Saving Her
Saving Her
Saving Her
Natalie
— Chloé, s’il te plaît, ma chérie, si tu veux voir le jour, attends au moins que
ton papa soit rentré.
Je pose la main sur mon ventre, alors qu’une nouvelle contraction survient.
Je m’agrippe à la commode et respire profondément. Ces contractions sont de
plus en plus fréquentes.
Une fois la douleur passée, j’essaye de terminer ce que je suis venue faire
ici : je veux que la chambre du bébé soit prête quand Aaron reviendra, pour que
nous puissions profiter ensemble des semaines à venir. Je déambule dans la
future chambre de notre fille, je continue de remplir ses tiroirs de petites robes
roses…
Roses comme la multitude d’objets éparpillés aux quatre coins de la maison.
Aaron et moi nous sommes beaucoup disputés à ce sujet : j’adore, il déteste.
Il souhaitait que nous peignions sa chambre façon tenue de camouflage…
Du marron, du vert et du noir pour une petite fille ? Hors de question ! J’ai bien
failli accoucher à cause de cette dispute. Lorsque je suis rentrée à la maison, ce
jour-là, Mark et lui étaient en train de dessiner les motifs sur les murs. J’ai jeté
Mark dehors en lui lançant tous les objets qui me tombaient sous la main, et
Aaron a découvert à quel point je pouvais être brutale… Je ne suis peut-être pas
dans les Forces spéciales, mais on ne m’impose pas n’importe quoi ! J’ai
finalement obtenu ce que je voulais : du mauve et des rideaux transparents
autour du berceau.
— Ton papa va adorer cette chambre, Chloé ! J’ai tellement hâte de voir la
tête qu’il fera en découvrant ces jolis papillons.
Une nouvelle contraction me prend, et je m’assois dans le fauteuil à bascule
pour faire une pause. C’est une telle joie de savoir qu’elle vit en moi ! J’aime
être enceinte. C’est un miracle que nous ayons réussi à concevoir cette enfant,
alors je la protège. Aaron est déjà prévenu : je veux en faire un deuxième dès
qu’elle sera née.
Je ferme les yeux, le monde disparaît, et je me mets à rêver… Je m’imagine
assise avec elle dans ce fauteuil, à la cajoler et l’embrasser. J’imagine Aaron,
notre fille endormie contre son cœur. Elle sera sa princesse, et il la protégera
comme son trésor le plus précieux.
Quelqu’un frappe soudain à la porte, mais il me faut quelques secondes pour
m’extraire du fauteuil.
Les coups redoublent d’intensité.
— J’arrive !
Bon sang, donnez-moi une minute !
Parvenir jusqu’à l’entrée demande un petit moment à la baleine que je suis.
J’ouvre. C’est Mark Dixon, le supérieur et grand ami d’Aaron, avec qui il
travaille depuis des années dans les Forces spéciales de Jackson Cole.
Il a la tête baissée. Lorsqu’il la relève, ses yeux remplis de tristesse
rencontrent les miens.
— Qu’y a-t-il ?
— Lee…
Il accroche sur ce diminutif qu’Aaron emploie affectueusement. Quelque
chose ne va pas, c’est évident. Je me mets à trembler.
— Que s’est-il passé ?
Les larmes lui viennent, et je sais. Je sais que ma vie ne sera plus jamais la
même. Je sais que mes pires craintes sont en train de devenir réalité. Parce que
Mark ne pleure jamais, d’habitude. Parce qu’il ne serait pas en ce moment même
devant ma porte, si quelque chose ne tournait vraiment, vraiment pas rond.
— C’est Aaron.
Mon cœur s’arrête de battre, et mon monde s’effondre.
— Non !
Les larmes me brouillent la vue, ma respiration s’accélère. Cela ne peut pas
m’arriver.
— Je t’en prie, Mark. Non. Pitié !
Je le supplie, parce qu’une fois qu’il l’aura dit… Mais le supplier est inutile.
Il ne peut pas m’éviter cette douleur. C’est trop tard.
— Natalie, je suis tellement désolé !
Les mots terribles que toute épouse de militaire redoute… J’étais censée ne
plus avoir à m’inquiéter. C’était fini, derrière nous, tout ça. Je n’avais plus rien à
craindre.
Par pitié, mon Dieu, ne me l’enlevez pas ! Je vous en prie !
Comme si ces mots pouvaient annuler la réalité… Je suffoque.
— Mais je… Je suis enceinte. Je vais avoir un bébé. Il a dit qu’il reviendrait.
Il a dit…
Je bute sur les mots, j’ai du mal à respirer. Je plaque la main sur ma bouche
pour étouffer le cri qui veut sortir. Tout devient sombre.
— C’est une bombe artisanale qui l’a tué, je suis navré.
Ses yeux brillent de larmes. Je m’affaisse.
Mark me rattrape et me serre dans ses bras.
— Putain, je suis tellement désolé !
— Non. Non. Non.
Il me soutient, alors que je pleure, les mains autour de mon abdomen.
Brusquement, je me dégage de son étreinte.
— Tu mens !
— Je voudrais pouvoir mentir, dit-il, alors que je lutte pour me redresser.
— C’est une erreur ! Il va avoir un bébé. Il a dit que c’était un simple aller-
retour !
Je frappe du poing sa poitrine.
— Tu mens !
Mais je sais qu’il ne ment pas.
— Je suis désolé.
— Arrête de répéter que tu es désolé !
Ma douleur se transforme en hostilité. Je le hais. Je hais le monde entier, à
cet instant. Je hais Aaron, cette maison et tout ce qu’elle contient. Je hais cet air
qu’il ne respire plus. La haine me consume et m’étouffe.
— Dégage ! je hurle en continuant à lui frapper la poitrine. Dégage de chez
moi ! Aaron va rentrer dans quelques jours, et nous serons prêts pour la
naissance de notre fille.
— S’il te plaît…, m’implore Mark.
Je refuse de le regarder. Rien de tout cela n’existe, parce que Aaron est
vivant. Il n’est pas mort ! Comment Mark peut-il oser me mentir ?
— Il va revenir. Jamais il ne m’abandonnerait. Il a promis.
Aaron ne m’aurait pas menti. Il ne ment jamais. Quand il partait en mission,
il me disait toujours au revoir comme si c’était la dernière fois. Mais cette fois-
ci, il m’a embrassée sur le bout du nez en me demandant de l’attendre pour
accueillir notre bébé.
— Est-ce que tu veux que j’appelle quelqu’un ? Ta mère ?
— Tu n’appelleras personne parce qu’il n’est pas mort ! Va le chercher,
Mark ! Va chercher Aaron et ramène-le-moi.
Je recule en pointant l’index vers lui.
— Vous aviez tous promis !
Une douleur intense me transperce soudain, et j’agrippe mon ventre, mais ce
n’est rien en comparaison de la souffrance qui pèse maintenant sur ma poitrine.
Mark me reprend dans ses bras. Les larmes coulent sans relâche, alors que je
lutte contre son étreinte.
— Il avait promis !
— Je sais.
Ma vie n’a plus de sens. Mon cœur est détruit.
J’ai vingt-sept ans et je suis veuve.
1
Le temps passe. Les heures sont devenues des jours, les jours des semaines.
Puis les mois défilent, et je continue à vivre. Mais suis-je bien vivante ? Je
respire, je me lève le matin, je m’habille, mais je suis engourdie. Bien sûr, je
souris, j’arbore une mine joyeuse, cependant c’est un masque. À l’intérieur, je
suis perdue dans les profondeurs du deuil.
Trois mois ont passé depuis l’enterrement d’Aaron, et toujours ces mêmes
conneries de jours qui me filent entre les doigts. Ma fille grandit, seulement, je
n’ai personne avec qui partager cela. Heureusement, elle fait ses nuits, je ne suis
donc pas totalement épuisée. Ces premiers mois m’ont rendue folle ; en même
temps, c’est elle qui m’a permis de tenir bon.
La solitude me ronge, mais je ne le dis à personne.
— Non, maman, je vais bien, je soupire en calant le téléphone sur mon
épaule, essayant de la rassurer pour la énième fois.
Si ce n’est pas elle qui appelle, c’est Mark.
— Lee, tu ne vas pas bien, déclare ma mère. Tu vis à peine ! Je prends un
avion.
C’est bien la dernière chose dont j’ai envie ! Elle est restée à la maison
pendant un mois, après la naissance d’Aarabelle, et j’ai cru devenir dingue. Son
insistance, ses incitations permanentes à me faire sortir de chez moi m’ont
conduite à douter du bien-fondé de sa présence à la maison.
— Bon sang, je vais bien ! Je suis vivante, et papa a besoin de toi. Aarabelle
et moi, on se porte à merveille !
Je fais en sorte que plus personne ne sache que ma vie n’a pas avancé depuis
six mois. Il paraît qu’il y a une période de latence, avant que les gens
commencent à exprimer leur douleur. Mes amis sont préoccupés parce que je
n’ai toujours rien entrepris. Je ne sors pas, j’ai refusé de retourner travailler
comme reporter. Je ne veux pas être à l’extérieur, ni parler à d’autres familles qui
vivent des tragédies. J’en traverse une.
Ma mère a un petit rire sarcastique au téléphone.
— Menteuse !
— Je ne mens pas.
J’attrape le babyphone et vais sur la terrasse. C’est ce que je préfère, dans
cette maison. J’en suis tombée amoureuse dès qu’Aaron et moi l’avons visitée.
Elle tourne le dos à la baie de Chesapeake, et je passe le plus clair de mon temps
sur cette terrasse. Ici, je me sens proche de lui. Je peux le sentir dans le vent.
Cela peut sembler fou mais, lorsque je ferme les yeux, j’ai l’impression que ses
mains me caressent, que son souffle glisse dans mon cou et dégage les cheveux
de mon visage. Le soleil me chauffe le dos, et je m’autorise à rêver qu’il est
seulement parti en mission et sera bientôt de retour. Je m’accroche à cette
sensation aussi longtemps que je le peux, parce que c’est tellement plus facile de
faire comme si, plutôt que d’affronter ce fait : mon mari est mort.
— D’accord, tu vas très bien. Tu ressembles à une espèce de zombie, mais tu
vas très bien, grogne-t-elle.
— J’ai du travail, maman.
J’espère que cette nouvelle la calmera.
— Ah, et qu’est-ce que tu fais ? me demande-t-elle, sceptique.
— Je vais travailler pour les Forces spéciales de Cole.
Je vois d’ici sa désapprobation. Tant pis, je me fiche de ce qu’elle pense.
— Oh ! mais quelle excellente idée, et quelle merveilleuse façon de te
changer les idées !
— Ravie que tu approuves, je lui réponds, sachant pertinemment que c’est
de l’ironie.
Elle ne peut pas comprendre. Mon père et elle forment un couple heureux
alors que, moi, j’ai perdu mon bonheur pour toujours. Je voudrais être près
d’Aaron, pouvoir ressentir quelque chose, avoir encore des choses à partager
avec lui. Les Forces spéciales de Cole sont le dernier endroit où il était en vie. Il
passait ses journées à travailler pour Jackson. Sa présence est toujours palpable
dans ce bureau, dans cette maison. Je ne peux pas passer à autre chose, je peux à
peine respirer… Pourtant je continue. Pour Aarabelle. Tous les jours je sors de
mon lit, je m’habille et je vis ma vie du mieux possible. La seule chose que je
désire, c’est garder avec moi un petit peu de ma vie avec lui, alors je vais partout
où je peux sentir sa présence. Ici, elle commence à s’effacer. Je n’arrive plus à le
visualiser en train de se raser dans la salle de bains, ni à me souvenir de son rire.
Je m’accroche à ces images… Mais, inévitablement, il m’échappe un peu
plus chaque jour. La douleur est toujours là, contrairement à mon souvenir
d’Aaron, qui me file entre les doigts.
— Natalie ? appelle ma mère, alors que je suis restée un moment silencieuse.
Je pense que tu devrais venir à la maison. Peut-être que, si tu changes d’air
quelque temps, cela t’aidera à aller de l’avant.
— Mais je vais de l’avant ! je réplique, énervée, avant de prendre une
profonde inspiration.
— Et comment ? As-tu pris rendez-vous avec les assurances ? Est-ce que tu
t’es occupée des papiers à remplir ?
Je suis persuadée qu’elle cherche le conflit pour me forcer à perdre
contenance.
— Je vais de l’avant… J’en ai assez de parler.
En vérité, je suis coincée ici. Dans une boucle sans fin. Rien ne change. Rien
ne se passe. Je refuse de vider les tiroirs ou la penderie d’Aaron, parce que alors
ça voudra dire qu’il ne rentrera jamais à la maison. Je ne peux le dire à personne.
J’ai besoin de lui. Je voudrais tellement qu’il soit là ! Mais, le jour où il est parti,
il m’a quittée pour toujours. Il m’a embrassée sur le nez, a embrassé mon ventre
et nous a dit qu’il serait de retour bientôt. Il a menti.
Je ferme les yeux et vois son visage. Son regard. Ses yeux bruns et profonds,
pailletés d’or, qui continuent d’étinceler dans mon esprit. Ses cheveux, avec sa
sempiternelle coupe militaire. Aaron. Mon univers.
— Natalie…
La voix douce de ma mère interrompt mon rêve éveillé.
— S’il te plaît, laisse-nous venir te chercher avec Aarabelle. On aimerait
beaucoup passer du temps avec vous deux.
— Non, je t’adore, maman, mais je m’en sors très bien.
La lumière du babyphone s’allume, et la petite voix d’Aara en sort.
— Elle se réveille, je dois y aller. Je t’aime.
— Bon, quand tu auras décidé que ça ne va pas, appelle-moi. Je t’aime aussi,
ma chérie.
Je raccroche et pose le téléphone. Je m’assois un instant pour reprendre mes
esprits avant d’aller chercher ma fille. Je l’aime plus que tout, mais elle
ressemble tellement à son père ! Chaque fois que je la regarde, j’ai besoin de tout
mon courage pour ne pas pleurer. Elle me fixe avec des yeux innocents et si
pleins d’amour que cela me brise le cœur de savoir qu’elle ne pourra jamais lui
tenir la main, lui dire combien elle l’aime ou simplement avoir l’amour d’un
père. Elle l’aurait mérité. Elle aurait dû avoir ses deux parents pour la guider. Au
lieu de cela, elle n’a que moi… Une femme brisée.
Chaque fois que ses parrains viennent à la maison, je les déteste un peu plus.
Je déteste qu’ils puissent la voir, la prendre dans leurs bras, alors que celui qui
lui a donné la vie ne le pourra jamais. La colère bouillonne en moi. C’est comme
un nuage noir qui occulte la lumière que j’ai tant besoin de voir. Il n’y a plus
d’espoir, parce que Aaron est mort et qu’il a emporté la lumière avec lui. Je veux
qu’il revienne, et pas seulement dans mes rêves ; je veux le sentir près de moi. Il
ne me reste que des draps froids et un lit vide.
Soudain, j’entends Aara qui m’appelle et je me ressaisis. Elle gazouille dans
son berceau alors que je suis là, à ressasser ma douleur.
J’étouffe les émotions qui me brûlent et puise dans les ressources dérisoires
qu’il me reste pour aller la chercher.
— Alors, mon cœur ? je murmure en entrant dans la chambre.
La voir remet soudain tout à sa place. C’est incroyable comme les enfants
ont le pouvoir de tout changer. Elle est couchée sur le dos et me regarde avec cet
amour auquel je m’accroche. Pour elle, le monde est parfait. Elle ne connaît pas
la souffrance et, d’une certaine façon, elle a de la chance. Au moins, elle n’a pas
connu et aimé son père… Elle n’aura jamais à craindre les choses qui me
préoccupent, parce qu’elle les ignore.
— Aaaaah !
Elle pousse un petit cri perçant alors que je l’observe, avec ses cheveux
sombres en bataille et ses yeux bruns qui brillent d’adoration. Pour elle, j’ai
envie de m’en sortir.
— Hé, ma chérie !
Elle donne de petits coups de pied et agite les bras, lorsque je me penche
pour la prendre.
Je suis en train de la bercer dans mes bras quand quelqu’un frappe à la porte.
Chaque fois, mon cœur se serre et mon estomac fait un tour. Cela fait six
mois que Mark est venu m’annoncer la nouvelle, pourtant je ressens toujours la
même chose. Pendant un instant, je prie pour que ce soit Aaron qui apparaisse et
me dise que tout n’était qu’un immense malentendu.
Je dépose Aara dans sa balancelle et soupire profondément.
Sans me presser, j’avance jusqu’à la porte d’entrée en essayant de réprimer
les espoirs qui m’assaillent. Je me dis que ce sera probablement Mark… Je
respire. Chaque fois, c’est l’angoisse qui me prend à la gorge.
J’ouvre. Un homme me tourne le dos. Il a des bras musclés et de larges
épaules. Son T-shirt serré fait ressortir sa carrure. Ses cheveux couleur noisette
sont coupés court. Je crois le reconnaître, mais il devrait être en Californie, alors
je ne comprends pas…
— Liam ?
Il se retourne lentement et me sourit. Son corps de géant fait barrage au
soleil derrière lui. C’est bien lui. Liam Dempsey. Il ravive tant de souvenirs que
je sens mon visage se décomposer.
Accueillir Mark et Jackson ici, c’est déjà une épreuve pour moi, mais Liam,
je vais en mourir… Il enlève ses lunettes, et j’aperçois une lueur dans ses yeux.
— Salut, Lee. J’étais dans le coin et j’ai eu envie de passer te dire bonjour.
Le soleil fait miroiter ses yeux bleus, et je m’efforce de rester impassible.
J’en aurai besoin, s’il vient pour me parler d’Aaron.
Je ne ressens rien… Je ne souffre pas.
— Je ne savais pas que la Californie et la Virginie étaient des États voisins.
Aux dernières nouvelles, tu étais toujours à l’Ouest…
Mon ton monocorde ne trompe personne, mais ça m’est égal. J’arrange mes
longs cheveux blonds sur le côté et m’accroche à la porte.
Je prends une seconde pour le regarder. Il a l’air plus grand, plus large que
dans mon souvenir, mais peut-être que je n’ai pas côtoyé assez de monde, ces
derniers temps. Quelque chose a changé en lui. Son torse remplit plus l’espace. Il
s’est un peu laissé pousser la barbe, et sa forte mâchoire n’en est que plus
manifeste. J’ai beau être en deuil, je ne peux m’empêcher de remarquer à quel
point il est beau.
— Je peux entrer ? me demande-t-il doucement.
C’est le meilleur ami d’Aaron, son partenaire de nage, son frère en toutes
circonstances. Liam a fait partie de notre vie pendant si longtemps que le revoir
me rend la perte d’Aaron plus prégnante encore.
J’ouvre la porte et lui fais signe d’entrer.
Respire, Natalie… Il partira bientôt.
— J’ai essayé d’appeler, me dit-il en jetant un coup d’œil autour de lui.
— Ah, je n’avais pas vu.
C’est un mensonge, mais le serment qu’il a fait à Aaron le conduit à
dépasser les bornes, et je n’en peux plus ! J’ai commencé à ignorer ses appels
parce qu’il veut évoquer le passé. Me parler de ses souvenirs d’eux sur le terrain
ou, pire encore, de mon mariage. Il a aussi cette troublante façon de voir juste. Il
sait comment lire à travers les gens en général et moi en particulier.
Il se promène dans la maison en souriant un peu ; ses yeux brillent
malicieusement.
— J’en suis sûr. On n’a pas beaucoup parlé, depuis que je suis rentré en
Californie.
Parce que je ne veux pas.
Mais je retiens les mots et j’opte pour une réponse plus douce :
— Rien n’a changé, tu sais.
Tant de choses ont changé, en réalité…
— Aarabelle a grandi, et tu as l’air d’aller mieux, dit-il en posant ses clés et
son téléphone sur la table.
— Merci.
Il sourit et me prend dans ses bras.
— Je n’ai plus peur que tu évites mes appels, déclare-t-il en me libérant.
— Et pourquoi ça ?
— Parce que je vis ici, maintenant.
Quoi ?
Encore une mauvaise blague ?
3
— Il y a quelqu’un ?
Reanell, ma meilleure amie, m’appelle depuis la cuisine.
— Par ici, Rea !
— Ah, tu es là. J’ai apporté quelques plats préparés par les amies, cette
semaine. Je les mets au frigo.
Sa générosité me réchauffe le cœur. Je me suis accrochée à elle, ces derniers
mois. Elle est venue ici, m’a apporté mes repas, a surveillé Aarabelle pour que je
puisse me reposer…
— Merci, mais je m’en sors, maintenant, tu sais.
C’était moi, auparavant, qui apportais mon soutien aux autres, moi qui aidais
les épouses de militaires morts au combat pour qu’elles continuent de voir du
monde. C’est amusant comme la vie abat ses cartes ! Aujourd’hui, je suis de
celles qui m’inspiraient de la compassion.
— Oh ! mais je n’ai jamais dit que tu ne t’en sortais pas. Maintenant, donne-
moi ce bébé.
Elle tend les bras et prend Aarabelle.
— Bonjour, princesse.
Elle la dorlote. Il est impossible de ne pas aimer Aarabelle…
— Alors ? me demande-t-elle.
— Alors quoi ?
— C’est qui, le gars, dehors, qui bidouille dans la voiture d’Aaron ?
— Quoi ?
J’ouvre grands les yeux et me rue à la fenêtre pour tirer le store.
— Qui pourrait trafiquer quelque chose avec la voiture ? Pourquoi tu n’as
pas appelé les flics ?
Je regarde l’allée, mais ne vois personne.
— Il m’a souri et saluée, alors je ne me suis pas inquiétée. En plus, il portait
un signe révélateur, alors j’ai supposé que tu acceptais finalement un peu d’aide.
— Comment ça, quel signe ?
Elle soupire, soulève Aara et la berce, tout en me répondant :
— Une montre G-Shock, des tatouages tribaux et puis ce truc : je-suis-un-
type-extraordinaire-demande-moi-ce-que-tu-veux… Le militaire par excellence !
— Je vais aller voir. Tu peux la surveiller ?
— Question stupide.
J’ouvre la porte et m’arrête aussitôt. Liam se tient devant moi, couvert
d’huile.
— Salut ! me lance-t-il.
— Salut, toi-même !
Je pose la main sur ma poitrine pour calmer mon cœur. Il essuie les siennes
avec un chiffon.
— Désolé, je ne voulais pas te faire peur. J’ai frappé, un peu plus tôt, mais tu
n’as pas répondu.
— J’étais avec Aara. Je peux savoir ce que tu fabriques ?
Il regarde ses vêtements, hausse les sourcils.
