Les Forces Créatrices Du Droit (... ) Ripert Georges Bpt6k33323350
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PAR
GEORGES l'InstitutRIPERT
Membre de
Ancien doyen de la Faculté de Droit de Paris
PAR S !
LIBRAIRIE GÉNERALE DE DROIT ET DE JURISPRUDENCE
R. PICHON ET R. DURAND-AUZIAS
STABILITÉ, ÉVOLUTION
ET PROGRÈS DU DROIT
1. — Le statisme du droit.
(1) Sieburg, Dieu est-il français, 10;)0, p. 77. — Comp. Roger PER-
ROT, De l'empreinte juridique sur l'esprit de la société française dans
Aspects de la société française, 1954, p. 181.
(2) Simone Weil, L'enchaînement, 19^9, p. 15. « Le premier besoin
de l'âme c'est l'ordre, c'est-à-dire un tissu d'obligations telles que
nul ne soit contraint de violer des obligations rigoureuses pour exé-
cuter d'autres obligations ».
(3) A. TOYNBEE (L'histoire. Un essai d'interprétation, Ig51, p. 64)
expose le rythme alternatif des sociétés : statisme, dynamisme. Le
droit fait partie du statisme.
pas le dessein d'ébranler le statisme du droit. Pour lui
l'esprit de réforme se concilie parfaitement avec l'esprit de
conservation. Réparer le vieil édifice c'est empêcher qu'il
risque de s'écrouler. L'adaptation de règles anciennes à des
situations nouvelles est une forme heureuse de la conserva-
tion.
C'est seulement à l'époque contemporaine que l'esprit a
changé. L'abandon des règles établies est déclaré nécessaire
sur le motif de leur ancienneté. Le mépris du passé anime
les réformateurs. Le désir de la destruction naît de la
seule considération de l'existence. Que cet état d'esprit se
manifeste avec violence ou qu'il se déguise sous la modéra-
tion des paroles et des écrits, il est par lui-même révolu-
tionnaire. C'est la volonté de changement et de destruction,
alors même qu'il n'est pas nécessaire de changer et qu'il
est dangereux de détruire.
D'où vient donc ce désir moderne de bouleverser l'ordre
juridique, alors qu'il existe bien peu d'hommes réunissant
les qualités nécessaires pour la construction d'un ordre
nouveau? Deux courants d'idées se rejoignent pour l'œuvre
destructrice.
D'une part les idéalistes sont sensibles à la critique
d'un ordre social forcément imparfait et se laissent séduire
par la vision intérieure d'un ordre futur dont l'imprévisi-
bilité permet d'imaginer la beauté. L'aspiration de l'âme
vers le mieux, qui ne trouve pas sa satisfaction dans une
conception religieuse de la vie, se traduit par le rêve insa-
tisfait d'un idéal de justice. D'où le mépris pour un droit
positif, dont la prétendue justice n'est que la sanction des
injustices établies1.
(I) C'est en ce sens que Simone WEIL dans son amour pour la jus-
tice, et d'ailleurs non sans contradiction, exprime son mépris pour le
droit. Voy. notamment : La personne humaine : le juste et l'injuste
dans Table ronde, décembre ig5o. Déjà TOLSTOÏ souhaitait la dispari-
tion du droit devenu inutile dans une société fondée sur la charité
chrétienne et sur l'amour. Voy. sur son influence : DAVID et HAZARD,
Le droit soviétique, I, 1954, p. 65.
Ces idéalistes, cédant au désir orgueilleux d'être des pré-
curseurs, sont flattés et trompés par les révolutionnaires
irrités par leur propre malheur et déçus dans leur espé-
rance, qui, par esprit de vengeance ou désir d'un profit,
luttent contre l'ordre existant et n'hésitent pas à le
détruire, sans se soucier des injustices qui naîtront de
ce désordre et qui souvent seront pires que celles qu'ils
dénoncent 1.
Il est facile d'exciter le mécontentement contre l'ordre
et le pouvoir. Toujours quelque intérêt lésé par la sévérité
d'une règle générale déclare injuste la loi qui l'atteint ;
toujours quelque liberté perdue ou compromise fait
dénoncer l'oppression. Mais soyons francs ; le plus sou-
vent ce que chacun demande, sous le prétexte d'une
réforme juste, c'est l'octroi d'un avantage nouveau, l'allé-
gement d'une obligation pénible. Tous redoutent éga-
lement la perte de droits individuels qu'ils considèrent
comme définitivement acquis par eux et dignes de protec-
tion. Les hommes restent attachés au maintien des règles
qui garantissent les situations établies et ainsi la continuité
du droit peut s'affirmer malgré les révolutions.
D'ailleurs les révolutions politiques laissent la plupart
des hommes indifférents si elles ne compromettent pas
le droit existant. Qu'importe la forme du Pouvoir et la
personnalité des gouvernants s'il est permis de vivre sous
une autorité nouvelle comme l'on vivait sous l'ancienne.
Le mot « révolution » semble signifier que la société sera
retournée et qu'un ordre nouveau remplacera l'ancien. Or,
les nouveaux gouvernants n'ont le plus souvent d'autre
souci que de maintenir l'ordre ancien quand ils sont
chargés désormais d'en appliquer les règles. Ils vivent sur
les travaux passés, et, s'ils emportent quelquefois les
récoltes, ils n'en préparent pas eux-mêmes de nouvelles.
« Il n'y a jamais de révolution absolue, dit M. Vedel.
(1) Le mot qui est de Lord BALFOUR est cité par VEDEL, Précis de
droit constitutionnel, 1989, p. 41. Et déjà MONTAIGNE avait écrit :
« Je suis dégoûté de la nouvelleté quelque visage
qu'elle porte et ay rai-
son car j'en ay vu des effets très dommageables (Essais, liv. I,
chap. XXII).
(2) RIVERO, La culture juridique, 1952 (Annales de l'Université de
Poitiers, n° 3).
Tout d'abord les juges. Vêtus d'un costume maintenu
dans sa forme anlique, usant d'un langage parfois
archaïque, ils rendent solennellement des décisions en
s'efforçant de répéter pour de nouveaux plaideurs ce qu'ils
ont dit à ceux dont ils ont jugé les procès. Le pré-
cédent a la plus extrême importance pour le jugement des
causes1. Une hiérarchie des juridictions assure le maintien
des décisions des cours supérieures. La jurisprudence du
tribunal saisi est volontiers citée par les avocats pour con-
vaincre le juge qu'il faut maintenir une solution 2. La
rupture de la jurisprudence établie est une chose grave,
car elle crée le désordre dans l'application des règles
juridiques.
Le juge est le gardien du droit et sa fonction impose
l'esprit qui l'anime. Il ne peut, à peine de déni de justice,
refuser de juger sous le prétexte de l'obscurité ou de l'in-
suffisance de la loi. Il ne peut refuser d'appliquer la loi,
serait-elle inconstitutionnelle. Il ne peut l'écarter parce
qu'elle lui paraîtrait conduire à un résultat injuste. Les
formes de la procédure s'imposent à lui et il ne doit pas
faire état de sa connaissance personnelle des faits. Un
rituel, qu'il faut suivre à peine de cassation des décisions,
règle le cours de la justice.
Ce souci des règles et des formes donne à un prolétariat
révolutionnaire la haine de l'administration de la justice.
La simplification du droit et la création de tribunaux popu-
laires sont des revendications bien connues 3.
Le bon juge
serait-il donc celui qui statuerait à sa guise en s'inspirant
(1) MORIN, La révolte des faits contre le Code civil, 1925; La révolte
du droit contre le Code, 1945.
(2) R. SAVATIER, Les métamorphoses du droit civil.
— Du droit
civil au droit public, 2E éd., 1952.
(3) CIIARMONT, La socialisation du droit, 1953.
— Comp. Em. LÉvy,
Le socialisme juridique, 1928;' Les fondements du droit, 192/1.
(4) V. notamment les opinions de R. SAVATIER sur le contrat dans les
Métamorphoses du droit civil, n° 34 et p. 37.
(5) R. SAVATIER, op. cit., 2e éd., Ig52, n° 12, remarque leur esprit
de prudence.
(6) BONNECASE, Introduction à l'étude du droit, 3e éd., 1939, n° i55,
p. 196.
de considérer comme le droit de l'avenir celui qu'on ne
conçoit que par opposition au présent.
En réalité tout juriste est un homme du passé, j'entends
par là un homme qui comprend la valeur du passé, qui
connaît le temps nécessaire à l'évolution des institutions et
sait qu'il n'y a jamais rien de vraiment nouveau dans le
monde. Si dans les Facultés de droit l'étude du droit
romain a été conservée, c'est avec raison, afin de donner
aux jeunes gens une formation de l'esprit juridique par la
connaissance d'un droit dont la valeur a été éprouvée par
sa durée et son étendue d'application 1.
Modèle d'atelier
si on veut, mais fait-on des artistes sans leur montrer de
modèles ?2.
Certains s'irritent de voir les juristes attachés aux leçons
du passé. Ils méconnaissent la nécessité de former l'esprit
juridique par la sévère technique d'un droit solidement
établi3. D'autres vantent la valeur éducative de discipli-
nes nouvelles : le droit public « pragmatique et vivant »
en face d'un droit civil « desséché et desséchant » 4. Un
(1) Vo\. une liste de ces publications dans notre ouvrage, La règle
morale dans les obligations civiles, 4e éd., 1949, nos 7 et s.
(2) C'est la théorie de STAMMLER, analysée par GÉNY, Science et tech-
nique en droit privé positif, III, n03 98 et s., p. 127, et aussi, Il, n° n3.
p. i83.
(3) G. RIPERT, Droit naturel et positivisme juridique, 1918 (Annales
de la Faculté de Droit d'Aix). Cette étude, partiellement reproduite
dans l'introduction de la n:u'e momie dans les obligations civiles est
Il n'est pas besoin d'une conception philosophique pour
justifier le caractère statique du droit. C'est par son carac-
tère même, et non par son origine ou par son fondement,
que le droit est statique. L'ordre dans la société humaine
n'est assuré que par l'établissement de règles qui imposent
à tous une certaine conduite. Changer ces règles à chaque
instant, c'est le désordre fatal, et en même temps l'arbi-
traire, car la liberté ne saurait exister si on ne peut
connaître à l'avance la valeur des actes et affirmer la
rectitude des actions. Toute règle de droit postule la per-
manence. Les juristes ne doivent pas s'exposer à la critique
en affirmant que les règles de droit sont immuables ; leur
position serait indéfendable. Mais ils ne doivent pas non
plus cesser d'affirmer que le droit n'a de valeur que par sa
permanence. Les règles de droit ne sont pas fondées sur
la simple constatation des faits sociaux ; elles ont pour
objet, connaissant ces faits, de les classer et de diriger les
hommes. Elles doivent régler les conséquences des actes
déclarés illicites, les interdire et les réprimer. Le juriste ne
constate pas, comme le sociologue, il dirige et ordonne ou
tout au moins dit comment il faut diriger. Il s'agit de
maintenir l'ordre et la paix dans la société, l'ordre qui est
établi et la paix qui en résulte.
3. — Le progrès social.
(1) Maxime LEROY, Histoire des idées sociales en France, II, 1900,
p. 2f42. — Voy. aussi : Georges SOREL, Les illusions du progrès,
1911; — René HUBERT, Essai sur l'histoire de l'idée du progrès
(Revue d'histoire de la philosophie, 1934) ; — Henri FORD, Le pro-
grès; — MARLIO, Le cycle infernal, ig5i, p. 154; — DEL VECCHIO,
La philosophie du droit, 1953, p. 4o5.
(2) DE BONALD, OEuvres complètes, éd. MIGNE, 1859, I, p. 722.
(3) V. HUGo, La légende des siècles, III, p. 42. — Sur « Hugo
social », voy. Maxime LEROY, Histoire des idées sociales en France,
III, 1954, p. 188.
biblique, écrit M. Maxime Leroy, le messianisme social,
laïcisé au XVIIIe siècle sous le nom de progrès, fut propagé
au xixe siècle par les historiens mystiques, les écoles
socialistes et démocratiques, tous échauffés par la vision
apocalyptique d'un bonheur total et définitif ». Saint-Simon
s'écrie sur son lit de mort : « L'avenir est à nous ».
