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Mav 041 0216

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Diagnostiquer une « rupture » dans le management : le cas

des échecs commerciaux


Julien Cusin
Dans Management & Avenir 2011/1 (n° 41) , pages 216 à 235
Éditions Management Prospective Editions
ISSN 1768-5958
DOI 10.3917/mav.041.0216
© Management Prospective Editions | Téléchargé le 14/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.129.223)

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41

Diagnostiquer une « rupture » dans


le management : le cas des échecs
commerciaux

par Julien Cusin136

Résumé

Dans cet article, nous proposons une opérationnalisation de l’échec


commercial, qui s’articule autour de trois dimensions : financière, cognitive
et comportementale. Nous montrons également en quoi ce concept se
distingue d’une crise, d’un échec organisationnel ou d’une simple erreur.
Ce point est important, car le comportement des entreprises - en termes de
propension à adopter une démarche de retour d’expérience, par exemple -
se révèle très différent selon le type de « rupture » auquel elles font face.
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Abstract

In this paper, we propose a definition of “commercial failure”, which leans


on financial, cognitive and behavioral dimensions. We also show that this
concept differs from a crisis, a business failure or a simple error. It is a crucial
point, because the behavior of companies (for example its inclination to start
an experience feedback) is very different according to the type of “break”
they face.

Pour être compétitives, les entreprises doivent accepter de prendre des risques
en matière d’innovation. L’échec n’a donc rien d’une infamie, surtout que les
enseignements tirés à cette occasion peuvent permettre à l’entreprise de
développer, par la suite, des projets, qui rencontrent un vrai succès commercial.
Dès lors, il ne faut pas s’alarmer face aux taux d’échec particulièrement élevés
des nouveaux produits137. Toutefois, il est très difficile d’en donner une estimation
précise, étant donné les nombreuses divergences sur cette question (Lendrevie
et Lindon, 2000). Pour les auteurs, celles-ci s’expliquent notamment par le fait
que le terme d’échec commercial peut être très variable d’un cas à l’autre (objectif
de part de marché non atteint ou atteint trop lentement, produit retiré du marché
ou maintenu pour une durée de vie commerciale plus courte, etc.). D’ailleurs,
une des plus grandes difficultés rencontrées par les chercheurs dans l’analyse
des échecs, réside dans la définition de ce concept, qui peut avoir plein de
sens différents (Sharma et Mahajan, 1980). Aussi, notre article se donne pour
objectifs d’opérationnaliser la notion d’échec commercial, qui reste relativement
floue dans la littérature. Nous montrerons, à ce titre, en quoi cet évènement diffère
136. Julien Cusin, Maître de Conférences, IAE de Bordeaux, ERM / IRGO, julien.cusin@u-bordeaux4.fr
137. Le Nagard-Assayag et Manceau (2005) avancent qu’un produit sur deux n’atteint pas ses objectifs de ventes.

216
Diagnostiquer une « rupture » dans
le management : le cas des échecs
commerciaux

d’une crise, d’un échec organisationnel ou d’une simple erreur. Le fait d’avoir
cerné, avec précision, ce que recouvre ce concept nous permettra finalement
d’identifier les comportements que l’entreprise doit adopter dans ce type de
situation.

1. Apports et limites de la littérature sur la notion d’échec


commercial

Le terme d’échec commercial fait rarement l’objet d’éclaircissements très précis,


bien qu’il s’agisse d’un vocable souvent utilisé en marketing ou en management
de l’innovation. Cooper (1979) souligne ainsi le caractère généralement assez flou
des définitions proposées : “[The] success/failure comparison studies […] have
not been without their problems […]. Operational definitions are often vague or
inconsistent (for example, how does one define «a new product success»?)” (p.
94). Et pourtant, Cooper et Kleinschmidt (1986) n’accordent eux-mêmes qu’une
note de bas de page de trois lignes à la définition du concept d’échec commercial.
La plupart des auteurs l’appréhendent simplement comme une incapacité de
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l’entreprise à atteindre le niveau de performance (ROI, chiffre d’affaires, part de
marché, etc.) qui était attendu initialement pour le nouveau produit (e.g. Sharma
et Mahajan, 1980 ; Cooper et Kleinschmidt, 1986). Autrement dit, le décideur
à la rationalité limitée fait du feedback en matière de performance un simple
jugement dichotomique entre le succès et l’échec, selon que l’organisation se
situe au-dessus ou en dessous de ses objectifs de départ (March et Simon, 1958),
sachant que les niveaux d’aspiration sont déterminés par la performance actuelle
et/ou passée de produits relativement similaires (Cyert et March, 1963).

Tout cela suppose évidemment l’existence d’un système d’information permettant


de suivre l’évolution progressive des indicateurs de performance (Bouquin,
2001). Cannon et Edmondson (2005) notent, à ce titre, que la principale barrière
à l’identification d’un échec dans les entreprises est liée à l’inaccessibilité des
données nécessaires pour opérer un tel diagnostic. Une autre difficulté, liée à la
mesure d’une performance, est de choisir son moment, c’est-à-dire la période
et la fréquence, sur lesquelles on peut découper le temps continu, pour obtenir
une image « fidèle » de la qualité d’une action (Bouquin, 2001). Par ailleurs, la
question se pose de savoir si les objectifs qui ont été établis en avance – et à
l’aune desquels les managers évaluent les résultats obtenus – sont suffisamment
fiables. Sur ce point, Cohen et al. (1972) rappellent qu’en situation d’ambiguïté,
les buts poursuivis ne sont pas clairs, voire carrément inconnus. Dans ce cas-
là, la différence entre le succès et l’échec, n’est pas toujours évidente (Levitt et
March, 1988). A ce sujet, il convient de remarquer que les décisions concernant
les nouveaux produits sont justement celles pour lesquelles les situations
d’ambiguïté sont les plus marquées (Romelaer, 1994). En effet, le cahier des
charges se construit au fur et à mesure que le produit se développe. Dans ces

217
41

conditions, les objectifs ne sont réellement connus qu’à la fin du processus


(Chapel, 1997).

2. Vers un enrichissement empirique du concept d’échec


commercial

Etant donné que le concept d’échec commercial est défini de façon assez
simplifiée dans la littérature, nous proposons une opérationnalisation un peu plus
approfondie de cette notion.

2.1. Présentation des deux cas servant de support à notre


réflexion
Notre démarche se fonde sur l’analyse approfondie (95 entretiens) de deux
entreprises que nous présentons brièvement dans l’encadré ci-dessous138.

Encadré 1 : Présentation des deux cas.