— J’ai réparé sa voiture.
— Je vois ça. Mais je veux dire, pourquoi tu travailles sur cette voiture ?
— Je t’aide.
Je pousse un long soupir en comptant jusqu’à dix.
Tu peux le faire, ma fille. Vendre ses affaires et mettre de l’ordre dans ta vie.
— D’accord. Bon. J’imaginais que j’aurais un peu de temps, mais…
— Il me reste encore quatre semaines de congé, et j’ai pensé qu’il vaudrait
mieux s’y mettre assez vite.
C’est le plus simple, mais je n’y suis pas du tout prête. Je sais que c’est la
meilleure chose à faire pour passer à autre chose, bien sûr, seulement, cela rend
cette nouvelle réalité si définitive… Mais la mort est définitive, alors pourquoi
lutter contre ?
— Tu as raison. C’est bien.
Il fait un pas en avant, et le regard qu’il me lance déclenche un frisson le
long de ma colonne vertébrale.
— Un jour, tu comprendras que me mentir n’a aucun sens, et ce mot ne fera
plus partie de ton vocabulaire.
Voilà pourquoi il est si bon dans ce qu’il fait.
— OK, si tu veux.
Je souris pour clore la conversation et ramène mes cheveux derrière mes
oreilles. Il se retourne sans un mot et se dirige vers l’allée.
— Eh ben, c’était intense !
Je sursaute en entendant Reanell derrière moi. J’avais oublié qu’elle était là,
à nous observer en silence. Je me tourne vers elle. Aarabelle est endormie dans
ses bras.
— C’est Liam, un ami d’Aaron. Il travaille avec l’équipe quatre des Forces
spéciales et il a décidé de m’aider, apparemment.
— Je veux bien qu’il vienne m’aider aussi, quand il aura terminé ici !
s’exclame Reanell en regardant par la fenêtre.
— Je doute que ton mari approuve, dis-je d’un ton réprobateur, avant de
m’affaler sur le canapé.
Elle rit et s’assoit dans le fauteuil à bascule.
— Mason n’est pas du genre jaloux…
Son mari est le commandant de l’équipe quatre. Elle peut toujours plaisanter,
jamais elle ne ferait quoi que ce soit en ce sens. Mais elle aime le taquiner et
l’embêter un peu.
— Tu as dit qu’il était dans quelle équipe ?
J’étends les jambes en ricanant.
— Quatre.
— Merde alors !
— Tu es vraiment conne, je lui réponds en riant.
C’est la deuxième fois de la journée que je ris.
— Eh bien, eh bien… On dirait qu’il y a quelqu’un qui t’aide, et pas
seulement pour les formalités !
— Pourquoi ?
— Parce que tu ris.
— Je riais avant aussi.
— Non, tu faisais semblant de rire. C’est la première fois que tu ris sans que
ça te fasse du mal. D’accord, tu as monté un super numéro de masque jusqu’à
présent, mais je pense que ce mec, Liam, est un vrai magicien, me susurre-t-elle
avant de quitter la pièce.
Peut-être l’est-il, après tout. Ou peut-être est-il simplement la première
personne à refuser que je lui mente.
5
* * *
— Aaron, arrête !
Je ris. Il m’attrape par la taille et me fait tomber avec lui dans le sable.
Il me chatouille, alors que je me débats. J’essaye d’échapper à son emprise,
même si je sais que c’est impossible.
— Si tu m’aimes, arrête.
Immédiatement, ses mains cessent leur manège, et il place ses paumes
derrière ma tête.
— Personne ne t’aimera jamais autant que je t’aime.
Ma main remonte le long de son bras, et je lui caresse la joue.
— Aucune femme ne t’aimera jamais comme je t’aime.
— Aucune femme ne s’approchera de moi.
— Il y a intérêt !
Il roule sur le côté et me serre contre sa poitrine. Je me repose et me détends
complètement entre ses bras.
— Est-ce que tu as déjà pensé à ce que tu ferais, si je mourais… ?
Sa question m’effraye.
— Parfois.
Cela fait trois ans qu’il part régulièrement en mission, et je mentirais si je
lui répondais que je n’y pense pas. Il est déployé presque tous les six mois et, à
chaque fois, c’est de plus en plus difficile. Je l’aime, je veux qu’il soit près de
moi, mais je comprends son devoir. C’est dur d’aimer quelqu’un et de savoir
qu’un jour il peut ne pas rentrer à la maison. Mais renoncer à lui est
impensable. Je suis née pour cette vie — toutes les femmes ne sont pas faites
pour être épouses de militaires, encore moins de Forces spéciales. Il faut
pouvoir aimer profondément, être solide et savoir qu’à tout moment la vie peut
basculer.
On se dispute parfois, comme tout le monde, mais Aaron et moi voulons cette
vie. Nous avons vu tant d’amis traverser des infidélités et des divorces ! Nous,
notre amour est toujours là. Dans trois jours il sera parti, et je profite autant que
je le peux du temps passé à ses côtés.
— Si ça arrivait, je voudrais que tu puisses aimer à nouveau, Lee, dit-il en
m’embrassant sur le front. Promets-moi que tu trouverais quelqu’un d’autre.
Je ne veux pas promettre. Je ne veux pas envisager cette possibilité, alors je
garde le silence.
Il s’impatiente, me force à plonger les yeux dans les siens. Son regard s’est
durci. Il ne lâchera pas le morceau.
— Promets-le-moi, Lee !
— Rien ne va t’arriver, alors je n’ai pas besoin de te faire de promesse. En
plus, est-ce que tu voudrais vraiment que quelqu’un d’autre partage mon lit ?
Pas moi.
— J’ai besoin de savoir que tu seras aimée. Que, si je meurs, tu auras
quelqu’un auprès de toi pour te protéger.
Ses mots me touchent autant qu’ils me révoltent.
— Je n’ai pas besoin qu’on me protège !
— Natalie, me dit-il tendrement. Je sais que tu es forte, ma chérie. Je sais
que tu n’as pas besoin de protection mais, moi, j’ai besoin de savoir que tu
trouveras quelqu’un pour prendre soin de toi.
— Je n’ai vraiment aucune envie de parler de ça !
Il me ramène contre sa poitrine.
— Je comprends, mais je ne veux pas partir sans cette certitude.
— Alors ne pars pas.
Un rire lui échappe et lui secoue la poitrine, parce que nous savons tous les
deux qu’il n’a pas le choix et que, pour rien au monde, il ne manquerait à son
devoir.
— Très bien, dis-je à contrecœur, je te le promets.
J’espère que c’est le genre de promesse que je pourrai rompre.
* * *
Une larme me tire de mes souvenirs. Je dois sortir de cette maison ! Je me
lève de ma chaise et me précipite sur la terrasse. Je voudrais pouvoir tout oublier.
Aaron me parlerait de dignité et de courage. Il me dirait qu’il a toujours espéré
mourir pour une noble cause. Moi, j’ai l’impression que sa mort ne sert à rien.
Je descends vers la plage. La marée monte, et les vagues déferlent jusqu’à
mes pieds. Le vent souffle fort et me gifle le visage. Je ferme les yeux. Je reste
là, dans le sillage des vagues, j’essaye de sentir sa présence.
— Aaron, tu me manques, je chuchote dans le vent. J’ai horreur de ton
absence. Je voudrais que tu puisses voir à quoi ressemblent les jours pour moi.
Notre fille grandit tellement vite ! J’ai besoin de toi. Elle a besoin de toi.
D’autres larmes coulent sur mes joues, alors que je lui parle.
— Et je ne peux pas tenir la promesse que je t’ai faite.
— Lee, tout va bien ?
Une voix profonde et douce interrompt mon recueillement. Je me retourne.
Liam approche.
— Oui, je vais bien, dis-je en essuyant mes larmes.
Il continue d’avancer vers moi.
— Je t’ai vue sortir en courant, et tu ne m’as pas répondu quand je t’ai
appelée.
J’ai baissé la garde, je suis vulnérable, et il le voit.
— Je vais bi…
— Ne dis pas « bien » ! Tu ne vas pas bien. Tu pleures. Et tu n’as jamais été
une menteuse, alors ne commence pas maintenant. Viens là.
Il m’ouvre les bras, je m’approche de lui et me laisse aller contre sa poitrine,
alors qu’il referme sur moi son étreinte. Toutes les émotions si longtemps
retenues se déchaînent dans mon cœur, et je pleure.
— Pourquoi est-il parti ? Pourquoi n’est-il pas resté avec moi ? Je hais cette
vie ! Je suis tellement seule ! Je voudrais qu’il soit là. J’ai tant besoin de lui ! Il
me manque au point que ça me fait mal de respirer ! Mon Dieu, ce n’est pas
juste !
Mes doigts s’agrippent à sa chemise.
— Non, ce n’est pas juste, dit-il en me caressant le dos.
— Mais il est parti, et maintenant je passe chaque jour de ma vie à regretter
qu’il ait pris cet avion. Il avait terminé son service, il n’aurait jamais dû mourir !
Mes jambes menacent de me lâcher, mais Liam me tient fermement.
— Tu es si forte, Lee.
Je lève les yeux, et son regard dit tellement de choses…
— Mais ne sous-estime pas à quel point c’est dur.
Ses mots m’enveloppent, et je sais qu’il dit la vérité. Je suis forte, mais une
part de moi reste vulnérable. Je ne veux plus jamais connaître une telle
souffrance, alors j’ai construit une forteresse pour nous protéger, ma fille et moi.
— Je ne sais plus où j’en suis. Pardon.
— Natalie, bon sang ! Arrête de demander pardon ! Est-ce que tu as pleuré
une seule fois depuis qu’Aaron est mort ? Est-ce que tu t’es seulement autorisée
à être triste ?
Je fais un pas en arrière, et il me retient par le poignet. Les yeux baissés,
j’essaye de rassembler les quelques forces qu’il me reste.
— J’ai souffert, dis-je en lui lançant un regard amer. Je souffre encore, mais
quel bien cela peut-il me faire de pleurer ? Il est mort, ça ne le fera pas revenir.
J’ai une fille, une maison, un emprunt à rembourser et une tonne d’autres choses
dans la tête !
Les mots jaillissent de moi sans retenue.
— Va-t’en ! Pars en mission ! Moi, je me bats avec la réalité qui me revient
en pleine figure tous les jours. Je suis seule, Liam. Tout ce qu’il me reste, c’est
ce putain de drapeau et ma douleur. Alors oui, je souffre, tu ne peux pas
imaginer à quel point.
Il lâche mon bras et fait un pas hors des vagues.
— Parce que tu penses que les missions me changent les idées ? On se
souvient toujours de ceux qu’on a perdus, quand on part. On se regarde et on sait
qu’au retour l’avion comptera peut-être une personne en moins. Je connais les
risques et je vis pour ça. Mais j’ai horreur qu’il y ait ce drapeau sur ta cheminée.
J’aurais fait n’importe quoi pour échanger ma place avec la sienne. Parce que,
moi, je ne laisse pas une famille derrière moi.
Je fais un pas vers lui et ferme les yeux. Je sais ce qu’ils ressentent les uns
pour les autres. Pour Aaron, c’était « à la vie à la mort » avec ses amis militaires.
Il a passé tant de nuits à me raconter qu’il était prêt à recevoir une balle plutôt
que de voir blessé l’un des siens ! Je me souviens de ma colère, de mon
incompréhension, et d’avoir pensé qu’il était stupide de préférer mourir à leur
place, en ignorant combien cela me ferait mal. Il m’embrassait et me disait que
c’était comme ça.
— C’est ce qu’Aaron voulait.
Liam lève les yeux, et nos regards se croisent. Je sais qu’il aurait tout donné
pour prendre sa place, mais les choses se sont passées autrement et il est là, pour
moi, chaque jour. Il m’aide, me fait rire et sourire, prend soin de nous.
— Il voulait quoi ? me demande-t-il, confus.
Ses mains se crispent, et je m’avance vers lui pour le prendre dans mes bras
comme il l’a fait pour moi un peu plus tôt.
— Mourir comme ça. Avec la certitude que c’était pour quelqu’un ou
quelque chose. Si Mark ou Jackson étaient morts, il se serait détesté d’être
encore en vie. Il a toujours voulu mourir en héros, auréolé de gloire. Mourir pour
une grande cause. Je ne sais pas pourquoi.
— Moi non plus, mais j’aurais volontiers échangé ma place avec la sienne. Il
avait deux bonnes raisons de vivre : Aarabelle et toi.
Il prend mes mains dans les siennes.
— Est-ce que ça va aller, Lee ?
J’ai ma fille et toute la vie devant moi. Je mérite d’être heureuse. Il est
d’ailleurs temps de commencer.
Je hoche légèrement la tête en levant les yeux vers lui.
— Je pense que oui.
— Je le pense aussi.
6
— Toc toc ?
Je reconnais la voix de Reanell, alors qu’elle pousse la porte.
— Oui, ma chérie, qu’y a-t-il ? je lui demande, avec un rire dans la voix.
Elle me toise de son regard inquisiteur.
— Oh ! mais, dis-moi, tu es particulièrement gaie, ce matin !
C’est que j’ai décidé de changer d’attitude. Je peux persévérer dans ma
tristesse et ma morosité ou me souvenir d’Aaron tel qu’il était : un militaire de la
marine, un héros et mon époux, pas le martyr que j’ai fait de lui. Je retourne
travailler dans quelques semaines, et il y a plein de gens autour de moi pour me
soutenir. Il est temps de recommencer à avancer.
— Qui ne sourirait pas en voyant une jolie fille comme toi ?
— Est-ce que ce ne serait pas plutôt l’effet du beau gosse torse nu, dehors,
en train de travailler dans le hangar ? me demande-t-elle en jetant un œil par la
fenêtre. Ce n’est pas possible, les hommes comme lui sont là uniquement pour
nous torturer !
Je regarde derrière elle et réprime un gémissement. Elle s’imagine des
choses… Cela dit, Liam a de quoi troubler. Les muscles de son dos se tendent et
ondulent, lorsqu’il soulève une planche pour la clouer. Idem pour ses biceps,
quand ses bras se plient. Son visage dégouline de sueur et, tandis qu’il s’essuie le
front, je lutte contre l’envie de continuer à le dévorer des yeux. Je tourne la tête,
mais le fixe encore du coin de l’œil.
Reanell s’éclaircit la gorge et hausse les sourcils, moqueuse.
— Ça alors ! Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Rien du tout ! Comment ça ? je proteste, comme si je ne savais pas de
quoi elle voulait parler.
— Rien du tout ? Bon, d’accord.
— Non, absolument rien à signaler.
— Moi, je crois qu’il y a beaucoup à signaler, au contraire…, dit-elle en
reportant son regard vers la fenêtre.
Je dois détourner son attention.
— Est-ce qu’on t’a déjà dit que tu es une femme au foyer surexcitée qui
aurait bien besoin d’un job ?
— Parfois. Mason apprécie que je fasse du lèche-vitrines sans rien acheter…
— Ah oui, ça, c’est bien la seule chose que tu n’achètes pas…
— Bien vu. Je n’achète pas non plus tes tentatives de faire diversion. Je t’ai
vue le bouffer des yeux.
— Non. Je ne suis pas du tout prête à penser à ça. On change de sujet,
d’accord ?
— Pas question ! Pas avant que tu admettes qu’il est sexy.
— Qu’est-ce que ça peut faire, si je pense qu’il est sexy ? je demande en
toussant.
Reanell sourit, les mains posées sur les hanches.
— Avoue !
— OK, il est sexy.
— Je le savais !
Je lève les yeux au ciel et me retiens de l’étrangler…
— De toute façon, si tu m’avais affirmé que tu ne lui trouvais rien, je me
serais inquiétée. Au fait, on peut peut-être travailler un peu, pendant
qu’Aarabelle fait sa sieste ?
Mon regard glisse vers la cheminée, et mon cœur vacille. Je sens la présence
d’Aaron partout dans la maison et je ne suis pas prête à le quitter. J’ai déjà tant
perdu ! Je ferme les yeux un instant et pense à lui, à sa voiture qui n’est plus
dans le garage, à notre bébé. Je continue d’être ravagée par la colère et la
tristesse, mais il faut bien aller de l’avant.
— D’accord.
Nous passons les heures qui suivent à ranger des papiers et des bricoles. Je
souffle et transpire à force de monter et descendre l’escalier, des cartons dans les
bras.
Quand la journée s’achève, je suis morte de fatigue, mais je me sens un peu
plus légère. Les choses s’organisent. J’en ai assez, pourtant, une partie de moi ne
veut pas arrêter. J’ai peur que l’énergie dont je dispose en ce moment ne soit plus
là demain.
Avant que je puisse en parler à Rea, elle consulte l’heure et fronce les
sourcils.
— Je dois y aller. Mason veut dîner tôt et, moi, je veux un nouveau sac à
main.
Elle est terrible.
— Comment vous conciliez les deux ?
— Il aime manger, et j’aime le style de Michael Kors. Il mourra de faim, si
je n’ai pas mon nouveau sac ! lance-t-elle en me faisant un clin d’œil.
— Ça me semble tout à fait raisonnable, dis-je avec un brin d’ironie. Je vais
continuer un peu. Merci beaucoup pour ton aide.
Elle m’embrasse sur la joue.
— Je suis fière de toi, Natalie. Je sais que c’est difficile, mais il était temps
de s’y mettre.
— Tu sais que ça fait déjà sept mois aujourd’hui…
— Qu’il est mort ?
— Oui, c’est fou, non ? Aarabelle est si petite que j’oublie le temps qui
passe.
Reanell s’assoit sur le canapé.
— Je pense que c’est pareil pour nous tous. Tu étais enceinte quand il est
mort, et Aara a décalé le temps en quelque sorte. Mais c’est une bonne chose,
elle t’a permis de t’accrocher.
— Peut-être.
— La présence de Liam t’aide aussi, non ?
Je réfléchis à ce qu’elle me dit et j’essaye de trouver de quoi la contredire,
mais elle a raison. Liam m’a forcée à assumer les choses à faire, ces derniers
temps. En quelques semaines, il s’est occupé d’une montagne de démarches qui
m’auraient demandé des mois…
— Il m’a énormément aidée, oui.
— Je ferais bien de filer, moi ! Je suis heureuse que tout se passe bien. Tu as
l’air d’aller mieux.
— Merci, je le pense aussi.
— Ne fais rien que je ne ferais pas ! me dit-elle, narquoise.
Je réponds d’un hochement de tête, et elle se sauve.
Aarabelle fait sa sieste dans le parc à bébé. Elle a mangé et joué un peu, et
j’ai environ une heure devant moi, avant qu’elle me réclame à nouveau. Je
décide de suspendre les rideaux du salon qui attendent dans l’armoire depuis des
mois.
Je sors les outils dont j’ai besoin et j’installe l’échelle pour marquer sur le
mur l’emplacement de la tringle. Les reines de la déco d’intérieur et du bricolage
n’ont qu’à bien se tenir !
Une fois que tout est en place, j’attrape une vis, qui refuse d’entrer dans le
trou. J’essaye encore, et la vis me tombe des mains au moment où je tente de
manier la perceuse…
— Bordel ! je jure, alors que l’outil m’échappe.
J’entends Liam rigoler derrière moi en la ramassant.
— Ça te fait rire, Dreamboat ? je lui demande, tout en essayant d’ajuster la
vis.
Je sais que ça l’énerve quand on l’appelle par son surnom des Forces
spéciales… et j’en profite. Aaron se mettait en rogne quand je l’appelais Papa
Smurf.
— Je pense que tu as décidé de m’assommer.
— Pas du tout ! J’essaye juste de…
Je me bagarre avec la vis qui refuse d’obéir.
— Et cette foutue perceuse est cassée !
— Tu l’as montée à l’envers, me dit-il en riant toujours et en grimpant
derrière moi sur l’échelle.
— Descends ! je lui crie, alors que son poids fait légèrement bouger mon
perchoir.
Son visage effleure ma nuque.
— Appuie sur ce bouton-là. Tu ne vas pas tomber, c’est moi qui vais me
casser le cou.
Je me retiens de frissonner quand il soulève ma main et appuie sur la
perceuse.
— D’accord, tu veux peut-être que je t’envoie un coup de coude…
J’essaye de plaisanter pour ne pas penser à son corps collé au mien, ce corps
que j’ai longuement observé, émerveillée.
Il ne fait que t’aider, Natalie !
— Je te ferai tomber avec moi, si tu me pousses. Maintenant, appuie fort et
enfonce-la dans le trou.
Mon emprise sur la perceuse mollit, et je m’exclame :
— C’était de très mauvais goût !
Nous éclatons de rire et, soudain, je deviens hystérique. J’ai mal au ventre
tellement je ris.
— Tu as l’esprit tordu !
— Pas du tout ! C’est toi qui m’as dit : « Appuie fort et enfonce-la dans le
trou. »
Je me mets à rire de nouveau. Liam s’appuie sur moi, alors que nous
essayons tous les deux de retrouver notre sérieux.
— OK, dit-il en soupirant à son tour. Maintenant, vérifie qu’elle est bien
placée dans le trou.
— Mais ce n’est pas vrai ! Descends ! Je n’en peux plus.
— Tu renifles !
Il m’aide à descendre de l’échelle.
— C’est ta faute.
— Bon, mais mets cette vis dans le trou.
— Arrête ! lui dis-je, hilare, en me tenant à l’échelle et en pleurant de rire.
Mais il continue sur sa lancée :
— Si tu ne sais pas comment la mettre, je peux t’aider…
Le fou rire ne nous lâche plus, et j’entends Aara qui commence à pleurer.
— Ah ! là, c’est ta faute !
Je lui donne la perceuse.
— Va chercher Aarabelle, moi, je m’assure que tu n’as pas besoin de refaire
le mur, propose-t-il.
Je pose la main sur ma poitrine pour me calmer et déclare d’un ton
dramatique :
— Oh ! mon héros…
Il imite une révérence de chevalier servant, la perceuse à bout de bras, et je
le laisse à ses puissants outils. Peut-être est-il vraiment un faiseur de miracles,
après tout.
* * *
Un peu plus tard, Liam a accroché tous les rideaux et s’attaque à quelques
photos que j’ai retrouvées dans les cartons. Aarabelle joue gaiement dans sa
balancelle.
— Un peu plus à gauche.
Il s’efforce de positionner les cadres comme je le lui indique.
— Ici ?
— Hum, peut-être un peu plus à droite, mais un chouïa, juste.
Je pouffe intérieurement en le voyant secouer la tête, exaspéré par mes
indications.
— Lee, je vais vraiment tout jeter par la fenêtre, si tu continues de changer
d’avis ! grogne-t-il en replaçant la photo où elle se trouvait l’instant d’avant.
