Thèse soumise pour l’obtention d’un
Doctorat de philosophie
par
Thèse soumise au Sénat de l’Université Hébraïque de Jérusalem
novembre 2009
Thèse écrite sous la direction de Prof. Elhanan Yakira et Dr. Michael Roubach
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A. Vision et esquisse : la logique de l’adéquation .................................................... 23
B. Conscience et vécu : la région d’apodicticité phénoménologique ...................... 25
C. Le vécu : sphère de position absolue................................................................... 31
a/ La conscience et la réflexion............................................................................. 35
b/ La conscience comme temps et le temps de la conscience................................ 41
c/ Le moi pur ......................................................................................................... 46
D. Le moi pur et le flux du vécu ............................................................................... 50
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A. Des Idées I aux Recherches logiques ................................................................... 55
B. À propos de la neutralité métaphysique des Recherches logiques ....................... 57
C. Conscience et Moi : le débat avec Natorp ............................................................ 60
D. La Vème Recherche logique : l’édition de 1901 face à l’édition de 1913 ............. 63
E. Analyse du § 6 de la Vème Recherche logique ...................................................... 70
F. La doctrine de la vérité dans les Recherches logiques.......................................... 75
G. L'unité de la conscience dans les Leçons pour une phénoménologie de la
conscience intime du temps ....................................................................................... 81
a/ L’association originaire : le débat Brentano Husserl ...................................... 84
b/ Conscience, instant et Ur@impression ............................................................... 88
c/ Le flux absolu de la conscience, constitutif du temps........................................ 96
H. La conscience temporelle comme « subjectivité absolue »................................ 101
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A. Lecture linéaire de Husserl : des Recherches logiques aux Idées ...................... 106
B. Lecture thématique de Husserl : la phénoménologie pure du moi ..................... 110
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A. En guise d’avant@propos : lecture de « Une idée fondamentale de la
phénoménologie – l’intentionnalité »...................................................................... 125
B. La transcendance de l’Ego : au@delà de Husserl avec Husserl .......................... 128
a/ La conscience comme absolu non substantiel ................................................ 128
b/ Réflexivité et pré réflexivité : à propos de la secondarité de l’Ego............... 133
c/ Sartre au delà de Husserl : L’Ego ou le mythe du Je Dieu ............................ 138
d/ La conscience ou la spontanéité au delà de la liberté.................................... 144
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A. Le sens phénoménologique de la liberté du pour@soi : la conscience comme
néantisation ........................................................................................................ 153
B. Phénoménologie et éthique : entre conscience comme liberté et
conscience libre .................................................................................................. 157
a/ Le pour soi comme liberté .............................................................................. 158
b/ Débordement : le circuit de l’ipséité............................................................... 165
c/ Le pour soi libre.............................................................................................. 168
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A. De la valeur au pour@autrui................................................................................. 175
B. Les trois moments de la description du pour@autrui .......................................... 177
a/ L’autre objet et l’autre sujet : l’émergence d’une subjectivité positive......... 177
b/ Le troisième moment : le pour autrui comme aliénation du pour soi ............ 181
c/ Intermezzo : la phénoménologie de l’alter ego de Husserl............................. 183
d/ Du deuxième au troisième moment : la descente aux enfers .......................... 188
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A. La phénoménologie : une méthode renvoyant à une philosophie ...................... 199
B. L’intransitivité de l’exister pur ........................................................................... 205
C. Pensée de l’existence et pensée de l’altérité....................................................... 213
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A. L’émergence de la subjectivité : l’altérité comme temps................................... 222
a/ La phénoménologie de l’instant dans De l’existence à l’existant................... 224
b/ Sartre – la spontanéité comme doctrine inachevée de la créaturialité........... 231
c/ Le débat avec Husserl – le sens de la Ur@impression ..................................... 235
d/ « Intentionnalité et sensation ». Perspectives généreuses .............................. 237
e/ Autrement qu’être ou au@delà de l’essence. Perspectives critiques ................ 242
B. Le sens de la subjectivité : l’altérité comme visage ........................................... 246
a/ L’autre comme origine du sensé : après Husserl et Sartre............................. 249
b/ l’a phénoménologie du visage ........................................................................ 254
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A. Critique de la philosophie et pensée de la subjectivité....................................... 262
B. Subjectivité et métaphysique .............................................................................. 266
a/ Le moment platonicien ................................................................................... 268
b/ Le moment cartésien ...................................................................................... 276
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5
Mais si vous faites mal, et si vous vous regardez dans
ce qui est sans Dieu et plein de ténèbres, vous ne ferez
vraisemblablement que des œuvres de ténèbres, ne vous
connaissant pas vous@mêmes.
Platon, Premier Alcibiade, 134 e
…quand enfin l’âme s’établit dans l’intérieur d’elle@
même et pour ainsi dire dans le sanctuaire de l’âme, par
ce moyen elle contemple les yeux fermés et la classe
des dieux et les hénades de ce qui existe.
Proclus, Théologie platonicienne I, § 3
6
Le philosophe même qui aujourd’hui regrette
Parménide et voudrait nous rendre nos rapports
avec l’Être tels qu’ils ont été avant la conscience
de soi, doit justement à la conscience de soi son
sens et son goût de l’ontologie primordiale. La
subjectivité est une de ces pensées en deçà
desquelles on ne revient pas, même et surtout si
on les dépasse.
M.@M. Ponty, Signes
Le présent travail interroge la question de la subjectivité telle que la pense la
phénoménologie. Rappelons sommairement les idées maîtresses de la phénoménologie,
pour éclairer l’importance de la thématique de la subjectivité telle qu’elle en émerge.
La phénoménologie husserlienne, dans son inspiration la plus large, propose un
nouveau regard sur le monde. Comme point de départ de toute enquête philosophique,
elle propose de revenir à l’exigence cartésienne d’absence de préjugés sur le monde.
Absence de préjugés qui est ici portée à son comble, car c’est de la réalité, de l’existence
du monde, que Husserl exige de se départir : il ne faut rien présumer sur le monde qui ne
soit donné en tant que tel à une conscience dont la seule définition est d’être conscience
de… Ce qui, à partir de 1907, s’appellera la réduction phénoménologique – méthode
cherchée et recherchée, formulée et reformulée par Husserl au fil des avancées de son
7
travail – consiste en la suspension du jugement quant à l’ « existence » des choses, en une
mise entre parenthèses de l’être du monde. Mise entre parenthèses de la position thétique
du monde qui n’est pas strictement négative, qui n’est pas un doute hyperbolique, mais
un exercice méthodique d’ascèse théorique qui seul permet au monde de se révéler dans
sa phénoménalité et qui seul offre l’accès à des régions de sens à proprement parler in
visibles à la vision pré@phénoménologique, mondaine. Celle@ci ne voit dans le monde
qu’une série de faits positifs, d’objets soumis à des relations causales dont il faut trouver
les lois psychologiques, logiques, scientifiques ou conceptuelles, pour en fournir une
explication. Avec la phénoménologie, la pensée s’ouvre sur un nouvel horizon
d’interrogation, elle s’oriente à nouveau, non pas par rapport à un rêve d’idéalité abstraite
ou a une vision naturaliste et psychologiste de la psyché, mais par rapport à ce qui, dans
le monde en tant qu’il est donné à la conscience et tel qu’il est donné à la conscience,
exprime, fait sens. L’entreprise de Husserl est consacrée au dévoilement d’une sphère de
pur sens, au monde tel qu’il apparaît dans sa pureté au regard phénoménologique.
Ultimement, elle s’achemine vers une pensée de plus en plus affinée de la réduction
phénoménologique, de la méthode de mise entre parenthèses de la thèse naturelle du
monde, qui a comme contrepartie le dévoilement de plus en plus clair du monde tel qu’il
se donne, du monde en tant que phénomène.
La phénoménologie est donc une invite à se séparer de la vision naïve du monde, du
rapport mondain aux choses. La réalité que la phénoménologie révèle n’est plus le
phantasme d’un monde objectif qu’un sujet relatif et imparfait devrait s’employer à
mieux comprendre à l’aide de structures idéales et par une rationalité abstraite, mais un
monde d’emblée donné à la conscience. Un monde dont le sens s’enracine dans le rapport
8
immédiat de la conscience à ce qui se donne, en tant qu’il se donne et comme il se donne
à elle. Conscience qui n’a pas d’être hors du donné avec lequel elle entretient un rapport
en tant qu’il apparaît. Il s’agit donc d’un retour radical au cogito, à la vie du cogito, tel
qu’il s’apparaît à lui@même et tel que par lui apparaît le monde. La conscience, le cogito,
n’est pas une substance, mais une orientation première sur le monde, un éclatement vers
les choses, selon le beau mot de Sartre. On aura reconnu ici l’enseignement fondamental
de Husserl sur l’essence intentionnelle de la conscience.
Le monde comme donné à la conscience, la conscience intentionnelle, la réduction
phénoménologique : voici les moments@clés de cette nouvelle orientation du regard à
laquelle nous convoque la phénoménologie. Orientation du regard qui gravite tout entière
autour de l’idée d’un retour du sujet philosophant à lui même. Ce retour mérite d’être
interrogé en tant que tel.
Le questionnement qui nous occupera dans les pages qui suivent est précisément
celui du retour du sujet philosophant à lui@même. Quel est le sens du retour à la
subjectivité que propose la phénoménologie ? Qu’est@ce que cette subjectivité qui assure
la visibilité du monde ? La conscience est@elle d’emblée sujet ou bien y a@t@il une
différence entre le sujet – l’idée d’un je, d’un Ego – et la conscience intentionnelle, pur
principe de rapport au monde ? Et s’il y a différence, quelle est la nature du rapport entre
la conscience et le sujet, entre intentionnalité et subjectivité ? Questions qui ouvrent à des
problèmes phénoménologiques plus vastes : quelle est la nature du rapport entre
conscience, subjectivité et temps ? Quel rôle joue la réflexion dans le cadre d’une
phénoménologie du sujet ? Enfin, questions ayant trait à une thématique fondamentale
qui, du début à la fin, accompagnera en filigrane notre interrogation : celle des limites de
9
la phénoménologie. Jusqu'à quel point la phénoménologie permet@elle de résoudre, à
partir de ses propres principes, de ses règles méthodiques, les questions qu’elle découvre
sur son chemin de retour vers la subjectivité ? Jusqu’à quel point la phénoménologie est@
elle capable d’une pensée positive de la subjectivité ? Ou bien faut@il dépasser les limites
de la phénoménologie, proposer une phénoménologie autre, pour rendre compte de la
prémisse majeure de la phénoménologie, celle, précisément, du retour à la subjectivité ?
Ces questions se posent et s’imposent de l’intérieur du corpus husserlien. Car l’idée
du retour à la subjectivité qui est au centre de l’entreprise husserlienne et telle qu’elle se
développe au fil de l’évolution du corpus husserlien, plutôt que de constituer un chapitre
clos de la phénoménologie, recouvre une une problématique phénoménologique majeure.
S’il est incontestable que la phénoménologie repose sur l’idée première d’un retour à la
conscience intentionnelle, les positions de Husserl sur le sujet, l’Ego, ou ce que
communément on appelle le « Je », varient tout au long de son parcours de pensée. Dans
la première partie de notre recherche – partie qui constitue la matrice théorique à partir de
laquelle nous aborderons, dans un deuxième temps, la phénoménologie sartrienne et
lévinassienne –, les changements de position de Husserl quant au rôle de la subjectivité
nous occuperont. C’est suite à ce qu’il est convenu d’appeler le tournant transcendantal
de la phénoménologie (de la phénoménologie métaphysiquement neutre des Recherches
logiques [1901] et des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du
temps de 1905 à la phénoménologie transcendantale telle qu’elle se développe à partir de
L’idée de la phénoménologie [1907] et trouve sa formulation accomplie dans les Idées I
[1913]) que se fait jour l’idée d’un Ego, d’une subjectivité dédoublant la conscience.
Dans les Recherches logiques, et notamment dans son débat avec Paul Natorp, Husserl
10
rejette et critique cette subjectivité pour des raisons strictement phénoménologiques.
Comprendre le rapport de la phénoménologie des Idées à celle des Recherches logiques à
propos de la question du sujet, c’est s’introduire dans la complexité de la question de la
subjectivité telle qu’elle s’ouvre à la pensée phénoménologique dans son ensemble.
Or, au@delà des réponses qu’il apporte à ces questions, l’intérêt du texte husserlien
réside pour nous dans la manière totalement neuve qu’a la phénoménologie de poser la
question de la subjectivité (à partir de la conscience intentionnelle et non comme
substance métaphysique, psyché empirique ou moi transcendantal @ au sens kantien du
terme). Manière totalement neuve, qui ouvre un champ de recherche dans lequel nous
tenterons, dans un deuxième temps, d’inscrire tant la pensée de Sartre que celle de
Lévinas. Toutes deux s’enracinent en effet dans le sol husserlien, reprenant ses
problématiques et tentant de les penser jusqu’au bout, d’en tirer toutes les conséquences,
quitte, en fin du compte, à se séparer des doctrines du maître. L’étude que nous
proposons ici s’appliquera à suivre et retracer dans toute sa richesse et toute sa
complexité ce que nous nommons volontiers une tradition phénoménologique de la
subjectivité, et dont les auteurs – qui constituent autant d’étapes @ sont Husserl, Sartre et,
enfin, Lévinas. Le choix de ces auteurs n’est pas arbitraire : chacun investit, par sa
philosophie, un paradigme majeur du penser philosophique (Husserl et la tradition
rationaliste, avec le projet de fonder les sciences ; Sartre, le projet d’une ontologie
existentielle et la motivation morale qui la sous@tend ; Lévinas et la tradition
métaphysique, pensant la primordialité du rapport à l’altérité) et chacun, à sa manière,
cherche à formuler, dans le cadre paradigmatique qui est le sien, une pensée de la
subjectivité.
11
Notre recherche se développera donc en trois étapes : après avoir étudié la
problématique de la subjectivité dans le corpus husserlien, et essentiellement dans les
textes qui s’étendent de 1901 à 1913 (première partie), nous tenterons de démontrer
comment tant la phénoménologie de Sartre (deuxième partie) que celle de Lévinas
(troisième partie) s’inscrivent dans la prolongation de la pensée de la subjectivité de
Husserl. La thèse que nous avançons et qui guidera cette étude est la suivante : les
phénoménologies de la subjectivité que sont la pensée de l’existence de Sartre et la
pensée de l’altérité de Lévinas procèdent d’une fidélité aux principes de base de la
phénoménologie – décrire ce qui se donne à la conscience tel qu’il se donne à la
conscience, et rien d’autre – et prolongent en cela le programme phénoménologique. Or,
pour des raisons tout aussi phénoménologiques, elles se démarquent de Husserl, là où la
question de la subjectivité n’est pas pensée jusqu’au bout par le père de la
phénoménologie. Nous proposons ici de lire la pensée de la subjectivité de Sartre, comme
celle de Lévinas, à l’aune de cet impensé husserlien.
Le chemin emprunté tant par Sartre que par Lévinas est complexe : tous deux
procèdent par déplacements discrets, par inflexions nuancées, qui, d’une part, leur
permettent d’aborder autrement les problèmes restés irrésolus dans la pensée
husserlienne, mais qui, d’autre part, suscitent de nouvelles questions. Tant l’alternative
sartrienne – qui se donne comme une pensée du rapport entre la conscience pré@réflexive
et l’Ego dans La transcendance de l’Ego, puis sous la forme d’une pensée du pour@soi
néantisant dans L’être et le néant – que la réflexion lévinassienne – qui se donne sous
l’aspect d’une pensée du rapport entre l’existence et l’existant comme temporalisation et
spatialisation du moi dans les œuvres de jeunesses (Le temps et l’autre et De l’existence à
12
l’existant), puis sous les formes d’une pensée de la subjectivation comme rapport avec
l’altérité (du temps, de l’autre – dans Totalité et Infini et dans Autrement qu’être ou au
delà de l’essence) – se heurtent, en tentant d’esquisser une pensée positive de la
subjectivité, à de nouvelles impasses, à de nouvelles limites. Qu’il soit question, avec
Sartre, de l’impossibilité de penser à la fois le pour@soi comme liberté (conscience
néantisatrice désignant un rapport premier au monde) et le pour@soi libre (agent
« moral », rapport situationnel au monde selon le couple liberté@facticité), ou bien, avec
Lévinas, de penser de l’intérieur du logos philosophique une pensée de la subjectivité en
tant que responsabilité, tout en formulant cette pensée dans le langage de la philosophie
(le langage, précisément, de la phénoménologie), la pensée de la subjectivité telle qu’elle
est ouverte par la phénoménologie nous renvoie aux limites de la phénoménologie, aux
lieux d’altérités de la phénoménologie. La subjectivité sera ici étudiée en tant qu’elle est
intimement travaillée par ces évènements d’altérité que sont le temps, la réflexion et
autrui. D’où le titre de notre travail. Aliénation du sujet, au sens étymologique du terme :
alienare, alienus, alius @ étrangéiser, étranger, autre. Mais aussi aliénation du sujet
comme rapport à l’autre : déjà chez Husserl et Sartre, mais essentiellement chez Lévinas,
l’événement du rapport à l’autre se découvrira comme le moment essentiel pour la
subjectivation du sujet, moment qui, à sa manière, incarne le fait que la pensée de la
subjectivité, sous ces diverses formes, est une pensée des limites de la phénoménologie,
qu'elle nous oblige à éprouver ces limites.
13
Nous n’avons pas traité, dans notre travail, de Heidegger, du moins pas en tant que
thème en soi (nous n’en avons parlé que là où notre recherche phénoménologique nous
l’imposait). Ceci relève d’un choix de lecture, que nous souhaitons très brièvement
justifier ici. Notre recherche procède de l’idée que la prolongation heideggérienne de la
phénoménologie, c'est@à@dire son inclinaison dans le sens de l’ontologie fondamentale
(réactualisation de la question de l’Être) au détriment de toute autre question (et, en ce
qui concerne la question de la subjectivité, moyennant une critique radicale de l’idée de
subjectivité), n’est qu’une voie parmi d’autres, ouverte par la phénoménologie
husserlienne et la prolongeant. Or il en existe une autre, non moins enracinée dans la
phénoménologie et non moins fondamentale : celle, précisément, qui ouvre sur le
renouveau du questionnement de la subjectivité. C’est cette possibilité que nous avons
voulu étudier ici de l’intérieur.
Il ne s’agira pas d’ignorer Heidegger, c'est@à@dire de revenir à cette subjectivité
qu’il a légitimement critiquée comme opérateur ontique, figure de l’égarement de la
philosophie comme métaphysique onto@théologique oublieuse de l’Être. Il s’agira plutôt,
grâce à Sartre et Lévinas, de formuler un principe de retour non naïf à la subjectivité,
c'est@à@dire de penser, avec Sartre et Lévinas, une subjectivité qui évite – avant même de
l’avoir rencontré (non pas chronologiquement, mais théoriquement) – la critique
heideggérienne. Cela est possible en revenant au sol même qui a nourri la pensée
heideggérienne : la phénoménologie husserlienne. Ce retour est accompli par Sartre et
Lévinas, qui tous deux élaborent à partir de Husserl non pas un sujet de science, une
subjectivité épistémique (unique sujet qui tombe sous la critique de Heidegger), mais un
sujet de l’existence : l’en@soi@pour@soi de Sartre ou le sujet comme responsabilité chez
14
Lévinas. Sujet de l’existence qui s’enracine dans la phénoménologie husserlienne qui,
avec la conscience intentionnelle, offre une alternative radicale à la pensée du sujet@
substance. Plutôt que de faire une étude critique du rapport entre Heidegger et les auteurs
que nous étudions, il nous a donc paru plus fécond de mesurer les pensées sartrienne et
lévinassienne à l’aune de leur origine (la phénoménologie husserlienne), et de suivre leur
mouvement de pensée selon l’ordre de la rigueur phénoménologique. Il est sans doute
osé de contourner Heidegger dans le contexte d’une telle étude, étant donné l’influence
qu’il a eu, de fait, tant sur Sartre que sur Lévinas (ne serait@ce que par rapport au style
particulier de l’analyse phénoménologique qu’ils héritent clairement de lui). Mais c’est le
pari que nous tentons, car au@delà de l’exercice de comparaison, désormais classique,
entre Sartre et Heidegger, ou entre Lévinas et Heidegger, le retour à la référence
husserlienne permet de mesurer la positivité de la nouvelle pensée de la subjectivité que
la phénoménologie offre, par l’intermédiaire de Sartre et de Lévinas. Nous ferons donc
abstraction de Heidegger – du moins en tant que thème – pour nous consacrer
uniquement à la phénoménologie de la subjectivité telle qu’elle prend son origine chez
Husserl et, à partir des impasses de la pensée husserlienne, suivre son élaboration
systématique chez les philosophes post@husserliens que nous étudions.1
1
En optant pour ce choix de lecture, nous rejoignons, à notre manière, Alain Renaut et Jocelyn Benoist.
Dans son Sartre. Le dernier philosophe, Alain Renaut écrit : « Du moins cette représentation, dans ce qui
l’oppose dès le départ (ici, avant même la lecture de Être et Temps), à celle qu’en propose toute la
déconstruction heideggérienne de la métaphysique, soulève@t@elle une question qui ne me paraît pas
aberrante : ne convient@il pas de problématiser à nouveau, à partir de son histoire, cette notion de
subjectivité, peut@être davantage manquée que promue par les philosophes de la modernité ? Question qui,
en tout cas, va être centrale dans l’œuvre sartrienne, laquelle tente donc bien à la fois d’échapper au
sacrifice heideggerien du sujet et à une pure et simple réinstallation dans ce que la tradition philosophique
avait cru penser sous ce nom. » (A. Renaut, Sartre. Le dernier philosophe, Grasset/Le livre de poche
(1993), Paris 2000, p. 145) Et Jocelyn Benoist écrit, à propos de Lévinas : « S’il est un mérite de la pensée
de Lévinas, dans le contexte contemporain, c’est, me semble@t@il, d’avoir redonné ses droits à la notion de
sujet […] Lévinas, dans sa fidélité au projet phénoménologique (décrire, rien que décrire, ce qui chez lui
devient mettre en scène), comme dans la déconstruction qu’il a pu opérer par rapport à lui (le mettre à
l’épreuve de l’éthique) est en effet celui qui le premier a frayé la voie de ce qu’on pourrait appeler la
15
S’interroger sur la subjectivité dans la phénoménologie husserlienne et dans les
phénoménologies post@husserliennes de la subjectivité, c’est s’introduire dans le cœur de
la réflexion phénoménologique, dans son élément le plus intime ; c’est scruter les limites
d’une pensée qui se donne comme mot d’ordre, au@delà du fameux retour aux choses
elles@mêmes, le retour à la subjectivité. L’étude qui suit propose une lecture systématique
de la question de la subjectivité chez Husserl, Sartre et Lévinas, et tente ainsi de retracer
un geste méditatif que la phénoménologie aurait permis. La structure tripartite que suit
cette étude ne veut en aucune manière obéir à un geste qui supposerait une évolution ou
un enchainement dialectique. L’histoire des idées ne nous intéresse pas ici. En revanche,
nous avons tâché, à partir d’une étude textuelle serrée, de suivre les acquis théorique de
chaque auteur quant à la question de la subjectivité, ainsi que les problèmes que chacun
d’entre eux soulève. Nous avons tenté de respecter la pensée telle qu’elle s’articule dans
son intime textualité, pour en retracer les failles et lui poser des questions de l’intérieur.
La phénoménologie, tout en ouvrant à la pensée une nouvelle approche pour comprendre
la subjectivité, est amenée – nous l’avons dit – à se débattre, à l’occasion de cette
nouvelle pensée, avec ses propres limites. C’est ce travail de la pensée qui nous a occupé
dans la présente étude. Penser la subjectivité à neuf, après la « fin de la métaphysique »,
subjectivité postmétaphysique, c'est@à@dire la subjectivité concrète, libre de tout rôle dans une économie
ontologique prédéterminée – renouant en cela peut être avec certaines intuitions kierkegaardiennes… » (J.
Benoist, « Le cogito lévinassien. Levinas et Descartes » in : Positivité et transcendance. Suivi de Lévinas et
la phénoménologie (dir. J.@L. Marion), PUF, Paris 2000, p. 105) Et Benoist de conclure : « …la réinvention
lévinassienne du sujet ne constitue en rien une régression par rapport à sa destruction heideggérienne, dont
il ne faudra jamais oublier qu’elle ne constitue une récusation que du sujet de la métaphysique, c'est@à@dire
du sujet ontologique même, du sujet comme opérateur ontologique, étant sur lequel se joue le sens de l’être
en général ». (Ibid.)
16
n’est donc pas une tentative d’établir des thèses, mais un effort pour suivre un parcours,
un chemin, une méthode. Comme un acheminement vers la découverte d’une nouvelle
modalité de l’être soi de l’homme, vers une nouvelle forme de pensée du soi.
17
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Dans la détresse de notre vie, la science des faits
positifs n’a rien à nous dire… Les questions qu’elle
exclut par principe sont précisément les questions
qui sont les plus brulantes à notre époque
malheureuse pour une humanité abandonnée aux
bouleversements du destin : ce sont les questions
qui portent sur le sens ou sur l’absence de sens de
toute cette existence humaine.
E. Husserl, La crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale
18
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Dans la première partie de notre travail, nous allons aborder la problématique de la
subjectivité tel qu’elle se présente dans l’écriture de Husserl entre 1901 et 1913, soit dans
la période ou la phénoménologie passe d’une attitude de neutralité métaphysique a
l’attitude idéaliste et transcendantale qui caractérisera l’entreprise husserlienne jusqu’à sa
fin. Sans nous prononcer sur la nature du rapport entre le Husserl des Recherche logiques
et celui des Idées – question largement débattu dans la recherche, et cela, depuis les
premiers temps de l’aventure phénoménologique2 – ce qui nous intéresse, c’est le sort
réservée au statut du sujet (moi pur, subjectivité absolu, ego transcendantal), tout au long
de cette période. Pour ce faire, nous allons emprunter un chemin atypique. Et cela, sur au
moins trois points.
1. Notre étude ne se veut pas historique, mais philosophique. Il ne sera que très peu
question dans notre étude de mesurer ou de mettre en contraste la pensée de Husserl avec
ces grands prédécesseurs (essentiellement les penseurs de la modernité philosophique, a
premièrement Descartes, Kant, et Hume), ou avec ces grands interlocuteurs immédiats
(les logicistes, les psychologistes, ou les néo@kantiens ; Frege, Brentano, ou Natorp).
Travail précieux, mais dont il existe des études en abondance. Notre travail sur Husserl
est propédeutique : il a comme but d’établir les bases philosophiques a partir desquels
nous aborderons la problématique de la subjectivité chez Sartre et Lévinas. La thèse qui
2
Cf. a ce propos R. Ingarden, On the Motives which led Edmund Husserl to Transcendental Idealism (Tr.
A. Hannibalsson. The Hague, 1976) et E. Fink, « La philosophie phénoménologique d'Edmund Husserl
face a la critique contemporaine » (in: De la phénoménologie (1933) (trad. D. Franck), Les éditions de
Minuit, Paris 1974).
19
gouverne cette étude est en effet que la pensée de la subjectivité telle qu’elle a été
développée chez Sartre et Lévinas s’enracine dans l’écriture husserlienne, et procède
d’intuitions laissée en chantier par Husserl. Nous tenterons de retrouver ces intuitions,
d’en rendre compte, et enfin de les examiner d’un œil purement phénoménologique.
2. Notre étude de Husserl n’est pas une étude de synthèse, mais d’analyse. Pour mener a
bien notre recherche, il nous a fallu nous pencher de près sur les textes de Husserl, les
interroger jusque dans leur littéralité la plus stricte. Tenter de faire l’épreuve de la
problématique avec laquelle le texte husserlien lui@même est confronté, s’apparenter de la
vie de cette pensée. L’incarner, pour l’éprouver du dedans, et éventuellement, lui poser
des questions de l’intérieur. Un des traits caractéristiques du texte husserlien tient à ce
qu’il invite à ce type d’exercice : il s’agit d’un texte haletant, qui livre une pensée se
faisant, évoluant selon le rythme de la méditation philosophique. D’où la stratification de
cette œuvre, qui se retrouve parfois a l’intérieur d’un seul ouvrage.3 Le texte s’ouvre ainsi
pour le lecteur à la vie même de la pensée de Husserl. Vie dans laquelle nous avons tentés
de nous introduire, quitte à la critiquer en suite. Nous pensons en effet que seule une
critique qui émane de l’intérieur du texte, qui reconnaît les questions que le texte lui@
même inspire, est une authentique critique. C’est à une telle lecture critique que nous
avons tentés de nous livrer ici.
3. Notre étude n’est pas une étude chronologique mais ana@chronique (dans le sens strict
du terme), et cela pour des raisons de fond. Pour éviter la thèse chronologico@
3
Les Recherches logiques par exemple n’ont cessées d’êtres remaniées par l’auteur, de telle sorte que la
seule étude des strates de ce travail pourvoi a un accès a la problématique phénoménologique tout entière
(nous nous essayerons à un tel exercice en cour de travail, cf. infra, Chap. 2, D).
20
généalogique qui consiste a suivre le parcours qui mène de la critique du moi pur dans les
Recherches logiques a la thèse de l’Ego transcendantal dans les Idées – et qui, pour des
raisons que nous allons étudier, ne rends pas compte jusqu’au bout de l’ampleur
phénoménologique de la thèse du Husserl de 1901 sur la « conscience sans moi » – il
nous a fallu lire Husserl a l’envers, a rebours (des Idées I aux Recherches logiques et puis
aux Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps). Ce pari ne
pourra être justifié qu’au terme de notre parcours, même si la motivation peut en être
donnée dés à présent : nous avons tentés de lire Husserl selon l’ordre de la rigueur
phénoménologique, et non selon l’ordre de l’intérêt systématique. Ce n’est qu’ainsi que la
position de la phénoménologique pré@transcendantal de Husserl (essentiellement celle
déployé dans les Recherches logiques et dans les Leçons pour une phénoménologie de la
conscience intime du temps de 1904@54) peut être jugé correctement. La voie sera ainsi
libérée pour suivre comment la pensée du sujet de Sartre et Lévinas s’inscrivent dans
l’horizon de pensé ouvert par le Husserl des Recherches logiques et des Leçons pour une
phénoménologie de la conscience intime du temps. Horizon qu’ils feront leurs, tout en le
radicalisant.
4
Nous nous limitons, pour des raisons propres a notre thèse, a la première version des Leçons…, celle qui
fut prononcé a Göttingen pendant le semestre d’hiver 1904@1905, et qui forment la « Première partie » des
Leçons (Les Leçons de 1905 sur la conscience intime du temps (Cf. E. Husserl, Leçons pour une
phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. H. Dussort, Puf@Epiméthée, Paris 1996, pp. 1@
126)).
21
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Notre entrée en matière dans la phénoménologie husserlienne se fera par une lecture des
Idées. Avec ce texte s'inaugure une nouvelle période dans l'aventure phénoménologique,
celle qu'il est convenu d'appeler le transcendantalisme husserlien, ou son idéalisme. Ce
texte est un texte pivot, qui déterminera le sort de la phénoménologie.5 Les grands
lecteurs de Husserl tel qu’Ingarden, Heidegger, Sartre, Patočka, Merleau@Ponty, Levinas,
Ricœur, Derrida, et autres, ont été sensibles à cela : la décision philosophique des Idées
oriente la phénoménologie dans un sens très précis, a l'exclusion d'autres possibilités
qu'elle incluait dans le projet initial (essentiellement dans les Recherches logiques et dans
les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps). La fécondité
conceptuelle des Recherches logiques est exploitée dans un sens, à l’ exclusion d’autres.
Laissons à plus tard le soin de traiter de ces « autres » possibilités, de ces autres voies
ouvertes pas la phénoménologie, et qui furent empruntés – du moins partiellement – par
les grands héritiers français de Husserl (Sartre, Levinas6). Pour le moment, nous
proposons de suivre ce qui se trame dans cette césure, et cela a partir d’une interrogation
5
A ce sujet, voir Walter Biemel, "Les phases décisives dans le développement de la philosophie de
Husserl", in: Husserl, Cahiers de Royaumont, Philosophie No. II, Ed. De Minuit, 1959
6
Le présent travail ne traite pas de Maurice Merleau@Ponty, même si il fait incontestablement partie des
héritiers français de Husserl. Notre étude n’est pas une étude exhaustive de la phénoménologie française,
mais tends à suivre une problématique – celle de la subjectivité – tout en l’approfondissant et la radicalisant
a l’aide d’auteurs qui proposent une telle radicalisation (Sartre et Lévinas). Pour une étude de Merleau@
Ponty, nous renvoyons au travail de P. Thévenaz, qui traite a sa manière de l’existentialisme français par
rapport a l’héritage husserlien, et plus particulièrement de Sartre et de Merleau@Ponty, y voyant la
continuation authentique de la phénoménologie husserlienne (Cf. P. Thévenaz, « Qu’est ce que la
phénoménologie ? », in : Revue de théologie et de philosophie de Lausanne, 1952, I, p. 9@30 ; II p. 126@140,
294@316.)
22
du statut de la subjectivité entendu comme une réflexion sur la nature du « moi », du
« je » en régime phénoménologique.
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La distinction entre l’immédiat et le médiat, entre l’esquissé et l’absolu, organise le texte
des Idées d'une manière singulière. Nous proposons d’amorcer notre lecture des Idées par
un rappel de cette distinction. Elle nous facilitera l’accès à la thématique qui nous
intéresse dans les Idées, notamment la question de la conscience et son rapport au « moi
pur ».
La phénoménologie husserlienne est avant tout un exercice de conversion du
regard. Regard neuf, qui découvre, a travers l’individualité facticielle des choses
(toujours mondaine, ou empirique; réel dans le sens de Reales, réel@naturel), une
généralité eidétique (réel dans le sens de Wirklichkeit; c'est@à@dire qui conserve un sens a
l'intérieur de la réduction (soit comme relation du noème a l'objet (cf. § 89@90), soit
comme modalité de la croyance (cf. § 103))7. Il s’agit, pour le dire dans les termes de
Husserl, d’une conversion du regard en vision de l'essence, conversion qui, a son tour, est
une possibilité « sur le plan de l'essence » (Wesenmoglichkeit).8
7
Nous reviendrons plus tard, dans le chapitre consacré aux Recherches logiques, a la triple distinction entre
Reales, Reelles, et Wirklich. Le § 16 de la première édition de la Vème Recherche logique élabore la
première distinction (Reales\Reelles) dans un sens qui sera importante pour notre recherche. Voir supra,
chap. II. (Cf. Aussi a ce sujet J. Benoist, « Phénoménologie et ontologie dans les Recherches logiques », in:
La représentation vide – suivi de Les Recherches logiques, une œuvre de percée (Dir. J. Benoist et J.@F.
Courtine), PUF, Paris 2003, p. 117
8
E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, tome
I. Introduction générale à la phénoménologie pure (1913), trad. P. Ricœur, Gallimard, Paris 1950
(dorénavant nous indiquerons cette référence par l’abréviation Idées I ; la pagination de l’édition originale
figure entre crochets), § 4, p. 25 [13].
23
Le passage du fait à l'idée est une possibilité d'essence. Or la vision de l'essence ne
dépend pas de l'adéquation ou de l'inadéquation de la vision et de la chose. Elle dépend
du mode de donation du phénomène. C'est la vision qui, en régime phénoménologique,
détermine les lois d'essence de l'objet, et non l'idéalité conceptuelle ou la simple
empiricité. Cela se traduit dans l'idée husserlienne selon laquelle la vision de l’essence
peut être adéquate ou inadéquate, sans que cela ne touche à l’originarité de l’intuition
donatrice.9 Car si, selon le mot de Husserl, « L'essence (Eidos) est un objet (gegenstand)
d'un nouveau type », les lois d’essence ne procèdent pas de la « nature » de l’objet
(logique ou empirique), mais inversement, c’est l’objet qui livre à la vision, à la
conscience, ces lois d’essence, sa simple monstration y suffisant. La vision qui donne
l’essence se donnant dans l’inadéquation dicte par exemple une loi d’essence propre à la
région traitée. L’exemple sur lequel Husserl ne cessera de revenir est celui de la région
chose: la chose, par loi d’essence, se donne sous plusieurs faces, par esquisses
(Abschattungen), et ne peut que se donner ainsi. L’inadéquation, dans cette région, est
constitutive de l’objet donné :
Cette vision qui donne l’essence, et éventuellement la donne de façon originaire, peut être
adéquate, comme celle que nous pouvons aisément nous former de l'essence du son; mais elle peut
aussi être plus ou moins imparfaite, "inadéquate", sans que cette différence d’adéquation tienne
uniquement au degré plus grand ou plus faible de clarté et de distinction. La spécification propre
de certaines catégories d'essences implique que les essences de cet ordre ne peuvent être données
que « sous une face » (einseitig), « sous plusieurs faces » successivement, mais jamais « sous
toutes leurs faces » (allseitig); corrélativement, on ne peut avoir d'expérience et de représentation
des ramifications individuelles correspondant à ces essences que dans les intuitions empiriques
9
Cette idée est forgée par Husserl des les Recherches logiques (Cf. en particulier le § 39 de la VIème
recherche (Evidence et Vérité)), et sera considérée, tout le long de l'œuvre husserlienne, comme un acquis
définitif de la phénoménologie. Ainsi lisons@nous, par exemple, dans Expérience et Jugement: « Par ce mot
d'évident, nous désignons donc toute conscience qui se caractérise, relativement a son objet, comme
donatrice de cet objet en lui même; nous ne posons pas la question de savoir si cette donnée selon l'ipséité
est adéquate ou non. Par la, nous nous écartons de l'emploi ordinaire du mot évidence… » (E. Husserl,
Expérience et Jugement. Recherches en vue d’une généalogie de la logique (1938), trad. D. Souche@
Dagues, PUF, Paris 1970, § 4, p. 21 [12], cf. aussi le § 16 de Logique formelle et logique transcendantale,
ou la question de l'évidence est systématiquement mis en rapport avec la clarté et de la distinction (E.
Husserl, Logique formelle et logique transcendantale (1929), trad. S. Bachelard, PUF, Paris 1957, pp.79@
89; [49@56]).
24
inadéquates et « unilatérales ». C'est la règle pour toute essence se rapportant a l’ordre des choses
(auf Dingliches), en tenant compte de toutes les composantes eidétiques de l'extension ou de la
matérialise […] la forme spatiale de la chose physique ne peut par principe se donner que dans de
simples esquisses (Abschattungen). 10
Non seulement la pureté ou l’originarité de la vision n'est pas affecté par l’inadéquation
(qui est clairement séparé, en phénoménologie, de la mesure rationaliste classique de la
clarté et de la distinction), c'est même la seule manière pour la région chose (auf
Dingliches) que de se donner dans l'inadéquation (voir l’objet, c’est toujours en voir
qu’une partie, autrement dit : le voir inadéquatement). La chose se donne a travers les
Abschattungen et jamais autrement.
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La phénoménologie telle qu'elle est pratiquée dans les Idées commence dans l’activation
du double principe méthodologique : réduction et donation.11 Principe de méthode, car il
prépare et opère la « conversion phénoménologique du regard ». La réduction
phénoménologique − ou l’épochè comme reprise radicalisée du doute cartésien12 −
consiste pour Husserl dans une « altération radicale de la thèse naturelle » :
…la thèse subit une modification: tandis qu'elle demeure en elle@même ce qu'elle est, nous la
mettons pour ainsi dire « hors de jeu » [ausser Aktion], « hors circuit », « entre parenthèses ».13
10
E. Husserl, Idées I, § 3, pp.20@21, [10]
Selon le principe déjà établit en 1907, dans L’idée de la phénoménologie, « …aussi loin s’étends
l’évidence véritable [c'est@à@dire celle conquis après la réduction phénoménologique], aussi loin s’étends la
donnée. » (E. Husserl, L’idée de la phénoménologie – Cinq leçons (1907), trad. par A. Lowit, PUF, Paris
1970, « Leçon V », p. 99 [73])
12
Pour une étude approfondie de cette question, cf. A. Lowit, « L’« épochè » de Husserl et le doute de
Descartes », in: Revue de Métaphysique et de morale, No. 4 (1957), PUF, Paris 1957; Cf. aussi, en ce qui
concerne le rapport de Husserl a Descartes, le livre classique de G. Berger, Le cogito dans la philosophie de
Husserl (Aubier, Paris 1941).
13
E. Husserl, Idées I, §31, p. 98@99, [54]
11
25
L’épochè − mise entre parenthèses de la position d'existence, du niveau thétique de
l’objet, ou, ce qui revient au même, de la valeur du monde14 − est a même de révéler
l’évidence, ce qui est « inébranlable » dans la thèse :
Par rapport a chaque thèse nous pouvons, avec une entière liberté, opérer cette εποχή originale,
c'est@à@dire une certaine suspension du jugement qui se compose avec une persuasion de la vérité
qui demeure inébranlée, voire même inébranlable si elle est évidente. 15
L’épochè est une prise de conscience : re@prise de l’intuition au compte de la
conscience16, qui est l’accès même au vrai, dans la mesure où le vrai, la vérité, est
porteuse d’évidence, est marqué par l’évidence. La vérité demeure in@ébranlée dans
l'épochè « si elle est évidente », écrit Husserl. Conditionnel qui convoque le deuxième
principe méthodique, à savoir: la donation dans l’intuition − ou la « conscience donatrice
originaire sous toutes ces formes » −, comme source de droit ultime pour toute
affirmation rationnelle (§ 19 des Idées). La centralité de l’intuition pour la
phénoménologie tient au fait que le discours sur l’intuition est le seul à pouvoir procurer
une véritable base, un lieu d’apodicticité absolu, car, comme l’écrit Ricœur, « il est lui@
même issue de l'intuition »17. Eriger en principe l’intuition, c’est renouer avec le
cartésianisme (celui de l’ego sum comme intuition immédiate, et comme mesure de
l’évidence de ce qui est claire et distinct)18, tout en radicalisant le geste : ne prendre pour
certain que ce qui se donne (selon les règles méthodiques de l’épochè) et tel qu’il se
14
Husserl écrit: « … ce monde maintenant n'a plus pour nous de valeur; il nous faut le mettre entre
parenthèses pour l'attester, mais aussi sans le contester. » (E. Husserl, Idées I, § 32, p. 104 [57])
15
E. Husserl, Idées I, § 32, pp. 100@101, [55]
16
En note, Ricœur remarque: « En ce sens, l'εποχή ne suspend pas l'intuition mais une croyance spécifique
qui s'y mêle et fait que la conscience est prise dans l'intuition. » (E. Husserl, Idées I, p. 101, note 4)
17
Toute la question sera de savoir à quel point ce discours issu de l'intuition est capable de fonder.