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- Alfa Laval : le Calorax* est un système électrique à résistances pour le chauffage des fluides
par effet Joule, développé par Thermik* – une entreprise française de 1000 personnes – et qui a
été mis sur le marché en 1995. En 1998, Thermik a été racheté par Alfa Laval, un groupe suédois
d’environ 10.000 personnes, spécialisé dans les équipements industriels, qui a aussitôt intégré
le Calorax dans son portefeuille. Un chef de produit a notamment été nommé par Alfa Laval, afin
de prendre la responsabilité de cet appareil. Par ailleurs, le groupe a participé activement au
développement de ce nouveau type d’échangeur à plaques, en vue de le sécuriser sur le plan
technique. Cependant, Alfa Laval a finalement dû se résoudre à un constat d’échec et a arrêté la
fabrication et la commercialisation de ce produit en juillet 2003.

- FrenchStore*: le FrenchStore est une chaîne de magasins française de 4500 personnes,


spécialisée dans le bricolage et l’aménagement de la maison, qui appartient au groupe GAF*
(environ 40.000 salariés et 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires). En octobre 2001, Roger M.*,
arrivé à la tête du FrenchStore un an plus tôt, lançait Line Up*, un concept de rangement portant
sur tous les espaces de la maison. Plus précisément, Line Up est né à cette époque à travers
deux surfaces de 2000 à 2500 m² qui ont servi de test. Il s’agit, en l’occurrence, du 2ème étage
du FrenchStore de Paris et du FrenchStore de Strasbourg, qui a été entièrement transformé. La
mission de Line Up consistait à offrir toutes les solutions imaginables pour résoudre les problèmes
de rangement, sachant que les 6000 références étaient classées par univers (cuisine, salle de
bains, dressing, etc.). Pour le Président de l’époque, l’objectif consistait à ouvrir 25 magasins entre
2001 et 2005. Malheureusement, face aux très mauvais résultats des deux premières entités de
cette nouvelle enseigne, Roger M. a été contraint de démissionner de son poste de Président du
directoire début 2002. Trois jours plus tard, la décision était prise par GAF d’arrêter l’expérience
Line Up à Strasbourg, avant d’en faire de même, peu de temps après, à Paris.

Notre choix a été guidé par la volonté de maximiser la diversité et la richesse de


nos deux cas, sous contrainte d’une parenté suffisante entre les deux cas pour
que leur comparaison ait un sens (projets arrêtés, échec unanimement reconnu,
groupes de projet de petite taille, etc.). Notre idée de départ, inspirée de Lynn
et al. (1996), était la suivante : plus les cas sont différents a priori, plus le fait
138. Les noms propres fictifs sont suivis d’un astérisque, lorsqu’ils sont cités pour la première fois.

218
Diagnostiquer une « rupture » dans
le management : le cas des échecs
commerciaux

de repérer des traits communs a posteriori a de sens, de pertinence et d’intérêt


sur le plan scientifique. En effet, cela permet de se rapprocher d’une certaine
généralisation analytique et de donner une certaine validité externe à notre travail
d’opérationnalisation.

2.2. Opérationnalisation du concept d’échec commercial


Les indicateurs que nous avons retenus pour qualifier un produit d’échec
commercial sont classés en trois dimensions (cognitive, financière et
comportementale), comme le résume le schéma ci-dessous :
Figure 1 : Opérationnalisation du concept d’échec commercial (Cusin, 2006).
Concept Dimensions Indicateurs
Niveau absolu des ventes et de la
rentabilité.

Niveau relatif des ventes et de la


Dimension rentabilité:
financière - résultats < objectifs.
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- résultats < résultats passés.

Conséquences économiques :
- directes (pertes).
- indirectes (coût d’opportunité).

Diagnostic d’échec des acteurs.


Echec commercial Dimension
cognitive
Sentiment de gâchis des acteurs.

Dimension
comportementale Arrêt du produit / concept.

Figure 1 : Opérationnalisation du concept d’échec commercial (Cusin, 2006).


Revenons plus en détail sur chacune des catégories de la figure 1.
Revenons plus en détail sur chacune des catégories de la figure 1.
La dimension financière
La dimension financière
- -l’absence
l’absence dede décollage
décollage des: ventes
des ventes : la performance
la performance financière d’unfinancière d’unconcept
produit ou d’un produit
ou d’unnotamment
se juge concept se jugedunotamment
à l’aune à l’aune
chiffre d’affaires du chiffre
qu’il permet d’affaires
de dégager 3
. qu’il permet de
dégager 139
. y a des jours où, honnêtement, il y avait plus de vendeurs dans le magasin que de clients ! Et on
« Je pense qu’il
avait des journées à moins de 10.000 francs de chiffre d’affaires. Mais c’était catastrophique quoi ! Avec du
« Je pense
recul, je me disqu’il y a mon
: "Mais desDieu,
joursçaoù, honnêtement,
n’est pas possible !" il».y avait plus de vendeurs dans le magasin que
de clients ! Et on avait des journées à moins de 10.000 francs de chiffre d’affaires. Mais c’était
- l’écart entre le volume de ventes et les prévisions initiales : la notion d’échec s’envisage
catastrophique quoi ! Avec du recul, je me dis : «Mais mon Dieu, ça n’est pas possible !» ».
également à travers l’importance de l’écart qu’il peut exister entre les objectifs initiaux et la
performance réalisée :
- «l’écart
Ils ont euentre le volume
des chiffres de ventes
d’affaires minables […]. Je etneles
saisprévisions
pas s’ils ont faitinitiales
le tiers ou le: la notion
quart d’échec
de ce qui était
s’envisage
envisagé […]. Çaégalement à travers
n’a jamais vraiment été surl’importance
le rythme qui étaitde l’écart
prévu. qu’ilà peut
Ils étaient deux ouexister
trois fois entre
moins deles
l’objectif prévu. Ou quatre fois moins même à Strasbourg ! ».
objectifs initiaux et la performance réalisée :
- l’écart avec la performance passée de l’entreprise : si les résultats obtenus avec un
produit
139. sont
Nous nous inférieurs
contentons à ladesperformance
ici de citer passée
verbatims issus du de l’entreprise
pour des projets d’ampleur
cas FrenchStore.
similaire, cela indique a priori la présence d’un échec commercial :
« Ça a été un échec pur et simple ! […]. Par rapport à la surface précédente où l’on faisait du textile, on avait
divisé par 5 ou 6 le chiffre d’affaires. Ça n’a pas beaucoup de sens ! ». 219
- l’absence de rentabilité du produit : un projet est un échec s’il ne rapporte pas
suffisamment d’argent pour permettre de récupérer (au moins) les fonds investis :
« C’est vrai qu’au niveau de l’œil, c’était magnifique, mais au niveau rentabilité avec des produits plus chers
donc moins d’achats, ça [n’était] pas rentable du tout ! ».
41

« Ils ont eu des chiffres d’affaires minables […]. Je ne sais pas s’ils ont fait le tiers ou le quart de ce
qui était envisagé […]. Ça n’a jamais vraiment été sur le rythme qui était prévu. Ils étaient à deux
ou trois fois moins de l’objectif prévu. Ou quatre fois moins même à Strasbourg ! ».

