Université Du Québec Montréal
Université Du Québec Montréal
Université Du Québec Montréal
MÉMOIRE
PRÉSENTÉ
COMME EXIGENCE PARTIELLE
DE LA MAÎTRISE EN COMMUNICATION
PAR
ALAIN RICARD
SEPTEMBRE 2006
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL
Service des bibliothèques
Avertissement
La diffusion de ce mémoire se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a signé
le formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles
supérieurs (SDU-522 - Rév.01-2006). Cette autorisation stipule que «conformément à
l'article 11 du Règlement no 8 des études de cycles supérieurs, [l'auteur] concède à
l'Université du Québec à Montréal une licence non exclusive d'utilisation et de
publication de la totalité ou d'une partie importante de [son] travail de recherche pour
des fins pédagogiques et non commerciales. Plus précisément, [l'auteur] autorise
l'Université du Québec à Montréal à reproduire, diffuser, prêter, distribuer ou vendre des
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intellectuelle. Sauf entente contraire, [l'auteur] conserve la liberté de diffuser et de
commercialiser ou non ce travail dont [il] possède un exemplaire.»
REMERCIEMENTS
La rédaction d'un mémoire de maîtrise, pour être menée à terme, nécessite la coopération
et le soutien de plusieurs personnes et de l'institution d'enseignement qui nous accueille. Je
désire exprimer ma sincère gratitude à M. Yves Théorêt, directeur de l'École des médias de la
Faculté de communication de l'Université du Québec à Montréal. En tant que directeur de
recherche, M. Théorêt a su autant m'encourager que me prodiguer de précieux conseils.
L'Université du Québec à Montréal m'a aussi permis d'accéder, grâce à des professeurs
non seulement compétents mais dévoués, à un enseignement de qualité et à de précieuses
connaissances qui ont rendu possible la rédaction de cet ouvrage. Merci à cette institution à
laquelle je suis fier d'appartenir.
Merci à ma sœur Hélène qui, avec talent et minutie, a révisé ce mémoire. Je voudrais
finalement exprimer toute ma reconnaissance à ma famille qui m'a patienunent épaulé durant
mon projet d'études.
TABLE DES MATIÈRES
APPENDICEB
PAYS DE L'AFRIQUE: P.I.B. PAR HABITANT, DISPONIBILITÉ ET UTILISATION
DES TIC 87
APPENDICEC
COMPOSITION DE L'INDICE INFO-ÉTAT. 89
APPENDICED
CLASSEMENT DES PAYS SELON L'INDICE INFO-ÉTAT 91
BIBLIOGRAPHIE 93
LISTE DES FIGURES
Figure Page
3.1 Taux d'entrée et de sortie relatif des entreprises du secteur des TIC,
1998-2003 57
3.6 Présence et utilisation des TIC selon le P.I.B. par habitant, pays d'Afrique et
pays de l'O.C.D.E 72
LISTE DES TABLEAUX
Tableau Page
L'ordinateur, dont l'invention s'est concrétisée dans les années 1940, est le reflet d'un
rapport mythique entre l'homme et la machine. Nous décrivons d'abord, à travers les âges, le
désir humain d'automatiser la raison et de se réincarner à travers les TIC. La société actuelle
s'organise autour du paradigme informationnel, des concepts de la société de l'information et
de la nouvelle économie, notions que nous développons en regard du progrès qu'elles laissent
présager.
Nous faisons l'hypothèse que les TIC n'ont pas rempli les promesses qu'elles laissaient
augurer en regard des aspirations de progrès pour l'homme et la société. Pour démontrer cette
hypothèse, une revue documentaire a été effectuée à partir d'un corpus constitué de
statistiques officielles, de documents du gouvernement du Canada et des discours de deux
catégories d'auteurs, les uns optimistes et les autres pessimistes envers l'avènement des TIC.
La vérification consistait, d'une part, à établir si des progrès économiques ont été obtenus
au Canada en termes de productivité, grâce à l'avènement des TIC. D'autre part, nous
désirions vérifier l'apport des TIC en termes de progrès pour l'humanité. Les résultats de
notre recherche démontrent que le progrès n'est pas « nécessairement » tributaire de
l'avènement des TIC. Du point de vue économique, la productivité canadienne, à l'aube de
l'année 2000, était encore en attente des retombées des investissements massifs effectués
dans les TIC par les entreprises durant les décennies 1980 et 1990. Au niveau mondial, la
comparaison du P.I.B. par habitant et de la situation des TIC des pays membres de l'ü.C.D.E.
avec ceux du continent africain confirme l'écart entre ces pays et démontre que les TIC ne
sont pas nécessairement un gage de richesse et de progrès.
Depuis l'invention de l'ordinateur dans les années 1940, des innovations technologiques
remarquables et les développements de la micro-électronique ont marqué, surtout durant les
20 dernières aIU1ées (depuis 1985 particulièrement), l'entrée des pays industrialisés dans la
société de l'information. Les technologies de l'information et de la communication (TIC)
sont au cœur de nos activités quotidiennes: « L'informatique est devenue une réalité
incontournable dans à peu près toutes les sphères de l'activité humaine [...] » (Turcotte,
2006, p. Cl). Il ne se passe pas une journée sans que nous utilisions directement ou
indirectement les TIC, que ce soit au bureau, par l'utilisation d'un ordinateur relié à un réseau
de télécommunication, ou à la maison, en accédant à Internet.
Tout autant, les TIC entrent en jeu lorsque nous utilisons un téléphone mobile ou
acquérons un service quelconque. Une simple visite au dépanneur du coin, au marché
d'alimentation ou encore à la station d'essence nous fait interagir avec un équipement
électronique relié à un ordinateur. De même, et à titre d'exemple, quand nous accédons à
distance et en direct à nos comptes bancaires pour y effectuer des transactions, intervient
toute une panoplie de technologies qui font appel à l'informatique: de l'ordinateur personnel
avec lequel nous accédons par un système de té1écommU1Ùcation, au système informatique
centralisé de l'institution bancaire.
Tous ces équipements utilisant les TIC font souvent partie d'un ensemble intégré de
technologies qui permet d'effectuer de manière interactive la prise d'inventaire, la
préparation des commandes en vue de l'approvisionnement, l'émission de factures et la
compilation de statistiques. Les consommateurs ont la possibilité d'acquérir des biens ou des
services par l'intermédiaire d'Internet, les étudiants peuvent consulter certains documents des
bibliothèques d'institutions d'enseignement localisées en dehors de leur ville ou dans d'autres
pays, et les voyageurs peuvent utiliser Internet dans les cybercafés pour communiquer avec
leur contrée d'origine.
2
Comme le dit Dominique Wolton, il nous semble parfois que tout a changé et que nous
adhérons à une nouvelle société, celle de l'information régie par les TIC:
Cela fait plus de vingt ans que l'on parle de la «société de l'information et de la
communication ». Les premiers ouvrages d'économistes, souvent américains, et certains
travaux de prospectivistes datent des années 70. Mais depuis les années 90, le thème s'est
popularisé, au point de devenir l'un des sujets principaux de l'espace public et des
médias. Pas une semaine ne se passe sans qu'un hebdomadaire ou un quotidien ne vante
les mérites et les promesses des autoroutes de l'information, les vertus de l'interactivité et
les prodiges d'Internet. C'est comme si, en moins de dix ans, nous étions passés de
l'archaïsme aux utopies informationnelles, puis aux marchés florissants, enfin aux
mutations sociales et culturelles bouleversant tout à la fois: le travail, l'éducation, les
loisirs, les services. Bref, comme si tout, ou presque, avait déjà changé ... (Wolton, 1997,
p.243)
Manuel Castells voit s'ouvrir, avec l'avènement des TIC, une nouvelle page de l'histoire:
« Un intervalle que caractérise la transformation de notre "culture matérielle" par la mise en
œuvre d'un nouveau paradigme technologique organisé autour des technologies de
l'information. » (Castells, 2001, T I, p. 54). Castells considère aussi les TIC et les
caractéristiques qu'elles comportent comme un vecteur de la productivité (Castells, 200 l, T I,
p. 40). Selon lui, depuis les derniers 25 ans se développe au niveau de la planète entière, une
nouvelle économie basée sur l'information (Casteils, 2001, TI, p. 109).
Hervé Fischer estime que les technologies numériques nous amènent dans un nouvel âge:
«Nous entrons à coup sûr dans un nouvel âge de l'humanité: l'âge du numérique. » (Fischer,
3
200 l, p. 30). Il estime aussi que les TIC favorisent, dans la nouvelle économie qu'elles ont
suscité, l'augmentation de la capacité de productivité, la création d'une qualification
supérieure d'emplois et l'espacement des crises économiques (Fischer, 2001, p. 21). Tous
sont appelés selon lui à dessiner ce« nouveau monde» (Fischer, 2001, p. 88), car l'idéologie
numérique est prometteuse d'une puissante civilisation.
Pour Bill Gates, les TIC sont la voie du consumérisme autonome, et l'avenir est aux
transactions effectuées sur les autoroutes de l'information qui seront mises à notre
disposition (Gates, 1995, p. 201). Il alUlonce, dans son volume La route du .fùtur, que le
numérique changera notre vie de famille, nos loisirs et notre travail, et ce, pour le mieux.
D'autres, par contre, comme Jacques Ellul et Thierry Breton, réfutent l'exaltation suscitée
par l'avènement des TIC et le mirage qui les accompagne, celui d'une société renouvelée et
idéale. Ils y voient une menace pour les citoyens ordinaires qui travaillent pour des
entreprises à la seule recherche du profit grâce aux TIC. Ils constatent, avec l'arrivée des TIC,
4
un bouleversement du secteur de l'emploi qUI suscite chez eux la peur d'un retour à
l'esclavagisme industriel. Jacques Ellul décèle, dans l'avènement des TIC, un « bluff}) qu'il
s'emploie à démystifier depuis les années 1950. Il déconstruit les discours qui démontrent
« [... ] des prodigieuses puissances, diversité, réussite de l'application universelle, et de
l'impeccabilité [... ] des TIC}) (Ellul, 1988, p. 26).
Thierry Breton, pour sa part, invoque une vision plus réaliste des impacts des TIC quant à
la compétitivité et la productivité. Il rappelle que malgré l'investissement considérable dans
les TIC, les promesses n'ont pas été tenues:
Il n'en reste pas moins que, fait unique dans l'histoire économique moderne, en ce qui
concerne le secteur des services, une somme massivement investie sur une aussi longue
période n'a pas tenu ses promesses: on ne produit ni plus, ni moins, ni moins cher... Ce
qu'on a injecté en amont n'est pas ressorti, n'a pas été restitué par le système (Breton,
1992, p. 44).
Est-ce que les TIC ont réellement tout bouleversé? Certes, les TIC sont omniprésentes
dans presque tous les domaines de notre univers quotidien. Elles ont maintes fois suscité un
enthousiasme débridé et font souvent l'objet de discours très optimistes et progressistes. Les
TIC sont le fruit d'innovations et du développement de la micro-électronique. Depuis les 20
dernières années, et surtout avec l'utilisation de l'ordinateur personnel et d'Internet, les TIC
ont envahi à peu près tous les domaines de l'activité humaine. Tous ces développements ont
préparé le passage de la société industrielle vers la société de l'infonnation, qui est souvent
décrite comme une société idéale.
d'égalité. Sur le fil conducteur de ces promesses, la présente recherche vise à vérifier si les
TIC ont rempli leurs promesses et sont garantes de progrès dans la société actuelle. Elle
permettra, nous l'espérons, de mettre en évidence, en comparant les différentes perspectives
quant aux impacts des TIC sur la société, ses discours divergents, autant ses promesses que
ses déconvenues, de donner une représentation éclairante sur le progrès attribuable à
l'avènement des TIC. Nous désirons ainsi vérifier si les promesses des TIC tiennent de
l'utopie ou de la réalité.
Afin de situer le lecteur par rapport au thème traité, des définitions sont données.
D'abord, celle du paradigme technologique dont le cœur est le calcul et dont l'origine
remonte à l'invention de la cybernétique. La deuxième définition est celle de la société de
l'information qui est aussi issue de la cybernétique et qui est le fruit d'une vision d'un monde
idéal qui communique tous azimuts. Un autre élément décrit est celui de la nouvelle
économie, née de l'avènement des TIC qui ont permis la mondialisation des marchés et des
économies de la planète.
Le second chapitre permet de présenter deux visions théoriques opposées envers les
impacts des TIC. La première vision est celle de deux auteurs, Manuel Castel1s et Hervé
Fischer, qui considèrent les TIC comme un facteur contribuant au progrès et à
l'accroissement de notre bien-être dans la société. Ils décrivent avec optimisme les prouesses
technologiques de la société de l'information et les perspectives qu'elle ouvre ainsi que les
changements historiques qui s'opèrent grâce aux TIC.
La seconde vision, à l'opposé de la première, est représentée par Jacques Ellul et Thierry
Breton. Ils représentent un courant plus pessimiste et analysent l'avènement des TIC et
l'impact sur la société en jetant un regard très critique à leur égard. Ils dénoncent le fait
qu'elles n'aient pas rempli les promesses dont celles de l'économie de l'immatériel et de la
productivité, et démystifient le discours sur les changements technologiques qui contribuent
au progrès de la société. Pour ces derniers, les TIC ont produit un spectaculaire effet de
spéculation à travers la planète, dérivant des possibilités que comporte leur potentiel à ajouter
une valeur au développement des différents secteurs de la société. Dans cette vision,
l'informatisation comporte un mouvement qui inhibe la contestation des technologies, cela
équivalant à être contre l'avancement et le progrès.
L'objectif de cette recherche est de vérifier si les promesses que laissaient miroiter les
TIC tiennent de l'utopie ou de la réalité. Ce chapitre rappelle brièvement les grandes lignes
de l'histoire de l'avènement des TIC. Nous verrons ensuite le rapport mythique entre
l'homme et la machine, et comment l'humain a perpétué à travers les âges le désir de se
réincarner à travers la technologie et la machine. Des défiIÙtions relatives au thème des
promesses des TIC envers la société sont ensuite données.
Les TIC sont venues bousculer, spécialement à l'aube des années 1980, tous les
domaines de l'activité humaine. C'est une révolution qui « [... ] entraîne une série de ruptures
dans les fondements matériels de l'économie, de la société et de la culture» Castells (2001,
T 1, p. 55). Un minuscule dispositif électroIÙque, le transistor, qui est à l'origine de ces
bouleversements.
Le transistor, inventé en 1948 par Shockley, Brattain et Bardeen (Crowley, 1970, p. 5),
ainsi que le circuit intégré découvert en 1957 par Jack Kilby et surtout la découverte du
microprocesseur en 1971 par Ted Hoff (Castells, T l, 2001, p. 67), ont contribué à ce que les
TIC investissent très rapidement tous les secteurs de la société et les influencent. Le secteur
8
Les impacts des TIC sur la société ont fait et font encore l'objet de plusieurs débats: la
tertiarisation de l'économie (Daniel Bell'; Ellul, 1988, p. 36); l'informatisation comme une
«troisième vague» (Alvin Toffle~) décrivant l'informatique comme la vague postindustrielle
après celles de l'agriculture et de l'industrie; l'information economy; et l'information society
1 Bell, Daniel. 1973. The Coming ofPost-Industrial Society, New-York: Basic Books
L'avènement des TIC, même s'il ne s'est matérialisé que depuis une cinquantaine
d'années en réalité, est le reflet d'une longue série d'évolutions à travers les âges, les
croyances et la mythologie.