Autrement dit, dans quelle mesure le discours sur l'intuition n'est pas vouée a se retourne contre lui@même,
mettant en scène l'impossibilité d’articuler la conscience comme fondement (ou comme « ce qui fonde ») a
l'absolu.
18
Cf. R. Descartes, Méditations Métaphysiques touchant la Première Philosophie, Quadrige@PUF, Paris
1988, pp. 52@53
26
donne a la conscience dans une intuition immédiate, sans inférer quoi que ce soit sur
l’existence de la chose, sur son être, ou sur les relations de causalité desquelles il
semblerait dépendre.19 Réduction et donation mettent en scène un double geste : l’épochè
comme mouvement de retrait (négatif, dubitatif, critique), et la donation dans l’intuition
comme mouvement d’accès immédiat a l’évidence, seule garante de la vérité.
L'épochè permet un accès immédiat à la vérité : « …la vérité demeure inébranlée,
voire même inébranlable si elle est évidente ».20 La phénoménologie, dans sa motivation
profonde, promet en définitive un fondement d’une apodicticité absolue. Or la nouveauté
de Husserl est que l’absolu n’est atteint que par la conscience, qu’il est relatif a la
conscience, sans pourtant être un absolu relatif. Ce n’est que dans l’immanence de la
conscience que se donne l’absolu, et non dans le donné transcendant (sur lequel, a
proprement parler, je ne puis me prononcer car en tant que tel, il ne me donne rien).
Différence qu’au § 44, Husserl thématise sous l’alternative entre « l'être purement
phénoménal du transcendant » (entendre ici phénoménal dans le sens de relatif) et « l’être
19
La critique de Husserl a l’égard de Descartes repose sur la mécompréhension de la part de Descartes du
sens et de l’envergure de l’épochè (critique qu’on retrouve tout au long de l’œuvre). Nous renvoyons à la
formulation telle qu’elle apparaît dans les Méditations cartésiennes, ou Husserl démontre comment cette
mécompréhension empêche Descartes d’atteindre à la pureté phénoménologique (a son « orientation
transcendatale »), a cause du présupposé causal auquel il reste attaché (Cf. E. Husserl, Méditations
Cartésiennes. Introduction a la phénoménologie (1929), trad G. Peiffer et E. Lévinas [1931], Vrin, Paris
1992, § 10, pp. 50@52); c’est la même mécompréhension qui fera que Descartes, selon le Husserl de La
crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, maintient a propos du cogito une
position ambiguë : il est interprété soit comme psyché (définition psychologiste du cogito), soit comme âme
(définition métaphysique du cogito) (E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale (1935@1936), trad. G. Granel, Gallimard, Paris 1976, § 17@20 ; Cf. encore a ce propos
l’article de Tran Duc Tau, « Les origines de la réduction phénoménologique chez Husserl », in : Deucalion
No. 3, Ed. de la Baconnière, Neuchâtel 1950, p. 136 ff.).
20
Husserl suppose ici acquis un des résultats théorique des Recherches logiques, qui a trait au rapport
intime entre vérité et évidence, rapport qui se noue dans la notion de vécu (Erlebnis): « L’évidence n’est au
contraire rien d’autre que le « vécu » de la vérité. », écrit Husserl (E. Husserl, Recherches logiques I
(1900), trad. H. Elie, A.L. Kelkel et R. Schérer, PUF, Paris 1959, p. 209), ou encore, « … ce qui est vécu
comme vrai est aussi vrai absolument, ne peut pas être faux. » (Ibid., p.211). Pour une étude sur ces
questions, cf. Alphonse de Waehlens, Phénoménologie et vérité. Evolution de la notion de vérité chez
Husserl et Heidegger, PUF, Paris 1953. Nous traiterons de ce sujet dans le prochain chapitre de ce travail,
lorsque nous interrogerons de plus près les Recherches logiques.
27
absolu de l'immanent ». Ce qui permet la distinction n’est autre que l’écart entre ce qui se
donne dans l’inadéquation médiate de l’esquisse, et ce qui se donne dans l’adéquation
immédiate et indubitable : « L'essence des données immanentes, écrit Husserl, implique
qu'elles donnent un absolu qui ne peut nullement se figurer et s'esquisser par faces
successives »21. Ce qui distingue les données immanentes, c’est qu’elles ne se donnent
pas par Abschattung. Le donné immanent – en tant que donné immanent, et non pas en
tant que renvoyant a autre chose – demeure dans sa stricte adéquation d’avec la
conscience. La conscience phénoménologique est conscience non esquissée du donné
immanent. La conscience a ainsi rapport à l’apodicticité, elle est rapport apodictique au
phénomène.
On peut à présent mesurer l’importance de la distinction entre le médiat@esquissé,
et l'immédiat@absolu. Il est question d'une différence phénoménologique entre l'être
purement phénoménal du donné transcendant, et de l’être absolu du donné immanent.22
L’absolu réside dans la nature même de la perception, quelle qu'elle soit : théorique,
axiologique, judicative,… Dans la perception, le perçu se donne de manière immédiate,
tel qu’il ne peut se donner autrement. Il en suit que la donation du fait dans la perception
dépasse, en vertu de son être@objet@de@la@perception (il est objet intentionnel, un
noemata), la contingence du fait : « Toute chose donnée corporellement, écrit Husserl,
peut également ne pas être; nul vécu donnée corporellement n'a la possibilité de ne pas
être également: tel est la loi d'essence qui définit et cette nécessite et cette
21
E. Husserl, Idées I, § 44, p. 144 [82]
Cette différence ontologique est attestée tout au long des Idées. Cf. par exemple le passage qui suit, qui
signe l'ouverture du « champ fondamental de la phénoménologie »: « Ainsi est inversé le sens usuel de
l'expression être. L'être qui pour nous est premier, en soi est second, c'est à dire que ce qu'il est, il ne l'est
que par rapport au premier… son titre d'essence [de la réalité] est celui de quelque chose qui par principe
est seulement intentionnel, seulement connu, représenté de façon consciente, et apparaissant. » (E. Husserl,
Idées I, § 50, pp.164@165 [93@94]); (Cf. encore a ce propos, R. Sokolowski, The formation of Husserl's
concept of constitution, Martinus Nijhoff, The Hague 1964, pp. 123@124 et pp. 185@190).
22
28
contingence. »23 La notion qui résume cette qualité de la conscience chez Husserl est la
notion d’Erlebnis, le « vécu »: le rapport entre perception et perçu n'est pas a son tour une
perception (même s'il peut le devenir), mais un vécu. Dans sa formulation la plus dense,
cette proposition s’énonce ainsi : « Un vécu ne se donne pas par esquisses ».24 La
distinction entre le vécu et l’esquissé, comme le note Ricœur, permettra a Husserl
d’opérer une distinction entre la perception (douteuse) et la réflexion (indubitable)25.
Avant de passer à la différence entre perception et réflexion, essayons de mieux
comprendre le rapport entre l’esquisse et le vécu. Nous avons vu que la chose se donnait
par esquisses. Husserl en formule une loi d'essence :
En vertu d'une nécessite eidétique, une conscience empirique de la même chose perçue sous
"toutes ces faces", et qui se confirme continuellement en elle même de manière a ne former qu'une
unique perception, comporte un système complexe formé par un divers ininterrompu d'apparences
et d'esquisses; dans ces divers viennent s'esquisser eux mêmes (sich abschatten), a travers une
continuité déterminée, tous les moments de l'objet qui s'offrent dans la perception avec le
caractère de se donner soi même corporellement.26
Par « nécessite eidétique » (Wesensnotwendigkeit), la chose – se donnant corporellement
– se donne par esquisses. La table ne peut être « vu », « visée », que a fur et a mesure que
je tourne autour d'elle. Ou bien, pour reprendre le langage logique tel qu’il est élaboré
dans la première partie des Idées, elle ne se donne que dans l' « inadéquation ». Au lieu
d'une saisie immédiate de la table dans son entier, j'en ai une saisie successive
(succession temporelle et spatiale), qui n’accédera a sa pleine conscience − la conscience
d’une seule et même chose − qu’en vertu d’une autre qualité inscrite dans l’essence des
appréhensions, et qui consiste en la fusion en une unité d’appréhension du divers du
23
E. Husserl, Idées I, § 46, p. 151 [86]
Ibid., § 42, p. 137 [77]
25
Ibid., p. 137, note 1
26
Ibid., p. 132@133 [74]
24
29
perçu, la « synthèse d'identification » décrite au § 41 des Idées27. Or l’analyse
phénoménologique découvre encore autre chose: s’il est vrai que la chose se donne dans
un vécu, le vécu, à son tour, procède d’un mode d’être différent de celui de la chose. S’il
est vrai que l'esquissé est vécue, le vécu à son tour n’est pas esquissé. Alors que
l’esquisse, en tant qu’apparaître, en tant qu’appréhension d'une face de l’objet, d’un
« coté » de la chose, s’appréhende par le vécu – est un vécu, dira Husserl – le vécu a son
tour entretient un rapport d’immanence avec lui@même : son mode d’être est une
proximité immédiate de la conscience a la conscience du perçu.
L'esquisse est du vécu. Or le vécu n'est possible que comme vécu et non comme spatial. Ce qui est
esquissé n'est possible par principe que comme spatial (il est précisément par essence spatial) et
n'est pas possible comme vécu.28
Un peu plus loin, Husserl affine la distinction:
Le vécu, disons@nous, ne se donne pas par figuration. Cela implique que la perception du vécu est
la vision simple de quelque chose qui dans la perception est donné (ou peut se donner) en tant qu’
«absolu », et non en tant que l'aspect identique qui se dégage des modes d’apparaître par
esquisses. 29
La distinction entre vécu et esquisse permet de dégager la région conscience comme
essentiellement distincte d'autres régions : le mode de donation du vécu diffère
essentiellement du mode de donation de la chose (par esquisse). Il est question d'une
« distinction de principe dans la façon dont l’un et l’autre se donnent »30, écrit Husserl.
Ainsi se trouvent séparés la région conscience de la région monde. La sphère du vécu,
caractérisant la région conscience, sera la seule à pouvoir procurer l’apodicticité désirée
27
Voir aussi a ce propos, E. Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit. § 17@18, p. 74 ff.
E. Husserl, Idées I, § 41, p. 134 [77@76]
29
Ibid., § 44, p. 143 [81]
30
Ibid., § 42, p. 136 [77]
28
30
par la phénoménologie.31 C’est à cette région que devra donc se tenir toute eidétique de la
conscience. Sans oublier ce qui permet la délimitation elle@même: la distinction entre
Abschattung et Erlebnis.
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Le geste original des Idées consistera à pointer dans l’ego transcendantal un « résidu
phénoménologique » inaffecté pas le mondain et « irréductible » :
… la conscience a en elle même un être propre qui, dans son absolue spécificité eidétique, n'est
pas affecté par l'exclusion phénoménologique. Ainsi, elle subsiste comme « résidu
phénoménologique » et constitue une région de l’être originale par principe, et qui peut devenir en
fait le champ d'application d’une nouvelle science – bref de la phénoménologie.32
Répondant à la quête du fondement, l’ego détermine le nouveau terrain d’application de
la phénoménologie, et cela de manière plus fondamentale que la fondation dans la simple
conscience. Il nous faut interroger le geste proprement husserlien consistant à ériger l'ego
transcendantal en principe plus fondamentale que la conscience, et faire de son domaine
propre le lieu de l'interrogation phénoménologique par excellence. Pour cela,
introduisons nous dans ce qui fait le propre de la conscience, et ce qui lui vaut, en régime
phénoménologique, son caractère absolu : le vécu, « sphère de position absolue »33.
Posons une question simple : qu’est ce qu’un vécu? Derrière la simplicité de la
question se cache une intrigue phénoménologique déterminante, qui concerne au plus
haut point notre recherche. Car la réponse de Husserl est complexe. Notons avant tout
que, dés qu’il est question de qualifier le vécu, d’expliciter la notion de vécu, Husserl
31
Car si l’inadéquation n'enfreint en rien l'évidence (ne caractérisant qu'un mode de donation), l'objet qui se
donne ne peut servir de fondement. Autrement dit: l'objectité n’est pas fondateur, car constitué. Cf. encore a
ce sujet, E. Fink, "Les concepts opératoires dans la phénoménologie de Husserl", in: Husserl, Cahiers de
Royaumont, Philosophie, No. III, Paris, Minuit, 1959
32
E. Husserl, Idées I, § 33, pp. 107@108 [59]
33
Ibid., § 46, p. 150 [86]
31
invoque le thème du flux du vécu, qui correspond, pour Husserl, a la conscience elle
même. Le « flux du vécu » est la définition « large » de la conscience : « Comme nous
pouvons prendre ici le mot conscience en un sens aussi large que nous voulons, qui
finalement coïncide avec le concept de vécu, ce qui est en question c’est le statut
eidétique propre du flux du vécu avec toutes ces composantes ».34 Husserl commence par
associer conscience et vécu, pour finir par mettre en accord la notion de conscience et le
« flux du vécu ».35 Et tout au long des études consacrées a la conscience, ce sera toujours
la notion de flux qui décrira la manière pour la conscience de « se vivre », d’« être » : la
conscience se vit comme « flux du vécu ». Or la notion de « vécu pur » n’est pas celle de
« flux du vécu », et leur rapport ne va pas de soi : entre l’un et l’autre, il faut reconnaître
une différence, une relation d’hétérogénéité, qui fait la nature même de la distinction
entre la pureté du vécu ponctuel, et le flux du vécu, le vécu dans sa « durée ». Pour
l’analyse phénoménologique, le vécu pur ne correspond pas purement et simplement au
flux du vécu, c’est@à@dire à la conscience. Celle@ci – en tant que conscience – ne peut que
viser le vécu. Elle n’existe le vécu que moyennant un déplacement du regard, qui n’est
autre que l’attitude réflexive. Si la conscience est vécu comme rapport au monde (en ce
sens, flux du vécu), elle doit, pour interroger le vécu lui même, et pour atteindre le niveau
de pureté exigée par la description phénoménologique, adopter une position
34
Ibid., § 39, p. 125 [70]
Coïncidence qui est essentielle pour fixer le statut de la conscience: c'est en vertu de la "coïncidence"
entre la conscience et le flux du vécu, que la conscience pourra être dite absolue, nul être réel@mondain ne
pouvant l'affecter dans son être. Que le monde existe ou non, qu'il soit anéantit ou non, la conscience
comme flux du vécu, la conscience comme actualité, ne s'y verra pas changé: « Par conséquent nul être
réel… n'est nécessaire pour l'être de la conscience même (entendue en son sens le plus vaste de flux de
vécu). L'être immanent est donc indubitablement un être absolu, en ce sens que par principe nulle "re"
indigent ad existendum. D'autre part le monde des "res" transcendantes se réfère entièrement à une
conscience, non point à une conscience conçue logiquement mais à une conscience actuelle."(Ibid., § 49,
pp. 161@162 [92]).
35
32
contemplative – ou réflexive – par rapport a ces contenus mêmes. Voici comment Husserl
le décrit:
Considérons les vécus de conscience, avec toute la plénitude concrète selon laquelle ils s’insèrent
dans leur contexte concret – le flux du vécu – et s’y adjoignent en vertu de leur propre essence. Il
devient alors évident que dans ce flux chaque vécu que le regard de la réflexion peut atteindre a une
essence propre que l'intuition a pour tache de saisir, un « contenu » qui peut être considérée en soi
même et selon sa spécificité.36
Le « flux du vécu » est un composite de vécus, vécu par la conscience, et que cette même
conscience, par exercice réflexive, peut atteindre et contempler « en soi même et selon sa
spécificité ». Le vécu pur est ainsi atteint indirectement par la conscience: le temps de la
réflexion, qui est en régime phénoménologique le temps de l’épochè lui@même (la
conversion du regard), lui est indispensable, altérant la pureté du vécu (son immédiateté,
son « instantanéité »). La conscience est toujours en retard par rapport au vécu pur. Le
mouvement réflexif altère la conscience comme vécu. Husserl, pointant le rapport au
vécu absolu a travers la différence entre l'attitude psychologique et l'attitude
phénoménologique, décrit ainsi cette altération : « …par réflexion et par exclusion des
positions transcendantes le regard se tourne vers la conscience pure absolue et découvre
alors l’aperception propre aux états de conscience appliquée désormais a un vécu
absolu… »37.
Pour atteindre la sphère du « vécu absolu », il faut un double mouvement: réflexif
et réducteur, ou plutôt : réflexif@réducteur (« exclusion des positions transcendantes »).
La conscience – flux du vécu – se révèle ainsi n’ayant de rapport au vécu absolu que
moyennant la dis@traction d'un temps (ce que le terme de flux énonce bien): celui
précisément de la réflexion. Temporalité et réflexivité se mêlent ainsi à l'analyse de la
36
37
Ibid., § 34, p. 111 [p. 61]
Ibid., § 53, p. 180 [104]
33
conscience – à son eidétique – de façon intime. Or elle s’en mêlent pour la compliquer :
en effet, si la différence fondamentale entre la région conscience et la région chose réside
dans la différence entre l'absolu de l'Erlebnis et le médiat de l'Abschattung, et que
l’Erlebnis n’est atteint par la conscience qu’a travers un temps (le temps de la réflexion,
qui est le temps de la réduction), il est nécessaire d’interroger la légitimité de
l'apodicticité a laquelle prétend la conscience, et qui tient a l’ « absolu » dont elle se
réclame en vertu de son rapport immédiat (comme Erlebnis) a son être et aux objets. Ou
pour le formuler autrement, la question serait de savoir si la conscience vécu est
conscience (intentionnelle) d’un Erlebnis, ou si, objet de la conscience, l’Erlebnis, par
une loi d'essence informulée, se transforme nécessairement en son autre (un objet, saisit
désormais a travers des esquisses non pas spatiales (comme la chose), mais
temporelles38). Réduite à son minimum, la question qu’on pose est enfin: la conscience
peut elle se vivre (comme conscience, consciemment)? C’est à cet horizon interrogatif
que nous convoque la pensée husserlienne39. C’est a partir de ce point que nous
proposons de nous introduire dans le chapitre clef des Idées en ce qui concerne la
question de la subjectivité, a savoir le chapitre II de la troisième section, intitulé : « Les
structures générales de la conscience pure ».
38
L'idée d'une Abschattung temporelle n'est pas très commune dans l'écriture de Husserl. Elle revient au
moins une fois, à un stade très précoce ou la théorie de la temporalité est loin d'être accomplie. Il s'agit d'un
passage au § 6 de la Vème Recherche logique, ou Husserl écrit: « Chaque instant de ce temps se présente a
travers l'esquisse (Abschattung) pour ainsi dire qu'en offrent continuellement des 'sensations de temps' ».
Nous étudierons ces passages sur le temps dans les Recherches logiques au chapitre suivant.
39
Cette problématique fait déjà l’objet des Recherches logiques, et notamment au § 8 de la Vème
Recherche, lorsque Husserl traite de la relation de la conscience au moi: « …tout ce par quoi nous
pourrions tenter de décrire le moi ou la relation au moi ne pourrait jamais être tiré que du contenu de la
conscience, et, par conséquent, ne saurait atteindre le moi lui même ni la relation au moi. Autrement dit:
toute représentation que nous pourrions nous faire du moi ferait de lui un objet. » (E. Husserl, Recherches
logiques, Recherche V, op. cit. § 8, p. 160 [360]). Nous aurons à revenir sur ce moment de la pensée
husserlienne ultérieurement, lorsque nous traiterons plus amplement des Recherches logiques et de la
doctrine de la « subjectivité absolue » des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du
temps.
34
a\ la conscience et la réflexion
Le parcours que nous allons emprunter est celui qui mène de la question de la réflexion
(traitée aux § 77@§78 des Idées), a celle du temps (§81@§83) et de celle du temps, a celle
du « je » traité a partir de l'intentionnalité (§ 80) Ce parcours nous permettra de revenir au
fameux § 57 des Idées, ou l'irréductibilité de l’ego est posé, et ou, de fait, Husserl
formule le transcendantalisme idéaliste de la phénoménologie.
Avant de suivre le chemin qui mène Husserl a la découverte du je, de l’Ego, en
guise d’avant propos, rappelons un point important, acquis par les Idées, et qui a trait au
rapport de la conscience a la subjectivité : en tant qu’arrachée au monde (réflexion
purifiée de tout psychologisme), en tant qu’opérant la réduction, la conscience
husserlienne est une « conscience impersonnelle ». Mieux: pour atteindre son pur
domaine d’apodicticité, la conscience doit se débarrasser du Je (empirique et
psychologique). Au § 54, Husserl, tirant toutes les conséquences des analyses ultérieures
et de la pratique de l'épochè, écrit :
Il est certain qu'on peut penser une conscience sans corps et, aussi paradoxal que cela paraisse,
sans âme (seelenloses), une conscience non personnelle (nicht personales Bewuβtsein), c'est@à@dire
un flux vécu ou ne se constitueraient pas les unîtes intentionnelles empiriques qui se nomment
corps, âme, sujet personnel empirique, et ou tout ces concepts empiriques, y compris par
conséquent celui du vécu au sens psychologique (en tant que vécu d'une personne, d'un moi
anime) perdraient tout point d'appui et en tout cas toute validité.40
Pour Husserl, la conscience purifiée est incorporelle, inanimée, et non@subjectifiée. Du
moins, elle peut l'être. On pourrait imaginer – l'imagination (Fantasie) étant l'activité
théorique par excellence pour l'élucidation de toute eidétique (cf. la fameuse variation
40
E. Husserl, Idées I, § 54, p. 182 [105]; Dans la prochaine partie de ce travail, nous étudierons dans le
détail la critique de Sartre de l'ego husserlien. L'analyse de Sartre, reposant essentiellement sur le § 57 des
Idées, semble faire l'impasse sur l'hypothèse d'une conscience impersonnelle formulée dans les Idées. Or
non seulement l'idée d'une transcendance de l'ego est connue de Husserl, mais elle a été pensée par lui
avant la doctrine de l’ego transcendantal. Contre Natorp, l’idée d’une conscience égotique est critiquée par
Husserl dans les Recherches logiques. Cette problématique va faire l’objet de notre prochain chapitre.
35
imaginaire exposé au §4 des Idées) – un flux vécu qui ne serait pas constitutif d'un corps,
d'une âme, ou d'un sujet personnel. Autrement dit : les notions de corps, d'âme, ou de
sujet, sont constituées et non constitutifs. Ils n'appartiennent pas à proprement parler à la
conscience, au « flux vécu ». Ils sont des unités intentionnelles empiriques. Husserl
poursuit:
Toutes les unités empiriques, y compris les vécus psychologiques, jouent le rôle d'index (Indices) a
l'égard des enchaînements absolus du vécu présentant une configuration eidétique distinctive, a cote
de laquelle précisément d'autres configurations sont encore pensables; toutes sont dans le même sens
transcendants, purement relatives, contingentes.41
Du point de vue de l'eidétique de la conscience : « transcendance du sujet l'ego », pour
paraphraser Sartre. Le « vécu empirique » (psychologique : attribué a un ego, a un sujet),
est distinct du « vécu absolu » (phénoménologique : attribué a une conscience). Celui@ci
constitue celui la, sans en dépendre, marquant une limite stricte entre le nécessaire (le
vécu absolu) et le contingent (les unités empiriques). Ce point est important, car il nous
imposera, dans la suite, non seulement de mesurer la distance entre le sujet (unité
empirique, composée de vécus psychologiques) et l’ego – ou plutôt de surveiller la
distinction entre ego empirique (transcendant) et ego transcendantal (immanent, ou,
comme on le verra, "transcendance au sein de l'immanence" (§ 57)) – mais aussi, et
surtout, de comprendre la nature même de l’ego (flux de vécu (absolu), ou vécu absolu?),
et son rôle pour la description et l'élucidation de l'essence de la conscience. Ce n'est qu'a
l’aune de ce constat théorique que pourra être mesurée l'originalité et la problématique de
la décision phénoménologique des Idées relativement a la question de la subjectivité, a la
question du statut de l’Ego.42
41
Ibid., § 54, p. 182 [105]
Notons que, déjà dans l’Idée de la phénoménologie – et plus radicalement peut@être – l’idée du moi est
mise hors circuit : « Mais je peut aussi, pendant que je perçois, porter sur la perception le regard d’une pure
42
36
Husserl distingue entre le « vécu pur » (qui, contrairement à l'Abschattung, est marqué du
sceau de l'absolu), et le « flux du vécu ». Notre question est simple: si le vécu pur n'est
atteint par la conscience (flux de vécu) que grâce a un acte réflexif sur ce même vécu,
c'est@à@dire par une nouvelle cogitatio (acte intentionnel et temporel; temporalisation de
la conscience, qui est le temps même de la réduction), peut on encore dire que la
conscience, en tant que conscience intentionnelle, accède au vécu pur?43 Le vécu pur peut
il se donner a la conscience, sans pour autant être altéré par cette même conscience?
Autrement dit: le vécu pur se donne t'il? Pour aborder cette question, il est nécessaire de
se pencher sur le thème de la réflexion tel qu’il est traité par Husserl.
Notons tout d'abord la place systématique qu’occupe ce thème à l’intérieur des
Idées. La question de la réflexion est abordée aux § 77 et 78, et ils forment la première
articulation de l'étude husserlienne de la conscience pure. La réflexion y est dite propriété
fondamentale de la sphère du vécu. Husserl nous suggère que pour comprendre le vécu, il
faut se tourner vers la réflexion. Pour saisir la manière dont le vécu est appréhendé, il faut
suivre la tournure qu’opère la réflexion sur la conscience.
Les descriptions entreprises dans ces paragraphes reprennent, tout en leur
appliquant la méthode phénoménologique, les analyses logiques de la réflexion telle
vue : sur la perception elle@même telle qu’elle est la, et laisser le rapport du moi de coté, ou en faire
abstraction : alors la perception saisie et délimitée dans une telle vue est une perception absolue, dépourvue
de toute transcendance, donnée comme phénomène pur au sens de la phénoménologie » (E. Husserl, L’idée
de la phénoménologie, op.cit. Leçon 3, p. 69 [44]).
43
Nous rejoignons ainsi, par d'autres voies, la question que pose Derrida au Husserl des Recherches
logiques et des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, dans La voix et le
phénomène, sur la ponctualité du temps et sur l'étalement temporelle du vécu (cf. J. Derrida, La voix et le
phénomène, PUF@quadrige, Paris 1967, chap. 5). Selon nous les Idées procèdent d’un approfondissement
du même problème, que le transcendantalisme husselien tente de résoudre.
37
qu’ils apparaissent au § 38 et au § 45.44 L’analyse commence par une reprise des
descriptions pré@phénoménologique, en distinguant entre l’Erlebnis en tant que tel (le
vécu en tant que vécu par un moi), et le vécu appréhendée par la conscience: « Tout moi
vit ses propres vécus », écrit Husserl, « cela ne veut pas dire: il les tient ‘sous son
regard’ ».45 Si le vécu, dans son mode de donation immédiate, n’est pas contemplé du
regard, il peut l’être, en vertu d'une possibilité idéale. Or ce regard transforme le vécu en
objet : « une réflexion du moi se dirige sur lui, il devient un objet pour le moi »46. Mais la
réflexion, qui est un regard dirigé sur le vécu, n'est pas ce vécu, mais un nouveau vécu,
qui, à son tour, peut être contemplé (ré@flechit) de la même manière, et cela à l'infini.
Husserl formule cette généralité principielle ainsi:
Les opérations réflexives sont a leur tour des vécus et peuvent comme telles servir de substrats
pour de nouvelles réflexions, et ainsi a l'infini, selon une généralité fondée dans le principe.47
Il existe un écart entre la réflexion sur le vécu – opération d'un moi, dont l’essence doit
être interrogée (comment distinguer ce moi du moi psychologico@empirique? Pourquoi
l'acte de réflexion nécessite@t@il un moi? Quel est le mode d'être de ce moi, s'il est distinct
de la conscience, sans pour autant le transcender (il n'est pas constitué par la
conscience)?) – et le vécu comme réflexion. Ecart qui fait que le rapport de vécu et de
réflexion est récurrent a l’infini : toute réflexion est un vécu sur lequel le moi peut activer
44
Analyses qui, dans ces chapitres, n’accèdent pas encore au domaine proprement phénoménologique, mais
qui préparent a proprement parler le terrain pour la réduction. Husserl s’en explique dans Idées I, § 77, p.
247 [144].
45
Ibid., § 77, p. 247 [145]
46
Ibid.
47
Ibid.
38
une cogitation réflexive, qui a son tour est un vécu, etc. Le moi réflexif s’avère ainsi sans
fond, tout en étant fondement, car il opère le seul acte qui a trait au vécu pur48.
Le vécu, réellement vécu a un certain moment, se donne, a l'instant ou il tombe nouvellement sous le
regard de la réflexion, comme véritablement vécu, comme existant "maintenant"; ce n'est pas tout ; il
se donne aussi comme quelque chose qui vient justement d'exister (als soeben gewesen seiend) et,
dans la mesure ou il était non regarde, il se donne précisément comme tel, comme ayant existe sans
être réfléchi.49
Le vécu se donne comme « ayant existé sans être réfléchi ». L'analyse s'ouvre ici sur une
question fondamentale : comment penser un rapport au vécu comme tel, sans que ce
dernier soit altéré par la conscience? Si le vécu est toujours en avance sur la conscience
réflexive (il vient justement d'exister), comment penser une conscience consciente d’elle@
même, c'est@à@dire une conscience dont le vécu ne constitue pas uniquement l’objet, mais
forme déjà l’accès immédiat à son propre être? Et enfin, peut@on rigoureusement parler
d'une conscience se vivant comme conscience? Le vécu de conscience ne serait il pas
plutôt destine à n’être que sur le monde de l'in@conçu, de l'in@conscience, non pas dans le
sens psychologique du terme – ce qui serait un pure contre@sens – mais dans le sens
précisément qu’il n’y a pas de vécu conscient de la conscience?
Husserl sait l'importance de ces questions. C'est pourquoi il insiste sur le rôle
essentiel de l'analyse de la réflexion pour l'eidétique de la conscience : « …dans
l'élaboration
d'une
phénoménologie
générale
et
la
recherche
de
l'évidence
méthodologique qui lui est absolument indispensable, ces analyses ont valeur de
fondement »50. Plus loin, le thème de la réflexion est dit être « …le thème central d'un
48
Cette question sera traitée plus tard, quand nous analyserons le § 80 (La relation des Vécus au moi pur),
ou Husserl s'interroge sur la possibilité pour le moi pur d'être "décrit", et les problèmes de constitution que
pose le moi pur à la conscience.
49
Ibid., § 77, pp. 247@248 [145]
50
Ibid., § 77, p. 251 [147]
39
chapitre capital de la phénoménologie »51, ayant « une signification méthodologique
fondamentale »52. Nous sommes au cœur du problème: la réflexion est dite atteindre le
vécu pur, or elle ne peut le faire que moyennant une distraction du temps et une opération
de recul. Le vécu ne se donnerait pas dans l'immédiateté. L'immédiat serait en deca de la
conscience, pré@conscience.53
Husserl nous propose une description phénoménologique de cette intrigue.
Analysant le sentiment de joie, il découvre le regard réflexif comme dérangeant le cours
des choses, comme altérant le vécu: « …le sentiment agréable qui s'attachait à son
développement en est essentiellement atteint par contre coup (mitbetroffen) ».54 Il y a une
différence essentielle entre la « …joie vécue, mais non regardée, et la joie
regardée… ».55 Il s'agit du passage de l'implicite a l'explicite, ou de la conscience non@
réfléchie a la conscience réflexive. Seulement dans le passage de l'un à l'autre, s'opère
une modification essentielle, qui caractérise le mode de donation propre au vécu
immédiat. Le vécu immédiat ne se donne qu'après modification: « On peut parler ici de
modification, dans la mesure ou toute réflexion procède essentiellement de certains
changements d'attitude qui font subir une certaine transmutation au vécu préalablement
51
Ibid., § 78, p. 252 [147]
Ibid., § 78, p. 253 [148]
53
Répétons qu’il n’est pas question pour nous, avec cette notion, d’imputer aux résultats des analyses
phénoménologiques quelques retombés dans le psychologisme. Nous tentons simplement de suggérer qu’a
suivre les analyses husserliennes, le vécu, comme l'instant, doivent être dits « précéder » la conscience, ils
doivent être pré@conscience, dans le sens que Sartre, dans L’Etre et le néant, forgera l'expression de
« conscience non positionnelle de soi » (« La conscience de soi n'est pas couple. Il faut, si nous voulons
éviter la régression à l'infini, qu'elle soit rapport immédiat et non@cognitif de soi à soi » (Cf. J.P. Sartre,
L’Etre et le néant – essai d’ontologie phénoménologique (1943), Tel@Gallimard, Paris 1995, p. 19).) Nous
analyserons ce choix dans la prochaine partie de ce travail. Il nous aidera à comprendre le geste de Sartre
comme ayant trait au nœud même de la problématique husserlienne de la conscience. Notons encore que,
même si elle n'est pas analysée en tant que telle, la notion de "conscience non réfléchie" n'est pas
totalement étrangère au Husserl des Idées (parfois elle est nomme « conscience implicite » ou
« potentiellement thétique » (Cf. Husserl, Idées I, § 35, § 77, et § 117).
54
E. Husserl, Idées I, § 77, pp. 249@250 [146]; voir aussi les analyses du § 45 a ce propos.
55
Ibid., § 77, p. 250 [146]
52
40
donne, ou au datum de vécu jusque@là non réfléchi ; ils deviennent ainsi des modes de la
conscience réfléchie »56; « c'est une loi d'essence que tout vécu puisse être soumis a des
modifications réflexives… ».57 Notons qu'en vertu de cette modification, le vécu
immédiat se donne autrement que lui@même: il se donne comme médiatisé (par la
conscience réflexive), ou, pour le dire dans les termes logiques, comme inadéquat a lui@
même (car ne se donnant plus qu'a travers une nouvelle cogitatio). Cette inadéquation,
désormais, n'est plus spatiale – comme s'en est le cas dans la région chose, ou les objets
se donnent par Abschattungen – mais temporelle58.
On comprend ainsi pourquoi l'analyse du temps se noue au § 78 a celle du vécu et
de la réflexion de manière intime. La réflexion y est décrite comme distraction de la
conscience, comme conscience se tournant sur elle@même (c'est@à@dire sur ces vécus), et
ainsi, comme conscience essentiellement temporelle. C’est donc vers la question du
temps qu’il faut nous tourner pour poursuivre la recherche.
b/ La conscience comme temps et le temps de la conscience
Comprendre la temporalité de la conscience, c'est, avant tout, comprendre la temporalité
du vécu. Or celle@ci est complexe. Avant tout, le vécu n'est pas l'instant. C’est ce que
nous enseigne l'analyse phénoménologique: il y a une épaisseur temporelle qui
caractérise le vécu, et qui excède la pure ponctualité de l'instant (considérée comme une
fiction issue de l’esprit scientifique dans le sens mondain du terme).59 Autrement dit: il y
56
Ibid., § 78, p. 252 [148]
Ibid.
58
Dans un autre contexte, il arrivera a Husserl de caractériser, en face de la res extensa, une res temporalis
(Cf. E. Husserl, Idées I., §150, p. 507 [316])
59
Dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Husserl élaborait déjà cette
thématique a travers le traitement de l'Urimpression, qui, comme le note Derrida, n'a rien de ponctuel mais
a une densité temporelle. Derrida écrit: « C'est une nécessité a priori de la perception du temps et du temps
57
41
a un temps du vécu lui@même. Au paragraphe 81 qui traite explicitement de la question
du temps, Husserl écrit: « Tout vécu réel… est nécessairement un vécu qui dure ».60 Et au
§ 78, Husserl déplie cette « temporalité » du vécu ainsi:
Tout vécu est en lui@même flux de devenir, il est ce qu'il est en engendrant de façon originelle un
type eidétique invariable: c'est un flux continuel de rétentions et de protentions, médiatisé par une
phase elle@même fluante de vécus originaires, ou la conscience atteint le "maintenant" vivant du
vécu, par opposé a son "avant" et a son "après.61
On reconnaît ici les thèmes classiques de l’analyse du temps de Husserl. La temporalité
du vécu est une temporalité dédoublée: il y a d'une part le « flux de devenir » lui même –
« flux continuel de retentions et de protentions » – et d'autre part, le cœur même du vécu,
les « vécus originaires », qui elles constituent la part « vivante » du vécu (das lebendige
Jetzt des Erlebnisses, écrit Husserl, « par opposition a son ‘avant’ et a son ‘après’ »). La
structure peut être représentée ainsi:
Erlebnis
avant (passé re@tenu)
après (futur pro@tenu)
Maintenant vivant du vécu
Ce dédoublement traduit la complexité dans la recherche du fondement: l'originaire
s'oppose au flux continuel, comme le « vivant du vécu » au temps médiatisé. L'originaire
de la perception que l'impression originaire ait quelque densité temporelle. » (J. Derrida, Le problème de la
genèse dans la philosophie de Husserl, PUF, Paris 1990, p. 120). C'est en s'inscrivant dans la temporalité
réduite – qui est la temporalité propre de la conscience, ou la conscience comme temporalité – comme
présent continu, que Husserl se démarque de la description psychologisante de Brentano, et inaugure la
manière proprement phénoménologique d'envisager la temporalité. Nous reviendrons dans notre analyse
des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps sur ce moment clef de l'analyse
phénoménologique, ou Husserl développe sa notion de subjectivité, sans pour autant avoir recours à la
thématique de l'épochè et du transcendantalisme phénoménologique.
60
E. Husserl, Idées I, § 81, p. 276 [164]
61
Ibid., Idées I, § 78, p. 254 [149]
42
excède et fonde – Husserl dira: médiatise – le simple vivant (le flux), or selon une
logique problématique : il révèle le désir de fondement, tout en le recouvrant. De deux
choses l'une : ou bien le « Maintenant vivant du vécu » est lui@même un vécu, dans quel
cas il se doit de répondre a toutes les conditions de l'Erlebnis, tel précisément qu’ils sont
décrits au § 78. Le « Maintenant vivant du vécu » aurait une temporalité propre, et un
présent vivant (de deuxième degré) médiatisant selon l'avant et l'après, ce présent vivant a
son tour ayant une épaisseur temporelle, et un « maintenant vécu » a lui (de troisième
degré), médiatisant selon l'avant et l'après, et ainsi de suite, la récurrence infinie étant
inévitable (Erlebnis @ Maintenant vivant du vécu /Erlebnis d'Erlebnis @ Maintenant vivant
du vécu /Erlebnis d'Erlebnis d'Erlebnis, etc.). Où bien le « Maintenant vivant du vécu »
n'est pas a son tour un Erlebnis. Dans quel cas la phénoménologie se doit de distinguer
clairement le « Maintenant vivant » du simple Erlebnis.
La phénoménologie opte pour la deuxième solution (la première, aporétique,
aurait signé l'impossibilité pour la phénoménologie d'atteindre un réel fondement pour le
vécu62). Husserl distingue clairement l'Erlebnis simple du « Maintenant vivant », prêtant
au « Maintenant vivant » tout les attributs du fondamental. Ainsi, le « Maintenant
vivant » sera dit un « proto@vécu » (Urerlebnisse), une « impression absolument
originaire »:
… on peut partir de tout vécu qui est déjà caractérisé comme tel modification et qui par la suite est
toujours en elle@même caractérisée comme telle : on est alors ramené à certains proto@vécus, à des
"impressions", qui représentent les vécus absolument originaires au sens phénoménologique du
mot […] En effet, à les considérer exactement, elle n'ont dans leur plénitude concrète qu'une seule
62
Même si formulée différemment, cette option semble être celle que Husserl identifie avec la conception
de la conscience comme perception interne (une des acceptions de la notion de conscience selon la Vème
Recherche logique), et qu'il nie pour les raison que nous avons dites. Ainsi, Husserl écrit: « Rappelons la
régression a l'infini qui résulte de ce fait que la perception interne est elle même a son tour un vécu, qu'elle
requiert par conséquent une autre perception qui, a son tour, en exige alors une nouvelle etc. » (Cf.