- l’écart avec la performance passée de l’entreprise : si les résultats obtenus


avec un produit sont inférieurs à la performance passée de l’entreprise pour
des projets d’ampleur similaire, cela indique a priori la présence d’un échec
commercial :
« Ça a été un échec pur et simple ! […]. Par rapport à la surface précédente où l’on faisait du textile,
on avait divisé par 5 ou 6 le chiffre d’affaires. Ça n’a pas beaucoup de sens ! ».

- l’absence de rentabilité du produit : un projet est un échec s’il ne rapporte


pas suffisamment d’argent pour permettre de récupérer (au moins) les fonds
investis :
« C’est vrai qu’au niveau de l’œil, c’était magnifique, mais au niveau rentabilité avec des produits
plus chers donc moins d’achats, ça [n’était] pas rentable du tout ! ».

- les conséquences économiques directes de l’échec : l’échec commercial sera


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d’autant plus manifeste que ses conséquences économiques seront importantes
et durables pour l’entreprise :
« [Ça a] pété les comptes du FrenchStore […]. Si ça n’avait été qu’un échec du concept Line Up,
ça, ça n’aurait pas été grave à la rigueur […]. On a [déjà] pris des galetouses, mais on n’en a jamais
pris en déstabilisant le centre […]. Non seulement Line Up a été un échec, mais le FrenchStore
s’en est trouvé très affaibli […]. Ici, on a eu du mal à s’en remettre. Strasbourg, je n’en parle pas,
c’est un magasin qui a été fusillé ! […]. ça a bien déstabilisé le FrenchStore. Clairement […].
L’impact de Line Up je pense qu’on le paye encore […]. On peut dire [qu’au bout de] deux ans on
ne s’en est pas remis […]. Je pense que l’effet sera négatif pendant plusieurs années ».

- le coût d’opportunité du concept (conséquences économiques indirectes de


l’échec) : conduire un projet implique d’immobiliser des ressources humaines
et financières, qui auraient pu être consacrées à d’autres investissements plus
rentables :
« Pendant un an, toutes les forces vives de la société – directement ou indirectement – ont
travaillé pour Line Up. Dans l’année qui a suivi, donc pendant l’ouverture des deux magasins, il
y a encore pas mal de gens, qui, malgré tout, ont travaillé sur Line Up. Pendant ce temps-là, le
reste n’avançait pas. Tout le monde était focalisé sur Line Up. On peut dire [que le FrenchStore] a
perdu deux ans ! […]. Moi, à l’époque, j’étais dans un des magasins du réseau […]. Mon patron de
l’époque m’a demandé de réimplanter un étage complet et il m’a dit : «Ton budget, c’est zéro. Tu te
débrouilles !». Et pourquoi c’était zéro ? Parce que toutes les billes étaient pour Line Up […]. On a
fait un transfert […]. Ça a été lourd de conséquences ! ».

 La dimension cognitive
- la perception des acteurs : Il semble pertinent de procéder comme Maitlis et
Lawrence (2003) et de considérer comme un échec tout processus unanimement
perçu comme tel par les parties prenantes impliquées dans ledit processus. Et
ce d’autant plus que les acteurs ont une propension naturelle à dissimuler les
échecs (Argyris, 1990) :

220
Diagnostiquer une « rupture » dans
le management : le cas des échecs
commerciaux

« [Line Up, c’est un] bide total et retentissant, dont toute la profession se gausse comme étant
l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire ».

A contre-courant de cette approche, Dorey (1986) – qui laisse volontairement


de côté les notions de succès et d’échec – propose un outil de mesure de la
performance d’un nouveau produit industriel, qui est « indépendant du jugement
des responsables ». Ainsi, l’auteur rejette « l’ensemble des critères liés à
l’appréciation des responsables de l’entreprise ou d’experts, critères fondés
essentiellement sur le jugement humain par définition influençable ». Nous
pensons, pour notre part, que l’interprétation humaine est importante, et ce pour
deux raisons :
-- Dans un environnement turbulent, les objectifs établis à un instant
« t » ne constituent pas forcément des données fiables pour mesurer
la performance. Dans leur diagnostic, les individus doivent ainsi tenir
compte de leur perception des évolutions du contexte environnemental
(qui rendent parfois caducs les objectifs initiaux), au risque évidemment
de rationaliser a posteriori et de ne jamais admettre l’échec.
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-- Ramanantsoa et Leroy (1997) rappellent que ce n’est pas l’écart
entre la performance attendue et les résultats actuels qui déclenche un
processus d’apprentissage, mais la prise de conscience et la perception
de cet écart par les acteurs. Dans ces conditions, l’interprétation humaine
ne peut pas être ignorée. En effet, comment les acteurs peuvent-ils tirer
profit d’un échec s’ils n’admettent pas le revers en question ?

- le « gâchis » d’un concept novateur relativement prometteur : pour les


acteurs, le sentiment d’échec est renforcé quand ils ont le sentiment que le projet
infructueux avait a priori un potentiel tout à fait intéressant :
« Ça a été un fiasco complet. C’est dommage, parce que ça partait, au départ, d’une bonne idée.
Mais il ne suffit pas d’avoir une bonne idée pour que ça marche. Il faut la creuser ».

 La dimension comportementale
- l’arrêt du produit : pour Andreani (2001), l’échec d’un produit nouveau de
grande consommation est apprécié deux ans après son introduction sur le
marché, en comparant les résultats en termes de parts de marché et de ventes
avec les objectifs initiaux. L’auteur avance qu’un écart défavorable à l’entreprise
aboutit à un abandon des investissements marketing et à un retrait du marché
à plus ou moins long terme. Cependant, comme le montre l’exemple célèbre de
la Renault Espace, il existe des cas de produits qui étaient, au départ, bien en
dessous des objectifs initiaux et qui se sont, par la suite, redressés pour devenir
de véritables succès commerciaux. D’ailleurs, pour Maitlis et Lawrence (2003),
le fait de qualifier un processus d’échec revêt un caractère très temporel, car
un échec peut très bien se transformer en succès. De surcroît, il paraît difficile
de définir un délai « moyen », à partir duquel il devient possible d’opérer un
diagnostic. Le fort degré de contingence selon le type de produit, la nature de

221
41

l’activité, le dynamisme du secteur, les sommes investies ou encore les finances


de l’entreprise rend effectivement peu pertinente l’introduction d’un indicateur
temporel dans une définition de l’échec commercial. Nous en arrivons finalement
à la conclusion que la décision du comité de direction d’arrêter la fabrication et la
commercialisation d’un produit constitue l’indicateur ultime de l’échec commercial.
Ainsi, la plupart des acteurs que nous avons rencontrés estiment que l’arrêt
du produit prouve l’existence d’un échec commercial et fait office d’indicateur
« ultime » de l’échec commercial :
« Si ça n’avait pas été un échec, on aurait continué. C’est forcément un échec ! Vous n’arrêtez pas
une expérience qui marche ! […]. Il a quand même été arrêté très vite […]. Si ça n’avait pas été un
échec, on lui aurait laissé un peu de temps à cette expérience ».