La fascination de l'homme pour l'ordinateur, les automates et les robots était présente dès
les premières civilisations humaines. Elle cache l'angoisse de l'homme face à son existence:
« La machine, dont le mythe est la clé de la pensée rationnelle, permet d'occulter l'angoisse
originelle de l'être humain sur le sens de sa propre existence» (Halary, 1984a, p. 301). En
nos temps modernes, la définition d'un automate est la suivante: « Appareil ou ensemble
d'appareils capable d'effectuer un certain travail ou de remplir une certaine fonction, soit
sous la conduite d'un opérateur, soit d'une manière autonome. » (Larousse, 1997). Cette
définition est le reflet d'une longue série d'évolutions à travers les âges, les croyances et la
mythologie. En fait, l'homme a depuis toujours tenté de simuler la vie humaine, tentative,
affirme Halary, de se perpétuer en tant qu'espèce, de sonder son futur imprécis ainsi que les
espaces qui l'entourent (Halary, 1984a, p. 301).
siècles. Au nI" siècle avant Jésus-Christ, Ctésibios, en Grèce, et Chin Shih Huang, en Chine,
développent des instruments musicaux pneumatiques et hydrauliques. Héron, au temps du
règne d'Alexandrie, en Égypte, rédige le Traité des automates qui décrit les représentations
théâtrales effectuées à l'aide de figures mobiles (Halary, 1984a, p. 302). L'empire byzantin a
repris cet héritage pour le transmettre aux Arabes qui continuèrent à créer des représentations
artificielles dont une des plus connues est l'horloge à éléphant d'AI-Jazari, mathématicien
marocain du rxe siècle (Halary, 1984a, p. 303).
La séduction qu'exerçaient les automates de toutes sortes n'en a pas diminué pour autant.
L'automate était considéré comme un objet de raffmement alliant la technique et l'art. Il était
le privilège des rois et s'échangeait entre les puissants du monde en guise de reconnaissance
et d'estime. La fascination pour l'automate ne s'arrête cependant pas aux objets articulés
mécaniquement qui ont connu leur apogée au XVIIIe siècle. Le Dr Frankenstein, sorti de
l'imagination de Mary Shelley, incarne, en 1818, une créature pseudo-humaine, produit de la
science et du savoir-faire technologique qui prend le relais de l'automate mécanique (Halary,
1984a, p. 306). La révolution industrielle et les techniques du cinéma changent cependant le
cours des représentions des automates.
Il
Karel Çapek, dramaturge et écrivain tchèque, dans sa fable philosophique Rossum 's
Universal Robot, exacerbe l'utopie qu'entretient l'homme envers la machine et
particulièrement envers le robot. Le mot robot provient du tenue tchèque robota signifiant
« travail forcé» (Rochon et Bourgie, 1982, p. 6). Çapek traitait d'un thème qui rejoignait les
« [... ] racines mêmes de l'angoisse humaine» (Halary, 1984a, p. 309) en faisant en quelque
sorte revivre la fable du Golem de Prague. Mais cette fois, c'est la machine et non une
créature d'argile qui, en principe, devait protéger l'époque de l'industrialisation. Le cinéma a
grandement contribué à populariser le robot avec une riche filmographie de science-fiction
dont le cycle de Star Wars.
Les romanciers ne sont pas en reste, dont Isaac Asimov qui a forgé le tenue robotique en
1951 (Halary, 1984a, p. 310). L'industrialisation de l'après seconde Guerre mondiale et la
production de biens de consommation de masse ont par ailleurs ouvert la porte des usines aux
robots industriels et au mythe qui s'y rattache.
Selon Halary, « l'origine mythique du robot oscille entre des contingences militaires et
des velléités d'ordre altruiste» (Halary, 1984b, p. 83). Les robots servent à remplir des
missions dangereuses en zone de guerre, à accomplir des tâches répétitives dans les usines
ou, dans le domaine médical, à remplacer des membres (Ha1ary, 1984b, p. 83).
12
Se succèdent depuis des innovations, notamment les avancées technologiques qui ont
propulsé le perfectionnement des machines, des robots et des automates désignés aujourd'hui
par le vocable ordinateur. L'utopie demeure cependant entière car, à notre siècle, la
manipulation génétique et la création d'androïdes enflamment de plus belle l'imagination de
l'homme. Cette persistance des humains à rechercher le sens de leur existence s'exprime
peut-être à travers les croyances, les rites et la pensée magique qui les habitent depuis des
millénaires.
Depuis la nuit des temps, l'homme entretient un véritable culte envers la machine.
Jacques Ellul cite J. Neyrinck4 , qui assimile le rapport de l'homme avec l'informatique et
l'ordinateur à un « culte initiatique» (Ellul, 1988, p. 515), traitant l'information, substance
immatérielle et mystérieuse, qui répond à l'antique hantise de concevoir une créature
(l'automate) à son image. Les origines de la création de l'univers représentée par la célèbre
fresque de Michel-Ange, La création d'Adam, évoque « l'archétype de la représentation du
robot et de son inventeur humain» (Halary, 1984a, p. 302).
Malgré l'origine des technologies numériques, basées sur des sciences pragmatiques et
associées à la gestion et à l'économie, ces dernières ont « donné son envol à un imaginaire
exalté, un imaginaire transcendantal évoquant un nouvel avatar de la magie, de la religion
[... ] » (Fischer, 2001, p. 41). Jacques Ellul signale un « basculement socio-économique de
l'être humain entier» (Ellul, 1988, p. 236), une mutation dans un univers fictif « dans lequel
s'incarne le sentiment religieux de l'homme» (Ellul, 1988, p. 236). L'ensemble des objets de
cet univers « prend une dimension fabuleuse» (Ellul, 1988, 237) par le sentiment de
puissance qu'il donne mais aussi par « le secret qu'il contient et son fond de terreur sacrée
que nous retrouvons face à la désintégration de l'atome» (Ellul, 1988,237).
Finalement, Thierry Breton décrit bien l'importance des découvertes comme les TIC
sur la société et les personnes qui la composent: « [elles] créent toujours une rupture dans
l'histoire quand elle rencontre des besoins humains et des potentialités de mieux-être »
14
(Breton, 1992, p. 185). Il cite l'exemple de la révolution industrielle, qui s'est déroulée tout
au long du xrxe siècle, exigeant de l'esprit humain de se libérer du réel immédiat et de sa foi
religieuse jusqu'à insuffler l'idée que le savoir« pouvait conférer un pouvoir sur les choses»
(Breton, 1992, p. 186) et pennettre de diffuser « l'esprit des Lumières» (Breton, 1992,
p. 186). Breton nous fait cependant remarquer que la « valorisation de la liberté et de son
pouvoir» (Breton, 1992, p. 186) s'est transfonnée en un besoin compulsif de changement et
a fait oublier que le progrès peut devenir une valeur, et la technique, un moyen pour y
accéder (Breton, 1992, p. 186).
La présente section pennettra de défmir des notions liées au thème traité dans cette
recherche, soit les promesses des TIC. Ces définitions pennettront de mieux comprendre le
contexte entourant l'utilisation des TIC et les aspirations qu 'y investit la société.
Les ingénieurs ont, d'abord dans les domaines militaire et architectural, et ensuite dans le
domaine industriel, appliqué à la technique les recettes de la mise en calcul de la raison. Pour
faire la guerre, les ingénieurs de Charles VIII au XV· siècle ont établi des tables de tirs à
l'aide du calcul, préfigurant l'usage de l'ordinateur durant la guerre 1939-1945 pour calculer
les tirs balistiques (Breton et Proulx, 2002, p. 280). Les artisans ont vu leur talent et leurs
techniques transmis de manière informelle, être remplacés par le « savoir formel de
l'ingénieur» (Breton et Proulx, 2002, p. 281) dans les projets architecturaux. C'est à la fin du
XIX· siècle que le domaine industriel vit se développer « l'âge d'or du calcul appliqué à la
technique» (Breton et Proulx, 2002, p. 280). La dernière guerre en fut une technique, et la
bombe atomique, le fruit du travail des ingénieurs sur la base des théories des physiciens
(Breton et Proulx, 2002, p. 281). La formalisation de la notion d'algorithme dans un
calculateur, idée du mathématicien anglais Alan Turing, annonce la conception du monde par
le calcul et constitue l'un des « fondements théoriques de l'informatique moderne» (Breton
et Proulx, 2002, p. 282).
16
La stratégie autour de la guerre froide et le contexte politique entre l'Est et l'Ouest ont
contribué au développement du système Semi Automatic Ground Environnement (SAGE)
(Breton et Proulx, 2002, p. 288), ensemble d'ordinateurs reliés en réseau et couvrant les
États-Unis. Internet est le descendant direct de cette stratégie militaire, mais c'est aussi le
résultat, grâce à ces efforts de coopération scientifique, « (00'] d'initiatives technologiques et
d'innovations contre-culturelles (... ] » (Castells, 2001, T l, p. 72). Ainsi, le réseau
ARPANET, en 1969, fut le fruit de l'Agence pour les projets de recherche avancée du
département américain de la défense, et il permit l'interconnexion d'un ensemble
d'ordinateurs de différentes universités de la côte ouest des États-Unis (Castells, 2001, T l,
p.73).
Les intérêts économiques liés à la mondialisation ont été favorisés par l'avènement des
TIC et le caractère du paradigme informationnel.
Le marché mondial des échanges de capitaux n'est pas nouveau, car il existe depuis le
xvr siècle en Occident (Castells, 2001, T l, p. 136; Breton et Proulx, 2002, p. 303). Il s'est
cependant amplifié depuis les années 1950, et la planète est devenue le terrain de jeu des
entreprises du monde capitaliste. Ce qui est distinct de 1'« économie mondiale» et dopé par
les possibilités des TIC, c'est 1'« économie globale », celle qui fait référence à la
mondialisation des marchés et qui, grâce aux TIC, fonctionne en temps réel et de manière
interactive, et ce, mondialement (Casteils, 200 l, T l, p. 136).
communication» (Breton et Proulx, 2002, p. 302) qui pouvait constituer une alternative à
l'organisation politique de la société de l'époque. Dans cet ordre d'idée, et s'intéressant aux
travaux du père de la cybernétique Norbert Wiener, un dominicain, Dominique Dubarle, a
publié, le 28 décembre 1948, dans le journal Le Monde un article intitulé « Vers la machine à
gouverner - une nouvelle science: la cybernétique» (Breton et Proulx, 2002, p. 302). Ces
discussions autour des « machines à gouverner» rationnellement la société en lieu et place
des gouvernements laissaient présager une « unification au niveau planétaire, vers un
gouvernement unique de la planète» (Breton et Proulx, 2002, p. 302). Ce que La société
recherchait à travers cette vison était un « monde communiquant (sic) idéal » (Breton et
Proulx, 2002, p. 312).
Cette idéologie à la base de la société idéale comporte une forte connotation utopique et
religieuse. C'est un discours qui porte sur le sort ultime de l'homme et du monde, et il
réveille des prophéties comme celle la noosphère, cette thèse de Teilhard de Chardin selon
laquelle 1'humanité allait être prise en masse par les machines (Mattelart, 2003, p. Ill). On
constate cependant que cette promesse d'une société idéale n'est peut-être pas à la portée de
tous les peuples: « Or la société promise dont est créditée la nouvelle matière première
[l'infonnation], ne délivre son sens que dans une configuration géopolitique. Les visions
instrumentales du cyberespace contribuent à le faire oublier» (Mattelart, 2003, p. 3).
19
Les possibilités d'inégalités dans la société de l'information sont élevées. Les plus
puissants peuvent faire régner la loi et la possession des TIC peut devenir entre leurs mains
« [... ] un potentiel liberticide très important. Une société de l'information peut devenir
rapidement une société totalitaire» (Breton et Proulx, 2002, p. 332). Les tenants du
libéralisme prônant la globalisation des marchés monétaires n'ont pas comme mission de
promouvoir l'égalité et la démocratie, et le clivage entre ceux qui peuvent et ceux qui ne
peuvent pas accéder à cette société de l'information peut créer un monde séparé entre les
inclus et les exclus (Breton et Proulx, 2002, p. 332). La manière dont s'effectue le
déploiement des TIC en Chine à l'heure actuelle est représentative de l'attitude des
multinationales américaines ainsi que de la canadienne Nortel, dans un marché qu'ils jugent
devoir desservir à l'ère de la société de l'information. Des entreprises comme Yahoo,
Google, Microsoft, Cisco et Nortel, fournisseurs d'équipements et de services des TIC,
collaborent avec les autorités chinoises « dans leurs opérations de surveillance et de
répression de la liberté d'expression» (Desrosiers, 2006, p. B 5). La société de l'information
a engendré un nouveau type d'activités économiques et les TIC sont à la base d'une nouvelle
économie.
20
La nouvelle économie, qui est directement associée à l'avènement des TIC, est un
concept encore imprécis à ce jour, enfin pour certains chercheurs: «L'expression nouvelle
économie est plutôt vague et se prête à différentes interprétations» (Sharpe et Gharani, 2002,
p. 821). Généralement, cette expression réfère au fait que l'ancienne économie, celle associée
à l'ère de l'industrialisation, serait en train d'être remplacée par une économie dont les règles
et les principes ont changé, et ce, de manière durable. La principale caractéristique de la
nouvelle économie tiendrait au fait que la tendance soutenue de la croissance et la hausse de
la productivité sont l'effet de l'application générale des TIC. Une interprétation courante veut
que les milliards de dollars investis ces dernières années dans les TIC constituent le moteur
de la prospérité économique (Sharpe et Gharani, 2002, p. 819). Les avis sont partagés sur
cette nouvelle ère, et certains chercheurs sont sceptiques devant les résultats de l'économie et
ils croient que la hausse de productivité conséquente à l'avènement des TIC est passagère.
Castells, pour sa part, affirme qu'une nouvelle économie est apparue durant les
25 dernières années et qu'elle est universelle. Ilia nomme « informationnelle, globale et en
réseaux ». Elle est caractérisée par un formidable gain de productivité et de croissance suscité
par la révolution des TIC (Castells, 2001, T l, p. 109). Castells explique encore que la
nouvelle économie a surgi pour de bon aux États-Unis durant la période 1994 à 1999 alors
qu'un formidable essor économique est le fait, moment de rupture historique, de cette
révolution des TIC. En cela, il dit ses propos corroborés par Alan Greenspan, le président de
la première institution bancaire américaine, la Federal Reserve Banle Ce dernier estime que
la croissance de la productivité n'est pas une situation éphémère (Castells, 2001, T l, p. 124).
Il faut mentionner que ces résultats exceptionnels survenus aux États-Unis ne sont pas à
l'image des autres pays, dont le Canada qui n'a pas connu les mêmes performances. Cet écart
entre les performances des États-Unis et des autres pays industrialisés - dont le Canada - a
un nom: le paradoxe des TIC ou encore paradoxe de la productivité des TIC.
Le paradoxe des TIC est cette énigme qu'a mise au jour l'économiste gagnant du prix
Nobel en 1986, Robert Solow. Il a relevé des écarts importants entre les investissements
massifs dans les TIC et les retombées non concluantes de ces investissements dans
21
l'économie, notamment dans la productivité (Rao et Sharpe, 2002, p. 818). Le Canada est aux
prises avec cette énigme et constate, pendant que les taux de croissance de la productivité ont
graduellement atteint des taux élevés aux États-Unis grâce aux TIC, que sa croissance n'est
pas du même ordre malgré des investissements massifs dans les TIC.