Recherches logiques, Vème recherche, op. cit. § 4, p. 155 [356])
43
phase qui soit absolument originaire, mais qui également ne cesse de s'écouler continûment: c'est
le moment du maintenant vivant.63
Contrairement a l'Erlebnis simple, qui s'étale temporellement, qui par essence se donne
en plusieurs phases – « …il appartient a l'essence des vécus de devoir être étalés de telle
sorte qu'il ne puisse jamais y avoir de phase temporelle isolée »64, écrit Husserl, fidèle
aux acquis de l'analyse du temps des Leçons de 1905 – le maintenant vivant ne s'articule
pas temporellement, il se donne en un moment, il n'a qu’ « une seule phase »: « le
moment du maintenant vivant ». Pour cela, il est dit originaire. L'originaire peut ainsi
organiser autour de lui le non@originaire. Le maintenant vivant du vécu, le simple vécu.65
Or si Husserl gagne au niveau de l'originaire (le maintenant vivant comme
Urimpression, comme proto@vécu), il semble y perdre au niveau du fondamental (le
fondamental entendu comme ce qui fonde, en régime phénoménologique, c'est@à@dire la
donation pour la conscience dans l'évidence) : dans cette mise en lumière du maintenant
vivant comme originaire, on a pu constater un retournement. Le langage du fondamental
nécessite une inversion de l'ordre des choses : il découvre une couche non@constituée et
constituante, a l'origine de la conscience (constituante elle aussi, mais a un deuxième
degré). Déjà la séquence qui dit le caractère du maintenant vivant devrais nous alerter: le
proto@vécu, l'impression, traduit ce retournement inattendu de l'actif au passif, du
constituant au constitué. Or Husserl ne s'arrête pas la : pour accomplir le mouvement, il
63
E. Husserl, Idées I, § 78, p. 255 [149@150]
Ibid., § 19, p. 65 [35]
65
Nous comprenons ainsi plus facilement pourquoi, dans l'analyse de la temporalité entreprise par Husserl
dans les paragraphes 81 et 82 des Idées, la temporalité, et plus précisément le « maintenant actuel », se
révèle comme la "forme@mère" (Urform) du moi pur. Comme si l'intentionnalité, malgré le formalisme
statique (ou de structure – le rapport noèse@noème) qui l'accompagne, était dans une constante intrication
avec un formalisme dynamique, temporel, qui présiderait et précèderait tout autre forme que peut prendre le
moi. L'archi@forme de la conscience n'est autre que sa temporalité ponctuelle: « Le maintenant actuel, écrit
Husserl, est nécessairement et demeure quelque chose de ponctuel: c'est une forme qui persiste alors que la
matière est toujours nouvelle. Il en est ainsi avec la continuité des "justement"; c'est une continuité de
formes avec des contenus toujours nouveaux. » (E. Husserl, Idées I, § 81, p. 276 [164])
64
44
en appelle a un nouveau terme, une nouvelle sphère : celle qu’il nomme « moi pur ». Les
vécus de la conscience réfléchie, poursuit Husserl,
…sont eux@mêmes des vécus de la conscience non@réfléchie et a ce titre ils sont susceptibles de
toutes les modifications. Des lors la réflexion est certainement elle@même une modification
générale d'un nouveau genre: à savoir que le moi se dirige sur ces vécus et que par la même sont
opères des actes du cogito (en particulier des actes appartenant a la couche inférieurs,
fondamentale, celle des représentations simples) ‘dans’ lesquels le moi se dirige sur ses vécus…
Et Husserl de conclure:
Seuls des actes de l’expérience réflective nous révèlent quelque chose du flux du vécu et de sa
nécessaire référence au moi pur.66
La phénoménologie de la réflexion, moyennant une analyse de la temporalité de la
conscience et du vécu, aboutit au moi pur (« référence nécessaire »), dont la réflexion
elle@même est dite être une modification. Le retournement est opéré : la réflexion comme
constituante (elle est le mode privilégié selon lequel s’opère la réduction), renvoie et est
fondée dans le « moi pur ». Dans sa course vers le fondement du vécu absolu, Husserl en
vient à poser le « moi pur ». Ou plutôt : le « moi pur » vient répondre à la récurrence
qu'im pose l’analyse de la conscience et de la réflexion lorsqu’elle se tourne sur la
question du vécu (essentiellement temporelle). Reste à voir si, en régime strictement
phénoménologique, on n'a pas accomplit un pas de trop.67
66
Ibid., § 78, p. 256 [150]
A sa manière, Anne Montavont pose la même question, y répondant en engageant une analyse de la
notion de vie chez Husserl. Ainsi écrit elle : « Dire que le sujet se constitue avant la réflexion revient a
affirmer l’impossibilité d’une saisie totale du sujet par lui@même : il n’est pas pleinement acte, il a des
dispositions latentes qui ne sont pas encore apparues dans l’expérience ; il est vie avant d’être unité
d’expérience. » (A. Montavont, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, PUF, Paris 1999, pp.
116@117). La couche profonde de la subjectivité comme vie et non comme constitution est analysée plus
loin dans les termes de la temporalité du sujet, et plus précisément dans ceux de l’expérience originaire
comme affection et pulsion (ibid., pp. 209 ff.). Montavont tente ainsi de répondre aux difficultés que nous
analysons, sans pour autant quitter le texte de Husserl, dévoilant ainsi la fécondité de son écriture, tout en y
pointant les limites.
67
45
c/ Le moi pur
La thèse du moi pur permet a Husserl d'attribuer le vécu a un « je »:
En observant, je perçois quelque chose; de la même façon je ‘suis occupé’ par une chose qui
revient fréquemment a ma mémoire… A tous ces actes je participe, je participe actuellement.68
Au fond de la conscience gît le moi comme l'origine profonde – comme l'originaire – de
la conscience. Ce moi, ou le vécu s' « actualise », se « remplit », n'est pas le moi
psychologique@mondain (c'est ce moi qui est précisément l'objet de la réduction), ni le
vécu anonyme d'une conscience quelconque (bien que cette option fut envisagée, comme
nous l'avons vu, au § 54 ainsi que dans l’Idée de la phénoménologie), mais le vécu du
« moi pur », c'est@à@dire le moi qui résiste a la réduction:
Le fait ‘d'être dirigé sur’, ‘d'être occupé a’, ‘de prendre position par rapport a’, ‘de faire
l'expérience de’, ‘de souffrir de’, enveloppe nécessairement dans son essence d'être précisément
un rayon qui ‘émane du moi’ ou, en sens inverse, qui se dirige ‘vers le moi’; ce moi est le pur
moi; aucune réduction n'a prise sur lui.69
Déjà le § 57 (« Le moi pur est il mit hors circuit? ») nous apprend la résistance du moi
pur a toute réduction, et la position particulière qu'occupe le moi au sein de l'immanence
de la conscience (transcendance au sein de l'immanence). A la question de savoir si la
réduction phénoménologique fait du moi phénoménologique qui découvre les choses un
« néant transcendantal »70, Husserl réponds : « Si la mise hors circuit du monde et de la
subjectivité empirique qui s'y attache laisse pour résidu un moi pur, différent par principe
avec chaque flux du vécu, avec lui se présente une transcendance originale, non
68
Ibid., § 80, p. 269 [160]
Ibid., p. 270 [160]
70
Ibid., § 57, p.188 [109]; La notion de "néant transcendantal" est révélatrice, même si Husserl finira par la
rejeter. La phénoménologie sartrienne n'est elle pas fondé sur l'idée selon laquelle la réduction ne pourrait
épargner le moi, et qu'en revanche, il réside, au bout de la réduction, ce de quoi la réduction elle même est
tributaire, a dire ce néant transcendantal qui permet la réduction elle même comme activité néantisatrice
primordiale? La conscience comme néantisation serait ainsi la condition transcendantale de l'épochè elle@
même. Nous réservons a la partie suivante le soin de traiter de ces questions.
69
46
constituée, une transcendance au sein de l'immanence ».71 Le moi pur est une
transcendance non constitué : aucune intentionnalité n'a prise sur lui, alors que, du fond
de la conscience et transcendant la conscience, il pénètre toute intentionnalité, formant le
regardant du regard, le sentant du senti, l'appréhendant de l'appréhension: « Son ‘regard’,
écrit Husserl, se porte sur l'objet ‘a travers’ (durch) tout cogito actuel »72.
Au § 80, Husserl achève son analyse, limitant le « moi pur » à son seul rôle
d'accompagnateur de toute perception, de tout cogito : le moi pur traverse tout cogito
actuel, et ne fait que le traverser. Il est la traversée même d'un cogito actuel par un regard.
Par le regard du moi pur73. Il est un centre de rayonnement (Ausstrahlungszentrum) de
toutes les intentions dont la nature est de prendre position (Stellungnahme) par rapport au
monde.
Si l'on fait abstraction de sa façon « de se rapporter » ou « de se comporter », il [= le moi pur] est
absolument dépourvu de composantes eidétiques et n'a même aucun contenu qu'on puisse expliciter;
il est en soi et pour soi indescriptible: moi pur et rien de plus.74
Le moi pur n’est autre que le regardant au sein de toute conscience. Transcendance non
mondaine et non « objective », position d'un moi intérieur\extérieur (transcendance dans
l'immanence) a la conscience, et ainsi, dédoublement du rapport au vécu (selon sa face
objective ("le vécu lui@même") ou sa face subjective ("le moi pur du vivre") (cf. § 80)).
Or deux ordres de questions s’imposent à l'analyse de Husserl. D’abord, à propos du
dédoublement de la conscience par un Je. A prendre au sérieux la définition du cogito de
Husserl, ce dédoublement pose problème. Car le cogito de Husserl, on le sait depuis les
71
Ibid., § 57, p. 190 [109@110]
Ibid., § 57, p. 189 [109]
73
Déjà au § 37 Husserl décrivait ce rapport du moi au cogito: « Au cogito lui même appartient un « regard
sur » l'objet qui lui est immanent et qui d'autre part jaillit du ‘moi’, ce moi ne pouvant par conséquent
jamais faire défaut. » (E. Husserl, Idées I, § 37, p.118 [65])
74
Ibid., § 80, p. 270@271 [160]
72
47
premiers paragraphes décrivant l'essence du cogito (§36), est déjà un regard, une
intentionnalité: « De façon générale, écrit Husserl, l'essence de tout cogito actuel
implique qu'il soit la conscience de quelque chose »75. La phénoménologie, dans ces
principes les plus élémentaires, se passent d'un « regard traversant le cogito », le cogito
étant ce regard. Le « moi pur » du vécu surcharge ainsi l’intentionnel – le cogito – sans
raison.
D’où une question, qui a trait plus particulièrement a l'analyse de la réflexion: si
c’est l'analyse de la réflexion qui révèle la connexion nécessaire du flux du vécu et du
moi pur – « Seuls des actes de l'expérience réflective nous révèlent quelque chose du flux
du vécu et de sa nécessaire référence au moi pur », écrit Husserl au § 78 – on peut se
demander a quel titre la réflexion influe sur la nature de la conscience en général? La
réflexion, selon Husserl, n'est elle pas une des possibles relations de la conscience au
monde, possibilité d'une morphologie particulière, certes, et que Husserl ne cessera
d'étudier, mais possibilité parmi d'autres? Or pour affirmer la connexion essentielle du
vécu au moi pur, il faut ériger le rapport de réflexion en rapport premier. Ce n'est qu'en
érigeant l'expérience réflective au rang d'expérience privilégiée de la conscience en
général – geste théorique que Husserl ne fait jamais ; qu'en vérité il ne pourrait faire,
l'originalité de la phénoménologie étant de proposer une entente plus large de la
conscience que celle purement réflexive (la conscience comme intentionnalité) –, que le
rapport entre le flux du vécu et le moi pur peut être dit nécessaire. Au plus, on peut
constater dans l'expérience réflexive la nécessité du rapport au moi pur (nous l'avons vu
plus haut : pour arrêter la récurrence infinie de la conscience réflexive, Husserl n'a pas le
choix que de poser un moi pur), mais cela ne peux pas vouloir dire que le vécu en tant
75
Husserl, Idées I, § 36, p. 115 [64]
48
que tel comprend ce dédoublement; que la conscience implique d'emblée le moi pur.
Toute attitude non théorique – sans être mondaine – révèle l'immédiateté signifiante du
cogito a son objet (le sens du rapport axiologique ou judicative, par exemple, est inclut
dans le rapport lui@même a l'objet axiologique ou judicatif). Aucune nécessité de lier la
conscience en tant que tel au moi pur.
Husserl reconnaît la difficulté, même s'il affirme, sans le démontrer et malgré la
difficulté, la présence du « moi pur » au cœur de vécus non réflexifs : « Nous avons parlé
jusqu'à présent de vécus présentant le type particulier du ‘cogito’. Les autres vécus, qui
jouent par rapport à l'actualité du moi le rôle de milieu général, ne présentent pas sans
doute la relation caractéristique au moi dont nous venons de parler. Et pourtant ils
participent aussi au pur moi et celui@ci a eux. Ils lui ‘appartiennent’, ils sont ‘les siens’,
son arrière plan de conscience, son champ de liberté ».76 Quel est le sens de cette
« appartenance », de cette « mienneté » ? Husserl ne pose pas la question. Il affirme. Or
au@delà de l'affirmation, la question rebondit : s’il est vrai que le moi pur accompagne la
conscience réflexive – et cela en vertu d'une nécessité aperçue dans l'analyse de la
réflexion elle@même –, on ne conçoit pas comment, phénoménologiquement parlant, cette
nécessité est fondé pour toute conscience. Les analyses de Husserl ne permettent que de
conclure a la nécessité du rapport conscience réflexive/moi pur – caractérisant l'unique
conscience réflexive – et non du rapport de la conscience en général a un moi pur.77
76
Ibid., § 80, p. 270 [161] (nous soulignons)
C'est sur cette double critique que, chacun de son coté, se retrouveront Sartre et Levinas. La critique
levinassienne du primat de la conscience réflective, du primat de la représentation, et celle de Sartre du
statut de l'ego husserlien, se rejoignent, sans pour autant emprunter les mêmes voies. Cette articulation fera
l'objet de la suite de notre recherche.
77
49
*
%
1$# "
$6 $ /+ $
Pour avancer sur la seule voie phénoménologique, posons une dernière question :
comment s'articulent le moi pur et le pur vécu? Comment le moi pur est il « vécu »? Quel
est le point d'application du moi pur dans la sphère de l'absoluité de l'Erlebnis? Vu le
caractère propre du « moi pur », qui n'est pas un apparaissant (il est « indescriptible »,
nous avait dit Husserl), mais la condition de tout apparaître (c'est cela, entre autres, le
sens du transcendantalisme husserlien), cette question peut sembler anodine. Pourtant,
Husserl ne renonce pas à l'essai d’articuler ces deux moments : pour lui, le rapport entre
moi pur et Erlebnis se dit en termes d' « actualité ».
En observant je perçois quelque chose; de la même façon je « suis occupé » par une chose qui revient
fréquemment a ma mémoire… […] A tous ces actes je participe, je participe actuellement.78
Chaque ‘cogito’, chaque acte en un sens spécial, se caractérise comme un acte du moi, il ‘procède’ du
moi, en lui le moi ‘vit’ ‘actuellement’79
Chaque cogito, chaque acte, est tel qu'en lui « le moi vit actuellement ». L'acte
« actualise » le moi. En vérité, il s'agit d'un geste triple, impliquant l’acte (geste
« intentionnel »), l’actualité (geste « temporel »), et le moi (geste « transcendantal ») :
l'acte (Akt) est l'actualité (Aktualit t) du moi. Ce qui frappe, c’est que la temporalité de la
conscience est impliquée dans l'articulation triple que propose Husserl sous le terme
d’actualité (ce que, en allemand, dit le seul terme d'actualité (Aktualit t)). Ce qui accorde
le vécu pur et le moi pur, se révèle être la dimension temporelle elle@même de la
conscience, ou plutôt la temporalité propre de la conscience, qui se dit en terme de
présence (l'actualité de l'acte).
78
79
Ibid., § 80, p. 269 [160]
Ibid.
50
Or décrire le moi comme étant l'actualité du vécu (c'est cela que veut dire que le
moi traverse tout les vécus – le fameux Ichstraal, ou Blickstraal), c’est empiéter sur la
définition husserlienne du « maintenant » de la conscience, de la présence du présent. Le
moi ne dit rien qui ne soit déjà inclus dans la définition du maintenant de la conscience.
C'est ce qui ressort de l'analyse de Husserl de l'instant, du maintenant, ou du
« justement » du vécu: de son « actualité »:
Le maintenant actuel est nécessairement et demeure quelque chose de ponctuel: c’est une forme qui
persiste alors que la matière est toujours nouvelle. Il en est ainsi avec la continuité des ‘justement’;
c'est une continuité de formes avec des contenus toujours nouveaux. Autrement dit, le vécu durable
de la joie est ‘pour la conscience’ donné dans un continuum de conscience dont la forme est
constante.80
Le maintenant actuel – l'actualité de la conscience intentionnelle – est une caractéristique
constante et formelle de la conscience81. Et plus loin, révélant la structure propre de la
temporalité, Husserl caractérise la forme même du flux comme ce qui reflète la
temporalisation elle@même comme synthèse intentionnelle des trois dimensions
temporelles selon l'avant (rétention) et l'après (protension): « Le flux du vécu est une
unité infinie, et la forme du flux est une forme qui embrasse nécessairement tous les
vécus d'un moi pur – cette forme enveloppant elle@même une diversité de systèmes de
formes ».82 Le moi pur se révèle ainsi être un dédoublement sur un autre plan encore:
celui de la temporalité propre de la conscience. Et Husserl, conscient de ce dédoublement
– qu'il nomme « correlativité » entre le moi pur et le flux du vécu – conclut ainsi: « Nous
pouvons tenir pour des corrélats nécessaires ces deux notions: d'une part un unique moi
pur, d'autre part un unique flux du vécu, rempli selon les trois dimensions,
80
Ibid., § 81, p. 276 [164]
Caractéristiques qui sont longuement analysées par Husserl dans les Leçons pour une phénoménologie de
la conscience intime du temps, spécialement aux § 36@§39.
82
E. Husserl, Idées I, § 82, p. 278 [165]
81
51
essentiellement solidaire de lui@même dans cette plénitude, se suscitant lui@même a
travers sa continuité de contenu ».83 Husserl pointe la corrélation entre le moi pur et le
flux du vécu, la ou en vérité, il s'agit d'une identité entre les deux termes.84 Car après
avoir fixé la forme du flux comme dimension fondamentale de la temporalité de la
conscience, en toute rigueur, rien n’oblige, phénoménologiquement parler, d’introduire
un moi qui opère cette synthèse. L'unité du flux du vécu suffit.85 D'autre part, la
temporalité de la conscience révèle cet aspect fondamental qui, cette fois, appartient a
tout acte, a tout cogito (et non comme dans l'analyse de la réflexion, ou le moi se révélait,
mais uniquement en tant qu'impliqué dans la structure de la réflexion), a dire: la forme du
maintenant, l'actualité, comme caractérisant le vécu en tant que vécu.
Nous rejoignons ainsi, à notre manière, un questionnement qui était cher au
Derrida de Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl. En effet, sur un
autre mode, il interroge la nécessité du dédoublement husserlien de la conscience par un
moi pur. Or l’argument de Derrida est inverse : feignant de procurer quelques unité au
flux du vécu, le recours au moi pur se révèle « purement formel » pour Derrida : « Ainsi
défini, écrit il, ce 'je pur' qui garantit bien le caractère 'irréel' de l'activité intentionnelle
parait cependant purement formel; dans cette mesure, on ne voit pas comment s'effectue
son accord ou sa coïncidence avec la multiplicité des vécus concrets […] Husserl,
83
E. Husserl, Idées I, § 82, p. 279 [165]
Identité que Husserl élabore déjà au chapitre 1 de la Vème Recherche logique, et que nous analyserons
plus tard. Voici ce qu’y écrit, entre autre, Husserl : « Le moi [phénoménologiquement réduit (2eme
édition)], n'est donc pas quelque chose de spécifique qui planerait au dessus des multiples vécus, mais il est
simplement identique a l'unité propre de leur connexion. » (E. Husserl, Recherches logiques, Vème
recherche, § 4, p. 153 [353])
85
Les analyses phénoménologiques du moi dans les Recherches logiques révèlent ca explicitement. Ainsi,
Husserl écrit: « Les contenus ont précisément leurs façon de se rassembler entre eux, de se fondre en des
unités plus vastes, et, du fait qu'ils s'unifient ainsi et ne font qu'un, le moi phénoménologique, ou l'unité de
la conscience, se trouve déjà constitué sans qu'il soit besoin, par surcroît, d'un principe égologique
(Ichprinzip) propre supportant tous les contenus et les unifiant tous une deuxième fois. » (E. Husserl,
Recherches logiques, Vème Recherche, § 4, p. 153 [354]).
84
52
conscient de ces risques et ne voulant pas que ce 'je' soit condition de possibilité pure et
formelle, précise qu''avec lui se présente une transcendance originale, non constituée, une
transcendance au sein de l'immanence". Mais que fait il sinon décrire la difficulté? ».86
S'appuyant sur la thèse du Husserl des Leçons pour une phénoménologie de la conscience
intime du temps sur l'unité synthétique qu'opère la conscience intime du temps "d'elle
même", Derrida remarque encore : « On devine les difficultés que Husserl rencontrera
quand il voudra concilier cette subjectivité absolue du temps dialectique avec l'"ego"
monadique, pose lui aussi, dans Idées I, comme subjectivité absolue. Comment cet "ego"
peut il être considéré comme unité absolue de tous les vécus si l'unité du temps et de la
subjectivité est déjà synthétique et dialectique […] Le dernier fondement de l'objectivité
de la conscience intentionnelle n'est pas l'intimité du "Je" a soi même mais le Temps ou
l'Autre, ces deux formes d'une existence irréductible a une essence, étrangère au sujet
théorique, toujours constituées avant lui, mais en même temps seules conditions de
possibilité d'une constitution de soi et d'une apparition a soi ».87 Nous laissons à plus tard
l’approfondissement de cette critique et l’horizon positif auquel il invite. C’est avec
Lévinas que nous allons tenter de penser cet approfondissement jusqu’au bout. Notons
simplement que le désir d’arrêter le travail « dialectique » du temps, comme le note
Derrida, et que nous analysons dans le sens d’une inclinaison dans le sens de la
systématicité scientifique (désir de fondation dans l’Ego), mais paradoxalement contraire
a la stricte rigueur phénoménologique, accouche d’un dédoublement symptomatique des
thèses sur le moi au cœur de l’écriture husserlienne, qui invitent a une méditation et a une
critique intérieur du penser husserlien.
86
87
J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, op. cit. pp. 149@150
Ibid., pp. 126@127
53
Nous sommes a présent prêts a à faire un pas en arrière. Guidés par les problèmes
soulevés dans les Idées, nous allons interroger le statut du moi dans la phénoménologie
encore épuré d'égologie transcendantale tel qu’elle se présente dans les Recherches
logiques et dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps.
Pour ce faire, nous allons revenir a deux thèses qui inaugures, chacune a sa façon, la
phénoménologie a ces débuts, a dire : la doctrine du remplissement dans l'intuition (qui
est a proprement parler une doctrine de la vérité), et la thèse sur la temporalité, que est
comme nous allons tenter de le démontrer une thèse sur la subjectivité d'avant la
réduction. Ce double geste, qui précède les leçons de Husserl sur l'Idée de la
phénoménologie (1907), texte ou Husserl formule pour la première fois la technologie
élargie de la réduction, nous permettra de mesurer l’exacte enjeu conceptuel et
phénoménologique des Idées au regard des Recherches logiques.
54
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Les Idées nous proposent de reconnaitre l'absolu, l'irréductible, dans le vécu pur, doublé
d’un moi pur. Contrairement a ce qui se donne par esquisses, le vécu accueille le donné
« d'un coup » et « entièrement », en tant que vécu, marquant ainsi l'ouverture du domaine
propre de la conscience, et plus tard, du moi pur (notre effort herméneutique et critique
dans le chapitre précédant fut de suivre la manière dont cet ouverture s'opère). Or déjà
dans les Idées I, la problématique de l'absolu, loin d'être résolue, est questionnée par
Husserl, et cela, au cœur même de l'analyse du temps : cette analyse s’interromps en effet
tout d’un coup, pour pointer ce qu’il nomme l'essentiel, l'absolu dernier et véritable,
indifférent a l' « absolu transcendantal », comme a la réduction :
L'absolu transcendantal que nous nous sommes ménagés par les diverses réductions, n'est pas en
vérité le dernier mot; c'est quelque chose (etwas) qui, en un certain sens profond et absolument
unique, se constitue soi@même, et qui prends sa source radicale (Urquelle) dans un absolu définitif et
véritable. 88
Et puis, sans approfondir l'analyse, Husserl indique le sens de cette remarque, pointant
« l'énigme de la conscience du temps »:
Par bonheur nous pouvons laisser de coté l'énigme de la conscience du temps dans nos analyses
préparatoires, sans en compromettre la rigueur.89
88
89
E. Husserl, Idées I, § 81, p. 274@275 [163]
Ibid., § 81, p. 275 [163]
55
Selon Husserl, la temporalité de la conscience, sans compromettre la rigueur des analyses
phénoménologiques (dans le sens des Idées, c'est@à@dire: la phénoménologie
transcendantale, la phénoménologie comme opérant la réduction gnoséologique), est plus
fondamentale que l'absolu transcendantal (le moi pur). Le « dernier mot » reviendrait,
outre la percée accomplit par la théorie de la réduction dans les Idées, a la conscience du
temps, ou au temps comme conscience. « L'absolu définitif et véritable, écrit dans ce sens
Dastur, ce n'est en effet rien d'autre que le continuum temporel qui lie des vécus
nécessairement a d'autres vécus de sorte qu'ils appartiennent tous a un même flux de
vécus ».90
Cette indication de Husserl est importante non seulement en ce qu'elle renvoie a
un avant plus fondamental que celui de la conscience constituante (l'avant du temps, de la
constitution du temps, de la conscience temporelle comme constitution du temps (qui,
comme nous le verrons plus tard, est une auto@constitution)) – avant qui traverse la
thématique de la réduction, c'est@à@dire le tournant transcendantal en question, sans en
être affecté – mais parce qu’elle nous oblige a nous tourner de manière neuve vers les
Recherches logiques et les Leçons pour une conscience intime du temps. L’horizon
auquel nous convoque le renvoi des Idées a la temporalité comme fondement ultime est
celui d’une phénoménologie d'avant la réduction gnoséologique (les Recherches
logiques), et, dans un deuxième temps, l'approfondissement de celle ci dans l'analyse de
la temporalité. Nous proposons a présent d’interroger, à l'aune des acquis théoriques des
Idées et de leur problématisation, la théorie du moi et de la vérité (impliquant celle de
l'intuition, du remplissement, et de la donation) telle qu'elle s'articule dans les Recherches
logiques.
90
Cf. F. Dastur, Husserl. De la mathématique a l'histoire, PUF, Paris 1999, p. 47.
56
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Une des caractéristiques des Recherches logiques, c'est le parti pris de neutralité dont
l’auteur se réclame tout au long de son travail. Dans l'introduction a la première des
Recherches logiques, Husserl écrit:
La phénoménologie pure représente un domaine de recherches neutres, dans lequel les différentes
sciences ont leurs racines. D'une part, elle est utile à la psychologie en tant que science empirique.
Par sa méthode pure et intuitive, elle analyse et décrit dans la généralité de leur essence les vécus de
représentation, de jugement, de connaissance, que la psychologie soumet à son investigation de
science empirique […] D'autre part, la phénoménologie révèle les « sources » d’où « découlent » les
concepts fondamentaux et les lois idéales de la logique pure, et jusqu'auxquelles il faudra les faire
remonter si l'on veut leur procurer « la clarté et la distinction » nécessaire a une compréhension
critique de la logique pure.91
Loin de trancher sur la question du logicisme ou du psychologisme, la phénoménologie
ouvre un domaine en deca tant du logicisme que du psychologisme (décidant ainsi non de
leur valeur scientifiques ou ontologiques, mais de leur statut épistémique), domaine
« neutre », dont la seule facture est d'élucider, grâce a une méthode descriptive, le sens
tant du logique que du psychologique. La phénoménologie, écrit Husserl, « se place avant
toute théorie empirique, par conséquent avant toute science du réel explicative, avant la
science physique de la nature d'une part, avant la psychologie d'autre part, et
naturellement aussi avant toute métaphysique. Elle ne veut pas expliquer, au sens
psychologique ou psychophysique, la connaissance, l'événement de fait dans la nature
objective, mais élucider (aufklären) l'idée de la connaissance d'après ses éléments
constitutifs ou encore d'après ses lois ».92 La phénoménologie, en ces débuts, est loin de
tout projet de fondation. Elle s'interroge sur le sens de l'apparaître : elle est une entreprise
d'élucidation (Klärung), comme le remarque très précisément J. Benoist.93 Contrairement
91
E. Husserl, Recherches logiques, Ière Recherche, Introduction, op. cit. § 1, p. 3 [3]
Ibid., § 7, p. 23 [21]
93
« La fonction de la phénoménologie [dans les Recherches logiques] semble tenir dans un mot…:
élucidation », écrit il. Cf. J. Benoist, "Phénoménologie et ontologie dans les Recherches logiques", in: La
représentation vide – suivi de Les Recherches logiques, une œuvre de percée (Dir. J. Benoist et J.@F.
92
57
aux textes des années 1910@1930, ou la phénoménologie se caractérise comme projet de
fondation (la phénoménologie comme science première, l'inflexion métaphysique de la
phénoménologie dans le sens d'une prima philosophia, dont l'ancêtre reconnu n'est autre
que Descartes, et qui, a partir de l’Idée de la phénoménologie et jusqu'aux Méditations
Cartésiennes et a La crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale
représente
le
philosophie
moderne
par
excellence,
que
la
phénoménologie a pour tache de mener un pas plus loin), l’idéal de science ici est plus
humble : élucidation et non fondation. On peut ainsi distinguer, au cœur de l’œuvre de
Husserl, deux idéaux de science : l’un caractérisé par le terme de la klarung,
d’élucidation, et dont le premier tome des Recherches logiques (Prolégomènes a la
logique pure ), fournit le texte de base ; l’autre, caractérisée par le terme de fundierung, et
dont le texte maitre est le fameux article paru dans la revue Logos en 1911, La
phénoménologie comme science rigoureuse, ou bien la première des cinq Méditations
Cartésiennes. Entre ces deux idéaux de science – entre l’idéal de l’élucidation et celui de
fondation – il persiste une différence qui incline la phénoménologie dans deux sens
différents. Pour formuler la chose de manière très simple, on dira que l’idéal de
fondation, dans le cas de la problématique du moi, se paye d’un prix phénoménologique
qui consiste à ne plus suivre de manière rigoureuse ce que l’intuition révèle
immédiatement à la conscience. L’abandon de la neutralité métaphysique des Recherches
Courtine), PUF, Paris 2003, p.112. C’est ainsi aussi que E. Fink, lorce qu’il veut dire comment il s’inscrit
dans l’horizon phénoménologique dans sa recherche sur la représentation et l’image, le dit dans les termes
d’élucidation : « L’élucidation de l’équivoque, écrit il, devient le thème d’une analyse
phénoménologique… Notre analyse singulière s’inscrit dans l’espace de la recherche phénoménologique,
espace inauguré par les traveaux fondamentaux d’E. Husserl. » (E. Fink, « Re@présentation et Image –
contribution a la phénoménologie de l’irréalité » in : De la phénoménologie (1933) (trad. D. Franck), Les
éditions de Minuit, Paris 1974, p. 15).
58
logiques par les Idées, est le symptôme du passage de la phénoménologie de l’idéal
d’élucidation à l’idéal de fondation.
Car la neutralité dont se réclame Husserl est avant tout un principe d'abstinence
métaphysique. Ce qui est mis en suspens, c'est la question même de la valeur tant du
monde que de la sphère du psychique: « La question de l'existence et de la nature du
‘monde extérieur’ est une question métaphysique », écrit Husserl ; question, poursuit il,
qui ne concerne pas la phénoménologie, qui en tant que théorie de la connaissance a pour
tache « l'élucidation (Klärung) générale de l'essence idéale ou le sens de la pensée
connaissante… »94. L'analyse phénoménologique intervient dans le projet neutre
métaphysiquement d'amener a la clarté et a la distinction les idées logiques elles mêmes,
recourant au rôle fondamentale que tient l'intuition dans ce projet : « Nous voulons
retourner aux ‘choses elles mêmes’. Par le moyen d'intuitions complètes, nous voulons
nous rendre évident que ce qui est donné ici dans une abstraction actuelle est vraiment et
réellement ce que veulent dire les significations des mots dans l'expression de la
loi… »95. L'intuition érigée en principe méthodologique – l'évidence comme critère de la
vérité – permet de faire abstraction des questions métaphysiques, tout en interrogeant le
caractère propre du donné, procurent l’accès au sens que peuvent avoir les choses pour la
conscience : « … le caractère de l'évidence nous fournit déjà un critère descriptif qui
distingue ces perceptions les unes des autres indépendamment de toute présupposition à
l'égard des réalités métaphysiques »96, résume Husserl, au terme des Recherches.
94
E. Husserl, Recherches logiques, Ière Recherche, Introduction, op. cit. § 7, 18 [18]
Ibid., § 2, p. 6 [6]
96
E. Husserl, Recherches logiques, VIème Recherche, Appendice, op. cit. p. 273 [225].
95
59
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Le retour à la conscience que proposent les Recherches logiques est un retour à la
conscience sans moi. La neutralité des Recherches logiques a autant trait à la sphère du
physique (la question du statut du monde, de l’objectité), qu’a la sphère du psychique, a
ce que Husserl nomme la « métaphysique du moi »97. Il nous est possible à présent de
formuler notre question de départ : comment la phénoménologie épuré de métaphysique,
celle des Recherches logiques, envisage le thème du « moi pur »? Pour répondre a cette
question, une interrogation sur le statut de la conscience s’impose.
Dans les premiers chapitres de la Vème Recherche, Husserl propose trois
acceptions de la notion de conscience : la conscience entendue comme composante
phénoménologique du moi (Chap. 1), la conscience en tant que perception interne (Chap.
1), et la conscience comme vécu intentionnel (Chap. 2). Dans ces chapitres, Husserl
s’efforce à réfuter la première définition de la notion de conscience – celle qui pose, au
fond de la conscience, un moi. Contre Paul Natorp98, l’objection de Husserl est simple :
97
E. Husserl, Recherches logiques Vème Recherche, op. cit. §8, p.161 [361], note (I).
Husserl cite ici le § 4 de l'Einleitung in die Psychologie nach kritischen Methode de Natorp: « Le moi, en
tant qu'il est le centre subjectif de référence pour tous les contenus dont j'ai conscience, s'oppose d'une
manière tout a fait originale à ces contenus, il n'entretient pas avec eux une relation du même ordre que
celle qu'ils entretiennent avec lui, ses contenus n'ont pas conscience de lui comme lui a conscience du
contenu… Etre moi ne veut pas dire être objet, mais être en face de tout objet cet être pour qui quelque
chose est objet." (P. Natorp, cité d'après: E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, § 8, p. 159
[359]). Selon Natorp, il y a un sens privilégiée au moi, que l'objectivation réduit, et qui est réfractaire à une
telle pratique réductionniste. Le moi est « tout a fait rebelle a toute description plus précise », écrit Natorp
(ibid.) et permet de rendre compte de notre rapport aux choses et a nos perceptions internes. Nous nous
limitons ici a la seule exposition sommaire et synthétique que donne Husserl de Natorp, l'objet de cette
analyse n'étant pas une comparaison entre Husserl et Natorp, mais de mesurer l’enjeu du débat qui se joue a
l'intérieur du texte husserlien. Notons encore que la position de Natorp attaqué par Husserl dans les
Recherches logiques ressemble étrangement à celle que préconisera Husserl, quelques 13 ans plus tard.
Ainsi, Husserl écrit dans les Idées: « Dans les Recherches logiques j'ai adopté dans la question du moi pur
une position sceptique que je n'ai pu maintenir avec le progrès de mes études. La critique que j'ai dirigée
sur Natorp n'est donc pas concluante sur un point essentiel. » (E. Husserl, Idées I, § 57, p.190, note [109]).
Pour une étude plus détaillée de l’analyse du moi pur dans la Veme Recherche logique et de son rapport a
la philosophie de Natorp et de Brentano, cf. encore D. Zahavi, Subjectivity and Selfhood – Investigating the
First Person Perspective, MIT Press, Cambridge 2005, en particulier chap. 2 : « The concept(s) of
Counsciousness in Early Phenomenology », pp. 31@72.
98
60
elle consiste à constater tout simplement que le moi n’apparais nulle part : « …je dois
reconnaître, écrit Husserl, que je ne puis absolument pas arriver à découvrir ce moi
primitive, en tant que centre de référence nécessaire ».99 Pour Husserl, contrairement au
néo@kantisme de Natorp, il n’y a aucune raison phénoménologique d’attribuer l'origine de
nos perceptions a un moi. La perception interne (deuxième définition de la conscience),
et plus tard la conscience comme vécu intentionnel (troisième définition de la
conscience), permettent parfaitement de rendre compte de cette « origine », selon
Husserl. Mieux, dans la mesure où la conscience constate un moi, elle le constate
exactement sur le même mode que tout objet transcendant. Aucun privilège, donc, n’est à
donner au moi :
De même que l'orientation de l'attention sur une pensée, une sensation, un sentiment de malaise,
etc., fait de ces vécus des objets de perception interne sans en faire pour cela des objets au sens de
choses, de même ce centre de référence qu'est le moi et toute relation déterminée du moi a un
contenu seraient aussi, en tant que remarqués, donnés objectivement.100
Bien que le moi ne soit pas une chose, il n’est pas appréhendé autrement que tout objet de
la perception interne. Rien n’impose le dédoublement d’un moi dans la conscience, sinon
cette propriété pour le moi d'être – en tant qu'objet de la conscience – plus proche de la
conscience que les autres apparaissant transcendants. Or cette proximité n’en fait pas
autre chose qu’un apparaissant, qu’un phénomène transcendant : il ne peut être dit
antérieur ou lié a la conscience de manière inhérente. La neutralité métaphysique des
Recherches logiques impose à Husserl cette discipline stricte qui consiste à ne décrire que
ce qui apparaît tel qu’il apparaît. Or le moi n’apparais pas comme faisant partie de la
structure propre de la conscience. La conscience intentionnelle est un rapport neutre et
99
E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, op. cit. §8, p.161 [361]
Ibid., § 8, p. 161 [360]; notons que ce passage est déjà marqué par le style propre de la description
phénoménologique: il révèle ce qui, du point de vue de la psychologie descriptive suffit pour élucider le
premier niveau, pour dans un deuxième temps révéler les structures a priori et l'eidétique – moment
proprement phénoménologique de la description.
100
61
premier avec tout phénomène. Le moi, conclut Husserl, est un phénomène parmi
d’autres :
… le moi demeure un objet individuel, une chose, qui, comme tous les objets du même genre, n'a,
du point de vue phénoménal, pas d'autre unité que celle qui lui est donnée par la réunion de ses
propriétés phénoménales, et qui se fonde sur l'existence propre du contenu de celle ci.
Et Husserl de conclure :
…le moi phénoménologique, ou l'unité de la conscience [unité qui est le fruit d'une opération de
synthèse propre a la conscience elle même, et dont l'analyse de la temporalité procurera le détail
(E.S.)], se trouve déjà constitué sans qu'il soit besoin, par surcroît, d'un principe égologique
(Ichprinzip) propre supportant tous les contenus et les unifiant tous une deuxième fois. Ici comme
ailleurs la fonction d'un tel principe serait incompréhensible.101
La position de Husserl dans les Recherches logiques est claire: « Le moi est aussi bien
perçu que n'importe quelle chose extérieure ».102 Le moi ne fait pas partie du vécu, n'est
pas impliqué par lui. L'analyse phénoménologique découvre le moi, mais il le découvre
comme une modification de la conscience analysante plutôt que comme composante
propre de la conscience.103 Au deuxième chapitre (§12), qui traite de la conscience en tant
que vécu intentionnel, Husserl distingue en effet entre le moment de la description et le
fait même du vivre, de la conscience comme vécu. L'erreur serait cependant de confondre
la modification typique qu’opère l'analyse du vécu au vécu – soit le moment de la
description – avec la nature propre du vécu (immédiat, et sur lequel la description – en
vertu de la modification qu'elle opère sur sa matière – n'a pas prise). L’analyse que
101
Ibid., § 4, p. 153 [354]
Ibid., § 8, p. 163 [362]
103
Il ne faut pas confondre cette critique du moi avec celle empiriste, tel par exemple qu’elle s’articule chez
Hume. Malgré les accents qui rapprochent l’analyse phénoménologique de cette tradition, et plus
précisément, dans notre contexte, de la critique humienne de l’identité personnelle, l’analyse empiriste est
ce que Husserl dénonce sous le terme de psychologisme. L’analyse empiriste traite de la conscience en
termes naturalistes, feignant de reconnaître la priorité de l’intentionnalité pour toute analyse de la
conscience, et manquant ainsi le sens phénoménologique de la distinction entre le réel et l’idéal. Ces
thèmes font l’objet du premier tome des Recherche logique, ou Husserl traite explicitement des erreurs de
l’empirisme, Cf. E. Husserl, Recherches logiques I, Chap. VII : Les préjugés psychologistes, § 41@§ 51, pp.
171@211 [156@191]).
102
62
propose Husserl révèle sur ce point toute l'ambiguïté, et tout le nœud de la question du
moi:
Dans la description, la relation au moi vivant (erlebende Ich) ne peut être éludée; mais a chaque
fois, le vécu lui@même ne consiste pas en une complexion qui contiendrait la représentation du moi
comme vécu partiel [le moi ne fait donc pas partie du vécu dans le sens phénoménologique du
terme (E.S)]. La description s'effectue sur la base d'une réflexion objectivant; en elle, la réflexion
sur le moi se combine avec la réflexion sur le vécu d'acte pour former un acte relationnel, dans
lequel le moi lui@même apparais comme se rapportant, au moyen de son acte, a l'objet de celui@ci.
Une modification descriptive essentielle se trouve ainsi manifestement réalisée. Et surtout celle@ci:
l'acte originaire n'est plus seulement la tout simplement, nous ne vivons plus en lui, mais nous
faisons attention a lui et portons un jugement sur lui.104
Contrairement aux analyses des Idées, Husserl ne décrit pas ici la réflexion comme accès
privilégiée au moi pur, mais comme produisant de l’égoïté, comme faisant apparaître le
moi (le moi, secondaire dans l’ordre de la constitution, ne peut ainsi être interprété
comme principe (Ichprinzip) (cf. § 4)), réalisant ainsi une « modification descriptive
essentielle », qui consiste à ne plus « vivre » l'acte originaire, mais à se rapporter a lui
dans une attitude judicative. Husserl reconnaît ici la modification par laquelle la réflexion
produit (ou « forme ») le moi vivant. Le statut du moi vivant en est éclairé d'un jour
nouveau : il n'est plus impliquée dans la conscience en général, il ne fait plus partie du
vécu en tant que tel, mais en est une modification particulière. La conscience en tant que
tel n’implique plus aucun « moi pur ».
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Notre objectif étant de mesurer la différence entre les Recherches logiques et les Idées
quant a la question déterminante du statut du moi, nous proposons un exercice un peu
scolaire, mais qui permettra de reconnaître clairement la différence entre les Idées et les
Recherches logiques : nous proposons de comparer les textes de la Vème Recherche
104
E. Husserl, Recherches logiques, Recherche V, op. cit. Chap. 2, § 12, p. 179@180 [377]
63
logique de la première édition a celle de la deuxième édition, révisée a l'aune des acquis
théoriques des Idées I (la deuxième édition des Recherches, qui date de 1913, est
strictement contemporaine des Idées I). Cet exercice s’impose d’autant plus que les
analyses de la Vème Recherche logique ont subis d'importants changements,
rectifications, et reformulations, à tel point que Husserl a supprimé dans la deuxième
édition des passages entiers, et est allé jusqu'à supprimer un paragraphe entier (le § 7)105.
La révision massive qu'ont subit ces chapitres est hautement significative, car elle révèle
le différent entre les Recherches logiques et les Idées, notamment autour de la question
du statut du moi. Ainsi, quelques 12 ans après la rédaction des Recherches logiques,
Husserl écrit :
La cinquième Recherche Des vécus intentionnels et de leurs « contenus », a dû subir de profondes
modifications. Avec elle, je me suis attaqué à des problèmes cardinaux de la phénoménologie à
propos desquels un degré considérablement supérieur de clarté et d’évidence pouvait être atteint,
sans qu’il fut nécessaire de modifier la structure et le contenu essentiel de cette Recherche. Je
n’approuve plus ma contestation du moi pur…106
Outre des ajouts a l'intérieur de la deuxième édition des Recherches logiques qui
témoignent clairement de la centralité que, a partir des Idées I, prendra la question de
l'épochè et de la réduction phénoménologique, et sur lesquels nous n'allons pas nous
attarder107, interrogeons de plus près ceux qui ont traits a la question du moi pur.