Je fais un pas en arrière en essayant de ne pas rire, parce que je trouve ça
vraiment très drôle.
— Tu sais, lui dis-je pour l’embêter, je me demande si je ne devrais pas
plutôt la mettre dans l’entrée…
Et je me mords les lèvres pour ne pas éclater de rire.
Il râle et repose la photo. Je l’entends grommeler dans son coin et, quand il
se retourne vers moi, je le regarde innocemment en battant des cils.
— On fait une pause, d’accord ?
— Non, je veux l’accrocher maintenant, je lui réponds sournoisement.
Il explose de rire.
— Tu es une sacrée emmerdeuse, tu le sais, ça ?
— Oui, mais il faut bien que quelqu’un t’emmerde un peu… Où est-ce que
tu pourrais trouver quelqu’un pour le faire, sinon ?
— Au boulot !
— Ah oui, c’est vrai. Mais… Je veux dire… Il n’y a sans doute personne, là-
bas, qui te traite de vieux gros. Quoique, je n’en suis pas si sûre, en fait, j’ajoute
pour le provoquer et lui rappeler notre discussion de l’autre jour.
— Retire ça tout de suite !
— Jamais !
— Tu cherches vraiment la bagarre, hein ?
— Tu vas perdre, j’ai de l’entraînement !
Il se met à courir vers moi, et je pique un sprint jusqu’à la cuisine en riant et
en refermant la porte derrière moi. Je suis morte, mais je ne peux pas retirer ce
que j’ai dit.
Je m’appuie contre le battant en espérant que j’aurai assez de forces pour
l’empêcher d’entrer.
— Pourquoi tu t’enfuis en courant, si tu es si bien entraînée, dis ? je
l’entends me demander.
Merde. Je suis piégée.
7
* * *
Si tu lis ces mots, c’est que je ne suis plus de ce monde. Je n’ai pas tenu ma promesse
de revenir auprès de toi, même si cette promesse, je n’étais pas vraiment autorisé à la
faire. Sache que je ne suis pas parti de bon cœur. Je voulais partager ma vie avec toi
— pour toujours. J’aimerais de tout mon être que tu n’aies jamais à me lire. D’abord
parce que je ne suis pas doué pour ces choses-là, ensuite, parce que ça voudra dire
que j’ai échoué. Je suis un soldat des Forces spéciales — je suis même parmi les
meilleurs, les soldats d’élite, intouchables.
Si nous sommes formés comme nous le sommes, il y a une raison : nous faisons ce que
personne d’autre ne peut faire à notre place. Alors, d’une certaine façon, j’ai
déconné. Je me suis retrouvé dans une situation où j’ai échoué, malgré mon
entraînement. Je suis désolé.
Ma vie a changé le jour où nous nous sommes rencontrés au cours de Mme Cook. Tu
t’es assise à côté de moi, et j’ai su aussitôt que j’étais fichu. Et puis, je t’ai vue avant
le match de la fête annuelle. Tu portais une jupe qui m’a rendu fou, et j’ai presque
foutu le match en l’air à me demander comment t’inviter à sortir avec moi.
J’ai passé des semaines à te répéter que j’étais un type incroyable, et tu as fini par
accepter. J’étais aussi fou que si j’avais gagné au Loto ! Tu étais mon premier prix.
Qu’est-ce que je dis ? Tu ES mon premier prix. On est allés dans ce restaurant
horrible, mais tu n’as pas arrêté de sourire. Quand je t’ai raccompagnée chez toi et
que tu m’as embrassé avant que j’aie le temps de faire une blague idiote, j’ai su qu’un
jour je me marierais avec toi. J’ai su que tu serais la femme avec qui j’aurais envie de
passer toutes mes nuits. Parce que tu es tout pour moi, Lee. Tu es mon soleil, mes
étoiles, et tout ce qu’il y a au milieu.
Tout le monde dit que dans ces lettres d’adieu on fait de grands discours sur des trucs
qu’on ne connaît pas. J’ai dû recommencer celle-ci douze fois. Je veux seulement te
dire ça : je t’aime. Je t’aime depuis toujours et je t’aimerai même après ma mort.
Je ne peux pas te conseiller sur la suite parce que, bon, je suis mort, et puis, de toute
façon, tu n’en feras qu’à ta tête. Mais tu m’as fait des promesses. Tu mérites d’avoir
la vie que tu voulais… Une vie avec un homme qui t’aime plus que lui-même. Un
homme qui te donnera une famille et l’amour dont tu as besoin. Si nous avons des
enfants, j’espère que tu leur trouveras un père. Ils en auront besoin. Quelqu’un pour
leur montrer comment on shoote dans un ballon ou comment on invite une fille à
sortir, comment se méfier des mecs stupides qui ne veulent qu’une chose… Si nous
avons une fille, elle n’aura pas le droit de sortir avec des garçons… Jamais ! Assure-
toi qu’aucun ne tournera autour d’elle. Parle-leur de nous. Dis-leur combien je les
aurais aimés. S’ils demandent pourquoi je ne suis plus là, explique-leur que je les ai
protégés. Je ne suis pas un homme orgueilleux, mais je suis fier de la vie qu’on avait.
Tu étais près de moi, tu m’as encouragé et tu as fait de moi un homme meilleur.
J’ai commis des erreurs, mais tu es la meilleure chose qui me soit arrivée. Tu m’as
aimé alors que, sans doute, je ne le méritais pas encore. Sache que lorsque je ferme
les yeux, le soir, c’est toujours ton visage que je vois. Et, quand je rendrai mon dernier
souffle, ce sera en prononçant ton nom. Sans toi, je n’existerais pas.
Aime-moi quand je ne serai plus là.
Aaron.
Liam
— Fait chier !
Je hurle en donnant un coup de poing dans l’arbre, et mes phalanges me font
crier de douleur. Puis je me remets à courir. Je dois reprendre l’entraînement,
être prêt pour rejoindre l’équipe. Je ne peux pas rester assis là et ne pas être au
meilleur de ma forme, mais je passe toutes mes journées chez elle. Je n’arrive
pas à m’éloigner, je ne peux pas m’empêcher de me demander comment elle va.
C’est comme une drogue. Alors, je cours, je cours pour cesser de penser à elle et
à Aarabelle. Mais son rire, son sourire qui illumine la pièce et dont j’aime tant
être responsable ne me quittent pas. Il faut que ça s’arrête !
J’ai la musique à fond dans les oreilles. Compter, respirer, se concentrer sur
la course. Uniquement sur cela. Ne plus penser à ses cheveux blonds. Ne pas se
demander si elle a lu la lettre, ni si elle a pensé à appeler la société hypothécaire.
Parce que je ne suis pas son… quoi que ce soit… Je suis l’imbécile qui ne la
laissera pas tomber, parce qu’il a fait une promesse à son meilleur ami. Du
moins, c’est ce que je me martèle. Je ne suis rien pour elle et ne pourrai jamais
être quoi que ce soit. Je ne devrais même pas y penser.
J’accélère, puis m’arrête brusquement pour faire des pompes. Elle va voir si
je suis vieux et gros !
À cet instant, mon téléphone sonne ; on m’appelle de Californie.
— Allô !
— Dreamboat ? C’est Jackson.
— Salut, Muffin, quoi de neuf ? dis-je en essayant de reprendre ma
respiration.
J’ai rencontré Jackson Cole un paquet de fois. Aaron travaillait pour lui
quand il a quitté la marine, et nos équipes étaient déployées en Afrique. Nous
n’étions pas vraiment proches, mais on a bu des coups plusieurs fois ensemble.
— Pas grand-chose. Je voulais savoir comment va Natalie et si elle a besoin
de quelque chose.
Je sais par elle que la mort d’Aaron l’a beaucoup touché. Il s’est senti
responsable. Il s’est fait tirer dessus, quand il est parti enquêter et chercher ce
qu’il restait d’Aaron. Mais ce n’est pas comme s’il y avait eu grand-chose à
rapporter.
— Elle se remet sur pied. Elle s’est longtemps entêtée, mais elle a fini par
accepter qu’on s’occupe de certaines choses.
Il soupire, et je me demande à quoi il s’attendait. Cela ne fait que sept mois.
Personne ne serait prêt à faire beaucoup plus que ce qu’elle fait.
— Elle commence à travailler pour moi cette semaine, et je voulais
m’assurer que tout était en ordre.
J’avais oublié ça. Merde.
— Oui, bien sûr. Je suis sûr qu’elle se débrouillera très bien. Mon congé se
termine dans quelques jours, et on ne sait pas encore à quoi ressemble le
calendrier de déploiement.
— Tu es dans l’équipe quatre maintenant, pas vrai ?
— Positif, chef.
Comme la conversation semble vouloir se prolonger, je m’adosse à l’arbre.
— Comment va Cathy ?
Il lâche un petit rire.
— Je m’adapte.
— Elle le mérite ?
— Tu n’imagines pas !
— Tant mieux.
Ce n’est pas une vie pour une femme. Des allers-retours incessants. Des
mois d’attente, puis l’appréhension de voir l’autre partir à nouveau. Je ne
comprendrai jamais comment ces types peuvent être assez fous pour épouser
quelqu’un. Ce n’est pas juste. Moi, je ne veux regretter personne, quand je suis
sur le terrain.
Jackson rit encore, comme s’il devinait quelque chose que j’ignore.
— Un jour tu oublieras tout ce que tu penses aujourd’hui, pour elle.
Mes pensées me ramènent spontanément vers Natalie et Aarabelle. J’en
souris presque sans m’en apercevoir. Bordel ! Je ne suis pas censé tomber
amoureux d’elle. Je n’en ai pas le droit !
— Ou pas, je réponds.
J’essaye de ne plus y songer, parce que je suis sûr que ce n’est rien.
— Un jour, répète Jackson.
Je passe tellement de temps chez elle, à l’aider à accrocher des photos au
mur, à tondre la pelouse, à m’occuper de choses et d’autres. Il n’y a rien de plus.
Je vais tout verrouiller avant que ça évolue, parce que Natalie est mon amie, et la
femme de mon meilleur ami.
— Un jour peut-être, je concède. Mais maintenant, je dois courir.
Littéralement.
Et me sortir tout ça de la tête !
— Fais attention à toi. Je serai bientôt à l’Est. Peut-être qu’on pourra prendre
un verre ensemble.
— Pourquoi pas, Muff.
Je raccroche et je mets un tube de Jay Z en espérant tout oublier dans les
solos de guitare électrique.
J’essaye de me concentrer sur les arbres qui défilent et sur mes muscles, qui
vont me détester après l’effort, et puis je pense à la lettre qui m’attend dans la
voiture. Qu’est-ce qu’Aaron a bien pu nous écrire ? Ma lettre à moi se trouve
dans l’étui de ma carabine et elle est adressée à ma mère. Je n’en ai pas écrit
pour les amis. Je recommence à penser à Natalie. Comment va-t-elle ? A-t-elle
lu la sienne ? Aaron a-t-il écrit quelque chose qui la replongera dans la tristesse
ou qui lui fera du bien ?
Je me retourne et m’élance sur la piste, plus vite qu’auparavant.
Une fois que j’ai atteint la voiture, je jette mon téléphone sur le tableau de
bord. Je ne peux pas retourner là-bas. Je ne suis pas son petit ami et ne le serai
jamais.
J’ai besoin de me détendre et décide de téléphoner à un pote qui habite près
d’ici.
— Quoi de neuf, mon salaud ? demande-t-il sans préambule en prenant
l’appel.
— Salut, couillon ! J’ai besoin de sortir, ce soir. T’es de la partie ?
— Le Hot Tuna ? C’est plein de jolies filles.
— C’est parfait, j’ai besoin de me sortir quelqu’un de la tête.
— On se retrouve là-bas vers 10 heures.
Je raccroche et me laisse aller en arrière sur mon siège. Mes jambes crient au
supplice après le parcours que je viens de faire. Je sais que chaque fois que
j’aurai une minute de répit je penserai à Lee et Aarabelle, je me demanderai ce
qu’elles font.
Tu ne peux pas aimer cette petite, mec !
Elle ressemble tellement à Aaron, en plus mignonne… Dans quoi je me suis
embarqué, bordel de merde ? À quel moment, au cours de ces dernières
semaines, est-ce que tout a basculé ? C’est Lee, nom de Dieu ! La fille aux
cheveux en bataille, qui porte des pantalons de sport et pas de soutif, que je
connais depuis huit ans. Je l’ai vue pratiquement nue et, même s’il fallait être
aveugle pour ne pas y regarder à deux fois, je n’ai jamais éprouvé autre chose
que de l’amitié pour elle. Alors qu’est-ce qui a changé ?
* * *
Natalie
* * *
— Quoi ? Tu veux dire qu’il est resté tout le temps à l’hôpital avec toi ?
Reanell n’en revient pas.
— Oui, il ne voulait pas partir.
Je m’assois sur le sofa avec ma tasse de café. Cela fait quelques jours,
maintenant, que nous sommes de retour à la maison, et Liam n’arrête pas. Il m’a
envoyé un message hier pour me souhaiter bonne chance pour mon premier jour
de boulot. Je n’ai pas répondu.
— Hum, fait Reanell en se tapotant la lèvre de l’index.
Nous essayons d’analyser la situation et de savoir si je me fais ou non du
cinéma.
— C’était quand même le meilleur ami d’Aaron, ajoute-t-elle.
— Je sais. Je pense qu’il a le sentiment de tenir la promesse qu’il lui a faite,
ce qui expliquerait pourquoi il a disparu, en quelque sorte, après nous avoir
déposées ici.
Elle me dévisage.
— Est-ce que tu as envie qu’il arrête ?
— Rea, je t’en prie, ça ne fait même pas un an ! Il est hors de question que je
veuille d’un autre homme. J’aime mon mari.
Elle vient s’asseoir près de moi.
— Je le sais, Natalie, mais tu es une femme. Et Liam est quelqu’un de bien.
Et puis, il a l’air de beaucoup tenir à Aara et toi. Est-ce que ce serait une si
mauvaise chose ?
J’ai l’impression d’avoir basculé dans une autre dimension : mon amie, celle
qui m’a toujours dit qu’elle entrerait au couvent si son mari devait mourir, parce
que ce serait trop dur, est en train de m’encourager à vivre cette histoire ?
— Oui, c’en serait une. D’abord, Liam n’a jamais eu de relation sérieuse
avec une fille, et je ne parle même pas du fait qu’il aurait affaire à une veuve
avec un bébé… Ensuite, il est dans les Forces spéciales ! Putain, Rea, il est
militaire ! Il peut mourir en mission. Pas deux fois !
L’angoisse me prend à la gorge.
— Hé, calme-toi ! me dit-elle en me prenant la main. Je ne dis pas que c’est
bien ou mal, je pense que, parfois, le cœur a envie d’aller là où ton cerveau
t’interdit de t’aventurer. Je ne sais pas si ton cœur et ton cerveau veulent quelque
chose.
— Ils ont envie de dormir.
Elle rit et me lâche la main.
— C’est pour ça que je suis là. Va faire une sieste. On ne parle plus de mecs.
Je suis contente qu’il soit venu à l’hôpital pour veiller sur toi. Tu en avais besoin,
et il a été là.
— Oui. Bon, je vais me reposer. Merci d’être venue pour surveiller Aara, je
ne peux même plus garder les yeux ouverts !
Reanell est un vrai cadeau du ciel. Elle m’a appelée, j’ai commencé à lui
parler de l’hospitalisation et j’ai entendu qu’elle faisait démarrer sa voiture pour
venir me retrouver. Entre épouses de militaires, nous nous considérons presque
comme des sœurs. Et, maintenant qu’Aaron n’est plus là, elles sont comme une
famille protectrice, particulièrement dans les Forces spéciales.
— Tu sais que je suis là pour toi, ma belle. Maintenant, va te reposer.
Je l’embrasse sur la joue avant de monter dans ma chambre. Je me glisse
dans mon lit en sous-vêtements, m’allonge et fixe le plafond. Je prends la lettre
d’Aaron sur la table de chevet et la relis. Ses mots me donnent de l’espoir et me
font mal tout à la fois. Je voulais passer ma vie avec lui.
Je relis ce qu’il m’a écrit sur son ressenti, lorsque nous nous sommes
rencontrés. Si seulement il avait su…
— Tu n’étais pas obligé de faire tant d’efforts pour me plaire, dis-je tout haut
en espérant que, quelque part, il m’entend. Je t’ai aimé dès le premier instant et
j’avais décidé que je serais à toi avant même que tu dises un mot. Mon Dieu, tu
étais si beau !
Je soupire et ferme les yeux.
— Je me souviens de la première fois que je t’ai vu… Tu portais cette
casquette stupide à l’envers et ton maillot de foot. Tu as hoché la tête dans ma
direction comme si j’étais supposée tomber à tes pieds… Imbécile !
Je ris doucement. Il était si arrogant, si imbu de lui-même ! Il était hors de
question qu’il sache combien j’étais déjà amoureuse de lui.
— Et me voilà sans toi.
Les larmes coulent de mes yeux.
— Pourquoi, Aaron ?
Je me tourne sur le côté et fixe l’oreiller sur lequel il aurait posé la tête, s’il
avait été avec moi. Je le prends contre moi, et les larmes coulent de plus belle.
— Tu me dis d’aller de l’avant, mais comment ? Je ne peux pas aimer
quelqu’un d’autre. Je ne sais pas comment faire ! Tu étais mon premier, mon
seul amour. Le premier homme dans ma vie et dans mon corps. Tu as pris
tellement de place dans mon cœur… Si je te laisse partir, si je laisse quelqu’un
d’autre entrer, je te perdrai pour toujours.
Je continue à parler, priant pour qu’une réponse me vienne, parce que je ne
sais pas comment le laisser derrière moi.
— Montre-moi, envoie-moi un signe.
Je m’agrippe à son oreiller, pleurant sans relâche, et je m’endors à force
d’épuisement, en rêvant que je suis dans ses bras. Heureuse et en sécurité dans
les bras de mon mari.
12
— Hello ?
— Je suis dans la cuisine, Liam !
Aarabelle est assise sur sa chaise, et je lui donne son repas. Elle grandit si
vite ! Elle mange déjà des céréales et des pots pour bébé. Je ne peux m’empêcher
d’être triste en pensant à tous ces moments si précieux, que son père ne verra
jamais…
— Tu devrais vraiment fermer la porte à clé, me dit Liam en jetant son
manteau sur le dossier de la chaise.
— Oui, mais alors je devrais me lever pour aller t’ouvrir, j’objecte avec
détachement.
Je continue de nourrir Aarabelle en essayant de mettre de côté mes craintes.
Le fait est que… c’est la réalité. Et je dois faire avec.
— Hé, bonjour, lapin…
C’est attendrissant d’entendre des hommes adultes parler aux bébés avec
cette voix douce et haut perchée. Elle lui sourit et lève les bras quand il
s’approche. Ça m’enchante qu’elle soit si heureuse de le voir.
Les yeux de Liam scintillent alors qu’il se penche pour l’embrasser sur le
front. Ça la fait rire.
— Ah, au moins une qui est contente de me voir ! plaisante-t-il.
— Je serais contente aussi, si tu m’apportais un cadeau, je rétorque, un peu
provocatrice.
Il rigole et va chercher quelque chose dans la poche de son manteau.
— Il se trouve que j’ai quelque chose, mais tu n’y auras droit que si tu es
gentille avec moi.
Je bondis presque de ma chaise et me rue sur lui.
— Qu’est-ce que c’est ? dis-je en lui tournant autour, tandis qu’il garde
l’objet mystère caché dans la main.
Il sourit malicieusement en voyant dans quel état ça me met. Je ne sais pas
ce qui m’arrive, c’est idiot.
— Nan, nan, on mange d’abord, ensuite, peut-être que je te le donnerai.
— Attends, je sais ! C’est un affreux distributeur de bonbons Pez ou une
connerie de ce genre ?
— Je crois que tu devras être gentille pour le savoir, répète-t-il en fourrant le
cadeau dans la poche arrière de son jean. Comment s’est passée ta première
journée ?
Nous en discutons durant le repas et nous évoquons également le retour de
Jackson. Liam ne m’a pas dit qu’ils se sont parlé, mais il est surpris d’apprendre
qu’il se trouve en Virginie.
Nous terminons la pizza, et il me propose de regarder un film.
Je vais mettre Aarabelle au lit et, lorsque je reviens au salon, je le trouve
affalé sur le canapé.
— Eh ben, tu te mets à l’aise !
Il replace son bonnet sur sa tête, me lance un regard rieur et allume la télé.
— J’ai choisi le film.
— Quoi ? C’est chez moi ici. Pourquoi c’est toi qui choisis ?
— Parce que je suis l’invité ! me répond-il comme si c’était une évidence.
Je me laisse tomber lourdement à côté de lui en grognant :
— Quel film débile vais-je subir ?
— Tu vas voir, c’est un grand classique, me dit-il en passant un bras autour
de mes épaules.
Je me love contre lui sans réfléchir. J’ai passé deux nuits à dormir sur lui à
l’hôpital, alors ce n’est plus un câlin qui me fait peur. Je n’ai pas de scrupules
avec les câlins. Et, s’il est l’un des rares hommes à aimer ça, je suis preneuse. Il
y a une part égoïste en moi qui aime qu’il me touche, même si je ne veux pas
l’admettre : je me sens coupable d’avoir envie des bras d’un homme autour de
moi.
Le film démarre, et je sens que je vais faire une crise.
— Ah, non ! Pas ça !
Je me redresse et cherche la télécommande.
— Friday After Next est digne d’un oscar ! me lance Liam en attrapant la
télécommande avant moi et en la fourrant dans son pantalon.
— Sérieux ? Tu viens de mettre ma télécommande dans ton pantalon ?
Il reste assis et me fixe, me mettant au défi de venir la chercher. Quel
enfoiré !
— Bon, maintenant, tu es prête à regarder le meilleur film de tous les
temps ?
— Je te déteste !
— J’y survivrai, commente-t-il en me rasseyant de force à côté de lui, alors
que je pense sérieusement à récupérer ma télécommande. Un jour tu réaliseras à
quel point tu m’adores !
— J’en doute.
Je me vengerai. Il aimera peut-être qu’on regarde Pitch Perfect à notre
prochain rencard…
Rencard ? J’ai vraiment pensé rencard ?
Bon, du calme, ma fille… Vous êtes juste deux copains qui regardent un film
après dîner.
Bon sang ! Entre l’hôpital, lui qui m’appelle, qui prend soin de moi et le
reste, je commence à dérailler. Liam est mon ami et il ne ressent rien pour moi.
Point.
