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Résumé
Pour être compétitives, les entreprises doivent accepter de prendre des risques
en matière d’innovation. L’échec n’a donc rien d’une infamie, surtout que les
enseignements tirés à cette occasion peuvent permettre à l’entreprise de
développer, par la suite, des projets, qui rencontrent un vrai succès commercial.
Dès lors, il ne faut pas s’alarmer face aux taux d’échec particulièrement élevés
des nouveaux produits137. Toutefois, il est très difficile d’en donner une estimation
précise, étant donné les nombreuses divergences sur cette question (Lendrevie
et Lindon, 2000). Pour les auteurs, celles-ci s’expliquent notamment par le fait
que le terme d’échec commercial peut être très variable d’un cas à l’autre (objectif
de part de marché non atteint ou atteint trop lentement, produit retiré du marché
ou maintenu pour une durée de vie commerciale plus courte, etc.). D’ailleurs,
une des plus grandes difficultés rencontrées par les chercheurs dans l’analyse
des échecs, réside dans la définition de ce concept, qui peut avoir plein de
sens différents (Sharma et Mahajan, 1980). Aussi, notre article se donne pour
objectifs d’opérationnaliser la notion d’échec commercial, qui reste relativement
floue dans la littérature. Nous montrerons, à ce titre, en quoi cet évènement diffère
136. Julien Cusin, Maître de Conférences, IAE de Bordeaux, ERM / IRGO, julien.cusin@u-bordeaux4.fr
137. Le Nagard-Assayag et Manceau (2005) avancent qu’un produit sur deux n’atteint pas ses objectifs de ventes.
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d’une crise, d’un échec organisationnel ou d’une simple erreur. Le fait d’avoir
cerné, avec précision, ce que recouvre ce concept nous permettra finalement
d’identifier les comportements que l’entreprise doit adopter dans ce type de
situation.
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Etant donné que le concept d’échec commercial est défini de façon assez
simplifiée dans la littérature, nous proposons une opérationnalisation un peu plus
approfondie de cette notion.
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Conséquences économiques :
- directes (pertes).
- indirectes (coût d’opportunité).
Dimension
comportementale Arrêt du produit / concept.
« Ils ont eu des chiffres d’affaires minables […]. Je ne sais pas s’ils ont fait le tiers ou le quart de ce
qui était envisagé […]. Ça n’a jamais vraiment été sur le rythme qui était prévu. Ils étaient à deux
ou trois fois moins de l’objectif prévu. Ou quatre fois moins même à Strasbourg ! ».
La dimension cognitive
- la perception des acteurs : Il semble pertinent de procéder comme Maitlis et
Lawrence (2003) et de considérer comme un échec tout processus unanimement
perçu comme tel par les parties prenantes impliquées dans ledit processus. Et
ce d’autant plus que les acteurs ont une propension naturelle à dissimuler les
échecs (Argyris, 1990) :
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« [Line Up, c’est un] bide total et retentissant, dont toute la profession se gausse comme étant
l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire ».
La dimension comportementale
- l’arrêt du produit : pour Andreani (2001), l’échec d’un produit nouveau de
grande consommation est apprécié deux ans après son introduction sur le
marché, en comparant les résultats en termes de parts de marché et de ventes
avec les objectifs initiaux. L’auteur avance qu’un écart défavorable à l’entreprise
aboutit à un abandon des investissements marketing et à un retrait du marché
à plus ou moins long terme. Cependant, comme le montre l’exemple célèbre de
la Renault Espace, il existe des cas de produits qui étaient, au départ, bien en
dessous des objectifs initiaux et qui se sont, par la suite, redressés pour devenir
de véritables succès commerciaux. D’ailleurs, pour Maitlis et Lawrence (2003),
le fait de qualifier un processus d’échec revêt un caractère très temporel, car
un échec peut très bien se transformer en succès. De surcroît, il paraît difficile
de définir un délai « moyen », à partir duquel il devient possible d’opérer un
diagnostic. Le fort degré de contingence selon le type de produit, la nature de
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On comprend finalement que l’arrêt n’est pas une condition nécessaire pour
diagnostiquer l’échec d’un nouveau produit. D’ailleurs, Crawford (1977) note que
certaines entreprises sont susceptibles de conserver des produits infructueux
dans leur portefeuille pour des raisons stratégiques (ex. : freiner un concurrent
sur un marché). De même, il faut envisager le cas où des entreprises s’entêtent
et refusent d’abandonner un produit que la logique économique commanderait
pourtant d’arrêter (Staw, 1976). De telles situations correspondent également à
des cas d’échecs commerciaux, et ce notamment parce que si la performance
effectivement réalisée avait été prévisible dès le départ, le produit n’aurait jamais
été mis sur le marché (Crawford, 1977). Ces situations-là sont a priori d’autant
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L’échec commercial, tel que nous venons de le définir, ne doit pas être confondu
avec des notions a priori voisines, telles que la banqueroute, la crise ou encore
l’erreur. Faire une analyse comparée de ces différents concepts nous permettra,
non seulement de clarifier encore davantage notre propos, mais aussi de
comprendre la difficulté à gérer un échec commercial par rapport à une situation
d’erreur ou de crise.
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… sont très ambiguës dont les causes et les effets sont inconnus (Dutton
et Jackson, 1988 ; Roux-Dufort, 1996). Les crises sont effectivement le résultat
d’interrelations systémiques complexes entre de très nombreuses variables
(Pearson et Clair, 1998).
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… sont très improbables. Les évènements qui déclenchent une crise ont
notamment une très faible probabilité d’occurrence (Jackson et Dutton, 1987 ;
Shrivastava et al., 1988 ; Roux-Dufort, 1996). Dès lors, il est difficile pour les
organisations de capitaliser sur des évènements aussi rares, ce qui rend les
processus d’apprentissage très difficiles (Roux-Dufort, 1997).