105
Il serait révélateur de faire systématiquement cet exercice. Un travail pareil a été entrepris par Ulrich
Melle, qui interroge la « réécriture » de la VIème Recherche quant a la question de la « représentation
vide » (Cf. U. Melle, « La représentation vide dans la réécriture de la VIe Recherche logique », in: La
représentation vide – suivi de Les Recherches logiques, une œuvre de percée (Dir. J. Benoist et J.@F.
Courtine), PUF, Paris 2003, pp. 253@264). Notre exercice, qui porte sur la Ve Recherche, se concentrera sur
le statut du moi.
106
E. Husserl, Recherches logiques 1 – Prolégomènes à la logique pure, Op. cit. « Préface de la deuxième
édition », XVIII [XV@XVI]
107
La plus symptomatique étant celle qui figure au deuxième paragraphe du § 2, que Husserl ajouta pour la
deuxième édition, et ou l'on retrouve le principe même de l'épochè. Voici l'ajout de 1913: « Indiquons
aussitôt que ce concept du vécu peut être pris dans un sens purement phénoménologique, c’est à dire de
telle sorte que toute relation avec l'existence empirique réelle soit exclue: le vécu au sens psychologique
descriptif (phénoménologie empirique) devient alors un vécu au sens de la phénoménologie pure » – et
Husserl ajoute en note un renvoi explicite aux Idées.
64
A la fin du § 4 de la Vème Recherche logique, au lieu ou, dans la première
édition, il s'écarte le plus de l'idée du principe égologique redoublant la conscience, le
Husserl de 1913 introduit la remarque suivante : « Comme il ressort des passages cités
plus haut des Idées (§ 57, § 80), l'auteur n'approuve plus sa propre opposition a la théorie
du moi « pur », exprimée déjà dans ce paragraphe 4 »108. Cette remarque indique le
changement d'orientation qu'a pris la phénoménologie après 1907. Or ce qui exige plus
d'attention, c'est l'omission de tout un paragraphe, le paragraphe 7, dans la deuxième
édition. Pourquoi supprimer tout un paragraphe, si, de toute manière, l'auteur avoue se
détacher des conceptions qui furent les siens en 1901? Mieux : si, comme le note Husserl
dans son Addendum a la deuxième édition, la question du moi n'a pas d'importance pour
le cours ultérieur des recherches109, pourquoi taire ce paragraphe dans la deuxième
édition ? Regardons@y de plus près.
Le paragraphe 7 met en parallèle, face à la phénoménologie pure, la psychologie
et la science de la nature. Or il le fait ici en délimitant de la manière la plus claire la
différence entre une philosophie du moi (qui suppose une métaphysique du moi (ou de
l'âme), c'est@à@dire une conception claire du statut epistémologico@transcendantale du
moi) et de la nature (qui suppose une métaphysique de la matière, du physique, de la
corporéité), et une phénoménologie qui se meut dans l'élément de la neutralité
métaphysique: « A l'exigence d'une psychologie sans âme, c'est@à@dire d'une psychologie
108
E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, op. cit. § 4, note (I), p. 153 [354]; Rappellons que
l’on trouve dans les Idées I une note parallèle qui renvoie aux Recherches logiques, comme on la vu dans le
précédent chapitre.
109
« Faisons remarquer expressément que la prise de position adoptée ici (et que, comme je l'ai dit, je
n'approuve plus), concernant la question du moi pur, demeure inessentielle pour les recherches de ce
volume. » (E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, Addendum, op. cit. p. 163 [363]). A propos
de cette remarque de Husserl, nous rejoignons le jugement de J.@F. Lavigne, qui l’estime peu convaincante
vu les enjeux théoriques qu’elle implique (Cf. Husserl et la naissance de la phénoménologie, op. cit., p.
363).
65
qui fait abstraction de toutes présomptions métaphysiques en ce qui concerne l'âme, et
qui en fait abstraction puisqu'elles ne pourraient devenir des évidences que dans une
science achevée, correspond l'exigence d'une « science de la nature sans corps », c'est@à@
dire d'une science de la nature qui écarte provisoirement toute théorie sur la nature
métaphysique du physique ».110. Pour le Husserl de 1901, il y a un parallèle à tirer entre
le physique et le psychologique, entre le régime du corps et celui de l'âme: la
phénoménologie se doit de faire abstraction tant de l'âme (ou du moi), que du corps
(laissant leur statut dans l’indétermination ontologique qui reflète le pari de neutralité pris
par Husserl dans l’édition de 1901 des Recherches logiques). La phénoménologie pure, la
phénoménologie neutre, n’accepte aucun de ces deux éléments métaphysiques, souhaitant
se mouvoir dans la seule sphère de l'évidence. Est donc établit la stricte contemporanéité
entre l'âme et la matière, entre le moi et l'existence corporelle. La pratique des Idées, nous
l’avons vu, enfreindra ce parallèle : si la réduction atteindra la sphère du corps (tant du
corps humain que du corps en général), il déclarera le moi « irréductible » (le fameux §
54 des Idées), et fixera son statut transcendantal. Or qu’est ce qui permet de distinguer,
pour parler un langage cartésien, l'ego pur de l'ego comme res (cogitans)? En vertu de
quel droit phénoménologique Husserl réduit il dans les Idées le res, tout en maintenant
l'ego (d’autant plus que tout le § 6 s'attache à démontrer l'impossibilité − en régime
phénoménologique − d'opérer une telle séparation)?111 Première question, a laquelle nous
reviendrons tout de suite.
110
E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, op. cit. § 7 (retranché de la deuxième édition) – cité
ici selon l'édition française, page 349
111
Remarquons qu’a moins de penser une hétérogénéité conceptuelle entre les deux res (extensa et
cogitans) – ce qui ne va pas de soi, tant eu égard a la métaphysique cartésienne, qu’a la nature même de ces
concepts –le geste husserlien suppose un saut.
66
Poursuivons pour l’instant notre exercice de comparaison des deux éditions des
Recherches logiques. Les deux autres omissions importantes (il y a de nombreux
changements mineurs dont nous ne rendrons pas compte, même s'il serait intéressant de
les examiner), ont traits à la question du temps. L'une figure a la fin du § 4, l'autre est un
remaniement de la fin du § 6. Commençons par le § 4. Ce paragraphe, qui se termine
dans la deuxième édition par la constatation selon laquelle le principe égologique est
superflu, comprenait dans la première édition un dernier passage, ou Husserl amorce son
interrogation de la temporalité. Cette interrogation est déterminante, et cela pour la raison
suivante : Husserl, se passant du principe égologique, est sommé de répondre a la
question de l’unité, ou de l’unification, des vécus.112 C’est précisément sur la question de
l’unité des Erlebnissen que Husserl se penchera, entre autres, dans ces Leçons pour une
phénoménologie de la conscience intime du temps. Cependant, même si ce n'est que dans
les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps qu'on trouvera
une théorie complète de l'unification des vécus « d’eux@mêmes », sans l'aide d'un principe
unificateur, déjà les Recherches logiques anticipent ce mouvement, dans un passage au §
6 que nous étudierons tout de suite. Or l'amorce de la question se fait un peu avant : dans
la première édition, le thème du temps, de la conscience comme temps, apparaît
immédiatement après la réfutation de l’Ichprinzip. Continu que, dans la deuxième édition,
Husserl romps. Même si la question relative a l'unité des vécus n'est pas posée
explicitement dans ce texte, le passage omit par Husserl semble être motivée par elle :
112
Le passage des Recherches logiques aux Idées, et le changement de position de Husserl quant a la
question du moi, est souvent attribuée au problème de l'unité de la conscience, qui semblerait manquer chez
le Husserl des Recherches. (Cf. entre autres, A. L. Kelkel et R. Schérer, Husserl, PUF, Paris 1971, pp. 38@
44). Une certaine pensée de l’unité de la conscience est en effet assurée dans les Idées – précisément grâce
au motif transcendantal, et dans un compagnonnage étroit, même si révisé, avec le criticisme kantien. Or, et
le travail que nous entreprenons ici tente d’éclairer ce point, déjà le Husserl des Recherches logiques (et
plus intensivement celui des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps)
s'interroge sur ce problème, en y répondant dans les termes d’une doctrine de la temporalité.
67
comment parler de l'unité de la conscience, si, par ailleurs, on exclut le principe du moi?
Et Husserl de suggérer dans le texte de 1901 : il y aurait un « moi phénoménologique de
l'instant » − ce que dans les Idées il nommera la « forme qui persiste alors que la matière
est toujours nouvelle » (Idées, § 81) − distinct du moi phénoménologique dans la durée
(qui serait le « moi pur » dans le sens des Idées) et du moi en tant qu'objet permanent (le
moi psychologique, que tant les Recherches logiques que les Idées réduisent). Voici la
version de 1901: « Pour être plus précis, nous devrions distinguer entre le moi
phénoménologique de l'instant, le moi phénoménologique dans la durée, et le moi en tant
qu'objet permanent, en tant que ce qui demeure dans le changement. »113 Or, poursuit
Husserl, d'un point de vue purement phénoménologique, ce qui importe c'est de constater
l'unité des vécus, vérité phénoménologique qui déborde la question de la réduction (le
moi est il une chose (la moi comme psyché, ou comme objet intentionnel) ou un principe
(transcendantal et irréductible)). L'unité des vécus, selon Husserl dans le passage que la
deuxième édition omet, est assurée par l'intermédiaire d'un entrelacement de vécus, qui
renvoient les unes aux autres selon une loi temporelle que la phénoménologie doit établir,
mais qui se passe d'un « principe unificateur »: « Ce qui seul importe dans le cas présent,
écrit Husserl, c'est l'aspect phénoménologique, et il est certain a ce propos que le moi
réduit phénoménologiquement, c'est@à@dire le moi quant a l'ensemble des vécus qui
évoluent de moment en moment [notons l'usage encore très flou de la notion de
réduction dans ce passage de 1901 – il s'agit ici simplement de la considération des
vécus, sans qu'il y ait a "opérer" une réduction dans le sens des Idées] porte en lui@même
113
E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, fin du § 4, omit dans la deuxième édition; dans
l'édition française, le passage figure aux pages 344@345.
68
son unité, que du point de vue causal on le considère ou non comme une chose ».114
L'unité appartient a la conscience – Husserl dira ici: au moi phénoménologique de
l'instant − car elle dépend de la seule temporalité de la conscience, quoi qu'il en soit du
statut du moi que la réduction dévoile. Le premier passage omis par la version de 1913
est caractéristique: brisant la continuité entre la réfutation du Ichprinzip et l'établissement
du noyau temporel de la conscience, il renforce le problème des Recherches logiques
touchant à l’unité des consciences, problème auquel le transcendantalisme des Idées va
pourvoir.
Ce passage n'est pas le seul à traiter de la question de la temporalité, ni le plus
important. Sans doute que dans la première édition, il ne faisait que préparer une analyse
du temps qui, au § 6, se cristallise. En effet, au § 6 (« Origine du premier concept dans le
second »), Husserl déploie, dans une anticipation remarquable, ce qu'on peut nommer
l'embryon phénoménologique de ce qui constituera, quelques années plus tard, l'analyse
husserlienne du temps. Le paragraphe 6 se révèle ainsi d'une importance capitale: il ouvre
un double horizon qui, par rapport aux Idées, sont caractéristiques de la fécondité et de
l'ouverture de la phénoménologie neutre des Recherches logiques.
114
Ibid., p. 345
69
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Le § 6 s'ouvre sur l'analyse de l'évidence cartésienne première: cogito, ergo sum.115 Le
sum, le je suis, n'est pas ici le moi empirique, car contrairement au moi empirique, le sum
est indubitable : il a le caractère de l'évidence116. Or, interroge Husserl, il faut encore
pouvoir dire la modalité propre du sum, de l'existence ou de l'être du je. Et Husserl de
répondre: le je suis n'a pas trait a l'être de la conscience (ce qui le renverrai au moi pur
des Idées), mais a la structure même de la conscience comme conscience de…, comme
intentionnalité.
Ce n'est pas seulement le je suis qui est évident, mais d'innombrables jugements de la forme je
perçois ceci ou cela − pour autant que ce faisant je ne me contente pas de présumer, mais que je
suis assuré avec évidence de ce que le perçu m'est aussi donné tel qu'il est présumé…Tout ces
jugements partagent le sort du jugement je suis, ils ne sont pas complètement saisissables ni
exprimables conceptuellement, ils sont seulement évidents dans leur intention vivante…117
115
Le renvoie a la formule moins scientifique de l'évidence cartésienne –le ego cogito, ergo sum, qui figure
dans le Discours de la méthode − est caractéristique du rapport de Husserl a Descartes. La formule plus
scientifique, celle qui parait dans les Méditations métaphysiques, n'établit pas le cogito comme évidence
première, mais comme attribut essentiel de l'ego, qui lui, est dit premier: l'ego sum, ego existo des
Meditations sont l'évidence première (affirmation a la première personne d'une vérité propre a l'existence
immédiate de l'ego), par rapport a laquelle le cogito constitue une réponse quant a la question de l'essence
(quid est?): la res cogitans est l’attribut essentiel de l’ego, non pas son indice d’évidence. Nombreux
commentateurs de Descartes s’entendent ainsi quant au caractère ontologique de l’évidence cartésienne
première (qui a trait a l'être du sum: ego sum, et non au cogito comme faculté). (Cf. a ce sujet, être autres,
Alquié (F.), La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes (1950), PUF, Paris 1987, pp. 180@
200 ; ou, plus récemment, Marion (J.@L.), Sur le prisme métaphysique de Descartes, PUF, Paris 1986, pp.
137@160). Rappelons encore a ce propos la remarque de Husserl lui@même, dans Philosophie première,
selon laquelle « Derrière la trivialité apparente de sa proposition célèbre ego cogito, ergo sum, s’ouvrent en
effet des gouffres par trop béant et obscurs » (E. Husserl, Philosophie première, PUF, Paris 1970, § 10, p.
89), remarque que Marion qualifie d’ « extraordinairement pertinente », et qu’il oppose a la formulation de
la IIè Méditation qui, contrairement au solipsisme de la formule populaire, dégage une « altérité originaire
de l’ego » (cf. J.@L. Marion, « L’altérité originaire de l’ego – Meditatio II », in : Questions cartésiennes II –
sur l’Ego et sur Dieu, PUF, Paris 1996, §4, pp.19@31).
116
Déjà sur ce point Husserl se sépare de Descartes qui, tel qu'il s'en explique dans La crise des sciences
européennes et la phénoménologie transcendantale, n'aurait pas assez soigné la délimitation selon le
principe de l'évidence, et aurait ainsi confondu – ou en tout cas permis la confusion – du
phénoménologique et du psychologique, de l'ego et du psyché (Cf. E. Husserl, La crise des sciences
européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit. § 17@§19, pp. 87@94).
117
E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, § 6, p. 156@157 [357] ; Dans les Méditations
Métaphysiques, Descartes définit l’ego sum comme res cogitans, pour en suite définir la pensée comme
tout ce qui est relatif a l’ego: «Qu’est ce qu’une chose qui pense ? C’est une chose qui doute, qui concoit,
qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent » (Cf. R. Descartes,
Méditations Métaphysiques, op. cit. p. 43).
70
On retrouve ici la thèse husserlienne de l'intentionnalité comme essence de la conscience.
C'est l'intention vivante, et non l'ego cogito en tant que soutient des cogitationes (ou bien,
pour parler le langage des classiques, l'ego cogito comme substantia), que Husserl retient.
Les cogitationes – la perception qui prends la forme du jugement : je perçois ceci ou cela
– suffisent a eux seuls, pourvue qu'ils soient signés de la marque de l'évidence, c'est@à@
dire qu'ils s'enracinent dans une intention vivante. Autrement dit: il ne reste ici rien de
l'ego comme substantia : seul la cogitatio pur, la pure perception, reste.118 Le « Je » n'est
pas l'instance dernière qui permet le jugement, qui permet l'adéquation dans la conscience
du cogito et des cogitationes, mais c'est au contraire le perçu qui assure au « Je » son lieu
d’être: « dans le jugement je suis, explicite Husserl, ce qui, sous le Je est perçu
adéquatement, constitue précisément le noyau qui, seul, rend possible l'évidence et la
fonde ».119
Dans l'édition de 1913, Husserl ajoute ici une note. Elle vaut la peine d'être cité
intégralement, car elle est symptomatique de l'écart entre la phénoménologie neutre des
Recherches logiques et celle transcendantale des Idées :
Cet exposé, emprunté sans modification essentielle au texte de la première édition, ne tient pas
compte de ce fait que le moi empirique est une transcendance au même titre que la chose physique.
Si l'élimination de cette transcendance et la réduction au donné d'une manière purement
phénoménologique ne laissent pas subsister un moi pur comme résidu, il ne peut alors y avoir non
plus l'évidence véritable (adéquate): "Je suis". Mais si cette évidence existe véritablement comme
118
Ainsi, a propos du rapport entre la conscience intentionnelle et le dépassement du sujet comme
substance, F.@D. Sebbah note : « La découverte de l’intentionnalité suppose de se libérer d’une entente
substantielle, et, dès lors, statique, de type cartésien, de la conscience. Aussi la réciprocité cartésienne entre
conscience et ego peut@elle — et même en un sens doit@elle – être défaite. Si, la conscience est une pure
flèche, il ne faut plus la penser comme une substance@fondement au sens d’un support qui, comme
“ramassé” sur lui@même, “supporterait” ses accidents : comme pur “éclatement vers” elle@même se libérer
de l’Ego, si ce dernier est, au contraire, le mouvement même de “ramener à soi” et d’abord de “se ramener
à soi”. Et effectivement, certains textes husserliens, ceux du “premier Husserl”, décrivent la conscience en
faisant l’économie de l’Ego : ainsi la conscience est@elle décrite, dans les Leçons sur la conscience intime
du temps, comme le flux originaire des vécus dont l’unité est temporelle ; c’est@à@dire qu’ici Husserl fait
l’économie de tout Ego comme “pôle de centration” pour assurer l’unité de la conscience. » (F.@D. Sebbah,
L’épreuve de la limite. Derrida, Henry, Levinas et la phénoménologie, PUF, Paris 2001, pp. 24@25, note
2).
119
Ibid., § 6, p. 157 [357]
71
adéquate – et qui voudrait le nier? – comment pouvons nous nous dispenser d'admette un moi pur?
Celui@ci est précisément appréhendé dans l'accomplissement de l'évidence cogito, cet
accomplissement pur le saisit eo ipso d’une manière phénoménologiquement pure et nécessairement
comme sujet d’un vécu « pur » du type « cogito ».120
Si on ne laisse rien subsister après la réduction du moi empirique, explique le Husserl de
1913, il serait impossible d'avoir l'évidence de l'existo, du « Je suis ». Si la réduction ne
laisse pas subsister un moi pur comme résidu, « il ne peut alors y avoir non plus
d'évidence véritable (adéquate): ‘Je suis’. ». Autrement dit: l'évidence véritable,
l'évidence « adéquate », dépends ici de la position d'un moi pur. Ou pour emprunter un
langage transcendantal: le moi pur est la condition de possibilité de l'évidence (Je suis).
Husserl poursuit ainsi : « Mais si cette évidence existe véritablement comme adéquate −
et qui voudrait le nier ? − Comment pouvons nous nous dispenser d'admettre un moi
pur? » Cette question concentre l'essentiel de l'objection du Husserl de 1913 au Husserl
de 1901: pour le Husserl de 1913, l'évidence – l’intuition immédiate et adéquate comme
principe des principes de la phénoménologie – actualise le moi pur, l’évidence
primordiale étant le « je suis », le cogito sur le mode du je suis, le cogito comme modalité
essentielle du je suis. Une question se pose pourtant – celle qu'aurait pu ou du lui poser
en retour le Husserl de 1901: en quel sens tout cogitatio est cogitatio d'un ego? Et l’est@il
de fait? Nous savons comment les Idées répondent à ces questions : tout cogito est
cogitatio d'un ego pur. Le moi pur est le rayon, l’Ichstraal, qui parcourt toute
intentionnalité.
Or
le
Husserl
des
Recherches
logiques,
le
Husserl
neutre
métaphysiquement, refuse le Ich prinzip, et cela, comme il l’indiquait au § 4, pour des
raisons strictement phénoménologiques. D’où une série de questions, qui permettront de
nous rapprocher de la doctrine husserlienne de la vérité dans les Recherches logiques:
120
Ibid.
72
que doit être la conscience pour que le cogito ne soit pas une modalité du « je suis », mais
pour que le « je suis » soit une modalité – Husserl dira: une modification – du cogito, du
vécu intentionnel, de la conscience comme vécu pur? Ou bien: que doit être la doctrine de
l'évidence adéquate – ou de la vérité – pour que l'assertion du type « je suis » soit une
possibilité essentielle du cogito sans pourtant en être l’actualisation? Ces questions sont
primordiales pour examiner de près toute la portée de la thèse husserlienne de 1901. La
VIème Recherche permettra cela : elle traite systématiquement de la notion d'évidence et
de vérité. Voila le premier horizon que nous ouvre le § 6 de la Vème Recherche.
Il nous reste encore à nous pencher sur la question du temps dans les deux
versions des Recherches logiques. Au § 6 de la Vème Recherche logique, pour la
première fois, Husserl élabore la question du temps – élaboration qui est une anticipation
de la thèse husserlienne du temps de 1905. Celle@ci, comme au § 4, apparaît précisément
au lieu ou Husserl réfute la référence au moi pur dans la première édition des Recherches.
Comme au § 4 – mais cette fois de manière bien plus élaborée – Husserl enchaîne de la
réfutation du « moi pur » a la doctrine de la conscience temporelle121. D’où l’hypothèse
que nous souhaitons suggérer dés à présent, hypothèse qu'une lecture des Leçons pour
une phénoménologie de la conscience intime du temps confirmera, et que nous étudierons
dans notre prochain chapitre : avant que ne soit élaborée la doctrine du moi pur dans les
Idées, c’est la conscience du temps qui occupe la place du moi pur. Et cela, dans un sens
très précis : c'est la temporalité de la conscience qui assure dans ce texte le rôle de ce qui,
pour le Husserl des Idées, sera assuré par le « moi pur », à savoir l’unité de la conscience,
l’unification des Erlebnissen. C’est ce que nous enseigne la phénoménologie dans sa
121
Notons qu'ici, contrairement au § 4, Husserl n'omet pas le passage qui traite du temps, même s'il modifie
entièrement la conclusion de ce paragraphe (cf. E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, note
annexes à la page 358, note 5 (p.346)).
73
neutralité descriptive : la conscience, en tant que temporelle, unifie d’elle même. La
théorie phénoménologique du temps est une théorie de l'unification – ou de l’unité – des
vécus. Ainsi, dans le texte de 1901, après avoir décrit l’ « unité continue » que constituent
la « rétention essentiellement liée a la perception »122, Husserl écrit :
Quand je dis ici constituant ‘une unité continue’, je vise l’unité du tout phénoménologique
concret… Les unités de la coexistence fusionnent constamment d'instant en instant, elles
constituent une unité dans le changement, celle du flux de conscience qui, de son coté, exige une
permanence ou une variation constantes d'au moins un moment essentiel pour l'unité du tout, et
par conséquent inséparable de celui@ci en tant que tout. C’est ce rôle que joue, avant tout, la forme
sous laquelle se présente le temps appartenant de façon immanente au flux de la conscience en tant
que celui@ci est unité apparaissant dans le temps (et non par conséquent le temps du monde
objectif, mais le temps qui apparaît avec le flux même de la conscience, le temps dans lequel ce
flux s'écoule).123
Par cette description, Husserl touche non au moi pur (noyau métaphysique), mais au moi
phénoménologique, dont le seul sens est la temporalité : l'unification, par elle@même, des
consciences, des Erlebnisse: « Le concept du vécu, écrit encore Husserl, limité d'abord a
ce qui est ‘perçu intérieurement’, et qui, en ce sens, est donné a la conscience, s'est élargi
jusqu'à
comprendre
le
concept
du
« moi
phénoménologique »
constituant
intentionnellement le moi empirique »124. Le concept du moi phénoménologique – que
Husserl distingue nettement du concept du moi pur dans les Recherches logiques − est la
conscience en tant qu’elle est temporelle, et plus précisément, la conscience en tant que
122
Ibid., p. 157 [357]; le terme de retentions est ici utilisée pour la première fois dans les Recherches
logiques, et ce paragraphe est le seul qui propose une analyse élaborée de la question de temps. Cette
question, qui sera reprise systématiquement dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience
intime du temps, avaient déjà attiré l'attention de Husserl, essentiellement dans le texte de 1900,
Zeitbewusstsein. D'autres textes antérieurs aux Recherches logiques se trouvent dans le Volume X des
Husserliana édité en 1966 par R. Boehm (Phänomenologie des inneren Zeitbewuβtseins (1893@1917), mais
on n'y trouve rien de déterminant sur la question de l'unité de la conscience par rapport a la question du
temps. La série C des manuscrits de Husserl (Zeitkonstitution als Formale Konstitution), qui regroupe les
textes encore inédits de Husserl sur la temporalité, ne contient rien qui soit antérieur a 1901.
123
Ibid., § 6, p. 158 [358]
124
Ibid., § 6, p. 158 [358@359]
74
temporellement elle unifie125. Unité, précisément, temporelle. Il ne s'agit pas ici de
répéter la question dans les termes de la solution, mais simplement de décrire la manière
propre de la conscience de vivre son « être un » : celle@ci n'est pas vécu comme l’acte
d’un moi, que la réflexion découvre après coup, mais comme le déroulement même de la
conscience comme temporalisation unificatrice.
Voici le double horizon qu’ouvre le § 6: d'une part, la question de l'évidence et de
la vérité comme indépendant de tout moi pur, de tout principe transcendantal ; d'autre
part, la temporalité comme doctrine de l'unité de la conscience. Penser ces deux points,
c'est, pour la phénoménologie, maintenir jusqu’au bout le parti prit de neutralité
métaphysique, par rapport a la question du statut du moi. Tache que nous nous proposons
d’accomplir, en interrogeant successivement (1) la doctrine de la vérité dans les
Recherches logiques, et (2) la question de la temporalité et de l'unité de la conscience
dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps.
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Nous sommes a présent confrontés a deux questions – celle de l'évidence et celle de
l'unité de la conscience –, a première vue hétérogènes l’une a l’autre, mais qui, en vérité,
se rejoignent autour d’un thème unique : celui du « moi pur ».
Reprenons les termes de la question : selon le Husserl de 1913, l' « évidence
véritable (adéquate) : ‘je suis’ » actualise un « moi pur ». Ce même « moi pur » qui
subsistera dans les Idées a la réduction, et dont il sera dit qu’il est au fond de toute
intentionnalité sur le mode de la « transcendance dans l'immanence ». Il faut à présent
125
C’est précisément dans ce sens que dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime
du temps, Husserl parlera de la conscience temporelle en termes de « subjectivité absolue » (Cf.
Phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. § 36 ).
75
voir ce qui, dans les termes des Recherches logiques, résiste à cette thèse. Pour cela,
reprenons les termes de la remarque du Husserl de 1913 : « L'évidence véritable
(adéquate) : « je suis » oblige à admettre un moi pur ».126 Trois termes sont mis en accord
dans cette proposition : vérité, adéquation, et évidence. Comme nous l'avons pointé lors
de notre analyse de ce texte, la question qui se pose est celle du rapport entre la théorie de
l'évidence (ou de la vérité) et celle du moi pur. Il faut a présent interroger comment ces
trois termes (vérité, adéquation et évidence) s’agencent dans les Recherches logiques. Le
chapitre 5 de la VIème recherche nous offre un cadre privilégier pour une telle
interrogation : Husserl y analyse précisément le rapport de entre ces trois termes. Son
titre l’indique : L'idéal de l'adéquation – évidence et vérité.
Le thème central du remplissement (Erfüllung) nous servira de guide pour
l'élucidation de ces trois notions. Au § 37 Husserl tente de délimiter les degrés de
présentations de l'objet – degrés qui vont des actes signitifs, aux actes intuitifs, et
finalement a l'acte perceptif, ou la chose est « rendue présente ». Ces degrés s’étalent
selon leurs niveau de « remplissement », le remplissement désignant le degré de
coïncidence entre l'intention et l'intuition : l'intention, qui dans un premier temps « visait
à vide », se « remplit » par l'intuition donnant originairement le donné. Cette donation
s'accomplit selon Husserl dans la vision, ou, ce qui revient au même, dans l'évidence.
Vision ou évidence qui peuvent adopter différents caractères : la perception,
l'imagination, le ressouvenir, sont autant de manières par lesquelles l'intention se réalise,
se remplit. Autrement dit : le remplissement est l'établissement d'une identification entre
deux termes – il est une identification. Cependant, Husserl reconnaît des degrés de
remplissement. L'identification, ou le remplissement, peut se faire plus au moins
126
E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, § 6, p. 157 [357]
76
partiellement. C'est lorsque l'identification a atteint son niveau le plus haut, lorsque
l'évidence comble l'intention – qu'on est en présence d'une intuition parfaite: « l’intention
pleine et entière a atteint son remplissement définitif et dernier »127, écrit Husserl. Ce
moment, pour Husserl, est le moment de l'adaequatio rei et intellectus:
Et la ou l’intention de représentation s'est procuré un dernier remplissement au moyen de cette
perception idéale et parfaite, se trouve réalisée la véritable adaequatio rei et intellectus : l’objet est
VERITABLEMENT PRÉSENT ou DONNÉ exactement tel qu’il est visé.128
L' adaequatio rei et intellectus est en vérité une adaequatio intuitio et intentio : rien, en
régime phénoménologique neutre, ne reste du res et de l'intellectus des classiques, termes
lourds de toute une métaphysique (celle de la matière et de l’âme ; d’une ontologie et
d’une psychologie réalistes) : la res des classiques correspond chez Husserl a
l’apparaissant phénoménologique, a ce qui est donné dans l'intuition, alors que
l'intellectus des classiques libère son champ pour l'intention, qui faisait partie jadis de
l'intellectus, mais qui, a présent, occupe tout le champ de la connaissance ou de la
conscience. Ou dans les termes de Husserl, « l’intellectus est ici l’intention de pensée,
celle de la signification »129. Or, pour Husserl, en pointant l’adéquation définitive de
l’intention et du donné comme les termes du processus de remplissement, on n’a pas
encore atteint la définition phénoménologique de la vérité, ou du moins, on n’en a atteint
que la définition partielle. Car l'idéal du remplissement dernier n’est qu’une des
possibilités s’inscrivant dans le domaine plus générale qu’est celui de l'évidence et de la
vérité. Husserl l’expose au § 39 (Evidence et vérité) : si l'idéal du remplissement dernier
nous dit beaucoup de la vérité au sens de l'aedequatio, il nous dit très peu de la vérité au
127
E. Husserl, Recherches logiques, VIème Recherche, 5, § 37, p. 146 [117@118]
128
Ibid., p. 146 [118]
129
Ibid.
77
sens de « l'être ». Husserl opère dans ce paragraphe une distinction entre vérité et être,
indiquant que si l'idéal du remplissement et de l'adéquation procède d'une définition de la
vérité qui a trait aux actes de la conscience (définition procuré par les descriptions 1 et 3
du § 39, et que la formule « l'évidence est « un vécu » de la vérité »130 résume), il existe
une autre définition de la vérité – la vérité dans le sens de l'être (celles que les définitions
2 et 4 du § 39 procurent) – et qui a trait aux « corrélats objectifs », ou bien a « l'identité
de l'objet conjointement visé et donné dans l'adéquation »131 (contrairement a « l'idée de
l'adéquation » elle@même). Autrement dit, la vérité s'entends de deux manières : l'une a
trait a l'adéquation (que le modèle du remplissement décrit), l'autre a trait a l’ « être » du
phénomène, et plus précisément, a ce que le mot être signifie hors de son contexte
propositionnel (à dire : l'ors qu'il n'est plus entendu comme une copule purement
logique). Cette autre définition de la vérité permet à Husserl d’élargir le domaine de
l'évidence au@delà de la sphère « restreinte » de la perception sensible et de l'intuition
sensible, ouvrant la phénoménologie des Recherches logiques à une de ces thèses les plus
fécondes, celle de l'intuition catégoriale (thèse que Husserl développe immédiatement
après avoir traite de ces deux acceptions de la vérité, dans la deuxième section de la
VIème recherche (Sensibilité et entendement)).
Sans nous aventurer plus en profondeur dans le thème phénoménologique de
l'intuition catégoriale, il nous semble que nous soyons a présent en mesure d'interroger la
130
E. Husserl, Recherches logiques, Recherche VI, § 39, p. 151 [122]
Ibid. § 39, p. 154 [125@126]; dans ce paragraphe, Husserl tente une définition de la vérité, reprenant
l'héritage de la métaphysique depuis les médiévaux jusqu'à Kant (la vérité comme Uebereinstimmung,
comme adequatio rei et intellectus) et de Descartes en particulier (la vérité comme évidence, comme
perception de l'ego), tout en le débordant a travers une théorie de la vérité comme apparaître, théorie qui
commande une division quadripartite – et qui sépare les notion de vérité dans le sens d'actes et les notions
de vérité qui ont traits a l'objet. (Cf. a ce propos, Marion (J.@L.), « Le concept large de logique et de Logos
– Le logique et le donné »", in: La représentation vide – suivi de Les Recherches logiques, une œuvre de
percée (Dir. J. Benoist et J.@F. Courtine), PUF, Paris 2003, pp. 283@299)
131
78
proposition de 1913, ceci a l'aune de la distinction husserlienne entre vérité@adéquation et
vérité@être. Deux questions s’imposent a ce point de la recherche : 1/ l’évidence dont
parle Husserl dans la remarque de l’édition de 1913 des Recherches logiques
(« L'évidence véritable (adéquate): « je suis » oblige à admettre un moi pur »)
correspond@t@elle a la vérité dans le sens de l'aedequatio, ou a@t@elle trait a la vérité dans
le sens de l'être ? 2/par conséquence, faut il admettre, suivant la logique des Recherches
logiques, la proposition de 1913, a savoir que l'évidence « ego sum » actualise un « moi
pur » (exprimant un être, sinon l'être par excellence, car le seul, a en croire les Idées, a ne
pas tomber sous le coup de l'épochè). Autrement dit : l'évidence « je suis » renvoi t’il a un
être, ou ne fait il qu’exprimer l'essence intentionnelle de toute conscience, indifférente
par définition a l'être du phénomène (ne s'intéressant qu'a sa phénoménalité, qu’a son
apparaitre)?
L'analyse phénoménologique que Husserl propose du je suis cartésien, nous
l'avons vu dans l'analyse consacré au § 6 de la Vème Recherche logique, est indifférente
quant a l'être (Husserl nous indique dans ce paragraphe que l’être doit s’entendre ici sur
le mode de la perception132), et que donc, ce qui était la marque de la vérité, n'est autre
que le vécu en tant qu’il correspond a lui@même. Le je se corresponds – on pourrait dire :
se remplit – dans l'évidence simple du « je suis ». Il est une adéquation qui ne nécessite
aucun « objet » (d’où la position fondamentale des Recherches logiques : le moi pur, en
tant que pole de référence, est phénoménologiquement injustifiable). Pour le Husserl de
1901, la question de l'être du je ne se pose pas : le je n’a pas l’être, ni dans le sens de
132
Husserl écrit: « Ce n'est pas seulement le je suis qui est évident, mais d'innombrables jugements de la
forme je perçois ceci ou cela – pour autant que ce faisant je ne me contente pas de présumer, mais que je
suis assure avec évidence de ce que le perçu m'est aussi donné tel qu'il est présumé; et de ce que je
l'appréhende lui même tel qu'il est. » (E. Husserl, Recherches logiques, Vème Recherche, § 6, p. 156 [357])
79
l'objet, ni dans le sens catégorial, ni dans le sens transcendantal. Car sa vérité tient au fait
même de l'Erlebnis qu'est le je suis. Autrement dit : s’il est vrai que le je suis est un
Erlebnis (et qu'il est ainsi évident dans le sens de la vérité@adéquation), il n'est pas claire
qu’on puisse poser que le je suis « a » des Erlebnisse. Le je suis n'est pas un support ni ne
suppose aucun support, mais est une évidence qui se soutient elle@même. L'évidence,
dans le cas du « je suis », est, comme Husserl le résume très bien, « un vécu de la
vérité ».133 Rappelons que dans les Idées, Husserl adoptera l'idée du moi pur, qui résiste à
toute réduction. Autrement dit, il se prononcera sur le statut ontologique du je suis (statut
qui, dans les Recherches, reste neutre (et non pas indéterminé)). Ou du moins, il
attribuera l'être au je suis. C'est précisément ce que signifie le fait d' « échapper » à
l'épochè, de ne pas avoir à « suspendre » son être. Ou pour parler dans le vocabulaire des
Recherches logiques, dans les Idées, Husserl s'occupera du statut de la vérité du je suis
dans le deuxième sens (celui de l'être). Cette décision permettra à tout les critiques, et en
premier lieu à Heidegger, de pointer – a travers la figure de Descartes – la position
idéaliste de Husserl, qui érige en principe l'égo sans caractériser plus strictement son
statut ontologique. Car si l'ego est principe, Heidegger aura raison de critiquer ce geste
sous prétexte qu'il reste dans l'indétermination ontologique (par rapport a la distinction
être/étant). Or ce même moi, dans le Recherches logiques, ne risquait pas d'être critiqué
ainsi: il n'avait tout simplement aucune prétention a « être ». Son seul point d'attache,
était le « je suis » comme « Erlebnis de la vérité ».134
133
Ibid., § 39, p. 151 [122]
Cf. a ce propos F. Dastur, « Heidegger et les Recherches logiques », in : La représentation vide – suivi
de Les Recherches logiques, une œuvre de percée (Dir. J. Benoist et J.@F. Courtine), PUF, Paris 2003, pp.
265 ff.
134
80
Aucune nécessité donc, du point de vue des Recherches logiques, de supposer un
« moi pur » en dessous de l'affirmation cartésienne « évidente »: je suis. Le « je suis » des
Recherches logiques n'a besoin – ni du point de vue de la vérité (dans le sens de
l'adéquation et non dans le sens de l’être), ni du point de vue de l'évidence (comme
« Erlebnis de la vérité »), ni du point de vue de l'adéquation (qui n’est autre que le
remplissement d’une intention par une intuition), de supposer un « moi pur » (qui a trait a
la vérité dans le sens de l’être – et qui entends ainsi tant la notion de l’adéquation que
celle de l’évidence dans le sens que ces notions prennent dans leurs modes catégoriques).
Cette analyse nous permet de mesurer le déplacement qui est opérée dans les
Idées, ainsi que dans les remarques de Husserl à la deuxième édition des Recherches
logiques. Il ne s'agit pas ici d'approuver ou de désapprouver la démarche de Husserl –
démarche qui s’inscrit dans l’élargissement de la réduction telle qu’elle s’opère a partir
de 1907 dans L’Idée de la phénoménologie et jusqu’aux Idées et au@delà – mais
simplement de le constater, et surtout, de pointer l’intérêt phénoménologique qui motive
Husserl : motivation, d’un coté (dans les Recherches logiques), de neutralité et de pureté
phénoménologique, et d’une autre coté (dans les Idées), motivation métaphysique
commandé par un désir de fondation.
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Il est à présent temps de nous pencher sur la problématique du temps. Nous avons vu que,
critiquant l'idée d'un moi pur dans la Vème Recherche, Husserl se heurte a la question de
l'unité du moi phénoménologique. Le moi pur – en tant qu’Ichprinzip (expression de
Natorp) ou Ichstraal (expression du Husserl des Idées) – procure à la conscience une
81
unité, unité que la phénoménologie pose sans pouvoir la décrire. Cependant, nous avons
vu que, loin de laisser la question de l’unification dans l’indécision, déjà dans le texte de
1901 Husserl pointe dans l'analyse de la temporalité l’horizon ou il faut chercher une
réponse a la question de l'unité de la conscience, tout en évitant la thèse du « moi pur ».
Le texte de 1905 sur la conscience intime du temps déploie complètement cet horizon. Ce
que nous nous proposons de démontrer est le point suivant : le cours séminale de Husserl
de 1905 sur le temps expose déjà une phénoménologie de l'unité de la conscience, et cela
dans le cadre d'une phénoménologie épurée de moi pur et « pré@transcendantale ».