D’ailleurs, je ne ressens rien pour lui non plus. Je veux dire, il est beau, c’est
entendu, mais rien n’est envisageable entre nous. C’est Liam. Le témoin
d’Aaron, le gars qui nous a aidés à emménager dans notre premier appart…
Il me semble pourtant que la frontière commence à s’effacer. Mon corps se
tend, et il s’en aperçoit.
— Si tu détestes, on n’est pas obligés de regarder.
Je lève les yeux vers lui et je me sens étrangement troublée.
— Non, c’est bien. On regarde.
— Bon, alors maintenant, installe-toi confortablement : tu vas apprendre les
techniques des plus grands agents de sécurité internationaux de tous les temps.
— Est-ce que je peux avoir mon cadeau ?
Il fouille dans sa poche et en sort un paquet de chewing-gums. Je lui lance
un regard outré, et il éclate de rire.
— Je ne t’ai jamais dit ce que c’était.
— Tu sais vraiment comment emmerder une fille, toi !
— Tu verras quand j’essayerai vraiment de t’emmerder…
Il m’attire à lui, et le film commence. Je prie pour qu’il ne remarque pas ce
qui a changé, ni la tension qui m’habite. Je tente de me détendre et de profiter de
ce moment.
14
Liam
Elle est assise tout contre moi et c’est comme une évidence, comme s’il en
avait toujours été ainsi. Je crois que j’aurais mieux fait de partir. Ne pas venir,
même. Mais je voulais voir Aarabelle… Non, je me raconte des craques, je suis
revenu parce que Lee me manquait.
Je suis un crétin fini.
— Ce film est tellement con ! je l’entends grommeler.
Certaines femmes devraient avoir un guide des films que les mecs adorent.
Celui-ci en fait partie, Top Gun en est un autre. Il y a des filles canon et de la
baston.
— Ce serait mieux si tu arrêtais de te plaindre, je lui réponds, ravi de cette
distraction.
— Connard, marmonne-t-elle.
Et puis, elle m’entoure la taille de ses bras.
J’aimerais bien lui servir un petit commentaire sarcastique, mais je n’ai pas
envie qu’elle bouge. Sentir son corps contre le mien me donne envie d’aller plus
loin, même si ce n’est pas correct pour un tas de raisons. Je suis en train de trahir
le code de conduite suprême, mais c’est plus fort que moi. Je ne peux qu’espérer
qu’Aaron aurait souhaité la voir avec un type comme moi. Putain ! Je ne sais
même pas pourquoi je pense à tout ça… Elle n’a probablement pas du tout envie
de moi ! Elle voudrait qu’Aaron soit là, et je suis juste le bon copain qui ne la
laissera pas tomber.
Son bras m’effleure chaque fois qu’elle bouge, et mon érection augmente.
Alors, je pense aux choses les plus connes qui me passent par la tête :
Nonnes.
Araignées.
Justin Bieber.
Mémé.
Natalie
— Qu’est-ce qui cloche chez moi, bon sang ? je râle tout haut en allant
chercher le pop-corn à la cuisine.
Je me raconte des histoires avec n’importe quoi. Je n’y comprends plus rien.
La tension n’arrête pas de monter entre nous et, plus je cherche à lutter contre,
plus je me sens désarmée. J’ai envie d’être près de lui. J’ai envie de sa présence
permanente et, quand il est là, je n’en veux plus… Honnêtement, la seule
explication, c’est que j’ai peur. Peur d’avoir des sentiments pour un autre
homme, un homme qui, comme mon mari, est prêt à risquer sa vie pour en
sauver une autre. C’est la même histoire qui recommence, et je ne pourrai pas
endurer un nouveau deuil. Je ne veux pas que ma fille connaisse un jour la
douleur de perdre un homme. Ce serait tellement pire, cette fois-ci, parce qu’elle
connaît Liam. Alors, je dois mettre un terme à ce qui est en train de se passer,
quoi que ce soit.
Je reviens dans le salon avec le bol. Liam se tient ridiculement droit : je
suppose que ma diversion n’est pas passée inaperçue.
— Tu en veux ? dis-je en lui tendant le bol.
Il sourit, plonge la main dedans et me jette quelques grains.
— Détends-toi, Lee !
Je ris, malgré ma gêne.
— Allez, viens, on termine ce film.
J’inspire profondément et me rassois près de lui.
Je trouve que l’intrigue traîne en longueur et je ne comprends pas comment
je peux rester assise devant. C’était l’un des films préférés d’Aaron aussi. Mark
et lui citaient des répliques entières dès qu’ils le pouvaient. Ce genre de petits
détails me manque. Mes yeux commencent à me piquer, et des pensées
contradictoires m’assaillent à nouveau. J’essaye de les chasser. Ça me semble
fou : ce moment est si banal et simple, au fond ! Je suis dans les bras de Liam, et
nous regardons la télé, après notre journée de travail. Nous avons dîné, j’ai
couché Aarabelle, et nous passons seulement un moment agréable ensemble.
Tout est devenu compliqué et bizarre parce que je l’ai rendu compliqué et
bizarre. En réalité, ça me semble naturel et juste. Je pourrais recommencer
comme ça tous les jours et en être heureuse.
Je ne devrais pas vouloir cette vie, pourtant.
Mais je la veux.
Je ne devrais pas me sentir bien dans ses bras.
Mais j’y suis bien.
Je devrais lui demander de partir et le tenir à distance.
Mais je ne peux pas.
J’entends soudain la réplique favorite d’Aaron : « Hold-up ! Attendez,
laissez-moi y mettre un peu de punch. » J’éclate de rire et Liam avec moi. Je
croise son regard en me rappelant de quelle manière Aaron le disait et à quoi il
ressemblait, à ce moment-là, la façon dont ses yeux se plissaient malicieusement
et dont il riait en me voyant lever les yeux au ciel. Je me souviens de tout ça et je
fonds en larmes. Ça fait si mal ! La douleur s’abat sur moi comme des vagues
sur le rivage, chacune me brisant un peu plus le cœur. Je voudrais que ça
s’arrête.
Liam ouvre grands les yeux quand il se rend compte que je ne ris plus. Il me
prend dans ses bras et me serre fort contre lui.
— Lee ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Oh ! mon Dieu ! Je ne… Je ne peux pas respirer !
Le flot de larmes ne s’arrête pas, et ma voix est entrecoupée d’inspirations
saccadées.
Je suis submergée de culpabilité pour avoir imaginé un instant une vie avec
Liam.
Il me prend le visage entre ses mains et essuie mes larmes.
— Dis-moi pourquoi tu pleures. Qu’est-ce qui t’arrive ? me demande-t-il,
confus.
Je dois ressembler à un petit animal blessé, à cet instant.
Il éteint la télévision et reprend mon visage entre ses mains.
— Je ne peux pas…
— Dis-moi ce que je dois faire. Je ne sais pas pourquoi tu pleures.
Sa voix tremble, et il regarde autour de lui, à la recherche de n’importe quoi.
— Natalie, calme-toi.
— Je… Ça fait mal. Je ne veux plus avoir mal !
L’angoisse s’empare de moi.
— Aide-moi !
Il baisse les yeux et rapproche lentement mon visage du sien. Alors que sa
bouche frôle la mienne, je m’échappe brusquement en arrière.
— Liam ! Qu’est-ce que tu fais ?
Il recule et s’agrippe la nuque.
— Tu pleurais, et j’ai pensé…, dit-il, embarrassé. Je ne sais pas, les larmes et
les filles…
Il se lève brusquement et se passe la main sur la figure.
— Les mecs ne savent pas quoi faire des filles qui pleurent ! dit-il avec
frustration.
Mon étonnement finit de tarir mes larmes. J’essaye de ne pas trop lui
montrer que la situation m’amuse, même. Il est ridicule mais si attendrissant !
Il se met à parler vite, comme s’il était pris au piège :
— Lee, je suis désolé. Tu me demandais de t’aider. J’ai… Je veux dire…
Bordel !
— Pourquoi tu as pensé que tu devais m’embrasser ? je lui demande en
essayant de ne pas sourire.
Il est troublé, hors de sa zone de confort, et il m’attendrit. Je pose la main sur
son bras pour qu’il arrête d’angoisser.
— Je ne sais pas. Je veux dire… Tu pleurais. Et je ne savais pas quoi faire !
Je suis un mec, je ne comprends pas les larmes.
Il lève les bras en l’air et marmonne à propos des femmes…
— Putains de larmes ! Je ne sais pas, j’ai pensé que si je t’embrassais peut-
être que tu arrêterais de pleurer…
Cette fois, j’éclate de rire et, à mon tour, je prends son visage entre mes
mains.
— Quel imbécile tu fais !
Je le vois qui se détend aussitôt.
— La prochaine fois que tu vois une fille qui pleure, prends-la seulement
dans tes bras, d’accord ?
— OK, mais ne pleure plus. Jamais. Je ne suis pas équipé pour affronter ça.
— Je ne peux pas te le promettre, je réponds en le regardant dans les yeux.
Il m’entoure à nouveau de ses bras, et je ressens une terrible envie de
l’embrasser.
— J’ai horreur de ça, murmure-t-il.
— De quoi ?
— De te voir pleurer. Je ne me suis jamais senti aussi démuni.
Il secoue la tête et baisse les yeux.
— Je suis désolé d’avoir essayé de t’embrasser.
Je rapproche son visage du mien.
— Liam… Je… C’était…
J’ai envie de savoir. J’ai envie d’apaiser son embarras, mais surtout je veux
l’embrasser. Je me détesterai peut-être plus tard, je ne suis plus sûre de rien. Il
m’inspire un fort sentiment de sécurité, et Aaron est mort. Nos regards sont
accrochés l’un à l’autre, et je ne supporte plus de lutter… Je veux me sentir
touchée, désirée, embrassée par lui.
Doucement, je me laisse aller. Mes yeux toujours dans les siens, j’approche
sa tête de la mienne. Il n’esquive pas, et je vois le désir briller dans ses prunelles,
malgré l’inquiétude. Je sais ce que je suis en train de faire.
— Natalie…, dit-il d’une voix grave.
La façon qu’il a de prononcer mon prénom me donne plus encore envie de
lui. Nos souffles se mêlent, et je sens la tension à son comble dans tout mon
corps, lorsque je presse enfin mes lèvres contre les siennes. J’essaye de ne pas
penser à ce qui le différencie d’Aaron. Ses lèvres sont fermes mais souples. Il ne
bouge pas, et je dois me hisser sur la pointe des pieds pour l’atteindre. Je glisse
les doigts sur sa nuque et dans ses cheveux. J’ai envie qu’il m’embrasse, mais il
s’est transformé en statue.
J’incline la tête pour l’inviter à me répondre. Dans mon dos, ses mains ont
agrippé mon T-shirt. Je m’écarte un peu. Il fouille alors mon regard et trouve
l’assurance dont il a besoin. Ses mains remontent le long de ma colonne
vertébrale, et il m’embrasse enfin véritablement. Il ne demande plus, il me prend
tout entière dans son baiser. Ses lèvres sont contre les miennes, volontaires. Je
gémis, et il y voit une permission. Sa langue vient caresser la mienne, et je me
cambre dans ses bras. Il me serre contre lui, m’étreint ; je m’oublie dans ses
caresses. Mes doigts glissent, s’accrochent à ses cheveux.
Je ne veux pas qu’il arrête. J’ai envie de lui.
J’ai envie de ça. J’ai besoin de ça. J’ai horreur de ça. Mon cœur est déchiré
lorsque je réalise ce qui se passe : j’embrasse Liam Dempsey et j’aime ça.
16
* * *
Quel âge avons-nous ? Douze ans ? Je ne sais pas si on peut parler de petit
ami. Je veux dire, ce n’est pas une histoire de couple, ou peut-être que c’en est
déjà une et que je suis stupide — ce qui est tout à fait possible.
Je pense à tout ça et m’aperçois que mes paumes sont humides. Je ne suis
pas sûre d’être prête à avoir un petit ami.
Je réponds :
Non, on est amis. Il m’emmène juste faire un tour.
Moi aussi, je l’aime. Elle est comme une sœur pour moi. Elle était là pour
me tenir la main quand j’ai accouché, elle a dormi avec moi pendant trois jours
quand j’ai appris qu’Aaron était mort. Je ne sais pas comment j’aurais fait sans
elle.
Moi, je t’aime encore plus ! Je t’appelle ce soir.
Elle est folle, si elle pense à ça. Est-ce ce que je suis censée faire ?
J’ai besoin d’un verre.
18
Liam
* * *
Ce soir, c’est la première fois que je la revois depuis que nous nous sommes
embrassés. J’ai essayé de lui laisser prendre les rênes, d’attendre qu’elle
m’envoie des messages. J’ai l’impression d’avoir perdu ma virilité, ces derniers
temps. Je dois être en train de me transformer en femme, partiellement. Je suis
cette règle débile des trois jours. Ridicule ! J’ai envie de me frapper la tête contre
les murs. C’est Natalie, bon sang, pas n’importe quelle fille ! Je la connais
depuis toujours. J’étais témoin à son mariage ! Je ne peux pas juste sortir le
matos et me la faire comme un bourrin. Elle doit se sentir bien, en confiance.
Je rentre chez moi prendre une douche et m’assurer que tout est en ordre.
Quand j’ai appelé Reanell pour lui demander de baby-sitter Aarabelle, elle m’a
donné des conseils pour ce soir. Comme je n’avais pas spécialement de plan, elle
m’a indiqué un restaurant et un endroit où aller après dîner.
Soixante secondes me semblent une éternité. La pendule doit être cassée,
parce que je jurerais qu’elle ne bouge pas. Putain, je deviens dingue ! Bon, je
vais aller l’embêter jusqu’à l’heure de notre réservation.
J’enfile mon manteau et sors de chez moi. La durée du trajet m’évitera de
me rendre ridicule. Même si on est amis depuis des années, même si je l’ai déjà
vue en robe — en maillot de bain également —, c’est autre chose qui se joue là.
Je me gare devant la maison et j’ouvre la boîte à gants pour prendre le
cadeau que je lui ai apporté. La lettre d’Aaron tombe par terre. Merde. Je l’avais
oubliée.
Je suis devant chez lui, pour sortir avec sa femme, et je n’ai pas lu ce qu’il
avait à me dire.
Je suis un salaud. Je fourre la lettre dans la boîte et la referme. Plus tard. Ce
soir, je veux être avec elle sans que son fantôme me hante. Je me lynche
suffisamment comme ça.
Je pense à ce que Quinn m’a dit : peut-être que je suis fou, en effet. Elle est
veuve, maman, et elle essaye de reconstruire sa vie. Mais c’est plus fort que moi.
Elle m’attire. Elle me donne envie d’être un homme meilleur.
Je n’ai rêvé que d’armes et de baston, jusqu’à présent. Maintenant, je pense à
la façon dont ses cheveux blonds retombent sur son visage quand elle est
fatiguée, à Aarabelle quand elle dort, et à quel point j’ai envie d’être auprès
d’elles pour voir ça. Je ne peux pas me l’expliquer. Je ne sais même pas s’il est
possible de mettre des mots sur ce que je ressens. Mais elle me fait quelque
chose, et je suis assis là, à me dire que je dois y aller, alors même que je ne suis
pas sûr que ce soit la meilleure chose. Si elle n’avait pas été la femme d’Aaron,
je serais déjà devant sa porte. Je l’aurais déjà mise dans mon lit, dans mes bras,
dans mon cœur, mais avec elle il y a un signal d’alarme, que j’ai choisi d’ignorer
parce que je ne peux pas. Je suis démuni devant elle et je ne sais pas pourquoi.
19
Natalie
— Tu es prête ?
Liam m’a bandé les yeux et a refusé de m’indiquer où il m’emmenait.
J’essaye de percevoir ce qui m’entoure ; j’ai l’impression de sentir l’odeur du
foin, mais peut-être n’est-ce que l’air pur et la nature alentour… Je n’arrive pas à
me situer. Il n’y a aucun bruit. Tout est si calme !
J’inspire profondément, et un parfum d’herbe et de fleurs me monte à la tête.
— Où sommes-nous ?
Il est derrière moi, et la chaleur de son corps m’enveloppe, bien qu’il ne me
tienne pas contre lui. Je trépigne d’impatience et me colle à lui ; il rit doucement.
Ses mains effleurent mes bras nus, il caresse ma peau du bout des doigts. Je
laisse tomber la tête en arrière sur son épaule, et ma respiration s’accélère tandis
que je sens son souffle dans mon cou.
— Quand j’ai été muté ici, je suis tombé sur cet endroit. C’est là que je suis
venu, la première fois qu’on s’est embrassés. J’y viens pour me rappeler que je
ne suis qu’un grain de poussière dans ce monde. Parfois, nos problèmes nous
envahissent tant qu’on en oublie d’être humble et conscient du présent.
Je sens ses mains remonter tendrement jusqu’à mes épaules. Il détache le
bandeau, et je cligne des yeux. Seules les étoiles et la lune brillent au-dessus de
nous et éclairent le paysage féerique qui nous entoure. Des arbres bordent un
champ, l’herbe est haute, la nature a partout repris ses droits, sauf dans le petit
espace où nous nous trouvons. Liam m’entoure de ses bras, et je me laisse porter.
— Waouh ! C’est tellement beau, et en même temps tellement désert.
— Tu n’es pas seule, me rappelle-t-il. Quoi qu’il arrive, je serai là pour toi,
en tant qu’ami ou quoi que ce soit d’autre.
— Ça me fait peur. Ça va si vite ! Aaron me manque encore, dis-je en
tournant mon regard vers lui. Je l’ai aimé toute ma vie, et l’idée que les choses
changent me terrifie. Je ne peux pas promettre que je n’aurai pas peur et que je
ne voudrai pas tout arrêter.
Il entoure mon visage de ses grandes paumes et me répond, en me regardant
dans les yeux :
— Je ne te forcerai jamais. Je sais qu’il était tout pour toi. J’ai vu combien
vous vous aimiez et je mentirais, si je disais que ça ne me fait pas peur. Tu es
censée être intouchable. Pourtant, aujourd’hui, tu es dans mes bras. Est-ce de la
chance ou bien suis-je juste un pauvre crétin ? Quand je suis avec toi, je me sens
bien ; j’ai l’impression que c’est comme s’il avait toujours dû en être ainsi.
Même dans l’obscurité, ses yeux sont brillants. Je sais qu’il ne me fera aucun
mal. Qu’il ne me trahira pas. Qu’il sera patient et doux, parce que c’est ce qu’il
est.
Je plonge les mains dans ses cheveux, et il colle son front au mien. Je ferme
les yeux pour profiter de cet instant paisible. Aucune douleur ne me trouble, il
n’y a que lui et moi.
Aaron, s’il te plaît, ne me juge pas, comprends-moi. Je t’aimerai toujours,
mais Liam m’aide à avancer et à sourire. Il me fait tellement de bien ! Alors
pardonne-moi.
Je relève la tête et presse mes lèvres contre les siennes. Sa main caresse ma
joue, il me serre fort contre lui. Je me sens libérée d’un poids. Enfin, je peux
lâcher prise.
Il m’embrasse avec tendresse, adoration, et je m’oublie dans son étreinte,
gémissant quand il appuie la main contre mes reins.
— Laisse-toi aller, murmure-t-il contre ma bouche, laisse-moi te guider.
Et, avant que je puisse répondre quoi que ce soit, sa bouche affamée reprend
possession de la mienne. Nos langues se caressent et se mêlent. Nos corps sont
collés l’un à l’autre. J’entends les battements de son cœur résonner dans sa
poitrine et j’en ai des frissons. Sans m’en rendre compte, j’ai soulevé sa chemise
et ma main parcourt son torse, avide de sentir sa peau.
Liam suspend le baiser.
— Natalie…
Mon prénom sonne comme un appel et une prière.
— Chut, lui dis-je en commençant à déboutonner sa chemise. Je veux sentir
ton cœur.
Je glisse les doigts contre sa peau, et il frissonne. Mes paumes sont posées
sur sa poitrine. Il est vivant. Il est là, avec moi. Les mains sur les hanches, il
attend de voir où je veux en venir.
— J’ai tellement envie de te toucher ! lâche-t-il enfin, levant les mains vers
moi avant de les laisser retomber, hésitant. Je lutte contre moi-même, à cet
instant.
— Arrête de lutter, Liam.
Alors il me saisit les poignets et m’embrasse à nouveau, avec autorité. Il
prend tout ce que je veux bien lui donner. Je ne sais pas jusqu’où je peux aller,
mais, à cette seconde, j’ai envie d’être à lui. Je ne veux rien voir, rien sentir, qui
ne soit pas lui. Cet instant m’appartient, je ne pense plus à rien. Ici, avec lui, je
ne risque rien. C’est comme s’il me donnait un nouveau souffle ; il me rend la
vie qui m’a quittée il y a des mois. Je suis vivante dans ses bras. Ses caresses
réveillent toutes les parties de mon être que j’avais condamnées.
— Liam…, je soupire, quand ses lèvres quittent les miennes pour
m’embrasser dans le cou.
— Dis-moi d’arrêter.
— Liam, je soupire encore, alors que sa langue caresse ma clavicule.
— Dis-moi que ce n’est pas mal, Lee…
Je prends son visage entre mes mains et le force à me regarder. J’ai besoin
qu’il le voie dans mes yeux. Je veux qu’il sache que je suis avec lui et seulement
lui.
— Non, ce n’est pas mal.
Il ferme les yeux et me serre contre sa poitrine. Nous restons dans les bras
l’un de l’autre jusqu’à ce que nos respirations reviennent à la normale. C’est
incroyable à quel point il me libère de mes inhibitions !
— Je pourrais rester ici pour toujours, me dit-il, rompant le silence.
— J’aimerais bien voir cet endroit pendant la journée.
— Un jour, mon cœur… Retournons à la voiture, maintenant, avant que je
fasse un truc stupide.
Il me relâche et me prend la main, puis nous suivons le petit chemin en pente
douce.
— J’y suis venu une fois pendant la journée, mais le soir c’est vraiment
paisible. Tu peux voir la lumière du ciel. La lune et les étoiles me rappellent que
la vie est courte et que je dois vivre chaque jour pleinement. Mon travail exige
que je respecte la mort.
— Que tu respectes la mort ? Comment peux-tu dire ça ?
Il s’arrête devant moi.
— Sans la mort, il n’y a pas de vie.
Il s’interrompt pour peser ses mots.
— Quand l’un des nôtres meurt, ce n’est pas en vain. On ne part pas en
mission à la légère et, si je ne respecte pas le sacrifice que quelqu’un a fait de sa
vie par honneur, alors quoi ?
