-même, dans sa forme la plus pure, la plus privée, est
89 Buchanan 1980.
VIII. — CONCLUSION
11 boulevard Lavoisier
49045 Angers Cedex 1
BIBLIOGRAPHIE