La Stratégie en Théories
La Stratégie en Théories
La Stratégie en Théories
Vincent Desportes
Dans Politique étrangère 2014/2 (Eté), pages 165 à 178
Éditions Institut français des relations internationales
ISSN 0032-342X
ISBN 9782365672924
DOI 10.3917/pe.142.0165
© Institut français des relations internationales | Téléchargé le 11/12/2023 sur www.cairn.info par Manuela Moukoko (IP: 195.24.202.36)
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repères
La stratégie en théories
Par Vincent Desportes
Vincent Desportes, général de division (r), a été directeur de l’École de guerre. Il enseigne
la stratégie à Sciences Po et à HEC. Il a notamment publié Décider dans l’incertitude
(Economica, 2007).
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politique étrangère
Un long cheminement
Stratégie vient du grec Stratos Agein, l’armée que l’on pousse en avant, qui
conduit à strategos, le général : la fonction de stratège apparaît à Athènes,
au ve siècle avant notre ère. Les Romains latinisent le concept et parlent du
strategus, le chef d’armée, tandis que les Byzantins reprennent le terme de
strategos. En Occident, les termes de stratège et de stratégie disparaissent
pendant plusieurs siècles pour ne réapparaître qu’à l’époque moderne.
Hors du monde gréco-romain et à l’exception de la Chine avec Sun Zi, on
ne trouve pas de concept équivalent même dans les sociétés ayant élaboré
un art de la guerre perfectionné. C’est au xviiie siècle que renaissent les
termes de stratégie (Joly de Maizeroy, 1777) et de stratège, accompagné
au xixe de celui de stratégiste, ce dernier pensant la guerre tandis que le
premier la conduit.
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militaire, les armées devenant plus nombreuses, donc plus difficiles à
manier. L’articulation divisionnaire – qui, à partir du xviiie siècle, dis-
socie progressivement les masses de manœuvre uniques en divisions
autonomes d’armée – entraîne l’apparition d’une dimension supérieure
de l’art de la guerre. Le maréchal de Saxe parle des « grandes parties
de la guerre »1, les auteurs du xviiie siècle évoquant plus volontiers la
« grande tactique ». Le concept de stratégie ne s’impose véritablement
qu’avec les travaux d’Antoine de Jomini et de Carl von Clausewitz, au
début du xixe siècle.
Les espérances d’une guerre courte ayant été déçues lors de la Première
Guerre mondiale, l’un des soucis primordiaux des belligérants fut la mobi-
lisation économique, cette évolution conduisant à l’émergence de straté-
gies non militaires et donc au concept de « grande stratégie » qui prévaut
1. Voir les références bibliographiques à la fin de l’article. De manière plus générale, le lecteur pourra
se reporter aux ouvrages de H. Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, Paris, Economica, 1999 et de
B. Pénisson, Histoire de la pensée stratégique, Paris, Ellipses, 2013.
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La stratégie en théories
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sous diverses appellations. Au milieu des années 1920, le Russe Aleksandr
Svechin parle de « stratégie intégrale », tandis que le Britannique Basil
Liddell Hart utilise le terme de « grande stratégie ». En 1935, le général
allemand Ludendorff vulgarise le concept de « guerre totale ». En 1937,
l’amiral français Castex propose le concept de « stratégie générale » pour
désigner « l’art de conduire, en temps de guerre et en temps de paix,
l’ensemble des forces et des moyens de lutte d’une nation », cette stra-
tégie générale « coordonnant les stratégies particulières, celles de divers
secteurs de la lutte : politique, terrestre, maritime, aérien, économique,
colonial, moral… » Adolf Hitler explique ses succès initiaux par une « stra-
tégie élargie » définie comme « la coordination de toutes les ressources
sous une direction unique des tâches politiques et militaires ». En 1944,
le concept de « stratégie globale » apparaît aux États-Unis : elle entend
organiser la convergence des moyens de l’État pour la réalisation de ses
fins. Le général français Beaufre, estimant que toute guerre est conduite
« dans tous les domaines d’action, politique, économique, culturel, etc. »,
adopte l’expression de « stratégie totale ». Ainsi, le lien entre la politique
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au plus haut niveau et l’emploi de la force militaire comme outil de celle-ci,
lien que Clausewitz avait postulé mais qu’il n’avait pas encore associé au
mot « stratégie », fait progressivement l’objet d’un consensus universel.