— Pour moi, il n’y a pas à respecter la mort. Elle te prend tout. Elle rend la
vie triste et sombre parce qu’il n’y a pas de consolation pour ceux qui restent. Je
suis livrée à moi-même, essayant de recoller les morceaux de ma vie brisée, à
cause de la mort.
Je bute sur les mots et je sens la nervosité gagner Liam.
Il s’avance vers moi, et je regrette instantanément mes paroles.
— Ta vie n’est pas brisée. Elle a un peu dévié de son cours. Les choses ne se
sont pas passées comme tu l’avais prévu, mais tu as Aarabelle, tu as des amis qui
t’aiment et, avec un peu de chance, tu m’auras, moi aussi. Je ne pourrai jamais le
remplacer et je ne le veux pas. Il était mon meilleur ami. J’aurais donné
n’importe quoi pour prendre sa place, pour que tu n’aies pas à souffrir.
— Liam…
J’essaye de l’interrompre, mais il pose un doigt sur ma bouche.
— Si, Natalie, je l’aurais fait. J’ai horreur de te voir souffrir. J’ai horreur de
savoir qu’Aarabelle ne connaîtra jamais son père. Je me sens coupable de te
toucher, de t’embrasser, de te prendre dans mes bras. Mais je respecte le sacrifice
d’Aaron, parce qu’il a sauvé des vies. Il a donné la sienne pour s’assurer que son
équipe avait tout ce qu’il lui fallait. C’est un héros pour ceux qu’il a aidés. Un
patriote. Et pour ça, je respecte la mort.
Il pose une main sur mon épaule en ouvrant la portière.
Je ne dis rien, parce que je ne suis plus sûre de moi. Je monte dans la voiture
et laisse ses mots tourbillonner dans ma tête.
Aaron était mon héros aussi, et je l’ai perdu.
Le trajet de retour est calme, les émotions s’apaisent. Il y a tant de choses à
dire, mais pas ce soir. Ce soir, c’était notre premier rendez-vous, et je suis
consciente que j’ai passé une bonne partie de la soirée à pleurer ou me souvenir
d’Aaron. Si j’avais été avec n’importe qui d’autre que Liam, ce rendez-vous
aurait été un véritable enfer.
La voiture s’arrête devant mon allée, et nous restons assis un moment en
silence, un peu gênés.
— Liam ? Je sais qu’on pourrait croire le contraire, mais cette soirée a été
vraiment spéciale pour moi.
Il se penche légèrement vers moi en souriant.
— Mais tu es spéciale et tu méritais d’avoir une soirée à toi.
— J’ai juste besoin de temps pour y arriver. Je veux qu’on continue de se
voir. Je veux qu’on soit… ce qu’on est l’un pour l’autre…
Je ris et croise les mains nerveusement. Je me sens tellement mal à l’aise,
soudain, que j’en deviens ridicule.
— On est amis, Lee. Des amis qui s’embrassent beaucoup.
Je souris et tremble un peu.
— J’aime t’embrasser.
— Ça me fait très plaisir. Maintenant, approche et montre-moi à quel point
tu aimes ça ! m’ordonne-t-il, la voix pleine de désir.
Je me penche vers lui pour lui donner ce qu’il me demande.
* * *
C’est horrible, je crois que je vais mourir. Il n’y a pas de mots pour décrire
l’état dans lequel je suis depuis notre séance de sport. J’ai mal partout. En plus
de ça, Aarabelle est tombée malade, et j’ai attrapé son rhume. J’ai des
courbatures et des bouffées de chaleur, et je voudrais pouvoir me terrer dans un
trou.
— Aara, s’il te plaît, reste tranquille, je lui demande, alors qu’elle se met à
gigoter pour aller à l’autre bout de la pièce.
Elle commence à ramper, maintenant, ce qui rend mon rhume encore plus
insupportable, et elle fait moins la sieste. Je n’ai même plus le temps de me
reposer. Je viens de passer trois nuits horribles sans dormir et je suis totalement
épuisée. Elle m’a fait cadeau de tous ses symptômes, c’est génial !
Liam rentre aujourd’hui d’une session d’entraînement. J’avais oublié à quel
point je détestais ces camps de formation. Ils partent tout le temps, ensuite, ils
sont déployés. J’ai plus d’une fois supplié Aaron de partir pour un mois, quitte à
faire du temps supplémentaire, pour qu’il ne soit plus une semaine ici, une
semaine là-bas. Ces absences à répétition me mettaient en rage.
Quand ils s’en vont pendant une longue période, on trouve un rythme, on
sait de quoi les journées seront faites, mais ces missions de courte durée fichent
tout en l’air. Même si Liam et moi n’avons rien fixé — du moins, pas encore. On
s’appelle chaque soir. Il me laisse aller à mon rythme et, pour l’instant, je suis
parfaitement heureuse avec ce que nous avons. Rien n’est vraiment défini. C’est
un échange très tendre, affectueux. Il aime ma présence et moi la sienne, il me
fait rire et prend soin de moi. Par-dessus tout, il prend soin d’Aarabelle, ce qui
m’importe plus que tout au monde.
— Lee, tu es là ?
Est-ce qu’on a frappé à la porte ? La fièvre a dû atteindre mon cerveau parce
que je commence à entendre des voix. Magnifique !
On toque à nouveau, et Aarabelle piaille.
— D’accord, d’accord, c’est bon, chut, dis-je en maugréant à la fois contre la
porte et contre Aara.
Ma tête me fait tellement mal que j’ai l’impression qu’elle va exploser.
La voix de Liam me parvient, assourdie, alors que je me traîne jusqu’à
l’entrée.
— Natalie, je te préviens, si tu n’ouvres pas, je vais utiliser mon double.
J’ouvre et appuie la tête au chambranle en gémissant ; la lumière du jour me
fait plisser les yeux.
— Oh la…
J’avais oublié que je nageais dans un vieux sweat gris et un jogging orange.
Je porte la main à mes cheveux et remarque que ma queue-de-cheval est à moitié
défaite. Bon, le ridicule ne me tuera pas cette fois-ci.
— Si tu es venu pour te moquer de moi, tu peux partir, dis-je, la voix
enrouée.
Puis je me mets à tousser.
— C’est à tes risques et périls, j’ajoute, tandis qu’il entre dans la maison. Je
vais mourir.
Il ricane et referme derrière lui.
— Mais non, tu ne vas pas mourir, me dit-il en m’embrassant sur le front. Il
n’empêche que tu devrais prendre tes médicaments et aller t’allonger, tu es
brûlante.
Dormir.
Dormir. Voilà une bonne idée !
Médicament et au lit.
— D’accord…
Je suis sur le point de monter dans ma chambre en traînant des pieds quand
me revient un détail.
— Attends ! Je dois surveiller Aarabelle…
Une nouvelle quinte de toux me prend.
— Quoi ? demande-t-il en examinant un body sale d’Aara, qu’il a ramassé
avec le bout d’un stylo.
— Aarabelle, je dois la surveiller.
Il me prend par les épaules en riant, alors que je suis en proie à une nouvelle
quinte de toux.
— Je m’occupe d’elle.
J’écarquille les yeux.
— Hein ?
Il me sourit.
— Je m’occupe d’Aarabelle, et toi tu vas au lit. Peut-être à la douche aussi,
plaisante-t-il.
Crétin.
— Au lit, d’accord. Tu es sûr ?
J’insiste pour la forme, parce que, s’il est vraiment disposé à s’occuper
d’Aara, je vais me doper et faire un séjour prolongé dans mon lit pour en finir
avec ce virus.
— J’ai survécu à des guerres, des missions d’entraînement pour tester mes
limites physiques et psychologiques, j’ai porté des corps en sang pendant des
fusillades, je pense que je peux survivre à quelques heures avec un bébé, dit-il en
redressant la tête, tout fier.
Son air assuré me fait rire et tousser en même temps. Il ne doute de rien
parce qu’il ne sait pas ce que c’est que de surveiller un bébé qui commence à se
déplacer.
Mais j’accepte. Je suis malade comme un chien et tellement épuisée que j’ai
peur de m’endormir à côté d’elle, alors il vaut sans doute mieux qu’il prenne la
relève.
— Elle vient de manger. Elle aura encore faim vers 5 heures. Elle s’est
réveillée de sa sieste il n’y a pas longtemps, alors tu peux jouer avec elle, lui dis-
je, tandis qu’il la prend dans ses bras et qu’elle babille gaiement.
Ils se sourient, et Aarabelle lui colle sa main toute baveuse sur le visage.
— Oh ! un bébé baveux ! s’exclame-t-il en s’essuyant la joue.
Et il m’ordonne, en pointant l’escalier du menton :
— Va te coucher, on va s’en sortir. Pas vrai, Aarabelle ? Tu vas regarder le
foot avec tonton Liam, pendant que maman va se reposer.
Je ne peux pas m’empêcher d’avoir le cœur qui chavire en le voyant faire.
Cet homme que je connais depuis des années, pour qui je n’aurais jamais pensé
éprouver autre chose que de l’amitié… Chaque fois que je me demande si ce
qu’il y a entre nous est juste, il fait, sans le vouloir, quelque chose qui efface mes
doutes.
Il ne me doit rien et pourtant il est là, parce qu’il tient à nous. Il est rentré et
il est venu directement ici.
Je m’appuie contre le mur en les regardant. J’ai envie de pleurer, mais de
joie et d’amour, cette fois.
— Les Packers jouent, et on veut qu’ils battent les Bears, OK ? Tu dis :
« Allez, les Pack, Allez ! »
Il joue avec elle et lui lève les bras vers le ciel, tandis que je monte vers ma
chambre sur la pointe des pieds. Je prends dans l’armoire à pharmacie la plus
forte dose d’antalgique que je trouve et vais me réfugier sous les couvertures.
* * *
* * *
Aarabelle est endormie quand Paige arrive à la maison. Cette fille me sauve
la vie, elle est disponible même quand on la prévient à la dernière minute. Je ne
sais pas quoi me mettre, puisque c’est la première fois que Liam et moi sortons
avec tout le monde. Je fouille dans ma garde-robe et change d’avis au moins dix
fois. Finalement, j’opte pour le compromis « jolie mais décontractée » : j’enfile
mon jean préféré et un top mauve qui tombe sur les épaules.
On sort juste avec des amis. Liam et toi ne faites rien de mal. On n’a même
pas couché ensemble. On s’embrasse juste, beaucoup. Vraiment beaucoup et
vraiment bien. Merveilleusement bien…
J’entends la voiture de Liam arriver. J’ouvre la porte avant même qu’il
frappe. Une fois de plus, il est beaucoup trop beau pour être honnête. Comment
ne l’avais-je jamais remarqué ?
— Bonsoir, mon cœur, dit-il de sa voix profonde et suave, en me regardant.
Je fonds littéralement à sa manière de prononcer « mon cœur ».
— Bonsoir, toi…
— Tu es prête ?
— Comme toujours.
J’attrape ma pochette, ferme la porte et me mets sur la pointe des pieds pour
l’embrasser, mais il recule et m’offre son bras à la place.
— Euh… C’est quoi, ça ?
L’indignation est perceptible dans ma voix.
— Ça, répond-il en me donnant une pichenette sur le nez, c’est ma manière
de tenir ma promesse. Tu veux que je me conduise en gentleman, alors pas
question que tu m’utilises pour ton plaisir.
— Tu plaisantes ?
Il se penche et ajoute à voix basse :
— Si je te touche maintenant, les règles ne tiennent plus, et j’aurai le droit de
poser les mains sur toi ce soir. Parce que si je commence, là, je risque de ne pas
pouvoir m’arrêter. Alors tu choisis. J’ai terriblement envie de toi, tu sais.
Il se redresse et attend.
Tu parles d’un choix !
J’ai envie de lui, il me rend heureuse, mais…
— Et si j’ai envie de t’embrasser maintenant ?
— Je t’embrasserai plus tard, quand j’en aurai envie.
— Et si je n’ai pas envie que tu m’embrasses plus tard ?
Il éclate de rire et s’approche de moi.
— Je pense que tu as très envie que je t’embrasse maintenant et je suis sûr
que tu aimeras, si je t’embrasse plus tard aussi.
— Bon… Puisque c’est comme ça…
Je le saisis par la chemise, le presse contre moi. Ses lèvres se collent aux
miennes. Il m’enlace, et je me perds dans ses bras. Ses mains me caressent,
descendent jusqu’à mes fesses… Soudain, il me prend par les cuisses, me
soulève et me plaque contre la porte. Accrochée à sa nuque, je le laisse faire.
L’embrasser ne ressemble à rien de ce que j’ai connu ou ressenti. Il y a de la
rudesse, mais aussi beaucoup de douceur, dans ses baisers. Sa langue danse avec
la mienne comme si nous avions fait ça toute notre vie. Il me donne et je lui
donne en retour, sans gêne, sans maladresse. Je pourrais passer ma vie à
l’embrasser et être tout à fait heureuse.
Je gémis contre sa bouche ; il presse plus fort ses hanches contre les
miennes. Oh. Mon. Dieu ! Tout mon corps se met à trembler. Il recommence,
tandis que je cherche mon souffle, haletante d’excitation.
— On devrait y aller, dit-il contre mon cou.
— Je vais avoir besoin de quelques bières après ça !
Je me laisse glisser contre son corps pour retrouver la terre ferme.
— Moi, j’ai besoin d’une douche froide !
Il me prend la main pour me conduire jusqu’à la voiture et ajoute, en ouvrant
la portière :
— Sérieusement, Lee, tu es très belle.
Je l’attrape par le cou et colle mes lèvres sur les siennes.
— Merci.
Il m’embrasse sur le front, et je monte dans la voiture en priant pour que
nous passions cette soirée sans que rien n’explose autour de nous.
23
Liam
* * *
Cela fait des années que je n’ai pas mis les pieds dans ce bar, mais l’endroit
n’a pas beaucoup changé. Tout y est demeuré comme dans mon souvenir. La
piste de danse, entourée de tables. Le bar immense, au fond de la salle, et les
deux plus petits sur les côtés. Les tables de billard, toujours prises d’assaut, mais
je réussirai peut-être à convaincre Natalie de faire une ou deux parties. Peut-être
que je pourrais lui apprendre des trucs…
Je l’imagine sans mal la queue de billard entre les mains, penchée sur la
table, ses longs cheveux tombant autour de son visage et ses yeux cherchant les
miens… Alors, j’irais me placer derrière elle pour sentir ses fesses se presser
contre moi. Elle remuerait légèrement et… Putain !
Nonnes.
Caniches.
AK-47S.
Couches sales.
Natalie
Le visage de cette très jolie fille me dit quelque chose, mais je n’arrive pas à
me souvenir où je l’ai aperçue. De toute évidence, Liam et elle se connaissent.
— Merci, mais non, répond-il.
— Je ne t’ai pas revu, depuis la dernière fois, lui dit-elle en me regardant.
Liam se rapproche alors de moi et me prend la main : une façon de lui passer
le message.
— Ouais, c’est vrai.
— Je pensais que tu m’appellerais.
— Écoute, Brittany, c’est sympa à toi de venir dire bonjour, mais je suis avec
ma copine, là.
Elle se tourne vers moi et me tend la main.
— Salut, je suis Brittany Monaco.
Oui, vraiment, j’ai déjà vu cette fille quelque part, mais impossible de la
replacer dans un contexte.
— Natalie Gilcher, je me présente à mon tour en lui serrant la main.
Elle ouvre de grands yeux en entendant mon nom et détourne un instant le
regard.
Étrange.
— Je suis…
Mais Liam l’interrompt en se raclant la gorge, manifestement pressé de clore
la conversation.
— Viens, mon cœur, la piste nous attend.
Il ne me quitte pas des yeux en me parlant. Il a l’air anxieux, comme
impatient de m’éloigner d’elle, et je me demande pourquoi.
— OK, dis-je alors, un peu hésitante.
Je le suis vers la piste de danse, l’estomac noué. Je meurs d’envie de
découvrir ce qu’il y a entre eux, mais je ne sais pas si j’ai le droit de l’interroger.
Nous ne nous sommes pas juré fidélité — enfin, de mon côté, si —, mais je ne
lui ai jamais demandé un tel engagement.
Les pensées se bousculent dans ma tête, chacune apportant une nouvelle
inquiétude. S’il a couché avec elle… Est-ce que ça change quelque chose ?
D’ailleurs je ne vois pas quand il aurait pu, il est tout le temps avec moi.
— Demande-le-moi, Natalie, me dit-il en passant le bras dans mon dos et en
me serrant contre lui.
Je recule un peu pour croiser son regard. J’hésite, puis détourne la tête.
Il répète :
— Demande-le-moi, je sais que la question te brûle les lèvres.
J’en suis incapable et j’esquive.
— Pourquoi tu ne m’expliques pas, tout simplement ?
— Si tu veux avoir une réponse, tu dois me poser la question, me dit-il en
plongeant ses yeux bienveillants dans les miens.
Alors je prends une grande inspiration et me jette à l’eau :
— Est-ce que tu as couché avec elle ?
— Non. J’en ai eu envie, je ne vais pas te mentir, mais je ne l’ai pas fait.
— C’était quand ?
— Avant qu’on s’embrasse pour la première fois.
Il me serre un peu plus contre lui et me fait tanguer doucement au rythme de
la musique, alors que mon cœur se remet à battre comme un fou.
Il soupire et frotte doucement son nez contre le mien.
— Je pensais à toi tout le temps et je voulais que ça s’arrête, me confie-t-il
d’une voix où perce presque de la colère.
— Pourquoi tu ne l’as pas fait ?
Je n’ai aucune raison de me sentir menacée, pourtant c’est le cas. Il est
célibataire, terriblement sexy, et je me demande encore pourquoi il passe autant
de temps avec moi. J’ai un passé, un enfant et des réticences qui m’empêchent
de faire l’amour avec lui. Il a toutes les excuses du monde pour me fuir et,
pourtant, il revient toujours vers moi.
— Parce que ce n’était pas toi.
Je le regarde. Il a fermé les yeux, et j’ai l’impression qu’il a de la peine en
m’avouant ça. Je ne veux pas qu’il se sente coupable… Je relève doucement le
menton pour atteindre ses lèvres et je l’embrasse. Ici, dans ce bar où, sans doute,
tous nos amis nous observent. Ça m’est égal qu’on nous voie, parce que je tiens
à ce qu’il sache ce que ses mots signifient pour moi. Combien cela me touche
qu’avant même qu’il se soit passé la moindre chose entre nous il ait préféré être
avec moi.
Il appuie sa tête contre la mienne, tandis que nos corps ondulent sur le
morceau. Ses bras m’enlacent et me guident. Je sens dans mon dos les regards de
nos amis braqués sur nous. Tout le monde sait où j’en suis, à présent, où nous en
sommes…
— C’était le soir où Aarabelle a été hospitalisée, poursuit-il. Brittany était
dans ma voiture. Pendant tout le temps qu’elle a passé sur le siège, à côté de
moi, je n’ai pas arrêté de penser à la ramener chez elle et à venir te voir, pour
t’expliquer ce que je ressentais. Et puis, tu as appelé.
— Liam, tu n’es pas obligé de me le dire.
— Je sais, mon cœur. Mais j’ai envie que tu saches. Je ne veux rien te
cacher. Quand j’ai vu ton nom s’afficher sur l’écran de mon portable, j’ai su que
je n’arriverais pas à rester avec elle. J’ai fait demi-tour avant même d’entendre
d’où tu m’appelais. Et quand j’ai compris…
Il recule un peu, et je jette un coup d’œil à Brittany.
Elle se balance d’un pied sur l’autre et me regarde en se rongeant les ongles.
— … Je ne pouvais pas ne pas te rejoindre. Et si j’avais couché avec elle,
ajoute-t-il en me soulevant le menton pour que je le regarde dans les yeux,
j’aurais voulu que ce soit avec toi.
Ses mots me rassurent, et je lui souris.
— Tout est plus simple, avec toi. J’ai du mal à lutter parce que je me sens si
bien. Comment peux-tu savoir à ce point de quoi j’ai besoin ?
— Je te connais. Et c’est facile pour tous les deux, parce que c’est juste. Je
connais ton cœur et je ne penserai jamais qu’il m’est acquis.
— Je sais, Liam.
Les derniers accords résonnent et, cette fois, c’est lui qui m’embrasse.
Lorsque nous quittons la piste, main dans la main, Reanell nous regarde, les
yeux pétillants. Je crois que je vais avoir besoin d’une autre bière…
Nous nous asseyons, buvons avec les autres, retournons danser deux ou trois
fois. Je ne suis pas une grande danseuse, mais j’aime beaucoup ça. J’allais
souvent danser avec les amis, quand Aaron était en mission, et Liam danse avec
moi, même s’il ignore tous les pas. Il mérite une mention spéciale ; ça le rend
encore plus précieux à mes yeux.
Nous passons la soirée à parler et à rire, et je ne peux m’empêcher de
regarder Brittany de temps à autre. Quelque chose me perturbe. Elle aussi me
fixe parfois et détourne aussitôt les yeux quand je la surprends. Peut-être que ça
ne signifie rien, mais je suis mal à l’aise. Peut-être qu’elle a couché avec Liam et
qu’il m’a menti, même s’il avait l’air honnête et n’avait aucune raison de le faire.
Je vais faire un tour aux toilettes et, quand je reviens, Liam danse avec
Reanell. Je les regarde et finis par être prise d’un fou rire. Ce type qui sait à peu
près tout faire — à part mettre une couche — est incapable de suivre le rythme !
J’ai trouvé son point faible.
— Tu t’amuses bien ? me demande Quinn en s’affalant dans le fauteuil à
côté de moi.
Aaron et lui étaient amis, quand il était en service. Ils appartenaient à la
même section et travaillaient beaucoup ensemble. S’il y a une personne dont je
crains le jugement, à propos de Liam et moi, c’est lui.
— Oui, et toi ?
— Tu sais, là où il y a de la bière et des nanas, je suis un homme heureux.
— Tu n’as pas changé !
Il a toujours été un peu lourd. Il boit beaucoup, flirte beaucoup et possède
chez lui plus d’armes à feu qu’un homme ne peut en utiliser dans toute une vie.
Sa coupe militaire dévoile la cicatrice qu’il a derrière l’oreille, depuis qu’il a été
blessé en Irak.
— Bah, la vie est trop courte pour que je change. Je vis comme j’en ai envie,
et si ça te déplaît tu peux aller voir ailleurs.
— Quel charmeur !
— Écoute, Natalie, je sais que ça ne me regarde pas du tout mais…
Il s’arrête et se passe nerveusement la main sur le front.