Plusieurs chercheurs et économistes canadiens ont adhéré, ces dernières années, à la thèse
de la nouvelle économie et considèrent que les TIC ont « amélioré l'efficience dans presque
tous les secteurs de l'économie» (Sharpe et Gharani, 2002, p. 827). Ces chercheurs estiment
que si les secteurs de l'économie continuent d'adopter les TIC et soutiennent une
augmentation de leur productivité, la croissance se maintiendra. Les entreprises canadiennes
ont investi beaucoup plus dans les TIC à partir de 1995, et les intervenants du monde
économique ainsi que les chercheurs s'attendent à des effets positifs de ces investissements
sur la productivité des entreprises canadiennes au cours des prochaines années. Pour ces
raisons, le gouverneur de la Banque du Canada (année 2000), Gordon Tlùessen, a souligné,
dans une déclaration sur la nouvelle économie, le lien entre l'augmentation de la productivité
et les progrès rapides des TIC. M. Tlùessen émet malgré tout une réserve quant à savoir si
cette tendance est durable ou passagère (Sharpe et Gharani, 2002. p. 847). Pour sa part, Paul
Martin, ancien ministre des Finances, a appuyé, à la même époque, la thèse de la nouvelle
économie « définie comme étant une forte croissance de la productivité tendancielle »
(Sharpe et Gharani, 2002, p. 847).
D'autres chercheurs sont en opposition avec la thèse d'un changement durable quant à la
croissance de la productivité résultant de l'adoption des TIC par les organisations dont Robert
Gordon, Paul Krugman et Robert Solow (Sharpe et Gharani, 2002, p. 833; Castells, 2001, T I,
p. 126). Gordon affirme qu'Internet, par exemple, «n'est pas une invention de premier ordre,
à la différence des inventions du passé qui ont donné lieu à des produits ou des activités
entièrement nouveaux » (Sharpe et Gharani, 2002, p. 833). De plus, Gordon soutient
globalement que les TIC sont soumis aux lois économiques des rendements décroissants qui
font que les avantages liés aux ordinateurs se situent plus dans le passé que dans l'avenir.
Finalement, Gordon explique que les secteurs producteurs de TIC ont vécu une croissance
exceptionnelle, mais qu'il n'existe que des preuves limitées au fait que les secteurs
22
utilisateurs des TIC ont profité d'une croissance de la productivité (Sharpe et Gharani, 2002,
p.833).
Les incompatibilités dans les analyses respectives des adeptes de la nouvelle économie et
des chercheurs et économistes plutôt sceptiques quant aux bienfaits de la nouvelle économie
dont le moteur sont les TIC laissent planer un doute quant à leur apport à l'amélioration du
bien-être de la société.
1.2.4 Le progrès
Les TIC sont souvent identifiées comme étant synonyme de progrès. li faut dire que
depuis plusieurs années, les médias ont contribué à propager l'idée que l'adhésion à la société
de l'infonnation est un gage d'épanouissement et d'évolution. L'adoption et la possession des
TIC sont la marque de ceux qui sont branchés, modernes et qui contribuent au progrès
(Wolton, 2000, p. 86; Ellul, 1988, p. 26). D'ailleurs, certains jugent de l'indice de
développement des pays en fonction du taux de branchement des ordinateurs à Internet
(Wolton, 2000, p. 86). Le progrès technologique est souvent perçu en tant que libérateur de
l'effort physique et vecteur du développement des capacités d'utilisation de notre potentiel
d'innovation et de notre intelligence (Fischer, 2001, p. 247; Castells, T 1, p. 309).
L'avènement des TIC et de la société de l'infonnation est aussi associé à la conquête d'un
monde meilleur, plus égalitaire, solidaire, transparent, plus prospère et plus démocratique
(Breton et Proulx, 2002, p. 312; Mattelart, 2003, p. 3).
Nous sommes donc, avec l'entrée dans la société de l'information et ses espoirs d'un
monde meilleur, confrontés à des enjeux de nature économique. L'enjeu du progrès par les
TIC semble en équilibre sur une crête qui voit d'un côté les idéaux d'égalité, de fraternité et
de mieux-être véhiculés avec la société de l'information et, de l'autre, les logiques de pouvoir
et des intérêts économiques (Wolton, 1997, p. 242).
Les TIC font dorénavant partie de notre quotidien, et la société assiste au développement
de ses multiples applications qui contribuent à influencer notre manière de vivre et de penser.
Le rapport de la société en général et de l'homme en partic,ulier envers les TIC oscille,
comme on a pu le constater dans les sections précédentes, entre l'utopie et la réalité. Depuis
des siècles, l'homme éprouve de la fascination pour la technologie et tente de se réincarner
dans la machine.
Certaines controverses émergent quant à la nature des changements suscités par les TIC.
Le paradigme informationnel sous-tendrait la volonté d'établir un nouveau « système du
monde» (Breton et Proulx, 2002, p. 282) et desservirait les tenants de l'hyperlibéralisme
économique (Breton, 1992, p. 34). La société de l'information, porteuse de valeurs de liberté,
de démocratie, de développement pour l'humain, est contestée « L'informatique créatrice de
liberté est un mythe et rien d'autre» (Ellul, 1988, p. 502), « Le Web devient la figure de
l'utopie, d'une société où les hommes sont libres [... ] »(Wolton, 2000, p. 88).
Nous faisons l'hypothèse, en analysant les impacts réels des retombées des TIC dans la
société, que ces dernières n'ont pas rempli les promesses qu'elles laissaient présager en
regard des aspirations de progrès pour l'homme et la société.
lA Méthodologie
Le corpus utilisé pour la recherche comprend, d'une part, les discours tenus par deux
catégories d'auteurs, les uns adhérant aux vertus des TIC, les autres constatant les utopies et
les déconvenues inhérentes à l'avènement des TIC et de la société de l'information. D'autre
part, des statistiques officielles de Statistiques Canada, des documents de recherche
d'Industrie Canada, des résultats de recherche de groupes spécialisés ou d'agences
gouvernementales sont consultés afin de dégager l'état de la situation quant à l'impact des
TIC dans la société.
25
L'analyse porte sur ce corpus et consiste à effectuer une revue documentaire qui
permettra d'établir un parallèle entre les discours, les statistiques et les résultats de recherches
relatives à l'impact des TIC dans la société. Nous pourrons ainsi établir si les TIC ont
contribué au progrès de la société et ont rempli les promesses qu'elles laissaient présager, ou
s'il s'agit plutôt d'utopies.
CHAPITREll
L'objectif de ce chapitre est de mettre en relief les discours, les thèses et les visions de
certains auteurs dont l'intérêt principal est d'explorer les conséquences de l'avènement des
TIC dans la société. La question centrale est la suivante: les promesses de progrès,
d'épanouissement et de bien-être pour la société, véhiculées avec le déploiement des TIC,
tiennent-elles de l'utopie ou de la réalité? Les discours se divisent entre ceux qui voient dans
l'avènement des TIC le signe du progrès et d'un avenir porteur de promesses et ceux qui, au
contraire, dénoncent la fascination et l'utopie entretenues autour des TIC.
Cette section regroupe deux auteurs, Manuel Castells et Hervé Fischer. Castells décrit le
triomphe des TIC. Elles seraient le fondement d'une « société en réseaux », où
s'interconnectent tous les secteurs d'activité et par laquelle est née une nouvelle économie
basée sur l'information et l'adoption des TIC par les entreprises. Cette nouvelle société donne
lieu à une nouvelle forme de capitalisme, le « capitalisme informationnel », qui donne des
opportunités formidables aux travailleurs et est garant d'une productivité stimulée par une
interaction entre la technologie et l'information qui la perfectionne sans cesse.
Hervé Fischer prévoit l'accession, grâce aux TIC, à une nouvelle et puissante civilisation,
forte de multiples innovations technologiques qui promettent un pouvoir prodigieux de
communication entre les hommes. L'Âge du numérique permet de profiter d'une économie
renouvelée et productive, et ouvre la voie au développement humain.
27
Manuel Castells s'est d'abord intéressé à la sociologie urbaine, mais ses travaux
s'orientent ensuite vers la société de l'information et de la communication, thème qui
s'impose à lui vers 1983 alors qu'il enseignait à l'université de Berkeley et que la Silicon
Valley, localisée tout près, manifestait une effervescence « à la fois technologique,
économique et culturelle5 » remarquable. Ses observations et ses recherches quant aux
changements qui s'opèrent dans la société, sous l'effet des TIC, l'a conduit à écrire la trilogie
L'ère de l'information (La société en réseaux, 2001, Le pouvoir de l'identité et Fin de
millénaire, publiés en 1999). Dans les prochaines pages, et afin de contribuer au suj et de la
présente recherche, nous exposons le point de vue de Manuel Castells en ce qui concerne
l'importance de l'avènement des TIC dans notre société et présentons sa conception du
paradigme de la technologie de l'information. Nous abordons finalement sa thèse du
capitalisme informationnel et sa vision de l'emploi dans la société de l'information.
Selon Castells, nous vivons l'un de ces rares moments de l'histoire de l'humanité qui
prépare l'ère suivante: « Un intervalle que caractérise la transformation de notre culture
matérielle par la mise en « œuvre» d'un nouveau paradigme technologique organisé autour
des technologies de l'information» (Castells, 2001, T 1, p. 54). Les TIC représentent, selon
Castells, un changement aussi capital que la révolution industrielle du :XVIIIe siècle car elles
entraînent une brisure dans les structures de notre société: « [... ] elle[s] entraîne[nt] en effet,
une série de ruptures dans les fondements matériels de l'économie, de la société et de la
culture» (Castells, 2001, T l, p. 55). Tout comme l'ont été les nouvelles sources d'énergie à
l'époque de la révolution industrielle, les TIC seraient le vecteur de la transformation que
nous vivons (Castells, 2001, TI, p. 55). Ainsi s'articule une nouvelle économie dont les TIC
sont le moteur et dont l'information est le carburant qui s'irrigue dans les réseaux de
télécommunication réticulaires autour de la planète. Cette nouvelle ère permet à la société de
se libérer des forces de la nature pour atteindre le niveau du savoir et entrer dans la société de
l'information (Castells, 200 l, T 1, p. 584).
5 Tiré d'une présentation rédigée par M. Paul R. Bélanger du CRISES de l'UQÀM lors de la visite
de Manuel Castells à l'UQÀM en mars 2004.
28
Pour souligner le caractère particulier des bouleversements suscités par les TIC et leur
interaction avec l'économie et la société, Castells emprunte à Christopher Freeman sa
défmition du paradigme de la technologie de l'information:
6 Le lecteur voudra bien noter que dans le présent ouvrage, les tennes : Technologies de
l'information et de la communication (TIC) et Technologies de l'information sont équivalents. Bien
que l'un ou l'autre tenne soit utilisé par différents auteurs, ils réfèrent tous deux à la technologie de
traitement et d'exploitation de l'infonnation qui est acheminée par des équipements de
télécommunication. C'est pour respecter la terminologie employée par différents auteurs si l'un ou
l'autre tenne est utilisé.
7 Freeman, Christopher. 1988. in Dosi et al., Technical Change and EconomicTheory, Londres:
Pinter
29
Tableau 2.1
Caractéristiques du paradigme de la technologie de l'infonnation selon Manuel Castells
Caractéristiques Remarques
Les technologies agissent sur l'infonnation L'infonnation est la matière première des
TIC
L'omniprésence des effets des nouvelles Tous les processus de notre vie quotidierme
technologies sont modelés par les TIC
La logique en réseau Tout système ou groupe de relations utilisant
ces nouvelles technologies sont reliés entre
eux
La souplesse des composantes La technologie pennet des changements
rapides des configurations des organisations
La convergence croissante des technologies Les dormées numérisées devierment de plus
en plus universelles et peuvent être utilisées
par différentes TIC
Les fondements de l'économie capitaliste ont subi une révolution par une restructuration
totale qui crée un « nouveau système techno-économique [qui] peut être légitimement
qualifié de capitalisme informationnel» (Castells, 2001, T l, p. 42). Sa concrétisation se
manifeste dans la nouvelle économie « stimulant la croissance de la productivité et la
concurrence économique» (Castells, T l, p. 189). Les TIC et l'apparition du nouveau
paradigme des technologies de l'infonnation pennettent la transfonnation de l'infonnation
qui devient le principal produit du processus de production (Castells, 2001, T l, p. 110). Cette
nouvelle activité économique réticulaire est appelée à créer son propre progrès en se
perfectiormant grâce à la technologie qu'elle met en œuvre. En effet, Castells y voit un
30
progrès circulaire, si l'on peut dire, car cette économie en réseau touche tous les domaines de
l'activité humaine qui dorénavant s'interconnectent, et elle devient « [... ] de plus en plus
capable d'appliquer les progrès de sa technologie, de son savoir et de sa gestion à la
technologie, au savoir et à la gestion eux-mêmes» (Castells, 2001, T l, p. 110). Le résultat de
cette amélioration des TIC sur elles-mêmes grâce au savoir et à l'information ne peut résulter,
selon Castells, qu'en productivité et en efficacité:
Ce que Castells relève, lorsqu'il évoque le « cercle vertueux» entre les TIC et leur
application dans tous les secteurs de la société, tient surtout à la convergence des TIC et les
capacité de la logique de réseaux. L'interdépendance entre les différentes applications des
TIC, créée par l'utilisation de l'information numérisée et de plus en plus universelle, permet
de raffiner ces différentes applications et leur gestion. Ainsi, autant les secteurs de la vente au
détail que les manufacturiers et fournisseurs de produits pourront bénéficier des applications
des TIC, l'ensemble de ces intervenants partageant les mêmes informations numérisées. De
surcroît, ces mêmes intervenants pourront améliorer la gestion de leurs secteurs respectifs en
améliorant les TIC utilisées pour exploiter l'information.
p. 195). Castells situe donc les marchés financiers gérés à l'aide des technologies de
l'information et de la communication comme le nœud de la nouvelle économie (Castells,
2001, T l, p. 197).
L'industrie même des TIC a contribué à changer la face de l'économie. Cette industrie a
stimulé l'économie par les attentes que les investisseurs ont placées en elle. Selon Castells,
les investissements massifs en capital de risque qui ont fait pousser une multitude
d'entreprises liées à Internet et qui ont fait l'objet de spéculation et de surévaluation
démontrent non pas un mirage financier, mais bien le potentiel que ce secteur d'entreprises
détient. Ce secteur, submergé par l'argent, a ainsi l'opportunité d'innover et de stimuler la
croissance et l'économie (Castells, 2001, T 1, p. 194). On comprend ainsi que Castells
considère de telles activités spéculatives comme bénéfiques car elles engendrent plus de
croissance économique réelle que de pertes.
L'avènement des TIC ne produit pas de réduction du nombre d'emplois, nous dit
Castells: « La technologie de l'information ne produit pas en soi le chômage, bien qu'elle
réduise à l'évidence le temps de travail par unité produite» (Castells, T 1, p. 335). Les
emplois se transforment cependant en quantité et en qualité sous le capitalisme
informationnel. Ce qui caractérise le monde du travail dans l'économie informationnelle,
c'est sa mondialisation (Castells, 2001, T l, p. 168). Conséquemment, les travailleurs
32
Non seulement le nombre d'emplois n'est pas affecté directement par l'avènement des
TIC - car Castells affirme qu'il n'y a pas de relation directe et systématique entre la diffusion
des TIC et l'évolution du niveau d'emploi dans l'ensemble de l'économie (Castells, 2001,
T l, p. 334) - mais la nouvelle économie en expansion occasionnait une pénurie de main
d'œuvre au début des années 2000 (Castells, 2001, T l, p. 344). Le travail flexible constitue la
« ligne de partage informationnelle du travail» (Castells, 200 l, TI, p. 336) et se caractérise
par l'éclatement des standards qui ont régi le monde du travail jusqu'à maintenant, tels les
horaires et la localisation fixes. Cette forme d'organisation du travail serait bénéfique pour la
vie en société « [...] particulièrement l'amélioration des relations familiales et l'égalisation
des conditions entre les sexes» (Castells, 200 l, T l, p. 346). En somme, les TIC permettent
d'exploiter un formidable potentiel de flexibilité et d'adaptabilité de la main-d'œuvre en
diapason avec la mobilité des capitaux et les entreprises virtuelles rendues possibles grâce
aux réseaux (Castel1s, 2001, T l, p. 358).