« Le problème de la constitution de l'ego – que Husserl nomme Urkonstitution,
constitution primordiale ou originaire – s’est posé à Husserl au commencement même de
son
tournant
« idéaliste »
et « transcendantal »,
dans
ses
Leçons
pour
une
phénoménologie de la conscience intime du temps. L'année 1905 n'est pas en effet
seulement l'année de la découverte de la réduction phénoménologique, mais aussi l'année
des premières questions de Husserl sur le temps et l'intersubjectivité ».135 Cette remarque
de F. Dastur pointe toute l’importance de cette année 1905, année@carrefour, ou Husserl
développe, simultanément, sa phénoménologie du temps et ou commence à s’opérer son
tournant « idéaliste » et « transcendantal ». A deux réserves près, déterminantes pour
notre études, et que nous allons tenter de démontrer : 1/ s'il est vrai que l'année 1905 fut
l'année de la découverte simultanée de la réduction phénoménologique et de la question
du temps (exposition d’une subjectivité pré@transcendantale) 136, il n'est nul part question,
135
F. Dastur, Husserl De la mathématique a l'histoire, op. cit. p. 46
On sait par ailleurs que les premières réflexions de Husserl sur la réduction datent de 1905. Ainsi, la
mention sur la liasse des Seefelder Blattern (été 1905) indiquent : « Manuscrits de Seefeld et manuscrits
plus anciens sur l’individuation. Seefeld 1905. Individuation. (Note historique : Dans les feuillets de
Seefeld – 1905 – je trouve déjà le concept et l’usage correct de la « réduction phénoménologique ») » (cité
par J.@F. Lavigne, Husserl et la naissance de la phénoménologie (1900 1913), PUF@Epiméthée, Paris 2005,
p. 399.). Néanmoins, la première exposition systématique de la découverte de la réduction date comme on
136
82
dans la version de 1905 du texte sur le temps, de cette découverte. L’analyse du temps –
et la réduction opérée dans ce contexte – se fait encore selon les lois de la
phénoménologie tel qu'elle est entendu par les Recherches logiques, et ne quitte pas le
domaine de la neutralité métaphysique, comme le remarque Jean@François Lavigne : « La
réduction mise en œuvre par les Leçons pour une phénoménologie de la conscience
intime du temps (1904@1910) est donc indéniablement la restriction « immanentiste » au
seul contenu réel du vécu intentionnel, et non pas la réduction transcendantale tel que
Husserl la concevra dans les Idées I. Le temporel réduit qu’elle dégage n’est pas le
temporel phénoménal (apparaissant), mais exclusivement la durée sentie immédiate,
l’écoulement quasi temporel subjectif, à l’état de donnée sensible éprouvée ».137 2/ Les
Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps ne représente pas un
stade premier ou préparatif pour la phénoménologie du temps, mais constitue déjà, du
moins pour le Husserl des Idées, une doctrine achevée (ainsi, comme nous l’avons vu,
Husserl peut renvoyer, dans les Idées, aux analyses du temps de 1905 sans rien y
rajouter138). Dégager la doctrine de la subjectivité de Husserl a partir d'une étude des
Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, c’est donc découvrir
le sait de 1907, dans le cadre des conférences de Göttingen sur L'idée de la phénoménologie, ainsi que le
note Tran Duc Thao : « La doctrine de la réduction fut enseignée pour la première fois dans les cinq
premières leçons d’un cours sur les Points fondamentaux de la phénoménologie et de la critique de la
raison, professé à Göttingen pendant le semestre d’été de l’année 1907. » (Cf. Tran Duc Thao, « Les
origines de la réduction phénoménologique chez Husserl », in : Deucalion No. 3, Ed. de la Baconnière,
Neuchâtel 1950, p. 128 ; E. Fink déploie a son tour la généalogie de la réduction phénoménologique au
début de son article « La philosophie phénoménologique d'Edmund Husserl face a la critique
contemporaine", in: E. Fink, De la phénoménologie (trad. D. Franck), Les éditions de Minuit, Paris 1974).
137
J.@F. Lavigne, Husserl et la naissance de la phénoménologie (1900 1913), op. cit. p. 391
138
Husserl note, au § 81 des Idées I qui traite du temps: « Les efforts de l'auteur concernant ce problème, et
qui longtemps demeurèrent vains, ont pour l'essentiel aboutit a un terme dans l'année 1905; leur résultats
ont été communiqués dans des cours a l'Université de Göttingen. » (E. Husserl, Idées I, op. cit. p. 275,
[163]). Dastur remarque très justement : « ce qui est tout à fait remarquable, c’est le fait que ce niveau
ultime de l’enquête est déjà atteint en 1905, ce qui implique que le thème génétique ne peut pas être
unilatéralement considérée comme un développement tardif de la pensée de Husserl ». (F. Dastur, Husserl.
De la mathématique a l'histoire, op.cit. p. 47).
83
une pensée de la subjectivité d’avant la découverte et la mise en pratique de la réduction
phénoménologique, soit avant ce qu’il est commun de nommer le tournant transcendantal
et la découverte de la réduction. N’en dépendant ainsi d’aucune manière.139
a/ L’association originaire : le débat Brentano Husserl
Reprenons ce texte@carrefour de Husserl sur le temps. La pensée de Husserl sur le temps
s’origine dans son débat avec Brentano. Pour Husserl, la théorie psychologisante de
l’association originaire tel que Brentano la formule ne permet pas de rendre compte de la
constitution du temps, celle@ci ne livrant qu’un « semblant » de temps, jamais le temps
« lui@même ». Le débat de Husserl avec Brentano nous procurera l’accès à la thèse
husserlienne sur le temps, que nous proposons de lire comme une thèse sur la
subjectivité.
L’association originaire de Brentano tente de répondre à la question de l’origine et
de la formation du temps. Brentano élabore la théorie de l’association originaire pour
rendre compte de l’origine et de la nature de la temporalité, car les considérations
statiques n’y peuvent suffire. Selon Brentano, il faut avoir recours à des descriptions
génétique pour traiter du temps, ce qui, dans le cadre de la pensée brentanienne, revient à
envisager la conscience comme productrice, génératrice. La conscience statique, en effet,
ne peut décrire que la perception du perçu, ce qui est donné à la conscience dans l’instant
de la sensation. Contre la théorie du psychophysiologue G. E. Müller, qui consiste à
139
Quant a l’hypothèse selon laquelle, dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime
du temps, on serait déjà en présence d’une pratique de la réduction phénoménologique en bonne et due
forme, nous renvoyons encore au travail de J.@F. Lavigne, qui démontre que les quelques passages qui
pourraient faire allusion a cela (et essentiellement la formule « Nous n’insérons les vécus dans aucune
réalité (Wirklichkeit) »(§2)), sont en vérité des ajouts tardifs, qui ne figurent pas dans le manuscrit original
des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (cf. J.@F. Lavigne, Husserl et la
naissance de la phénoménologie (1900 1913), op. cit. pp. 365@368).
84
concevoir la temporalité dans les mêmes termes que ceux de la simple sensation
statique – « …de même que nous sentons une couleur, nous sentons aussi la durée de la
couleur ; comme la qualité et l’intensité, la durée temporelle serait, elle aussi, un moment
immanent de la sensation »140 – tant Brentano que Husserl remarquent que envisagée de
telle façon, comme moment immanent de la sensation, la durée ne serait jamais éprouvée
comme durée. Pour une conscience statique, la durée n’aurait en effet pu que produire
une répétition de la même excitation (le moment passé serait immédiatement refoulée,
s’évanouissant dans l’abime d’un oubli n’appartenant a personne, sans sujet de l’oubli),
ou bien l’expérience unifiée d’une excitation (les perceptions s’accumulant pour ainsi
dire dans « un » instant, le seul instant de la conscience, l’instant qui absorbe toute
sensation, formant ainsi une « cacophonie » (le terme est de Husserl141) perceptive), mais
jamais une expérience de la durée, un vivre de la durée. Husserl remarque : « Durée de la
sensation et sensation de la durée font deux… Il serait concevable que nos sensations
durent ou se succèdent sans que nous en eussions la moindre connaissance ».142 ; Ou
bien : « Si nous considérons par exemple le cas d’une succession et si nous supposons
que les sensations s’évanouissent avec les excitations qui les causent, nous aurions alors
une succession de sensations sans aucun soupçon d’un écoulement temporel ».143 Pour
faire l’expérience du temps, pour avoir une « conscience du temps », il faut envisager
autrement la conscience. Tant pour Brentano que pour Husserl, la durée présente d’autres
traits que la simple qualité ou la simple intensité que lui attribuent les innéistes et les
matérialistes. La théorie de la durée que propose Brentano pour remplacer celle des
140
E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. § 3, p. 21
Ibid., § 3, pp.19@20
142
Ibid., § 3, p. 21
143
Ibid.
141
85
psychologistes innéistes, est celle de l’association originaire, faculté qu’il attribue à
l’imagination. L’imagination, pour Brentano, copie la représentation (sensation qui
résulte d’une excitation), en fait une « image seconde de la conscience », tout en lui
imposant un indice temporel, pour le distinguer de la représentation vécu présentement.
L’imagination se révèle ainsi essentiellement « productrice » :
Quand l’excitation s’évanouit, la sensation s’évanouit aussi. Mais la sensation devient à présent
elle@même créatrice : elle se fabrique une représentation imaginaire (Phantasie vorstellung) toute
pareille, ou presque, quant au contenu, et enrichie du caractère temporelle. Cette représentation en
éveille à son tour une nouvelle, qui s’articule à elle de façon continue, et ainsi de suite.144
Ce mécanisme de l’imagination est ce que Brentano appelle « association originaire ».
Par association originaire, la perception se transforme en image dotée d’un caractère
temporelle. Or pour Husserl, si la théorie de la temporalité de Brentano permet de
répondre à la question du fait de la sensation de la durée (ce que les innéistes et les
empiristes n’arrivent pas à faire dans le cadre de leur pensée statique), il ne peut le faire
qu’en nous présentant une théorie du temps comme simulacre : la sensation du temps, de
la durée, n’est autre que le produit d’une faculté de la conscience, notamment,
l’imagination. Autrement dit, si la théorie de Brentano permet de rendre compte de la
sensation du temps, il le fait, une fois de plus, en psychologisant le temps. Il ne conçoit le
temps que comme objet (transcendant la conscience), et non la temporalité interne de la
conscience, celle que Husserl nomme « intime »145. Le résultat en étant rien de mois que
la négation de la durée elle même, de la conscience originaire de la succession et du
144
Ibid., § 3, p. 22 ; dans le même paragraphe, Husserl écrit : « C’est donc une loi générale qu’a chaque
représentation donnée se rattache par nature une suite continue de représentations, dont chacune reproduit
le contenu de la précédente, mais de telle sorte qu’elle attache sans cesse à la dernière le moment du passé.
Ainsi, l’imagination se montre ici, de manière spécifique, productrice ». (p. 20)
145
Ainsi, pour user de la terminologie que Husserl développera plus tard dans ce texte, la thèse
brentanienne peut rendre compte du souvenir secondaire, jamais du souvenir primaire. La théorie
brentanienne, selon Husserl, ne permet pas de discerner entre « la perception d’une succession et le
souvenir de cette succession autrefois perçu » (E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la
conscience intime du temps, op. cit. p. 26)
86
changement : « Nous croyons entendre une mélodie, et donc entendre ce qui vient tout
juste de passer, mais ce n’est qu’une apparence (Schein), qui vient de la vivacité de
l’association originaire ».146
Mais la critique husserlienne vise encore plus loin : car si le temps n’est rien
d’autre que le produit de l’imagination, ou plutôt, si c’est l’imagination qui produit la
sensation du temps, toute succession est vouée a être vécu comme souvenir. Ce qui
signifie, phénoménologiquement, qu’on ne pourrait discerner, sur le plan du vécu, entre
une mélodie présentement écoutée, et une mélodie dont je me ressouviens. La thèse de
l’association ne peut rendre compte que du ressouvenir, ce que plus tard Husserl
nommera le « souvenir secondaire » et qui n’est, a proprement parlé, pas un vécu du
temps, mais une remémoration. Le temps vécu, lui – et la on rentre déjà dans la
phénoménologie proprement husserlienne – se donne dans la mélodie présentement
écoutée, dans la perception de la succession et non dans le souvenir d’une succession
autrefois perçue. Voici comment Husserl formule son objection à Brentano :
Il est alors hautement surprenant que Brentano, dans sa théorie de l’intuition du temps, ne prenne
aucunement en considération la différence qui s’impose ici, et qu’il ne peut pas ne pas avoir vue,
entre la perception et l’imagination du temps. Il a beau refuser d’appliquer le terme de perception
a du temporel (a l’exception de l’instant présent comme limite entre le passé et le futur), il ne peut
écarter par une négation la différence sous@jacente aux expressions : percevoir une succession et se
souvenir d’une succession autrefois perçue (ou encore imaginer simplement une succession) ; cette
différence doit au contraire être éclaircie d’une façon ou d’une autre.147
Pour Brentano, la durée est une conscience d’images dotées d’indices temporelles –
indices qui tiennent leur origine de l’imagination. Or ceci n’est pas le temps vécu, mais le
temps représenté : phénoménologiquement, il s’agit d’une fiction. Brentano barre ainsi
tout accès à la temporalité comme vécu. Malgré la dimension génétique qu’elle introduit
dans la conscience sous la forme d’une imagination créatrice, la théorie de l’association
146
147
Ibid., § 3, p. 22
Ibid., § 6, p. 26
87
originaire maintient la conscience dans son hétérogénéité par rapport à l’objet qu’elle
interroge. La conscience, dans le cas de Brentano, est créatrice de temps sans être elle@
même temporelle.148 A proprement parler, il n’y a aucune « succession » de la
conscience : « Brentano ne distingue pas, écrit encore Husserl, entre acte et contenu, et
donc il ne distingue pas entre acte, contenu d’appréhension et objet appréhendé ».149 Pour
la phénoménologie, il s’agit de faire un pas de plus. Poser les termes d’une
phénoménologie intime du temps.
b/ Conscience, instant et Ur@impression
Dans l’introduction aux Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du
temps, Husserl déclare : « c’est l’a priori du temps que nous cherchons à tirer au
clair ».150 L'a priori du temps, c’est le temps entendu comme origine constituante, et non
le temps déjà constituée, l’« objectivité temporelle ». Il faut partir de cette distinction
entre le temps comme déjà constitué (temps « objectif », qui correspond au temps linéaire
de la physique, au temps quantifié, mesurable, bref, au temps des horloges), et la
temporalité comme évènement intime de la conscience, comme élément dans lequel se
meut toute conscience. En tant que tel, le temps constitué ne nous apprends rien sur les
lois internes du temps, sur le temps en tant qu'apparaissant pour la conscience. En
revanche, une étude phénoménologique du temps se doit d'interroger la conscience du
temps comme ce qui fonde, ou constitue, précisément le temps externe, le temps objectif,
148
Ce qui, pour Husserl, est un contre sens, car il faut encore pouvoir rendre compte de la temporalité de
l’imagination elle@même. Ou bien, dans les termes de Derrida, « L’imagination est a priori temporelle ; elle
ne crée ni ne constitue le temps. Tous les moments psychologiques qu’on « associe » pour produire la
formation et la représentation du temps étaient déjà constitués dans leur temporalité avant tout autre
constitution possible. » (J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, op. cit.
p.116)
149
Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, p. 27
150
Ibid., § 2, p. 15
88
et qui fonde plus généralement toute conscience en tant que conscience temporelle.
Husserl exige d’interroger le vécu du temps, pour savoir à quel compte « imputer le
moment temporel »151.
Mais pour nous la question de la genèse empirique est indifférente ; ce qui nous intéresse, ce sont
les vécus d’après leur sens objectif et leur teneur descriptive…. Nous n’insérons les vécus dans
aucune réalité. Nous n’avons affaire à la réalité que dans la mesure où elle est visée, représentée,
intuitionnée, conceptuellement pensée. Ce qui, a l’égard du temps, veut dire : ce sont les vécus de
temps qui nous intéressent.152
Par rapport a cette entreprise, la loi psychologique brentanienne de l’association
originaire – qui consiste a attribuer a la conscience une faculté productrice de
représentations mémorielles immédiates qui, comme l’écrit Brentano, « s’ajoute chaque
fois sans médiation aucune aux représentations de la perception »153 – si elle ne suffit pas
pour pointer « l’origine » du temps, comprends un « noyau phénoménologique »154
fécond auquel la phénoménologie doit être attentive : Brentano nous ouvre la possibilité
de considérer le temps non plus a partir d’une pure ponctualité perceptive, mais comme
conscience « embrassant » présent et passé : « L’unité de la conscience qui embrasse
présent et passé est un Datum phénoménologique »155. Ainsi, malgré ces insuffisances, la
théorie de Brentano – qui, dira Husserl, explique ce continuum par la théorie de
l’association originaire sans l’élucider, qui se situe au niveau de l’Erklärung et non de
l’Aufklärung156 – constituera le point de départ pour l’analyse phénoménologique du
temps.
151
Ibid., § 6, p.27
Ibid., § 2, p.15
153
F. Brentano, cité par Husserl, in: Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, §
3, p. 19
154
E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. § 6, p. 25
155
Ibid., § 6, p. 25
156
Rappelons brièvement que c’est cette distinction – a ne pas confondre a la distinction
klarung/fundierung – qui servira a Husserl dans les Recherches logiques a critiquer les théories modernes
de la connaissance, qui ne la prennent pas en considération, et en cela ne peuvent que se situer en deca du
152
89
Il faut prendre au sérieux le noyau phénoménologique de la théorie brentanienne,
tout en dépassant ces analyses psychologisantes qui échouent face à la question de la
conscience du temps. Concrètement, cela revient à penser le temps comme continuum
originaire, et non simplement comme un donné unifié dans une conscience (imaginative),
ou comme s’originant dans une conscience statique surplombant la chose temporelle.
L’erreur théorique consiste, selon Husserl, de s’attacher à ce qu’on pourrait nommer le
dogme incontesté de la pensée du temps, à dire : la ponctualité temporelle de l’instant.
Comme le remarque bien R. Bernet, « le nerf de la critique husserlienne des positions
défendues par Brentano et Meinong vise la réduction du présent à ‘l’abstraction
mathématique’ d’un point instantané ».157 On se représente le temps d’après des schèmes
déjà constitués (spatiaux pour la plupart du temps) alors que le temps lui@même est un
phénomène premier et irréductible. Autrement dit, tout essai de déduire le temps d’autre
chose que de lui@même (par exemple, comme chez Brentano, de la faculté de
l’imagination158), est vouée a l’échec, car on a recours a une tierce faculté pour rendre
seuil scientifique, phénoménologiquement parlant: ne travaillant qu’a l’intérieur du paradigme de
l’explication psychologique des vécus (Erklarung), cherchant a rétablir les liens empiriques qui unissent le
vécu pensée a d’autres faits dans le flux des événements réels, le domaine de l’élucidation (Aufklarung) qui
a en vue l’origine des concepts, l’élucidation de leur visé proprement dite ou signification par une
confirmation évidente de leur intention au moyen d’un sens remplissant actualisé par l’intuition adéquate,
leur est a tout jamais absent. (Cf. E. Husserl, Recherches logiques, II, 1, § 6, p 140 [120])
157
R. Bernet, « La présence du passé », in : La vie du sujet – Recherches sur l’interprétation de Husserl
dans la phénoménologie, PUF, Paris 1994, p. 221
158
Le rapport de Husserl a Brentano est complexe sur ce point: d’une part, il révèle l’intuition féconde de
ces descriptions, mais d’autre parts, il l’accuse de retomber dans la même erreur que ceux qu’il semblait
pouvoir dépasser. « L’unité de la conscience qui embrasse présent et passé est un Datum
phénoménologique. Ceci dit, la question est de savoir si vraiment, comme Brentano le prétend, le passé
apparaît dans cette conscience sur le mode de l’imagination. » (E. Husserl, Leçons pour une
phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. p. 25) Tout l’essai de Husserl sera de démontrer
comment la temporalité n’apparaît pas sur le mode de l’imagination, mais comment elle compose
« intimement » avec la conscience, comment elle procède d’une intentionnalité spécifique. A tel point que,
parlant de la temporalité, Husserl préfère quitter le langage traditionnel de la phénoménologie statique, qui
est le seul dans lequel la théorie brentanienne de l’association imaginaire pourrait se mouvoir : « Pour les
phénomènes qui sont constitutifs des objets temporels immanents, nous préférons dorénavant éviter le
terme d’ « apparitions » ; ces phénomènes sont en effet eux@mêmes des objets immanents et sont
« apparitions » en un tout autre sens. » (Ibid., p. 41). A la question brentanienne de savoir sur quel mode le
90
compte de l’extension temporelle, posant comme allant de soi la ponctualité de l’instant
temporel. La phénoménologie réalise a ce propos un grand pas: celui penser la
temporalité – l’extension temporelle – comme originaire.159 Elle s’attaque au dogme
même de la ponctualité de l’instant. L’instant, pour l’analyse phénoménologique, apparaît
d’emblée comme un continuum :
Mais il appartient bien a l’essence de l’intuition du temps d’être en chaque point de sa durée
conscience du tout juste passé, et non simplement conscience de l’instant présent de ce qui
apparaît comme objectivité qui dure. En elle nous avons conscience du tout@juste@passé dans la
continuité qui lui appartient. …160
Ainsi la continuité de l’écoulement d’un objet qui dure est un continuum, dont les phases sont des
continua des modes d’écoulement des divers instants de la durée de l’objet.161
Husserl décrit la densité temporelle de l’instant. Le schéma du temps de Husserl
représente bien cette densité : le segment O@E du premier diagramme du temps représente
ce qu’on peut nommer la densité protentionelle de l’instant, le segment E@E’ sa densité
rétentionelle.
passé apparaît, Husserl répondrait donc d’une réponse principielle : le passé n’apparaît pas, mais s’écoule
(« phénomènes d’écoulement », écrit Husserl au § 10).
159
Sur ce point, on remarque aisément la proximité avec Bergson qui, en même temps que Husserl, pense
le temps d’une manière très proche de celle de Husserl, même si par des moyens théoriques touts autres. P.
Ricœur remarque : « Husserl est à l’ origine d’une nouvelle interprétation du temps comme l’avance même
de l’existant que je suis. Par ce thème de la « genèse égologique », de la constitution temporelle de soi
même, Husserl ramène le temps représenté au temps originaire, d’une manière très différente de Bergson,
mais finalement convergente. » (P. Ricœur, A l’école de la phénoménologie (1986), Vrin, Paris 2003, p.
227)
160
E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. § 12, p. 47
161
Ibid., § 10, p. 42
91
O
E
E’
OE : suite des instants présents ;
OE’ : descente dans la profondeur ;
EE’ : continuum des phases (instant présent avec horizon de passé)
Ce que nous nommons densité temporelle de l’instant est décrit par Husserl dans
l’élaboration du rapport entre trois instances : l’Impression originaire, la rétention et la
protention. Le § 11 des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du
temps traite ainsi de l’ « Impression originaire » (Ur impression) comme « point@source »
pour l'objet temporel, conscience primordiale et impressionnelle qui est à l'origine de
l'objet qui dure. La « loi de la modification » organise selon Husserl la temporalité
phénoménologique : chaque présent actuel de la conscience passe et est retenu, tout en
étant modifié en moment@présent@immédiatement@passé, formant un continue fluxionnel,
que le moment présent traîne derrière lui comme la queue d'une comète : « Il se change
en rétention de rétention, et ceci continûment »; « La conscience impressionnelle passe,
en coulant continûment, en conscience rétentionnelle toujours nouvelle »162. La
162
Ibid., § 11, p.44
92
modification ne dépend pas d’une faculté de la conscience (comme l’imagination), mais
décrit la structure intentionnelle primordiale de la conscience temporelle.
La description phénoménologique révèle d'entrée de jeu cette particularité :
l’Impression originaire, loin que d'être ponctuelle (dans le sens mathématique du terme),
contient une densité (temporelle) en laquelle s’organisent les instants immédiatement
passés (ou retenus) et immédiatement futurs (ou protenus): « …sans cesse le présent de
son « en chair et en os » se change en un passé; sans cesse un présent de son toujours
nouveau relaie celui qui est passé dans la modification ».163 « Sans cesse » : a aucun
moment, l’instant peut être saisi dans sa pure ponctualité – il ne cesse de se modifier en
passé et futur, modifications qui, en quelque sortes, sont déjà inclus dans le vécu lui@
même de l’instant comme Urimpression. Ainsi, la triple orientation de l'Urimpression
(passé@présent@futur)164, constitue la temporalité comme un « présent » qui s'étale :
« Mais quand le présent de son, l'impression originaire, passe dans la rétention, cette
rétention est alors elle@même a son tour un présent, quelque chose d'actuellement la ».165
La conscience source qu’est l'Urimpression est une conscience qui, à la fois vit le
163
Ibid.
En vérité, dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Husserl ne met
l'accent que sur la rétention, et oriente ainsi l'Urimpression doublement (et non triplement; orientation
double que la formule un peu complexe du § 38 des Leçons pour une phénoménologie de la conscience
intime du temps résume ainsi: "Mais avec la conscience d'une sensation originaire se trouvent "ensemble"
des suites continues de modes découlement de sensations originaires "antérieures", de conscience@de@
maintenant antérieures […] Terminologiquement nous pouvons distinguer entre l'antéro@a@la@fois (Vor
Zugleich) fluxionnel et le a la fois impressionnel des fluxions" (Ibid., § 38, p. 103), pour des raison
phénoménologiques qui ont trait au cadre conceptuel propre de Husserl (cadre qui sera débordée par les
phénoménologues après Husserl, et avant tout par Heidegger, pour qui le futur, l'avenir, le moi comme être
pour la mort, conditionne tout sens et toute possibilité de vivre le maintenant): si l'urimpression "suppose",
comme condition facticielle, d'être vécu sur fond d'impressions passées (comme si une impression
ponctuelle ne pouvait pas être vécu non pas en vertu de l'impossibilité – mathématique – de circonscrire un
point, mais pour des raisons phénoménologiques: pour "vivre" l'instant il faut que je le vive comme en
continuité, en phase, avec un passé), il n'est pas certains que la le vécu présent soit impossible sans une
anticipation du vécu futur. Encore sur ce point, cf. P. Ricœur, Temps et Récit III. Le temps raconté, Seuil,
Paris 1991, pp. 58@59.
165
Ibid., § 11, p. 44
164
93
moment présent, l’ici et le maintenant, mais simultanément, « retient » le moment passée
et « protient » le moment futur, moyennant leur modification typique. Cette simultanéité
est conscience de succession (et non pas phantasme de succession), car contrairement a la
thèse brentanienne de l’association originaire, ici, le temps n’est pas l’opération de
l’imagination, la conscience ne « synthétise » pas les impressions présentes passées et
futurs, elle ne surplombe pas les phénomènes, mais y est impliquée.
Même si le présent, et la présence que procure le présent, constitue la dimension
privilégiée par laquelle se conçoit la temporalité phénoménologique des Leçons pour une
phénoménologie de la conscience intime du temps, ce présent n’est dit présent que dans la
mesure où il rend présent la succession temporelle dans l’homogénéité de l’instant. Les
trois dimensions temporelles se présentent dans le présent de la conscience. Mieux, la
conscience ne peut être conscience (et ainsi présence, ou présentification) que si en elles
se rejoignent passé immédiat et futur immédiat.
Husserl transforme ainsi du tout au tout le sens du questionnement – et c’est la
toute l’originalité de ces analyses sur le temps: ce n’est plus le temps (passé@présent@
futur) qui fait problème, mais l’instant : l’instant comme ponctualité temporelle n’est a
proprement parler jamais « vécu »166. Il n’y a pas de vécu de l’instant qui ne soit déjà
anticipation d’un futur immédiat et rétention d’un passé immédiat : « Chacune de ces
modifications temporelles est une limite, qui ne peut subsister par soi, a l’intérieur d’un
continuum. Et ce continuum a le caractère d’une multiplicité orthoïde limitée d’un
coté. »167 Mais du coup – et c’est cela qui est important pour notre analyse –la conscience
166
Le supplément IX est le plus radical sur ce sujet.
Ibid., Supplément I, p. 129 ; Husserl écrit encore, « La discontinuité présuppose la continuité, que ce soit
sous la forme de la durée sans changement ou celle du changement continu » (Ibid., p. 113). R. Bernet, a
son tour, résume la chose ainsi : « C’est parce qu’a chaque instant de la perception une durée de l’objet
167
94
intentionnelle ne peut plus être pensée dans un contexte qui ne soit d’emblée temporel.
Car si toute perception est perception présente, et si tout présence est d’emblée complexe
temporel – rien ne se donnant dans l’instant pur – la conscience perceptive, la conscience
intentionnelle, est elle aussi d’emblée complexe et temporelle. Autrement dit : il n’y a pas
de « conscience du temps » : la conscience est temps. C’est l’ « intimité » de cette
identité complexe que dévoile la phénoménologie : Leçons pour une phénoménologie de
la conscience intime (inneren) du temps.
L’implication des stases temporelles, des continui, supposent une conscience qui
elle@même est temporelle. En ce qui concerne notre question initiale, les Leçons pour une
phénoménologie de la conscience intime du temps répondent ainsi doublement : d’une
part, toute la pensée husserlienne de la temporalité est une pensée de l’assimilation du
temps et de la conscience, ou dans les termes de Dastur, Husserl « met fin au divorce
entre conscience et temps »168. D’autre part, la temporalité phénoménologique est
d’emblée unifiée car elle n’est qu’a partir d’une « densité » de l’instant, évitant d’entrée
de jeu le problème métaphysique de l’unification des instants (tel qu’il se présente par
exemple dans la philosophie moderne chez Descartes et les occasionalistes169), et du coup
la question de l’unité de la conscience.
temporel est déjà donnée, que le cours de la perception permet de suivre l’objet temporel dans son
déploiement continu et vivant. » (R. Bernet, « Origine du temps et temps originaire » in: La vie du sujet –
Recherches sur l’interprétation de Husserl dans la phénoménologie, PUF – Epiméthée, Paris 1994, p. 195)
168
Cf. F. Dastur, Husserl. De la mathématique a l’histoire, op. cit. p. 47
169
Dans la troisième partie de ce travail, nous reviendrons sur ces thèmes, tout en pointant le rapport de la
thèse lévinassienne du temps avec celle de Descartes et de Malebranche, et en particulier l’intérêt de la
thèse métaphysique de la « création continuée » pour la phénoménologie du temps. (Cf. Infra, Part III, 2, A,
a)
95
c/ Le flux absolu de la conscience, constitutif du temps
Le nom donné par Husserl au flux du vécu, à la conscience comme temporalité originaire,
n’est autre que celui de « subjectivité absolue ». Il nous faut à présent, pour clore notre
étude de la question du temps, nous pencher attentivement sur le sens, et, comme nous le
verrons, l’intrigue, de cette « subjectivité absolue » formulée par les Leçons pour une
phénoménologie de la conscience intime du temps.
La question que pose Husserl dans la troisième partie des Leçons pour une
phénoménologie de la conscience intime du temps est celle de l’originarité de la
conscience temporelle. Nous avons vu comment, pour Husserl, conscience et temps ne
font qu’un. Or si conscience et temporalité ne font qu’un, ce n’est désormais plus sur les
« objets » temporels (transcendants ou immanents) qu’il faut se pencher, mais sur la
temporalité elle@même de la conscience. Autrement dit, si toute intentionnalité, toute
perception, est d’emblée temporelle, quel est désormais le statut intentionnel de la
temporalité ? Quels sont, comme l’insinue le titre de la troisième section, « les degrés de
constitution du temps » ? Et, ultimement, comment rendre compte de la constitution de
cette temporalité « intime », du « flux absolu de la conscience, constitutif du temps »170 ?
Questions que se pose Husserl dans la 3ème partie des Leçons pour une phénoménologie
de la conscience intime du temps.
Ces questions sont d’autant plus importantes pour nous, car elles ont trait au
thème de l’unité de la conscience. En effet, ce qui sépare les divers degrés de
constitution, est leur différent rapport à l’objet temporel perçu. Alors que le premier
degré (celui qui se rapporte a l’objet temporel transcendant) et le deuxième degré (les
unités immanentes dans le temps pré@empirique), ont toujours rapport a des objets
170
Ibid., § 34, p. 97
96
temporels bien définis, a des unités temporelles (des Zeitobjekte, ou des tempo@objets
(trad. Granel)), le troisième degré – qui est l’ultime degré, le degré constitutif – est dénué
d’objet. L’analyse, jusqu'à présent, ne s’est pas intéressée au simple flux dénué d’objet, a
la temporalité pure. La question de l’unité se pose néanmoins par rapport au flux lui@
même, au@delà du rapport que le simple flux peut entretenir avec des objets temporels
immanents ou transcendants (question qui est posée au § 38, L’unité du flux de la
conscience et la constitution de la simultanéité et de la succession). Comme l’écrit
Ricœur, « …si le flux absolu de la conscience a quelque sens, il faut refuser à prendre
appui sur quelque identité que ce soit, fut ce celle des tempo@objets… ».171 Nous sommes
ainsi amenées à poser la question de l’unité de la conscience à son niveau le plus
élémentaire. S’il est vrai que conscience et temps ne font qu’un, il faut interroger le
temps lui@même, il faut faire du temps lui@même l’indice de l’analyse phénoménologique,
il faut faire l’analyse du « flux absolu de la conscience, constitutif du temps ».
« Comment est il possible de savoir, interroge Husserl, que le flux constitutif
ultime de la conscience possède une unité? »172. L'unité de flux constitutif n'est pas
assurée par l'analyse de la temporalité interne, car, nous dit Husserl, a première vue du
moins, il s’agit ici de deux temporalités hétérogènes : l'une se constitue « d'elle@même »,
l’autre est constituée par une conscience elle@même temporelle. Or Husserl nous assure –
ou du moins, il parie sur une hypothèse que lui@même caractérise de « choquante », ou
171
P. Ricœur, Temps et Récit III – Le temps raconté, op. cit. p. 63
Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. § 39, p. 105; Remarquons
au passage que ce que Husserl nomme ici le flux constitutif ultime, c'est ce qu'il nommait, quelques
paragraphes auparavant, et toute en évitant la terminologie de "moi pur" (terminologie abondante dans les
Recherches logiques, mais que Husserl évite ici systématiquement pour des raisons que nous tentons
précisément d’éclaircir dans notre lecture), la « subjectivité absolu » (Cf. Le très court § 36 des Leçons
pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, intitulé: « Le flux constitutive du temps
comme subjectivité absolue » (Ibid. p. 99)).
172
97
« absurde », du moins au début − que ces deux processus n’en forme qu’un. Toute
temporalité – tant celle constituée que celle constitutive – est assurée par la même
structure (Impression originaire@rétention@protension), qui, a son tour, assure l’unité à
toute conscience.
Qu'il y ait ici une difficulté est hors de doute : si un flux fermé (appartenant a un processus, ou a un
objet, qui dure) est écoulé, je peux pourtant reporter mon regard sur lui; il forme, semble t'il, une
unité dans le souvenir. Le flux de la conscience se constitue donc lui aussi manifestement dans la
conscience comme unité. C'est en lui que se constitue par exemple l'unité de la durée d'un son, mais
lui@même se constitue de son coté comme unité de la conscience de la durée d'un son. Qui plus est,
ne devons nous pas alors dire également que cette unité se constitue d'une manière parfaitement
analogue, et qu'elle est, au même titre, une suite temporelle constituée, que l'on doit donc bien parler
de maintenant, avant et après temporels?173
Et Husserl de constater:
Nos derniers développements nous permettent de donner la réponse suivante: c'est dans un seul et
unique flux de conscience que se constituent a la fois l'unité temporelle immanente de son et l'unité
du flux de la conscience elle@même. Aussi choquant (sinon même absurde au début) que cela semble
de dire que le flux de la conscience constitue sa propre unité, il en est pourtant ainsi.174
La description de Husserl pointe deux intentionnalités en une, ou plutôt, une
intentionnalité doublement orienté : il y aurait un regard qui se dirigerait, a travers les
phases d’écoulement (essentiellement a travers la rétention), vers ce qui est constitué
(l’objet temporel immanent), et simultanément un regard qui se dirigerait sur le flux
constituant lui@même : « Mais le regard peut aussi se porter sur le flux, sur une portion du
flux »175, écrit Husserl. Autrement dit, il y aurait entrelacement (Verflechtung) de deux
intentionnalités, l’une orienté sur l’objet temporel immanent et l’autre (que Husserl
nomme : « longitudinale »176), simultané et constitutif, orientée vers le pur flux du vécu :
temporalité préphénoménale et préimmanente, qui s’auto@constitue dans son rapport a
173
Ibid., p. 105
Ibid., pp. 105@106
175
Ibid., p. 106
176
Husserl écrit : « Si je m’installe dans l’ ‘intentionnalité longitudinale’ et dans ce qui se constitue en elle,
je détourne du son le regard de la réflexion, pour le porter sur le point de nouveauté dans l’antero@a@la@fois,
la sensation originaire, et sur ce qui est retenu « a la fois » dans une suite continue. »(E. Husserl, Leçons
pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. p. 108)
174
98
soi177. Il y a donc, pour le Husserl de 1905, auto@constitution du flux par lui@même, sans
qu’une instance extérieure (un « moi pur » transcendantal) doive intervenir pour unifier
les diverses phases du flux, ou les divers objets temporels constitués. En stricte régime
phénoménologique, cette thèse s’impose, car penser un ego extérieur, qui unifierait à
travers un temps qu’il constituerait, serait retombé dans l’illusion du temps qui consiste à
appuyer la temporalité sur une tierce instance, elle@même intemporelle (telle
l’imagination chez Brentano). Il existe une possibilité d’orienter son regard sur le flux
temporel pur, étant lui@même un apparaissant. Or cet apparaissant a cela de
« remarquable » qu’il se constitue lui@même178.
Cette temporalité préphénoménale, préimmanente se constitue intentionnellement comme forme
de la conscience constitutive du temps et en elle en personne. Le flux de la conscience immanente
constitutive du temps n’est pas seulement, mais il est fait de façon si remarquable – encore
qu’intelligible, qu’une apparition « en personne » du flux lui@même doit être nécessairement
saisissable dans l’écoulement. L’apparition en personne du flux n’exige pas un second flux mais le
flux se constitue comme phénomène en lui@même. Le constituant et le constitué coïncident et
pourtant ils ne peuvent naturellement pas coïncider a tous les égards.179
Coïncidence imparfaite (nous aurons à revenir sur cette « imperfection »), le flux s’auto@
constitue, et procure ainsi de lui@même l’unité à la conscience (essentiellement)
temporelle. Celle@ci, désormais, comme dans les Recherches logiques, se passe d’un
« moi pur » pour l’unifier de l’extérieur : elle est d’elle@même « subjectivité absolue ».
C’est ce que décrit le très court § 36 des Leçons pour une phénoménologie de la
conscience intime du temps, intitulée : « Le flux constitutif du temps comme subjectivité
absolue » :
177
La démarche de Husserl sur ce point est d’une complexité qu’il nous est impossible de déployer dans le
cadre de ce travail Pour une interrogation systématique de cette question, Cf. en particulier G. Granel, Le
sens du temps et de la perception chez E. Husserl, Gallimard, 1968.
178
En introduisant l’auto@constitution du flux dans son apparaître même, Husserl évite l’aporie de la
régression a l’infini : car faute d’auto@constitution, le flux comme apparaissant « en personne » nécessiterai,
a son tour, un flux plus fondamental dans lequel il apparaitrait.
179
Ibid., § 39, pp. 70@71
99
Mais le flux n’est il pas un l’un@apres@l’autre ?... Nous ne pouvons nous exprimer autrement qu’en
disant : ce flux est quelque chose que nous nommons ainsi d’après ce qui est constitué, mais il
n’est rien de temporellement « objectif ». C’est la subjectivité absolue, et il a les propriétés
absolues de quelque chose qu’il faut désigner métaphoriquement comme « flux », quelque chose
qui jaillit « maintenant », en un point d’actualité, un point source originaire, etc. Dans le vécu de
l’actualité nous avons le point source originaire et une continuité de moments de retentissement.
Pour tout cela les noms nous font défaut. 180
L’ultime degré de l’analyse de la conscience du temps, la temporalité comme subjectivité
absolue, bute sur une impasse : pour la décrire, « les noms nous font défaut ». Seul le
langage métaphorique peut en rendre compte. Il décrit la subjectivité absolue comme
flux, sachant qu’il ne s’agit que d’un emprunt métaphorique. Car le flux, dans le
vocabulaire phénoménologique, appartient aux objets temporels immanents. Et il serait
absurde d’emprunter les catégories du constitué pour décrire la constitution.
Nous voici au terme de l’analyse husserlienne. Elle aboutit a ce résultat étonnant :
dire la subjectivité, tout en maintenant les principes de base de la phénoménologie, est a
strictement parler impossible. A ce point de l’analyse, seul le recours à la métaphore – au
déplacement de sens – est en mesure de dire quelque chose. Or l’usage métaphorique
n’est pas satisfaisant. Il ne fait que souligner la problématique une fois de plus. Nous
rappelant a l’évidence suivante : la subjectivité absolue est un point limite auquel la
phénoménologie se heurte, et au@delà de laquelle elle ne peut voir. Du moins tant que le
regard phénoménologique n’est pas tourné ailleurs.
180
Ibid., § 36, p. 99
100
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Avec la phénoménologie du temps, Husserl est confronté aux limites de la
phénoménologie181 : on ne peut parler de temps qu’à partir d’une conscience déjà
temporelle, mais d’un autre coté, la conscience doit être temporelle dans un autre sens
que les « objets temporels » qu’elle constitue. Or en orientant son regard sur le « pur flux
du vécu », on ne peut qu’en parler à la manière des objets temporels déjà constitués (flux,
phases, maintenant, impression originaire, retention et protention). L’ « autre sens » que
prends le niveau fondamental de la conscience, le flux absolu de la conscience,
constitutive du temps, ou la subjectivité absolue, reste « métaphorique » : un déplacement
de sens, un sens déplacé.
Cet intrication du constitué et du constituant que recèle la notion d’auto@
constitution suscite pourtant au moins une réserve, accouchant d’une toute nouvelle
problématique : celle précisément de l’altérité radicale et constitutive immanente a toute
conscience temporelle. Husserl nous dit en effet, dans le § 39, que « l’apparition en
personne du flux n’exige pas un second flux mais le flux se constitue comme phénomène
en lui@même. Le constituant et le constitué coïncident et pourtant ils ne peuvent
naturellement pas coïncider a tous les égards. »182 Il y a « décalage » entre le constituant
et le constitué. Décalage dont le déplacement « métaphorique » de la notion de flux n’est
181
Et plus précisément, aux limites que lui même s’impose par la phénoménologie tel qu’exposée dans les
Recherches logiques. Derrida, dans La voix et le phénomène, démontre ainsi la contradiction entre une
philosophie du « clin d’œil » (Augenblick) (traduction de Derrida du « dans le même instant », im selben
Augenblick, qui caractérise les vécus dans la VIème Recherche (cf. J. Derrida, La voix et le phénomène, op.
cit. pp.65@66)), c'est@à@dire du présent ponctuel, identique a soi, exigé par la conception intuitionniste de la
sixième Recherche logique, et une phénoménologie du temps et de la conscience comme temps qui tends a
souligner la solidarité entre le présent vivant et la rétention : « Malgré ce motif du maintenant ponctuel
comme « archi@forme » (Urform) (Idées I) de la conscience, le contenu de la description, dans les Leçons
pour une phénoménologie de la conscience intime du temps et ailleurs, interdit de parler d’une simple
identité a soi du présent. Par la se trouve ébranlée non seulement ce qu’on pourrait appeler l’assurance
métaphysique par excellence, mais, plus localement, l’argument du « im selben Augenblick » dans les
Recherches ». (Ibid., p. 71).