— … Je suis heureux pour toi. Je ne l’étais pas, au début. Je veux dire, on a
des règles, à propos des femmes des autres. Mais je pense qu’Aaron aurait été
content que tu trouves quelqu’un comme Liam. Alors, si être avec lui te redonne
le sourire…
Je pose la main sur la sienne. Il n’a pas idée à quel point ses mots me font du
bien ou, du moins, à celle, en moi, qui a besoin de les entendre. Je crois
qu’Aaron serait d’accord. La seule question, c’est de savoir si, moi, je suis prête
à aller de l’avant. Si je peux à nouveau sortir avec un militaire en connaissant les
dangers, parce que mon pire cauchemar s’est déjà réalisé.
— Merci, Quinn.
— Allez, assez parlé de tout ça… Il te faut une autre bière ! s’exclame-t-il en
faisant signe à la serveuse.
— Natalie ?
Je me retourne : c’est Brittany.
Bon, peut-être que j’aurais plutôt besoin d’une drogue.
— Oui ?
— Je voulais juste te dire que je suis désolée pour Aaron…
Ma respiration se bloque aussitôt.
Liam s’est arrêté de danser et a les yeux rivés sur moi. Je suis confuse. Je
pensais qu’elle était en relation avec Liam, et maintenant elle me parle d’Aaron ?
— Tu le connaissais ?
Où est-ce que je l’ai vue, bon sang !
Je connais son visage, et ça me rend folle de ne pas me souvenir ! Et cette
façon qu’elle a de me regarder, comme si elle me connaissait aussi.
Soudain, ses yeux s’emplissent de larmes, et l’angoisse m’envahit.
— Oui. Enfin, je veux dire… Je l’ai rencontré et…
Elle s’interrompt, baisse la tête, et ses larmes coulent.
— Je ne comprends pas. Qu’est-ce qui te rend aussi triste ?
Alors que je tente de tirer ça au clair, Liam pose la main sur mon épaule.
— Brittany, je ne sais pas ce que tu essayes de faire, mais tu devrais rentrer
chez toi, dit-il en s’interposant entre elle et moi.
Mais je veux savoir. J’écarte Liam et j’insiste :
— D’où tu connais Aaron ?
— Aaron ? répète-t-il, perplexe.
Brittany se balance nerveusement d’un pied sur l’autre.
— Disons que je ne le connaissais pas vraiment. Enfin si… Mais… Ce
n’était pas…
— Tu le connaissais ou non ? je lui jette, agacée.
— Je voulais te dire que je suis désolée. On était amis.
— Tu viens de me dire que tu ne le connaissais pas vraiment.
— Tu as une fille, pas vrai ?
Ça ne colle pas. Elle ment. Mon intuition sonne l’alarme dans ma tête. Son
visage…
— Je t’ai déjà vue quelque part.
Et tout d’un coup, ça me revient.
— Tu étais présente à son enterrement !
Je la revois, maintenant, simple silhouette blonde qui se tenait à l’écart,
pendant la cérémonie. Elle est partie avant que quiconque ait pu lui parler. Je l’ai
vue pleurer, ce jour-là, en Pennsylvanie. Mais pourquoi aurait-elle fait le
déplacement depuis la Virginie, s’ils s’étaient seulement croisés ?
— Je ne sais pas de quoi tu parles, me répond-elle d’une voix tremblante.
Puis elle commence à reculer.
— Je n’aurais pas dû venir ici.
— Lee, on s’en va, me dit Liam en essayant de reprendre la situation en
main.
L’incompréhension me donne le vertige, et je sens la colère monter en moi.
Reanell me tire par le poignet.
Je me mets à trembler et je crie :
— Tu étais à son enterrement, je t’ai vue ! Pourquoi ? J’ai vu une femme
pleurer. Je n’ai pas fait attention, sur le moment, mais maintenant j’en suis sûre :
c’était toi.
Liam m’attire contre lui, et Reanell essaye de me calmer :
— Natalie, il y avait beaucoup de monde ce jour-là…
— Je ne suis pas stupide, Rea. Elle était là !
— Ce n’était pas moi.
— Pourquoi tu ne t’en vas pas ? lui suggère Reanell.
Brittany se tourne alors pour s’éloigner, mais je dois savoir.
— Comment tu l’as connu ?
Il y a de la tristesse dans ses yeux.
— Ce n’est pas ce que tu penses.
— Ça t’amuse d’aborder une veuve pour lui parler de son mari ? Ça ne suffit
pas qu’il se soit fait tuer ? Liam te snobe, alors tu t’en prends à moi ?
Elle détourne le regard, puis me fixe à nouveau.
— Je connaissais très bien Aaron. Et je ne suis pas en train de m’amuser. Ça
fait longtemps que je voulais te rencontrer.
— Pourquoi ?
— Je voulais m’excuser et rencontrer sa femme.
J’ai l’impression qu’on m’a clouée au sol. Je suis figée.
— Est-ce que tu avais une liaison avec Aaron ?
La question m’échappe, et je ne suis pas sûre de vouloir entendre la réponse,
mais j’ai besoin de savoir. Chacun de mes muscles est tendu dans l’attente de sa
réponse.
— On s’aimait, lâche-t-elle, alors qu’une larme coule sur sa joue.
Moi, mon cœur se décroche.
25
— Oh ! mon Dieu !
Je me mets à pleurer aussi. Liam m’entoure de ses bras, mais je le repousse.
— Laisse-moi !
— Lee, arrête.
Il prend mon visage dans ses mains pour m’obliger à le regarder.
— Tu n’en sais rien. Si ça se trouve, elle dit n’importe quoi.
Je regarde Brittany et lui crache :
— Menteuse ! Mon mari ne m’aurait jamais trompée. J’étais enceinte, et on
était heureux. Nous, on s’aimait !
Elle s’avance, mais Reanell la repousse et s’interpose entre nous.
— Je suis désolée, mais je dis la vérité. Aaron et moi étions ensemble depuis
quelques mois, quand il a appris que tu étais enceinte.
— Tu n’as pas pu avoir mon petit ami, alors tu inventes un truc sur mon
mari, c’est ça ?
— J’aimerais bien inventer, mais je l’aimais vraiment.
— Tais-toi ! Tu mens, tu ne le connaissais pas !
Aaron n’aurait jamais fait ça.
Liam me tient serrée contre lui, mais j’essaye de me dégager.
— Tu te trompes de mec ! je lui crie, pleine de colère.
— Il avait un tatouage sur les côtes et grinçait des dents en dormant.
J’aimerais que ce soit un mensonge. À moi aussi, il a menti.
Mon corps se remet à trembler. J’aimerais tant qu’elle mente, mais je
commence à comprendre que c’est la vérité.
— C’est complètement ridicule ! s’exclame Liam en resserrant son étreinte
autour de moi.
Mais Brittany continue :
— J’ai souvent voulu te parler et, quand je t’ai vue, ce soir…
Je ferme les yeux. J’ai du mal à respirer. Ce n’est pas possible. C’est un
cauchemar. Ça ne s’arrêtera jamais.
— Natalie, me dit Liam d’une voix calme et mesurée, tu n’es pas obligée de
la croire.
— Elle était là, Liam ! Elle était à son putain d’enterrement ! Qui vient à
l’enterrement d’un type croisé par hasard ? Et à l’autre bout du pays ?
Je me retourne vers elle. Reanell la fait reculer jusqu’au mur. Je m’avance,
bien décidée à avoir des réponses. L’homme à cause de qui je souffre depuis des
mois m’a trompée !
— Je connaissais Aaron. Jamais il ne t’aurait touchée, lui dit Reanell en
pointant le doigt vers elle.
Brittany me jette un regard implorant et brouillé de larmes.
Enragée, dégoûtée, je lui demande :
— Depuis combien de temps et combien de fois ?
Elle se dégage de l’emprise de Reanell et baisse la tête.
— Ce n’était pas ce que tu imagines, je t’assure.
— Alors, c’était quoi ?
— Je l’ai rencontré, et c’est arrivé. Je suis tellement désolée ! Je… Je voulais
te voir. Je voulais te dire que je ne suis pas…
— Pas quoi ? je lui crie en pleurant des larmes de rage.
Cette soirée devait être un pas en avant vers ma nouvelle vie. C’était ma
soirée. Avec Liam. Et c’est en train de devenir un enfer. Chaque mot qu’elle
prononce brise un peu plus l’équilibre que j’ai péniblement réussi à retrouver.
— Je l’aimais. On était ensemble depuis des mois quand j’ai appris que… Je
ne voulais pas que tu le saches comme ça.
— Mais si, bien sûr que tu le voulais, salope !
Liam me retient alors que je me débats.
— Si tu avais un peu de compassion, tu ne serais pas venue me parler !
— Quand j’ai su qu’il était marié, j’ai rompu avec lui, mais ça ne veut pas
dire que j’ai cessé de l’aimer.
— Moi, je l’aimais ! Tu n’es qu’une égoïste, tu le sais ça ? Des mois que
vous étiez ensemble ? Et on a eu un bébé !
— Je l’ai vue, oui.
Elle détourne le regard avant d’ajouter :
— J’aurais voulu que les choses soient différentes.
— Regarde-moi ! Je veux que tu me regardes quand je te parle ! Tu aurais pu
fermer ta gueule et me laisser tranquille, mais non, il a fallu que tu me le dises !
Je suis prête à lui mettre mon poing dans la figure.
— Natalie, ça suffit.
Liam me tire en arrière. Je tremble de colère et de dégoût. Je la hais. Je hais
le monde entier. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai, je me répète, encore et
encore. Je commençais enfin à me sentir bien, et maintenant… Ce n’est pas vrai,
et pourtant si. C’est si cruel ! Je sens un vide immense se creuser en moi,
emportant toutes mes émotions. Je repense au jour où j’ai appris la mort
d’Aaron, combien j’ai lutté pour me blinder et surmonter ma douleur. Je cherche
de nouveau cette force en moi, mais je ne trouve plus rien. Seulement le vide.
— Laisse-moi partir ! dis-je à Liam.
— Viens, mon cœur.
Sa voix calme me met encore plus en colère.
— Lâche-moi !
Il n’en fait rien ; au contraire, il me porte presque à l’extérieur du bar. Puis il
me repose par terre et me prend la main.
— Tu savais, Liam ?
— Tu te fous de moi ? Non, je ne savais pas !
Je ne dis plus rien. Il tend le bras pour me reprendre contre lui, mais je ne
veux toucher personne. Les pensées se bousculent dans ma tête, et les questions
me submergent. Mon cœur est déchiré, une fois de plus, et ma vie ressemble à un
tissu de mensonges.
L’homme avec qui je voulais vivre le restant de mes jours était un menteur. Il
a couché avec une autre, alors que j’attendais un enfant de lui. J’ai pleuré
pendant des mois, me suis accrochée à son oreiller des nuits entières, désirant
plus que tout qu’il soit là, pour découvrir qu’il me trompait.
Reanell nous rejoint et pose une main compatissante sur mon épaule. Je la
regarde à travers mes larmes qui n’arrêtent pas de couler.
— Rea…, je soupire, épuisée.
Les émotions se succèdent, je ne maîtrise plus rien de ce qui se passe en moi.
— Liam va te ramener chez toi, OK ? Je t’y retrouve un peu plus tard.
Elle fait un signe de tête entendu à Liam, qui m’attrape par les épaules et me
serre contre lui.
— Rea…, je répète, comme si elle pouvait transformer cette soirée en un
mauvais rêve et le faire disparaître.
— Je vais tâcher d’en savoir plus. Rentre chez toi. Liam s’occupera de toi.
Nous marchons jusqu’à la voiture, et c’est une horreur. Je revois le visage de
Brittany et j’imagine Aaron l’embrasser, la toucher. J’ai la nausée.
Je m’appuie à la portière. Un haut-le-cœur me saisit. Mon estomac se
soulève — à cause de la trahison d’Aaron ou de l’alcool, je n’en sais rien —, et
je vomis.
Liam est derrière moi, il retient mes cheveux. Je voudrais mourir. J’ai
l’impression qu’on a brisé chacun de mes os, chacune de mes articulations.
Toutes mes blessures se sont rouvertes, et je suis plus démunie, plus vulnérable
que jamais.
— Je le hais ! je hurle en me redressant.
Liam m’aide à m’asseoir dans la voiture sans rien dire. Je me déteste d’être
venue dans ce bar. Je le déteste d’avoir touché cette fille, même s’il n’a fait que
lui prendre la main. Je déteste Aaron pour ce qu’il a fait et parce que je suis
livrée à moi-même, condamnée à imaginer des choses.
Aaron, qui m’a écrit des lettres. Qui m’a fait l’amour avec une telle douceur,
la première fois. Aaron m’a trompée. Je lui ai fait promettre fidélité jusqu’à la
mort et je découvre qu’il m’a menti. J’ai tellement pleuré pour lui ! J’aurais
voulu être enterrée vivante, juste pour être près de lui.
Est-ce qu’il l’a aimée ? Est-ce qu’elle était plus douce que moi ? Quand il
me prenait dans ses bras, la nuit, et parlait à mon ventre, est-ce qu’il imaginait
que c’était elle et qu’elle portait son bébé ? Je ne peux arrêter d’y penser. Les
questions me taraudent en permanence. Chaque souvenir est sali.
Liam m’aide à descendre de la voiture. Il a l’air aussi perdu que moi. Je
ferme les yeux et m’assois sur la terrasse. L’air chaud, qui me réconforte
d’habitude, me rend malade.
— Je vais dire à Paige qu’elle peut partir, déclare-t-il, avant d’entrer dans la
maison.
Je n’ai même pas la force de lui répondre. J’ai seulement envie d’oublier.
Paige me fait un signe de la main en s’en allant. Je fais de même, et Liam revient
près de moi.
— Je suis paumé, Lee. Je ne sais pas ce que je dois dire ou faire.
— Tu crois que je le sais ?
Je suis assise là, à pleurer devant lui, parce que j’ai découvert que mon mari,
mort il y a moins de un an, m’a trompée pendant des mois… Est-ce qu’on peut
faire en sorte que ce cauchemar s’arrête ?
— Est-ce que je dois te prendre dans mes bras ? Est-ce que je dois te dire
qu’Aaron était un gros connard ?
Je le regarde, prête à cracher toute ma rage à nouveau, mais il a l’air aussi
énervé que moi.
— Je n’ai pas de réponse. Est-ce que tu peux imaginer comment je me sens ?
— S’il était vivant, je le tuerais, là, tout de suite, Lee.
— Comment a-t-il pu me faire ça ?
Si Liam pouvait m’apporter des réponses, j’apprécierais.
Il s’assoit près de moi. Je le sens désemparé.
— Je l’ignore mais, ce qui est sûr, c’est que je ne pourrais jamais toucher
une autre femme après toi. Je préférerais me couper un bras. Pour Aaron, je ne
peux pas te répondre, parce que je ne comprends pas. Et je déteste te voir
souffrir.
Je le regarde et me sens encore plus mal. Liam, mon petit ami, est là à me
consoler, parce qu’un autre homme m’a blessée. Aaron a de la chance que je le
considère encore comme un homme !
— Je ne sais pas si je vais y arriver avec toi.
Liam croise les mains derrière la tête en regardant vers le ciel.
— Tu vas trouver ça terriblement stupide, mais ne laisse pas ce qu’il t’a fait
définir notre relation. Je ne suis pas lui. Je suis là, avec toi. Je ne l’ai pas touchée
et je n’étais pas marié avec toi. Merde alors ! On ne couche pas ensemble, toi et
moi, pourtant, je n’ai pas réussi à faire quoi que ce soit avec elle… Clairement,
Lee, je n’ai rien à voir avec lui.
Je me lève et marche jusqu’à la porte avec l’envie d’effacer toute cette soirée
de ma mémoire. Avant d’ouvrir, je me tourne vers lui.
— Je sais que tu n’es pas Aaron. Je sais aussi que tu es là, mais à cet instant
j’ai le cœur brisé. J’ai l’impression de sombrer dans le deuil comme il y a des
mois.
Il s’approche de moi, prend mon visage dans ses mains, alors que je le
supplie du regard de ne pas insister.
— Tu ne sombres pas dans le deuil, tu es seulement blessée, et je le
comprends. Mais si tu n’avais rien su, où est-ce qu’on serait, à cet instant ?
Ensemble, dans ton lit, et je passerais la nuit à te serrer dans mes bras, à te
caresser et à te montrer à quel point je t’aime.
— Fais-le-moi oublier, lui dis-je, désespérée.
— Lee…
Je ne devrais pas insister, mais c’est plus fort que moi.
— Je t’en prie, montre-moi combien tu me désires.
— Ne fais pas ça, me supplie-t-il en me regardant dans les yeux.
Mais je veux qu’il me fasse tout oublier.
— Fais-moi l’amour, Liam. S’il te plaît. J’ai besoin de sentir que je suis à
toi. Je ne veux plus penser à autre chose qu’à toi.
Je me penche pour l’embrasser, mais il recule, et son regard dit tout. Je me
cache le visage dans les mains tellement j’ai honte. Cette soirée se poursuit de
mal en pis.
Il écarte mes mains avec douceur.
— Le jour où on fera l’amour pour la première fois, ce ne sera pas parce que
tu auras envie d’oublier, mais parce que tu auras envie de moi. Tu es déjà à moi,
aujourd’hui.
Il m’attire contre lui pour m’embrasser. Je sens toutes ses émotions dans le
baiser qu’il me donne, la colère, la douleur, la peur, l’amour et le désir qu’il y a
en lui, et mon estomac se noue. C’est comme s’il les partageait avec moi.
Puis il recule sans me quitter du regard, et mes yeux se remplissent à
nouveau de larmes. Il pose un dernier baiser sur mes lèvres et s’en va, me
laissant seule et plus désespérée que jamais.
* * *
Liam
Natalie
* * *
Il est revenu.
Je ne cesse de me le répéter, parce que cela me paraît impossible. Chaque
fois que je pense l’avoir éloigné de moi, Liam fait quelque chose qui me
surprend. Je cherche ce que je vais bien pouvoir lui dire en arrivant chez lui. Je
me pose beaucoup de questions. Il est l’homme que je veux, mais j’ai besoin
qu’il me guide dans cette relation. Mon cœur est en miettes à nouveau, et j’ai
besoin qu’il me prouve qu’il peut en prendre soin.
Il ne vit qu’à quelques kilomètres de chez moi, mais j’aimerais qu’il habite
plus loin, parce que je n’ai toujours pas trouvé comment aborder la question avec
lui. Les mots s’entrechoquent dans ma tête : « Pardon, j’aurais voulu que les
choses se passent autrement, j’ai envie de toi, je suis nulle. »
Je ne sais pas ce qui est le plus vrai, tout peut-être. Car oui, je suis nulle, et
oui, j’ai envie de lui — tellement envie ! J’aimerais que cette situation n’ait
jamais existé, et je suis désolée que nous en soyons là.
Je me gare en essayant de reprendre mes esprits. Je sais deux choses. Primo,
je tiens énormément à lui. Deuzio, je vais devoir surmonter tout ça.
Les quelques mètres qui me séparent de sa porte d’entrée me semblent
infinis, mais peut-être que je marche plus lentement que d’habitude.
Je frappe. Il m’ouvre, vêtu d’un jean et d’un T-shirt bleu marine, son bonnet
marron sur la tête. Il s’appuie contre le chambranle.
— Salut.
— Salut, Liam… Je peux entrer ?
Il ouvre la porte et me laisse passer devant lui. Maintenant, il faut que je dise
quelque chose. Merde.
Je fais quelques pas en regardant autour de moi, et il me suit. Son
appartement est un grand espace moderne et quasiment vide. Un studio de
garçon classique, sans déco, mais avec le plus grand écran de télé que j’aie
jamais vu.
Je reste plantée au milieu de la pièce, tandis qu’il s’assoit sur le canapé.
— Je suis surpris de te voir ici.
— Si tu avais prévu autre chose, je…
— Ça n’a aucune importance.
Je rassemble mes cheveux derrière mes oreilles, tout en cherchant par où
commencer.
— Ça risque d’être un peu long, mais j’ai besoin de te parler.
Il hoche la tête et m’accorde toute son attention.
— Je suis désolée de m’être jetée sur toi de cette façon. Ce n’était pas
correct vis-à-vis de toi ni de ce qu’on a partagé jusqu’à présent. Je tiens trop à toi
pour être aussi futile… En même temps, toi seul pouvais me faire oublier cette
sale histoire. J’ai été égoïste et je m’en veux. Quand tu es parti, je me suis mise à
boire. Je ne cessais pas de revoir ton regard, au moment où je t’ai supplié. Je
comprendrai, si tu ne veux plus être avec moi ou si tu n’as plus envie de m…
— N’y pense même pas ! Ne me dis pas que je n’ai pas envie de toi. C’est
faux. J’ai envie de toi comme un fou. Tous les jours, j’ai envie de toi !
Sa voix est rauque et coupante comme une lame de rasoir.
Je me sens rougir, et mon cœur s’affole.
— OK, je veux juste dire que je n’aurais pas dû insister pour coucher avec
toi, hier soir.
— Écoute, s’il n’y avait pas eu toute cette merde et si tu avais eu envie
qu’on aille plus loin, tous les deux, je t’aurais suivie avec joie. Tu peux me
croire, il n’y a rien qui me fasse plus envie que de te toucher, mais pas parce que
tu veux te sortir Aaron de la tête. Je veux que ce soit parce que tu me désires,
parce que tu as envie d’être dans mes bras et nulle part ailleurs.
Il a raison, mais tellement tort aussi…
— Je veux être avec toi, Liam. Il y a quelque chose de beau entre nous, et je
ne veux pas le perdre. Même si tu avais dit oui, hier, ça n’aurait pas été
uniquement pour me changer les idées.
— Si, c’est exactement ce que ça aurait été. Soyons honnêtes, Lee, parce
que, si on commence à se mentir, on n’a aucune chance.
Il se lève du canapé et s’approche de moi.
La peur de le perdre commence à grandir en moi.
— Je ne sais plus comment avancer. J’ai même l’impression d’avoir fait un
bond en arrière. J’ai envie de te faire confiance, mais j’ai l’impression que cette
histoire a détruit ce que nous avions déjà construit. Comment peux-tu avoir
envie de moi en sachant ça ?
— Natalie, me dit-il doucement en caressant mon visage, je suis tombé
amoureux de toi et j’adore Aarabelle. Je ne te quitterai pas, à moins que tu me
dises que tu ne veux plus me voir. Je suis las de me battre contre moi-même et
contre les sentiments que j’éprouve pour toi. J’ai envie de toi. Les coucheries
d’Aaron n’ont rien à voir avec nous.
— Mais ça nous affecte.