Selon Fischer, la bataille des nouvelles technologies n'est plus à faire: elle est déjà
acquise. Sa réussite touche tous les domaines de l'activité humaine, et les TIC se sont
rapidement propagées, surtout dans les pays riches, c'est-à-dire 6 % de la population
humaine. Fischer estime qu'elles atteindront sans doute graduellement les pays du Sud pour
mettre fin à l'apartheid technologique actuel (Fischer, 2001, p. 14). En moins de 30 ans, les
TIC ont envahi la plupart des activités de notre quotidien et, à partir des années 1990, sous le
signe de la convergence numérique rapprochant l'informatique et les télécommunications,
s'est définitivement concrétisée la révolution technologique (Fischer, 2001, p. 20). C'est cet
élan qui a pennis le développement de multiples applications dans à peu près toutes les
sphères d'activités: « [...] les industries culturelles, le divertissement, le commerce
électronique, la télémédecine, etc., ouvrant la voie à de multiples innovations technologiques
et commerciales, et rapprochant les grands marchés» (Fischer, 200 l, p. 21). Pour Fischer, le
choc du numérique a été renforcé par le concept de la nouvelle économie qui s'est imposé à
la fin des années 1990 (Fischer, 200 l, p. 21).
34
Dans ses analyses, Fischer est partagé, d'une part, entre sa conviction envers les bienfaits
des TIC en tant que vecteur de progrès humain et, d'autre part, les risques que comporte
l'avènement des TIC pour l'humanité. On voit ici primer le souci de garder les valeurs
humaines au-dessus de la mêlée. Il décrie ainsi les possibles affres de l'ultralibéralisme qui
peut devenir la religion de la nouvelle économie ayant surgi grâce aux TIC.
L'ultralibéralisme signifie, selon lui, l'abolition de régulations et de « protections étatiques
artificielles » (Fischer, 200 l, p. 242) entre les pays au nom de la libre circulation des
personnes et des biens (Fischer, 200 l, p. 242). Face à cette perspective, Fischer réitère sa
confiance en l'être humain et oppose la nécessité de préserver la liberté par des règles de
gestion de la démocratie (Fischer, 200 l, p. 242). Il ne crie pas à la fin du monde, réitère sa foi
envers la croissance et le progrès par les TIC, et souligne l'opportunité de nous affranchir du
marchandisage, « (... ] c'est un monde que nous allons devoir apprendre à discipliner si nous
voulons y trouver notre compte en tant que sujets libres» (Fischer, 200 l, p. 243). Fischer est
aussi d'avis que les TIC n'en comportent pas moins un potentiel important pour le progrès
économique.
Pour les États-Unis, les prévisions sont à l'effet que d'ici l'année 2006, la moitié des
emplois auront un lien avec les technologies numériques (Fischer, 2003a, p. 286). L'ampleur
du phénomène de l'avènement des TIC a été souligné par le président de la Banque centrale
35
américaine, Alan Greenspan: « Une période d'innovation technologique qui n'arrive peut
être que tous les cinquante ans ou tous les cent ans ! » (Fischer, 2003a, p. 286). Fischer voit
dans cette nouvelle économie un paramètre significatif, les gains de productivité (Fischer,
2001, p.21).
La relève de la vieille économie, basée sur l'exploitation des ressources naturelles, nous
dit Fischer, est prise par la nouvelle économie qui « [... ] a aussi puisé une force de frappe
considérable dans ses capacités à augmenter la productivité, à créer des emplois qualifiés, à
espacer les crises économiques cycliques [... ] » (Fischer, 200 l, p. 21). La nouvelle économie
est soutenue par la « [... ] mutation de la nature du travail, qui fait moins appel à la force
manuelle et beaucoup plus à l'intelligence et à l'innovation. » (Fischer, 2003a, p. 286). Du
point de vue de l'emploi, elle change passablement la situation de ce marché: « L'exigence
de main-d'œuvre qualifiée, si elle crée du chômage dans un premier temps, permet
cependant, avec l'automatisation, d'augmenter sensiblement par la suite la qualité et la
rapidité de la production. » (Fischer, 2003a, p. 287). Bien que le volet économique ait donné
à la révolution numérique l'occasion de se déployer de manière plus apparente, Fischer y
décèle pour l'humanité un évènement plus important encore: la naissance d'une nouvelle
civilisation.
[00'] l'apparition des logiques et des technologies numériques constitue une révolution
beaucoup plus importante encore que celle qui a découlé de l'invention de l'imprimerie.
Nous entrons à coup sûr dans un nouvel âge de l'humanité: l'âge du nwnérique.
(Fischer, 200 l, p. 30).
36
C'est donc pour Fischer une chance unique qui se présente à l'humanité de participer à la
naissance de ce nouveau monde numérique, le « cybermonde » (Fischer, 200 l, p. 87). Un
monde d'expériences enrichissantes qui, bien qu'encore primitif, trace notre destinée
humaine (Fischer, 200 l, p. 75). Ce monde, tout en numérique, ouvre en outre la voie à la
diversité par la convergence. Même si l'économie de marché semble prendre le contrôle de la
convergence numérique des médias, des logiciels et des contenus, la nature même de la toile
Internet, nous dit Fischer, empêche la « domination d'un pouvoir central» (Fischer, 200 l,
p. 126) et favorise la diversité des contenus. Fischer nous invite à voir au-delà d'Internet
comme un « centre de télé-achats » car il possède de « formidables possibilités de
développement de communautés virtuelles, d'exercice de la démocratie électronique et de
contre-pouvoir [... ] » (Fischer, 2001, p. 126). Selon Fischer, le possible contrôle des
contenus et le déclin de la diversité des médias occasionnés par la convergence numérique
des TIC demeure totalement improbable (Fischer, 2001, p. 126). Non seulement Internet
exclut théoriquement la tutelle d'un pouvoir centralisé, nous dit Fischer, mais la démocratie
nous protège des monopoles (Fischer, 200 l, p. 126).
Bien qu'Internet exige des pays du sud la mise en place d'infrastructures teclmologiques
nécessaires à sa généralisation, il représente néanmoins un outil incomparable pour les faire
accéder à la société de l'information et du savoir (Fischer, 200 1, p. 283). Il permettra des
échanges culturels emichissants et une valeur sociale ajoutée très productive. Fischer est
d'avis que la démocratie gagnera du terrain grâce aux TIC, et que l'accès à Internet en
deviendra un indicateur. Que ce soit en Inde où ont été conçus des ordinateurs équipés
d'écrans tactiles pour parer aux barrières des langues, dans les régions rurales ou dans
37
d'autres pays du sud, où Internet permet de faciliter la gestion d'une petite entreprise, les TIC
peuvent, selon Fischer, combler l'aspiration du développement de l'humanité.
Hervé Fischer dépeint une révolution fascinante, celle du numérique, et l'accès à une
prodigieuse civilisation dont le primat est l'information numérisée et convergente dans tous
les domaines d'activité. Il voit dans les TIC non seulement l'opportunité d'affirmer les
valeurs humaines, mais aussi un vecteur de développement économique et de productivité.
Fischer adhère à la thèse d'un monde communicant idéal où tous les hommes profiteront de
cette connectivité prodigieuse qu'offrent les teclmologies.
Cette section, au contraire de la précédente, présente deux auteurs qui dénoncent les
discours qui auréolent souvent les TIC. Jacques Ellul est reconnu pour sa persévérance à
démystifier les effets des changements apportés par les teclmologies. Il dénonce l'emprise et
le conditionnement exercés sur la société par les TIC au nom du progrès, d'une croissance à
tout prix et de la productivité. Ses réflexions portent aussi sur les impacts dans le secteur de
l'emploi qui rendent nécessaires l'adoption de nouvelles stratégies de la part des entreprises.
Thierry Breton a constaté, en tant que ministre en France, que le progrès et la croissance
organisés en fonction des TIC était un mythe. Il s'est donné pour objectif de dénoncer les
illusions qui ont servi à échafauder la société de l'information pour sauver ce qui peut l'être,
et préparer les choix qui s'imposent car, selon lui, les promesses des teclmologies de
l'information et de la communication n'ont pas été tenues.
Jacques Ellul s'est employé, à travers des propos critiques, à démystifier et dénoncer les
utopies et déconvenues des discours quant aux présumés progrès suscités par les
changements teclmologiques. C'est dans son œuvre au titre évocateur, Le Blufftechnologique
38
Ellul considère le passage à la société informatisée et en réseaux dans les années 1970
comme l'accession à un nouveau modèle de société, modèle qu'on découvrait dans une « [... ]
somptueuse exubérance [et] la multiplicité innombrable des applications de l'ordinateur »
(Ellul, 1988, p. 33). À cette époque, le thème de la révolution informatique faisait florès, et
des auteurs tels Alvin Toffler et Jean-Jacques Servan-Schreiber prônant le modernisme
libéral, ou Steve Jobs et Bill Gates rêvant de révolution sociale par l'informatique,
enthousiasmaient l'imaginaire collectif (Breton et Proulx, 2002, p. 324). Cette nouvelle
société ne s'inscrit pas dans le prolongement des précédentes quant à son développement
technologique car le critère établi jusqu'alors pour marquer le progrès et le développement se
transformait radicalement (Ellul, 1988, p. 35).
Dans la société industrielle, l'efficacité était liée au gigantisme afin de produire de plus
en plus de matières, tandis que la société informatisée misait sur la réduction de taille des
équipements (par la micro-électronique) afm de produire, traiter et transmettre une nouvelle
matière: l'information (Ellul, 1988, p. 34). De même, la question de l'emploi relevait, dans la
société industrielle, d'un axiome simple: pour produire plus, il s'agissait d'augmenter la
force de travail. Ce calcul est inversé avec l'informatisation qui lie productivité avec
réduction de main-d'œuvre (Ellul, 1988, p. 37).
ce qui permettait à l'État d'investir dans le développement des services à la population, créant
des milliers d'emplois bien rémunérés. L'avènement des TIC, particulièrement dans le
secteur tertiaire, a résulté en décroissance de la main-d'œuvre dans ce même secteur au profit
de la bureautique et de l'informatique (Ellul, 1988, p. 37). Ellul insiste cependant sur
la nature des discours entourant la technologie et ses effets pour l'homme et la société.
Le mot technologie fait les manchettes depuis les années 1970, repris autant dans les
médias que par les politiciens. Il est utilisé tel un symbole de progrès, et Ellui nous rappelle le
sens premier de son étymologie: « discours sur la technique» (Ellul, 1988 p. 26). Selon
Ellul, on gratifie les techniques d'un discours séducteur qui, avec force, s'impose comme une
évidence.
Cet encerclement par l'évidence s'effectue par des voies et des voix innombrables, mais
il n'est possible que, précisément, par le prodigieux développement des techniques
modernes qui, en étant plus puissantes, donnent en même temps à l'homme le sentiment
qu'elles sont plus proches de lui, plus familières, plus individualisantes, plus personnelles
(Ellul, 1988, p. 62).
Ellul estime que la société a été entraînée dans un chemin aux horizons fascinants par
« [...] les théoriciens de la technique et les techniciens supérieurs [qui] ont considéré que le
seul bien pour l'homme était de l'adapter le mieux possible à cet idéal de perfection [... ] »
(Ellul, 1988, p. 63). Il considère que les politiciens et les économistes ont aussi participé à
cette orientation: « [ ... ] aussi l'intervention de politiques ou d'économistes qui ont considéré
que, étant donné la crise [économique des années 1970], le chômage, etc., la seule issue était
le développement extrême des techniques [...] » (Ellul, 1988, p. 63). Ellul déduit que
l'homme entraîné dans cette voie est un homme fasciné, « Tellement fasciné par le
kaléidoscope des techniques qui envahissent son univers qu'il ne sait et ne peut vouloir rien
d'autre que s'y adapter complètement» (Ellul, 1988, p. 63).
40
Dans ses ouvrages, Ellul dénonce en quelque sorte l'emprise que la technologie exerce
sur les activités humaines, au point que l'homme démissionne de son rôle d'artisan de la
société. Ce dernier s'intègre dans un système dont il ne comprend pas tous les enjeux mais
qui semble la seule voie à adopter. Pour cette raison, Ellul considère que ce mode
d'existence, conditionné par les technologies et le progrès qu'elles prêchent, éloigne l'homme
occidental de celui des autres sociétés. Il fait sans doute référence au fait qu'il existe, par
exemple, un groupe comme le G8 et d'autres groupes plus marginaux. C'est ce qui lui fait
sans doute dire: « [... ] nous accédons à un nouveau modèle de l'homme, en Occident. Ce qui
accroît, malgré les pieux discours politiques, la distance réelle entre cet homme occidental et
celui des autres sociétés» (Ellul, 1988, p. 64). Comme beaucoup d'auteurs, Ellul remet en
cause la notion de progrès associée aux technologies et véhiculée par la société
contemporaine.
Le progrès et la croissance qui accompagnent les discours sur les technologies, et tous les
efforts qui sont faits pour les faire adopter par la société, tiennent d'une philosophie qui
s'apparente à l'existentialisme, selon Ellul. Selon lui, ils conduisent à des comportements
absurdes de l'homme et de la société. Une innovation technologique lancée doit être adoptée,
quitte à créer des marchés et des utilisateurs qui sauront l'adopter s'il n'en existe aucun
(Ellul, 1988, p. 377). La prolifération des technologies dans tous les secteurs et tous les
41
Sur le plan du développement technologique des pays du sud, inciter ces derniers à
adopter ou leur imposer une voie de développement économique calquée sur le modèle
occidental est utopique et cache des intérêts, surtout si l'on considère que l'Occident produit
une grande quantité de biens pour lesquels le besoin est créé artificiellement (Ellul, 1988,
p. 386). Pour le tiers-monde, qui pourrait profiter des transferts technologiques Nord-Sud,
l'interférence des entreprises transnationales vient jouer contre les pays du sud qui se voient
imposer un système d'intérêts. Ce dont bénéficieraient les pays du tiers-monde est une
technologie qu'ils dirigeraient de manière autonome et en fonction de leurs propres besoins
(Ellul, 1988, p. 553). L'objectif qui est souvent évoqué pour soutenir la prolifération des
technologies est la productivité qui en résulte et qui alimente le progrès et la croissance.
d'accroître la productivité se résume au fait qu'au nom de cette seule fmalité, les grandes
entreprises ont un canal privilégié pour imposer à la société une technostructure propre à
desservir leurs intérêts.
Ellul nous amène, dans son cheminement sur l'analyse de la productivité, à en considérer
les effets dans un contexte de changement technologique. Ellul rappelle d'abord que l'idée de
productivité est très simple; grâce au développement de moyens techniques de production, il
s'agit d'obtenir, pour une même quantité de travail, une production de biens plus élevée
(Ellul, 1988, p. 554). Les différents facteurs de production entrant dans le calcul de la
productivité compliquent, principalement pour les services, le calcul de cette dernière car ils
peuvent varier grandement selon les biens produits. Or, les TIC sont pour une grande part
utilisées dans le secteur des services. Ellul nous indique que, généralement, quatre raisons
concourent à l'augmentation de la production: l'emploi d'autres facteurs de production, la
structure de main-d'œuvre, l'économie d'échelle et, fmalement, de nouvelles méthodes de
production grâce à des innovations technologiques qui, en principe, permettent d'atteindre la
productivité (Ellul, 1988, p. 555). Les entreprises contemporaines sont soumises à la loi
implacable de la croissance de la productivité à cause du « rétrécissement économique »
(Ellul, 1988, p. 556) du monde, par les activités économiques qui débordent les marchés
locaux ainsi que par toutes les transactions qui s'effectuent à travers un réseau de
télécommunication planétaire. Pour Ellul, la recherche de la productivité par des innovations
technologiques accélérées mène à un cul de sac car la croissance et le progrès ont pourtant
une fin. La productivité s'érige en doctrine et elle engendre des effets dont la société paie les
frais.