On sait que les Saint-Simoniens, dans leur foi naïve de
savants, croyaient au proche bonheur de l'humanité, réa-
lisé avec l'aide de tous. Renan écrit en i848 : « L'avenir
de la science ». Auguste Comte ne décrit l'évolution
de l'humanité que pour montrer l'avènement du nouvel
état scientifique et social. « Un fait presque neuf, dit
M. Maxime Leroy, est né de la substance de l'idée : l'huma-
nité se sent un avenir ; jusque-là elle n'avait que le senti-
ment d'un présent dominé par la tradition et le souvenir
de bonheurs abolis, un avenir terrestre. Entrée dans le
vocabulaire politique l'idée de l'avenir cherche peu à peu
à supplanter l'idée biblique. Il ne faut plus chercher dans
le passé, et dans le présent bien entendu, des raisons de
patience, il faut y chercher des moyens d'instaurer une
vie meilleure dans l'avenir proche où l'humanité réalisera
tous ses rêves de bonheur... C'est la possibilité de cet
avenir meilleur que postule la nécessité d'une transfor-
mation plus ou moins totale de la société ». 1
(i) Maxime LEROY, Histoire des idées sociales en France, II, 1950,
p. 242.
Il fallait un nom pour ce droit nouveau. Puisque l'ancien
a été construit sur l'attribution des droits individuels le
nouveau a été dénommé droit social. L'expression ne
signifie rien, car tout droit est nécessairement social,
mais elle a « cette puissance d'intimidation » qui d'après
M. Gabriel Marcel émane de certains mots 1. En tout cas
elle suffit à opposer ce droit au précédent que l'on n'ose
pourtant pas appeler l'ancien droit, parce que le nouveau
n'a pas encore pris figure.
Tout d'abord il ne fut question que d'une juxtaposition.
Le droit social ne devait régir que les rapports nés entre
les hommes à l'occasion du travail et plus particulière-
ment du travail salarié. Le Code promulgué fut intitulé :
« Code du Travail » et l'Université prudente enseigna
« la législation industrielle ». Le mot social évoquait par
trop la doctrine socialiste.
Mais, bien vite tous ceux qui ont dans la société une
condition semblable à celle des travailleurs salariés ont
joint leur cause à la leur, formant ainsi la grande masse
des prolétaires. Ceux-là ne demandent pas comme les hom-
mes du xixe siècle la liberté politique et le droit au travail,
ils réclament la protection légale. Si elle se traduit par des
avantages particuliers il ne faudra pas considérer que la loi
porte atteinte pour autant au principe de l'égalité, car elle
aura pour objet de corriger l'injuste inégalité que l'ordre
social antérieur a créée entre des hommes égaux. Tous ceux
qui ne se sentent pas assez forts pour défendre eux-mêmes
leurs intérêts contre des intérêts plus puissants appellent
à leur secours la loi qui délivre et soutient. Ils ont la
force du nombre, donc le pouvoir d'imposer la loi dans
une mesure que nous aurons à déterminer.
Le droit social sera celui d'une société dans laquelle la
production et la répartition des richesses ne seront plus
laissées à la libre initiative des hommes, mais seront scien-
1. — La création du droit.
(1) Sur cette théorie, \'oy. BONNARD, Rev. de droit public, 1928,
p. 668; — MAURY, Rev. critique de législation et de jurisprudence,
1929, p. 553; — CARRÉ DE MALBERG, Confrontation de la théorie de
la formation du droit par degrés avec les idées et les institutions
consacrées par le droit positif français, 1933;
— BURDEAU, Traité de
science politique, I, I9!1!), n° 126, p. i5o et p. 21, note 1; Rou-
—
BIEn, Théorie générale du droit, 28 éd., 1952, n° G, p. Go et s.; —
Dabin, Théorie générale du droit, n° io3.
(2) Roubier, op. cil., n° 8, p. 73.
C'est pourtant une théorie pure que de vouloir s'en
tenir à l'étude des normes juridiques sans s'inquiéter des
causes de leur création. Le Pouvoir politique ne fait pas
des lois pour le plaisir de manifester sa puissance. Il est la
source de la loi, mais la source ne jaillit que sous la pres-
sion des nappes d'eau souterraines qu'il est intéressant
de découvrir. Il est beaucoup de causes de la naissance
d'une loi et souvent des causes très éloignées. Toutes les
forces sociales entrent en lutte pour sa création. La loi
n'est que l'expression de la force la plus impérieuse dont
elle consacre le succès. Les juristes se plaisent à la consi-
dérer dans la blanche nudité de la vérité. Elle est, en
réalité, revêtue de toutes les passions humaines. L'analyse
de ces passions est nécessaire pour comprendre le sens pro-
fond d'une loi.
(i) On voit même parfois une apologie de la loi dans le texte même
Voy. par exemple l'article Ier de la loi d'amnistie du 6 août 1953 expli-
quant dans quel sens il faudra entendre le vote de la loi.
fait, les passions qui l'inspirent, la résistance qui s'est
manifestée, la lutte qu'il a fallu soutenir, tout cela est soi-
gneusement caché sous les quelques paragraphes qui en
vantent la justice et l'utilité.
Dans la réalité la règle juridique n'a été édictée que
parce qu'une force sociale en a exigé l'existence, en étant
victorieuse de celles qui s'y opposaient ou en profitant de
leur indifférence. Le législateur, « mis au centre de tout
comme un écho sonore », entend toutes les voix. Simple
écho. Souvent il y a discordance dans les voix mais il en
est toujours une plus puissante que les autres ; c'est celle
qui le décidera à agir. Le plus fort sort vainqueur d'un
combat dont la loi est le prix. Après quoi le juriste
déclare gravement que la loi est l'expression de la volonté
générale. Elle n'est jamais que l'expression de la volonté
de quelques-uns.
M. Gény m'a fait autrefois le reproche de considérer la
société comme le milieu de luttes sans fin1. Sa critique date
d'un temps où régnait dans la vie sociale après un grand
tumulte une certaine paix. Dans le temps présent chacun
de nous peut assister à la lutte continuelle des intérêts et
à l'opposition des idées. Lutte dans la nation et lutte entre
les nations.
Les lois, dit Portalis dans l'exposé préliminaire du Code
civil, se font avec le temps ; à proprement parler on ne les
fait pas. Il voulait sans doute parler des bonnes lois, car il
savait bien que les assemblées révolutionnaires venaient de
promulguer des milliers de lois. L'expérience d'un siècle
et demi nous a appris en tout cas que le législateur vote
des lois sans attendre patiemment que l'opinion soit faite
sur l'utilité d'une règle nouvelle.
Le droit est imposé par les forces sociales mais il ne
jaillit pas spontanément du jeu de ces forces. L'Ecole dite
du droit libre enseigne l'existence d'un droit matériel pré-
(i) Il en est notamment ainsi pour les lois d'aide sociale qui peu-
vent être attribuées, et le sont au choix des interprètes, à beaucoup
d'influences diverses.
l'apologie des lois et il y en a aussi dans la critique. La
passion de la justice fait excuser la partialité du jugement,
mais la justice n'est pas aisément reconnaissable et la loi
n est pas nécessairement injuste par cela seule qu'elle est
imposée par ceux qui sont les plus forts dans la lutte
sociale.
(1) Lois du A5 mars 1949, 2lJ mai 1951, 22 juillet 1952, 9 avril
1953. Voy. G. RIPERT, Chronique D. 19^9, p. 89.
un pays de vieille civilisation comme la France, la tradition
pèse sur le droit. Les idées ont même parfois plus de force
que les intérêts matériels et les idéologies plus de puissance
que la raison. On ne saurait oublier non plus les sentiments
de haine, de vengeance, de peur, et aussi de bonté, de fra-
ternité, de pardon qui agitent les âmes et se retrouvent
dans les lois. Les lois de répression politique, les lois
d'amnistie ne s'expliquent que par de tels sentiments.
Devant une telle abondance de forces agissantes, la tâche
est difficile de déterminer pour chaque loi celle qui fut
déterminante.
A entendre dans un sens aussi large la notion de forces
créatrices du droit on ne saurait être accusé de légitimer la
victoire de la violence despotique. Bien au contraire le Pou-
voir politique est placé sous la domination des forces qui
créent le droit et le droit est obtenu par la lutte de ces
forces. Ce qui importe c'est que toutes les forces sociales
puissent s'exercer et que la lutte soit loyale. Le Pouvoir
politique peut alors jouer son rôle d'arbitre et nous verrons
plus loin comment cette œuvre de conciliation et de tran-
saction peut se réaliser (nos 45 et s.).
36. — N'y a-t-il pas pourtant des lois qui soient dictées
par la manifestation de la volonté unanime d'un peuple se
révélant dans ce mouvement de pensée, dénommé l'opi-
(i) Un décret du .29 novembre 1953 portant réforme des lois d'as-
sistance, réunit les dispositions relatives à l'Aide sociale. Aj. Décr.
2 septembre 1954.
d'immeubles. Les entreprises d'assurances ne sauraient
lutter efficacement contre le nombre des assurés ; les
transporteurs contre le nombre des expéditeurs et des
voyageurs ; le législateur pourrait-il hésiter entre quelques
centaines de patrons et plusieurs centaines de milliers
d'ouvriers.
La règle la plus abstraite n'échappe pas à l'influence du
nombre. Le Code civil dit « le créancier » et « le débiteur ».
Le législateur moderne compte les uns et les autres. Les
débiteurs sont plus nombreux que les créanciers parce que
les capitaux sont détenus par quelques-uns et que les dettes
sont multiples. Aussi se porte-t-il tout naturellement au
secours des débiteurs, en limitant l'intérêt du prêt ou
en accordant des moratoires. Mais si, dans certains cas, les
créanciers représentent le nombre contre quelques débi-
teurs, il change de camp : il protège les obligataires des
sociétés anonymes' ou les crédi-rentiers des compagnies
d'assurances2.
Toute loi intéresse un nombre plus ou moins grand de
personnes. Le législateur a les yeux fixés sur ces personnes,
qui par leur vote peuvent attribuer le pouvoir politique.
Quand certaines ont reçu satisfaction les autres réclament à
leur tour. On voit alors des lois successives faisant passer
des catégories d'individus dans la classe des protégés
légaux. En r8g8 le législateur protège les ouvriers de cer-
taines industries contre les accidents du travail en impo-
sant aux patrons la charge du risque professionnel ; dans
les années suivantes, le régime est étendu à tous les autres
ouvriers, aux agriculteurs, aux employés, aux domesti-
ques. Mais alors la catégorie des employeurs astreints à la
réparation devient très nombreuse, et pour ne pas l'acca-
(1) Lois des 10, II et 16 juillet ig34 ; Décr. 8 août 1935; D.-L.
3o octobre 1935 et 3o octobre 1948.
(2) Loi du 9 avril 1953 et Décr. 25 novembre ig53 sur la révision
des rentes viagères.
bler, l'assurance est substituée à la réparation. De même
l'application à la Sécurité sociale s'étend tous les jours à de
nouvelles catégories d'intéressés.
Parfois il semble que l'on assiste à un jeu de balançoire.
Propriétaires et locataires, commerçants et consommateurs
sont tantôt en haut, tantôt en bas. La législation écono-
mique accorde ses faveurs à des catégories variables : les
agriculteurs ou les commerçants sont successivement flattés
ou réprimandés, cependant que les prix sont taxés, fixés
ou libérés suivant les années ou les mois.
(1) Loi du 25 mai 1864 modifiant les articles 414 et 415 du Code
pénal.
(2) Il faut pourtant signaler que la grève des marins, lorsque le
service est pris pour le départ du navire, tombe sous l'application du
Gode disciplinaire et pénal de la marine marchande, au titre d'aban-
don de poste.
(3) Le Conseil d'État, saisi de la question de savoir si la grève
dans les services publics était légitime, n'a pu donner de réponse
ferme : RIVERO, Le droit positif de grève dans les services publics
d'après la jurisprudence du Conseil d'État {Droit social, 1951, p. 591).
Maurice Hauriou a dénoncé il y a longtemps déjà la
capitulation d'un législateur qui a reconnu à la classe
ouvrière « le droit de rompre la paix sociale et de déclarer
d'une façon autoritaire une petite guerre civile » '. Il par-
lait ainsi de la loi du 25 mai 1864. Qu'aurail-il dit d'une
proclamation constitutionnelle du droit de grève au profit
de tous ! C'est une œuvre vaine que de prétendre régle-
menter légalement une manifestation de désobéissance.
La grève n'a de sens que comme la révolte contre l'ordre
légal. Si elle est reconnue comme un droit constitutionnel
elle permet de tenir en échec les droits privés.