L’essence de la stratégie
La finalité
La stratégie suppose une finalité. Il ne peut y avoir stratégie s’il n’y a pas
finalité de l’action ; à l’inverse, une action non finalisée ne peut pas être
stratégique. Pour Bernard Brodie, « la théorie stratégique est une théorie
pour l’action […] la stratégie, c’est “comment agir” […], guider dans l’ac-
complissement de quelque chose et le faire efficacement » (1973) ; pour
Beaufre, « l’action stratégique vise toujours un résultat ». On ne peut conce-
voir de stratégie sans but à atteindre, puisque c’est à partir de celui-ci que
sera organisée la mise en œuvre des moyens et bâtie la cohérence du rai-
sonnement stratégique. Il s’agit donc forcément d’un rétro-raisonnement
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qui, animée d’une « dynamique propre » (Clausewitz), échappe vite tant
à son créateur qu’au carcan dans lequel le stratège cherche à la contenir.
Comme toute action humaine, la guerre – qui est « sujet » et non « objet » –
« échappe à ses intentions » (Edgar Morin), forçant le stratège à une atti-
tude permanente d’adaptation.
L’altérité
La conception de l’action n’est stratégie que si elle s’oppose à un Autre,
à la fois volonté et intelligence. Dans le cas contraire, elle n’est que
technique. L’alpiniste, aussi hostiles que soient les conditions qu’il ren-
contre, n’est pas un stratège mais un technicien, car la montagne n’a
pas la volonté d’interdire son succès. La stratégie, c’est le choc des
intelligences, chacune se heurtant à une intelligence antagoniste pour
parvenir à ses propres fins par nature opposées ou différentes de celles
de l’Autre. D’où la définition de Beaufre considérant que « la stratégie
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La stratégie en théories
repères
est une dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur
conflit » (1963), ce raisonnement conduisant Hervé Coutau-Bégarie à sti-
puler que « nier la volonté de l’ennemi, c’est violer l’axiome fondamen-
tal de la stratégie » (1999).
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tégie subit les règles fondamentales clairement exprimées par Clausewitz :
les « lois de l’action réciproque ». Pour le Prussien, dans la guerre, qui est
« collision de deux forces vives », « l’action est réciproque, […] chaque
adversaire faisant la loi de l’autre ». Cette « volonté indépendante de
l’adversaire » (Moltke) est la première source de « l’incertitude ». Celle-ci,
accrue par le phénomène de « friction » et le « brouillard de la guerre »,
différencie « la guerre réelle de la guerre sur le papier » (Clausewitz) ; avec
« l’altérité », elle constitue l’une des deux caractéristiques structurantes et
incontournables de l’espace stratégique.
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la stratégie relève finalement de la guerre. Pour Clausewitz, « la tactique
est la théorie relative à l’usage des forces armées dans l’engagement, la
stratégie est la théorie relative à l’usage des engagements au service de la
guerre ». C’est un système de poupées russes s’emboîtant les unes dans
les autres : la stratégie est l’englobant, la tactique est l’englobé, un moyen
pour une fin, celle de l’englobant, l’englobant ultime étant naturellement
la finalité politique. Beaufre cisèle la distinction : « La stratégie est l’art
de faire concourir la force2 à atteindre les buts de la politique ; la tactique
est l’art d’employer les armes dans le combat pour en obtenir le meilleur
rendement. »
2. Dans l’esprit du général Beaufre, il s’agit ici de la force de l’État dans toutes ses dimensions et non pas
seulement de la force militaire.