… sont très inattendues pour les membres des organisations. Elles prennent
le plus souvent les individus par surprise (Hermann, 1963 ; Pearson et Clair,
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... sont des évènements, qui ont un caractère irréversible. Les différentes
situations de crise existantes (ex. : catastrophes aériennes) ont un caractère
irréversible, là où les échecs commerciaux s’inscrivent parfois dans des
trajectoires d’innovation. Autrement dit, une crise marque forcément une césure
très importante dans la vie d’une organisation, alors que l’échec d’un produit
n’est, dans certains cas, qu’une simple étape dans un processus d’innovation.
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Parfois
Jamais
Situation (les échecs commerciaux peuvent
(la situation est trop grave
souhaitable « réveiller » l’entreprise et contribuer à des
pour que cela soit le cas)
succès futurs).
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4. Implications managériales
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Niveau
d’analyse
ERREUR CRISE
(e.g. Prax, 2000) (e.g. Elliott et al., 2000 )
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De même, comme le fait remarquer J.-B. Lévy (op. cit.) : « Corriger une erreur
pour qu’elle ne se reproduise pas est relativement simple et les entreprises ne
manquent pas de méthodes ou d’outils à cet usage. Comprendre un échec et en
tirer d’éventuelles leçons est en revanche plus délicat […]. Les causes d’un échec
sont souvent incorporelles, improbables, voire inaccessibles au raisonnement ».
L’analyse des erreurs est notamment au centre des démarches de management
de la qualité (5 Pourquoi ?, diagramme d’Ishikawa, QQOQCP, etc.). C’est tout le
sens notamment, nous dit Prax (2000), des outils de capitalisation des retours
d’expérience. Cependant, dans la plupart des entreprises, il n’existe de vraies
démarches de capitalisation qu’en matière d’erreurs, de dysfonctionnements,
d’anomalies ou d’incidents, mais jamais véritablement à l’occasion des échecs.
Evidemment, un échec n’est jamais que l’aboutissement d’une succession de
problèmes, de mauvaises décisions et d’erreurs. Par conséquent, si chaque
incident rencontré durant la vie du projet a fait l’objet d’une capitalisation, le résultat
est a priori le même en terme d’apprentissage. Cela n’est malheureusement
pas le cas, car il manquera alors la perspective globale / systémique, c’est-à-
dire la compréhension de la manière dont les erreurs s’articulent entre elles
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En pratique, nous l’avons dit, seule une minorité – environ un tiers – des
entreprises étudiées par Hopkins (1981) conduit une analyse formelle, lorsque
la performance d’un nouveau produit n’est pas conforme aux espérances. En
d’autres termes, la plupart des organisations ne cherchent pas à identifier les
raisons pouvant expliquer cette situation. Elles préfèrent cacher leurs erreurs,
sans en examiner formellement les causes. Cette attitude a certes le mérite
d’assurer un meilleur confort et d’éviter des remises en cause trop angoissantes
de l’organisation – voire de la légitimité des dirigeants – mais cette sérénité
coûte cher, en empêchant un examen approfondi des échecs, bloquant par là
même tout apprentissage collectif (Bon et Ourset, 1988). Dans d’autres cas,
les entreprises jugent les causes trop évidentes pour mériter une investigation
sérieuse (Hopkins, 1981). Aussi, on ne saurait que trop conseiller aux entreprises
d’analyser – de façon systématique – leurs échecs commerciaux. Petits ou grands
d’ailleurs. Parfois un échec ponctuel aux conséquences financières négligeables
peut effectivement être le révélateur d’un dysfonctionnement majeur et récurrent
du groupe. Les échecs mineurs sont donc des « signaux faibles », qui peuvent
être vus comme une opportunité pour traiter et corriger – à moindres frais – des
problèmes importants, qui menacent l’organisation d’un échec plus cuisant.
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le projet. En effet, les acteurs clés risquent de livrer une interprétation biaisée
des évènements. En définitive, seule une analyse à grande échelle, incluant
également des acteurs ayant simplement observé de près le projet peut permettre
de rendre compte de toute la complexité d’un échec commercial et d’enrichir le
travail interprétatif.
Bibliographie
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41
Elliott D., Smith D. et McGuinness M. (2000), « Exploring the Failure To Learn: Crises and
the Barriers to Learning », Review of Business, Vol. 21, N°3, p. 17-24.
Hambrick D.C. et Aveni d’ R.A. (1988), « Large Corporate Failures as Downwards Spirals »,
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Hermann C.F. (1963), « Some Consequences of Crisis which Limit the Viability of
Organizations », Administrative Science Quaterly, Vol. 8, N°1, p. 61-82.
Hopkins D.S. (1981), « New-Product Winners and Losers », Research Management, Vol.
24, N°3, p. 12-17.
Howells J. et Wolff F.M. (2001), « Learning from Failure », Research Technology
Management, Mai / Juin, Vol. 44, N°3, p. 7-8.
Jackson S.E. et Dutton J.E. (1987), « Categorizing Strategic Issues: Links to Organizational
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Kleiner A. et Roth G. (1997), « L’expérience comme guide de l’entreprise » in Le Knowledge
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Le Nagard-Assayag E. et Manceau D. (2005), Marketing des produits nouveaux. De la
création au lancement, Paris, Dunod.
Lendrevie J. et Lindon D. (2000), Mercator : Théorie et pratique du marketing, 6ème Ed.,
Dalloz.
Leonard-Barton D. (1995), Wellsprings of Knowledge – Building and Sustaining the
Sources of Innovation, Harvard Business School Press.
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