Les constituants ont légitimé une manifestation de la
force alors qu'il aurait suffi de ne pas la punir. En écrivant
les mots « le droit de grève » ils ont par cette seule expres-
sion fait un droit de ce qui était la révolte contre l'ordre
juridique. La contradiction est telle qu'elle est irrémédiable.
49. —
La lutte qui se livre au Parlement entre les repré-
sentants des grandes forces sociales ne s'arrête-t-elle pas
pourtant quand apparaît dans un débat le souci de l' intérêt
national? Comment expliquer sans cette considération le
vote de mesures qui se traduisent par un sacrifice pour
tous sans que personne en retire aucune satisfaction, une
augmentation de la durée du service militaire, par exemple,
ou un accroissement général des impôts?
Une assemblée a conscience de l'intérêt national ne
serait-ce que lorsque la situation du pays est menacée dans
la société internationale. Mais il lui est plus difficile de
réaliser l'unanimité sur la mesure qui conjurerait le péril.
On le voit bien quand la discussion s'engage sur la politique
étrangère ou sur la situation financière. Le plus sou-
vent elle s'en remet au Gouvernement du soin, en dénon-
çant ce danger, de proposer les mesures les plus convena-
bles pour l'écarter. Le Gouvernement dans ce cas fait appel
à la nation en provoquant l'opinion publique à se mani-
fester et le Parlement ne résiste pas alors à la pression de
l'opinion publique, si du moins elle n'est pas divisée1.
La vie et l'indépendance de la nation imposent parfois
de telles lois. Il faut bien assurer la défense de sa souve-
raineté, le fonctionnement des services essentiels de l'ad-
ministration et de la justice, la valeur de la monnaie. Mais
si l'accord est facilement réalisé sur la nécessité d'une
(1) Les morts qui parlent est le titre d'un roman de M. DE VOGUÉ.
V. aussi Maurice BARRES, Leurs figures.
préalable était intervenu entre les intéressés. A l'ordinaire
l'esprit de transaction impose le caractère partiel des
réformes. D'où une succession de lois ayant le même objet
votées en quelques années. Succession fâcheuse assurément
parce qu'elle compromet la stabilité du droit et crée des
conflits dans le temps, mais qui du moins a l'avantage
d'habituer les esprits à la réforme et par suite de la conso-
lider par des apports successifs.
La législation du divorce fournit un exemple bien connu
de cette succession de lois1. Depuis l'année 1884 il y en
a beaucoup d'autres dans le droit de la famille : le consen-
tement des parents au mariage de leurs enfants supprimé
pour les majeurs, allégé pour les mineurs2 ; la légiti-
mation des enfants naturels admise après le mariage, et
celle des enfants adultérins et incestueux autorisée dans
des cas plus nombreux 3 ; l'adoption étendue aux majeurs,
fortifiée dans ses effets par la création de la légitimation
adoptive4 ; le droit de succession reconnu an conjoint
survivant, étendu après avoir été admis 5 ; l'incapacité de
la femme mariée atténuée au profit de la femme exerçant
un travail séparé ou pour certains actes juridiques, puis
supprimée en principe en 1938 comme compensation du
refus des droits politiques, supprimée de nouveau en 1942,
(1) Lois des 17 juillet 1884, 6 juin 1908, 2 avril 1941 (annulée).
Ord. 12 avril 19^5. Voy. n° 57.
(2) Le Code civil a été modifié par les lois des 3o juin 1896,
21 juin 1907, 10 mars 1913, 9 août 1919, 7 février 1924, 8 avril 1927,
17 juillet 1927, 2 février 1933, 4 février 1934, 29 juillet 1939, soil
dix lois successives Voy. RIPERT et BOULANGER, Traité de droit civil,
5e éd., 1953, I, nos 83o et s.
(3) Loi du 3o décembre 1915 sur la légitimation après le mariage.
Lois des 7 novembre 1907, 3o décembre 1915, 31 janvier 1933,
19 février 1933 sur les enfants adultérins. Lois des 7 avril 1918 et
2 novembre 1941 sur le cas de décès du père par fait de guerre.
Une nouvelle réforme a été votée par l'Assemblée Nationale en juil-
let 1954.
(1t) Loi du 19 juin 1923; Décret du 29 juillet 1939.
(5) Lois des 9 mars 1891, 3 avril 1917, 29 avril 1925, 3 décembre
1930.
sous réserve des règles du régime matrimonial qui la bri-
dent1 ; l'accession des femmes aux fonctions publiques,
aux offices ministériels, à l'électorat et à l'éligibilité2.
Les accidents du travail ont fait l'objet de la loi du 9 avril
1898, au profit des seuls ouvriers de certaines industries.
L'idée du risque professionnel a été ensuite appliquée à
d'autres professions puis à toutes3, jusqu'au jour où elle a
été absorbée par l'idée nouvelle de la Sécurité sociale 4. Le
régime de la Sécurité sociale a été lui-même étendu par
des lois successives à toutes les catégories de personnes 5.
La grande loi du 24 juillet 1867, sur les sociétés par
actions est hérissée d'adjonctions dues à des réformes par-
tielles. Presque chaque année le régime légal est modifié.
L'expropriation pour cause d'utilité publique a été éten-
due par l'élargissement de la notion d'expropriation. Les
nationalisations d'entreprises ont été présentées successi-
vement. La législation économique est l'objet de modifi-
cations incessantes.
Qui rêverait d'une législation plus ferme et plus cohé-
rente et songerait avec regret à la grande œuvre de codifi-
cation du début du xixe siècle devrait condamner par là
(1) Lois des 9 avril 1881 et 20 juillet 1895 sur les caisses d'épar-
gne; loi du 6 février 1893 sur la femme séparée de corps; lois des
mars 1920 et 25 février 1927 l'adhésion aux syndicats; loi du
12
13 juillet 1907 sur le libre salaire de la femme; lois des 18 février
1938 et 22 septembre 1942 modifiant le Code civil pour supprimer
l'incapacité.
(2) Loi du 7 décembre 1897 sur les témoins dans les actes publics,
du 3o mars 1917 sur la tutelle, du 8 février 1922 sur les lettres de
change. Ord. 30 août et 3 septembre 1945 sur les élections aux assem-
blées politiques. Lois du 21 avril 1946 sur la magistrature, du 20 mars
19/18 sur les officiers ministériels.
(3) Lois des 12 avril 1906 sur les exploitations commerciales; i5 juil-
let igi4 sur les exploitations forestières; i5 décembre 1922 sur les
exploitations agricoles ; 2 août 1923 sur les domestiques , loi du
Ier juillet 1938 visant tous les accidents.
(4) Ord. 4 et 19 octobre, et 2 novembre 1945; lois 3o octobre ig46,
10 septembre 1947 et 12 janvier 1948.
(5) Paul DURAND, La politique de la Sécurité sociale, 1954; Vers
une crise de la Sécurité sociale (Droit social, 1951, p.
145).
même l'organisation du pouvoir législatif dans notre démo-
cratie parlementaire.
RELIGION ET MORALE
1.
—
Déclin de la force religieuse.
-
54. Le principe moderne de laïcité. 55. Sécularisation des ins-
titutions et des règles juridiques. — 56. La force religieuse dans la
création du droit. — 57. Opposition des lois civiles et de la morale
religieuse. — 58. Sens profond de la laïcité. — 59. La formation
des esprits et la question de l'enseignement. — 60. Elimination
de la force religieuse.
(1) Cons. d''Jïl.al, 10 niai 191/j. Barbeyre, Bec. p. 533, concl. HEL-
JILIONMEH.
(2) Loi du 18 mars 1882, art. 3o. — Les départements d'Alsace et
Lorraine connaissent un régime spécial : COLLIARD, op. cit., nos 294
et suiv.
(3) Ces associations ont été déclarées licites et recevables dans leur
action : Cons. d'état, I7 janvier IgI3, Rec. p. 80 et i li janvier
1916, Bec. p. 3o, concl. CORNEILLE ; Cass. Civ. 23 juillet 1918,
D. P. 1918, 1, 52.
(4) Loi du 3 septembre 1040 rétablissant la liberté d'enseignement
pour les congréganisles; Loi du 21 février 1941 sur l'ordre des Char-
treux; Lois des 3o mars Ig41 et 8 avril Ig42 sur les congrégations.
(5) Lois des 6 janvier et 10 mars ig4i ; ces lois ont été annulées.
(6) Lois du i5 octobre 1040 et du 2 novembre Ig41 sur les caisses
des écoles. Elles ont été annulées par l'ordonnance du I7 avril 1945.
(7) Un décret du 22 mai 19^8, pris sur l'initiative de Mme PoiNso-
CIIAPUIS a été contesté dans sa légalité. La loi du 8 septembre 1951,
dite loi BARRANGÉ, aréglé l'attribution des bourses.
(8) THIERRY, La loi dit 8 septembre 1951 et la laïcité de VÊtat. Rev.
de droit public, 1952, p. 18.
60. — « La morale chrétienne est intacte, remarque Ber-
nanos, mais il n'y a plus de conscience catholique, d'opi-
nion catholique » 1. Il veut dire par là que l'action reli-
gieuse devient nulle dans la direction de la société et que
les chrétiens sont divisés sur toutes les questions politiques
et sociales.
Le droit a tout à gagner à l'appui d'une morale religieuse
qui est à la base de beaucoup de règles juridiques. Les
préceptes de cette morale sont si généralement suivis qu'on
a pu les considérer comme étant de droit naturel et les
imposer à ce titre sans avoir à parler de leur origine reli-
gieuse 2. A tout le moins ils doublent l'application des lois
civiles pour le maintien de l'ordre dans la société.
Si au xixe siècle des positivistes ont opposé la science à
la religion et considéré les croyances comme des supersti-
tions, cette position est aujourd'hui largement dépassée et
seuls quelques scientistes attardés raillent encore les règles
de la morale religieuse comme impropres dans leur
archaïsme à régir la société moderne.
Quelle est donc la force puissante que la religion trouve
devant elle pour empêcher son action bienfaisante? C'est
l'idéologie née de la laïcité. La laïcité n'est plus entendue, au
sens où elle l'a été à des époques de lutte politique, comme
la considération de la victoire de l'Etat dans une vieille
querelle avec l'Eglise sur la direction des hommes. L'idée
est plus profonde. Elle signifie que la religion donne à
l'homme un esprit de résignation qui est un obstacle à
l'élan révolutionnaire et une espérance qui dépasse la pour-
suite du bonheur matériel. « C'est l'opium du peuple » a dit
Karl Marx dans une formule restée célèbre a. La religion
est considérée comme une force conservatrice. Cléricaux et
SF.TTE, op. rit., II, p. 397. Plus récemment la question des prêtres
ouvriers a de nouveau agite l'opinion catholique.
(1) WALINE, Les partis contre la République, 1948, p. 27.
(2) MANDOUZE, Les chrétiens et la politique, 19/18;
— THOREZ, Pour
l'union : communistes et chrétiens, 1949. — Voy. PASQUIER, Les doc-
trines sociales en France, 1960, p. 124.
(3) Voy. dans la revue Sources, 1954, p. 109 les études publiées
sur la question suivante : La propriété est-elle un péché?
(4) IMBERT, Réflexions sur le christianisme et l'esclavage dans le
monde romain, 1949.
haut dans la défense d'une morale bourgeoise. On prétend
se servir de la morale religieuse pour attaquer notre régime
économique, comme d'autres veulent s'en servir pour le
défendre1. La morale chrétienne est indépendante de
l'organisation politique et économique de la société. Elle
demande simplement que cette organisation ne permette
pas ou ne crée pas l'injustice.
(1) R. SAVATIER, Les métamorphoses du. droit civil, 2" éd., 1952,
p. 19 et s. — Comp. DEGUILLEM, La socialisation du contrat. Etude de
sociologie juridique, thèse lettres, Paris, 1944.
(2) RODIÈRE, Sur la présomption de responsabilité du fait des choses
inanimées, sa force et sa nature, 1950 (Études Ripert, II, p. 188)
(3) ESMEIN, L'obligation et la responsabilité contractuelle, 1950 (Étu-
des Ripert, II, p. 109).
(4) TUNC, Ebauche du droit des contrats professionnels, 1950 (Etu-
des Ripert, II, p. 136) ; — CIIAUVEAU, La responsabilité des trans-
porteurs, 1950 (ibid., II, p. 391); — DE JUGLART, L'esprit du droit
aérien français, 1950 (ibid., II, p. 414).
naître sa responsabilité et se réserve le droit de plaider
pour lui '.