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La part du quantifiable, du modélisable, se réduit progressivement du
tactique au stratégique : ce sont alors des intelligences très différentes qui
excellent dans chacune de ces parties de l’art militaire. La distinction de
De Mazeroy vaut toujours, malgré ses deux siècles. Pour lui, « la tactique
est une science de mesure et de proportions […] elle se réduit aisément à
des règles sûres parce qu’elle est toute géométrique […] la stratégique res-
sort de la dialectique, exige les talents de l’esprit mais encore les vertus de
l’âme […] la philosophie, la morale, la politique et l’histoire sont obligées
de lui prêter leurs lumières. » L’aspect global de la stratégie apparaît déjà
ici, comme sa complexité qui conduit trop souvent l’homme de guerre à en
rejeter l’incertitude pour se réfugier dans la recherche de solutions tactiques
ou techniques, justifiant régulièrement le jugement du maréchal de Saxe
en 1733 : « Très peu de gens s’occupent des grandes parties de la guerre.
Ils passent leur vie à manœuvrer des troupes et croient que l’art militaire
consiste seul dans cette partie. Quand ils viennent au commandement des
armées, faute de savoir faire ce qu’il faut, ils font ce qu’ils savent. »
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L’esprit stratégique est un esprit vision-
naire, qui voit loin, porte au-delà des contin- L’esprit stratégique est
gences immédiates, ne se laisse pas brouiller un esprit visionnaire
par les passions du moment. Pour lui, le futur
proche se déduit du futur lointain plus qu’il n’est imposé par le passé. Au
fond, quand le tacticien bâtit le futur à partir du présent, le stratège, pour
sa part, construit le présent à partir du futur.
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bien les généraux von Hindenburg et Ludendorff, appliquant le précepte
moltkien (« La stratégie fait de son mieux pour la politique, mais dans
son action, elle doit être complètement indépendante »), à déclencher la
guerre sous-marine à outrance qui, conduisant à l’entrée en guerre des
États-Unis, amènera l’Allemagne à sa perte. Rien de bien mieux, hélas,
à l’ouest du Rhin où Foch estime que « la stratégie n’existe pas par elle-
même, elle ne vaut que par la tactique puisque les résultats tactiques sont
tout » et, où, du général Joffre, commandant en chef, jusqu’aux plus petits
niveaux, on ne connaît qu’une directive simple : « On attaquera l’ennemi
partout où on le rencontrera », avec pour tout bréviaire stratégique, le
culte de l’offensive…
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social trop complexe pour se laisser dominer par une quelconque formule
simple »), et celle de Jomini, clair sur l’existence de principes : « La stra-
tégie restera avec ses principes, qui furent les mêmes sous Scipion et les
César, comme sous Frédéric, Pierre le Grand et Napoléon, car ils sont indé-
pendants de la nature des armes et de l’organisation des troupes. »
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présentent ».
Par ailleurs, la lecture des théoriciens montre une double tendance. Plus
la stratégie est perçue comme une science, plus le stratégiste est tourné vers
la bataille, vers la tactique voire la technique. Plus le stratégiste prétend
rationaliser et plus il défend l’existence de principes nombreux suscep-
tibles de conduire à la maîtrise de l’objet guerre et, partant, de permettre
le succès par la simple application de règles. À l’inverse, plus la stratégie
est perçue comme un art, plus le stratégiste s’intéresse à la guerre et « ses
hautes parties », plus il en admet le concept de « dynamique propre » et
moins il accepte l’idée de principes définitifs et impératifs. À l’ouest du
Rhin, l’esprit des Lumières va produire des approches déterministes, voire
dogmatiques quand, sur l’autre rive, la Critique de la raison pure (Kant) va
influer sur la perception de la guerre et conduire à des approches réalistes,
limiter les prétentions de la raison, mettre l’accent sur les dimensions men-
tales et morales, sur les facteurs immatériels et produire un style de com-
mandement dont les armées françaises ont terriblement souffert au cours
des mois d’août 1870 et 1914, puis en mai 1940.