Ellul relève, dans tous ces discours sur la productivité, des lacunes et des illusions à
l'atteinte de la productivité par des TIC. Il émet l'hypothèse qu'il est faux que la productivité
soit un résultat immanquable des innovations technologiques (Ellul, 1988, p. 560). À cet
effet, il nous donne en exemple les États-Unis, là ou les investissements en recherches
technologiques sont très importants: par rapport au produit national brut (P.N.B.), ils étaient
de 2 % en 1980 et de 2,2 % en 1985. En 1984, le montant investi dans ces recherches était de
56 milliards de dollars (Ellul, 1988, p. 562). Ceci n'a pas empêché les États-Unis de connaître
43
une baisse du taux de productivité au cours des années: « [... ] le taux de croissance de la
productivité est tombé aux États-Unis de 2,4 % par an de 1968 à 1973, et de 1,9 % par an de
1974 à 1979. Il Y a eu une décélération de la croissance de - 4,5 % entre 1970 et 1982 »
(Ellul, 1988, p. 561). Ellul mentionne aussi que l'excédent de croissance du tertiaire, y
compris tous les emplois entourant ou dérivant de l'informatique, a contribué à la baisse de
productivité aux États-Unis (Ellul, 1988, p, 565). Un recul de 37 % de la productivité résulte
du transfert d'un travailleur du secteur secondaire vers le secteur tertiaire (Ellul, 1988, p.
566).
Afin de démontrer que la productivité n'est pas le strict fruit des investissements en
innovations technologiques, Ellul cite le cas du Japon qui a atteint un taux moyen de
croissance entre 1977 et 1983 de 3,4, remarquablement supérieur à celui des États-Unis qui
était de 0,6 (Ellul, 1988, p. 560). Ce qui a permis aux Japonais d'atteindre ces performances,
nous dit Ellul, revient à la conception et à l'organisation du travail. Le Japon a réussi à
intéresser l'ensemble de la force de travail à une augmentation de la productivité par des
incitatifs monétaires mais aussi par la participation active aux décisions par l'autogestion des
groupes de travail (Ellul, 1988, p. 565). Des économistes et sociologues américains ont
cherché à comprendre d'où venait le recul des États-Unis en matière de productivité. Les
raisons en seraient la baisse générale, depuis les années 1970, de la compétence ouvrière, de
la qualification, de l'expérience et d'une diminution très nette de l'intérêt pour le travail
(EBul, 1988, p. 564). Car il s'agit bien, avant tout, nous dit Ellul, d'un problème humain.
Le premier effet de l'informatisation rapide et de l'application des TIC observé par Ellul
est qu'elles entraînent la suppression de catégories d'emplois. Il donne en exemple
l'informatisation de la Banque de France et du secteur des assurances qui a entraîné
l'élimination de 40 % du personnel. En contrepartie, la création des emplois dans ces secteurs
et ceux créés pour la production des équipements technologiques eux-mêmes ne compense
pas les emplois perdus. De plus, une productivité accrue signifie: faire le même travail ou
produire la même quantité en moins de temps. Cela implique soit une réduction de personnel
44
ou d'heures de travail car le marché comporte un seuil, un seuil de saturation (Ellul, 1988,
p.557).
Un second effet est l'élimination des ouvriers qualifiés par l'avènement de technologies
nouvelles. Ces dernières exigeant une formation professionnelle d'un tout nouveau type, les
personnes en place ne peuvent se réadapter et ne sont pas aptes à une telle formation (Ellul,
1988, p. 557). En troisième lieu, Ellul craint que la recherche de la productivité par la
technologie ne corresponde à un développement ultime du taylorisme, par l'utilisation des
TIC qui sont souvent présentées comme un bénéfice car permettant d'éliminer les temps
improductifs (Ellul, 2004, p. 558). D'ailleurs, Ellul appréhende que ne se propage, au-delà
des murs de l'entreprise, dans la société, cette élimination des temps morts grâce aux
technologies par l'accélération des rythmes sociaux en général (Ellul, 1988, p. 558).
L'informatisation et ses effets suscitent des craintes, nous dit Ellul: le spectre du
chômage, la déqualification, une accentuation du taylorisme et les impacts sociaux négatifs.
Ellul constate que des milliards de dollars d'investissements en recherche d'innovations
technologiques ne sont pas nécessairement garants quant à la productivité des entreprises et
qu'une partie du problème de productivité est inhérent au facteur humain. Par ailleurs, le
développement des pays du tiers-monde ne peut être une intégration de ces derniers, indique
Ellul, dans le système économique occidental. De même, les transferts technologiques gérés
par des sociétés transnationales occidentales ne permettent pas au Sud de prendre en charge
sa propre technologie.
Jacques Ellul est sévère envers les prosélytes de la technologie, ceux qui réitèrent les
prophéties du roman Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley et font miroiter une société
idéalisée par l'avènement des TIC.
Dans son ouvrage, La fin des illusions, le mythe des années high-tech (Plon, 1992),
Thierry Breton nous présente les résultats d'une analyse effectuée au début des années 1990
et qui décrit les illusions et les promesses qui berçaient les architectes d'une société organisée
sur le fondement des TIC. Breton admet candidement avoir été l'un des chantres de « La
troisième rupture dans 1'histoire humaine» (Breton, 1992, p. 21). Dans son ouvrage La fin
des illusions, il nous dit qu'en cette période du début des années 1990, l'heure est venue de
rétablir l'équilibre entre l'imagination et la réalité. Il s'est donné pour objectif de dénoncer
les illusions qui ont servi à échafauder la société de l'information et, pour sauver ce qui peut
l'être, préparer les choix qui s'imposent car selon lui la promesse des TIC n'a pas été tenue
(Breton, 1992, p. 23). Breton relate le rôle des médias qui ont contribué à la propagation
46
On voit ici resurgir un vieux thème véhiculé dès l'origine de la cybernétique: le monde
communicant idéal. Ce thème en sous-tend un autre, la quête de la liberté, qui lui aussi était
présent dès les balbutiements de l'informatique. On espérait, ainsi que le décrit Breton, un
monde en communion grâce aux TIC, réuni par un réseau planétaire, égalitaire pour tous les
peuples. Thierry Breton a côtoyé de près, en tant que ministre, en France, les effets des
mutations de l'économie mondiale. La déréglementation et la concurrence, le primat de
l'intervention de l'entreprise plutôt que celle de l'État (Stoffaës, 1987, p. 13), en somme, le
déclin de la société industrielle. Comme le dit Breton, la production industrielle mécanisée
devenu aliénante et les problèmes économiques des années 1970 ne rencontrent plus les
critères de croissance et de progrès ainsi que les aspirations de la société (Breton, 1992,
p. 22). Le passage à la société du numérique ravivait le rêve du progrès continu.
Breton n'est pas contre les TIC et ne dédit pas les progrès possibles qu'elles peuvent
engendrer. Il nous amène plutôt, à travers son analyse, à constater d'abord l'omniprésence des
TIC dans la société; dans les entreprises surtout, dans les échanges mondiaux de transferts
monétaires, l'emploi et, par contrecoup, notre vie quotidienne. Il nous démontre ensuite que
l'articulation de la société autour des TIC n'est pas en adéquation avec les attentes de cette
dernière, notamment en termes économique. Les répercussions sur l'emploi qui soulèvent des
craintes bien réelles, la productivité, fruit de l'activité économique qui n'est pas au rendez
vous avec les TIC. Selon lui, il y a lieu d'effectuer une consolidation et de s'interroger sur la
47
direction à prendre. Finalement, il plaide en faveur d'un homme nouveau, celui qui pourra
activer le levier du progrès dans une société numérique.
Les TIC ont envahi l'univers économique et, par conséquent, modifié l'organisation des
entreprises, les pratiques de travail et les personnes qui y œuvrent.
Tout se passe comme si les technologies qui supportent désormais l'échange immatériel
avaient en quelque sorte dématérialisé l'économie: tout semble se jouer dans le domaine
du traitement de l'information... reléguant le travail de la matière loin en arrière.
Pénétration de la micro-informatique, développement de la télématique, explosion des
sociétés de services et de logiciels, intensification de l'automation et de la conception
assistée par ordinateur, restructuration des entreprises, changements dans les modes de
travail: en vingt ans à peine, c'est toute la vie économique qui s'est trouvée transformée.
Et avec elle notre existence quotidienne (Breton, 1992, p. 55).
partie d'une nouvelle société, qui prend l'allure d'un réseau informationnel (Breton, 1992,
p.58).
Une fois passées les premières élucubrations et la croyance que l'utilisation des
technologies va tout changer et automatiquement être profitable, les entreprises doivent
prendre à leur compte un autre raisonnement: « au lieu de changer d'activité, utilisons ce que
les nouvelles technologies peuvent nous apporter pour modifier le sens des anciennes »
(Breton, 1992, p. 70).
La question est plutôt de savoir si cette économie nouvelle tient ses promesses. Nous
sommes confrontés à l'évidence d'une transition qui semble tarder à donner des résultats: «
À quoi bon dix ans d'investissements dans les technologies [... ] si c'était seulement pour
faire moderne, si les gains de productivité restent médiocres, si l'emploi n'est pas au rendez
vous? »(Breton, 1992, p. 72). Breton nous dit encore qu'il faut établir si « [00'] l'économie
nouvelle est conforme à sa promesse et si l'explosion moderne des services donne lieu ou non
à une révolution économique» (Breton, 1992, p. 74).
Face à la crise des tendances actuelles de l'économie liée aux TIC, source de craintes
quant aux pertes d'emplois et aux impacts quant à la productivité, il ne faut ni donner raison à
ceux qui jouent la carte de la nostalgie de l'ancien temps et de son organisation rassurante, ni
non plus aux encenseurs des TIC qui sont fascinés par ces dernières (Breton, 1992, p. 73). La
valeur ajoutée d'une économie qui fait de l'information sa matière première ne résiderait pas
tant dans la production des ordinateurs que dans la façon de gérer l'immatériel (Breton, 1992,
p. 75). L'enjeu économique de ce secteur se situe dans les applications qui seront
développées à l'aide des TIC. La clé «de la valeur réelle, et donc du contrôle des marchés, de
l'emploi et de la richesse [00'] », nous dit donc Breton, réside plutôt dans l'utilisation des
ordinateurs que dans leur production (Breton, 1992, p. 76).
50
L'avancée du progrès grâce à l'avènement des TIC n'est pas déniée mais il y a lieu de
s'interroger sur la situation de ce secteur en 1992 : « On peut à la fois se convaincre que les
avancées technologiques constituent un progrès réel et pourtant admettre que nous venons
d'aborder un palier, et peut-être une période sinon de recul, du moins de consolidation lente.
»(Breton, 1992, p. 150). Ce qu'exprime Breton ici tient au fait que la croissance et le progrès
ont peut-être une fin. À force de produire plus et plus vite, avec moins de travailleurs pour
obtenir une productivité toujours plus élevée, dans un monde économique en compétition
féroce et dont le territoire devient mondial, la croissance a peut-être atteint une limite.
Breton mentionne au fil de son analyse les attentes irréalistes envers la progression de la
richesse: « Nous comptions sur l'infinie progression d'une richesse de plus en plus
spéculative, sur l'augmentation sans fin de la demande» (Breton, 1992, p. 151). Breton avait
bien anticipé le résultat d'une telle course à l'abondance: « Or, la bulle financière se
dégonfle et avec elle la bulle technologique, comme si l'un s'appuyait sur l'autre» (Breton,
1992, p. 151). Une des dérives apparue avec l'avènement des TIC est celle de la spéculation
sur les titres technologiques. Le dégonflement de la bulle technologique au printemps de l'an
2000 a rappelé que la surévaluation a un prix.
La productivité n'est pas assurée automatiquement par l'investissement dans les TIC. En
France, dans le domaine de l'assurance, la productivité a fléchi de Il % entre 1988 et 1991
malgré des investissements considérables en technologie. En 1988, c'est 451 millions de
51
francs qui ont été investis en TIC; en 1989, 548 millions de francs; en 1990, 769 millions de
francs; et en 1991, 865 millions de francs (Breton, 1992, p. 152). Dans les banques, pour la
même période, la baisse de productivité a été de 17 %, bien que des investissements des plus
importants aient été effectués: 3 987 millions de francs en 1988; 3 532 en 1989; 4 078 en
1990; et 4482 en 1991 (Breton, 1992, p. 153). La conclusion de Breton est brutale: « [... ]
dans les années à venir, pour compenser ces déséquilibres, ou les investissements doivent être
stoppés net ou l'emploi doit être révisé» (Breton, 1992, p. 152). Pour illustrer le dilemme de
la productivité en fonction de l'acquisition des TIC, prenons une entreprise qui équipe son
personnel d'ordinateurs afin d'augmenter la performance. Les employés ne sont pas adaptés
aux « nouvelles manières de travailler et vous ne pouvez ni changer d'employés ... ni en
diminuer le nombre, lorsqu'ils commencent à maîtriser l'outil. Conclusion, vous avez
beaucoup dépensé d'argent pour pas grand-chose» (Breton, 1992, p. 159). Le moyen ultime
pour atteindre la productivité sera de procéder à une rationalisation des postes de ce secteur.
Thierry Breton émet l'idée qu'un choix nous incombe afin de donner « un sens au
progrès technologique» : « Le culte high-tech a fait son temps: c'est désormais l'homme
qu'il faut réinventer» (Breton, 1992, p. 194). Cela, cependant, sans répéter l'expérience de
l'industrialisation: « Non pour l'adapter aux exigences des machines, comme à l'époque de
la première révolution industrielle, mais pour choisir parmi les artéfacts technologiques ceux
qui lui permettront effectivement de se dépasser» (Breton, 1992, p. 195).
« Fini l'illusion technologique: elle a fait long feu» (Breton, 1992, p. 200). Breton ne
considère pas les TIC comme inutiles, mais réfléchit plutôt sur la place qu'elles doivent
prendre dans le contexte du progrès: « La technologie n'est ni une fin en soi ni une solution
miracle. Au contraire, on a tout lieu de penser que ces dernières années, c'est la croissance
qui a permis l'innovation et non l'inverse » (Breton, 1992, p. 200). Breton nous incite à
délaisser le « schéma de l'économie industrielle qui est dépassé dans bien des cas» (Breton,
1992, p. 201) pour adhérer à ce qu'il nomme « l'économie immatérielle» (Breton, 1992,
p. 201) et repenser, dans un tel contexte, la nature du travail.
52
Thierry Breton est pragmatique dans son analyse des impacts des TIC. Son titre La fin
des illusions, le mythe des années high-tech, nous prépare à une sévère critique envers les
TIC qui, pour certains, comme il l'affirme d'entrée de jeu, allaient sauver le monde. C'est
plutôt une analyse très réaliste que dresse Breton, étoffant sa crédibilité par des propos
ramenés à des expériences bien ancrées dans la société de notre époque.