La question se pose alors de savoir à quoi servent les autres indicateurs :


Tout d’abord, ils servent à montrer que l’arrêt a bien été décidé dans une logique
d’invalidation du projet. De ce fait, l’arrêt n’est pas a priori une condition
suffisante pour diagnostiquer l’échec d’un nouveau produit. En effet, on peut très
bien envisager qu’un produit est arrêté pour laisser la place à un successeur plus
performant ou plus économique. Une telle décision ne constitue pas un désaveu
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du projet. Elle s’inscrit simplement dans une logique de turnover des produits. On
peut également imaginer le cas d’une entreprise décidant de se retirer de certains
domaines d’activités relativement porteurs et de se recentrer sur son cœur de
métier pour clarifier son offre et ne pas disperser ses ressources. Certains
produits sont également introduits dans une logique de diversification, afin de
porter temporairement l’attention sur la gamme en question et sont ensuite retirés
de la vente (Crawford, 1977).

Par ailleurs, les indicateurs évoqués supra servent de faisceaux de preuve


pour indiquer la présence d’un échec commercial lorsque le produit « vivote »,
mais que l’entreprise n’a pas encore pris la décision ultime de l’arrêter. En effet,
quand une entreprise laisse un produit à l’abandon, elle rend l’arrêt de ce dernier
quasiment inéluctable à plus ou moins brève échéance :
« Comme de toute façon on avait décidé, un mois – ou deux mois – après, de l’arrêter, il n’y a pas
eu trop d’investissement après. Donc après on l’a laissé vivoter et mourir ».

On comprend finalement que l’arrêt n’est pas une condition nécessaire pour
diagnostiquer l’échec d’un nouveau produit. D’ailleurs, Crawford (1977) note que
certaines entreprises sont susceptibles de conserver des produits infructueux
dans leur portefeuille pour des raisons stratégiques (ex. : freiner un concurrent
sur un marché). De même, il faut envisager le cas où des entreprises s’entêtent
et refusent d’abandonner un produit que la logique économique commanderait
pourtant d’arrêter (Staw, 1976). De telles situations correspondent également à
des cas d’échecs commerciaux, et ce notamment parce que si la performance
effectivement réalisée avait été prévisible dès le départ, le produit n’aurait jamais
été mis sur le marché (Crawford, 1977). Ces situations-là sont a priori d’autant

222
Diagnostiquer une « rupture » dans
le management : le cas des échecs
commerciaux

plus probables que l’entreprise a les moyens financiers de poursuivre l’aventure.


Une entreprise qui a une activité « alimentaire » suffisante peut effectivement
se permettre de garder très longtemps un produit qui ne décolle pas dans son
portefeuille.

En conclusion, nous optons pour une définition « enveloppe ». Ainsi, nous


parlerons d’échec commercial pour décrire un « nouveau produit / concept
relativement prometteur ayant été lancé sur le marché, mais dont la rentabilité et
les volumes de ventes décevants – au regard notamment des attentes initiales
et de la performance passée – ont fini par affecter suffisamment les comptes de
l’entreprise (de façon directe ou indirecte) pour conduire à son retrait définitif du
marché ». Un tel diagnostic sera a priori d’autant plus pertinent qu’il sera partagé
par les acteurs en interne.

2.3. Discussion autour de la définition de l’échec commercial


proposée
Pour Chapel (1997), la notion d’échec doit cependant être relativisée. Avant qu’un
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produit soit classé comme tel, sa contribution à la croissance organisationnelle,
au développement du marché ou à l’avance technologique devrait notamment
être évaluée (Maidique et Zirger, 1985). Ainsi, pour les auteurs, la pleine mesure
de l’impact d’un produit peut seulement être déterminée, en le considérant dans
le contexte de ceux qui précèdent et de ceux qui suivent. Selon la même logique,
Lynn et al. (1996) défendent un paradigme de l’innovation, dans lequel le concept
d’échec commercial ne semble pas avoir de place, dès lors que l’idée même de
« cible » – et donc par extension de comparaison des résultats aux objectifs –
est rejetée. Les auteurs refusent ainsi de raisonner en terme de lancement de
produits et d’isoler la performance d’un produit donné. Il s’agit là d’un constat
général dans tous les travaux sur les trajectoires d’innovation adoptant une
approche « multi-projets ». Les auteurs correspondants sont effectivement enclins
à considérer qu’en qualifiant un produit d’échec commercial, on fait implicitement
comme si un projet n’avait pas de futur. En effet, un produit malheureux peut être
valorisé en interne à travers de nouveaux projets de développement, qui peuvent
éventuellement déboucher sur des succès commerciaux grâce à ce qui a été
appris à l’occasion de la tentative ratée.

Pour autant, établir qu’un projet malheureux est susceptible de déclencher un


processus d’apprentissage au sein de l’organisation ne saurait, selon nous,
être envisagé comme un argument permettant de conclure qu’on ne peut
pas parler d’échec commercial pour ledit projet. En effet, qu’on puisse tirer
des choses positives d’une déconvenue et apprendre de cette expérience
ne change finalement rien au fait que l’entreprise se situe en dessous de son
niveau d’aspiration et que le produit a été retiré du marché, avec parfois des
conséquences organisationnelles et individuelles notoires (licenciements,

223
41

démissions, mutations, « deuil » des acteurs clés, craintes du personnel,


incertitudes quant à l’avenir, etc.) : « Je suis un peu pragmatique […]. Même
s’il y a des leçons à en tirer et qu’on en a tiré un certain nombre de choses
[…], d’un point de vue économique, une affaire est rentable ou elle n’est pas
rentable » nous faisait ainsi observer un dirigeant du FrenchStore.

3. Erreur, échec et crise : analyses comparées

L’échec commercial, tel que nous venons de le définir, ne doit pas être confondu
avec des notions a priori voisines, telles que la banqueroute, la crise ou encore
l’erreur. Faire une analyse comparée de ces différents concepts nous permettra,
non seulement de clarifier encore davantage notre propos, mais aussi de
comprendre la difficulté à gérer un échec commercial par rapport à une situation
d’erreur ou de crise.