182
E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. § 39, pp. 70@71
101
que le reflet. Autrement dit, l’œuvre de l’auto@constitution de la subjectivité absolue
procède d’une imperfection, d’un « non recouvrement total » : Il y a toujours une avance
du constituant sur le constituée, et ainsi, un écart irréductible, qui est la temporalisation
même du temps. Levinas, sur ce point, remarque : « La conscience du temps n’est pas
une réflexion sur le temps, mais la temporalisation même : l’après coup de la prise de
conscience, est l’après même du temps. »183. L’après coup ou la non@simultanéité
forment ici la nature même du temps. On peut aussi le formuler de manière inverse : s’il y
avait identité parfaite du constituant et du constituée, il n’y aurait pas eu conscience de
temps184. Ce point est développé au supplément IX des Leçons pour une phénoménologie
de la conscience intime du temps : Husserl s’y interroge sur l’instant premier, celui qui
n’a pas de « passé », qui est commencement initial d’un vécu (« la phase initiale d’un
vécu qui se constitue », écrit il). Ce moment initial, constate Husserl, n’est vécu, ne peut
être vécu, que par l’intermédiaire de la rétention et de la réflexion : « …la phase initiale
ne peut devenir objet qu’après son écoulement, de la manière indiquée, grâce a la
rétention et a la réflexion (donc a la reproduction). »185 – or, ajoute t’il, ca ne veut pas
dire que ce moment, que le commencement initial, est « inconscient », mais simplement
qu’il n’est pas « objective », autrement dit, qu’il n’est pas encore constitué. Ce n’est que
par l’acte de réflexion que le constitué et le constituant seront saisis (« …on a la
possibilité de regarder dans la réflexion le vécu constitué et les phases constituantes »,
écrit Husserl), mais cela n’est possible qu’après coup. Ainsi, Husserl poursuit au §
183
E. Lévinas, « Intentionnalité et sensation », in: En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger,
Vrin 1994, p. 154
184
F. Dastur note a ce propos : « Le ‘temps’, c’est précisément cette non@coïncidence ou ce non@
recouvrement total du constituant et du constitué, du sujet et de l’objet, du voyant et du visible » (F. Dastur,
Husserl. Des mathématiques a l’histoire, op. cit. p. 71)
185
E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. p. 160
102
39: « Les phases du flux de la conscience, en lesquelles des phases de ce même flux de
conscience se constituent phénoménalement, ne peuvent être identiques à ces phases
constituées, et ne le sont pas non plus. Ce qui, dans l’actualité instantanée du flux de
conscience, est amenée à paraître, c’est une phase passée de ce même flux dans la suite
de ses moments rétentionnels. »186
Nous pouvons à présent formuler le sens de la « subjectivité absolue » dans le
texte de Husserl sur le temps : c’est la traduction du degré zéro de la conscience
temporelle comme imparfait recouvrement du constituée par rapport au constituant.
Autrement dit : une altérité irréductible, ou une dialectique irréductible, est inscrite au
fond même de la conscience. Altérité qui déplace la problématique, creusant un abime
dans le cœur même du temps, que le Husserl des Idées ne résous pas, et qu’il évite
systématiquement. Comme le remarque Dastur : « En 1905, Husserl a donc déjà buté sur
cette limite de la phénoménologie que constitue le temps dans son caractère in@
constituable. Pour répondre a cette aporie, il sera amené dans les années suivantes à
développer le projet d’une phénoménologie transcendantale dont les étapes essentielles
sont l’Idée de la phénoménologie de 1907 et les Idées de 1913. Dans ce dernier texte est
écarté le problème de la constitution originaire du moi, c'est@à@dire de l’identité de la
subjectivité absolue et du flux temporel…cette reconduction du transcendant a une sphère
immanente « élargie » en sphere noético@noématique laisse intouchée l’énigme du
temps ».187
Distraction du temps – ou « structure dialectique » (Derrida) – qui fait l’essence
de la subjectivité absolue : subjectivité absolue comme l’ « être en retard sur soi même du
186
187
Ibid., p. 109
F. Dastur, Husserl. Des mathématiques à l’histoire, op. cit. pp. 72@73
103
sujet ». D’où l’adjectif (« absolu ») : la subjectivité ici procède de l’in@constituable
inconstitué qu’est le temps intime de la conscience. Absolu qui sera substitué à un autre
absolu : celui de l’ego transcendantal, de la subjectivité transcendantale, qui, depuis 1907,
va orienter le projet Husserlien. L’énigme de l’Absolu, néanmoins, restera intacte.
104
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Nous avons jusqu'à présent tentés de suivre la notion de « moi pur », ou de subjectivité,
dans la période de la pensée husserlienne qui s’étend des Recherches logiques aux Idées.
Ce dernier chapitre de notre étude de Husserl – qui se veut être une répétition synthétique
du parcours que nous avons fait jusqu'à maintenant – va tenter de résumer nos acquis
pour faire poindre ce qui nous semble être la problématique principale de la question de
la subjectivité tel qu’elle se déploie dans la recherche husserlienne.
Au terme de la lecture des Recherches logiques, des Leçons pour une
phénoménologie de la conscience intime du temps, et des Idées, nous constatons la chose
suivante : il faut distinguer, au cœur de la recherche husserlienne, deux thèses sur la
subjectivité, deux concepts de sujet. Contrairement a ce qu’on peut croire – et a ce qui
ressort de la critique du moi pur dans la Vème Recherche logique – la première
philosophie de Husserl n’est pas dénuée de sujet. Si la subjectivité n’accompagne pas la
conscience comme un pole d’identité synthétique ou synthétisant, elle y est présente en
tant qu’ « œuvre intime du temps ». Le sujet, l’absolu du sujet, pour le Husserl des
Leçons…, est temps et n’est que ca : ce qu’il nomme « subjectivité absolue ». Quelques
huit ans plus tard, et moyennant une radicalisation systématique dans la pratique de la
réduction, les Idées – qui accomplissent cette radicalisation – poseront très clairement la
thèse de l’ego transcendantal, « transcendance dans l’immanence », qui résiste a la mise
entre parenthèse phénoménologique. Notre question est désormais très claire : quel est le
rapport entre les deux thèses husserliennes sur la subjectivité ? Comment la « subjectivité
105
absolue » et l’ « ego transcendantal » s’accordent ils ? Ou bien, le cas échéant, comment
appréhender leur désaccord ?
Dans son texte de 1965 intitulé « Intentionnalité et sensation » Lévinas
remarque :
Il faudrait établir la place qu’occupe, par rapport a cette notion de subjectivité [la subjectivité
absolue comme œuvre intime du temps, E.S.], celle du Moi pur, transcendance dans l’immanence,
source de l’activité au sens fort du terme, porteur d’habitus et de toute la sédimentation du
passé.188
Levinas pointe le problème, dans son article de 1965. Posons donc cette question, à
laquelle Lévinas ne propose pas de réponse systématique : quelle place occupe l’ego
transcendantal, le moi pur, par rapport a la « subjectivité absolue » comme œuvre intime
du temps, et comment compose t’il avec elle ?
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La première réponse a cette question – la plus simple, la plus immédiate, la plus
conventionnelle – est celle qui consiste à lire l’œuvre linéairement, et a constater l’intérêt
théorique de l’introduction de l’ego pur dans le domaine phénoménologique. Suivons ce
parcours, qui nous obligera à reprendre le mouvement idéalisant de Husserl.
Comme Husserl l’expose dans l’Idée de la phénoménologie, la question de la
transcendance est celle qui pousse la démarche phénoménologique à effectuer un
avancement, à déborder le cadre des Recherches logiques189. Dans la réduction tel qu’elle
s’effectue encore dans les Recherches logiques, même si le principe de la corrélation
sujet@objet est établit une fois pour toutes, son sens n’est pas encore transparent. Le sens
et la possibilité de la corrélation essence@vécus, dans ce texte, est laissé irrésolu car non
188
E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (1967), Vrin, Paris 1994, p. 154
Cf. aussi E. Husserl, « Postface a mes Idées directrices », in : Idées III. La phénoménologie et les
fondements des sciences (1952)(trad. D. Tiffenau), PUF, Paris 1993
189
106
interrogée. C’est ce qui a attiré les critiques a reprocher a la phénoménologie des
Recherches logiques – malgré le veux de neutralité métaphysique dont l’auteur se
réclame – de réalisme, car dominée par le modèle de la res : laissés dans
l’indétermination, on ne pouvait en effet conclure que sur l’extériorité spatiale, sur une
absolue autonomie de l’objet vis@à@vis de la conscience intentionnelle, bref, a un simple
réalisme métaphysique. Et si la question principale de la théorie de la connaissance,
comme l’indique la deuxième leçon de L’Idée de la phénoménologie, ainsi que plus tard
le § 40 des Méditations Cartésiennes, est celle de l’extériorité, de la transcendance, alors
il faut dire que la phénoménologie des Recherches logiques n’a pas encore atteint le seuil
de scientificité exigée par l’idéal philosophique. La voie prise par la phénoménologie
après les Recherches logiques sera celle d’un élargissement progressif de la portée de la
réduction, qui permettra de résoudre la question de la transcendance. Dans l’Idée de la
phénoménologie, Husserl appelle à une réduction gnoséologique (terme qui sera vite
remplacée par celui plus connu de réduction phénoménologique), qui n’est autre que la
mise hors circuit systématique de toute thèse ontologique sur le monde, la mise en
suspens du jugement par rapport a la position de transcendance des objets (dans le sens
réaliste du terme) vis@à@vis de la conscience et des vécus :
… il faut accomplir la réduction gnoséologique, c'est@à@dire marquer toute transcendance qui y
entre en jeu, de l’indice de mise hors circuit, ou de l’indice d’indifférence, de nullité
gnoséologique, d’un indice qui dit ici : l’existence de toutes ces transcendances, que j’y croie ou
non, ne me concerne ici en rien, ici il n’y a pas lieu de porter un jugement la dessus, cela reste
entièrement hors jeu.190
190
E. Husserl, L’idée de la phénoménologie, Deuxième leçon, op. cit. p. 65 [39]
107
Même si dans ce texte, le moi est encore envisagé comme moi psychologique et ainsi
laissé de coté, exclu par la réduction elle@même191, les Idées accompliront ce pas décisif
qui consiste à poser l’ego transcendantal au fond de toute conscience. La logique de cette
démarche, selon Husserl et les interprètes orthodoxes de la doctrine192, est inscrite dans le
mouvement même de radicalisation de l’épochè : l’invalidation de l’extériorité nécessite
une prise de position fondamentale vis@à@vis du statut de l’ « intériorité », du statut du
moi. C’est ainsi que le mouvement qui vise à exclure la transcendance, en fin de compte,
se voit exclure la distinction elle même entre l’extérieur et l’intérieur, accordant a la vie
de la conscience, et au moi pur qui y figure comme pole d’identité synthétisante, la seule
réalité phénoménologique apodictique.193
La lecture linéaire@chronologique de l’œuvre procure la réponse classique : le
transcendantalisme serait une avenacée sur tout les plans, dépassant le réalisme du début
des années 1900. La question de la transcendance, de l’être du monde ne peut être laissé
de coté – comme le fait le Husserl des Recherches logiques – qu’au risque d’une vision
naïvement réaliste du monde. La réduction gnoséologique doit mener la phénoménologie
un pas plus loin : pour que le phénomène apparaisse dans sa pleine luminosité, il faut
opérer une mise entre parenthèses radicale de l’être du monde, et refonder tout l’édifice
191
E. Husserl, L’idée de la phénoménologie, Troisième leçon, op. cit. pp. 68@69 [44] ; cf. aussi Husserl,
Chose et espace, Leçons de 1907, Paris, PUF, 1989, § 13, ou Husserl conclut sur l’anonymat du Je de la
conscience (ce Je, écrit Husserl, n’appartient a « personne (niemand) »)
192
Tout premièrement E. Fink qui, dans son article « La philosophie phénoménologique d'Edmund Husserl
face a la critique contemporaine », s’élève contre ceux qui reconnaissent dans le mouvement husserlien un
« tournant ». (Cf. Fink (E.), « La philosophie phénoménologique d'Edmund Husserl face à la critique
contemporaine », in: De la phénoménologie (1933) (trad. D. Franck), Les éditions de Minuit, Paris 1974)
193
C’est ce que Husserl réclame dans l’Idée de la phénoménologie, surtout dans la deuxième leçon : le
problème même de l’extériorité serait un problème qui résulte d’une mécompréhension profonde du sens et
de la nature de la conscience et de son rapport a l’objet intentionnel. La question de la transcendance (qui
n’est posée que du point de vue des sciences de la nature), se révèle ainsi dans sa paradoxalité la plus
profonde : en tant que résultant d’une mécompréhension du rapport de la conscience au monde, elle origine
le problème le plus important de l’épistémologie, qui se trouve être, en fin de compte, un « faux »
problème : le fait qu’il fasse problème, est en lui@même problématique.
108
sur l’égo, qui seule résiste, tout comme le cogito cartésien, a la réduction194. L’idéalisme
de Husserl n’est ainsi rien d’autre que la fondation du système sur l’ego constituant, non
pas
dialectiquement
–
a
la
manière
d’un
Fichte
par
exemple
–
mais
phénoménologiquement : il sera question de constitution, et non de rapport logico@
conceptuelle. L’ego transcendantal, le moi pur, relève ainsi de l’exigence systématique
qu’impose l’avancée phénoménologique (radicalisation de la pratique de la réduction).
Ainsi, dans les Méditations cartésiennes, ou l’idéalisme phénoménologique trouve son
expression la plus systématique (« abrégé fondamental de la philosophie que j’ai
développé », selon son aveu à Ingarden195), Husserl écrit :
Par l’εποχή phénoménologique, je réduis mon moi humain naturel et ma vie psychique – domaine
de mon expérience psychologique interne – a mon moi transcendantal et phénoménologique,
domaine de l’expérience interne transcendantale et phénoménologique. Le monde objectif qui
existe pour moi, qui a existé ou qui existera pour moi, ce monde objectif avec tous ses objets puise
en moi@même, ai@je dit plus haut, tout sens et toute valeur existentielle qu’il a pour moi ; il les
puise dans mon moi transcendantal, que seule révèle l’εποχή phénoménologique
transcendantale.196
Fondant l’édifice, l’ego transcendantal procure une base solide a l’entreprise de fondation
des sciences que recherche en fin de compte la phénoménologie (elle élucide son sens),
qui est, en ce point du moins, fidèle a l’idéal même de la pensée moderne, de la
philosophie rationaliste. La lecture linéaire du texte de Husserl juge ainsi les Recherches
logiques à l’aune des Idées. Il faut lire, dira t’elle, les thèses de 1901 et de 1905 comme le
chemin qui mène vers celle de 1913 : la subjectivité absolue de 1905 n’est qu’un
194
Evitant évidemment – c’est la un des thèmes constants de la méditation husserlienne – l’ « erreur » de
Descartes, qui n’est autre que la réification de la conscience, faute d’avoir mesurée la portée et l’extension
de la réduction : « Malheureusement, écrit Husserl, c’est ce qui arriva a Descartes, par suite d’une
confusion, qui semble peu importante, mais n’en est que plus funeste, qui fait de l’ego une substantia
cogitans séparée, un mens sive anima humain, point de départ du raisonnement de causalité. » (E. Husserl,
Méditations Cartésiennes, op. cit. § 10, p. 51).
195
Husserl, Briefe an Ingarden, p. 59, cite d’après: D. Franck, Chair et corps – Sur la phénoménologie de
Husserl, Ed. de Minuit, Paris 1981, p. 13
196
E. Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit. § 11, p. 54
109
prolégomène au moi transcendantal de 1913 (tout comme le réalisme de 1901 devait faire
place, dans l’œuvre de Husserl, au transcendantalisme de 1913 et de toute l’œuvre
ultérieure). La subjectivité comme œuvre intime du temps, ne serait rien d’autre que le
flux du vécu, thème que la philosophie du moi pur reprendra a son compte et assimilera à
son transcendantalisme.
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Or si cette lecture est la plus simple, elle contient néanmoins une problématique, et
s’ouvre sur deux types de questionnements :
1. Dans quelle mesure – du point de vue du texte husserlien lui@même – peut on lire
dans le rapport qu’entretient l’ego transcendantal et la subjectivité absolue celui
d’une élaboration voire même d’une succession méthodique ?
2.
A quel point la position de l’ego transcendantal résulte chez Husserl d’acquis
proprement phénoménologiques, ou autrement formulé : se peut il que la thèse de
l’ego ne résulte de motivations autres que phénoménologiques (motivations
méthodologiques (radicalisation de l’épochè)), ou systématiques (projet de
fondation des sciences).
Notre étude jusqu'à présent nous a préparés à répondre à ces deux questions.
La première raison pour laquelle la lecture linéaire est problématique nous est livrée par
Husserl lui@même : en effet, comme nous l’avons vu, dans les Idées, lorsque Husserl en
vient a parler de la temporalité de la conscience – qu’il caractérise d’ « énigme », et qu’il
nomme pourtant « l’absolu définitif et véritable » (§ 81 ; a lire : plus fondamental que
l’ego transcendantale lui@même) – il renvoi aux Leçons pour une phénoménologie de la
conscience intime du temps : « Les efforts de l’auteur concernant ce problème, et qui
longtemps demeurèrent vains, ont pour l’essentiel abouti a un terme dans l’année 1905 ;
110
leur résultats ont été communiqués dans des cours a l’Université de Göttingen ».197 On en
déduit la chose suivante : les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime
du temps, qui précèdent de deux ans l’Idée de la phénoménologie, déploie déjà la
question du temps de tel façon a ce qu’il reste inaffecté par les approfondissements de la
réduction qui mènera a l’idéalisme des Idées et des Méditations Cartésiennes. Quoi qu’il
en soit donc de la lecture linéaire, il faut prendre ce fait en considération : loin que de
signifier un dépassement de la thèse de 1905, Husserl y a recours au moment même ou il
cherche a dire, au@delà de l’ego transcendantal, la dimension fondamentale de la
subjectivité.
Or – et c’est la le point qui complique la démarche husserlienne – non seulement
faut il reconnaître le caractère indépendant de la subjectivité absolue comme moi
temporel par rapport a l’ego transcendantal, celle@ci ne peut d’autres parts être interprétée
comme un accomplissement ou un approfondissement de l’ego transcendantal, ni comme
son aboutissement ou son complément systématique, et cela pour une simple raison : ces
deux thèses sont, pour parler un langage kantien, antinomiques. La subjectivité
temporelle, a condition de la prendre au sérieux la lettre du texte husserlien, procède
d’une mise en abime de toute thèse qui tendrait a fixer la conscience autre part que dans
la logique temporelle et dialectique décrite par les Leçons pour une phénoménologie de la
conscience intime du temps. Or l’ego transcendantal tente de fixer la conscience dans un
ailleurs pareil. C’est ce qu’il va falloir, à présent, expliciter.
Le moi pur, a s’en tenir au fameux § 57 de Idées, résiste a la réduction, est une
« transcendance
originale
non
constituée »,
« une
transcendance
au
sein
de
l’immanence ». Or si le je transcendantal est constitutif d’objets et statique – et plus tard
197
E. Husserl, Idées I, §81, p. 275 [163], note (a)
111
il sera dit pole identique des états vécus, ou substrat de ces habitus198 – la subjectivité
absolue est perpétuellement en tension et constitutif du temps. C’est ce que nous a
révélée notre étude des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du
temps: il était question de définir le niveau fondamental de la temporalité, que Husserl
nommait « flux absolu de la conscience, constitutif du temps »199, et qui ne pouvait être
assimilé ni a l’objet empirique, ni a l’unité temporelle phénoménologique, car c’est lui
qui devait définir – ou procurer la logique constitutive – de ces deux niveaux constitués.
Pour extraire une telle couche d’originarité, il a fallu décrire le flux lui@même comme
origine temporelle des objets temporels, ainsi que de l’acte phénoménologique lui@même,
qui est par essence temporel. Or l’emploi même du terme de flux se révéla
problématique, car emprunté au domaine déjà constituée qu’est l’unité temporelle réduit
(Husserl nous parlait de l’usage « métaphorique » du terme). Le flux originel, lui, n’a a
proprement parler ni commencement ni fin, étant sans cesse en mouvement, et ne
pouvant ainsi faire l’objet d’une description phénoménologique accomplie et arrêtée : il
est l’origine mouvante et dialectique de la vie de la conscience, son « être en retard »
structurel. Condition inexpliquée de toute temporalité, le flux intime, la temporalité
originelle est « en tension », il est altération permanente de l’identité comme intériorité
même de la conscience.
L’analyse de la temporalité – a bien la lire – révèle l’ « éclatement » d’un moi soi
disant un, à l’œuvre dans la conscience. D’emblée, rapport dialectique du même et de
l’autre, comme l’écrit Derrida dans son étude de la question de la genèse chez Husserl :
La subjectivité n’est pas l’attribut analytiquement lié à l’être du temps ; la temporalité n’est pas
non plus le caractère ou, au mieux, l’essence de la subjectivité. Il s’agit au contraire d’une
198
199
Cf. E. Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit. § 31@32
E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op.cit. § 34, p. 97
112
synthèse ontologique a priori et en même temps dialectique. La temporalité, c’est le temps se
temporalisant lui@même. Le temps, c’est la subjectivité s’accomplissant elle@même comme
subjectivité… On devine les difficultés que Husserl rencontrera quand il voudra concilier cette
subjectivité absolue du temps dialectique avec l’ « ego » monadique, posé lui aussi, dans Idées I,
comme subjectivité absolue. Comment cet « ego » peut il être considéré comme unité absolue de
tous les vécus si l’unité du temps et de la subjectivité est déjà synthétique et dialectique ? Dans
l’identité absolue du sujet avec lui@même la dialectique temporelle constitue a priori l’altérité. Le
sujet s’apparaît originairement comme tension du Même et de l’Autre. Le thème d’une
intersubjectivité transcendantale instaurant la transcendance au cœur de l’immanence absolue de
l’ « ego » est déjà appelée…200
On comprend, comme le note Derrida, l’hétérogénéité du niveau fondamentalement
temporelle de la subjectivité au transcendantalisme du moi des Idées. Pour formuler
clairement l’antinomie, on peut dire que la tension temporelle de la subjectivité absolue
remet l’identité de l’ego transcendantal en question. Ainsi, malgré ce qu’en dit
Husserl201, l’analyse de la temporalité – qui n’est menée dans les Idées I et dans les
Méditations Cartésiennes que jusqu'au deuxième niveau de l’analyse (celui qui traite de
l’objet temporel immanent), et jamais jusqu’au troisième (celui du flux absolu de la
conscience, constitutif du temps), et pour cause202 – et le concept de subjectivité qui en
200
J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, op. cit. p. 126.
« Par bonheur, nous pouvons laisser de coté l’énigme de la conscience du temps dans nos analyses
préparatoires, sans en compromettre la rigueur. », écrit Husserl au § 81 des Idées (p. 275), et comme
reflétant la même idée mais concernant le moi pur, dans l’Addendum a la deuxième édition de la Vème
Recherche logique (écrit elle aussi en 1913), Husserl note : « Faisons remarquer expressément que la prise
de position adoptée ici (et que, comme je l’ai dit, je n’approuve plus), concernant la question du moi pur,
demeure inessentielle pour les recherches de ce volume. » (p. 163). Dans ce sens, nous rejoignons J.@F.
Lavigne, qui juge ces désaveux comme peu convaincants : en effet, il semblerait que tant l’analyse de la
temporalité dans les Idées I, tant la question du moi pur dans les Recherches logiques, ont une importance
cruciale pour la suite de la recherche, ou du moins, affectent ces résultants dans leur fond, comme nous
essayons de le démontrer (Cf. J.@F. Lavigne, Husserl et la naissance de la phénoménologie, op. cit. p. 363
ff.).
202
Le niveau fondamental étant toujours, dans les Idées, celui de l’ego transcendantal, Husserl ne peut
approfondir l’analyse jusqu’au troisième niveau (c’est ce qui fait la complexité des § 80@82). Ce qui fait
effet de paradoxe, car Husserl retombe ainsi dans ce qu’il critiquait dans les Leçons pour une
phénoménologie de la conscience intime du temps, à savoir, que l’origine du temps soit elle@même
intemporelle. Gaston Berger résume ainsi la position du Husserl des Idées: « …sans doutes le temps est la
forme suivant laquelle s’organisent ses contenus, mais le sujet demeure hors du temps dont il « constitue »
la signification (L’ego constitue toutes les significations)… » (G. Berger, Le cogito dans la philosophie de
Husserl, op. cit. p. 71). Or comme nous l’avons vu, tout le problème du temps phénoménologiquement
posée réside dans la difficulté de décrire le temps non pas a partir d’une origine extra@temporelle, mais
s’originant dans un point qui lui@même participerait a la logique du temps, au rythmique propre de la
temporalité.
201
113
émane, tout en restant inaffectée phénoménologiquement par la réduction, affecte ce qui
en est le résultat primordiale : la position et l’identité du moi transcendantal.
Mais il y a plus. Car il faut revenir, en fin de compte, à la logique
phénoménologique elle@même, à son parti prix théorique le plus fondamental : il faut
revenir au « principe des principes » de la phénoménologie, le principe de la donation tel
que Husserl nous l’enseigne au paragraphe 24 des Idées :
« …toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la conscience ; tout ce qui
s’offre à nous dans « l’intuition » de façon originaire […] doit être simplement reçu pour ce qu’il
se donne… »203.
Revenir a ce principe, pour poser la question simple – que déjà Husserl a posé dans
l’analyse du moi pur dans la cinquième Recherche logique – de la donation
phénoménologique du Je, de sa « donation originaire ». L’ego, ne tombant pas sous le
coup de la réduction, est il retenu par la vision immédiate ? Le moi transcendantal est il
phénoménologiquement avéré, ou bien est il purement formel ? Le texte des Idées est très
clair sur ce point : s’il y a nécessité systématique et méthodologique de poser l’ego
transcendantal, il n’y a aucune nécessité proprement phénoménologique à le faire. L’ego,
affirme le § 80 des Idées, n’est jamais saisit dans sa plénitude phénoménologique204. Il
n’est jamais vu. A proprement parler, il est « indescriptible » :
Si l’on fait abstraction de sa « façon de se rapporter » ou « de se comporter », il est absolument
dépourvu de composantes eidétiques et n’a même aucun contenu qu’on puisse expliciter ; il est en
soi et pour soi indescriptible : moi pur et rien de plus.205
203
E. Husserl, Idées I, § 24, p. 78 [43]
Au premier chapitre de notre travail, étudiant le rapport de réflexion, nous avons touchés au rapport
privilégié qu’entretient l’ego et la réflexion – ainsi que l’étrangeté de ce rapport : la réflexion n’est pas une
vision immédiate de la chose elle@même, mais un retour de la conscience sur elle@même, un acte visant un
autre acte, une intentionnalité orientée sur une intentionnalité.
205
E. Husserl, Idées I, § 80, pp. 270@271, [160]; dans les Méditations Cartésiennes, Husserl développe sa
théorie de l’habitus, qui fera du moi pur plus qu’un simple “pole d’identité vide”. La phénoménologie
génétique aura comme tache de reconnaître ce niveau de constitution qui émane d’un moi « remplit » :
« …avec tout acte qu’il effectue et qui a un sens objectif nouveau, le moi – en vertu des lois de la ‘genèse
transcendantale’, – acquiert une propriété permanente nouvelle. » (E. Husserl, Méditations Cartésiennes,
op. cit. § 32, p. 115@117). Nous ne traitons pas ici de la problématique de la phénoménologie génétique et
204
114
Comment justifier phénoménologiquement le moi pur, s’il est inapparent ? D’autant plus
que, dans les Recherches logiques, Husserl l’avait disqualifiée précisément sur la base de
ce motif phénoménologique (Recherche V, § 8). Même si Husserl affirme que, bien
qu’indescriptible dans sa pureté, il l’est dans sa manière d’accompagner les vécus – il se
prête a la question Quomodo sit, et non Qui sit, pour reprendre la distinction de Ricœur206
– nous avons le droit de nous interroger sur son statut phénoménologique.207 Il ne suffit
pas de dire la manière propre par lequel le moi se rapporte à travers les Erlebnisse au
monde (manière qui suppose la médiation d’une autre conscience, celle réflexive comme
nous l’avons vu), pour assurer le statut phénoménologique du moi pur. Ce que, d’ailleurs,
Husserl ne tente pas de faire, mais qui, en fin de compte, complique l’idéalisme
transcendantal du point de vue phénoménologique. Il semble aussi difficile, a la manière
de Ricœur208, d’envisager la conscience du temps comme répondant a la question du Qui
sit du moi pur, car, précisément, le moi comme conscience intime du temps, comme on
l’a vu tout au long de notre étude, est réfractaire a la fermeture du moi monadique.
L’analyse du temps révèle comment le moi est hétéronomiquement affecté, et cela, des
son origine. Mieux : il est l’origine en tant qu’affecté hétéronomiquement. Il serait ainsi
contradictoire d’ancrer l’ego monadique, qui n’a de rapport avec aucune altérité
originelle, qui opère la réduction de toute transcendance et de toute altérité originaire,
de la question de l’habitus. Cf. a ce propos R. Barbaras, Introduction a la philosophie de Husserl, Les
éditions de la transparence, Chatou 2005, pp. 128@135.
206
P. Ricœur, in : E. Husserl, Idées I, § 80, p. 271 [160], note 1.
207
Comme le remarque très justement R. Bernet, « Aussi longtemps qu’on maintiendra, comme le font les
Idées I la plupart du temps, que tout ce qui apparaît sous la forme d’un objet intentionnel, il s’ensuit que le
Je pur ne peut apparaître qu’après@coup et sous la forme d’un objet de réflexion. Autant dire que le Je pur
en tant que source de la vie intentionnelle ne peut jamais apparaître dans son effectivité. » (R. Bernet, La
vie du sujet, op. cit. p. 307)
208
P. Ricœur, in: E. Husserl, Idées I, § 80, p. 271 [160], note 1.
115
dans la subjectivité absolue comme flux temporelle originelle, elle, précisément,
originellement affecté par de l’altérité, ou comme l’écrit Derrida, s’apparaissant
originairement comme « tension du Même et de l’Autre ».
Le Je, la subjectivité, est le nom d’un nœud tendu au cœur de l’écriture husserlienne. Il
est comme le carrefour ou réduction et donation se croisent sans se rejoindre : ce qui reste
après la réduction (l’ego transcendantal) n’est pas donné. Le je transcendantal est moyen :
par lui se révèle le monde dans sa phénoménalité, or lui n’apparaît jamais
phénoménologiquement. L’antinomie entre la subjectivité absolue et le je transcendantal
débouche ainsi sur une autre antinomie, qui n’en est que l’écho : entre le principe
méthodologico@systématique de la réduction, et celui phénoménologique de la donation.
C’est peut être pourquoi, dés qu’il est question du temps, l’écriture de Husserl, qui en
général est d’une grande clarté et précision, vire dans des notions floues. Ainsi, comme
on l’a déjà vu, dans les Idées, au paragraphe 81 qui traite du temps, Husserl nous parle de
« l’énigme » du temps. Dans les Méditations cartésiennes, des qu’on s’attend a une
jonction entre la théorie de l’ego transcendantal et la temporalité, Husserl se réfugie
derrière ce qu’il nomme la « merveille » du temps. Traitant de l’inévitable régression a
l’infini qu’implique la question du temps (il faut un temps pour mesurer le temps lui@
même, mais a ce temps est nécessaire un autre temps,…), Husserl – au lieu d’interroger
l’ « énigme » en question209 – conclue ainsi : « …ce fait est évident, voire apodictique, et
209
Car en vérité, il s’agit ici exactement des mêmes questions qui sont au cœur de la troisième section
(« Les degrés de constitution du temps et des objets temporels ») des Leçons pour une phénoménologie de
la conscience intime du temps, celle précisément qui a trait a la question du flux absolue de la conscience,
constitutif du temps. Au lieu d’élaborer – comme dans les Leçons… – et de reprendre la difficulté
fondamentale de la constitution du temps, Husserl évite la question, concluant sur l’adjectif énigmatique de
« merveilleux ».
116
il désigne un des cotés du merveilleux ‘être pour soi même’ de l’ego, a savoir en premier
lieu que la vie de la conscience se rapporte intentionnellement a elle@même »210. Tout en
le reconnaissant, Husserl évite de traiter de ce rapport problématique, concluant sur son
« merveilleux ». Or le lexique du merveilleux et de l’énigmatique couvre une
problématique – laissée en chantier dans le texte husserlien – qui s’ouvre sur un champ
d’investigation originale, orientant la phénoménologie vers une autre voie que celle qu’a
pris Husserl. Voie emprunté tant par la pensée de l’existence de Sartre que par celle de
l’altérité de Lévinas, et qui permet d’entendre, autrement, le sens de la subjectivité.
210
E. Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit. § 18, pp. 81@82
117
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J’existe, c’est tout…
J. P. Sartre, La nausée
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Jean Paul Sartre inaugure sa percée philosophique à partir de motifs strictement
phénoménologiques. Déjà en 1929, Sartre rêvait de faire de la philosophie a partir de la
concrétude du monde, de décrire philosophiquement une pierre, comme en témoigne
Gerassi : « Je me souviens qu’un jour de 1929 Sartre m’a dit qu’il voulait décrire
philosophiquement une pierre, en tant que pierre dans le monde, au lieu de la charger de
liens avec des catégories spirituelles ou métaphysiques. Je lui ai dit que c’était
exactement ce que Husserl était en train de faire… »211. Ce n’est qu’en 1933, encouragé
par Raymond Aron, qu’il commence à étudier la phénoménologie, ainsi qu’en témoigne
Simone de Beauvoir : « ‘Tu vois, mon petit camarade, s’exclame R. Aron, si tu es
phénoménologue, tu peux parler de ce cocktail, et c’est de la philosophie !’ Sartre en pâlit
d’émotion, ou presque ; c’était exactement ce qu’il souhaitait depuis des années : parler
des choses, telles qu’il les touchait, et que ce fut de la philosophie ».212 Par
l’intermédiaire du livre d’E. Levinas La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de
Husserl213, Sartre découvre la phénoménologie, et avec elle, la méthode de pensée dont il
avait toujours rêvée. Elle lui permet de faire de la philosophie a partir de la concrétude
même du monde, a partir du rapport immédiat de la conscience au phénomène. Saisi par
211
Cf. J. Gerassi, Sartre, conscience haïe de son siècle, Ed. du Rocher, 1992, p. 172 ; Plus tard, Sartre
formulera son projet d’alors dans des termes plus précis. Ainsi, dans Situations IX (Gallimard, Paris 1987),
il écrit : « … mes préoccupations d’alors étaient de donner un fondement philosophique au réalisme. La
question était : comment donner a l’homme a la fois son autonomie et sa réalité parmi les objets réels, en
évitant l’idéalisme et sans tomber dans un matérialisme mécanique ? » (p. 104).
212
Cf. Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Ed. Gallimard, Paris 1960, p. 156
213
Cf. La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl (1930), Vrin, Paris 2001 ; C’est encore
de Beauvoir qui rapporte l’anecdote suivante : « Je me rappelle que quand vous avez eu le livre de Lévinas
sur Husserl, vous avez eu un moment de complet désarroi parce que vous vous êtes dit : Ah, mais il a déjà
trouvé toutes mes idées » A quoi Sartre répond : « Oui, mais je me trompais quand je disais qu’il avait
trouvé mes idées. » (S. de Beauvoir, « Entretiens avec J.@P. Sartre (aout@septembre 1974), in : La cérémonie
des adieux, Gallimard, Paris 1981, p. 227).
119
la nouveauté, il passera deux semestres à Berlin (de Septembre 1933 a juin 1934), pour
s’initier a la phénoménologie de Husserl.
Les années trente, dominées par la découverte de la phénoménologique et par son
étude systématique, seront des années fécondes, ou verront paraître successivement
L’imagination (1936), Esquisse pour une théorie des émotions (1939), L’imaginaire
(1940), mais surtout La transcendance de l’Ego – Esquisse d’une description
phénoménologique, petit article rédigé durant le séjour berlinois (1934) et publiée
originellement dans les Recherches philosophiques de 1937 (VI)214, et l’article « Une
idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », dont la
chronologie fut longtemps controversée215. Puis finalement – même s’il ne s’agit pas d’un
essai philosophique en bonne et due forme – le roman philosophique La nausée, dont la
première ébauche fut rédigée durant le séjour berlinois, et publiée en 1938. Ce dernier
texte peut être considéré à lui seul comme un exercice autonome de phénoménologique,
et plus particulièrement comme une méditation des plus originales sur la question de la
subjectivité.216 Autant d’essaies phénoménologiques217 ou Sartre s’essaye a la méthode
214
Ce texte fut publié plus tard aux éditions Vrin, avec introduction et annotation par Sylvie Le Bon (1965).
Une nouvelle édition critique et augmentée de ce texte est paru en 2003, regroupant, outre La
transcendance de l’Ego, deux autres « classiques » de l’écriture phénoménologique de Sartre, notamment
l’article « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : L’intentionnalité » (cf. prochaine
note) ainsi que « Conscience de soi et connaissance de soi » (paru originellement dans le Bulletin de la
Société française de philosophie, no. 3, pp. 49@91 (1947), avril@juin 1948). Pour La transcendance de
l’Ego, nous nous servirons pour la présente étude de la réédition de 1965 par Sylvie Le Bon.
215
Publiée dans la NRF en 1939, cet article fut lui aussi rédigé durant le séjour berlinois, sans doute avant
La transcendance de l’Ego. Nous retiendrons cette hypothèse d’une rédaction précoce de l’article sur
l’intentionnalité, qui, depuis la recherche de V. De Coorebyter (Sartre face à la phénoménologie, Bruxelles,
Ouisia 2000) est reconnue comme la plus probable. Pour la présente étude, nous nous servirons de la
réédition de ce texte dans Situations I (Ed. Gallimard, Paris 1947).
216
La nausée (Gallimard, Paris 1938) peut être lue comme la version sartrienne de la pratique de l’épochè:
c’est à travers la nausée que le monde apparaît à Roquentin, le héro du roman. Les phénomènes
apparaissent au sujet non pas moyennant une réduction théorique de la thèse naturelle du monde, mais c’est
a partir d’une situation, d’un « être dans le monde » privilégié – celui de la nausée en l’occurrence – que le
monde se révèle a Roquentin. Dans la fameuse scène du tronc du marronnier de La nausée (pp. 179@191),
toutes les expressions annonçant la scène ont trait a la nouvelle vision que procure la nausée : « Et tout d’un
coup, d’un seul coup, le voile se déchire, j’ai compris, j’ai vu. » (p. 179); « Et puis, j’ai eu cette
120
du maitre, et qui préparent l’œuvre maitresse de Sartre, L’Etre et le néant. Ce travail, qui
reprends et retravaille systématiquement les motifs des travaux antérieurs, forme ce que
l’auteur nomme un essai d’ontologie phénoménologique.
Notre travail consistera à éprouver la continuité du projet de Sartre avec celui de
Husserl. Du moins avec celui d’une certaine méditation husserlienne, celle précisément
autour de la question de la subjectivité.218 Le thème de la subjectivité, du statut du soi –
dont la centralité est suggérée déjà dans le titre du premier essai phénoménologique de
Sartre (La transcendance de l’Ego) – restera central tout au long de son œuvre. La
question de la subjectivité humaine, ou dans un langage plus connu, la question de
l’existence, qualifie l’œuvre de Sartre plus que tout autre terme. Or le terme d’existence –
souvent vulgarisé – doit être interrogé à sa racine : il doit être resitué à son contexte
purement phénoménologique. Ce que nous proposons de faire dans les lignes qui suivent.
Nous allons interroger la manière dont la pensée de l’existence s’enracine dans le
sol phénoménologique. Sol dans lequel Sartre puise de manière singulière, à dire: en
illumination » (p. 179) ; «…à l’ ordinaire, l’existence se cache… Et puis voila, tout s’un coup, c’était la,
c’était clair comme le jour : l’existence s’était soudain dévoilée » (p. 180). CF. aussi, pour une
interprétation du rapport entre l’œuvre romanesque de Sartre des années 30 et la de la découverte de la
phénoménologique, l’étude de V. De Coorebyter, Sartre avant la phénoménologie : autour de La nausée et
de La légende de la vérité, Ed. Ousia, Bruxelles 2005.
217
D’où le nom de Heidegger est totalement absent. Même si dans la livraison de 1931 de Bifur figurent
l’un a coté de l’autre l’article de Sartre « La légende de la vérité » et la traduction du texte de Heidegger
« Qu’est ce que la métaphysique ?», Sartre avoue n’y avoir pas compris grand@chose a cette époque (cf.
Carnets de la Drôle de Guerre, Gallimard, Paris 1995, pp. 403@404 ; Sartre y avoue en outre n’avoir
commencé l’étude de Heidegger (Sein und Zeit) qu’a partir de 1939). En revanche, nous savons que L’Etre
et le néant fut écrit sous l’influence immédiate du travail de Heidegger (cf. Carnets de la Drôle de Guerre,
op. cit. pp. 575@580 (l’entrée du 11 mars 1940 : « C’est la guerre et c’est Heidegger qui m’ont mis sur le
chemin)). Cf. aussi a ce propos, Alain Renaut, Sartre. Le dernier philosophe, Grasset/Le livre de poche
(1993), Paris 2000, pp. 38 ff., et V. De Coorebyter, Sartre face a la phénoménologie, – Autour de
« l’intentionnalité » et de « La transcendance de l’Ego », Ousia, Bruxelles 2000, pp. 70@80. Nous
reviendrons par la suite a la question du rapport de Sartre et Heidegger.
218
Pour une étude plus générale du rapport de Sartre a Husserl, cf. les études de J@M. Mouille a ce sujet, et
plus précisément les premiers chapitres de son Sartre – Conscience, ego et psyché, PUF, Paris 2000, ainsi
que son article « Sartre et Husserl : une alternative phénoménologique », in : Sartre et la phénoménologie
(dir. J.@M. Mouille), ENS@éditions, Paris 2001, pp. 77@132 ; Cf. encore a ce sujet l’article de R. C.
Cumming, « Role@playing : Sartre’s transformation of Husserl’s phenomenology », in : The Cambridge
Compagnon to Sartre (Ed. C. Howells), Cambridge University Press, Cambridge 1997, pp.39@66.
121
philosophe indépendant qui ne se contente pas de recenser les acquis du maitre, mais qui
tente de les penser jusqu’au bout, quitte a les déborder. Loin d’être une méditation sereine
des thèmes phénoménologiques, la pensée de Sartre se loge dans une filiation étrange,
dans une infidèle réception de Husserl, et, a y regarder de près, autrement fidèle à la lettre
de la phénoménologie. Poussant les principes de la phénoménologie jusqu’au bout, il fait
jouer Husserl contre Husserl, le Husserl des Recherches logiques contre le Husserl des
Idées essentiellement. La pensée de l’existence s’avère ainsi être avant tout une
phénoménologie poussée jusque dans ces plus lointains recoins. C’est ainsi que Sartre
lui@même décrit, en 1940, son rapport à Husserl : « Il me fallut quatre ans pour épuiser
Husserl… Pour moi, épuiser un philosophe, c’est réfléchir dans ses perspectives, me faire
des idées personnelles a ses dépens jusqu'à ce que je tombe dans une cul de sac ».219 Dans
un premier temps, c’est ce que nous allons tenter de faire : suivre Sartre dans son
débordement, dans son épuisement, de la pensée husserlienne.