On pourrait montrer par d'autres exemples comment
la précision de la réglementation juridique, en limitant les
pouvoirs du juge, aboutit en fait à exclure la valeur de la
règle morale dans les relations juridiques. Les sujets de
droit considèrent qu'il appartient au législateur de régler
leurs rapports, et sachant bien que la tâche est immense
ils profitent de toute faille dans l'ordre légal pour faire
triompher leurs intérêts. Rien ne saurait remplacer dans
les rapports paisibles entre les hommes les grands prin-
cipes de la morale parce que l'observation en est volon-
taire et la violation exceptionnelle. L'abondance de la
législation essaye de suppléer à l'exclusion des règles
morales. Le législateur s'essouffle dans cette œuvre de pré-
vention et de répression. Le nombre des contestations
augmente, et encore faut-il pour obtenir à son profit l'ap-
plication des lois avoir la patience et la fortune suffisante
pour soutenir un long procès.
Au surplus qu'est-ce qui est illicite ? La succession
rapide des lois permissives ou prohibitives crée le désordre
dans les esprits. Les marchandises et denrées sont sur-
veillées ou libérées ; leur prix est fixé ou libre à quelques
mois d'intervalle. La détention de l'or est jugée coupa-
ble et quelques années après le commerce de l'or est
officiel et les pièces sont exposées derrière les vitres des
changeurs 2. Les actions au porteur doivent être obligatoi-
rement déposées et la Caisse officielle qui les reçoit les rend
ensuite aux déposants et disparaît dans cette aventure3.
(1) Julien BENDA (La trahison des clercs, éd. nouv. 1946, p. 118)
signale comme volonté fondamentale d'un groupe d'hommes à l'heure
actuelle, celle de « mettre la main sur un bien temporel et par là
se distinguer des autres groupes ».
(2) G. RIPERT, Aspects juridiques du capitalisme moderne, 2e éd.,
10[16, n03 ilt6 et s.
(3) JOUSSAIN, La loi des révolutions, 1950, p. 23; — J.-P. SARTRE,
Situations, III, p. 176,
du droit et la solidité des situations acquises développent
le goût de l'épargne et le désir de la fortune. Le libéra-
lisme économique et le maintien de la valeur de la monnaie
permettent les contrats à long terme, l'investissement des
capitaux et l'épanouissement des activités puissantes.
« Nous sommes tous esclaves de la propriété, dit Gals-
worth C'est la richesse et la sécurité qui rendent tout
...
le reste possible » 1.
Une classe sociale très vaste, aux frontières d'ailleurs
indécises, s'est constituée en France sous le nom de classe
bourgeoise. Elle comprend aujourd'hui tous les possédants
en entendant l'expression dans son sens le plus large. Elle
a une prédominance économique, et par suite politique, qui
s'exerce dans la création du droit. Elle a conquis et ne
cesse de conquérir. Mais la conquête n'est pas allée sans
conflits et déjà il faut songer à se défendre.
Les forces économiques ont provoqué dans ces der-
nières années une abondante législation. Il ne peut être
question que d'en discerner le sens général. C'est parfois
chose assez difficile, carla conquête est souvent dissimulée.
L'égalité démocratique est particulièrement hostile aux for-
mes de la richesse qui accusent la puissance par la maîtrise
apparente des biens matériels, meubles ou immeubles. Elle
se trompe d'ailleurs, car toute idéologie fausse le jugement.
Il est des formes nouvelles de richesse moins jalousées que
les anciennes et pourtant bien plus grandes et dangereuses.
Le régime capitaliste a créé des fortunes privées considé-
rables, des fortunes mobiles et secrètes, dont la puissance
est soupçonnée, mais ne se manifeste pas au grand jour.
(1) Loi du 25 mai i838 (art. 6) sur les justices de paix, modifiée
plus tard par la loi du 12 juillet 1905.
(2) Loi du 3 mars i84i. — Des lois successives ont d'ailleurs aug-
menté beaucoup les causes d'expropriation : voy. RIPERT et BOULAN-
GER, Traité de droit civil, I, n° 2905.
(3) Lois des 29 avril 1845 et II juillet 1845.
(4) Loi du 23 mars 1855 modifiée plus tard par le D.-L. du 3o octo-
bre 1935. — Le Crédit Foncier de France a été créé par le décret du
28 février 1952; voy. RIPERT et BOULANGER, II, n° 3569.
(5) Loi du i5 avril 1829 sur la pêche fluviale.
(6) Loi du 3 mai 1844 sur la chasse; voy. GABOLDE, Évolution du
droit de la chasse depuis un demi-siècle, 1950 (Études Ripert, II,
p. 79)-
(7) Voy. une liste de ces servitudes devenues extrêmement nom-
breuses dans RIPERT et BOULANGER, I, nos 2993 et s. — Sur le passage
ne les gênent guère, si tant est qu'ils n'en profitent pas.
Qu'importe le plus souvent au propriétaire foncier le pylône
implanté dans son champ où l'avion passant au-dessus de
lui à des centaines de mètres.
Les juristes disent souvent que le droit de propriété a
été restreint par les mesures légales réglementant l'exer-
cice du droit et par la jurisprudence qui en a empêché
l'abusi. Mais dans l'intérêt de qui ces mesures ont-elles
été prises? L'intérêt public qui les motive, c'est le plus
souvent l'intérêt même des propriétaires ; l'un n'est gêné
que pour que tous les autres ne le soient pas. Le législa-
teur les défend contre eux-mêmes. S'il interdit l'exploita-
tion non autorisée des établissements dangereux, incom-
modes et insalubres, c'est surtout dans l'intérêt des
voisins2; s'il édicte la réparation des dommages causés par
le gibier, c'est au profit des cultivateurs qui en souffrent3.
Les tribunaux condamnent l'abus du droit de propriété
même en dehors de l'intention de nuire4, mais c'est une
manière de régler l'exercice concurrent des droits et
d'assurer la paix entre propriétaires. Les juristes qui
signalent dans ces mesures des atteintes à l'absolutisme du
droit de propriété ne donnent pas une idée exacte de
l'esprit de la législation et de la jurisprudence modernes.
Il y a eu des atteintes à ce droit, et j'en parlerai plus loin,
(1) Lois des i4 mars Ig19, 19juillet 1924, i5 mars 1928, i5 juin
1913, I5 mars 1952. — Voy. MINVIELLE, Traité pratique des lotisse-
ments, 2e éd., Ig30.
(2) Lois des 27 mai 1946, 26 mars 1948, 2 août 1949, 26 juillet
1952.
(3) Lois des 10 avril 1908, 31 octobre 1919, 5 août Ig20, i3 juillet
1928; D.-L. du 17 juin 1938; L. des 20 juillet et 9 novembre 1940,
5 janvier 1943.
(4) Lois des 12 juillet 1909, i3 février 1937, 7 juillet 1948, i5 février
1943, 12 mars 1953.
(5) D.-L. 24 mai 1938 et 13 octobre Ig41.
active, si on n'avait pas trouvé le moyen de lui donner
de nouveaux objets. Il a suffi pour cela de considérer
comme droits de propriété des droits subjectifs ne consistant
pas dans l'utilisation des choses corporelles, mais créant
une situation qui soit protégée et puisse être cédée à titre
onéreux. Le titulaire du droit pénètre dans la classe des
possédants.
Ces droits sont dits des propriétés incorporelles ou
intellectuelles. La comparaison est si juste que lorsque le
législateur a refusé la qualification du droit par l'emploi du
mot, l'opinion a été la plus forte : par exemple l'expression
de propriété commerciale qui ne se trouve pas dans la loi
est maintenant acceptée par les juristes.
De tels droits ont en effet tous les caractères du droit de
propriété : l'exclusivisme, l'opposabilité absolue, la cessi-
bilité. Seul l'usage n'est pas le même ; mais l'usage dans
la propriété des biens corporels varie suivant la chose qui
est l'objet du droit ; il n'est donc pas étonnant qu'une pro-
priété incorporelle ne se manifeste pas par le même usage
qu'une propriété corporelle.
Au surplus il ne faut pas considérer comme une infé-
riorité de ces propriétés le fait qu'il n'y a pas affectation
d'une chose matérielle à l'exercice du droit. Bien au
contraire c'est souvent un avantage, car l'usage d'une
chose entraîne une obligation de garde et d'entretien et une
responsabilité éventuelle. Les propriétés incorporelles ne
sont pas des propriétés mineures ; et beaucoup ont une
valeur bien plus grande que celle des propriétés immo-
bilières.
Le procédé le plus simple consiste à donner à une per-
sonne le monopole d'exploitation d'une profession lucra-
tive en lui accordant en même temps le droit de le céder
de son vivant et de le transmettre à sa mort. Sous l'ancien
Régime ces offices étaient nombreux. Condamnés par la
Révolution comme contraires à l'égalité et à la liberté du
commerce, ils ont été rétablis au début du xixe siècle tout
d'abord au profit des agents de change et des courtiers
puis en 1816 pour les auxiliaires de la justice et les notaires
qui ont reçu le droit de présentation de leur successeur2.
La patrimonialité des offices a donné à la bourgeoisie une
forme de propriété qui fait souvent l'objet d'une trans-
mission familiale et constitue un élément de stabilité (n° 5).
On n'a point osé pourtant augmenter le nombre des offi-
ciers ministériels nommés par décret et occupant une fonc-
tion publique. On a même plusieurs fois menacé les titulaires
de la suppression générale de leurs offices. Mais ils savent
se défendre et ont su maintenir la valeur de leurs charges en
obtenant la modification des tarifs; ils ont résisté aux modi-
fications de l'organisation judiciaire qui leur eût été défa-
vorable 3. De plus par le procédé indirect de l'agrément, il
s'est créé de nouveaux offices : les agréés auprès des tribu-
naux de commerce *, les syndics et liquidateurs de faillites '%
les courtiers en valeurs mobilières 6.
Il importe peu que le
statut ne soit pas le même. Il suffit pour les titulaires de
pouvoir, sous couleur d'un droit de présentation de leur
successeur, se faire attribuer une véritable propriété de
leur charge.
(1) On peut citer les licences nécessaires pour exploiter les débits
de boissons (L. 9 novembre igi5), les transports publics (D.-L. 19 avril
1934, D. 12 janvier 1939 et 1 4 novembre Ig40), les voitures de places
(L. I3 mai 1937), les magasins généraux (Ord. 6 août 19/16), les salles
de spectacles, les cinémas (Ord. i3 octobre 19(,5), la production ciné-
matographique (L. 16 octobre 1940 et 17 novembre 19/ii), la radio-
diffusion (L. xer octobre IgllI), les agences de voyages (L. 19 mars
1937, 24 février Ig41), le commerce du blé (L. i5 août Ig36), l'exploi-
tation de banques (L. 13 juin et 14 juin 19/n).
(2) JAUFFRET, Les éléments nouveaux du fonds de commerce, 1950
(.Études Ripert, II, p. 33);
— G. Ripert, Traité de droit commercial,
36 éd., 1054, n° 469).
montrée favorable aux droits acquis par le travail intellec-
tuel: les lois des i3 et 19 juillet 1791 ont accordé aux
auteurs, compositeurs, peintres et dessinateurs le privilège
exclusif d'exploiter leurs œuvres. Ces lois sont toujours en
vigueur1. Le Code civil a passé sous silence le droit qui
devait plus tard être dénommé propriété littéraire et artis-
tique 2. Il a été gêné par la difficulté de concilier le droit de
propriété sur le meuble corporel, manuscrit, tableau,
statue, avec le droit reconnu à l'auteur. Plus tard une autre
difficulté est née de la distinction entre le droit patrimonial
et le droit dit « moral ». Il n'en reste pas moins que tout
auteur a sur son œuvre un droit d'exploitation qu'il peut
céder. Ce droit a pris souvent une valeur considérable.
Le développement de l'instruction, le goût de la lecture,
la vogue du théâtre, l'amour des arts, et aussi la découverte
de procédés d'édition et de reproduction par la photo-
graphie, la cinématographie et la télévision, par le phono-
graphe et la radio, ont permis une exploitation fructueuse
de la propriété littéraire et artistique.
Les artistes se sont fait accorder un droit de suite3. La
protection internationale de toutes les œuvres a été
assurée4. L'exploitation s'est commercialisée; des associa-
tions ont été créées pour percevoir les droits de représen-
tation ou d'exécution au profit des auteurs. Des fortunes se
sont constituées sur un succès littéraire ou dramatique.
Proudhon l'avait bien prévu lorsqu'il écrivait en 1862 sa
satire contre les « majorats littéraires » 5.