Nous décrivant une transformation bien réelle du contexte économique et social à partir
des années 1970 et 1980 à la suite de l'avènement des TIC, Breton décrit l'omniprésence et
l'importance des technologies dans la société. Il nous démontre comment l'économie s'est
dématérialisée et a modifié les institutions bancaires et d'assurances. C'est leur potentiel
d'innovation qui permet aux TIC d'influencer l'ensemble de l'économie.
nouveau », celui qui saura discerner les outils technologiques pour se dépasser, participer au
progrès avec les technologies qui ne sont « ni une fin en soi ni une solution miracle» (Breton,
1992, p. 200).
Le présent chapitre a permis d'opposer les visions de ceux qui, d'une part, voient dans
l'avènement des TIC la marque du progrès, et ceux, d'autre part, qui dénoncent les mythes et
les utopies du pouvoir de l'informatique et les promesses non tenues des TIC. Ainsi, Manuel
Castells et Hervé Fischer ont décrit une société nouvelle rendue possible grâce à des
technologies triomphantes permettant d'atteindre nos aspirations de bien-être dans le
domaine économique tout comme dans celui du développement humain.
Jacques Ellul et Thieny Breton, quant à eux, nous incitent plutôt à la clairvoyance devant
les utopies et les déconvenues résultantes de l'avènement des TIC. Ils nous décrivent une
société encerclée par la loi de l'évidence devant l'imposition des TIC. Ils dénoncent une
croissance et un progrès distillés dans une spéculation des titres technologiques et les
conséquences néfastes de la course à la productivité. Ils nous décrivent par ailleurs les
répercussions négatives dans le secteur des emplois et dénoncent la tendance d'imposer le
modèle de croissance occidental aux pays du sud.
CHAPITRE III
Les deux premiers chapitres de la recherche étaient destinés à donner au lecteur les
éléments essentiels à la compréhension du thème traité: les TIC en tant que promesses
utopiques ou réalistes. Tel que spécifié au début de cette recherche, nous tentons ultimement
de vérifier si les TIC sont nécessairement garantes du progrès dans la société actuelle. Ce
progrès, c'est en termes de croissance économique et de niveau de vie pour le Canada que
nous le vérifierons mais aussi par un coup d'œil sur la situation mondiale des TIC.
Dans le chapitre 1, nous avons décrit la notion de nouvelle économie qui est directement
associée à l'avènement des TIC. L'expression nouvelle économie réfère au fait que
l'ancienne économie, celle associée à l'ère de l'industrialisation, serait en train d'être
remplacée par une économie dont les règles et les principes ont changé, et ce, de manière
durable (Sharpe et Gharani, 2002, p. 819).
55
3.1.1 Le secteur des entreprises des TIC, moteur d'une nouvelle économie?
Preuve de la récente émergence des TIC dans notre société, ce n'est qu'en 1998 que les
pays membres de l'Organisation de coopération et de développement économiques
(O.C.D.E.), réunis en groupe de travail, ont convenu d'une définition du secteur des
technologies de l'information et de la communication (TIC). Le secteur des TIC est composé
des industries de fabrication et de services des TIC. Les industries de fabrication du secteur
des TIC:
[... ] incluent les établissements qui fabriquent des produits permettant d'effectuer le
traitement de l'information et des fonctions de communications, y compris la
transmission, l'affichage, ou qui utilisent le traitement électronique aux fins de détection,
de mesure et (ou) d'enregistrement de phénomène physique ou pour contrôler un
processus physique (Canada, 2001, p. 12).
Les industries de services des TIC fournissent des produits qui « visent à habiliter la
fonction de traitement de l'information et de communications par des moyens électroniques»
56
(Canada, 2001, p. 12). Fort de ces définitions, constatons maintenant l'importance du sectem
des entreprises des TIC dans l'économie canadienne en termes de produit intérieur brut
(P.I.B.) comme valeur de la production finale de tous les biens et services réalisés par les
activités des entreprises des TIC sur une base annuelle (Canada, 2006, en ligne).
Le tableau 3.1 présente l'importance du secteur des TIC dans l'économie canadienne par
la part du P.I.B. occupée par les entreprises de ce secteur. On peut voir une forte progression
du secteur des TIC dans l'économie durant la fin des années 1990 - augmentation de 68,6 %
de la part du P.I.B. par des entreprises des TIC entre 1997 et 2000 -, suivie d'un repli après la
débâcle boursière des titres teclmologiques au printemps 2000 et enfin, des signes de reprise
en 2002 et 2003.
Tableau 3.1
Produit intérieur brut (P.I.B.) du secteur des TIC, 1997-2003
1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003
P.I.B. dans les TIC 32707 37744 47404 55 172 53764 54276 55607
(en millions de
dollars)a
Dans le cas des entreprises du secteur des TIC, ces dernières ont connu une forte
croissance à la fin des années 1990, qui a été suivie de la débâcle du cours des actions sur le
marché des technologies de pointe au printemps de l'année 2000 (Canada, 2003a, p.l),
préfigurant, selon un cycle normal, une stabilisation du secteur et éventuellement d'un
changement structurel de l'économie.
Le secteur des TIC s'est cependant comporté d'une façon atypique par rapport à ce cycle.
De fait, les taux d'entrée et de sortie des entreprises du secteur des TIC sont demeurés, tout
au long de la période 1998-2003, bien au-dessus de ceux de l'ensemble des autres entreprises
canadiennes (voir la figure 3.1). Cette situation décrit un secteur en expansion plutôt qu'un
secteur devenu mature et en phase de stabilisation (Canada, 2003a, p. 9).
160,----------------------------------.
1504-------------------------1''--
~ 140 +-------------:::..----3~-----_:f__------___..__----j
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80 +------,-------,..-----,-------..,..------,---------\
1998 1999 2000 2001 2002 2003
Année
-Taux d'entrée Ensemble des entreprises autres que celles du secteur des TIC J
Figure 3.1 Taux d'entrée et de sortie relatif des entreprises du secteur des TIC, 1998
2003. (Source: Statistiques Canada, Catalogue 11-624-MlF W 010, mars 2005.)
58
Le comportement des entreprises du secteur des TIC n'a pas suivi le cycle distinctif de
l'expansion des industries au fil du temps, qui veut que le taux d'entrée et de sortie se
stabilise en fin de cycle. La conclusion est que ce comportement est incompatible avec un
changement structurel du secteur des TIC qui, normalement, serait passé d'une phase de
progression vers une phase de stabilisation en fin de cycle, tel que le veut la théorie de
l'expansion des industries au fil du temps (Canada, 2003a, p. 9).
L'incidence des TIC sur la productivité présente un tableau controversé. Bien que les
pays développés aient adopté massivement les TIC, une croissance significative de la
productivité du travai1 8 a été observée aux États-Unis mais, dans les autres pays membres de
l'ü.C.D.E. dont le Canada, cette tendance ne semble pas s'être manifestée aussi fortement,
principalement dans la seconde moitié des années 1990 (Rao et Sharpe, 2002, p. 18). Cette
énigme quant à l'écart entre les investissements massifs dans les TIC et les retombées non
concluantes de ces investissements dans l'économie, notamment dans la productivité, a été
nommée« le paradoxe des TIC» (Rao et Sharpe, 2002, p. 818).
Afin de pouvoir tirer des conclusions quant à l'apport des TIC à la croissance de la
productivité du secteur des entreprises canadiennes, une définition de la productivité sera
d'abord donnée de même que son rapport au progrès. Les grandes tendances de la
g Production par unité de travail utilisée, soit le ratio entre le produit intérieur brut (P .I.B.) et les
heures travaillées. Statistiques Canada, Catalogue N° ll-624-MIF- ~ 002, juillet 2003.
59
productivité des pays industrialisés depuis l'après-guerre seront par ailleurs brièvement
décrites. Nous aborderons ensuite ce que les analystes économiques ont nommé, « le
paradoxe de la productivité des TIC », ce phénomène qui met en évidence l'absence des
retombées attendues à la suite de l'investissement de milliards de dollars dans les TIC par les
entreprises. Par la suite, le cas de la productivité du Canada sera examiné plus
spécifiquement. Pour ce faire, nous prendrons connaissance du niveau d'investissement en
TIC par le Canada, pour ensuite vérifier les performances canadiennes de la productivité en
comparaison de celle des États-Unis. Pour terminer cette section sur la productivité, nous
tenterons de déterminer l'impact de l'avènement des TIC sur le niveau de vie des Canadiens.
Pour la plupart des gens, être productif signifie produire une bonne somme de travail ou
de biens par rapport à une durée de temps ou à une quantité de matériel donné. Cette
évocation prouve bien la signification économique que nous nous sommes habitués à lui
attribuer. Selon les économistes, la productivité est le rapport ou la relation entre une mesure
de la production et ce qui a servi (les intrants) à effectuer cette production (Rao et Sharpe,
2002, p. 28). Ainsi, une des mesures à laquelle se réfèrent souvent les analystes de
l'économie pour vérifier son efficacité est la productivité qui est obtenue en utilisant une
statistique sommaire calculée à partir du produit intérieur brut (P.I.B.), qui regroupe un vaste
ensemble de biens et de services en une seule valeur (Canada, 2005b, p. 3).
Le P.I.B., mis en rapport avec le volume de travail utilisé (le nombre d'heures travaillées
pour réaliser la production totale), donne la statistique sommaire du P.I.B. par heure travaillée
ou productivité du travail, une des mesures couramment utilisées pour calculer la productivité
(Canada, 2005b, p. 3).
Pour l'ensemble des pays industrialisés, souvent nommés pays développés et qui sont
membres de l'O.C.D.E., la période de 1945 à 1973 a été celle d'un âge d'or en termes de
productivité. De fait, la productivité du travail a été de 4,18 % (Sharpe et Gharani, 2002,
p. 843), durant cet intervalle, ce qui est une moyenne remarquable durant une si longue
période. Après 1973, la majorité des pays industrialisés a vécu une phase de croissance plus
lente de la productivité, phénomène dont les causes ne font pas encore l'unanimité au sein
des analystes de l'économie (Rao et Sharpe, 2002, p. 30).
Le paradoxe de la productivité des TIC est ce phénomène identifié par le lauréat du prix
Nobel d'économie en 1986, Robert Solow. li s'est manifesté durant les années 1980 et a été
nommé ainsi du fait que la croissance de la productivité, tributaire des milliards de dollars
investis dans les TIC et à laquelle on s'attendait intuitivement, n'ait pas été au rendez-vous.
(Sharpe et Gharani, 2002, p. 819). C'est d'abord aux États-Unis qu'a été relevé ce paradoxe
quand le milieu des affaires et les universitaires se sont interrogés sur le rendement des
investissements colossaux dans les TIC.
Au début des années 1990, le tenue paradoxe de la productivité des TIC est apparu dans
le vocabulaire des économistes des pays industrialisés devant l'absence d'une relance de la
productivité malgré les investissements imposants dans les TIC. La forte croissance de la
productivité des États-Unis, apparue depuis 1995 et attribuable aux secteurs de l'économie
utilisant grandement les TIC, ne semble pas se reproduire dans de nombreux pays de
l'ü.C.D.E., dont le Canada (Rao et Sharpe, 2002, p. 18). Nous avons pris connaissance du
phénomène du paradoxe de la productivité des TIC qui semble toucher la plupart des pays
industrialisés, mais qu'en est-il de la situation particulière du Canada ?
Tableau 3.2
Investissements des entreprises canadiennes en équipement technologique, 1981-2000
Investissement des
Part de l'investissement
Année entreprises en équipement
sur le P.I.B. 3
technologiQue 3
1981 23588 4,48
1982 19889 3,93
1983 19517 3,78
1984 20830 3,87
1985 23992 4,21
1986 26595 4,57
1987 30696 5.06
1988 36411 5,71
1989 39216 6,06
1990 37476 5,82
1991 37678 6,05
1992 38652 6,18
1993 36858 5,82
1994 40348 6,03
1995 44292 6,40
1996 48561 6,91
1997 59981 8,08
1998 65357 8,54
1999 75557 9,56
2000b 87444 10,63
3En millions de dollars constants de 1992.
bLe montant des investissements pour l'an 2000 est estimé à partir des taux de croissance observé
durant les premiers six mois de l'année.
Le rapport de l'investissement sur le produit intérieur brut nous révèle que des
acquisitions substantielles en produits technologiques ont été effectuées surtout entre 1996
- 48 561 milliards de dollars investis, soit 6,91 % du P.I.B. - et l'année 2000 - 87444
milliards de dollars, soit 10,63 % du P.I.E.
63
La figure 3.2 reprend, sous forme graphique, et regroupe les données du tableau 3.2, afm
d'illustrer, par période, le taux de croissance annuel moyen des investissements en matériel
technologique de la part des entreprises canadiennes.
16%
14,57%
14%
12%
/
c 10%
"
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0
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2% ~!U5%
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1981-1989 1989-1995 1995-1999 1995-2000
Année
Figure 3.2 Taux de croissance annuel moyen des investissements des entreprises
canadiennes en TIC, 1981-2000. (Calcul sur la base de dollars constants de 1992.) (Source:
Sharpe, Andrew et Leila Gharani, 2002, p. 848.)
Pour les années 1981 à 1989, le taux de croissance annuel moyen a été de 6,56 %. Pour
les années 1989 à 1995, il a été de 2,05 %. Pour les années 1995 à 2000, un taux de
croissance annuel moyen remarquable de 14,57 % représente les investissements massifs des
entreprises dans les TIC.
Nous avons pris connaissance de l'importance des investissements effectués par les
entreprises canadiennes dans les TIC et de l'existence du phénomène du paradoxe de la
64
productivité des TIC. Nous allons maintenant constater comment s'est comportée la
croissance de la productivité du travail pour les entreprises canadiennes, que nous
comparerons à celle des entreprises des États-Unis, dans le contexte de l'avènement des TIC.
Rappelons que le taux de productivité du travail est obtenu par le rapport entre le P.I.B.
(total de la production d'un pays divisé par la population), et le nombre d'heures travaillées
pour réaliser cette production. Le tableau 3.3 représente le taux de productivité du travail du
secteur des entreprises du Canada et des États-Unis pour la décennie 1990. L'évolution de la
productivité obtenue par le secteur des entreprises canadiennes contraste grandement avec
celle obtenue par les États-Unis, principalement entre 1995 et 1999.
Tableau 3.3
Productivité du secteur des entreprises du Canada et des États-Unis, 1990-1999
Taux annuel de la productivité du travail
Année Canada Etats-Unis
1990 0,01 0,63
1991 1,43 0,62
1992 2,10 3,41
1993 1,05 0,10
1994 2,17 0,50
1995 0,48 1,99
1996 -0,14 2,73
1997 2,44 2.09
1998 0,46 2,70
1999 1,39 3,17
La figure 3.3 nous révèle, pour le secteur des entreprises du Canada, que la période de
1949 à 1973 a été, tel que nous J'avons déjà été mentionné, l'âge d'or de la croissance de la
productivité avec un taux annuel moyen de la croissance de la productivité très élevé de
4,18 %. Durant la période de 1973 à 1981 s'est s'amorcé le déclin de la croissance de la
productivité.
De 1981 à 1989, la productivité a atteint une moyenne annuelle de 1,10 %, et pour 1989 à
1995, de l,20 %. Enfin, pour la période de 1995 à 1999, la croissance de la productivité du
travail du secteur des entreprises a atteint 1,03 %, en fort contraste avec le taux de 2,67 %
atteint aux États-Unis (voir la figure 3.4).
4.50%
\4,18%
4,00% ,
3.50%
\
l= 3,00%
\
'0
11
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2.50%
\ -
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~a. 2.00%
\
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~
1.50%
\
\ ,~~o,. ~no
1.00% .•.1..03!!to-
0,50%
0,00%
1945-1973 1973-1981 1981·1989 1985-1995 1995-1999
Année
La figure 3.4 décrit quant à elle le taux de croissance annuel moyen de la productivité du
travail du secteur des entreprises aux États-Unis pour les mêmes périodes. Ce pays se
démarque par son niveau élevé de croissance de la productivité, surtout après 1995 (2,67 %
pour la période 1995-1999).