3.1. Echec commercial versus échec organisationnel


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Dans certains travaux, comme ceux d’Hambrick et D’Aveni (1988),
« échec » signifie « dépôt de bilan », « banqueroute » ou « faillite »140. De même,
pour Miner et al. (1999), l’échec correspond à la mort de l’entreprise. Dans cette
perspective, les firmes échouent quand elles ne génèrent pas assez de cash flow
et n’ont pas suffisamment d’actifs vendables pour faire face à leurs obligations
financières à l’égard des créanciers, des employés ou des fournisseurs et sont
forcées de recourir à la faillite ou à la liquidation. A l’inverse, cette caractérisation
de l’échec, comme crise de liquidité, suggère implicitement que les firmes sont
protégées d’un tel dénouement par une performance courante importante ou par
un large stock d’actifs, ce qui renvoie à la notion de slack de Cyert et March (1963).
Ainsi, de nombreuses firmes apparaissent comme étant grandement protégées
par leurs succès passés (early success). Ces derniers débouchent effectivement
sur un accroissement du stock de capital, qui va, par la suite, protéger les
organisations. Cet « effet tampon » reflète également la force de leur position sur
le marché, associée à un système de distribution, des capacités technologiques
et des infrastructures industrielles importantes. Ajoutons que la taille des
organisations, les liens inter-organisationnels (Miner et al., 1999), ainsi que la
protection du gouvernement ou des élites puissantes (Aldrich, 1979) ont aussi
été évoqués comme des éléments pouvant protéger les firmes des pressions de
l’environnement. Grâce à ce « capital organisationnel » les organisations établies
vont finalement être capables d’endurer des périodes relativement longues de
performance réduite avant de faire faillite. A l’inverse, des échecs précoces (early
failures) conduisent à la banqueroute (Levinthal, 1991). Hambrick et D’Aveni
(1988) utilisent d’ailleurs le terme de « spirale descendante » pour caractériser
cette dynamique conduisant certaines entreprises à la faillite.
140. Les auteurs cités dans ce paragraphe utilisent généralement le terme de « business failure », que nous choisissons de traduire
par « échec organisationnel ».

224
Diagnostiquer une « rupture » dans
le management : le cas des échecs
commerciaux

En définitive, un échec commercial – au sens donné à ce terme dans cet article –


peut être « amorti » par la performance globale de l’entreprise ou par la présence
d’un large stock d’actifs (financiers ou non) et ne pas se transformer en échec
organisationnel.

3.2. Echec commercial versus crise


Roux-Dufort (1996) rappelle que la définition de référence de la crise est celle
d’Hermann (1963), qui la définit comme : « Une situation généralement imprévue
et non anticipable, menaçant les priorités de l’organisation en restreignant le
temps de réaction et en surprenant les décideurs par la génération de hauts
niveaux de stress ». On a aussi coutume de citer les travaux de Pearson et
Clair (1998) : « Une crise organisationnelle, c’est un événement peu probable,
aux conséquences majeures, menaçant la viabilité de l’organisation et qui est
caractérisé par une certaine ambiguïté sur sa cause, son effet et les moyens de
la résoudre, ainsi que par une croyance selon laquelle les décisions doivent être
prises très rapidement ». Afin d’opérer une comparaison systématique entre les
notions de crise et d’échec commercial, nous allons mobiliser un certain nombre
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de caractéristiques clés permettant de définir les crises industrielles et nous allons
ensuite nous interroger sur leur validité dans le cadre des échecs commerciaux.
En l’occurrence, les auteurs s’entendent généralement pour dire que les crises…
:

 … génèrent un haut niveau de stress (Hermann, 1963 ; Roux-Dufort, 1996) et


ce notamment parce que la survie de l’entreprise est menacée, que le personnel
craint pour son avenir, que les médias s’en mêlent, etc.

Une situation d’échec commercial génère, quant à elle, également un certain


niveau de stress, qui atteint cependant rarement celui d’une période de crise. Plus
exactement, le « pic » de stress, en cas d’arrêt du projet, est atteint par les acteurs
fortement impliqués dans le développement, qui ont fini par s’identifier au produit,
auquel ils sont très attachés. A l’inverse, les acteurs « périphériques » sont, quant
à eux, beaucoup plus indifférents face à un telle déconvenue commerciale. Dans
certains cas, certains d’entre eux se montrent même soulagés suite à l’arrêt du
produit / concept (Cusin, 2006).

 … sont très ambiguës dont les causes et les effets sont inconnus (Dutton
et Jackson, 1988 ; Roux-Dufort, 1996). Les crises sont effectivement le résultat
d’interrelations systémiques complexes entre de très nombreuses variables
(Pearson et Clair, 1998).

Comme le soulignent Levitt et March (1988), un échec commercial est également


une situation traversée par l’ambiguïté : causalité entre les évènements difficile
à établir, interprétations de l’échec multiples et contradictoires, conséquences de
l’échec difficiles à cerner, etc.

225
41

 … sont très improbables. Les évènements qui déclenchent une crise ont
notamment une très faible probabilité d’occurrence (Jackson et Dutton, 1987 ;
Shrivastava et al., 1988 ; Roux-Dufort, 1996). Dès lors, il est difficile pour les
organisations de capitaliser sur des évènements aussi rares, ce qui rend les
processus d’apprentissage très difficiles (Roux-Dufort, 1997).

Le taux d’insuccès des nouveaux produits annoncé par Nagard-Assayag et


Manceau (2005) suggère qu’un échec commercial est un événement beaucoup
plus « banal » qu’une crise dans la vie d’une organisation. Cette situation est
d’autant moins rare que l’entreprise concernée appartient à un secteur d’activités
dynamique, habitué à ce que de nouveaux produits soient lancés régulièrement
sur le marché. En conséquence, étant donnée la fréquence parfois élevée
des innovations, les échecs commerciaux sont a priori davantage propices à
l’apprentissage, à travers la réutilisation des connaissances précédemment
acquises lors de nouveaux projets.

 … sont très inattendues pour les membres des organisations. Elles prennent
le plus souvent les individus par surprise (Hermann, 1963 ; Pearson et Clair,
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1998).
Pour Leonard-Barton (1995), les échecs commerciaux sont quasiment inévitables.
Ainsi, la possibilité d’un échec commercial doit théoriquement faire partie des
choses auxquelles les individus s’attendent. Il s’agit toutefois là d’une approche
« objective » de l’échec commercial. Par contre, d’un point de vue « subjectif »,
les acteurs peuvent sous-estimer ex-ante le risque d’échec (sous l’air de :
« ça n’arrive qu’aux autres ! »). L’échec commercial est donc un évènement
objectivement prévisible, mais néanmoins souvent inattendu pour les membres
de l’organisation, a fortiori pour ceux qui sont très attachés au produit.