— Seulement si tu le décides. Regarde, chaque parcelle de moi lutte pour ne
pas te toucher ! J’ai vraiment l’impression d’être le salaud de l’histoire. Tu étais
sa femme, bordel !
Il laisse retomber sa main.
— Oui, mais apparemment ça lui était égal…, dis-je en lui reprenant la main
et en entremêlant mes doigts aux siens. Je reste quand même en colère et blessée.
Aaron et moi n’étions pas un couple modèle, certes, mais je ne pensais pas qu’il
était capable de me tromper.
— Est-ce que tu t’étais doutée de quelque chose ?
— Non. Je veux dire… On se disputait, mais j’étais enfin tombée enceinte.
On essayait depuis plus de un an d’avoir un bébé et on ne pouvait passer la nuit
ensemble qu’à certaines périodes, alors, faire l’amour était presque devenu une
tâche pénible, mais je pensais qu’on agissait pour le mieux.
» La question de l’infertilité pesait très lourd entre nous. Aaron remettait en
cause sa virilité et, moi, je me demandais si j’étais vraiment faite pour être mère.
Malgré ça, on essayait de rester unis. Il n’était pas plus distant que d’habitude, et
je n’ai rien soupçonné.
— J’aimerais pouvoir tout effacer de ta mémoire, mais c’est impossible.
Vous étiez mariés.
Je hoche la tête en signe de compréhension. Liam ne connaissait de notre
mariage que ce que nous voulions bien en montrer : un couple heureux et uni
depuis le lycée. Mais beaucoup d’aspects de notre relation n’allaient pas de soi.
Bien sûr, je l’aimais et, s’il était vivant, nous serions toujours ensemble, ou du
moins en train d’avancer de notre mieux. Mais il n’est plus là, et j’ai Liam dans
ma vie.
— D’une certaine manière, ça m’a ouvert les yeux sur la vie que je menais
réellement.
— C’est-à-dire ?
— Tu veux vraiment que je te parle de ça ? Des bons et des mauvais côtés de
mon mariage avec ton meilleur ami ?
Je le lui demande, parce que ça me semble déplacé de l’évoquer avec lui. Je
suis sûre qu’Aaron lui confiait des choses à mon sujet et, maintenant, je me
mettrais à lui raconter ma vie de couple ?
— Je ne peux pas dire que ça m’enchante mais, si on refuse d’affronter les
difficultés, on n’arrivera à rien. C’est très dur pour moi parce que Aaron était
mon meilleur ami. J’étais prêt à mourir pour lui et j’ai vraiment eu l’impression
d’être un salaud, quand notre relation a commencé à évoluer.
Il joue avec mes doigts, et nous nous asseyons sur le canapé pour poursuivre
la conversation.
— Tu te trouves dans la zone interdite, Lee. On n’a pas le droit de toucher
aux femmes des autres, c’est la règle. Mais Aaron est mort, et je ne sais pas ce
qui s’est passé pour nous.
— Je ressens le même conflit intérieur. Je t’ai toujours vu comme son ami.
Je me souviens de l’époque où vous étiez en formation spéciale et que j’ai cousu
vos écussons et peint vos casques. J’ai essayé de résister, quand mes sentiments
ont commencé à changer. Tu veux savoir ce qui m’énerve le plus ?
— Quoi ?
— Tout ce temps…
Je m’arrête et détourne les yeux, mais Liam reprend mon menton et ramène
mon visage vers lui. Il me regarde tendrement, même si son air est grave.
— N’aie pas peur. Dis-moi.
Ma vue se brouille, et les mots me brûlent la langue.
— J’ai été tellement aveugle ! J’ai fait semblant de ne pas voir tout ce qui
n’allait pas et j’ai placé Aaron sur un piédestal. Partant de là, je ne pouvais rien
lui reprocher. Quand je lui ai dit que j’étais enceinte, il a haussé les épaules et il
est parti. J’avais oublié ça jusqu’à la nuit dernière. Je voulais tant le voir comme
un mari parfait et oublier que nous n’étions pas toujours heureux. Mais la vie
était agréable, alors… Je me sens tellement idiote !
Il me caresse la joue avec son pouce. Je ferme les yeux et pose les mains sur
sa poitrine. Je me laisse aller contre lui, et il me prend dans ses bras.
— Tu n’es pas une idiote.
Je laisse échapper un petit rire sarcastique.
— Ah non, tu crois ? Mon mari me trompait alors que j’étais enceinte. J’ai
passé des mois à pleurer la mort d’un mec qui prévoyait peut-être de me quitter !
Ma vie de couple était bâtie sur un mensonge.
— Une part de moi voudrait dire que c’était un connard de première et que
tu es bien mieux avec moi. Je ne te tromperai jamais et je voudrais que tu ne
perdes plus une minute à penser à lui.
Il soupire avant de poursuivre :
— Une autre part a envie de le défendre. Mais je ne lui pardonnerai pas ce
qu’il a fait… C’était une connerie monumentale.
— C’est bien ce qui m’inquiète… Est-ce que tu penses qu’Aaron sera
toujours entre nous ?
— Je ne sais pas. À toi de me le dire…
Il se penche doucement et m’embrasse. Il me caresse les lèvres de sa langue,
puis se recule légèrement. Il attend que j’ouvre les yeux, mais la tension que je
sens monter entre nous me coupe le souffle et m’en rend incapable.
— Est-ce que tu voudrais qu’il soit là, à ma place ? demande-t-il. Est-ce que
tu voudrais être dans ses bras à l’instant, sa bouche sur la tienne ?
Je l’entends me parler, mais j’ai du mal à me concentrer. Quand ses lèvres
me touchent, il n’y a plus que lui et moi. Il s’arrête, attend ma réponse… Je fais
« non » de la tête.
— C’est une réponse timide, ça.
— À l’instant, je ne pense à personne d’autre, dis-je en effleurant sa bouche
de mes lèvres.
Nous jouons un peu. Il tourne son visage à droite, à gauche, contre le mien,
effleurant mes lèvres à chaque fois.
— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé.
— Je ne sais pas comment te répondre autrement, Liam. Je suis avec toi, ici
et maintenant. Je suis dans tes bras et j’aime y être.
La tension est toujours palpable. Comme il ne se calme pas, j’ajoute :
— Il n’a pas à être entre nous, il n’y a que toi et moi.
— Je ne veux pas te perdre. Et j’ai peur.
Je sens sa sincérité dans chacun des mots qu’il prononce. Il se laisse aller en
arrière sur le canapé en m’attirant contre lui. Je suis étendue contre sa poitrine,
nos doigts entremêlés.
— Je suis amoureux de toi, Natalie.
Je sens que son cœur bat plus vite. Je me redresse pour le regarder, et il
ajoute :
— Si je ne suis pas encore aussi important pour toi, sache que tu n’es pas la
seule à avoir quelque chose à perdre. Je n’attends pas que tu me répondes. Je
veux seulement que tu le saches.
Je sens pourtant qu’il attend de moi une réaction. Aussi effrayée que je sois
d’être à nouveau blessée, je sais que je ne suis pas seule.
— Je suis amoureuse de toi aussi. Mais je ne sais pas si j’en ai le droit.
Je vois dans son regard qu’il comprend. Il me ramène tendrement contre lui
et me caresse le dos. Nous avons beaucoup d’obstacles à surmonter. Mais je me
sens en sécurité. Ses bras m’entourent et me protègent, et j’essaye de me
rappeler la dernière fois que j’ai éprouvé cela.
Aaron et moi nous sommes mariés si jeunes, mais nous avons eu un beau
mariage. Il était souvent parti, et c’était dur, mais ses absences rendaient nos
retrouvailles d’autant plus douces. Il avait un fort caractère, sans être violent ou
excessif. La plupart du temps, c’était moi qui envoyais les objets à travers la
pièce. Il m’a offert une vie confortable, et je m’en suis satisfaite. Et puis, il a
commencé à devenir plus distant, un peu agressif, dès que je lui posais des
questions sur ses missions sur le terrain. Ensuite, notre difficulté à avoir un
enfant, le syndrome de stress post-traumatique et son envie de quitter les Forces
spéciales ont fini par miner notre couple. Il passait des heures dans le garage à
bricoler sur sa voiture et sortait avec les gars ou allait directement se coucher. Je
me suis mis des œillères et j’ai pensé, en tombant enceinte, que notre bébé
aiderait à arranger les choses. Mais les seuls moments où Aaron se montrait
joyeux, c’était quand il y avait du monde autour de nous.
D’où mes questions à propos de Liam. Est-ce que je fais bien d’entreprendre
une relation avec lui, en étant consciente des risques potentiels. Mais je suis faite
pour ça. Je suis une femme de militaire. Je connais cette vie, avec ses joies et ses
difficultés. Je sais que je peux supporter les déploiements et tout ce qui va avec.
Seulement, pourrais-je supporter de le perdre, lui aussi ? Cet amour a un prix.
— À quoi tu penses ? Je sens que tu es tendue, me demande-t-il, brisant le
silence.
Ses yeux brillent, et je lui souris tristement.
— Je pense à tout ça. L’amour, la mort, la tromperie… Le plus dur, c’est de
ne pas avoir de réponses.
— Tu voudrais parler à Brittany ? Est-ce que ça t’aiderait ?
— Je ne sais pas. Je crois plutôt que j’ai envie de tout oublier et de
considérer qu’elle a raconté n’importe quoi. Est-ce que c’est vraiment
important ?
Liam m’embrasse sur le front et pousse un profond soupir.
— Et maintenant ?
Il m’attrape et me hisse au-dessus de lui, nos visages l’un en face de l’autre.
— À nous de décider. À toi. Parce que je suis ici avec toi, mais je veux être
certain que, toi, tu n’es pas avec lui…
Je caresse son torse, la tête posée sur son épaule.
— Je suis avec toi, Liam.
Alors il se redresse si rapidement que je n’ai pas le temps de comprendre ce
qui se passe. Il m’allonge sur le dos, et je me retrouve sous lui. Je sens tout mon
corps se réchauffer au contact du sien.
— Liam…
— Dis-moi quand tu voudras que j’arrête, Lee.
Je ne sais pas si j’en serai capable. J’espère qu’il a plus de retenue que moi.
29
Liam
* * *
— Alors, vous êtes toujours ensemble ? me demande Quinn, tandis que nous
chargeons les poids sur les barres.
— Oui.
Je me mets en position pour les soulever. J’envisage de battre mon record, et
tout ce que cet idiot trouve à dire concerne Natalie. J’aligne les mains, mais
Quinn pousse vers le bas, de sorte que je ne peux plus bouger.
— Elle est d’accord ? Je veux dire… son mari, ton meilleur pote, se tapait
une autre fille, et elle accepte de sortir avec toi ?
— «Oui », c’est pourtant simple à comprendre ! On est ensemble. Aaron a
déconné, mais lui et moi sommes deux personnes différentes.
— Si tu le dis.
Il fait semblant de s’étrangler et retire sa main.
Il faut toujours qu’il commente. C’est agaçant, et je n’en peux plus de ses
conneries.
— Tu sais, tu n’as aucune leçon à me donner sur mes choix de vie. Si j’ai
envie d’être avec elle, si on est d’accord tous les deux là-dessus, qu’est-ce que ça
peut te foutre ?
Il recule en levant les mains au ciel.
— Je demande juste, mec.
Je me rassois, énervé.
— Quand tu vas baiser tout ce qui bouge, est-ce que je m’en mêle ? Tu as
baisé plus de filles que nous tous réunis, alors, ne commence pas à m’emmerder
au sujet de Lee !
Il s’approche de moi.
— Je ne dirai plus rien après ça : si tu lui fais du mal, je te détruis. Ce n’est
pas n’importe quelle nana, c’est la femme d’Aaron, putain, et elle a un enfant. Je
sais ce que c’est, une mère célibataire.
— Je ne suis pas stupide.
— Ah, le jury n’a pas encore pris sa décision là-dessus, me dit-il en me
tapant sur l’épaule, avant d’ajouter : je n’étais peut-être pas aussi proche
d’Aaron que toi, mais il était aussi mon ami. Je sais que tu n’es pas un bâtard. Je
veux juste être sûr que tu es bien conscient de ce que tu fais avant de t’engager
plus avant.
Il me regarde avec insistance et sérieux, puis reprend son air et ses bêtises
habituels :
— Et maintenant, essaye de soulever ça !
Je connais Quinn depuis longtemps, et c’est la première fois qu’il me parle
vraiment et si longtemps.
— Je n’ai pas l’intention de lui faire du mal, ne t’inquiète pas.
— C’est tout ce que je voulais savoir. Bon, on s’entraîne, là, ou tu veux un
massage dans le dos ?
— Crétin. On s’y met.
Je reprends position et me concentre sur l’exercice.
Après la séance, Quinn et moi décidons d’aller déjeuner. Il a assez de bon
sens pour ne pas évoquer à nouveau ma relation avec Lee. Nous parlons du
prochain déploiement. Nous allons travailler ensemble, mais chacun dirigera son
équipe.
— J’ai entendu dire que tu prenais tes congés ?
— Oui, je voudrais emmener Natalie et Aarabelle quelque part, mais je ne
sais pas encore où.
Je ris. J’ai retourné la question dans tous les sens pour trouver un endroit qui
lui plairait. Juste un espace pour respirer loin de toutes ces histoires et voir s’il y
a vraiment quelque chose entre nous ou si ce sont seulement les circonstances
qui nous ont poussés dans les bras l’un de l’autre.
— Pourquoi tu ne l’emmènerais pas dans ma maison au bord de l’océan ?
— Où ça ?
— Sur la côte, en Caroline du Nord. Je sais qu’elle vit près de la plage, mais
c’est une belle maison, et l’endroit est très dépaysant.
— Eh ben, mec !
Je me moque un peu de lui en reculant contre le dossier de ma chaise. Il est
la dernière personne à qui j’aurais pensé pour nous aider à changer d’air.
— Je t’ai expliqué, j’avais besoin d’être sûr. Mais, si tu tiens à elle et si tu
acceptes la gosse, tout est dit. Tiens…
Il détache une clé de son porte-clés.
— Prends-la. Allez-y ou pas, ça m’est égal. Je t’enverrai toutes les infos.
C’est à quelques heures de route, mais Corolla est vraiment super. J’ai vu des
chevaux sauvages une fois ou deux.
— Tu n’es pas si con que ça, finalement, dis-je en souriant et en mettant la
clé dans ma poche.
— Oui, mais c’est secret-défense.
— OK, le secret sera bien gardé avec moi… Jusqu’à ce que tu m’emmerdes.
Là, je le dirai à tout le monde.
— Ouais, c’est ça, et moi je dirai à tout le monde que tu n’as pas été foutu de
soulever la barre, aujourd’hui.
Maintenant, il ne me reste plus qu’à préparer mon sac et à convaincre
Natalie de partir avec moi.
Ça devrait être amusant.
31
Natalie
— Mamamamama…
Aarabelle babille encore et encore dans sa chaise. Elle grandit tellement
vite ! J’aimerais parfois mettre la vie sur pause pour capturer chaque instant avec
elle.
Elle se déplace toute seule, maintenant, et je dois lui courir après. En plus,
elle met tout à la bouche, et je suis prête à jurer qu’elle a un don pour choisir les
objets les plus petits qui soient.
— Mamamamama…
— Coucou, ma chérie.
Je lui souris en posant un autre Cheerio sur son plateau. J’ai tout minuté : le
temps qu’elle le mange, je peux laver un couvert. Avec un bébé, tout est une
histoire de timing.
Elle sourit à son tour en le prenant dans ses mains, et je retourne vite à
l’évier pour nettoyer mon assiette, avant qu’elle se remette à appeler.
Ce faisant, je vois Liam se garer dans l’allée et aussitôt j’ai des papillons
dans le ventre. Il me rend joyeuse. Cela ne fait que quelques jours qu’on ne s’est
pas vus, mais il m’a manqué.
Ce laps de temps m’a permis de faire le point sur ce que je ressentais. Je suis
toujours en colère, mais je ne laisserai pas les choix d’Aaron me pourrir la vie. Il
est mort. Il a fait des erreurs, et je dois composer avec. Mais il m’a donné
Aarabelle et, en un sens, il m’a aussi donné Liam. La vérité, c’est que je n’ai
aucun moyen de savoir s’il a eu ou non une liaison, je n’ai que la parole d’une
inconnue.
Il frappe, et Aarabelle recommence à s’agiter. On dirait que la minute du
Cheerio est passée.
— Entre, Liam !
— Ferme cette fichue porte, Lee, marmonne-t-il en entrant.
— Je vis dans le quartier le plus sûr et j’ai la voisine la plus bruyante du
monde qui campe sur sa terrasse. Je pense que Mme DeMatteo ne manquerait
pas de remarquer toute tentative d’intrusion et assommerait l’intrus avec un
bâton avant qu’il ait le temps d’entrer.
Liam pénètre dans la cuisine et se penche pour embrasser Aarabelle sur la
joue.
— Salut, beauté, dit-il avec un grand sourire auquel elle répond.
— Mamamama.
— Tu veux bien lui donner un Cheerio, s’il te plaît ?
Pendant qu’il lui donnera à manger, je pourrai finir toute ma vaisselle.
— Bien sûr, mais d’abord, embrasse-moi.
Aussitôt je me retourne, entoure sa nuque de mes bras et me suspends à son
cou.
— Hello, toi…
— Tu es très belle.
— Oh ! tu es très doux, aujourd’hui…
Je me hisse sur la pointe des pieds, alors qu’il se penche délicatement vers
mes lèvres.
La tension monte entre nous, et je savoure l’instant. Je n’ai pas ressenti ça
depuis si longtemps : un baiser qui me fasse tourner la tête et chavirer
complètement…
— J’aime être doux…
Il m’embrasse.
Je m’accroche à sa nuque, et il me serre contre lui en me faisant reculer
jusqu’au comptoir, où il se colle à moi avant d’interrompre notre baiser, me
laissant le souffle court.
— Mamamama, piaille Aarabelle depuis sa chaise, pour revenir au centre de
l’attention générale.
Je ris et repousse Liam pour donner un autre Cheerio à ma fille.
— Personne ne t’a oubliée, chipie…
Elle me fait son plus grand sourire, le nez légèrement froncé et les yeux
brillants. On ne peut pas s’empêcher de lui sourire en retour.
— J’ai eu une idée…, me dit Liam en passant les bras autour de ma taille.
— Ah oui ?
Il me fait pivoter vers lui.
— On est en période d’entraînement, ce qui signifie qu’on partira en mission
sous peu.
— J’avais compris.
Je sais comment ça fonctionne. Je pourrais faire semblant de ne pas savoir
mais, en tant qu’épouse d’un militaire des Forces spéciales, j’ai eu maintes fois
l’occasion de voir comment les choses s’organisent. Reste à voir comment je
vais supporter son départ. C’est l’une de mes plus grandes craintes ; je ne sais
pas si je pourrai m’y faire à nouveau.
— Hé, tu as confiance en moi ? me demande-t-il en me soulevant le menton.
Je le regarde dans les yeux. C’est bien la seule question que je n’ai pas à me
poser à son propos. Il n’a pas cessé de me prouver qu’il était digne de ma
confiance, au cours des derniers mois.
— Bien sûr que oui !
— OK, alors, monte dans ta chambre et prépare un sac de voyage pour
Aarabelle et toi.
— Quoi ?
Je m’écarte de lui et le regarde sans comprendre.
— Pour quelques jours, ajoute-t-il en me tournant joyeusement autour et en
m’embrassant sur le nez.
Puis il m’entraîne vers l’escalier.
— Liam, arrête !
— Arrh, je savais que tu allais faire des histoires.
— Mais évidemment que je vais faire des histoires ! Où est-ce que tu veux
nous emmener, d’abord ? J’ai du travail cette semaine, j’ai des choses à faire, je
te signale.
Tout se bouscule dans mon esprit, et je commence à sortir de mes gonds.
— Je ne peux pas partir comme ça en lâchant tout. J’ai des rendez-vous,
Aarabelle a une sortie avec d’autres enfants. Je veux dire, qu’est-ce que… ?
— Bon sang, femme, tu me fais confiance. Alors fais-moi confiance !
Il est debout contre le mur et je l’observe, les lèvres pincées.
— Allez ! Monte l’escalier !
— Ne m’appelle plus jamais « femme » et ne me donne pas d’ordres, c’est
clair ?
Il éclate de rire, et je ris avec lui. Puis il s’avance et m’attrape par les
hanches. Je me suspends à son cou, tandis qu’il m’enveloppe d’un regard plein
d’adoration.
— Arrête de me donner envie de toi à chaque seconde, Lee, et va faire ce
sac. Je veux qu’on parte loin d’ici, pour se libérer de toute cette merde et voir ce
qui se passe. Pas de fantômes. Pas de souvenirs. Seulement nous trois.
Mon cœur se dénoue un peu. Nous trois. Il n’était pas censé faire partie de ce
« nous trois », pourtant, nous en sommes là. Il ne pense pas qu’à moi, il pense
aussi à Aarabelle — même avec ses couches et ses bavoirs. Il ne demande pas à
m’emmener en week-end d’évasion pour mieux me séduire. Il est soucieux de
construire quelque chose de durable et inclut Aara dans ses projets.
— Tu sais vraiment comment gagner le cœur d’une fille, pas vrai,
Dempsey ? je le taquine, avant de me hisser sur la pointe des pieds pour
l’embrasser.
Il recule, me tenant toujours dans ses bras.
— Seulement le tien. C’est le seul qui m’intéresse.
Je pose la tête contre sa poitrine. J’aimerais m’y éterniser, les yeux fermés,
profitant de ces bras qui me protègent.
— Je prépare un sac pour quoi, exactement ?
— Quelques jours. Plutôt des vêtements de plage.
— De plage ? Sérieux ? Tu as vu ce qu’il y a juste derrière la maison ?
— Chut ! Va juste faire ce sac. Allez, dit-il en me donnant une claque sur les
fesses. Je m’occupe d’Aarabelle.
— Oh ! c’est très rassurant !
Je monte rapidement à l’étage, en espérant qu’il ne va pas me courir après,
ou peut-être que c’est ce que je souhaite, en fin de compte.
J’entre dans ma chambre légèrement étourdie.
Partir en vacances avec Liam…
C’est surréaliste — et complètement inattendu. Et merde, on va devoir
dormir ensemble ! Dormir… dans le même lit.
Je ne voudrais pas qu’il dorme sur le canapé, mais je ne sais pas si je suis
prête à dormir dans le même lit que lui. Nous avançons si lentement ! Mais
j’aimerais aller plus loin. J’ai envie de lui, lui de moi, et je suis sûre de mes
sentiments mais… Je n’ai jamais connu qu’Aaron et j’ai peur de ne pas être à la
hauteur.