Car il va falloir ensuite soumettre Sartre lui@même a sa propre pratique de lecture:
l’ordre de la rigueur phénoménologique nous imposera d’interroger Sartre lui@même à
l’aune de ces propres exigences, faisant jouer Sartre contre Sartre, essentiellement le
Sartre de La transcendance de l’Ego contre celui de L’Etre et le néant.220 Nous
219
J.@P. Sartre, Carnets de la drôle de Guerre, op. cit. p. 405
Un travail pareil aurait pu être tenté à partir de chacun des travaux de Sartre des années trente. Ainsi, par
exemple, L’imagination (1936) et L’imaginaire (1940) interrogent – en creux du moins – la question de la
nature même de la pratique imageante, qui conditionne chez Husserl l’accès à l’origine de l’idéalité
sensible (tel qu’exposée par exemple au § 70 de Idées I). Au@delà du rôle opératoire de l’imagination, celle@
ci n’a jamais été interrogée quant a sa nature par Husserl. Sartre tente de thématiser directement
l’imagination comme un vécu original, dégageant les prémisses phénoménologiques de la fiction, donc de
la méthode phénoménologique elle@même. Vu le thème de notre recherche, notre analyse se concentre sur
les textes qui traitent immédiatement de la question de la subjectivité – entendu tant comme conscience
(positivement), tant comme Ego (négativement). A propos des études husserliennes de Sartre autour de la
question de l’imagination et de l’imaginaire cf. N. Bittoun@Debruyne, « Sur L'Imaginaire : Sartre et
Husserl », in : Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 1998, vol. 50, n° 1, pp. 297@
310.
220
122
proposerons, dans un deuxième temps, une lecture de Sartre selon l’ordre de la rigueur
phénoménologique. Elle se divisera en trois moments :
1/ Dans un premier temps, nous allons suivre la pensée de Sartre telle qu’elle se
présente dans La transcendance de l’ego, « embryon » phénoménologique de L’Etre et le
néant. Nous tenterons de pointer la proximité intime de ce texte avec la tentative
husserlienne de penser une conscience non@égologique telle que nous l’avons exposée
dans la première partie de ce travail. Critiquant la thèse de l’Ego du Husserl des Idées,
Sartre revient et assume la position de départ de la phénoménologie, a dire : une
phénoménologie de la conscience sans ego. Or contrairement à Husserl, Sartre, libre de
contraintes (systématiques, rationalistes), va tenter de mener à bien cette phénoménologie
de la conscience pure, non contaminée par l’Ego. Suivre Sartre sur ce chemin, sera pour
nous, suivre une piste husserlienne au delà de Husserl. Eprouver une autre pensée du
sujet, sans pour autant quitter le sol proprement phénoménologique. Ou mieux : profiter
de la fécondité de ce sol pour assister a la naissance d’une nouvelle pensée.
2/ éprouver la philosophie de Sartre selon la rigueur phénoménologique suppose
un exercice critique appliquée a la philosophie de Sartre lui@même. C’est ce que nous
tenterons de faire dans le deuxième chapitre de cette partie. En effet, si Sartre fait jouer
dans La transcendance de l’ego un Husserl contre un autre, il va falloir faire jouer, l’un
contre l’autre, le Sartre de La transcendance de l’Ego – suivant l’unique fil conducteur
phénoménologique – contre le Sartre de L’Etre et le néant. Le passage de La
transcendance de l’Ego a L’Etre et le néant invite a cet exercice, et cela par rapport au
point le plus sensibles de la pensée de l’existence, a dire : la question de la liberté. C’est a
123
partir de ce point la que nous allons tenter d’éprouver la fragilité du passage de la
phénoménologie a la pensée de l’existence, de l’intérieur même de la pensée de Sartre.
3/ Dans un troisième temps, nous allons interroger la thématique de
l’intersubjectivité chez Sartre, le « pour@autrui ». Le thème du pour autrui se révèlera être
le carrefour ou se rencontrent les deux sens antithétiques de la liberté sartrienne tel que
nous l’aurons étudiés dans le deuxième chapitre de cette partie. D’autres parts, la
phénoménologie de l’autre procurera une occasion exceptionnelle dans le texte sartrien,
ou, encrée dans la matière phénoménologique, les catégories bien délimitées de
l’ontologie existentielle (conscience immédiate sans Ego, Ego constituée par la
réflexion), s’effondrent, le temps d’un moment : moment du pur être@visé du sujet par
autrui. Moment singulier dans la pensé de Sartre, ou nous déchiffrerons la matrice d’une
nouvelle pensée de la subjectivité.
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La première expression de la manière de Sartre de faire de la phénoménologie se trouve
dans le petit article « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl :
l’intentionnalité », rédigé en 1933@1934221. Comme le titre l’indique, Sartre cherche à se
saisir dans ce petit texte de l’idée fondamentale de la phénoménologie, de ce qu’il
considère être son originalité la plus féconde, a savoir, l’idée d’intentionnalité. L’œuvre
de Husserl connue de Sartre a cette époque – qui compte les Recherches logiques, les
Cours sur une phénoménologie de la conscience intime du temps dans son édition de
1928, Idéen I, Logique formelle et transcendantale, et la version française des
Méditations cartésiennes (traduit par E. Levinas et M. Peiffer)222, – suffisent pour cerner
la centralité de l’idée d’intentionnalité dans la phénoménologie. Le texte de Sartre peut
être lu comme une reprise et un commentaire de la version la plus emblématique de ce
principe, tel qu’elle figure au §36 et surtout au § 84 des Idéen, intitulée :
« L’intentionnalité comme thème capital de la phénoménologie » : « Nous entendions par
intentionnalité cette propriété qu’ont les vécus ‘d’être conscience de quelque chose’ »223.
221
Cf. V. de Coorebyter, « Introduction » in : J.@P. Sartre, La transcendance de l’Ego et autres textes
phénoménologiques (introduits et annotés par V. de Coorebyter), Vrin, Paris 2003, p. 17.
222
A propos de l’ampleur et des limites de la connaissance de l’œuvre de Husserl, cf. J. L. R. Garcia, « The
character and limits of Sartre’s reading of Husserl » in : Analecta Husserliana Vol. XXXVI – Husserl’s
legacy in Phenomenological Philosophies (Ed. A.T. Tymieniecka), Kluwer Academic Publishers,
Dordrecht 1991, pp. 351@360.
223
E. Husserl, Idées I, op. cit. § 84, p. 283 [168]
125
Pas de conscience qui ne soit conscience de…, pas d’être de la conscience qui soit
séparée d’un cogitatum visée par elle. Tout cogito est cogito d’un cogitatum. Sartre
traduit cet acquis essentiel de la phénoménologie husserlienne dans un langage plus
« scolastique » : pas de cogito@substance qui précèderait le rapport a un être qui serait
connu ensuite, et serait, ontologiquement, autre que lui. Le principe de l’intentionnalité
est un principe d’homogénéisation de l’être: rien ne sépare la conscience du monde, la
conscience est conscience@du@monde (d’ou la pratique de l’épochè, qui n’est que la
conséquence la plus rigoureuse de cette homogénéisation). Dans L’Etre et le néant, cette
propriété de la conscience à elle seule fournira la preuve de l’être de la conscience, ce
qu’il nommera la « preuve ontologique » du cogito préréflexif : « la conscience implique
l’être ».224
Or pour Sartre, le principe de l’intentionnalité signifie non seulement la fin de la
querelle entre réalisme et idéalisme – comme la phénoménologie husserlienne nous le
rappelle sans cesses –, mais avant tout la fin de la philosophie de la « vie intérieure ». Le
principe phénoménologique de l’intentionnalité permet d’en finir avec la métaphore
« alimentaire » de la connaissance, d’en finir avec la représentation du rapport au monde
comme un rapport de « dévoration ». Selon cette métaphorique, la conscience serait
comme un récipient qui assimilerait de la matière, des « données ». Husserl permet de
dépasser cette métaphore: si la conscience est avant tout intentionnalité, tension vers,
rapport avec…, cela signifie qu’elle n’a d’existence qu’a travers ce rapport. Face a cette
224
Dans La transcendance de l’Ego il est déjà question de cette propriété de la conscience à impliquer
l’existence. Ainsi, Sartre écrit : « Pour la conscience, l’apparence est l’absolu en tant qu’elle est
apparence… la conscience est un être dont l’essence implique l’existence » (J.@P. Sartre, La transcendance
de l’Ego – Esquisse d’une description phénoménologique (1934@1937) (introduction, notes et appendices
par Sylvie Le Bon), Vrin, Paris 1965, p. 66) ; nous nous inspirons ici de la lecture serrée de l’introduction a
L’Etre et le néant que fournit J. Wahl dans son « Sur l’Introduction a ‘L’Etre et le néant’ » (cf. Deucalion 3
– Vérité & Liberté (dir. J. Wahl), Ed. de la Bacconière, Neuchatel 1950, pp. 143 ff.).
126
définition de la conscience, on comprend que la métaphorique de l’extérieur et de
l’intérieur s’écroule. En revanche, Sartre propose de considérer la conscience dans les
termes d’ « éclatement »: la conscience s’« éclate » vers un monde, elle se retrouve
auprès des choses, sans jamais n’avoir été ailleurs. Sa patrie d’origine c’est le monde :
Imaginer à présent une suite liée d’éclatements qui nous arrachent a nous@mêmes, qui ne laissent
même pas a un « nous@mêmes » le loisir de se fermer derrière eux, mais qui nous jettent au contraire
au@delà d’eux, dans la poussière sèche du monde, sur la terre rude, parmi les choses… vous aurez
ainsi le sens profond de la découverte que Husserl exprime dans cette fameuse frase : « toute
conscience est conscience de quelque chose ».225
L’idée de l’intentionnalité, pour Sartre, signifie ce grand démasquage : il n’y a pas
d’intérieur, tout est dehors, dans le monde. Il n’y a pas de sphère d’immanence séparée,
comme
l’imaginaient
tant
les
idéalistes
que
le
psychologisme
positiviste.
L’intentionnalité, c’est avant tout cette ouverture primordiale, cette etre@par@rapport@a@
l’autre primordial : « Cette nécessité pour la conscience d’exister comme conscience
d’autre chose que soi, Husserl la nomme ‘intentionnalité’ ».226
« Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité »,
écrit durant le séjour berlinois, contient en germe la thèse centrale de « La transcendance
de l’Ego », a dire : il n’y a pas d’Ego qui serait l’origine de nos intuitions, l’Ego est « au@
delà » de la conscience, dehors, comme les autres objets du monde. L’Ego est
transcendant à la conscience. Husserl nous délivre ainsi du phantasme de la « vie
intérieure » :
225
J.@P. Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », in :
Situations I – essais critiques, Gallimard, Paris 1947, pp. 30@31
226
Ibid., p. 31. ; Par ce biais, la pensée de l’existence s’encre profondément dans le sol phénoménologique,
quitte à le dépasser (ce que nous interrogerons dans la suite). Cf. encore pour une étude du rapport entre la
phénoménologie et la pensée de l’existence, l’article de P. Thévenaz, « Qu’est ce que la phénoménologie »,
Revue de théologie et de philosophie de Lausanne, 1952, I, p. 9@30 ; II, pp. 126@140, 294@316.
127
…en vain chercherons nous, comme Amiel, comme un enfant qui s’embrasse l’épaule, les
caresses, les dorlotements de notre intimité, puisque finalement tout est dehors, tout, jusqu'à nous@
mêmes : dehors, dans le monde, parmi les autres.227
« Tout est dehors, jusqu'à nous@mêmes », entendons : transcendance du je, transcendance
du moi, transcendance de l’Ego.
Vu de cet angle la, La transcendance de l’Ego, qui fut écrit en même temps que
l’article sur l’intentionnalité, peut être lu comme un essai d’explicitation, d’exposition
systématique, de la thèse husserlienne de l’intentionnalité révisée, par Sartre. On y assiste
a un passage de l’implicite a l’explicite : l’écriture « enthousiaste » d’« Une idée
fondamentale de la phénoménologie : l’intentionnalité », fait place aux analyses
articulées et rigoureuses de La transcendance de l’Ego. Tout l’intérêt pour nous de La
transcendance de l’Ego réside dans ce passage. Car en passant de l’implicite a l’explicite,
Sartre va devoir s’expliquer avec Husserl, déborder Husserl, et cela a partir des thèses
husserliennes elle mêmes. Il va devoir mesurer la thèse du Husserl des Idéen concernant
l’Ego transcendantal à l’aune de la thèse de l’intentionnalité entendue dans toute sa
radicalité.
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a/ La conscience comme absolu non substantiel
La transcendance de l’Ego s’attache a la définition la plus stricte de la conscience : la
conscience est intentionnalité, conscience de… et en tant que telle, contient un moment
d’apodicticité pur, elle est un événement d’absolu. Il faut commencer par cette définition,
et s’attacher a elle tout au long du parcours. Nous avons vu dans la partie précédente de
227
Ibid., p. 32
128
ce travail comment pour Husserl l’absoluité de la conscience était liée au fait que la
conscience est toujours conscience immédiate et non esquissée de la chose. Alors que la
chose se donne essentiellement par esquisses, l’esquisse, elle, se donne de manière
immédiate et absolue, car elle est conscience d’esquisse, esquisse vécu. L’esquisse se
donne dans un vécu, nous disait Husserl, alors que le vécu lui@même n’est jamais
esquissé. Cette vue de la conscience comme domaine d’absoluité est d’une profonde
originalité, car elle permet une toute nouvelle entente du domaine propre de l’absolu.
L’autre nom de l’absolu, pour la philosophie @ d’Aristote aux rationalistes – était la
substance. Ainsi, par définition, Dieu – c'est@à@dire précisément l’absolu – était toujours,
d’une manière ou d’une autre, associé à la notion de substance. L’originalité de la
définition husserlienne de la conscience tient au fait qu’il produit une définition non
substantielle de l’absolu : la conscience est absolue en vertu de son rapport immédiat et
vécu au monde, et non pas en vertu de quelque définition logique ou métaphysique de la
substance. Sartre remarque ainsi chez Husserl «…ce point de vue original et profond qui
fait de la conscience un absolu non substantiel »228, tout en explicitant : « …l’existence
de la conscience est un absolu parce que la conscience est consciente d’elle@même. C'est@
à@dire que le type d’existence de la conscience c’est d’être conscience de soi… »229. La
conscience comme absolu non substantiel, c’est la conscience en tant que conscience
d’elle@même. Elle n’est pas connue ainsi, elle est vécue ainsi. Ou, pour user d’un jargon
plus populaire, la conscience existe ainsi (s’il y aurait à donner une définition strictement
phénoménologique de l’existentialisme, elle se résumerait a cette proposition : la
228
J.@P. Sartre, La transcendance de l’Ego, op. cit. p. 25 ; pour ces questions, nous renvoyons a nos
analyses de la première partie de ce travail, notamment au par. 5 du chap. II : « Analyse du § 6 des
Recherches logiques V ».
229
Ibid., p. 24
129
conscience existe sur le mode de l’absolu). La transition du connaître au vivre assure a la
phénoménologie la catégorie étonnante d’un absolu non substantiel.230 Dans L’Etre et le
néant, Sartre précise le sens de cette catégorie : en régime phénoménologique, l’objection
connue depuis le Parménide de Platon selon laquelle un absolu connu n’est plus un
absolu car il devient relatif a la connaissance qu’on en prend, n’a plus lieu d’être, car il
s’agit ici d’un absolu d’existence
ou un absolu d’expérience
et non pas de
connaissance :
En fait, l’absolu est ici non pas le résultat d’une construction logique sur le terrain de la
connaissance, mais le sujet de la plus concrète des expériences. Et il n’est pas relatif a cette
expérience parce qu’il est cette expérience. Aussi est@ce un absolu non substantiel.231
Au@delà de la définition (logique) de l’absolu, ce que la phénoménologie propose
d’exceptionnel, c’est une expérience (vécu) de l’absolu, ou plutôt, le vivre de la
conscience comme sphère d’absoluité immédiate.
La non@substantialité de l’absolu qui caractérise la conscience en fait un pur
centre de clarté et de lucidité. Rien ne l’alourdit : elle est toute entière présence au
monde, sans reste : « Tout est donc claire et lucide dans la conscience : l’objet est en face
d’elle avec son opacité caractéristique, mais elle est purement et simplement conscience
d’être conscience de cet objet, c’est la loi de son existence ».232 Contrairement a l’opacité
230
Malgré la proximité intime entre le projet phénoménologique et celui cartésien, s’il y avait à pointer un
moment purement antithétique entre les deux, c’est ici que nous tenterions de le situer : contrairement au
cartésianisme qui reconnaît une substance finie – le cogito –, c'est@à@dire une substance non@absolue,
Husserl reconnaît dans la conscience un absolu non@substantiel, du moins selon l’interprétation sartrienne.
Les critiques adressées a Descartes par Husserl peuvent ainsi s’expliquer a partir de cette opposition.
Notons toujours que tant le cartésianisme que la phénoménologie s’écartent de l’identification entre la
substance et l’absolu, seulement ils le font chacun a sa manière. Nous verrons tout de suite comment Sartre
reprochera précisément a Husserl d’être retombé, avec sa théorie de l’Ego, dans une métaphysique de la
substance. A propos de l’ego@substance cartésienne et de la finitude, cf. J.@L. Marion, « L’altérité originaire
de l’ego – Meditatio II, in : Questions cartésiennes II – sur l’Ego et sur Dieu, PUF, Paris 1996, pp. 31ff.)
231
J. P. Sartre, L’Etre et le néant – essai d’ontologie phénoménologique (1943), Tel@Gallimard, Paris 1995,
p. 23
232
J. P. Sartre, La transcendance de l’Ego, op. cit.., p. 24
130
de la chose, a l’être propre de la substance (fut elle pensante, res cogitans), la conscience
non substantielle est transparente, translucide : en elle, être et apparaître coïncident
parfaitement, ce qui fait d’elle un phénomène par excellence, ou plutôt, l’origine même
de toute phénoménalité, l’origine de tout apparaître :
Une conscience pure est un absolu tout simplement parce qu’elle est conscience d’elle@même. Elle
reste donc un ‘phénomène’ au sens très particulier ou ‘être’ et ‘apparaître’ ne font qu’un. Elle est
toute légèreté, toute translucidité. C’est en cela que le cogito de Husserl est si différent du cogito
cartésien.233
Contrairement au cogito cartésien, à la pensée@substance, la phénoménologie propose
comme origine de toute vérité la conscience non@substantielle, la conscience@phénomène.
Sartre a bien entendu la leçon de Husserl sur l’essence intentionnelle de la
conscience. Or il ne s’arrête pas la. Il cherche à persévérer sur cette voie, sans céder à
l’exigence phénoménologique. Ce qui signifie concrètement : s’attacher a l’absoluité non
substantielle du cogito, a sa transphénoménalité ; rester fidèle au principe selon lequel
« qui dit conscience, dit toute la conscience ».234
Une des conséquences de ce geste – que Sartre ne thématisera que dans L’Etre et
le néant – sera qu’il va falloir se séparer de la théorie du remplissement si chère a
Husserl.235 Mais la conséquence la plus importante, celle qui fait l’objet de La
233
Ibid., p. 25 ; remarquons qu’il s’agit ici d’une inflexion proprement sartrienne de la pensée
husserlienne : celle@ci, en effet, ne verrait aucun sens d’associer être et connaître, la notion d’être étant
exclu, d’emblée, dans la pratique même de l’épochè. Par ce geste, c’est déjà vers une ontologie
phénoménologique que s’avance Sartre, sans la nommer ainsi. Tout l’effort de l’introduction de L’Etre et le
néant sera consacré a affiner ce point, a pointer une nouvelle définition de l’être a partir de la conscience
husserlienne (être qui, bien que liée intimement au percevoir, n’en est pas moins idéaliste (c’est tout l’enjeu
du débat avec le Berkeley de l’ « esse es percipi » tel qu’il est exposée dans cet introduction ; cf. L’Etre et
le néant, op. cit. pp. 16@26, « Le cogito ‘préréflexif’ et l’être du ‘percipere’ », et « L’être du ‘percipi’ »)).
234
Ibid., p.23
235
La théorie du remplissement suppose l’appréhension des intuitions comme des récipients susceptibles
selon les cas d’être vides ou remplis. Or, la conscience, pour Sartre, n’est « ni vide ni pleine ; elle n’a ni a
être rempli ni a être vidée », comme l’indique « Conscience de soi et connaissance de soi » (cf. J. P. Sartre,
« Conscience de soi et connaissance de soi », in : La transcendance de l’Ego et autres textes
phénoménologiques (introduits et annotés par V. de Coorebyter), Vrin, Paris 2003, p. 145). Dans la théorie
131
transcendance de l’Ego, a trait au statut de l’Ego, à ce qui reste de l’Ego, a suivre la
logique husserlienne jusqu’au bout. Ainsi, dans un passage qui résume d’un trait toute la
trajectoire husserlienne des Recherches logiques aux Idéen, Sartre pose la question
centrale de La transcendance de l’Ego :
Apres avoir considéré que le Moi était une production synthétique et transcendante de la conscience
(dans les L.U.), il [=Husserl] est revenu, dans les Idéen, a la thèse classique d’un Je transcendantal
qui serait comme en arrière de chaque conscience, qui serait une structure nécessaire de ces
consciences, dont les rayons (Ichstraal) tomberaient sur chaque phénomène qui se présenterait dans
le champ de l’attention. Ainsi la conscience devient rigoureusement personnelle. Cette conception
était elle nécessaire ? Est@elle compatible avec la définition que Husserl donne de la conscience ?236
Le Husserl des Idéen est confrontée ici au Husserl des Recherches logiques. La question
est simple : la définition stricte de la conscience s’articule t’elle a la conception d’une
conscience « personnelle », ego@centrique, bref, a la thèse du Je transcendantal ? Peut@on
concilier la rigueur phénoménologique des Recherches logiques à l’intérêt systématique
des Idéen ? Et au cas où la chose ne serait pas possible, comment faire une
phénoménologie qui s’accrocherait au seul principe de la conscience intentionnelle ?
Telles sont les questions phénoménologiques fondamentales qui se trouvent à l’origine du
penser sartrien.237
du remplissement, Sartre d’autre part remarque des restes de la conception immanentiste, substantialiste, ou
chosiste, du monde (cf. J.@P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 62).
236
J. P. Sartre, La transcendance de l’Ego, op. cit. p. 20
237
Comme A. Renaut, nous reconnaissons chez Sartre un essai de pousser a bout l’idée de l’intentionnalité
(cf. A. Renaut, Sartre. Le dernier philosophe, op. cit. p. 135 ff) Or nous essayons de suivre Sartre jusqu'au
bout, ce qui suppose une ré@entente radicale de la notion de spontanéité. Ainsi, contrairement a la lecture de
Renaut qui interprète l’intentionnalité sartrienne comme « spontanéité du sujet » (ibid., p. 145), et qui serait
contraire a la manière husserlienne de concevoir l’intentionnalité, il nous semble plutôt que, du moins dans
La transcendance de l’Ego, la spontanéité – que nous interrogerons tout de suite @ renvoi précisément a un
sens épurée de l’intentionnalité que même Husserl aurait pu accepter, s’il n’avait posé l’Ego transcendantal
comme origine de toute conscience.
132
b/ Réflexivité et pré réflexivité : à propos de la secondarité de l’Ego
L’analyse phénoménologique de Sartre – et la critique qui s’en suit – repose sur deux
moments : une analyse de la définition de la conscience – que, pour des raisons que nous
allons voire immédiatement, Sartre nomme « conscience irréfléchie » –, et une analyse de
la conscience réflexive. Le premier moment consiste à s’en tenir à la définition stricte de
la conscience. Autrement dit : a la conscience purement intentionnelle. L’intentionnalité
husserlienne signifie pour Sartre, comme on l’a vu, que la conscience est premièrement
immersion dans le monde, proximité immédiate avec les choses, relation primordiale.
Dans un langage plus technique, Sartre nous dit que la conscience de conscience – c'est@
à@dire la conscience prise a son état pur – n’est pas positionnelle de soi : elle est
conscience immédiate de la chose, sans être elle@même son objet : « Il faut ajouter que
cette conscience de conscience n’est pas positionnelle, c'est@à@dire que la conscience n’est
pas a elle@même son objet »238. Le mode d’être de la conscience qui est à elle@même son
objet se nomme conscience réflexive. A l’origine, selon Sartre, la conscience n’est pas
positionnelle de soi, elle est conscience de premier degré, ou « conscience
irréfléchie ».239 A s’en tenir a ce niveau de la conscience, aucun « Je », aucune
subjectivité autre que celle que délimite la conscience dans son pur rapport au monde,
n’interviens: la translucidité de la conscience n’implique rien d’autre que la conscience
dans son rapport trans@lucide au phénomène. Non un Je. Dans l’acte de compter,
l’analyse phénoménologique découvre la conscience comme conscience immédiate de
compter, et non la conscience d’un je qui compte. Celle@ci serait une conscience de
second degré : une ré@flexion précisément.
238
239
J. P. Sartre, La transcendance de l’Ego, op. cit. p. 24
Ibid.
133
…il nous faut donc conclure : il n’y a pas de Je sur le plan irréfléchi. Quand je cours derrière un
tramway, quand je regarde l’heure, quand je m’absorbe dans la contemplation d’un portrait, il n’y
a pas de Je. Il y a conscience du tramway devant être rejoint, etc. et conscience non positionnelle
de la conscience.240
L’homme qui cherche à rattraper le tramway n’est pas en présence d’un « Je » qui court
après un train, mais il est précisément conscience sans soi. Dans sa course, l’homme est
absorbé par le monde, totalement intéressé par le monde. Ne demeure aucune distance
entre lui et le monde : il cherche à rattraper le tramway comme il chercherai à rattraper le
monde. La conscience primordiale, la conscience a son état pur, c’est cela : une
conscience immergée dans le monde, intéressée par le monde avant que d’être intéressée
par un Je. Avant que le monde se fasse l’objet de la contemplation d’un Je, il y a
conscience du monde. Ou dans les termes plus techniques : la conscience comme
intentionnalité est avant tout conscience non positionnelle de soi, irréfléchie.
A quel moment interviens donc le Je ? Celui@ci n’apparaît qu’au cogito réflexif, à
la conscience en tant qu’elle est positionnelle de soi. C’est le deuxième moment de
l’analyse de Sartre : le Je se révèle a l’analyse comme l’objet transcendant de l’acte
réflexif (l’objet de la réflexion ne pouvant être l’objet, le contenu, de la réflexion, car
celui@ci est l’objet de la conscience irréfléchie). En réfléchissant la course derrière le
tramway, le Je apparaît a la conscience comme celui qui essaye de le rattraper. Avec la
réflexion, un je est attribuée à la conscience irréfléchie. Mieux, la réflexion n’est autre
que l’attribution d’un je a une conscience irréfléchie. Ainsi, le je se révèle second par
rapport a la sphère primordiale de la conscience. Il n’apparaît qu’à travers un type de
conscience particulier, notamment la réflexion.241
240
Ibid., p. 32
La critique de M. Sukale (« The Ego and consciousness : Sartre and Husserl » in : Comparative Studies
in phénomenology, Martinus Nijhof, The Hague, 1976, pp. 92@95) selon laquelle Sartre substitue une
241
134
Pour Sartre, c’est ici que le Husserl des Idées manque de rigueur : il semble ne
pas respecter cette distinction entre le niveau pré@réflexif et celui réflexif242. Ainsi, si
Husserl fut accrédité par Sartre pour avoir produit une définition non@substantielle du
cogito dans sa description de la conscience comme intentionnalité, le privilège que
Husserl donne a la réflexion lui vaut une retombée dans la vision substantialiste (le Je,
l’Ego de Husserl, étant considérée par Sartre comme participant de la sphère de la chose
– elle a l’opacité de la chose) « par des préoccupations métaphysiques ou critiques qui
n’ont rien a faire avec la phénoménologie », écrit Sartre243. Voila la thèse de Sartre : La
pensée et le Je ne sont pas sur le même plan, non pas ontologiquement – c’est
précisément ce que l’idée d’intentionnalité vient exclure –, mais phénoménologiquement
– par rapport a l’apodicticité et a l’immédiateté de la nature de l’apparaître. Alors que la
conscience, le vécu, est immédiat et apodictique (et dans ce sens, absolu), le Je, objet
transcendant, est comme tout objet transcendant, sujet au doute244. Le moment
d’apodicticité cartésienne du « Je pense » traduit ainsi un évènement de réflexion, dans
lequel il faut distinguer le moment apodictique de la pensée (comme conscience non
positionnelle de soi et pré@réflexive) de celui de la réflexion (conscience positionnelle de
apparition transcendante de l’Ego a un transcendantalisme idéaliste, nous semble réductrice et pas assez
attentive a la description phénoménologique : en effet, tout l’effort de Sartre – qui dans La transcendance
de l’Ego commence précisément l’analyse par la distinction entre le statut du droit et du fait (et ainsi de la
distinction entre le transcendantalisme critique et celui phénoménologique) – est de démontrer comment le
domaine de la conscience et de l’apparence, le domaine du phénoménologique, ne peut être pensée dans les
termes de condition de possibilité ; le transcendantalisme kantien, n’est finalement qu’un événement de la
réflexion, et en tant que tel seconde par rapport a la conscience intentionnelle (qui, par définition chez
Sartre, est pré@réflexive.) Encore a ce sujet, cf. P.S. Morris, “On the transcendence of the Ego”, in : Sartre :
an investigation of some major themes (Ed. S. Glynn), Averbury series in philosophy, Averbury, England
1987, pp. 1@21.
242
Tel que nous l’avons démontré dans le deuxième chapitre de la première partie de ce travail. Pour une
démonstration analogue du rapport entre Sartre et Husserl au sujet du rapport entre conscience réflexive et
préreflexive, Cf. encore D. Zahavi, Subjectivity and Selfhood – Investigating the First Person Perspective,
op. cit., pp. 89@96).
243
Ibid., p. 34
244
Ibid., pp. 47@48
135
soi) : « La conscience qui dit ‘je pense’ n’est pas celle qui pense »245, écrit Sartre. C’est
faute d’avoir démêlée cette confusion que le Husserl des Idéen – attaché selon Sartre pour
des raisons de système (entendre : non phénoménologiques) au primat de la conscience
thétique de soi comme particularité constitutive de la conscience – est retombé dans la
métaphysique de la substance246 :
Il est même évident que c’est pour avoir cru que « Je » et « pense » sont sur le même plan que
Descartes est passé du Cogito a l’idée de substance pensante. Nous avons vu toute a l’heure que
Husserl, quoi que plus subtilement, tombe au fond sous le même reproche.247
La conscience, à s’en tenir à sa définition stricte, n’implique pas la réflexivité. La
réflexion n’est qu’une des modalités que peut emprunter la conscience. Le ‘Je’ apparais
ainsi non pas comme un phénomène originaire, mais précisément comme un phénomène
dérivé, constitué. Constitution que Sartre s’évertue à décrire dans la deuxième section de
La transcendance de l’Ego.
Avant de poursuivre, notons un dernier point, qui se rattache aux questions traités
dans la première partie de ce travail autour de la centralité du temps. La critique de l’Ego
245
Ibid., p. 28
Rappelons que dans les Recherches logiques Husserl n’interprète pas le cogito cartésien ainsi. Ce qui,
d’ailleurs, a suscitée une révision des Recherches logiques par le Husserl de 1913, comme nous avons
tentés de le démontrer dans notre lecture de Husserl.
247
Ibid., p.34 ; Il faudrait réinterroger systématiquement la lecture du « Je pense » que font tant Husserl que
Sartre. En effet, il n’est pas si claire que le domaine d’apodicticité du cartésianisme s’énonce a
premièrement parler a travers la réflexivité du « Je pense ». La formule des Méditations implique plutôt
l’affirmation immédiate d’un moi (l’ego sum), qui est un vécu immédiat du soi (et non pas d’un quelconque
Ego réfléchit). Comme le démontre F. Alquié, l’« Ego sum, ego existo » de la deuxième Méditation n’est
pas une déduction ou une expérience réflexive, mais l’affirmation a la première personne de l’Ego comme
d’un pur vécu (Cf. F. Alquié, La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, PUF, Paris 1987
[1950], pp. 180@187). Descartes lui@même, dans sa réponse a Mersenne, insiste sur le caractère immédiat,
non syllogistique, de l’affirmation première du cogito : « Mais quand nous apercevons que nous sommes
des choses qui pensent, c’est une première notion qui n’est tirée d’aucun syllogisme ; et lorsque quelqu’un
dit : Je pense donc je suis, ou j’existe, il ne conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de
quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi. » (R. Descartes, « Secondes Réponses a
Mersenne », in : Méditations Métaphysiques touchant La Première Philosophie, Quadrige/PUF, Paris 1988,
pp. 161@162). L’étude classique de G. Berger sur Husserl et Descartes (Le Cogito dans la philosophie de
Husserl, Paris, Aubier, 1941), que Sartre a étudiée comme le prouve les notes dans L’Etre et le néant, ne
tient que moyennement compte de cette dimension du cogito cartésien (voir en particulier le chapitre V de
l’étude de Berger (« L’ego transcendantal et sa vie propre »), pp. 91@99), et ne retient donc pas la leçon qui
fait l’unanimité de l’école cartésienne de Paris (M. Guéroult, F. Alquier, J. Laporte).
246
136
par Sartre est obligée de prendre en compte la question de l’unité de la conscience: qu’est
ce qui fait que deux consciences sont réciproquement attribuables l’une a l’autre, pour
une conscience sans Ego ? Jadis, cette fonction fut assurée par l’Ego : il assurait l’unité –
et ainsi la personnalité – des différentes consciences. Comment à présent la conscience
délivrée de l’Ego s’assure t’elle de son unité ? Pour répondre a cette question, Sartre a
encore recours a Husserl, et plus précisément a la thèse husserlienne sur le temps : la
temporalité de la conscience – la conscience comme temporalité –unifie d’elle@même les
différentes consciences, sans que cette unification n’ai recours a un pouvoir synthétique
du ‘Je’ :
C’est la conscience qui s’unifie elle@même et concrètement par un jeu d’intentionnalités
‘transversales’ qui sont des rétentions concrètes et réelles des consciences passées.248
C’est l’être@temporel de la conscience qui assure à la conscience non@égologique son
unité.
Outre
son
intentionnalité
longitudinale,
la
conscience
intentionne
« transversalement » : toute conscience est « conscience de… », tout cogito est cogito
d’un cogitare, mais simultanément rétention de consciences passées (Sartre ne mentionne
pas ici les protentions). Rétention qui est responsable de l’unité des diverses consciences.
Sans entrer plus dans ce sujet, notons une chose particulière, qui s’avérera d’une
importance pour la suite de notre travail : même si la temporalité est mentionnée dans La
transcendance de l’Ego, Sartre n’étudie pas réellement cette redéfinition de la notion de
conscience qui résulte de l’intégration de la dimension temporelle. Dans La
transcendance de l’Ego, il se contente de renvoyer à deux reprises au Husserl des Leçons
pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, sans s’interroger plus
248
Ibid., p.23 ; Sartre renvoi a ce propos explicitement aux Leçons pour une phénoménologie de la
conscience intime du temps de 1905.
137
profondément sur les implications strictement phénoménologiques de la thèse sur la
temporalité de la conscience.249 Cela, contrairement aux analyses consacrées a la
conscience non@égologique, qui occupe la majeure partie de l’ouvrage. La chose est
d’autant plus frappante que dans la partie sur la constitution de l’Ego – section II du livre
– Sartre propose une analyse minutieuse de ce qu’il appelle l’unité transcendante de
l’Ego (a partir d’une phénoménologie des états et des actions), alors qu’il ne réserve
aucune place a ce qu’il caractérise comme l’unité immanente de l’Ego, a dire « le flux de
la conscience se constituant lui@même comme unité de lui@même »250. Pourquoi le temps
n’occupe t’il pas une place dans l’analyse de la conscience non égologique de La
transcendance de l’Ego ? Laissons cette question en suspens pour l’instant. Elle nous
procurera un point d’accès, le moment venu, dans l’analyse que Levinas consacre au
temps du sujet.251
c/ Sartre au delà de Husserl : L’Ego ou le mythe du Je Dieu
Nous pouvons prendre quelques raccourcis dans notre analyse de la critique de Sartre de
l’Ego, car du point de vue théorique du moins, elle reprends ce que nous avons déjà vu à
l’œuvre chez Husserl. La conscience irréfléchie – même si elle n’est pas nommée ainsi
249
Ibid., p. 22 et p. 44. Pour penser jusqu’au bout la question de la temporalité dans ce texte, il faudrait être
attentifs et sensible a toute la thématique (métaphysique) de la « création continuée » que Sartre attribue a
la conscience spontanée dans la dernière partie de La transcendance de l’Ego. Nous reviendrons a la
thématique du temps et de la question de la création continuée dans la prochaine partie de ce travail, l’ors
que cette question sera posée explicitement dans la pensée du temps de Lévinas.
250
Ibid., p. 44
251
A ce propos, renvoyons aux livre de De Coorebyter, qui constate l’absence de réflexion sur le temps
chez le Sartre de La transcendance de l’Ego, notant en outre que Sartre « sous estime l’audace de
Zeitbewusstseins en termes de dissolution du moi », et caractérisant le texte de Husserl sur le temps comme
« une saisissante préfiguration de L’Etre et le néant » (cf. V. De Coorebyter, Sartre face à la
phénoménologie, op. cit. pp. 202@205). Malgré le constat de De Coorebyter sur l’absence d’analyse du
temps dans ce texte, nous proposerons dans la prochaine partie de ce travail une lecture de La
transcendance de l’Ego axée autour de la question de l’instant (Cf. Infra., Troisième Partie, Chap. 2, § A,
b.)
138
par Husserl – a été remarqué dans la Vème Recherche des Recherches logiques, ou
Husserl insiste, dans son débat avec Natorp, sur l’absence du Je dans les actes de
consciences : le Je n’apparais jamais a la conscience en tant que tel. La question de la
réflexion comme lieu privilégié ou se réalise la liaison avec l’Ego fut elle aussi étudiée,
particulièrement dans la lecture que nous avons proposée des Idées. Mais si nous avons
fait tout ce chemin, ce n’est pas simplement pour pointer la proximité entre le Sartre
critique de l’Ego et le Husserl des Recherces Logiques – proximité dont Sartre se réclame
explicitement – mais pour nous acheminer plus loin, avec Sartre. La question que nous
désirons poser à Sartre est celle de la possibilité d’une phénoménologie qui resterait
entièrement fidèle au principe des principes de la conscience intentionnelle. Peut on
maintenir le principe de la conscience intentionnelle jusqu’au bout ? Et si oui, quelle est
la nature d’une telle phénoménologie pure ? Qu’implique@t@elle du point de vue de
l’ontologie (théorie de l’être), du point de vue de la morale (théorie de l’action) ? Autant
de questions ouvertes par La transcendance de l’Ego, et que Sartre, à sa manière, tentera
de développer, empruntant une nouvelle voie. Avec Husserl, au@delà de Husserl.
Nous suivons Sartre sur cette nouvelle voie, mais uniquement jusqu'à un certain
point. L’importance de La transcendance de l’Ego réside pour nous dans l’analyse
constitutive de l’Ego qu’il propose dans la deuxième partie de ce texte. L’analyse de
Sartre de la constitution de l’Ego a partir de la conscience pure a un double intérêt, qu’il
va falloir suivre tour a tour : 1/ elle révèle d’une part, sur le plan purement
phénoménologique, l’essence de l’Ego (car opérer une réduction phénoménologique,
c’est toujours révéler une essence), permettant ainsi de saisir 2/ le pourquoi de l’erreur
substantialiste. L’analyse de Sartre déborde ainsi déjà le programme husserlien : il ne se
139
contente pas uniquement de pointer l’inutilité de l’Ego (ce a quoi se limite la critique de
Husserl dans les Recherches logiques), mais sa nuisibilité, son mal (« L’Ego empoisonne
la conscience », écrit Sartre, ou encore : « Le Je transcendantal, c’est la mort de la
conscience »252). Répondre au pourquoi de l’erreur substantialiste sera, pour Sartre, une
préoccupation qui l’accompagnera jusque dans L’Etre et le néant, et qui annoncera le
revirement existentialiste de la phénoménologie (qui a comme fin de formuler une
éthique phénoménologique).
Commençons par constater le rôle propre de l’Ego. Pour la pensée substantialiste,
son rôle est celui de l’unification du divers : l’Ego est l’unité des états (par exemple la
paresse, la colère, l’amour…) et des actions (par exemple le jugement, le doute,
l’affirmation,…). Les états et les actions sont attribués à un Ego. Attribution originaire,
dont tout le travail de Sartre consiste à pointer l’erreur. Il faut pour cela interroger la
nature de cette unité que constitue l’Ego. Car ce pole d’unité – c’est ce que l’analyse
phénoménologique révèle – ne l’est qu’en apparence. En vérité, l’Ego n’apparaît qu’à l’
occasion de la réflexion, il fait l’objet de l’attitude réflexive. Or celle@ci n’est pas
originaire, elle est secondaire, dérivée. Le programme qui s’impose ainsi est parfaitement
claire : décrire les états et les actions (ainsi qu’une troisième catégorie, qui est en vérité
une@sous catégorie des états : les qualités) tel qu’ils apparaissent avant qu’ils ne soient
attribués a l’Ego. Les décrire tels qu’ils apparaissent a la conscience pré@réflexive.