(1) Les lois des 8 juillet, 14 juillet 1866 et II mars Ig02 en ont
réglé la durée.
(2) DESBOIS, Le droit d'auteur, 1950; Les droits d'auteur. Aspects
essentiels de la jurisprudence française, 1950 (Etudes Ripert, II, p. 60) ;
La propriété littéraire et artistique (éd. A. Colin), Ig54.
(3) Lois des 20 mai Ig20 et 31 décembre 1924 (art. 36 et 37).
(4) Convention de Berne modifiée par la Convention de Rome du
2 juin 1928. Nouvelle convention de
Bruxelles du 26 juin 1948. —
Voy. DESBOIS, D. Ig48, Chron., p. 115.
(5) Voy. aussi l'attaque de RENOUARD, Traité des droits d'auteur,
2 vol., 1928.
En vain la Cour de cassation se refuse-t-elle encore à
employer l'expression de « propriété » et ne veut connaître
que le monopole d'exploitation. L'opinion ne s'y trompe
pas. Les auteurs à succès ont passé dans la classe bour-
geoise qu'ils dédaignaient autrefois ; ils sont devenus des
possédants.
Il faut ajouter à cette classe de possédants les inven-
teurs qui exploitent un brevet *, les industriels et les
commerçants qui emploient une marque de fabrique 2, les
créateurs de dessins et modèles 3. L'expression propriété
industrielle a été forgée par imitation de celle de propriété
littéraire4. La notion a moins d'unité car les prérogatives
du droit changent suivant son objet ; des lois différentes
assurent la protection de ces droits, et une répression
pénale frappe la contrefaçon. Cette propriété est d'autant
plus facilement admise qu'elle a un caractère commercial.
Les brevets et les marques, qui ont souvent une valeur
considérable, sont cédés ou apportés en société et des
fortunes se sont constituées sur leur exploitation.
Aussi dès qu'apparaît la possibilité d'une exploitation
exclusive, les intéressés demandent au législateur de
sanctionner l'existence de leur droit. Après les brevets, les
marques ; ensuite les dessins et modèles, et les créations
saisonnières de la mode et de la parure5. Les acteurs ont
réclamé leur droit sur l'interprétation des œuvres repro-
duites sur les disques ; les créateurs de films sur le dispo-
sitif imaginé par eux. Ceux-là même qui n'ont rien réalisé
mais ont conçu la possibilité d'une réalisation ont demandé,
(J) Lois des 5 juillet 1844, 31 mai 1856, 7 avril 1902, 26 décembre
1908, 27 janvier Ig44.
(2) Lois des 23 juin 1857, 3 mai 1890, i4 juillet 1909, i3 juillet
1925.
(3) Loi du 14 juillet 1909.
(4) ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, 2 vol., 1953-
1954.
(5) Loi du 12 mars 1952.
vainement jusqu'ici il est vrai, que soit reconnue à leur
profit une « propriété scientifique ».
Les titulaires de ces droits ont la possibilité d'en mon-
nayer le profit en cédant les brevets et les marques, ou
simplement en accordant des licences d'exploitation1.
On peut rapprocher des droits de propriété industrielle,
le droit au nom commercial et à l'enseigne, la protection
des secrets de fabrique et même, bien qu'ils soient com-
muns à plusieurs, les droits aux appellations d'origine de
certains produits et aux indications de provenance.
La protection de ces droits est assurée de la manière la
plus énergique par des sanctions pénales contre ceux qui
' les violeraient et elle s'étend à tous les pays par l'effet des
conventions internationales.
2. — Propriété et exploitation.
(1) VITU, op. cit., Rev. trim. de droit civil, 1946, p. 273.
(2) L. 18 mars 1946 (art. 42 bis) et Décr. 16 janvier 1947. Il peut
chasser mais il n'a pas un droit de chasse cessible. — GABOLDE,
L'évolution du droit de la chasse depuis un demi-siècle, ig5o (Étu-
des Ripert, II, p. 79).
Ainsi sur le même bien deux droits coexistent non par
la bonne entente des intéressés, mais par l'effet des règles
légales. D'innombrables contestations naissent tous les
jours de cette dualité. Pour les régler la loi a institué des
tribunaux paritaires ruraux. C'est dire qu'on ne tient
pas à les régler suivant le droit strict. Le fonctionnement
de ces tribunaux d'exception a déjà soulevé les plus vives
critiques1.
Le fermier a reçu de la loi vocation à la propriété entière
du fonds. Un droit de préemption lui est accordé si le
propriétaire vend le fonds. Ce droit ne doit pas être illu-
soire. Il le serait si le propriétaire pouvait par le contrat
déterminer librement le prix et les conditions de la vente.
La loi donne au fermier le droit de faire fixer par le tri-
bunal paritaire la valeur vénale du fonds et les conditions
de la vente. Et même si le fermier n'use pas de son droit,
les agriculteurs professionnels peuvent en user à sa place.
L'exercice de ce droit a déjà donné lieu à des fraudes et des
abus par les accords secrets et monnayés qui l'entourent.
Le statut du fermage aurait pu constituer une heureuse
réglementation de l'entreprise agricole, réaliser cette asso-
ciation du capital et du travail que certains préconisent à
l'heure actuelle. Mais il aurait fallu pour cela ne pas
commencer par détruire l'entente et mépriser le contrat.
Bien que le statut soit d'ordre public, on signale que sur
plus d'un point les intéressés, plus raisonnables que le
législateur, y dérogent par leurs conventions privées2.
A la Libération, une idéologie a excité les intérêts et les
désirs de la classe paysanne. « L'humanité » écrit M. Sava-
(1) Après la guerre de Ig14, les mesures diverses qui avaient été
prises ont été maintenues dans la grande loi du ier juin 1926 qui
devait être une loi exceptionnelle et provisoire, mais admettait la
prorogation des baux et la taxation des loyers.
taires d'immeubles a été elle-même compromise par le
déficit de l'exploitation. Le législateur assailli de réclama-
tions diverses n'a cessé d'intervenir. La loi du ier sep-
tembre 1948, portant codification des lois antérieures, a
essayé de donner un statut légal de l'occupation des
maisons d'habitation.
Je veux seulement retenir de cette loi le changement inter-
venu dans la situation des locataires. Ils sont les vainqueurs
de la lutte, mais la victoire a été achetée par l'augmentation
périodique des loyersi. Le législateur a déterminé un « prix
scientifique » de l'occupation des locaux qui s'impose à
défaut d'accord des parties. Le locataire passe de la situa-
tion contractuelle au statut légal. Pour ménager la transi-
tion les juristes parlent d'un « contrat forcé » ou
« imposé » ; d'une « situation légale à base contractuelle ».
En réalité le locataire qui occupe la maison a un droit
légal2.
Il est créé par la volonté du législateur, un droit d'occu-
pation. Auparavant il fallait user de procédures, demander
des prorogations; on redoutait le congé et l'expulsion. On
les redoute toujours parce que la loi prévoit un droit de
reprise. Mais en principe le locataire de bonne foi ale droit,
sans aucune formalité, de rester dans les lieux loués à
l'expiration de son bail. Le droit légal d'occupation est
opposé victorieusement au droit d'usage du propriétaire et
le loyer est fixé légalement.
La liste des titulaires du droit d'occupation est longue.
Le droit est donné aux cessionnaires et aux sous-locataires,
(1) Vo-y. pour les lettres missives : PLANIOL et RIPERT, III, par
M. PICARD, n° 584.
(2) La loi du 9 avril 1910 décide que l'aliénation d'une œuvre
n'emporte pas cession du droit de reproduction. Sur le droit des
artistes au cas de vente publique : lois des 20 mai 1920 et 31 décem-
bre 192/1 (art. 36 et 37).
(3) Cass. civ. 10 novembre 1947, D. 19^7, 228 et la note; 20 décem-
bre 19/19, D. 1951, 73, note DESBOIS.
tous les possédants sont en lutte furieuse. On a remarqué
qu'il n'y a pas de bourgeoisie au sens où il y a un prolé-
tariat1. La possession des biens est si âprement convoitée que
tous ne peuvent obtenir une égale satisfaction et que la
jalousie anime tous les détenteurs de biens.
Le législateur s'efforce de donner satisfaction au plus
grand nombre et dans ce dessein crée des droits au profit
de tous. Dès qu'une propriété nouvelle est reconnue sous
la forme d'un droit subjectif, le titulaire prend la mentalité
capitaliste. Le législateur essaye d'empêcher dans une cer-
taine mesure que le droit reconnu soit aussitôt monnayé2.
Mais il y réussit difficilement. L'exploitant muni de son
droit prend à son tour la mentalité du propriétaire.
90. — La lutte que j'ai décrite est celle qui se livre pour
la conquête des biens. Voici maintenant celle qui est néces-
(1) Req. 211 novembre 1924, S. 1925, 1, 217, note BRÈTHE; Civ.
i5 novembre 1933, D. H. 1934, 33.
(2) RIPERT et BOULANGER, II, n° 1068; - II. MAZEAUD, La faule
dans la garde (Rev. trim. de droit civil, 1925, p. 793; — A. BESSON,
La faute dans la garde, thèse, Dijon, 1927; — GOLDMA-,N, La res-
ponsabilité du fait des choses, thèse, Lyon, 1947.
(3) Ed. LAMBERT, Préface à l'ouvrage d'Em. LÉvy, Le socialisme
juridique.
ou de risques, et la collectivité tout entière pâtit de ce
défaut de création. L'Etat est alors obligé de pourvoir lui-
même aux frais de tous les services que l'intérêt privé se
chargeait jusqu'alors d'assurer
(1) Comp. les études publiées pour la 36e Session des Semaines
sociales tenue à Lille sous le titre : Réalisme économique et progrès
social, notamment celles de MM. GOETZ-CIREY, L'essor économique
a-t-il suivi le progrès social? p. 33; — PIETIRE, Les fins humaines de
l'économie, p. 137; — R. P. BIGO, Structure économique et ordre
social, p. 177; — VEDEL, Les transformations de la structure poli-
tique et administrative, p. 2i3.
plus la valeur de ce droit que l'ouvrier qui se sert mal d'un
bon outil ne condamne l'entreprise industrielle.
(1) Paul DURAND, op. cit. (1950) (Études Ripert, II, p. 138).
(2) Paul DURAND, op. cil. (Etudes Ripert, I, p. 158). « La tenace
idée de la fiction reparaît de nouveau dans notre droit ».
leurs intérêts communs et demandent simplement que soit
bien précisé le moyen de résoudre leurs conflits.
En face de ces capitalistes, un nombre considérable
d'ouvriers et d'employés consacrent leur travail à la vie de
l'entreprise. Ils ne peuvent comprendre les exigences de la
vie d'une personne morale. Il est trop facile de leur per-
suader que les profits sont arbitrairement distribués. Ils
attirent à leur cause tous ceux qui sont convaincus que
l'entreprise capitaliste a absorbé et déshumanisé la pro-
priété privée. Dès lors la lutte commence contre le régime
économique que le libéralisme du xixe siècle a permis
d'instaurer.
(1) Sur l'œuvre de BABEUF, voy. Maxime LEROY, Histoire des idées
sociales en France, II, p. 55 et la bibliographie citée.
mais de celle qui intéresse le juriste en ce qu'elle accuse le
régime juridique d'être la source d'une injuste inégalité
que des institutions nouvelles feraient disparaître.
Pour justifier l'organisation actuelle, les juristes, dit-on,
en placent la légitimité dans le passé. C'était la forme qui
convenait à la société française de i8o4. Si elle ne nous
paraît plus satisfaisante c'est qu'une véritable révolution
industrielle s'est produite au xixe siècle. Le développement
de la grande industrie a créé une classe de travailleurs
qui ont été obligés de se placer au service d'autrui dans
une condition de dépendance que les lois civiles ne pou-
vaient prévoir. Prenant conscience de leur rôle et de leur
force, ces travailleurs, ou des intellectuels pour eux, ont été
amenés à dire que l'organisation sociale tout entière devrait
être transformée et se transformerait nécessairement.