La panique commence à me submerger et j’essaye de me concentrer.
J’anticipe beaucoup trop. Préparer le sac, c’est la seule chose à faire pour le
moment.
Je vais devoir me venger pour ça : les femmes ont besoin de plusieurs jours
pour préparer une valise, pas de quelques minutes. Et encore, quand elles savent
où elles vont ! J’essaye de dresser mentalement la liste des choses dont j’aurai
besoin pour Aarabelle et moi.
En faisant mes piles d’habits sur le lit, je me calme un peu. Des vêtements de
rechange au cas où, et le nécessaire de plage. Les sacs et valises sont dans
l’armoire d’Aaron, que j’ai laissée telle quelle depuis le jour où j’ai déchiré ses
vêtements. Je ne veux plus rien voir de tout ça, pourtant je dois l’ouvrir. Je
prends une grande inspiration et je tourne la poignée. Son odeur me prend au
nez, et je lutte pour ne pas pleurer.
— Pourquoi tu n’as rien dit, Aaron ? Je ne te laisserai pas me détruire. Mon
cœur était à toi, mais tu as décidé qu’il n’était pas assez bien pour toi, alors je le
reprends. Je t’aimerai toujours, mais je ne t’appartiens plus.
Je m’appuie contre le battant en espérant qu’il m’entend de là où il est. Je
laisse couler une larme et j’attrape la valise sur l’étagère du haut.
Quand je la pose par terre, je vois qu’un bout de papier est tombé sur le sol.
Hésitante, je me penche pour le prendre. Je le retourne, un peu effrayée de ce
que je vais trouver dessus, mais il n’y a que ces mots :
Je suis désolé.
* * *
* * *
* * *
Une heure plus tard, nous rangeons nos affaires de plage et marchons vers la
maison. Je donne à manger à Aarabelle et lui mets son pyjama. Elle est épuisée
et, après son extraordinaire petit déjeuner, lui faire prendre son repas n’a pas été
simple.
Une fois que tout est rangé et qu’elle est au lit, j’hésite.
Dois-je aller chercher Liam ? J’ai une légère appréhension et l’impression
d’être une ado excitée avant sa première fois.
— Tu essayes de m’éviter ? murmure-t-il soudain derrière moi, et je bondis
de frayeur.
— Putain ! C’est quoi, votre problème ? Ils vous entraînent pour faire peur
aux gens ?
Je tente de calmer les battements effrénés de mon cœur ; ça fait presque un
an qu’Aaron est mort, et je n’ai plus l’habitude de ces blagues débiles…
En fait, ça fait pile un an. Aujourd’hui.
Je n’avais pas réalisé.
Voilà un an jour pour jour qu’Aaron est mort.
Les larmes commencent à me monter aux yeux. Je suis en vacances avec
Liam, je m’amuse, je fais l’amour, oubliant que c’est l’anniversaire de la mort de
mon mari.
— Je ne voulais pas te faire peur. Est-ce que ça va ? me demande-t-il,
inquiet.
— Liam, dis-je en posant la main sur son bras. Je… Ça fait un an,
aujourd’hui. Un an qu’il est mort.
Je lève les yeux, désespérée. Je suis un monstre ! Je ne m’en souvenais
même pas. Je n’ai même pas pensé à lui. Il m’a fait du mal, mais quand même.
Est-ce que je devrais être sur sa tombe en Pennsylvanie ? Soudain, j’ai envie
de vomir.
Liam ne dit rien. Me sentir coupable vis-à-vis de deux hommes, c’est trop. Je
pleure la mort de mon mari devant mon petit ami, après notre première nuit
d’amour. C’est l’horreur !
— Donne-moi une minute, dis-je en me précipitant en bas de l’escalier.
Rien ne peut m’apaiser. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse. J’ai
fait la paix avec Aaron et choisi de vivre avec Liam, mais, à cet instant précis,
rien ne va plus et les deux mondes me heurtent de plein fouet.
Je franchis la porte qui donne sur la plage et tombe, les genoux dans le sable.
J’étais tellement en colère ces derniers temps que j’ai complètement oublié
l’anniversaire de sa disparition. N’aurais-je pas dû m’en souvenir ?
Je pense à ce petit mot que j’ai trouvé : « Je suis désolé. » Peut-être était-il
désolé de m’avoir trompée, ou de m’avoir épousée et d’avoir été malheureux
avec moi. Je ne crois pas trop à cette hypothèse car, même si nous avons eu des
moments difficiles, nous avons eu aussi beaucoup de joie, de rire, d’amour.
Je profite de cet instant, seule sur la plage, pour lui pardonner et me
pardonner à moi aussi. Je repense à sa lettre. Il voulait que je sois heureuse, que
j’aime à nouveau. Je le veux aussi. Et c’est à ma portée.
Trois chevaux sauvages s’ébrouent dans l’écume des vagues. Jamais je n’en
ai vu auparavant. Ils sont majestueux et bougent lentement, comme s’ils
dansaient. Un alezan avance entre les deux autres, aux robes plus sombres, dont
l’un semble mener le groupe.
Je ne peux pas m’empêcher de m’identifier au plus clair des trois, que
j’imagine être une femelle. Les deux autres sont des mâles qui tournent autour
d’elle et rivalisent pour la conquérir. Mais elle est libre et ne veut pas être
dominée. Elle veut aimer, mais se sent déchirée.
Alors que je termine de me raconter leur histoire, le cheval noir s’éloigne des
deux autres.
Je suis désolée, Aaron, mais c’est toi qui m’as quittée.
Les deux autres continuent de trotter dans les vagues, et j’ai l’impression
qu’il m’a répondu, en quelque sorte.
Je me redresse, essuie le sable qui me colle aux jambes et me décide à aller
retrouver Liam. Il mérite une explication. Quand je me retourne, je le découvre à
quelques mètres de moi, les mains dans les poches et le regard triste.
— Liam…
Il s’avance vers moi, se pinçant l’arête du nez.
— Je n’avais pas réalisé non plus. J’ai oublié ce putain d’anniversaire.
— Je suis désolée de m’être enfuie comme ça. Ce n’est pas ta faute, j’ai eu
l’impression d’être un monstre. Je suis là, heureuse, amoureuse. Je m’endors
dans tes bras et je n’ai qu’une envie c’est d’y retourner. Et puis, soudain, je me
souviens de quel jour nous sommes et je me sens coupable. Mais c’est toi que
j’ai choisi, je veux être avec toi, dans tes bras. Mon cœur est à toi.
Il me regarde et me serre contre lui. Nous ne disons plus rien. Je me
demande s’il a vu les chevaux.
La similitude entre leurs déplacements et ce qui se passe en ce moment dans
ma vie m’a frappée. L’un des trois devra rester seul. Ils ont dû choisir qui mène
la danse et qui suit. Moi je n’ai pas choisi : l’un des deux est parti et m’a ouvert
la voie.
Je me promets à cet instant de profiter du reste de notre séjour ici. De me
couper de la vie qui m’attend une fois que je serai de retour à la maison. Liam
est l’homme que j’aime.
Et si notre amitié de longue date était destinée depuis toujours à devenir une
histoire d’amour ?
* * *
* * *
Je la retrouve dans notre restaurant préféré qui sert à n’importe quelle heure.
Il y a toujours de l’attente, mais nous connaissons bien la patronne, qui nous
trouve toujours une petite place au bar, même à la dernière minute.
— Hé, mais c’est ma maman préférée ! me lance Reanell.
Je la serre dans mes bras.
— Tu m’as manqué !
— On ne s’est pas vues depuis quinze jours, mais ça semble faire une
éternité.
— Comment ça va ? Les vacances te vont bien.
— Oui, c’était super.
Je souris en repensant au temps passé avec Liam. Je connais suffisamment
Rea pour savoir ce qu’elle a dans la tête. Je lui donne cinq secondes, avant
qu’elle me bombarde de questions.
— Sérieux ? C’est tout ce que tu me racontes ?
Peut-être moins de cinq secondes…
Je ris en buvant une gorgée de café pour la frustrer un peu plus.
— Je suis heureuse, Rea. Avec Liam, je me sens capable de tout.
— Alors, je suis heureuse aussi. Comment tu gères le fait qu’il va devoir
partir, et l’histoire d’Aaron ?
Elle est la seule personne à évoquer cela, mais elle est aussi la seule qui m’a
vue pleurer et encaisser ça. La vérité, c’est que je ne sais pas comment je vais
supporter les absences de Liam. Quant à Aaron, il n’est plus là, alors je ne
cherche plus de réponses.
— J’accepte, tout simplement.
— Menteuse ! Ce n’est que moi, tu sais, tu peux me dire la vérité.
— Eh bien, je suis toujours en colère qu’il ait couché avec une autre, alors
que j’étais enceinte. On essayait d’avoir Aara depuis si longtemps ! Et ça ne
s’est pas fait sans douleur…
Je m’arrête parce que les émotions affluent.
— Cela dit, je n’arrive toujours pas à comprendre quand ça aurait pu se
passer.
Je sens soudain mes cheveux se dresser sur ma nuque. Une sensation
étrange… Comme si quelqu’un m’observait. Je balaye la salle du regard.
— Qu’est-ce qu’il y a ? me demande Rea en regardant elle aussi à droite et à
gauche.
— Je ne sais pas, juste une impression…
Je n’ai reconnu personne.
Nous déjeunons, et je lui parle de l’anniversaire d’Aara. Elle rit quand je lui
explique ce que j’ai préparé, affirme que j’ai pété les plombs, mais ce n’est pas
ça qui va m’arrêter. Je veux également célébrer tout le chemin parcouru depuis
un an. Aarabelle ignore peut-être que sa première année n’a pas été rose, mais,
au moins, sa vie est déjà remplie d’amour.
— Je dois retourner bosser, dis-je en payant l’addition une fois mon assiette
terminée. Les gars s’en vont bientôt, et je dois m’assurer que tout est en ordre.
— Oh ! oh, oh, minute ! D’abord, tu me racontes tous les détails ! s’exclame
Rea.
Je pensais y avoir échappé, apparemment non.
— Je ne te dois aucun détail.
Mon sourire s’efface subitement lorsque j’aperçois Brittany assise au bout
du bar.
— Je m’en vais, dis-je en attrapant mon sac.
— Pourquoi ?
La colère bouillonne en moi. Je m’avance vers Brittany, qui détourne
aussitôt les yeux.
— Est-ce que tu me suis ? je lui demande, d’emblée.
— Te suivre ? Non !
Elle rassemble ses affaires.
— Je t’assure que je ne suis pas venue foutre la merde.
— Qu’est-ce que tu veux, alors ?
Son attitude est vraiment incompréhensible pour moi. Elle voulait que je
sache pour Aaron et elle. Elle aurait pu me laisser vivre dans l’ignorance, mais
elle a préféré parler.
— J’essaye d’avancer, de m’en sortir, mais j’ai l’impression qu’on va se
recroiser.
Elle s’appuie au tabouret et soupire.
— Je veux aller de l’avant, mais il y a plein de choses qui m’en empêchent.
— Je ressens la même chose.
— Écoute, je ne voulais pas te le dire, mais… Tu ne vois rien ? Nous
sommes pareilles. Nous souffrons toutes les deux.
Elle insiste sur ces derniers mots.
— J’aimerais pouvoir dire que je m’en soucie, mais je ne peux pas.
— Je sais que tu t’en fiches. J’aurais aimé ne pas être… l’autre femme,
sincèrement. Mais je ne sais pas comment faire…
Ses yeux commencent à se remplir de larmes.
Reanell arrive derrière moi et pose une main sur mon épaule.
— Est-ce que tu accepterais de répondre à quelques questions ?
J’ai du mal à croire que je lui parle si calmement, mais peut-être pouvons-
nous trouver ensemble un moyen de sortir de cette impasse.
— Je peux essayer.
— Quand est-ce que tu as commencé à voir Aaron ?
Elle baisse les yeux en essayant de se rappeler, puis me regarde à nouveau.
— On sortait ensemble depuis un an, quand il est mort. On s’est rencontrés
dans un bar et on s’est mis à discuter.
— Waouh…
C’est comme si elle m’avait donné un coup de poing dans le ventre. Alors, il
la voyait pendant qu’on essayait d’avoir un bébé ?
— Quand est-ce que tu as découvert qu’il était marié ?
— Quelques semaines avant sa mort, répond-elle en replaçant nerveusement
ses cheveux blonds derrière ses épaules. Quand j’ai découvert que j’étais
enceinte.
Je cligne des yeux et lutte contre la nausée qui s’empare de moi.
— Enceinte ?
— Oui, j’étais enceinte de huit semaines, quand j’ai perdu le bébé.
Il y a une infinie tristesse dans ses yeux. Je m’éclaircis la gorge et reprends
mon souffle.
— Je… Je ne… Tu l’as perdu quand ?
— Une semaine après sa mort.
La douleur revient me frapper en plein cœur. Elle aurait eu un enfant avec
mon mari. Incroyable ! Alors que, moi, j’ai fait face à des mois d’infertilité et
trois fausses couches. De pire en pire.
— Je crois que je vais vomir.
Je me tourne vers Reanell, et elle me prend dans ses bras.
— Je l’aimais. Je n’étais pas juste une nana qu’il se tapait comme ça.
Je me tourne vers elle.
— Si, c’est exactement ce que tu étais. Il ne t’a même pas dit qu’il était
marié ! Et il ne m’a jamais parlé de toi. L’homme que tu aimais n’existait pas. Je
l’ai connu quand on avait seize ans. J’étais à sa fête de promo, à sa remise de
diplôme, et je l’ai épousé. Toi, tu ne faisais pas partie de sa vie, dis-je en lui
crachant les mots à la figure.
— Toi non plus.
Je voudrais pouvoir me disputer avec elle. Je voudrais hurler, crier, mais elle
a raison. Je n’étais pas toute sa vie. J’étais sa femme, celle qui est tombée
enceinte et l’a retenu prisonnier.
Brittany s’essuie les yeux et se reprend.
— Je suis désolée. Je devrais y aller.
Reanell lui barre la route.
— Je sais que tu souffres, mais ça, lâche-t-elle en me pointant du doigt, ce
n’est pas la solution.
Tandis qu’elle commence à s’éloigner, je la retiens par le bras. Les mots me
brûlent la langue, et je me bats pour les prononcer, mais je sais ce que c’est. Je
connais cette souffrance.
— Je suis désolée que tu aies perdu un enfant, dis-je, tandis qu’une larme
roule sur ma joue.
Ses yeux, qui avaient séché, débordent à nouveau. Elle me regarde sans rien
dire, récupère son sac et s’en va.
— Un bébé…
Ce sont les seuls mots que je peux articuler. Elle allait avoir un bébé avec
lui !
36
* * *
Les jours passent, et je n’ai aucune nouvelle de lui. Nous devrions être à
Corolla, mais au lieu de ça je travaille à la maison, pendant qu’Aarabelle est
chez la baby-sitter. Sa voix me manque. Au moins, pendant les entraînements, il
pouvait m’appeler.
Depuis qu’il est parti, je ne peux que m’asseoir sur le canapé et m’interroger.
J’ai peur d’allumer la télé et de découvrir que quelque chose est arrivé.
Bon sang, non, vraiment, ça ne m’a pas manqué, tout ça !
Je vais profiter du soleil sur la terrasse en regardant l’océan. C’est étrange de
me dire que je me suis déjà habituée à cette vue. J’ai une belle maison dans un
endroit idyllique, une belle petite fille qui donne un sens à mes jours, un homme
que j’aime et qui m’aime, et un boulot génial.
Ma famille sera bientôt là, et ils pourront tous voir combien tout va mieux
depuis un an. Il y a un an, je n’aurais pas pu imaginer en arriver là. Je pensais
être destinée à la solitude et à la tristesse.
Je regarde l’océan, sereine.
Le bruit d’une voiture dans l’allée me sort de mes pensées. Je souris
instantanément. J’ai tellement hâte de lui sauter au cou et de l’embrasser !
Je me précipite, puis m’arrête brusquement : Mark et Jackson marchent
lentement vers moi, comme s’ils s’apprêtaient à m’annoncer le pire.
Non.
Non.
Pas encore.
Non.
Mon cœur fait des bonds incontrôlables dans ma poitrine, alors qu’ils
s’approchent sans me regarder.
— Non ! je crie en commençant à reculer. Non !
Je commence à trembler, mais Mark s’écarte, et j’aperçois Liam.
— Oh ! mon Dieu ! J’ai eu si peur !
Je hurle et me précipite vers lui en pleurant. Il lève la main pour m’arrêter. Je
stoppe net, mais il ne dit rien. Il y a tant de tristesse dans ses yeux que j’ai
l’impression qu’il va s’effondrer devant moi. Oh ! pitié, dites-moi qu’ils n’ont
perdu personne !
— Liam ?
Je prends son visage dans mes mains.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Je m’approche de lui pour l’embrasser, mais il me repousse doucement. Je
fouille son regard pour comprendre ce qui lui arrive.
— Hé !
Il ferme les yeux, retirant mes mains de son visage. Il fait un pas de côté et
alors, seulement, je le vois…
— Aaron ?
Ma voix tremble.
J’ai un haut-le-cœur en voyant ses yeux sombres et ses cheveux longs. Mon
mari… Mon Dieu !
Aaron s’avance vers moi, et j’ai l’impression que mon cœur s’arrête de
battre.
— Bonjour, ma chérie.
À suivre…
REMERCIEMENTS
On pourrait croire qu’après trois romans je suis rodée à cet exercice, mais
c’est toujours le plus difficile pour moi. Si je vous oublie, je suis sûre que j’en
entendrai parler, mais sachez malgré tout que vous êtes dans mon cœur.
À mes meilleures amies : Mandi, Jennifer, Melissa, Holly, Roxana, Megan et
Linda. Je vous adore et je n’aurais jamais pu y arriver sans vous toutes. Chaque
fois que je partage mes histoires avec vous, vous m’en demandez encore. J’aime
laisser planer le suspense et vous faire rire. Votre amitié est un vrai cadeau !
À Christy Peckham : Je ne serais pas arrivée au bout de ce livre sans toi.
Merci de composer avec mes idées folles et de faire tenir mes histoires debout.
C’est une bénédiction de t’avoir dans ma vie, et je ne tiendrai jamais cela pour
acquis. Tu me fais rire et sourire quand j’ai envie de pleurer, et quand je déborde
trop tu m’aides à me cadrer. Je t’aime !
À Melissa et Sharon : Melissa, merci de ne pas avoir voulu me tuer ou, du
moins, de ne pas être en train d’essayer de le faire. Je suis heureuse d’avoir une
attachée de presse comme toi. Chaque auteur devrait avoir cette chance. Sharon,
merci de me faire rire et de m’aider à garder les pieds sur terre.
À Claire Contreras : On dit que les gens n’arrivent jamais dans votre vie par
hasard… Je pense que tu es apparue dans la mienne pour me montrer l’exemple
et quelle femme j’ai envie d’être. Tu as une force incroyable, et je remercie le
ciel chaque jour pour ton amitié indéfectible et pour t’avoir rencontrée. Je t’aime
infiniment.
FYW : Vous êtes mon repaire, mon refuge. Je suis heureuse de connaître un
groupe de femmes aussi fantastiques que vous. Vous êtes toutes belles, drôles, et
je vous adore.
Aux blogueurs : Sans vous, nos livres ne seraient jamais diffusés. Merci pour
le temps que vous passez à lire, présenter et défendre nos textes sans relâche et
pour votre soutien.
Aux Stabby Birds : Les filles, je ne pourrais pas imaginer ma vie sans
chacune de vous.
Au Corinne Michaels Group Book : Merci pour votre humour. Vous me
faites sourire chaque fois que je me connecte. Merci d’apprécier ce que j’écris et
toutes mes idées folles. Vos mots d’amitié et d’encouragement me font chaud au
cœur.
À mes bêta lecteurs : Merci d’avoir cette gentillesse d’interrompre vos autres
lectures pour me dire ce que vous pensez de mes romans. J’apprécie tout ce que
vous faites.
Un immense merci à mes éditeurs, correcteurs et designers pour avoir fait de
ce livre ce qu’il est.
Merci aux Rockstars of Romance, pour avoir défendu Consolation.
À Lauren Perry : Merci d’avoir trouvé Ben et Hannah ! Tes photos m’ont
inspirée pour faire de cette histoire beaucoup plus que ce que j’avais imaginé au
départ. C’est grâce à toi que ce livre a une suite.
À Rinnie, Melanie et Krissy : Nous sommes amies depuis toujours. Nous
avons partagé nos premières histoires d’amour, nos mariages, nos amitiés, des
disputes et des réconciliations, des naissances. Notre amitié est toujours là et peu
importe le temps et la distance qu’il y a entre nous, je sais que si je vous appelais
demain vous seriez présentes. C’est une amitié comme peu de personnes ont la
chance d’en faire l’expérience. Je vous aime tant.
À Crystal : Même s’il nous arrive de nous pousser dans nos retranchements,
nous restons fidèles l’une à l’autre. Cette relation unique et spéciale nous permet
de trouver de la beauté, y compris au cœur du pire.
À Lucia Franco : Ce livre n’aurait jamais vu le jour sans notre conversation.
Merci de m’avoir encouragée et accompagnée de ton enthousiasme.
À Tammi Ahmed : La reine du graphisme ! Merci d’avoir fait de mon livre
une œuvre d’art ! J’adore chacune de tes idées.
À mes enfants : Vous n’imaginez pas à quel point je vous aime. Merci pour
vos énormes câlins, vos papouilles, et pour me rappeler qu’il y a autre chose que
les livres dans la vie. Vous êtes toute ma vie !
À mon mari : Je t’ai rencontré avant de savoir qui j’étais vraiment. Tu m’as
aimée et aidée à devenir la femme que je suis aujourd’hui. J’ai parfois envie de
te mettre des claques, mais tu seras pour toujours mon partenaire de choix pour
faire les bonshommes de neige.
Traduction française : ISADORA MATZ
TITRE ORIGINAL : CONSOLATION
© 2015, Corinne Michaels.
© 2018, HarperCollins France pour la traduction française.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
Couple : © SHUTTERSTOCK/ROYALTYFREE/WTAMAS
Fond matière : © SHUTTERSTOCK/ROYALTYFREE/KRASOVSKI DMITRI
Réalisation graphique : STUDIO PIAUDE
Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2803-9169-6
HARPERCOLLINS FRANCE
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13.
www.harlequin.fr
Ce livre est publié avec l’aimable autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit.
Toute représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et
suivants du Code pénal.
Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination de
l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des
entreprises, des événements ou des lieux, serait une pure coïncidence.