Le constat qui se dégage de notre vérification quant à l'apport des TIC à la croissance de
la productivité pour le secteur des entreprises au Canada est que, malgré des investissements
importants de la part des entreprises canadiennes dans les TIC, la productivité du travail n'a
pas connu de hausse, corollaire de ces investissements. Principalement pour la période entre
1995 et 1999, les États-Unis ont connu un taux de productivité dans le secteur des entreprises
de 2,67 %, contre un taux de productivité de 1,03 % pour le Canada. Les retombées des
milliards investis dans les TIC par les entreprises canadiennes depuis le début des années
1980 se font donc toujours attendre.
3,50%
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1949-1973 1973-1981 1981-1989 1989-1995 1995-1999
Ann«
Toujours en lien avec la productivité et pour clore cette section, nous allons voir dans le
prochain paragraphe, conunent a évolué le niveau de vie des Canadiens depuis les deux
dernières décennies. Nous allons aussi constater quels facteurs ont influencé le niveau de vie
des Canadiens durant cette période au cours de laquelle les TIC sont devenues omniprésentes
dans nos activités quotidieIU1es.
À l'opposé, des taux de productivité trop faibles ou présentant un écart important avec
d'autres pays durant une longue période peuvent avoir des effets néfastes sur l'économie en
l'enfennant dans un cercle vicieux de piètres perfonnances. Ces effets négatifs peuvent se
traduire dans la fuite de la main-d'œuvre qualifiée ou des investissements vers un pays où la
situation économique est plus prometteuse (Rao et Sharpe, 2002, p. 17).
Le P.I.B. est une mesure couranunent utilisée pour mesurer l'évolution du niveau de vie
et de la prospérité des Canadiens (Canada, 2005c, p. 3). C'est cette mesure que nous allons
utiliser afin de constater le niveau de vie des Canadiens depuis les 20 dernières aIU1ées,
période où les TIC sont graduellement devenues omniprésentes au Canada. Notre objectif est
de tenter de vérifier si l'avènement des TIC a influé sur le niveau de vie et le mieux-être des
Canadiens.
Le P.I.E. par habitant est obtenu en combinant la productivité du travail, que nous avons
décrite plus haut, avec le taux d'utilisation du travail, qui indique conunent la population
participe aux activités d'emploi: le nombre des heures travaillées mis en rapport avec le
68
nombre d'emplois (Canada, 2003b, p. 10). Ces deux composantes du P.I.B. sont mises en
évidence dans la figure 3.5. Il est à noter que la mesure du P.I.B. pour chaque période
9
correspond à la somme du taux de productivité du travail et du taux d'utilisation du travail.
Le premier constat que nous faisons est que la croissance de la productivité du travail a
peu varié durant les trois périodes (l,2 % pour 1981-1988, 1,2 % pour 1988-1995 et 1,3 %
pour 1995-2000).
1995-2000 1
Pffi:2,8
P : 1,9
-1 -D,5 2
° 0,5
Taux de croissance (%)
1,5 2,5 3
9 La mesure de productivité du travail utilisée dans la présente section utilise le P.LB. et le nombre
d'heures travaillées pour l'ensemble de l'économie. Elle diffère de la mesure de productivité de la
section précédente (3.1.2.4), qui utilise le P.I.B. et le nombre d'heures travaillées spécifiquement pour
le secteur des entreprises.
69
Par contre, le taux d'utilisation du travail a varié considérablement, et c'est ce facteur qui
a influencé le niveau du P.I.B. par habitant. Durant la période 1988-1995, une baisse du taux
d'utilisation du travail de - 0,8 % a contribué à l'abaissement du P.I.B. par habitant à 0,4 %
(par rapport au taux de 1,9 % pour la période précédente de 1981-1988). Le taux d'utilisation
du travail a cependant connu une hausse pour la période de 1995-2000 avec un taux de 1,5 %
qui a entraîné le P.I.B. par habitant à un taux élevé de 2,8 %.
Mais est-ce que les TIC ont influencé la variation du P.I.B. et par conséquent le niveau de
vie des Canadiens? D'une part, nous avons déterminé précédemment (voir la section 3.1.2.4,
« La croissance de la productivité des entreprises canadiennes ») que la productivité du
Canada était toujours en attente des retombées des investissements dans les TIC.
Il reste à savoir si les TIC ont influencé le taux d'utilisation du travail, et c'est ce que
nous tenterons de déterminer maintenant. Pour ce faire, nous allons vérifier le poids du
nombre d'emplois des TIC par rapport à ceux de l'ensemble de l'économie (voir le tableau
3.4). Les données couvrant les années 1988 à 2000 permettent de dégager deux constats. Le
premier est la constance du taux des emplois du secteur des TIC par rapport à ceux de
l'ensemble de l'économie. Ce taux augmente graduellement entre les années 1988 et 2000
sans variations remarquables (variation de 0,40 entre 1988 et 2000). On se rappelle que la
période de 1995-2000 (voir figure 3.5) a connu un taux d'utilisation du travail en forte hausse
à 1,5 %, période qui suivait celle de 1988-1995, où le taux d'utilisation du travail affichait un
taux négatif de - 0,8 %. Or, ces soubresauts n'apparaissent pas dans les données du tableau
3.4. Cela suggère que les emplois reliées aux TIC n'ont pas contribué de façon importante à
la hausse du taux d'utilisation du travail (qui a atteint 1,5 % du P.I.B.) pour la période de
1995-2000.
Le deuxième élément observé est que le poids des emplois des TIC par rapport à celui de
l'ensemble des emplois de l'économie a un impact limité sur le P.I.B. Les emplois du secteur
des TIC comptent en moyenne pour 3,10 % du total des emplois pour la période de 1988
2000, ce qui réduit l'influence de ce secteur sur l'ensemble de l'économie.
70
Tableau 3.4
Emplois du secteur canadien des TIC, 1988-2000
Emplois (en milliers) Taux en %
Année (TIC / Ensemble de
Secteur des TIC Ensemble de l'économie
l'économie)
1988 283 10462 2,70
À la lumière des données recueillies et analysées dans les derniers paragraphes, notre
conclusion quant à l'impact du secteur des TIC sur le niveau de vie des Canadiens est la
suivante: bien que la contribution du secteur des TIC à l'économie soit réelle, son impact sur
le niveau de vie des Canadiens est très limité. La productivité observée durant la période
1981-2000 ne résulte pas significativement des investissements dans les TIC, et le taux
d'utilisation du travail ne résulte pas d'une influence marquée par le secteur des TIC.
71
Les TIC ont souvent été citées comme un vecteur de progrès et perçues comme un
tremplin pour l'évolution de l'humanité (Castells, 2001, p. 55; Fischer, 2001, p. 87). Or,
l'accès aux TIC et leur apport au développement des sociétés ne semblent pas uniformes, et
nous entendons fréquemment parler des inégalités entre les différents pays en matière de TIC.
Cette section nous permettra de constater le lien existant entre le P.LB. des différents
pays, d'une part, et d'autre part, la disponibilité et l'utilisation des TIC. L'objectif est de
donner une représentation générale, caractéristique de la situation mondiale, du lien entre le
P.I.B. par habitant'° et le niveau de disponibilité et d'utilisation des TIC. Pour ce faire, nous
comparerons les pays de l'O.C.D.E. avec les pays d'Afrique.
Pour ce qui est du niveau de disponibilité et d'utilisation des TIC dans les pays
représentés, nous utiliserons l'indice « info-état' 1 » développé par le groupe de recherches du
réseau Orbicom '2 . L'indice « info-état » est la combinaison d'un indicateur de densité des
TIC (télécommunications, câble, hôtes Internet, etc., incluant les taux d'alphabétisation et de
scolarisation) avec un indicateur d'utilisation des TIC (pénétration des TIC dans les ménages
et intensité d'utilisation des bandes de télécommunication) (Orbicom, 2003, p. 15).
L'indice « info-état » de chacun des pays est classé en comparaIson d'un pays
hypothétique qui constitue la moyenne des indicateurs de 139 pays, comptant pour 95 % de la
population mondiale (Orbicom, 2003, p. 26). L'indice du pays hypothétique est fixé à 100, et
10 La mesure du P.I.B. par habitant est le P.LB. divisé par la population pour chacun des pays, à la
différence de la mesure du P.I.B. utilisée dans la section 3.1.2.5 « Les TIC et le niveau de vie des
Canadiens », qui présente le P.I.B. par habitant sur le marché du travail.
12 Orbicom est le Réseau des chaires UNESCO en communications et regroupe 28 chaires et plus
de 250 membres associés dans 71 pays. Le projet qui a permis d'établir l'indice « info-état» a été
réalisé en collaboration avec l'Agence canadienne de développement international (ACDI) et le
programme InfoDev de la Banque mondiale de l'UNESCO.
72
les pays voient leur indice « info-état » comparé à ce dernier en fonction de la disponibilité et
de l'utilisation des TIC (voir les appendices C et D décrivant la composition de l'indice
« info-état» et du classement des pays en fonction de cet indice).
La figure 3.6, sous fonne de tableau de dispersion, illustre pour chacun des pays
représentés (les pays de l'O.C.D.E. et les pays du continent africain) l'indice « info-état »
d'une part, -le niveau de disponibilité et d'utilisation des TIC - et, d'autre part, le P.I.B. par
habitant (P.I.B. / population).
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1 • Pays de l'OCDE • Pays d'Afrique -Courbe de tendance OCDE -Courbe de tendance AfrIque
Figure 3.6 Présence et utilisation des TIC selon le P.I.B. par habitant, pays d'Afrique et
pays de l'O.C.O.E.. (Source: Pour le P.I.E. par habitant: Québec, 2006. En ligne. Pour
le niveau de disponibilité et d'utilisation des TIC (l'info-état) : Orbicom, 2003, p. 31.)
73
Tous les pays africains (34 pays représentés) combinent un P.LB. par habitant bas avec
un bas niveau de disponibilité et d'utilisation des TIC. La richesse nationale (P.LB.) des pays
de l'O.C.D.E. équivaut à 17 fois celle des 34 pays du continent africain représentés dans le
graphique. La moyenne de l'indice de disponibilité et d'utilisation des TIC (info-état) est de
173,5 pour les pays de l'O.C.D.E. Pour les pays du continent africain, la moyenne de l'indice
de disponibilité et d'utilisation des TIC est de 25,2 (voir les appendices A et B pour les
informations détaillées de chacun des pays).
Pour reprendre les termes de Hervé Fischer, « Le monde numérique constitue une porte
ouverte sur le développement humain» (Fischer, 2001, p. 117). Nous constat~ms cependant
que la vitesse à laquelle les différents pays peuvent accéder à la société de l'information
semble être bien inégale. En somme, un niveau de vie élevé est garant de l'acquisition et de
l'utilisation des TIC, bien davantage que les TIC sont garantes de l'accès à un meilleur
niveau de vie.
Dans ce chapitre, nous avons constaté, premièrement, que le secteur des entreprises
canadiennes des TIC n'a pas vécu un changement structurel de l'économie. Les entreprises
canadiennes du secteur des TIC n'ont pas suivi le cycle distinctif de l'expansion des
industries au fil du temps, qui veut que le taux d'entrée et de sortie des entreprises progresse
rapidement au début du cycle pour ensuite se stabiliser en fin de cycle, signe d'un
changement structurel vers une nouvelle économie. Les taux d'entrée et de sortie des
entreprises du secteur des TIC sont demeurés bien au-dessus de ceux de l'ensemble des
entreprises canadiennes, signe, selon Statistiques Canada, qu'elles sont plutôt en pleine
74
expansIOn. Pour qu'un changement structurel se produise, les taux d'entrée et de sortie
auraient plutôt dû se stabiliser par rapport à l'ensemble des entreprises canadiennes.
Notre conclusion sur les performances du Canada en termes de productivité est que le
Canada est toujours en attente des retombées des investissements massifs effectués dans les
TIC. En comparaison des États-Unis, qui ont connu une hausse notable de la productivité, le
Canada affiche un taux de croissance de la productivité qui ne reflète pas les milliards
investis dans les TIC. Le paradoxe de la productivité des TIC continue par ailleurs de
soulever des doutes quant aux retombées attendues, conséquentes des milliards investis dans
les TIC par le Canada.
Dans le but de donner un portrait plus global de la situation mondiale des TIC, le rapport
a été fait entre le P.I.B. par habitant et le niveau de disponibilité et d'utilisation des TIC pour
les pays de l'O.C.D.E. et les pays d'Afrique. On dénote une concentration des TIC dans les
pays industrialisés dans une large mesure (la moyenne de l'indice de disponibilité et
d'utilisation des TIC est de 173,5 pour les pays de l'O.C.D.E., contre 25,2 pour les pays du
continent africain). Quant à la richesse nationale (P.I.B.) des pays de l'O.C.D.E., elle
équivaut à 17 fois celle des 34 pays du continent africain. Comme nous l'avons mentionné,
un niveau de vie élevé permet de rendre les TIC profitables, bien plus que les TIC, pour les
pays moins bien nantis, sont garantes d'un meilleur niveau de vie.
CONCLUSION
L'objectif de cette recherche était de vérifier la nature utopique ou réaliste des promesses
qu'ont laissé présager les TiC. Nous avons d'emblée évoqué la nature apologétique des
propos entourant le passage, grâce au développement des TIC, de l'industrialisation vers la
société de l'information. Un monde communicant idéal, le gage de la liberté et de l'égalité, la
productivité stimulée, voilà autant de promesses attribués aux TIC. Sur ce fil conducteur, la
recherche visait donc à vérifier si l'avènement des TIC se traduit en progrès réel pour la
société actuelle.
L'avènement des TIC est prophétisé par les uns comme une transformation extraordinaire
de notre « culture matérielle» (Castells, 200 l, T I, p. 54) et un « nouvel âge de l'humanité»
(Fischer, 200 l, p. 30). Il est, en contrepartie, décrié par les autres comme un « pouvoir
oraculaire» (Ellul, 1988, p. 345) et le délire des « obsédés par la modernité et le progrès
matériel» (Breton, 1992, p. 73). C'est dans ce contexte que nous avons exploré et cherché à
mieux comprendre si les promesses des TIC tielU1ent de l'utopie ou de la réalité.
76
Un bref historique de l'avènement des TIC nous a appris que le transistor, inventé dans
les armées 1950, est à l'origine de tous ces bouleversements d'où a surgi la société de
l'information. Les développements de la micro-électronique ont contribué à ce que les TIC
investissent, pour de bon, tous les secteurs de la société. Le domaine militaire d'abord, et les
entreprises commerciales ensuite, ont profité du potentiel des TIC. L'introduction des TIC
dans maints domaines a provoqué la redéfinition de plusieurs emplois autant dans la
fabrication que dans les services. L'ordinateur persormel apparu dans les armées 1980 s'est
propagé rapidement et plus encore dans les armées 1990, fort de la disponibilité des réseaux
et des protocoles de communication évolués.
La fascination envers les automates, qui remonte aussi loin que l'Antiquité, exprime la
tentative séculaire de l'homme de simuler la vie humaine et de se perpétuer. À travers les
masques, les sculptures mobiles et les automates, les hommes ont entretenu l'utopie de
renouveler la puissance du créateur.
Nous avons par ailleurs constaté que le sentiment religieux est intimement lié à
l'avènement des TIC. L'impression de puissance qu'elles dorment conduit l'homme à la
fascination, contrastant avec le pragmatisme scientifique souvent associé aux TIC.