 … constituent une menace majeure pour la survie d’une organisation et


de ses parties prenantes (Jackson et Dutton, 1987 ; Shrivastava et al., 1988 ;
Pearson et Clair, 1998). Les crises sont des évènements dont les conséquences
sont très importantes, causant notamment de sévères préjudices financiers et
réputationnels (Mitroff et al., 1988). Si peu d’organisations survivent aux crises
(Nystrom et Starbuck, 1984), nous avons vu qu’elles ont en revanche, le plus
souvent, un « capital organisationnel » (Levinthal, 1991), qui leur permet d’amortir
une déconvenue sur le plan commercial. Dans la majorité des cas, il n’y a donc
pas de « menace majeure » pour les entreprises lorsqu’une innovation échoue.
Cette dernière remarque s’applique surtout aux firmes qui lancent, chaque année,
des dizaines de nouveaux produits sur le marché. Dans un tel cas de figure, la
probabilité de faillite sur un seul coup est effectivement assez faible. Par contre,
selon Midler (1993), la pérennité des entreprises est dépendante des grands
projets analogues à celui qui est étudié par l’auteur dans L’auto qui n’existait pas.
En effet, si un tel projet ne passe pas, cela peut remettre en cause la survie de

226
Diagnostiquer une « rupture » dans
le management : le cas des échecs
commerciaux

toute l’organisation. Pour autant, on ne saurait, par exemple, assimiler un simple


lancement de produit raté à un accident aérien, mettant en jeu la vie de plusieurs
dizaines de personnes.

 … exigent un temps de réponse extrêmement court (Hermann, 1963 ; Roux-


Dufort, 1996 ; Pearson et Clair, 1998). Les entreprises se doivent notamment
d’endiguer le plus vite possible les perturbations sociales. Les décisions doivent
aussi être prises très rapidement quand des vies humaines sont en jeu (ex. :
affaire du benzène pour Perrier).
On ne retrouve pas nécessairement un tel climat d’urgence en situation d’échec
commercial. Ainsi, une déconvenue laisse bien souvent à l’entreprise le temps de
réagir, surtout dans les secteurs où les innovations se font par flux continus et où
les portefeuilles de produits sont immenses. En effet, l’entreprise n’est pas « prise
à la gorge », car elle a de quoi assurer des succès commerciaux par ailleurs. La
pression pour une action immédiate est également théoriquement limitée dans
les entreprises disposant d’un certain « slack » leur permettant d’amortir l’échec
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commercial et de prendre leur temps pour réagir.

 … ont des causes aussi bien internes qu’externes. A l’intérieur des


organisations, un ensemble complexe de facteurs humains, organisationnels et
techniques conduisent à l’évènement déclencheur. Ces facteurs interagissent
avec les dysfonctionnements en matière de régulation, d’infrastructure, etc. au
niveau de l’environnement des organisations (Shrivastava et al., 1988).
La plupart des facteurs qui permettent d’expliquer l’échec des produits sont
sous le contrôle de l’entreprise (Cooper, 1979), mais il faut bien garder à l’esprit
que les succès ou les échecs dépendent aussi souvent d’évènements que
les innovateurs ne peuvent pas contrôler, tels que le manque de chance ou la
mauvaise conjoncture, par exemple (Howells et Wolff, 2001).

 ... sont des évènements, qui ont un caractère irréversible. Les différentes
situations de crise existantes (ex. : catastrophes aériennes) ont un caractère
irréversible, là où les échecs commerciaux s’inscrivent parfois dans des
trajectoires d’innovation. Autrement dit, une crise marque forcément une césure
très importante dans la vie d’une organisation, alors que l’échec d’un produit
n’est, dans certains cas, qu’une simple étape dans un processus d’innovation.

227
41

Toutes les caractéristiques précédentes sont consolidées dans le tableau 1 ci-


dessous :

Caractéristiques Crise Echec commercial


Situation
Oui Non
inattendue
Situation rare Oui Non
Situation Non, si le processus d’innovation est un « jeu
Oui
irréversible à plusieurs coups »
Ampleur
Toujours grande Souvent modeste
économique
Survie
sérieusement Souvent Rarement (sauf cas extrême)
menacée
Ambiguïté des
causes et des Souvent Souvent
effets
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Origine des
Interne et externe Interne et externe
causes
Haut niveau de
Toujours Seulement chez les « acteurs clés »
stress

Parfois
Jamais
Situation (les échecs commerciaux peuvent
(la situation est trop grave
souhaitable « réveiller » l’entreprise et contribuer à des
pour que cela soit le cas)
succès futurs).

Ne nécessite pas nécessairement une


réaction rapide
Réaction Très rapide
(tout dépend de l’ampleur de l’échec et du
slack disponible)
Potentiellement, même s’il Potentiellement, surtout si l’entreprise
Source
est difficile d’apprendre d’un n’abandonne pas cette orientation de
d’apprentissage
évènement isolé recherche
Eviter que les crises ne se
Se servir des enseignements tirés à la suite
Objectif de reproduisent
d’un échec commercial pour lancer des
l’apprentissage (logique de prévention à
produits performants
long terme).

Tableau 1 : Une comparaison échec commercial versus crise.

3.3. Echec commercial versus erreur


Argyris et Schön (1978) définissent l’erreur comme l’écart entre les résultats et
les attentes. Or, nous avons vu que cet écart de performance fait justement partie
des critères permettant de repérer un échec commercial. Par ailleurs, Reason
(1993) a établi la typologie suivante des erreurs humaines : l’erreur d’attention,
l’erreur de transgression (une règle ou une procédure n’est pas respectée),

228
Diagnostiquer une « rupture » dans
le management : le cas des échecs
commerciaux

l’erreur de connaissance (ex. : lacune technique) et l’erreur de compréhension ou


de représentation (l’événement n’est pas compris comme il devait être compris)
(Morel, 2002). En définitive, les erreurs renvoient nécessairement au fait de se
tromper ou de commettre une faute (Argyris et Schön, 1978). C’est à ce niveau
que se situe la principale différence avec un échec commercial, à partir du
moment où ce dernier n’est pas forcément dû à une méprise. En effet, l’échec
dépend de la conjonction particulièrement complexe de nombreux paramètres
que l’entreprise ne maîtrise pas forcément (ex. : l’entreprise n’a aucun contrôle
sur la conjoncture économique, sur le moral des consommateurs, sur le facteur
« chance », etc.) et est quasiment inévitable sur le plan statistique. Ainsi, comme
le souligne Jean-Bernard Lévy, Président du directoire de Vivendi141 : « [L’échec
renvoie] à l’irrationnel de l’entreprise. Chance, conjecture, opportunisme : les
mots pour le dire varient, mais l’idée est bien partagée qu’une copie de bon élève
ne suffit pas à assurer la réussite et qu’au projet gagnant il faut je ne sais quoi qui
fait la différence. L’échec signale donc qu’on a manqué de la baguette magique
qui fonde les réussites […]. L’erreur relève au contraire de l’ordre rationnel […].
L’erreur n’est pas un échec de moindre gravité : il s’agit d’un dysfonctionnement,
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que l’entreprise doit savoir corriger, sauf à renoncer face à la concurrence. Et
dans la complexité extraordinaire de l’entreprise, les dysfonctionnements ne
peuvent jamais être entièrement évités ». Il n’en demeure pas moins que l’échec
s’explique généralement par l’accumulation d’un certain nombre d’erreurs142.