L'histoire de ces idées a été faite plusieurs fois1. Elle ne
doit être retenue par le juriste que pour la constatation des
réussites et des échecs législatifs. Il est alors amené à
constater que le mouvement législatif est bien postérieur à
la naissance de la grande industrie. Ce n'est pas la misère
des hommes, mais leur force qui motive les règles juridi-
ques. « Il existe, disent MM. Rouast et Paul Durand, un
parallélisme remarquable entre les résultats de l'action
politique et la formation du droit du travail »2. Après
l'idéal resté irréalisé dela République de 18483, c'est seu-
lement quand le Second Empire devint libéral qu'il donna
aux travailleurs la force qui leur manquait en supprimant
-
106. Ancienne conception du louage de services. 107. Un con-
trat d'adhésion. — 108. La relation de travail. — 109. Le travail
humain peut-il être l'objet d'un contrat? — 110. Le droit du tra-
vail, droit unilatéral. — 111. Les conventions collectives. — 112.
Rémunération du travail. — 113. Participation des travailleurs
aux bénéfices de l'entreprise. —114. La direction de l'entreprise.
— 115. La déshumanisation de l'entreprise et
l'esprit de lutte.
(1) Ordonnance du 24 mai 1945. Aj. Décr. 17 août 1954 sur l'em-
ploi des mutilés. — RODIÈRE, Le contrôle public du marché de la
main-d'œuvre, J. C. P. Igl¡6, 498; — POULIZAC, Étude critique d'un
projet de loi sur le réemploi obligatoire (Droit social, 1952, p. 375).
le refus d'exécution permettait la résolution du contrat de
travail. Ce n'était qu'un principe. Pratiquement il était
impossible d'obtenir d'un ouvrier contre son gré l'exécu-
tion de l'obligation qu'il avait assumée. Sans doute en
est-il ainsi de toutes les obligations de faire ; du moins
l'inexécution est-elle sanctionnée par des dommages-inté-
rêts. Dans un contrat de travail, le recours contre l'ouvrier
se heurte à l'insolvabilité du débiteur et à l'insaisissabilité
de son salaire. La résolution n'est pas une sanction dans les
contrats à exécution successive. La sanction pénale n'est
pas admise parce qu'elle paraitrait être au service des inté-
rêts privés. L'opinion publique prend parti pour l'ouvrier
poursuivi par son patron. Mieux vaut renoncer à toute
sanction. Sur quoi les juristes constatent tranquillement que
le droit du travail a un caractère unilatéral, et ne s'impose
pas de la même façon aux employeurs et aux employés1.
Un contrat qui n'oblige pas! Le particularisme du droit du
travail ne peut aller jusqu'à constater une absurdité. Si les
obligations ne sont pas réciproques c'est que le contrat
n'existe pas. L'ouvrier ne se considère pas comme lié par
une promesse de travailler pour autrui. Il a consenti à tra-
vailler par nécessité de vivre ; il a la prétention de cesser
de travailler si cela lui convient et de reprendre son travail
quand il le voudra.
La législation récente le reconnaît. La Constitution ayant
déclaré que les ouvriers ont le droit de grève, la jurispru-
dence en a déduit que la grève ne rompt pas le contrat de
travail et que l'employeur ne peut trouver dans la cessation
du travail une cause de résolution 2. Le législateur l'a
3.
décidé D'ailleurs on admet aussi qu'un patron ne peut
(1) Décret du 23 août 1950 mod. par Décr. des 24 mars 1961, i3 juin
1951, 8 septembre 1951.
(2) Loi du 18 juillet 1902. — PHILBERT, Le problème de l'échelle
mobile des salaires (Droit social, 1952, p. 592).
menace l'économie nationale. Les économistes ont porté
toute leur attention sur la question de la relation entre les
salaires et les prix. Je ne saurais discuter les conclusions
auxquelles ils sont arrivés ; elles touchent d'ailleurs à celles
qu'ils proposent sur la productivité et les besoins de la
population. Cette étude scientifique est faite sur l'expérience
des mesures législatives, mais elle ne saurait avoir grande
influence sur la législation justement à cause de son carac-
tère purement scientifique.
La fixation autoritaire des salaires n'apaise pas le conflit
entre les classes possédantes et les salariés. Elle le concentre
sur un unique objet. Cet objet est représenté par un chiffre,
l'élément le plus abstrait, le plus étranger à tout senti-
ment humain. Combien l'heure de travail doit-elle être
payée? Le chiffre d'aujourd'hui apparaîtra demain dérisoire
et la satisfaction obtenue n'est qu'un succès prometteur
d'une nouvelle victoire. Le budget-type, le minimum
garanti, ce sont des valeurs abstraites que des mathémati-
ciens s'amusent à mettre en formules.
Il ne faut pas méconnaître les nécessités d'une époque où
la monnaie ne joue plus dans les contrats le rôle qui était
le sien. Les variations monétaires détruisent l'équivalence
des prestations dans les contrats individuels et imposent
la clause d'échelle mobile. Les troubles de la production et
de la consommation ne peuvent être supportés par les
classes pauvres. Mais si on pense que les troubles sont
passagers et que la monnaie pourra redevenir stable, on
peut se demander si un progrès social a été accompli le
jour où on a lancé dans la lutte tous les travailleurs,
incarnés dans un seul être : l'ouvrier insatisfait de son
salaire, et où en supprimant l'apaisement des contrats
individuels, on a effacé les accords privés pour que soit
plus ardente la lutte des classes.
(1) Ilsont, dit. Simone Wkil (La condition ouvrière, 1951) pris le
dégoût du travail et le goût de l'argent.
(2) Lhomme, Pour une humanisation de l'économie (Rev. Banque,
1953, p. 725).
(3) Culmann, Les mécanismes économiques, 19/18; — André HAU-
mou, Socialisme humaniste, 19118. — Comp. SCHUMPETER, Capitalisme,
socialisme et démocratie, trad. Gaël FAIN, 1 95 1, p. 137, n° 3i5. —
Sur les caractères du travail, voy. Fuiedmann, Problèmes humains et
machinisme industriel, 1946;' — Où va le travail humain? 1960; —
Touraine, Sur les transformations de la structure du travail dans
l'industrie moderne (Droit social, 1952, p. 3o6).
reconnaît ainsi les erreurs scientifiques de l'économie
moderne et réclame l'humanisation de l'économie*.
En somme on a voulu mettre les ouvriers au service de
l'entreprise pour les arracher à l'autorité patronale. Mais
les juristes cherchent sans grand succès à établir le statut
de l'entreprise. Quant au législateur il est retenu par les
forces capitalistes qui redoutent de voir les dirigeants
privés de leur autorité et de leurs profits et il est talonné
par les travailleurs qui, cherchant des alliés dans toutes les
classes de déshérités, tiennent moins au droit de l'entre-
prise qu'à la reconnaissance générale de droits nouveaux.
(i)
LnOMME, op. cit (Rev. Banque, 1953, p. 725). — Comp. Paul
DURAND, Naissance d'un droit nouveau. Du droit du travail au droit
de l'activité professionnelle (Droit social, 1952, p. 437).
La reconnaissance des droits individuels par la Révolu-
tion de 1789 n'a pas été satisfaisante. Si des privilèges anciens
qui empêchaient l'égalité civile ont été détruits, l'exercice
des droits individuels a permis de créer une autre inégalité
en laissant une partie de la population dans une situation
misérable. Il faut donc compléter la Déclaration des droits
et reconnaître à chaque homme des droits lui donnant une
garantie suffisante contre les rigueurs de l'ordre juridique.
Ces droits ont été appelés les droits sociaux.
La Constitution du 27 octobre 1946, sans employer cette
expression, déclare dans son préambule qu'il existe des
principes politiques, économiques et sociaux particulière-
ment nécessaires à notre temps et elle les énumère1. La
Déclaration universelle des droits de l'homme a proclamé
sans aucun ordre apparent tous les droits qui doivent appar-
tenir à l'homme et fait une large place à ceux que l'on
dénomme droits sociaux2. Citons seulement l'article 22 :
« Toute personne, en tant que membre de la société, a
droit à la sécurité sociale : elle est fondée à obtenir la
satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels,
indispensables à sa dignité et au libre développement de sa
personnalité grâce à l'effort national et à la coopération
internationale, compte tenu de l'organisation et des res-
sources de chaque pays ».
« Toute personne a
droit », expression singulière pour
un juriste. Un droit ne saurait appartenir à tous, car le
droit subjectif est un signe d'inégalité, et il ne saurait
exister au profit de l'un que s'il a comme contre-partie,
(1) Reveridge, Da travail pour lous dans une société libre, igl,j5.
Il est inutile de retracer les étapes de cette législation
réclamée avec insistance par les syndicats ouvriers et
facilement acceptée par les entrepreneurs capitalistes puis-
que leur obligation se réduisait en fait dans le paiement
d'une prime d'assurance incorporée dans les frais de
l'entreprise.
Le risque du travail n'est pas le seul. La maladie et la
vieillesse, la mort atteignent tout homme, et l'entretien des
enfants est une charge pour beaucoup d'entre eux. Les tra-
vailleurs ne possèdent pas les capitaux nécessaires pour
parer à de tels risques. On ne peut transférer sur la tête
des patrons les risques qui sont étrangers au travail. On
ne peut davantage se contenter de l'assistance. Le prolé-
taire ne veut pas de la charité, il exige son droit à la
sécurité.
La notion de sécurité appelle l'idée d'assurance. On était
d'ailleurs habitué à cette idée par la réparation des acci-
dents du travail. Le législateur a donc pensé tout d'abord
à un système d'assurances sociales, inclus dans l'organisa-
tion professionnelle, comportant le paiement de primes.
Mais une organisation professionnelle n'était possible que
pour les travailleurs et tous les prolétaires réclamaient la
même protection. Le législateur s'est efforcé pendant qua-
rante ans de donner satisfaction aux réclamations les plus
ardentes, étendant les assurances sociales et accordant les
allocations familiales, établissant les retraites ouvrières. Il
était d'ailleurs obligé de tenir compte des habitudes profes-
sionnelles, de ne pas établir le même régime pour l'indus-
trie et le commerce, pour l'agriculture, pour les professions
libérales, de tenir compte aussi des institutions privées qui
existaient et des intérêts des assureurs. Cette législation
créée au jour le jour n'avait pas la prétention d'assurer à
tous des droits égaux.
Le jour où il a été dit que tout homme a droit à la sécu-
rité sociale il fallait reprendre tout ce qui a été réalisé.
En 1945 et 1946 des ordonnances puis des lois créent un
régime complet de la Sécurité sociale, avec une adminis-
tration constituée par des caisses primaires, régionales et
nationale, organisation indépendante, fort lourde, nécessi-
tant une direction et un contrôle, un personnel nombreux
et des dépenses considérables. Un contentieux a été créé
pour que les affaires litigieuses soient jugées par des com-
missions spéciales. Le contrôle suprême de la .Cour de
cassation a pourtant été admis.
Les personnes affiliées à la Sécurité nationale reçoivent.
des prestations en cas de maladie et de maternité, des pen-
sions d'invalidité, des allocations et pensions dans leur
vieillesse, des prestations familiales, l'indemnisation des
accidents et maladies professionnelles, les secours de chô-
mage. Chaque événement de la vie de la naissance à la mort
donne le droit de toucher une somme d'argent.
Qui ne voudrait bénéficier de cette législation bienfai-
sante ? On a parlé tout d'abord d'« assujettis », puis « d'affi-
liés », il faut dire bénéficiaires. Des différences s'imposent,
mais l'essentiel est de pénétrer dans cette vaste mutualité.
Les salariés y sont englobés par une disposition générale,
il s'agit de se faire reconnaître pour tels. Quand juridique-
ment l'assimilation est impossible le législateur intervient.
Il est intervenu en faveur des fonctionnaires publics, des
militaires, des invalides de guerre, des étudiants, des
métayers. Il a permis dans certains cas l'assujettissement
facultatif. Il a supprimé « le plafond », a reçu les étrangers
résidant en France, et aussi les travailleurs qui bénéficiaient
déjà d'un régime particulier et en combinent les avantages
avec ceux de la Sécurité sociale.
Le fonctionnement de la Sécurité sociale se traduit par
une lourde charge qui pèse tout d'abord sur les employeurs,
mais ensuite par l'élévation des prix sur la nation tout
entière1. Je n'ai pas le dessein de juger la manière dont
1. — La technique fondamentale.
(i) Loi du 2juillet i85o, dite loi Grammont, sur les mauvais trai-
tements infligés aux animaux. Comp. Loi du 24 avril ig5i sur les
courses de taureaux.
nuire, la fraude, mais à la condition qu'ils aient inspiré un
acte juridique ou un fait dommageable.