Ainsi, plus on s’intéresse aux petits échelons, et plus les principes, les
règles, se multiplient et s’affermissent jusqu’à devenir des règlements
strictement exécutables. À l’inverse, dès que la réflexion s’élève, elle limite
et simplifie les principes jusqu’à reconnaître qu’ils ne sont que des guides
« d’application variables suivant les circonstances » (Foch), à appliquer « en
creux ». Ainsi pour Napoléon Bonaparte, « le génie agit par inspiration…
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[mais] c’est déjà quelque chose que, dans telle ou telle occasion, on pense
que l’on s’écarte des principes », quand l’archiduc Charles estimait pour
sa part qu’il fallait « contraindre l’ennemi à s’éloigner des principes de la
stratégie sans s’en écarter soi-même ».
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Au sommet donc, ne s’affirment que deux principes centraux découlant
directement de la nature profonde de la stratégie, art de parvenir à son
objectif malgré la volonté de l’Autre, dans des circonstances éminemment
variables.
repères
Le second principe universel découle directement à la fois du caractère
dialectique de la stratégie, donc des « lois d’action réciproques », et du
caractère contingent de l’action de guerre. Il s’agit du « principe d’adap-
tation » dont l’application suppose d’ailleurs que le premier soit respecté.
Par sa nature dialectique, plus que l’art d’agir, la stratégie apparaît comme
l’art de réagir, comme l’art du coup d’après, ce qui nécessite à la fois la
bonne compréhension de ce phénomène et le respect de l’intelligence de
l’Autre, de sa volonté propre de l’emporter – sinon, il n’y aurait pas de
guerre. La stratégie suppose donc, par essence, la capacité d’adaptation.
Direct et indirect
Les styles de guerre – donc de stratégie – peuvent être définis par leur
position sur un continuum.
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dant l’essentiel de la décision de moyens autres que la victoire militaire »
(Beaufre), il recherche une situation avantageuse permettant au mieux
d’imposer sa volonté en évitant la bataille, au pire, si celle-ci ne peut être
évitée, d’obtenir le meilleur rendement opérationnel des forces engagées,
le plus souvent en frappant l’ennemi en un point faible – existant ou suscité –
et en recherchant son effondrement.
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La stratégie directe adopte une vision quantitative de l’ennemi, perçu
comme une addition de forces dont la domination suppose une supério-
rité relative, initiale d’abord, puis progressivement accrue par l’usure infli-
gée. Comme au jeu de dames, l’action est menée d’abord dans le champ
matériel ; l’adversaire est compris comme un ensemble de capacités dont
on recherchera l’anéantissement, avec une prédilection pour l’offensive et
l’attaque frontale. La bataille, souvent centralisée et conduite de manière
scientifique, en constituera l’argument majeur.
***
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La stratégie en théories
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De l’armée que l’on pousse en avant à la stratégie globale qui prend en
compte tous les éléments de la puissance d’un État, le cheminement a été
long, s’adaptant pas à pas à l’élargissement du monde et des palettes de
moyens.
Mais, quelle qu’elle soit, la stratégie vise, par l’action ou la menace de l’ac-
tion, à l’imposition de la volonté politique à l’adversaire. Ce qui suppose que
celui-ci « cède » et qu’il y ait donc, à un moment donné, un « acte décisif »
– que Clausewitz différencie bien de « l’acte destructeur » – qui provoque
une bascule psychologique vers le renoncement. Ce qui fait dire fort juste-
ment à Beaufre que la « décision est un événement d’ordre psychologique »
qui vise à « convaincre qu’engager ou poursuivre la lutte est inutile ».
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lien moral unissant les combattants d’une armée bientôt disloquée en foule
d’individus. La victoire, c’est le moment où l’Autre accepte la volonté qui
lui est imposée, soit qu’il n’ait plus les moyens de lutter, soit que son « sys-
tème » se soit effondré. N’est vaincu que celui qui s’estime vaincu.
Mots clés
Stratégie
Tactique
Guerre
Polémologie
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références bibLiographiques
Brodie, B., War and Politics, New York, NY, Macmillan, 1973.
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2007.
Jomini, A. de, Précis de l’art de la guerre, Paris, Éditions Champ Libre, 1977.
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