4. Implications managériales

Les managers disposent désormais des éléments d’analyse nécessaires pour


diagnostiquer assez vite une situation d’échec. Or, reconnaître un échec est
une condition nécessaire de l’apprentissage. Il semble effectivement possible,
pour une entreprise, de tirer les leçons d’une déconvenue, afin d’éviter que des
déboires similaires ne se produisent à l’avenir. En théorie, un échec attire ainsi
l’attention sur le fait que quelque chose ne va pas et doit être modifié (Sitkin,
1992). Cusin (2008) fait toutefois remarquer que cette idée selon laquelle les
échecs auraient des vertus thérapeutiques pour l’entreprise – idée très largement
répandue dans l’opinion publique – relève bien plus souvent du mythe que de
la réalité, et ce notamment parce que l’échec est souvent vécu comme une
abomination par les acteurs. Par exemple, Cannon et Edmondson (2005)
constatent que les entreprises apprenant systématiquement de leurs échecs sont
rares, et ce quelle que soit l’ampleur de leurs déconvenues. De même, l’étude
de Baumard et Starbuck (2005), sur une grande entreprise européenne des
télécommunications, révèle que les nombreux échecs rencontrés par la société,
sur une période de vingt ans, ont donné lieu à très peu d’apprentissage, dès
lors que ces revers sont inlassablement attribués à des évènements externes
141. Préface de Faut-il échouer pour réussir ? Mythe et réalité du retour d’expérience en entreprise (Cusin, 2008).
142. Le fait, pour une entreprise, d’avoir commis des erreurs durant le processus d’innovation ne se traduit pas nécessairement par un
échec commercial. De telles erreurs sont en effet plus ou moins graves et plus ou moins récupérables.

229
41

incontrôlables (tels que la chance ou la conjoncture économique) ou simplement


à un non respect du paradigme en vigueur dans l’organisation. Leurs résultats
rejoignent ceux, attribués
inlassablement plus anciens,
à desdeévènements
Kleiner et Roth (1997),
externes selon lesquels,
incontrôlables (telsàque
la suite
la chance ou la
d’un
conjoncture économique) ou simplement à un non respect du paradigme avoir
échec, beaucoup d’entreprises reprennent leur marche branlante, sans en vigueur dans
tiré les leçons du
l’organisation. passé.
Leurs Du coup,
résultats les habitudes
rejoignent de anciens,
ceux, plus pensée,deresponsables de la(1997), selon
Kleiner et Roth
déconvenue
lesquels, à la suite d’un échec, beaucoup d’entreprises reprennent leur marche de
en question, restent bien en place, menaçant à tout moment branlante, sans
provoquer
avoir tiré de
lesnouvelles
leçons du mésaventures.
passé. Du coup, les habitudes de pensée, responsables de la
déconvenue en question, restent bien en place, menaçant à tout moment de provoquer de
Ilnouvelles
semble d’ailleurs y avoir des attitudes très différentes de la part des entreprises,
mésaventures.
selon qu’elles se trouvent en situation d’erreur, d’échec commercial ou de crise,
comme le résume
Il semble la figure
d’ailleurs 2, ci-dessous.
y avoir des attitudes très différentes de la part des entreprises, selon
qu’elles se trouvent en situation d’erreur, d’échec commercial ou de crise, comme le résume
la figureFigure 2 : La relation « criticité de l’évènement » / « niveau d’analyse »
2, ci-dessous.

Niveau
d’analyse
ERREUR CRISE
(e.g. Prax, 2000) (e.g. Elliott et al., 2000 )
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ECHEC COMMERCIAL
(e.g. Hopkins, 1981)

Degré de criticité de l’évènement

Figure 2 : La relation « criticité de l’évènement » / « niveau d’analyse »


Déjà, nous avons vu supra qu’une crise a un caractère « irréversible ». Vu
qu’un
Déjà, échec offre potentiellement
nous avons vu supra qu’unelacrise possibilité, pour l’entreprise,
a un caractère « irréversiblede se rattraper
». Vu qu’un échec offre
au « coup suivant », cela peut peut-être expliquer que les crises
potentiellement la possibilité, pour l’entreprise, de se rattraper au « coup suivant fassent plus », cela peut
fréquemment l’objet d’un examen approfondi, de la part des
peut-être expliquer que les crises fassent plus fréquemment l’objet d’un examen dirigeants, que les approfondi,
échecs commerciaux. Les problèmes rencontrés – lors d’un accident aérien,
de la part des dirigeants, que les échecs commerciaux. Les problèmes rencontrés – lors d’un par
exemple
accident –aérien,
doivent pareffectivement
exemple – doiventêtre réglés sur le champ,
effectivement poursur
être réglés ne le
pas qu’ils pour ne pas
champ,
se reproduisent à l’avenir, ce qui peut nécessiter la mise en place
qu’ils se reproduisent à l’avenir, ce qui peut nécessiter la mise en place de comités de de comités
de réflexion
réflexion trèstrès structurés.
structurés. De toute
De toute façon,façon, l’opinion
l’opinion publique
publique ne pardonnerait
ne pardonnerait pas à l’entreprise
pas à l’entreprise qu’il n’en soit pas ainsi. D’ailleurs, Elliott
qu’il n’en soit pas ainsi. D’ailleurs, Elliott et al. (2000) notent que et al. (2000) notent
le débriefing est très
que le débriefing
souvent utilisé par estles
très souvent utilisé
organisations pour parcapturer
les organisations pour capturer
des informations durant etdesjuste après la
informations
crise, là où durant
Hopkins et (1981)
juste après la crise,
souligne, de là
sonoùcôté,
Hopkinsque (1981)
seul unsouligne,
tiers des de son
entreprises qu’il a
côté, que seul un tiers des entreprises qu’il a étudiées ont conduit
étudiées ont conduit une analyse formelle en cas d’échec commercial. Le caractère une analyse
formelle en cas
irréversible – oud’échec
non – des commercial.
évènementsLe caractère
vécus irréversible
peut finalement – ou non –l’attention
conditionner des que les
évènements
managers leur vécus peut finalement conditionner l’attention que les managers leur
portent.
portent.
De même, comme le fait remarquer J.-B. Lévy (op. cit.) : « Corriger une erreur pour qu’elle
ne se reproduise pas est relativement simple et les entreprises ne manquent pas de méthodes
ou d’outils à cet usage. Comprendre un échec et en tirer d’éventuelles leçons est en revanche
230
plus délicat […]. Les causes d’un échec sont souvent incorporelles, improbables, voire
inaccessibles au raisonnement ». L’analyse des erreurs est notamment au centre des
démarches de management de la qualité (5 Pourquoi ?, diagramme d’Ishikawa, QQOQCP,
etc.). C’est tout le sens notamment, nous dit Prax (2000), des outils de capitalisation des
Diagnostiquer une « rupture » dans
le management : le cas des échecs
commerciaux