Il serait singulièrement dangereux que le législateur eût
la prétention de juger les sentiments qui ne se traduisent
pas par des actes. Quand il se hasarde à le faire il prend en
général le prétexte de faire respecter la morale, mais il
s'agit le plus souvent d'une morale politique (nO 68). C'est
au lendemain d'une guerre civile ou d'une révolution que
le parti vainqueur cherche à incriminer par la loi l'attitude
de ceux que notre grande Révolution dénommait les « sus-
pects », qui dans les temps modernes sont déclarés coupa-
bles d'« indignité nationale » ou d'« incivisme »1. Dans cer-
tains pays la « déviation » de la pensée est jugée coupable
et l'aveu de la faute est imposé ; dans d'autres la simple
adhésion à un parti politique est incriminée. Ces mesures
de police ne sont pas des lois.
Un grand nombre de lois modernes ont pourtant pour
objet la protection de la vie, de la santé, de l'éducation de
l'homme et leur caractère paraît ne plus être le même
puisqu'il ne s'agit pas de régler les rapports entre les
hommes. Mais il faut remarquer que la plupart de ces lois
imposent des obligations à certaines personnes, les parents,
le médecin, l'employeur, envers celui qui doit être protégé.
On peut même considérer que dans la société moderne la
solidarité entre les membres d'un certain groupe est assez
étroite pour que l'on considère que tous ont intérêt au
maintien de la vie et de la santé2, au développement de
l'esprit et du corps de chaque être. Il s'agit donc bien tou-
jours de régler par ces mesures les rapports entre les hom-
(i) L'âge des membres des conseils d'administration dans les socié-
tés anonymes avait été prévu par la loi du 16 novembre 1040 (art. 3)
et la règle a été supprimée quelques années après par la loi du 7 juil-
let 1953.
formes diverses comportent des droits de nature et d'impor-
tance différente.
Le contrat de travail est régi par un Code qui distingue
suivant la nature du travail, l'âge et le sexe des travailleurs.
Alors que le Code civil vise en termes abstraits le louage
de services, le Code du travail traite du travail dans l'usine
ou dans la mine, des professions sédentaires ou ambulantes.
Il énumère les ouvriers du tissage, du bobinage, de la
coupe. D'autres lois visent les marins, les dockers, les che-
minots, les bateliers, les aviateurs.
Chaque genre d'industrie ou de commerce a sa loi et
chaque produit est décrit et catalogué, marqué par une
indication de provenance ou une appellation d'origine.
Chaque profession libérale réclame et obtient un code spé-
cial fixant les droits et les obligations des professionnels.
Pour appliquer ces lois spéciales le législateur se méfie
des tribunaux de droit commun qui seraient tentés de
faire rentrer les règles dans l'ordre juridique. Il crée des
juridictions spéciales chargées d'arbitrer les conflits. Les
intéressés qui ont été assez forts pour obtenir la loi ont
voulu en même temps obtenir leurs juges. Les conseils de
prud'hommes, les tribunaux paritaires ruraux, les conseils
de discipline des professions libérales sont institués pour
rendre la justice. Les juges peuvent-ils être impartiaux,
bien qu'ils fassent tous leurs efforts pour l'être, quand ils
sont les représentants d'une catégorie de justiciables? Il ne
semble pas que ces tribunaux spéciaux aient mérité la
1
faveur de l'opinion et encore n'a-t-on pas osé leur donner
une complète souveraineté.
L'abandon de la généralité de la règle favorise la
revendication des intérêts professionnels. Chaque groupe
(1) L'ami des lois est le titre d'un recueil de saynètes de COURTE-
LINE qui montre l'impossibilité dans certains cas de respecter une loi
sans en violer une autre.
(2) WEIL, La femme commune en biens et le crédit du mariage,
cité des mineurs, engagés par le contrat de travail bien loin
souvent du domicile paternel, ou la création de propriétés
nouvelles avec le maintien de la division traditionnelle des
biens en meubles et immeubles. Le résultat le plus clair
des réformes incomplètes est de créer un désordre que des
lois successives doivent corriger.
(1) Dans tous ces cas est obligé de recourir un raisonnement qui
011
explique la dérogation au principe. On dit que la confusion paralyse
mais n'éteint pas le droit, ou que le titre soutient l'existence du
droit.
(2) La conslruction technique consiste à représenter dans ces dif-
duire aucun effet ; pourtant le mariage nul vaut comme
mariage putatif, la société nulle vaut comme société de
fait1.
Sans doute dans ces divers cas il faut que le juriste fasse
un effort de construction technique pour échapper à
l'étreinte du principe rationnel. Parfois il n'y parvient pas :
par exemple le droit français répugne à admettre la société
2
d'un seul homme ou encore l'existence dans l'union conju-
gale de deux chefs de familleS. Mais il faut pour que
l'absurdité apparaisse que la règle proposée heurte violem-
ment la raison.
Les juristes sont habiles dans l'art d'éluder les principes
rationnels. Ils usent de procédés, emploient la fiction et
les présomptions (n° 142), ou bien ils opposent les princi-
pes pour se rattacher à l'un en sacrifiant l'autre, par exem-
ple la force du contrat à l'enrichissement injuste pour ne
pas admettre la lésion, l'abus du droit à l'absolutisme de
la propriété pour relever la faute, la valeur de l'apparence
pour donner effet à des situations de fait.
Enfin il ne faut pas oublier que le droit n'établit pas ses
règles sur des considérations de pure logique. Il doit sou-
vent arrêter les conséquences d'un principe pour des rai-
férents cas que le droit n'est pas transmis, et qu'un droit nouveau
naît de l'opération juridique.
(1) Dans ces deux cas il y a maintien de la situation ancienne par
le procédé d'une fiction.
(2) La jurisprudence admet que la société disparaît quand toutes
les actions ou parts sont réunies dans la même main. Mais il faul
remarquer que le législateur en nationalisant des entreprises et en
conservant la forme juridique de la société est. arrivé à cette création
puisque l'Etat est le seul actionnaire.
(3) La discussion dans la Commission de révision du Code civil sur
le point de savoir si la femme a la qualité de chef de famille, comme
son mari, a été fort vive. Voy. Il. MAzEAun, Lille famille sans chef,
D. Ig51, Chron. p. 141. « Même dans une famille laïcisée, c'est-à-dire
dans laquelle on ferait par principe table rase des règles chrétiennes,
la raison conduirait à donner au mari la qualité de chef de l'associa-
tion conjugale ».
sons d'utilité pratique. Ainsi après avoir posé la règle que
les conventions font la loi des parties, le législateur peut
admettre sans être accusé d'illogisme qu'une convention
peut être révisée par le juge dans des cas exceptionnels.
Vouloir reconnaître les principes juridiques par le seul
appel à la raison humaine c'est s'exposer à des discussions
sans fin entre des hommes qui ne raisonnent pas de la
même manière. Si la règle proposée est de toute évidence
déraisonnable le législateur ne l'acceptera pas. Pour celle
qu'il accepte il n'admettra pas la critique qu'elle puisse être
jugée contraire à la raison.
(1) Le Code civil donne l'exemple en créant des immeubles par des-
lination. Sur le caractère indécis des navires, voy. Becqué, Le droit
nouveau du crédit réel maritime, i<)5o (Études Ripert, II, p. 38i).
(2) Roblot, Les sûretés mobilières sans déplacement, 1950 (Études
Ripert, II, p. 362).
(3) Il en est ainsi pour le récépissé-warrant et pour le connaisse-
ment.
(4) Gény, Science et technique, III, n° 23o; — DABIN, La technique
de l'élaboration du droit positif, 1935, p. 235; — ROUBIER, Théorie
générale du droit, 2E éd., n° i3, p. IIII; — Barramé, Théorie géné-
rale des présomptions en droit privé, thèse, Paris, 1932; — DEcoTTi-
gnies, Les présomptions en droit privé, thèse, Lille, 19/19; — BEUDANT
et Lerebours-Pigeonnière, Cours de droit civil, IX, par Roger PER-
rot, n03 1289 et s.
(5) La présomption est admise depuis si longtemps qu'elle a dis-
paru dans l'affirmation de la règle bien connue donnée sous la forme
d'un adage : Pater is est quem nupliæ demonstrant.
(6) La forme de l'article 2279 C. civ. accuse la présomption : « La
possession vaut titre ».
(7) WEILL, La femme, commune et le crédit du ménage, Ig50 (Étu-
des Ripert, I. p. 3fio).
fant ou le préposé a causé un dommage1 ; que le gardien
d'une chose inaminée soit tenu comme étant en faute quand
un dommage provient du fait de cette chose2.
Ces procédés techniques présentent la grande utilité de
maintenir le statisme du droit. Par le jeu des présomptions
de responsabilité on a pu passer de la faute au risque.
Par la fiction de la personnalité morale des sociétés la pro-
priété des biens appartenant à la société a pu être consi-
dérée comme une propriété individuelle. La présomption
est en somme un hommage rendu aux principes juridiques.
Il faut pourtant se méfier d'une habileté technique trop
grande. Elle permet de dissimuler la violation des princi-
pes et elle introduit dans la loi un élément artificiel, qui en
modifie le sens et la portée. C'est une ruse du législateur.
Elle ne peut pas être approuvée quand elle ne constitue
qu'un procédé contraire au bon sens.
(1) Loi du 4 avril 1926 (art. 17-23). Il a été réuni une commission
pour étudier la manière dont la loi pourrait être appliquée. En pré-
sence des difficultés la loi n'a pas été mise en application.
(2) Loi du 29 décembre Ig42.
(3) Loi du 16 juin 1948.
(4) La loi du 11 juillet Ig53 (art. 6) permet au Gouvernement par
décret ou Conseil des Ministres de différer jusqu'à une certaine date
l'effet d'une loi entraînant des dépenses à la charge de l'État et des
collectivités publiques.
(5) Par exemple la loi du 27 février 1932 qui ordonnait le transfert
aux services de la Marine marchande des registres d'immatriculation
des navires tenus par le Service des douanes n'a pu être appliquée
parce qu'il n'y a pas dans les ports de services de la Marine mar-
chande. — Voy. d'autres exemples donnés par MONTANÉ DE LA ROQUE,
op. cit., p. 82.
modification des lois en vigueur1. Le Gouvernement qui
peut légiférer par décret dispose dans ce cas du pouvoir
souverain.
Une politique dirigiste a pour conséquence de favoriser
l'action gouvernementale. Si par exemple le Parlement
vote une loi sur la fixation des prix, il est évident que
l'application de cette loi imposera une série de décrets. Sans
doute l'action gouvernementale est autorisée par le législa-
teur ; mais la règle légale n'est rien et ce sont les décrets
d'application qui règlent la conduite des sujets de droit.
(1) Loi de finances du i4 avril 1952 (art. 47); Décr. ier septembre
1952. — Voy. Colliard, La sanction administrative, 1943 (Annales
de la Faculté de droit d'Aix, 1943, n° 36); — LEVASSEUR, Renais-
sance des sanctions administratives, J. C. P. 1962, 1, io32.
Pourtant la loi serait-elle aussi simple et catégorique
qu'on puisse l'imaginer, son application présente une diffi-
culté que le juge doit résoudre : l'acte ou le fait qui lui est
soumis tombe-t-il sous l'application de la loi et de quelle
loi ? La loi donne une règle générale de conduite. Il appar-
tient au juge de déterminer sa portée d'application alors
même que le sens de la règle ne peut comporter aucune
interprétation1.
Il faut tout d'abord savoir si l'acte ou le fait s'est pro-
duit à un moment où la loi est devenue applicable. Toute
loi nouvelle est en conflit avec la loi ancienne qu'elle rem-
place ou modifie. Comme les actes juridiques ne sont pas
accomplis ou ne produisent pas leurs effets en un instant de
raison, la ligne de démarcation est difficile à tracer.
L'esprit conservateur du juge l'incite au maintien de la loi
ancienne et au respect des droits qu'elle a conférés. Mais il
est parfois en revanche obligé d'admettre l'application de
la loi nouvelle à des actes déjà accomplis quand il lui appa-
raît que le législateur n'a pas voulu tolérer une dualité de
situations juridiques (n° 123).
En second lieu le juge doit localiser l'application de la
loi, car des conflits de lois se présentent dans l'espace
comme dans le temps et le législateur ne veut pas les résou-
dre par une règle générale afin de ne pas accuser le natio-
nalisme d'une loi. Il appartient à la jurisprudence de déci-
der si la loi est applicable aux étrangers qui se trouvent
sur le territoire, aux Français qui ont fait des actes à
l'étranger, et à régler tous les conflits entre la loi française
et la loi étrangère.