L'information, matière première des TIC, devient la substance mystérieuse et immatérielle
77
qui s'apparente à la pratique, selon J. Neyrinck (Le huitième jour de la création, 1986), d'un
culte initiatique entre l'homme et l'ordinateur.
Nous avons ensuite posé l'hypothèse sous-jacente à la recherche, à l'effet que les TIC
n'auraient pas rempli les promesses qu'elles laissaient présager en regard des aspirations de
progrès pour l'homme et la société.
La méthode choisie pour vérifier cette hypothèse a été décrite. Elle porte sur un corpus
principalement constitué de statistiques officielles et de documents de recherche
gouvernementaux, provenant des instances de Statistiques Canada. Les discours de deux
catégories d'auteurs, les uns pessimistes et les autres optimistes envers l'avènement des TIC,
sont également exposés. L'analyse prévoit dégager des indicateurs de progrès économiques
(certes restrictifs) à partir d'une revue documentaire de l'ensemble du corpus.
La suite de la recherche a permis d'expliciter des notions liées au thème des TIC. Elles
étaient destinées à permettre au lecteur de mieux cerner le contexte de la recherche. La notion
de paradigme informationnel illustre comment l'idée première d'automatiser la raison s'est
développée grâce à l'informatique comme technique du traitement de l'information dans une
78
machine. Nous avons constaté que les instigateurs du paradigme informationnel sont les
ingénieurs. Le domaine militaire, en particulier, a profité du savoir formel de ces derniers,
celui du calcul appliqué à la technique. Des ordinateurs furent développés pour rendre
opérationnelles des stratégies militaires durant la seconde Guerre mondiale, et de ces
applications est finalement né Internet.
Nous avons par ailleurs décrit brièvement l'influence des TIC et la montée du paradigme
informationnel. Les phénomènes économiques de la mondialisation des marchés ont profité
des facilités des TIC pour déployer leur influence. Les caractéristiques du paradigme
informationnel ont ensuite été identifiées: l'omniprésence des TIC dans nos vies, la logique
en réseaux et la convergence.
La notion de société de l'information que nous avons décrite met en relief l'idéologie,
renouvelée au fil du temps, d'une société communicante idéale par l'apport des TIC et des
réseaux planétaires de télécommunications. Elle délivre cependant son sens, à notre époque,
dans un contexte économique néo-libéral qui dessert inégalement les peuples. À l'origine, la
société de l'information, sous son principe fondateur de la cybernétique, devait en être une
favorisant la lutte contre le désordre et l'entropie. Ces visions de monde idéal, qui demeurent
dans le domaine des appréhensions, sont éclipsées par des analyses économiques des pays
industrialisés, qui tentent de saisir les opportunités dans un marché mondial capitaliste.
L'avènement des TIC a investi le secteur économique et donne lieu à des échanges
controversés entre les économistes sur la naissance d'une nouvelle économie. Nous avons
constaté que la nouvelle économie est nommée ainsi en référence à l'économie de l'ère de
l'industrialisation et qu'elle s'en distingue par les principes et les règles qui la régissent.
L'information - devenue matière première - et les TIC, qui ont pénétré tous les secteurs de la
vie économique, viennent bousculer ses fondements. Les milliards de dollars investis dans les
TIC, surtout depuis les années 1980 par les entreprises des pays industrialisés, devraient en
principe générer des retombées. Les TIC constitueraient le moteur de la prospérité
économique, et pour qu'advienne le passage à la nouvelle économie, une croissance soutenue
et une hausse de la productivité devraient se manifester sur une longue période. Sur ce point,
79
les analyses de certains économistes canadiens et américains sur l'apport des TIC à la
croissance économique divergent. Ces controverses sont à l'origine de cette manifestation
nommée paradoxe de la productivité des TIC qui questionne les retombées réelles, en tennes
de productivité, des milliards de dollars investis dans les TIC.
La diffusion des TIC dans notre société et son lien étroit avec la croissance économique
sont souvent identifiés par les statisticiens et les économistes comme un des facteurs pouvant
contribuer au progrès de la société. Dans ce cas, c'est par le P.I.B. que l'on mesure la
croissance économique et la contribution économique au niveau de vie de la population. Bien
que souvent critiqué pour sa représentativité limitée à des considérations de revenus - ce que
nous partageons -,le P.I.B. reste encore, au niveau des économies mondiales, l'indicateur
privilégié pour mesurer le niveau de vie des populations.
Le second chapitre de la recherche présente deux visions des effets de l'avènement des
TIC. D'abord, les visions optimistes de Manuel Castells et de Hervé Fischer qui voient, dans
l'avènement des TIC, le signe du progrès et des lendemains remplis de promesses. Au
contraire, les visions de Jacques Ellul et de Thierry Breton dénoncent la fascination
qu'exercent les TIC et l'utopie qu'elles entretiennent.
Manuel Castells voit naître, par l'avènement des TIC, une nouvelle société, témoin d'un
intervalle historique, un changement au moins aussi important que la révolution industrielle.
Les fondements de notre société, de l'économie à la culture, subissent une série de ruptures
80
par l'influence des TIC. Castells décrit la mise en place d'un nouveau paradigme des TIC,
tout à fait apte à déployer les innovations technologiques à l'ensemble des activités
économiques. Pour Casteils, la matière première qu'est l'information constitue le facteur clé
permettant d'abaisser les coûts de production. L'ensemble des qualités des TIC, dont la
logique en réseau et leur convergence, rend possible l'intégration de cette information
devenue donnée numérique universelle.
Selon Castells, les TIC ont provoqué un changement structurel de l'économie par un
mouvement global de consolidation mondial des entreprises, et elles ont stimulé les
investissements. Par ailleurs, pour la main-d'œuvre, Castells évalue que les TIC permettent
d'exploiter la flexibilité et l'adaptabilité de la main-d'œuvre dans des entreprises devenues
virtuelles à la faveur des réseaux qui couvrent la planète.
Nous avons pris connaissance d'une autre vision optimiste, celle de Hervé Fischer, qui
présage l'accès à une nouvelle et fascinante civilisation par la mise en œuvre des TIC. Selon
lui, les TIC sont synonymes de développement à la fois humain et économique. Les TIC,
selon Fischer, constituent la relève de l'ancienne économie basée sur l'exploitation des
ressources naturelles. Elles permettent l'entrée dans la nouvelle économie, gage, selon lui, de
la capacité à augmenter la productivité, générer des emplois qualifiés et espacer les crises
économiques. La force manuelle est mise au ban par l'intelligence et l'innovation qui
caractérisent la nature du travail avec les TIC. Fischer y voit ainsi l'amélioration de la qualité
de l'emploi.
81
Hervé Fischer demeure toutefois partagé entre l'exaltation de vivre un phénomène sans
précédent dans 1'histoire de 1'humanité et les dangers de l'ultralibéralisme. Il craint que la
déréglementation, l'abolition des protections étatiques et l'ultralibéralisme deviennent la
religion de la nouvelle économie. Toutefois, la chance unique d'accéder à un nouvel âge de
l'humanité vient, selon lui, transcender ces obstacles et ouvre la voie à une destinée humaine
enrichissante. Le contre-pouvoir, la démocratie et la diversité des contenus trouvent dans les
possibilités qu'offre Internet une voie privilégiée.
Dans cet ordre d'idées, Fischer voit dans les TIC un outil incomparable pour les pays du
sud afin d'accéder à la société de l'information. Fischer présage des échanges planétaires
féconds et une plus-value sociale par l'utilisation des TIC. En somme, les TIC sont pour lui
synonymes de développement humain.
À l'opposé des visions optimistes de Manuel Castells et de Hervé Fischer, nous avons
présenté celles de Jacques Ellul et de Thierry Breton. Elles viennent dénoncer les utopies et
les déconvenues entourant l'avènement des TIC.
Jacques Ellul associe les TIC à l'idéalisation du monde. Il est le pourfendeur des illusions
technologiques qui ne visent, selon lui, qu'à assouvir la recherche de profit des entreprises.
Les TIC ont, selon EUul, une emprise sur la société et, au nom de la croissance à tout prix, on
créera même des marchés - et également des utilisateurs qui sauront les adopter. Ellul
dénonce la médiatisation à outrance faite autour du thème des TIC depuis les années 1970 et
sa récupération par les politiciens comme un emblème de progrès. Selon lui, un discours
séducteur est tenu autour des TIC afin d'entraîner la société dans un univers fascinant dont
elle ne peut évaluer tous les enjeux.
82
Le fondement des réflexions de Jacques Ellul trouve sa source dans une métaphore
maintes fois répétée depuis l'avènement de la cybernétique, celle de la représentation du
monde comme une machine. Ellul analyse les conséquences inhérentes à bâtir une société
dans une telle perspective. Selon lui, l'homme doit demeurer l'artisan de cette société et ne
pas démissionner de son rôle devant la toute-puissance attribuée aux TIC. En cela, Ellul nous
rappelle que les tentatives d'automatiser la pensée dans une machine, bien qu'ayant abouti à
la création de l'ordinateur et à sa prétendue rationalité, sont loin d'avoir atteint le
raisonnement humain.
Ce que Jacques Ellul tente de nous dire, c'est que par delà les discours fiévreux sur les
TIC et leurs vertus de modernité, une meilleure planification de l'évolution de notre société
est à faire. Les États devraient tenir compte, dans les calculs de croissance et de productivité,
du seuil des marchés qui, après tout, a une limite. Les États devraient aussi gérer, les impacts
négatifs sur le domaine de l'emploi, que ce soit le retour possible du taylorisme ou la
déqualification. Dans une perspective mondiale, Ellul émet l'idée qu'essayer de reproduire le
modèle occidental, pour l'utilisation des TIC, dans les pays du sud équivaut à une stricte
intégration.
La dernière vision présentée des impacts de l'avènement des TIC est celle de Thierry
Breton. Ce dernier prône le pragmatisme et implore « la fin des illusions » (Breton, 1992,
p. 23), devant l'échec de la recherche immédiate de la productivité espérée des
investissements dans les TIC. li afftrme que la promesse des TIC n'a pas été tenue, malgré la
83
propagation par les médias d'idéologies de progrès et d'images d'une société libre et
affranchie d'une économie matérielle.
Thierry Breton a vécu, en tant que ministre, en France, les mutations économiques et
sociales engendrées par les TIC. Il ne s'oppose pas aux TIC, mais il exhorte plutôt à en tirer
le meilleur par l'innovation, afin d'améliorer les processus et de créer de nouveaux services.
Selon Breton, les piètres résultats de l'économie, en termes de productivité et d'emploi, dans
les années 1990, sont peut-être le signe des attentes irréalistes investies dans les TiC. À cet
effet, il émet l'hypothèse qu'une période de consolidation est peut-être nécessaire face à la
perspective d'un monde dont la configuration change à cause des réseaux planétaires. Breton
soutient, par ailleurs, que la croissance, bien que nécessaire, a sans doute ses limites. C'est au
discernement que nous incite Thierry Breton. Il dénonce les « mythes du high-tech » et nous
encourage à intégrer les changements graduellement au lieu de rechercher les gains
immédiats.
Nous avons ensuite relevé que, du point de vue économique, la productivité est
représentative du progrès et de la prospérité de l'économie canadienne. Les grandes
tendances de la productivité des pays industrialisés depuis l'après-guerre nous ont permis de
mieux situer la position du Canada dans l'arène économique des pays industrialisés. De fait,
le Canada a vécu, comme la plupart des pays industrialisés, une période de très forte
productivité entre 1949 et 1973, moment à partir duquel la croissance de la productivité a
ralenti au moins jusque dans les années 1990.
84
Le paradoxe de la productivité des TIC a été abordé car il soulève un doute sur la
contribution réelle des TIC à une ère de croissance économique, et cela malgré les milliards
de dollars investis dans ces dernières. Pour vérifier ce qu'il en retournait pour le Canada,
nous avons pris connaissance du niveau d'investissement du secteur des entreprises en TIC,
pour ensuite vérifier les performances canadiennes de la productivité du travail en
comparaison de celles des États-Unis. Notre constat est que le Canada est toujours en attente
des retombées des investissements massifs effectués dans les TIC, en comparaison des États
Unis, pays où le secteur des entreprises a connu des gains de productivité.
Pour le volet concernant les TIC et le niveau de vie au Canada, nous avons démontré que
pour la période 1988-2000, le niveau de vie des Canadiens n'a pas subi de progrès significatif
par la contribution des TIC. C'est par le biais de deux composantes du P.I.B., la productivité
du travail et l'utilisation du travail, que nous avons vérifié si l'avènement des TIC a contribué
à accroître le niveau de vie de la population du Canada.
Pour terminer la recherche, nous avons voulu donner une représentation générale de la
situation mondiale des TIC. L'objectif était de vérifier si ces dernières agissaient en tant que
levier au progrès de l'humanité. Nous avons donc comparé le lien entre le P.I.B. par habitant
et le niveau de disponibilité et d'utilisation des TIC, respectivement pour les pays de
l'ü.C.D.E. et ceux du continent africain. La situation est claire, les TIC n'engendrent pas le
progrès et la richesse. La richesse des pays industrialisés contribue, cependant, à rendre les
TIC plus profitables.
Nous croyons avoir démontré que les TIC ne sont pas « nécessairement » un signe de
progrès. Sur le plan économique, il existe des doutes raisonnables qui nous permettent
d'adopter un discours réaliste, à l'instar de Breton et Ellul. Sur le plan social- un autre sujet
- Wolton estime que les discours sur la société de l'information oscille, d'une part, entre des
idéaux de démocratie et de liberté et, d'autre part, des logiques de pouvoir et d'intérêts
(Wolton, 1997, p. 242). Dans ce contexte, il y a lieu de s'interroger quant à la capacité réelle
des TIC à agir comme vecteur de progrès pour la société.
APPENDICE A
L'INFO-ÉTAT
Info-densité
Réseaux
Lignes tél'=phoniqlle~ prinClpales par 100 habitants
Attente pour des lignes! lignes pnnClpales
Lignes nUUlérique~ ! lignes principales
Téléphones cellu1<ures par 100 habltllnt.!.
Abonnements à la tél~vislOn par câble par 100 menages
Hôt~ Intemet par 1 000 habitants
Serveul"' séc\U1.sé"s ! hôtes Interoet
Largeur de bande ituernatiollale (Kbps pal" habitant)
Compétences
Info-utilisation
Pénétration
Intensité
Utilisateurs de large bande! intemautes
Minutes d'appels téléphoniques internationaux sorta.nts par habitant
lv1inutes d'appels œléphoniques intematiollaux entrants par habitant
Péro.u 6'.3
Arobe SOOIJClte 6î.S
Fte{i 58.4
U~:.ro...ne 53.2
Geagie 54.7
Suit.&e Samoa 54:i
l.;)(">,-ége Equale".... 5~.9
Belgique 202.6 t-Ja'1loje 53.7
'!'-Iongl<onç 202.6 El S3t'."I!.dor 5'9
p", 1995 Chine 5'1.4
LUXèl1IDouJg 197.1 P'{üipp4li-es 50A
Islanc1e 195.6 50.30
~
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... 194.3
191.B
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Guyana 49.4
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Ra"yar..;lne Ur... 1902 .~Jtcldo'.ie 43.9
Au.~ilroI e 1895 Tur.isie 43.0
NO'.J"o(el~-Zé-lande 1852 8olh.tie 47.0
-
.l·Ul.triche 18-1-.7 Part\9UQY 45.0
Corée du S::.td 183.8 AnTlér"e 44.5
Japon 17B.7 Guaternolo 41.9
175.6 KrghiZ::t.ta:'1 4'1.3
Fronce 168.9 ÉgI'P,e 40A
Isnlêl 159.0 t..." Iongoie 38.8 -;
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