De même, comme le fait remarquer J.-B. Lévy (op. cit.) : « Corriger une erreur
pour qu’elle ne se reproduise pas est relativement simple et les entreprises ne
manquent pas de méthodes ou d’outils à cet usage. Comprendre un échec et en
tirer d’éventuelles leçons est en revanche plus délicat […]. Les causes d’un échec
sont souvent incorporelles, improbables, voire inaccessibles au raisonnement ».
L’analyse des erreurs est notamment au centre des démarches de management
de la qualité (5 Pourquoi ?, diagramme d’Ishikawa, QQOQCP, etc.). C’est tout le
sens notamment, nous dit Prax (2000), des outils de capitalisation des retours
d’expérience. Cependant, dans la plupart des entreprises, il n’existe de vraies
démarches de capitalisation qu’en matière d’erreurs, de dysfonctionnements,
d’anomalies ou d’incidents, mais jamais véritablement à l’occasion des échecs.
Evidemment, un échec n’est jamais que l’aboutissement d’une succession de
problèmes, de mauvaises décisions et d’erreurs. Par conséquent, si chaque
incident rencontré durant la vie du projet a fait l’objet d’une capitalisation, le résultat
est a priori le même en terme d’apprentissage. Cela n’est malheureusement
pas le cas, car il manquera alors la perspective globale / systémique, c’est-à-
dire la compréhension de la manière dont les erreurs s’articulent entre elles
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pour aboutir à une situation d’échec commercial. En fait, l’échec est encore
beaucoup trop tabou, douloureux, infamant, inquiétant et vexatoire pour faire
systématiquement l’objet d’une analyse approfondie et déboucher sur des plans
concrets d’amélioration des processus de l’organisation.

En pratique, nous l’avons dit, seule une minorité – environ un tiers – des
entreprises étudiées par Hopkins (1981) conduit une analyse formelle, lorsque
la performance d’un nouveau produit n’est pas conforme aux espérances. En
d’autres termes, la plupart des organisations ne cherchent pas à identifier les
raisons pouvant expliquer cette situation. Elles préfèrent cacher leurs erreurs,
sans en examiner formellement les causes. Cette attitude a certes le mérite
d’assurer un meilleur confort et d’éviter des remises en cause trop angoissantes
de l’organisation – voire de la légitimité des dirigeants – mais cette sérénité
coûte cher, en empêchant un examen approfondi des échecs, bloquant par là
même tout apprentissage collectif (Bon et Ourset, 1988). Dans d’autres cas,
les entreprises jugent les causes trop évidentes pour mériter une investigation
sérieuse (Hopkins, 1981). Aussi, on ne saurait que trop conseiller aux entreprises
d’analyser – de façon systématique – leurs échecs commerciaux. Petits ou grands
d’ailleurs. Parfois un échec ponctuel aux conséquences financières négligeables
peut effectivement être le révélateur d’un dysfonctionnement majeur et récurrent
du groupe. Les échecs mineurs sont donc des « signaux faibles », qui peuvent
être vus comme une opportunité pour traiter et corriger – à moindres frais – des
problèmes importants, qui menacent l’organisation d’un échec plus cuisant.

De toute façon, si un échec commercial n’est pas analysé, la déconvenue


en question conserve toute sa dimension douloureuse et vexatoire, mais
l’organisation réduit, dans ce cas-là, les chances d’en tirer des enseignements

231
41

réutilisables à l’avenir. Or, l’échec n’est salutaire qu’à partir du moment où


l’entreprise comprend quelles en sont les causes et se sert des conclusions de
l’enquête pour progresser. Le choix de la personne chargée de coordonner ce
type d’analyse semble néanmoins crucial. Cette dernière doit effectivement être
capable d’éviter que le débat ne se transforme en échange relativement brutal où
chacun cherche, coûte que coûte, à faire prévaloir son opinion (e.g. Senge, 1991).
A ce titre, il n’est pas certain que les gens en interne soient les mieux placés pour
piloter ce type d’analyse, et ce d’autant plus qu’ils n’ont pas un regard neutre et
sont, au contraire, très largement influencés par le contexte, leurs préjugés et
leurs partis pris. Certains peuvent notamment avoir des états d’âme à souligner
la responsabilité d’un de leurs collègues. Pire, la personne chargée de ce retour
d’expérience peut chercher à se défendre si elle a été en situation de gestion lors
de ce projet-là. De surcroît, un intervenant extérieur – rompu à ce type d’exercices
– pourra peut-être plus facilement tempérer et dépassionner le débat. Il paraît
néanmoins utopique de croire qu’inviter les collaborateurs à échanger leurs
points de vue sur les raisons de l’échec ne conduira pas à quelques conflits. De
nombreux auteurs suggèrent néanmoins qu’une gestion efficace desdits conflits
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favorise la création collective de connaissances (e.g. Leonard-Barton, 1995).

En outre, les individus ne doivent pas se sentir menacés si l’analyse de l’échec


venait à mettre en évidence certaines fautes qu’ils auraient pu commettre.
Autrement dit, ces derniers doivent se sentir libres, non seulement d’exprimer
leur opinion, mais aussi – et surtout – de reconnaître leurs propres erreurs (e.g.
Edmondson, 1999). En effet, il ne peut pas y avoir d’apprentissage par l’échec
si les acteurs n’admettent pas leurs responsabilités éventuelles. Nous pensons,
à ce sujet, que les attitudes généralement très défensives des collaborateurs
tiennent moins à des problèmes d’ego et d’orgueil qu’à des craintes – fondées
ou non – quant aux conséquences de leurs « aveux » sur leur carrière future
(licenciements, stigmatisation, dévalorisation symbolique, pénalisations
financières, perte de légitimité, etc.). En définitive, si l’entreprise souhaite
adopter une démarche réflexive par rapport à ses échecs commerciaux, cela doit
nécessairement se traduire – en amont – par des pratiques RH, qui valorisent la
prise de risque et tolèrent les échecs143. En effet, instaurer des débriefings post-
mortem, sans revoir préalablement les systèmes de sanctions – récompenses de
l’organisation revient à adopter une démarche d’apprentissage en boucle simple.
Dans ce cas-là, l’organisation va ainsi se contenter de modifier sa manière de
réagir aux échecs (en instaurant un retour d’expérience de façon systématique),
sans pour autant modifier les valeurs et les normes qui sous-tendent chacune de
ses actions.

Enfin, dernier élément capital de toute investigation post-mortem : cette dernière


ne doit surtout pas se limiter aux personnes les plus directement impliquées dans
143. Cela suppose également que le leader fasse lui-même l’aveu des fautes qu’il aurait pu commettre au cours du projet, afin de
donner l’exemple (e.g. Sitkin, 1992).

232
Diagnostiquer une « rupture » dans
le management : le cas des échecs
commerciaux

le projet. En effet, les acteurs clés risquent de livrer une interprétation biaisée
des évènements. En définitive, seule une analyse à grande échelle, incluant
également des acteurs ayant simplement observé de près le projet peut permettre
de rendre compte de toute la complexité d’un échec commercial et d’enrichir le
travail interprétatif.

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