Les tribunaux trouvent dans la puissance qui leur appar-
tient le droit de statuer. Il leur est prescrit d'appliquer la
loi. Cette application les oblige à en déterminer l'étendue
d'application. Il ne faut pas considérer qu'ils complètent
ainsi l'œuvre du législateur. Sans doute le législateur peut
(1) Loi du Ier avril 1837 remplaçant une loi du 3o juillet 1828.
—
Voy. RIPEnT et BOULANGER, I, n° 129.
'
loi a manifesté la plus vive admiration pour le progrès
qu'une jurisprudence novatrice a apporté, et l'a incitée à
faire plus encore en libérant le droit du joug de la loi
écrite. La jurisprudence a été considérée comme une source
du droit tout autant que la loi2.
Les plus surpris de cette attribution d'une puissance
législative ont été les juges. Ils n'avaient pas la prétention
de dire un droit nouveau, étant d'ailleurs par prudence et
sagesse les conservateurs du droit établi (n° 4). Les juridic-
tions inférieures craignent la censure de l'appel, et les
Cours, la cassation de leurs décisions. Pourtant de la répé-
tition de décisions semblables se dégagent des règles de
droit aussi importantes que les règles légales. Il est désor-
mais nécessaire pour le juriste de connaître la jurispru-
dence tout autant que la loi.
Encore faut-il expliquer cette égalité de valeur entre une
règle donnée par le législateur et une règle établie par la
jurisprudence. On a pensé à l'expliquer par une sorte de
délégation qui serait consentie par le pouvoir législatif au
pouvoir judiciaire 3. Mais le pouvoir ne se délègue pas,
surtout de façon tacite et l'interdiction des arrêts de règle-
ment suffirait à prouver qu'il n'a jamais été dans les inten-
tions du législateur de donner aux tribunaux le pouvoir de
faire la loi. Il est tout aussi impossible d'admettre qu'il y
ait une réception implicite par le législateur de la règle
donnée par le juge et résultant de ce qu'il tolère son applica-
tion 4. La règle de droit ne peut émaner d'une volonté tacite
du Pouvoir et il serait bien téméraire d'avoir recours à l'idée
d'une patientia principis quand l'acte du pouvoir judi-
(1) HÉBRAUD, op. et loc. cit., p. 33. Comp. MAURY, op. et loc. cit.,
p. 32.
(2) RIPERT et BOULANGER, III, nos 1329-1330.
s'est créée une règle sur la responsabilité de fait des choses
inanimées.
Parfois même les tribunaux sont obligés de préciser la
portée d'une règle qui se dégage d'un ensemble de dispo-
sitions légales, et constitue par la seule existence des lois
qui l'appliquent un principe juridique. Ainsi s'est formée
dans la jurisprudence la théorie de l'enrichissement sans
cause, celle de l'ordre public, celle de l'abus des droits.
Les tribunaux ne peuvent rien sans l'appui solide d'une
loi, mais la loi n'est rien s'il n'y a pas une autorité qui la
reçoive et l'applique. Parfois elle donne elle-même aux
tribunaux le pouvoir d'accorder des indemnités, d'ordonner
des mesures, d'autoriser des actes, d'homologuer des déli-
bérations, de prononcer des sursis. Nul ne s'étonne dans ce
cas de la puissance des juges1. Pourquoi s'en étonner
quand ils l'exercent pour l'application des lois puisque le
fondement de leur puissance se trouve dans le rôle qui leur
est donné : régler un conflit qui s'est élevé sur la conduite
qu'un homme doit avoir pour se conformer à l'ordre
légal2.
(i) Par exemple les ventes caf (coût, assurance, fret) ou Job (franco
bord).
contiennent des clauses imprimées à l'avance. Les assu-
rances sont conclues par des polices, qui, pour le droit
maritime tout au moins, substituent aux règles du Code
celles qui ont été fixées dans les congrès d'assureurs. Sou-
vent même la règle conventionnelle est établie par un
accord international et elle présente alors sur la règle
légale la supériorité d'une portée d'application bien plus
large 1.
D'une façon générale dans chaque profession sont fixés
des modèles de contrats pour les rapports entre les profes-
sionnels et leur clientèle2. Ces contrats professionnels sub-
stituent à l'ordre légal un ordre que M. Roubier appelle
l' « ordre spontané »1. Le danger est que cet ordre est
imposé par ceux qui économiquement sont les plus forts et
qui obtiennent les règles qui leur sont le plus favorables
parce que les forces adverses ne peuvent agir à cause de
leur dispersion ou leur opposition. Un Parlement n'aurait
peut-être pas, sous la pression de ces forces économiques,
voté la loi qui aurait imposé de telles règles; les contrats
que l'on a dénommés contrats d'adhésion les imposent.
L'ordre légal se trouve donc écarté par la volonté d'une
force sociale qui a réussi à le détruire, souvent pour des
raisons d'utilité commune, mais parfois dans un intérêt
égoïste.
(1) Par exemple les règlements des avaries communes se font pres-
que toujours suivant les Règles d'York et d'Anvers.
(2) TUNC, Ébauche du droit des contrats professionnels, ig5o (Études
Ripert, II, p. 316); — HÉMARD, L'économie dirigée et les contrats
commerciaux (ibid., II, p. 34).
(3) ROUBIER, Ordre juridique et sources du droit, 1950 (etudes
Ripert, 1, p. 19).
loi et de lui donner un caractère intangible : il la déclare
d'ordre public, ou, ce qui revient au même, frappe de
nullité toutes les conventions contraires aux dispositions
qu'elle édicté, ou bien encore il donne par la forme de la
phrase impérative et les mots employés, l'ordre implicite
de ne pas déroger aux dispositions légales.
Autrefois le législateur hésitait à sacrifier le principe de
la liberté des conventions. Il comprenait la difficulté de
substituer à la souplesse des conventions privées le régime
légal obligatoire. Il se contentait de marquer du caractère
impératif certaines dispositions particulièrement impor-
tantes à ses yeux. Quand il a vu que la liberté des conven-
tions aboutissait en définitive à un régime imposé, il a
pris les devants, et pour assurer sans dérogation possible
l'application d'une loi, il a déclaré, par une disposition
expresse, que la loi tout entière est d'ordre public, sauf à
autoriser certaines dérogations précisées par le texte1.
Mieux armée en apparence, la loi impérative jetée dans
un milieu hostile n'en va pas moins rencontrer la difficulté
de se faire accepter. Sa force même la rend suspecte. Si le
pouvoir politique a estimé qu'il fallait en imposer l'applica-
tion, c'est donc qu'il prévoyait lui-même des résistances. Il
a pensé que la loi ne serait pas acceptée par tous, et ceux
qui sont ainsi avertis que la règle est dirigée contre eux
vont essayer de la combattre.
Les lois d'ordre public prétendent empêcher les accords
contractuels. Mais qui les fera respecter si les intéressés
sont d'accord pour ne pas recevoir la règle légale? Le Pou-
voir est sans force contre ces transactions ignorées. Sans
doute les conventions contraires à la loi sont frappées d'une
nullité absolue. Encore faut-il que la nullité en soit deman-
dée. Le ministère public n'agit pas comme partie principale
en matière civile. La partie qui a signé le contrat éprouve
umou,
(1) HA Principes de droit public, p. 58.
(2) LECOMTE DE Nouy, L'avenir de l'esprit, 944, p. 222.
dique ne reconnaît d'autre droit que celui qui est créé par
l'Etat, mais il ne dit pas que ce droit puisse être créé sans
aucun sentiment de la justice1.
Les juristes qui se classent dans des écoles opposées ne
sont jamais aussi loin les uns des autres qu'ils se plaisent
à le dire. Les défenseurs du droit naturel, cédant peu à
peu à la considération que le droit évolue suivant les siè-
cles et diffère suivant les pays, arrivent à le réduire à l'idée
de justice2. Les positivistes sont bien obligés de constater
que les mœurs d'un peuple contiennent le sentiment de la
justice. Les socialistes rêvant d'une transformation sociale
en défendent la nécessité et déclarent qu'il faut faire régner
plus de justices.
La Justice est un mot abstrait. S'il s'agit de dire quelles
sont les institutions et les règles conformes à la justice il
n'y a pas accord, et si on tente une définition générale
elle n'est pas acceptée par tous. Cette incertitude permet de
soutenir que toute loi est conforme à la justice, tout au
moins quand elle remplit les conditions exigées par la
technique fondamentale, car étant générale elle respecte
l'égalité, et les plus grands philosophes ramènent la justice
à l'égalité*.
On ne peut normalement supposer qu'une loi soit votée
pour imposer aux hommes des actions injustes. Il est pos-
sible qu'une injustice résulte dans certains cas de l'appli-
cation d'une règle abstraite : c'est la rançon de la généra-
(1) CURTIUS (Essai sur la France, trad. Benoît MECIIIN, 1922, p. 3o)
constate que la justice est la chose du monde à laquelle les Français
tiennent le plus.
(2) GÉNY, Science et technique, Il, L'irréductible droit naturel. —
Sur cette conception, voy. G. RIPERT, Droit naturel et positivisme
juridique, 1918 (Annales de la Faculté de droit d'Aix, 1918, n° 1);
— A. PIOT, Droit naturel et réalisme juridique, thèse, Paris, n08 17
et suiv.
(3) André HAURIOU, Le socialisme humaniste, 1048; — Suz. DALLI-
GNY, Esquisse d'une philosophie socialiste du droit, 19^6.
(4) BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion, 16e ¡:d.,
1934, p. 67.
lité. Comme il est impossible de prévoir à l'avance qui en
profitera ou en souffrira, il se produit une sorte de compen-
sation des injustices1. Par exemple la prescription est
injuste en tant qu'elle dépouille le titulaire d'un droit, elle
est juste en tant qu'elle protège une situation depuis
longtemps établie.
Il existe pourtant des lois dont on peut affirmer l'injus-
tice parce que la loi constitue un acte qui ne saurait être
sans cause ou avoir une cause immorale. De même qu'un
contrat est nul pour absence de cause, ou pour cause illicite ;
la loi est contraire à la notion même de droit si elle a été
votée par esprit de destruction, de vengeance on de haine.
Il en est ainsi dans les époques troublées qui suivent les
guerres civiles ou les révolutions. Le législateur qui favo-
rise des actes coupables ou incrimine des actes innocents
trouble l'ordre social en détruisant la conception de la jus-
tice. Sans doute il n'est aucun recours possible contre de
telles lois, mais elles sont jugées par l'opinion, lorsque
s'apaisent les sentiments qui les ont provoquées, et très sou-
vent modifiées ou abrogées au bout d'un certain temps2.
(1) YNTEMA, Legal science and Reform, 1934, cité par ROUBIER,
Études Ripert, I, p. 23.
(2) VALÉRY, Vues, 1948, p. 79.
(3) SUARÈS, Voici l'homme, 1946, p. 175.
(4) LE SENNE, Introduction à la philosophie, p. 289;
— Daniel Rops,
Le monde sans âme, 1932; — LECOMTE DE Nouy, La dignité humaine,
1947, p. 221.
Le droit tel que nous le comprenons sombrera également.
Il ne sera plus que le moyen politique d'assurer l'établis-
sement ou le maintien d'une société nouvelle jusqu'au jour
où cette société étant définitivement établie sur l'égalité
complète il ne sera plus besoin de l'idée du droit.
Pages
PnÉFACE 1 V
CHAPITRE PREMIER
STABILITÉ, ÉVOLUTION ET PROGRÈS DU DROIT
2. L'évolution scientifique.
3. Le progrès social.
18. La philosophie du progrès 51
19. Le droit social et l'organisation de la société moderne.... 55
20. Conception dynamique du droit 57
?I. La tentation révolutionnaire 60
22. L'évolution sociale 62
a3. Le mythe du progrès social 63
24. Le véritable progrès du droit
.......................... 65
Pages
CHAPITRE II
i. La création du droit.
3. L'arbitrage du Pouvoir.
RELIGION ET MORALE
3. Le moral et le licite.
CHAPITRE IV
CONQUÊTE ET DÉFENSE DES BIENS
2. Propriété et exploitation.
S/i. Surveillance légale de l'exploitation des biens 210
85. Conflit entre les propriétaires et les exploitants 212
86. La propriété commerciale 215
87. Le droit des fermiers et métayers 218
88. Locataires et occupants 222
89. Tendance de l'exploitation vers la propriélé 226
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
1. La technique fondamentale
3. L'art de légiférer.
CHAPITRE VII
CONCLUSION