Prenons le phénomène analysé par Sartre: l’état de haine. Cet état est l’unité
synthétique de certaines consciences, de certains Erlebnissen, tel la répulsion, le dégout,
l’aversion, l’animosité, etc. Ainsi, dire « je hais un tel », c’est opérer une synthèse
unificatrice au niveau de la réflexion, c’est unifier dans une conscience de second degré
252
J. P. Sartre, La transcendance de l’Ego, op. cit. p.43
140
des vécus immédiats de répulsion et de dégout. Or les vécus eux@mêmes ne dépendent pas
de cette unification : ils sont des données premières. Nous constatons donc que l’ordre de
la constitution est inverse de l’ordre de la réflexion : nous avons l’habitude (réflexive) de
nous représenter la haine comme un phénomène primitif duquel émanent les consciences
de répulsion. Nous attribuons les consciences à des états :
La conscience de dégout apparaît à la réflexion comme une émanation spontanée de la haine. Nous
voyons ici pour la première fois cette notion d’émanation, qui est si importante chaque fois qu’il
s’agit de relier les états psychiques inertes aux spontanéités de la conscience.253
La notion d’émanation traduit la relation « illogique », « magique », qui relie la
conscience de répulsion à l’état de haine. Magique, précisément parce qu’elle inverse le
rapport de constitution, comme si la haine était l’origine de la conscience de répulsion.
En vérité, le vécu de répulsion n’émane pas de l’état de haine, mais au contraire, la haine
est l’unité synthétique de toutes les consciences (immédiates) qui constituent l’état de
haine. Ainsi, exprimer sa haine, ce n’est rien d’autre que faire la synthèse de certaines
consciences constitutives de haine. Sartre répète la même phénoménologie en ce qui
concerne les actions (douter, raisonner, méditer, faire une hypothèse…) et les qualités (je
suis disposée a la haine, a la colère, a la rancune,…) : tous sont dévoilés dans leur statut
d’objets transcendant, pôles d’unités synthétiques objectivés par la réflexion et non pas
les Erlebnissen eux mêmes.
Les états et les actions sont des unités transcendantes. Or il y a une unification de
degré supérieure encore : c’est précisément celle de l’Ego. L’Ego n’unifie pas des
Erlebnissen, mais l’ensemble des actions, des états, et des qualités. Ainsi, pour Sartre,
l’Ego se révèle être une unité intentionnelle a la puissance deux : « Il est l’unité d’unités
253
Ibid., pp. 50@51
141
transcendantes et transcendant lui@même »254. Unité d’unités transcendantes – car il unifie
états actions et qualités – et transcendant lui même, car a lui seul, il est une unité
transcendante : on peut se référer au moi, dans un deuxième temps, sans avoir recours
immédiatement a quelconque qualité, état ou action. Ainsi, on retrouve avec l’Ego
l’exacte réplique de ce que la phénoménologie des états a révélée : L’Ego lui aussi est
constituée exactement a l’inverse de la manière dont la science réflexive tente de nous la
décrire :
…ce qui est premier, réellement, ce sont les consciences, a travers lesquelles se constituent les
états, puis, a travers ceux@ci, l’Ego. Mais comme l’ordre est renversé par une conscience qui
s’emprisonne dans le Monde pour se fuir, les consciences sont données comme émanant des états
et les états comme produits par l’Ego. 255
La science réflexive nous présente l’Ego comme l’origine des états, des actions, et des
qualités, alors qu’en vérité, l’ordre de la constitution est l’exact inverse.256 Or ce qui est
singulier avec l’Ego, c’est que la science réflexive, ici, ne se contente pas de décrire son
rapport aux états, actions, et qualités comme rapport d’émanation. Ici, il s’agit de plus :
ce qui distingue l’Ego, c’est que nous le concevons comme l’auteur, comme l’initiateur,
comme l’origine créatrice, de nos états, actions, et qualités.
C’est qu’en effet le rapport de l’Ego aux qualités, états et actions n’est ni un rapport d’émanation
(comme le rapport de la conscience au sentiment), ni un rapport d’actualisation (comme le rapport de
la qualité a l’état). C’est un rapport de production poétique (au sens de ποιεϊν), ou, si l’on veut, de
création.257
254
Ibid., p. 44
Ibid., p. 63
256
On peut représenter schématiquement les deux ordres (réflexion / constitution) ainsi :
255
# #
' #+ 6
Ego (personnel)
Etats, actions, qualités
Conscience de…
Création
Emanation
# #
'
)" "$"
Conscience de…(Impersonnel)
Etats, actions, qualités
Ego personnel
Synthèse unificatrice de premier degré / Synthèse unificatrice de deuxième degré
257
Ibid., p. 60
142
L’Ego est aux états, qualités et actions ce qu’un créateur est par rapport à sa créature.
Mieux : comme le Créateur est face a ces créatures : « Ce mode de création est bien une
création ex nihilo »258. Et un peu plus loin, Sartre écrit : « Mais au contraire, l’Ego
maintient ses qualités par une véritable création continuée »259. Rapport de création que
Sartre résume finalement sous le terme de « spontanéité » : « L’Ego est créateur de ses
états et soutient ces qualités dans l’existence par une sorte de spontanéité
conservatrice ».260 La réflexion attribue à l’Ego une puissance créatrice dans la
spontanéité la plus total. L’Ego, autrement dit, c’est le mythe – ou l’idole – du Je@Dieu : il
est non seulement absolu, mais aussi origine absolue, créateur. Sans le nommer, c’est
l’idéalisme, et plus précisément celui de Husserl qui est visée et critiqué ici (l’idéalisme
transcendantal ayant le moi comme pole absolu). Par rapport à celui@ci, la
phénoménologie radicalisée que Sartre nous propose est iconoclaste : elle tente d’éclater
l’idéalisme husserlien, qui repose sur une analyse imprécise de l’Ego. Contrairement à
elle, la phénoménologie de Sartre nous fournit l’ordre réel, celle précisément de la
constitution. Selon cet ordre, l’Ego se révèle comme être@constituée, et non comme
créateur, « spontanéité créatrice ». Ainsi, l’Ego, en tant qu’il est objet transcendant, est
258
Ibid.
Ibid., p. 61 ; Notons qu’ainsi, la science réflexive conçoit L’Ego comme un petit Dieu – même si Sartre
n’use pas du mot. L’erreur substantialiste est déificatrice : non seulement elle ne peut reconnaître un absolu
non substantielle (tel la conscience intentionnelle de Husserl), mais elle ne peut éviter de couronner l’Ego@
substance des attributs de la substance suprême, et a premièrement parler, celle de créateur. Etonnant de
constater qu’une des questions fondamentales de L’Etre et le néant sera celle du désir du pour@soi d’être
causa sui (cf. spécialement au chapitre sur la Valeur (Part. II, chap. III « Le pour@soi et l’être de la valeur »,
pp. 121@132 ; cf. aussi a ce propos I. Murdoch, Sartre – Romantic Rationalist, Vintage@Random House,
U.K., 1999, chap. 5, « Value and the desire to be God »). Alors que Sartre, dans le texte de 1934, réalise
déjà qu’il s’agit d’un phantasme substantialiste !
260
Ibid., p. 61 ; Pour une autre analyse détaillée de la question de la phénoménologie et de la réflexion dans
ce texte, nous renvoyons aux très belles pages de V. de Coorebyter, in : Sartre face a la phénoménologie –
Autour de « l’intentionnalité » et de « La transcendance de l’Ego », « Chapitre 6 : l’aporie de la
réflexion », Ousia, Brussel 2000, pp. 280@299.
259
143
dit passif : il est crée et non créateur. Il n’est qu’un semblant de spontanéité : « En effet,
l’Ego, étant objet, est passif. Il s’agit donc d’une pseudo@spontanéité ». 261 En revanche, la
spontanéité authentique est à chercher du coté de la conscience pré@réflexive : « La
véritable spontanéité doit être parfaitement claire : elle est ce qu’elle produit et ne peut
rien être d’autre »262. Selon Sartre, l’origine de l’erreur idéaliste repose sur un renvoi, un
transfert, une attribution illégitime, de la conscience pré@réflexive à celle réflexive :
Il s’ensuit que la conscience projette sa propre spontanéité dans l’objet Ego pour lui conférer le
pouvoir créateur qui lui est absolument nécessaire. Seulement cette spontanéité, représentée et
hypostasiée dans un objet, devient une spontanéité batarde et dégradée, qui conserve magiquement
sa puissance créatrice tout en devenant passive. D’où l’irrationalité profonde de la notion
d’Ego.263
L’Ego – objet transcendant et passif – hérite illégalement de la spontanéité de la
conscience non@réflexive, et apparaît ainsi à la conscience réflexive comme origine
créatrice.264
d/ La conscience ou la spontanéité au delà de la liberté
A présent, il faut se poser une nouvelle question : celle de l’origine, ou plutôt, de la
raison de ce transfert phénoménologiquement illégitime. La réponse à cette question va
nous permettre une ultime interrogation de la nature de la conscience pré@réflexive. Car
selon Sartre, la nature spontanée de la conscience telle qu’elle s’apparaît a elle@même est
un moment de vertige, ou dans les termes de Sartre : d’angoisse. Contrairement a l’Ego,
celle@ci est active, elle est toute activité, et donc réellement cause de soi : « Rien ne peut
261
Ibid., p.62
Ibid.
263
Ibid., p. 64
264
Pour une autre lecture de la critique sartirenne de l’Ego, cf. A. Gurwitsch, « A non@egological
conception of counciousness », in : Studies in phenomenology and psychology, Northwestern University
Press, Evanston 1966, pp. 287@300.
262
144
agir sur la conscience parce qu’elle est cause de soi »265. Or – voila l’originalité de
l’analyse de Sartre – elle est une activité sans agent. La conscience est un être en acte
sans acteur – comme un petit Dieu impersonnel. La conscience n’est donc pas active :
elle est agitée par autre que soi sans pour autant être passive. Elle est en deca de l’activité
et de la passivité – ce que Sartre nomme : conscience spontanée. Conscience spontanée
qui est précisément angoisse : la conscience spontanée est moment d’angoisse parce
qu’elle est absence d’Ego. Parce qu’elle est impersonnelle. Parce qu’en elle, le moi se vit
comme étant de trop : la conscience se passe sans nous. Il ne s’agit ici ni de
déterminisme – car aucune cause n’est à l’ origine du moi – ni de volontarisme – car la
volonté suppose un agent, or la spontanéité réalise précisément une conscience sans Ego.
De quoi est@il donc question ? Sartre réponds : il s’agit, avec la conscience, d’un rapport
de création, mais qu’il ne faut pas entendre comme action, comme poiesis, mais comme
la structure même de la conscience : la conscience est un acte de création, mais dont nous
ne sommes pas les auteurs. La vie est le théâtre d’une création dont nous ne sommes pas
les auteurs. Ainsi, dans un passage ou s’accumule en une phrase l’acquis théoriques le
plus étonnant de La transcendance de l’Ego, Sartre écrit :
Nous pouvons donc formuler notre thèse : la conscience transcendantale est une spontanéité
impersonnelle. Elle se détermine à l’existence à chaque instant, sans qu’on ne puisse rien
concevoir avant elle. Ainsi, chaque instant de notre vie consciente nous révèle une création ex
nihilo […] une existence nouvelle. Il y a quelque chose d’angoissant pour chacun de nous, a saisir
ainsi sur le fait cette création inlassable d’existence dont nous ne sommes pas les créateurs.266
L’angoisse originelle, celle liée a la conscience pure, nous place en face de notre être en
trop (de l’être en trop de la personne, de l’Ego, comme le Roquentin de La nausée, qui,
265
266
Ibid., p. 64
Ibid., p. 79
145
découvrant l’Etre, se découvre de trop267). La conscience s’angoisse de la spontanéité
illimitée dont elle est le théâtre, de cette création qui émane d’elle. Et c’est précisément
pour éviter l’angoisse de cette spontanéité impersonnelle que la conscience se projette
dans l’ego – elle imagine l’ego comme un créateur. Or l’ego n’est que le masque de la
conscience impersonnelle : « son rôle, écrit Sartre, est de masquer à la conscience sa
propre spontanéité ».268
La conscience ne peut se résoudre a assister l’existence sans en être le créateur.
Elle ne peut supporter son absolu primordialité, celle qui appartient à une région en deca
de la passivité et de l’activité, en deca de la dichotomie de l’agent et de l’acte.269 D’où
l’angoisse : le fait de n’être pas l’auteur de (notre ?) (l’ ?) existence. Sartre dévoile la
dramatique de l’existence comme la dramatique de la conscience pure, de la conscience
prise au plus proche de son immédiate proximité avec le donné.
L’ascèse sartrienne cherche à retrouver la région non@contaminée par la réflexion,
a assister réellement au spectacle du monde tel qu’il se donne. A retrouver le « désir
pur », l’appel pur du monde : « Avant d’être empoisonnés mes désirs ont été purs ; c’est
le point de vue que j’ai pris sur eux qui les a empoisonnés »270. Or pour cela, il faut tirer
l’ultime conséquence : il faut libérer la conscience de la liberté. Car au bout du compte,
c’est la non@liberté de la conscience qui constitue le niveau fondamental de la conscience.
267
Voici les paroles de Roquentin : « Et moi… moi aussi j’étais de trop. Heureusement je ne le sentais pas,
je le comprenais surtout, mais j’étais mal a l’aise parce que j’avais peur de le sentir (encore a présent j’en ai
peur…) » (J. P. Sartre, La nausée, Gallimard, Paris 1938, p. 182).
268
Ibid., p. 81
269
Remarquons que, comme le démontre Anne Montavont, il existe dans le texte de Husserl une réflexion
sur la passivité de la conscience (essentiellement dans Idées II et dans les inédits), très proche de celle de
Sartre. Or, comme le démontre bien Montavont, cette réflexion se paye du prix de l’opacité de la
conscience : « Cette passivité grève la transparence du moi constituant d’une opacité irréductible. L’opacité
de l’origine est le prix à payer pour la transparence de l’œuvre de constitution ultérieure » (Cf. A.
Montavont, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, PUF, Paris 1999, pp.138@139). On pourrait
dire que la tentative de Sartre est de penser la passivité de la conscience tout en évitant cette « irréductible
opacité ».
270
Ibid., p. 43
146
Sans confondre évidemment spontanéité et liberté. La liberté est action, c'est@à@dire une
synthèse unificatrice de consciences immédiates et non réflexives. Elle apparaît à la
réflexion comme une création de l’Ego, comme une propriété de l’Ego, mais est en vérité
constituée par des consciences, par la pure spontanéité de la conscience. Tirant toutes les
conséquences de l’analyse de la constitution de l’Ego tel que Sartre la pratique271 – il
faudrait dire que la liberté est la spontanéité en tant qu’elle est attribuée a un Je, a un
Ego : la liberté est une spontanéité personnelle. Or, nous le savons, l’Ego est objet
transcendant, et donc passif. Reste la spontanéité impersonnelle : qui angoisse. Car elle
est au delà de la liberté. D’où la fulgurante proposition de Sartre :
La conscience s’effraie de sa propre spontanéité parce qu’elle la sent au delà de la liberté.272
A elle seule, cette proposition constitue une anticipation de ce qui constituera le nœud le
plus compliqué de L’Etre et le néant (la distinction entre la liberté en tant que verbe et la
liberté en tant que substantif). Elle nous servira plus tard dans notre lecture critique de
l’ontologie phénoménologique de Sartre.
Pour terminer, mesurons les conséquences de la description de la conscience prise
en son état pur, de la conscience pré@réflexive. Ils ponctuent toute une dramatique de
l’existence, qui n’est pas le drame de l’en@soi libre, mais de la conscience impersonnelle.
Drame tragique : réalisant ce qu’elle est, la conscience découvre la fatalité de sa
spontanéité : « …la conscience, s’apercevant de ce qu’on pourrait appeler la fatalité de sa
271
Sartre s’en rapproche pourtant de très près dans sa description de la volonté: « De fait le Moi ne peut
rien sur cette spontanéité, car la volonté est un objet qui se constitue pour et par cette spontanéité. » (Ibid.,
p. 79)
272
Ibid., p. 80 ; Sylvie le Bon, dans ces notes a La transcendance de l’Ego (note 73, p. 80), a beau
remarquer que dans L’Etre et le néant spontanéité et liberté se rejoignent, cela ne résous pas pour autant le
problème, car la notion de liberté, dans L’Etre et le néant est entendu dans un sens proprement morale. Ou
du moins, c’est vers ce sens que Sartre tente de s’acheminer dans L’Etre et le néant. Nous y reviendrons
dans le prochain chapitre de cette partie.
147
spontanéité, s’angoisse tout a coup »273. Possibilité extrême a laquelle arrive Sartre au
bout de son étude : j’assiste a ma vie, sans en être le sujet.274 Ou plutôt, je suis sujet en
tant que je témoigne de mon existence : je témoigne d’une existence se faisant sans
moi.275 D’où la fatalité : je ne suis pas maitre de mon destin, comme l’héros de la tragédie
grecque, soumis a la Moira. Le drame de la conscience est un drame tragique.276
Penser que nous sommes les agents de nos actes : voila l’ultime erreur. Voila ce qui
empoisonne la conscience. La conscience pure est celle qui se sait être au@delà d’elle@
même. Au@delà d’un moi, d’un Ego. Au@delà de la liberté. Sartre saura t’il rester fidèle a
cette ascèse purificatrice ? Sera@t@il capable de faire une ontologie, ou une éthique, qui
prendrait son point de départ ici ? Voici les questions qu’il faut à présent poser à Sartre.
Au Sartre de L’Etre et le néant.
273
Ibid., pp. 82@83
C’est pour cela qu’il sera difficile, dans L’Etre et le néant, de passer simplement de la thèse sur
l’intentionnalité a la théorie de la liberté humaine, comme le suggère par exemple A. A. Verdu (Cf. A.
Verdu, « Husserl’s concept of Intentionality as the starting point for Sartre’s thinking », in : Analecta
Husserliana Vol. XXXVI – Husserl’s legacy in Phenomenological Philosophies (Ed. A.T. Tymieniecka),
Kluwer Academic Publishers, Dordrecht 1991, pp. 331@337). Nous traiterons de ce point dans le chapitre
suivant.
275
Ce qui permettra la position du “spectateur impartial” dont Sartre se réclame si souvent (ainsi, par
exemple, dans les Carnets de la Drôle de Guerre, il écrit : « Je dépouille l’homme en moi pour me placer
sur le terrain absolu du spectateur impartial, de l’arbitre. Ce spectateur, c’est la conscience transcendantale
désincarnée, qui regarde son homme. » (Cf. J. P. Sartre, Carnets de la Drôle de Guerre, op. cit. p. 126) La
pièce romanesque Erostrate, qui s’ouvre par un « Les hommes, il faut les voir d’en haut », met a sa manière
en scène cette position en hauteur de la conscience par rapport a l’Homme (cf. « Erostrate », in Le mur,
Gallimard@Folio, Paris 1995, pp. 79@99). Benny Levy, dans son livre sur Sartre, ouvre son étude sur une
interrogation de la problématique du haut et du bas (Cf. B. Lévy, Le nom de l’Homme. Dialogue avec
Sartre, Verdier, Lagrasse 1984, pp. 19@46).
276
La catégorie du tragique, même si elle n’intervient pas dans les pages de La transcendance de l’ego, est
présente sous le terme de fatalité dans l’analyse de Sartre de l’imaginaire et du rêve tel qu’ils figurent dans
L’imaginaire. La réalité envisagée dans le rêve, réalité de pure fascination, de pure immersion dans le
monde, qui, de ce point de vue la, ressemble a la conscience pure que décrit Sartre dans La transcendance
de l’Ego, est décrite comme sans liberté, comme fatal : « Ainsi, contrairement a ce qu’on pourrait croire, le
monde imaginaire se donne comme un monde sans liberté : il n’est pas non plus déterminé, il est l’envers
de la liberté, il est fatal. » (Sartre, L’imaginaire, Gallimard, Paris 1940, p. 219). Encore a ce sujet, cf. D.
Giovannangeli, « Imaginaire, monde, liberté », in : Sartre. Désir et liberté (Dir. R. Barbaras), PUF, Paris
2005, pp. 48@57.
274
148
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L’Etre et le néant est un traité sur la subjectivité. Sartre y poursuit la recherche entreprise
dans La transcendance de l’Ego, et la développe d’une manière neuve. Le thème
essentiel de cette ouvrage étant celui de la liberté, il s’agira pour nous d’interroger la
relation entre conscience et liberté, la notion de subjectivité étant synonyme dans L’Etre
et le néant a celle de conscience pure, de conscience non positionnelle et pré@réflexive :
« Ce qu’on peut nommer proprement subjectivité, c’est la conscience (de)
conscience. »277. La question qui nous préoccupera est la suivante : comment s’articulent
l’un a l’autre la conscience entendu en son sens strictement phénoménologique (tel que
développée dans La transcendance de l’Ego) et le concept de liberté tel que développé
dans L’Etre et le néant ? Peut@on concilier la conscience comme spontanéité
impersonnelle et la théorie de la liberté ? Et si non, comment penser cette tension, cette
contradiction, dans l’œuvre de Sartre ? Cette série de questions nous plongera dans le
cœur de la pensée de L’Etre et le néant, nous permettant de saisir la pensée de la
subjectivité sartrienne dans toute sa richesse et dans toute son ambigüité.
Avant d’engager la lecture de L’Etre et le néant, il est temps de dire quelques
mots sur notre parti prix de lecture, et plus précisément sur l’absence de la référence
heideggérienne dans notre étude de Sartre. L’Etre et le néant est souvent lu à l’aune de la
pensée heideggérienne, celle d’Etre et temps en particulier. Comme nous l’indiquions
dans l’introduction a ce travail, nous pensons que ce rapprochement – pour évident qu’il
277
J. P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 28
149
soit, et cela du point de vue de Sartre lui même – n’est pas le seul possible. Au contraire,
installer la méditation sartrienne a l’ombre du penser heideggérien, telle serait notre
hypothèse, suscite un effet d’occultation qui empêche de voir l’autre face de l’ontologie
phénoménologique de Sartre, a savoir : l’élaboration d’une nouvelle pensée de la
subjectivité qui y est a l’œuvre, et qu’il convient, pour être jugée correctement, d’inscrire
dans la tradition phénoménologique husserlienne. Ce n’est que moyennant une telle
lecture qu’il est possible de voire ce qui est vraiment original dans le texte sartrien, et ce
qui, dans ce texte, non seulement ne suit pas Heidegger, mais s’en écarte de la manière la
plus marquée. Car s’il est vrai que, tout comme la pensée de Sartre, l’heideggerianisme
est une phénoménologie menée à son extrême278, celle@ci s’achemine vers une fin très
précise : celle de l’interrogation a neuf de la question de l’Etre (la question ontologique),
a partir d’une destruction de l’histoire de la métaphysique occidentale dont l’un des
opérateurs onto@théologiques est précisément le sujet, la subjectivité tel qu’instaurée dans
la modernité essentiellement, de Descartes a Kant et au@delà. Autrement dit, la pensée de
l’Etre suppose l’abandon de la métaphysique de la subjectivité. Le débordement de
Husserl par Sartre est pour ainsi dire diamétralement opposée a Heidegger, et ceci non
pas pour une mécompréhension de la pensée heideggérienne, mais pour des raisons de
fond: il s’agit pour Sartre de suivre le programme husserlien dans une radicalisation de
l’idée de l’intentionnalité, tel qu’une pensée positive de la subjectivité en émane. Une
pensée de la subjectivité qui n’est pas un retour naïf a l’opérateur onto@théologique
278
Pour une étude approfondie du mouvement de radicalisation de la phénoménologie husserlienne chez
Heidegger, nous renvoyons au travail de J. L. Marion, qui, avec le thème de la donation, décrit dans son
Réduction et donation le mouvement heideggérien comme celui d’un dépassement de la phénoménologie a
partir de ces propres principes (Cf. J.L. Marion, Réduction et donation – Recherches sur Husserl,
Heidegger et la phénoménologie, cf. en particulier Chapitre V : « L’être et la région », PUF, Paris 1989, pp.
211@247).
150
critiqué par Heidegger. La critique de la substantialité de l’ego cogito chez Husserl et
Sartre, et la théorie de l’intentionnalité propre à la phénoménologie tel que Sartre la
comprends et la radicalise, suffisent a elles seules pour éviter l’écueil d’une subjectivité
onto@théologique. Celle ci permet a Sartre non pas de se détourner de la pensée du sujet,
mais au contraire de le penser a neuf, tout autrement. C’est dans cet horizon qu’il nous
semble falloir inscrire Sartre.279
Il faut reconsidérer la critique heideggérienne de l’existentialisme sartrien. Celui@ci serait
né d’une mécompréhension de l’ontologie fondamentale, et serait toujours ancré dans la
métaphysique traditionnelle. Le principe de l’existentialisme, selon Heidegger
(l’existence précède l’essence), n’est qu’un inversion de catégories métaphysiques, mais
nullement leur dépassement. Ainsi, l’ontologie sartrienne, malgré le semblant de
proximité qu’elle entretient avec celle de Heidegger, serait on ne saurait etre plus loin, car
profondément ancrée dans la métaphysique oublieuse de l’Etre. Dans la Lettre sur
l’humanisme, Heidegger précise : « Sartre, par contre, formule ainsi le principe de
l’existentialisme : l’existence précède l’essence… Mais le renversement d’une
proposition métaphysique reste une proposition métaphysique. En tant que telle, cette
proposition persiste avec la métaphysique dans l’oubli de la vérité de l’Etre… Mais le
279
Nous suivons ainsi, du moins dans l’idée, le chemin que A. Renaut trace dans son Sartre. Le dernier
philosophe : « Sartre, mais aussi dans une certaine mesure Merleau@Ponty, écrit il, n’ont pas vu dans l’idée
de l’intentionnalité le principe d’une subversion du sujet [contrairement a Heidegger (E.S.)]: bien
d’avantage y ont@ils perçu de quoi remodeler la conception de la conscience dans un sens qui,
approfondissant la subjectivité en termes de spontanéité, donc de liberté, invitait à recentrer la philosophie
du sujet du coté du sens pratique ». (A Renaut, Sartre. Le dernier philosophe, op. cit. p. 146 ; cf. aussi, pour
la lecture heideggérienne et sartrienne de l’idée d’intentionnalité, pp. 110@116 et pp. 135@146) ; comme
nous l’avons démontré dans le chapitre précédent, la notion de spontanéité est complexe chez Sartre, et ne
peut être entendue comme un simple synonyme de la notion de liberté, tel que Renaut le présente. La
lecture de L’Etre et le néant que nous proposons pointera dans cette confusion (entre liberté et conscience)
l’origine de l’ambigüité profonde dont se nourrit le texte de Sartre. Cf. encore pour l’interprétation
heideggérienne de l’idée de l’intentionnalité V. De Coorebyter, Sartre face à la phénoménologie – Autour
de « l’intentionnalité » et de « La transcendance de l’Ego », Ousia, Bruxelles 2000, pp.70@83
151
principe premier de l’’existentialisme’ n’a pas le moindre point commun avec la phrase
de Sein und Zeit… ».280 Heidegger a sans doute raison de juger la philosophie sartrienne
comme incapable de rejoindre la pensée de l’Etre. Or cette critique serait pertinente si tel
avait été le projet sartrien. Il n’en est évidemment pas ainsi, ce que Heidegger feint de
rappeler. Ne lisant tout qu’à travers les lentilles de la question de l’Etre et de la critique
de la métaphysique comme onto@théologie, Heidegger se révèle incapable de déchiffrer,
chez Sartre, un projet positif qui ne rentre pas dans les catégories de l’ontologie
fondamentale. Critiquant l’inversion sartrienne de l’essence et de l’existence (la fameuse
déclaration sartrienne selon laquelle « l’existence précède l’essence »), et l’inscrivant
malgré tout dans l’histoire de la métaphysique occidentale comme onto@théologie,
Heidegger semble manquer ce qu’il y a de réellement originale dans la démarche de
Sartre, a savoir : l’essai de formuler une pensée de la subjectivité a partir des prémisses
phénoménologiques qui, en tant que telles, s’écartent (a condition d’être fidèle au
principe de l’intentionnalité) de la métaphysique traditionnelle (interprétant le sujet
comme substance, etc.). Loin d’être un malentendu, c’est à l’ origine que se séparent la
pensée de Heidegger de celle de Sartre. L’origine étant Husserl.281
280
M. Heidegger, « Lettre sur l’Humanisme » (trad. R. Munier), in : Questions III IV, Tel@Gallimard, Paris
1990, p.85@86
281
Cf. le premier chapitre de cette partie pour la critique du substantialisme de la conscience chez Husserl
et Sartre ; En ce qui concerne le point de départ husserlien, tant Sartre que Heidegger, dans leur
interprétation de Husserl, proposent une relecture du thème de l’intentionnalité. Nous avons suivi de près la
lecture sartrienne, qui aboutissait a une critique de l’Ego husserlien, tout en tentant de maintenir la
consistance propre de la conscience intentionnelle. Heidegger, dans Les problèmes fondamentaux de la
phénoménologie (trad. J.@F. Courtine, Gallimard, Paris 1985), enracine a son tour sa lecture de Husserl dans
une révision de l’idée de l’intentionnalité : « Nous devons dire cependant, écrit Heidegger, qu’il s’en faut
de beaucoup que ce phénomène énigmatique qu’est l’intentionnalité soit aujourd’hui conçu de manière
philosophiquement satisfaisante. Notre recherche doit s’attacher précisément a apercevoir plus clairement
ce phénomène. » (ibid., p. 82). Pour Heidegger, il sera question dans ce texte d’une critique
phénoménologique de la notion d’intentionnalité, qu’il interrogera à l’aune de la question du surgissement
du phénomène comme tel. Surgissement qui, selon Heidegger, n’est conçue chez Husserl qu’à partir d’une
philosophie du sujet et de la constitution des objets dans des actes de consciences. La lecture de Sartre et
celle de Heidegger s’originent ainsi tout deux dans une ré@interrogation de la notion d’intentionnalité, or ils
152
Ainsi, s’il fallait se risquer a une hypothèse, nous dirions, sans investir la
problématique des influences trop loin, que l’influence heideggérienne tel qu’elle se
déploie de fait dans L’Etre et le néant, éloigne Sartre d’une authentique phénoménologie
plus qu’elle ne le rapproche. Car de La transcendance de l’Ego – intacte au niveau de
l’influence de Heidegger – à L’Etre et le néant, on assiste à un relâchement de l’attention
phénoménologique de la part de Sartre. C’est ce que nous tenterons de démontrer dans le
chapitre qui suit.
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Le concept de néant permet d’interroger l’articulation de la conscience et de la liberté
telle qu’elle se déploie dans L’Etre et le néant. Comme point de départ pour penser le
néant, Sartre propose une phénoménologie de l’attitude interrogative. Pratique première,
l’attitude interrogative est une manière de s’adresser à l’être, elle est un rapport premier
au monde. Dans l’attitude interrogative, « j’interroge l’être sur ces pratiques d’être ou sur
son être ».282 Or l’attitude interrogative est avant tout une attitude d’attente : j’attends que
l’être se dévoile (par exemple, que le cube dévoile sa face cachée, que Jean apparaisse au
rendez@vous, que Jacques réponde au téléphone…). Attente qui est déjà anticipation :
interroger le monde, c’est s’attendre a quelque chose, attendre que quelque chose de
précis arrive, tout en projetant différentes possibilités, et tout en espérant que certaines se
réalisent. Conscience d’attente qui est tout autant conscience de la possibilité de
auront des conséquences diamétralement opposées: alors que Heidegger l’inclinera vers une révision
radicale de la phénoménologie et de son enracinement dans une subjectivité constituante, Sartre tentera de
penser un autre mode d’être soi, dans un approfondissement des prémisses de la phénoménologie elle@
même.
282
J. P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. , p. 39
153
l’irréalisation : l’attente, par définition, peut être déçue. L’attitude interrogative révèle
ainsi de suite le fait primordial, a savoir : autant il y a d’être, autant il y a de non être, de
néant (le non@être étant entendu précisément comme l’absence de réalisation co@présent a
la possible réalisation dans l’attente). Le rapport interrogative est fait de cette bipolarité :
il y a interrogation dans la mesure où le néant a autant lieu d’être que l’être : « C’est la
possibilité permanente du non être, hors de nous et en nous, qui conditionne nos
questions sur l’être. », écrit Sartre. D’où la conclusion : « Nous sommes environnés de
néant »283.
Ainsi se fait jour cette « nouvelle composante du réel qu’est le non être »284. Or
quelle est l’origine du néant, ou plutôt, son originarité, sa primordialité dans l’économie
de l’être ? Le néant surgit@il a l’occasion d’une pratique de négation précise – celle de
jugement, de doute, ou d’interrogation – ou bien est il une composante essentielle du réel
en tant qu’il apparaît. Qu’est ce qui précède, la pratique de néantisation, ou le néant lui@
même, pour ainsi dire ? C’est la question de Sartre :
La question peut se poser en ces termes : la négation comme structure de la proposition judicative
est elle à l’ origine du néant – ou au contraire, est ce le néant, comme structure du réel, qui est
l’origine et le fondement de la négation ?285
Pour répondre a cette question, il faut analyser l’acte interrogatif lui@même. Celle@ci nous
révèle la chose suivant : dans mon attitude questionnant, je n’opère pas un acte judicatif
qui consisterait à comparer le résultat prévu à celui obtenu. Le non être existe déjà dans
le simple fait de l’attente, qui est de l’essence du questionnement : « C’est parce que je
m’attends à trouver quinze cent franc que je n’en trouve que treize cent »286. Ou pour le
283
Ibid., p. 39
Ibid., p. 40
285
Ibid., p. 41
286
Ibid.
284
154
dire dans un langage plus technique, l’attente ou se dévoile le non@être fait partie non pas
de l’attitude judicative mais est de l’ordre de l’anticipation protentionelle liée a la
conscience en tant qu’elle est temporelle. Toute « conscience de… » est tendue vers un
avant et anticipe soit une réalisation de l’attente soit sa déception. Ce que déjà, dans
Expérience et jugement, Husserl nommait « intentions d’attente »287. Le néant est donc un
« évènement originel et inéluctable »288 qui surgit dans le rapport de la conscience à
l’être. C’est le néant qui est l’origine des pratiques de négation.
Or cette réponse suscite immédiatement une nouvelle question : celle de l’origine
du néant. Le paragraphe 5 de la première partie de L’Etre et le néant, – paragraphe clef
de l’œuvre, s’intitulant « L’origine du néant » – tente d’établir ce point. Il va de soi, pour
Sartre, que le néant n’a pas de place dans l’être@en@soi : celui@ci est pleine positivité,
pleine présence. Il ne peut non plus provenir, comme le pense le Heidegger de Qu’est ce
que la métaphysique, du néant lui@même : selon une logique propre a Sartre le néant ne
peut lui@même se néantiser, car « pour se néantiser, il faut être, or le néant n’est pas. »289
Quel est donc l’être par lequel le néant vient aux choses ? Réponse de Sartre : l’homme.
« L’homme est l’être par qui le néant vient au monde. »290
Vu l’obscurité de la notion (homme), cette proposition invite immédiatement une autre
question : « Que doit être l’homme en son être pour que par lui le néant vienne à
287
E. Husserl, Expérience et Jugement, op. cit. p. 102, [93] ; nous reviendrons plus tard sur la proximité
entre la théorie du néant de Sartre et celle du Husserl de Expérience et Jugement.
288
J.@P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 46
289
Ibid, p. 57; a propos du débat entre Sartre et Heidegger autour de la question du néant, cf. J.S. Catalano,
A commentary of J. P. Sartre’s Being and Nothingness, University of Chicago Press (Midway Reprint),
Chicago 1980, pp. 61@77.
290
Ibid., p. 59
155
l’être ? »291 Et Sartre de répondre : l’homme doit être liberté pour que par lui le néant
vienne à l’être.
Cette possibilité pour la réalité humaine de sécréter un néant qui l’isole, Descartes, après les
292
stoïciens, lui ont donné un nom : c’est la liberté.
La liberté, c’est la possibilité pour la réalité humaine de se mettre hors circuit par rapport
à un existant. De ne pas être de l’être (entendu selon sa double tournure, génitif objectif@
génitif subjectif). De s’écarter de l’être. Dans ce sens, le pour@soi – c'est@à@dire l’homme,
contrairement à la Chose, l’en@soi – est libre.
Nous tenons ici une première définition de la liberté : ce par quoi le néant vient a
l’être, est de l’être. Définition qui nous permet d’établir le point suivant : le concept de
liberté tel qu’il apparaît dans L’Etre et le néant n’est pas un concept pratique, éthique,
mais une catégorie fondamentale de l’ontologie phénoménologique : s’est à travers la
liberté que se dévoile le monde comme phénomène. Or ce qui nous intéresse est la chose
suivante : Sartre investit le terme de liberté d’un sens tout à fait nouveau : non plus
pratico@éthique, mais théoretico@phénoménologique. Cette opération suscitera néanmoins
une ambigüité dans l’écriture de Sartre, qu’il faut surveiller de très près : le terme de
liberté désigne tantôt la conscience immédiate et pré@réflexive (le pour@soi comme
liberté), tantôt une subjectivité douée de liberté (et déjà constituée). La question qu’il faut
poser est la suivante : quel est le rapport entre la première acception de la notion de
liberté et la deuxième ? Comment Sartre passe t’il d’une définition de la conscience
comme liberté, a la conscience comme « libre » ? Et ultimement, est@il possible de
maintenir à la foi les deux acceptions ? La définition strictement phénoménologique de la
291
292
Ibid.
Ibid.
156
conscience s’articule t’elle a sa définition « éthique » ? Toute l’intrigue de L’Etre et le
néant concernant la subjectivité se dessine à travers ces questions.293
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Explicitons à l’aide d’un passage de Sartre la problématique qui nous intéresse. La
première occurrence du terme de liberté dans L’Etre et le néant, est celle que nous venons
de citer. Sartre y écrit : « Cette possibilité pour la réalité humaine de sécréter un
néant… ». On remarque comment le langage ici est problématique, du moins à le
comparer à tout l’effort descriptif de Sartre dans la Transcendance de l’Ego, mais aussi
dans les premières pages de L’Etre et le néant. Le néant, ou la liberté, dont il fut question
jusqu'à présent ne se dit pas en termes de possibilité (elle n’est pas une possibilité de la
réalité humaine) ; elle est une structure inhérente de la conscience, ou du pour@soi.294
Toute l’ambiguïté de L’Etre et le néant se résume à cette confusion. Pour l’étudier, il va
falloir nous pencher de près sur le rapport entre la conscience non positionnelle de soi
293
Les analyses, remarquables d’autre part, de Francis Jeanson, restent insensibles a la distinction a l’œuvre
dans le texte de Sartre entre la notion de liberté entendu comme propriété inhérente de la conscience, et la
liberté entendu dans son sens morale (un agent libre). Cette distinction, qui nous semble fondamentale et
que nous tentons d’élucider dans notre lecture de L’Etre et le néant, nous sépare presque sur chaque point
des analyses et des conclusions de Jeanson (Cf. F. Jeanson, Le problème moral et la pensée de Sartre,
Seuil, Paris 1965).
294
Notons en outre cet autre symptôme : après avoir critiquée le substantialisme de Descartes, tant dans La
Transcendance de l’Ego que dans la préface à L’Etre et le néant, Sartre désigne dans la pensée cartésienne
l’origine – « après les stoïciens » – de la notion de liberté (Cf. L’Etre et le néant, p. 59). Ce repère
historique – qui fait l’impasse de tout ce que la liberté cartésienne implique de métaphysique (volonté libre,
rapport entre les facultés, relation du cogito en tant que volonté infini et cogito en tant qu’entendement
fini…) – doit être lu à la lumière de son texte sur la liberté cartésienne. Dans ce texte, la liberté est entendu
avant tout comme la liberté divine, celle infinie dans le sens qu’elle n’est pas soumise aux vérités
éternelles, mais les crée. La liberté divine sera interprétée ensuite par Sartre comme une hypostase de la
liberté humaine, celle de Descartes notamment (Cf. « La liberté cartésienne », in : Situations I – essais
critiques, Gallimard, Paris 1947, pp. 289@308). Ce recours à Descartes pour la question de la liberté est
constant chez Sartre. A ce propos, cf. N. Grimaldin, « Sartre et la liberté cartésienne », in : Revue de
Métaphysique et de Morale – Philosophie et réception (I). Descartes en phénoménologie (Vol 92, no. 1),
Puf, Paris 1987, pp. 67@88.
157
(conscience non réflexive et anonyme), et la conscience « libre » telle que formulé dans
L’Etre et le néant.
A/ Le pour soi comme liberté
La première description que donne Sartre de la liberté est rigoureuse :
L’homme n’est point d’abord pour être libre ensuite, mais il n’y a pas de différence entre l’être de
l’homme et son ‘être libre’.295
La liberté n’est pas une qualité, ni même un attribut, qui s’ajoute a l’essence de l’homme.
Elle est impossible a distinguer de l’être de la réalité@humaine. Il ne serait pas exacte de
dire que l’homme est libre, mais plutôt, qu’il est (dans son être) liberté. Dire que le pour@
soi est liberté, c’est dire que dans son attitude primordiale au monde, il est pratique de
néantisation. Néantisation qui tient – nous l’avons vu – à la nature même de la conscience
intentionnelle. Remarquons que jusqu’ici, nous n’avons pas quitté le terrain de la
phénoménologie. Il s’agit de la substitution, mot pour mot, d’un terme pour un autre :
celui de liberté pour celui d’intentionnalité. Exactement comme la notion de pour@soi
remplacera celle de conscience pure (pré@réflexive) tel que développée dans La
transcendance de l’Ego. Or dans cette substitution « existentialiste », Sartre gagne au
moins sur un plan : il annule la charge pratique de la notion de liberté. En parlant du
pour@soi comme liberté, il n’est plus question d’attribuer une liberté à un agent qui aurait
à décider de ces actions, mais c’est du rapport même de l’homme au monde qu’il est
question.
Une lecture de L’Etre et le néant s’impose à partir du clivage phénoménologique
que La transcendance de l’Ego met en place (l’acception nouvelle de la notion de
295
J. P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 60
158
liberté). Toutes les notions clefs de l’ontologie phénoménologique – la possibilité, la
valeur, la temporalité, le pour@autrui, le corps, la volonté,… – devraient faire l’objet
d’une réévaluation phénoménologique, a l’aune de cette entente originale de la notion de
liberté. Qu’en est@il du sens des notions fondamentaux de l’ontologie phénoménologique,
si la notion de liberté n’est plus une qualité qui décrit l’action du sujet, mais le rapport
même du sujet au monde ? Cette question nous permettra d’y voire plus clair dans L’Etre
et le néant, et plus spécifiquement, elle nous permettra de traquer le moment exacte ou
Sartre réintroduit, contre toute logique phénoménologique et contrairement a sa propre
définition de l’intentionnalité, le moi dans la conscience. Pour pointer ce moment, nous
proposons d’interroger deux notions clef de L’Etre et le néant, notamment : la valeur et le
possible.
Notons avant tout la chose suivante : malgré l’ambigüité qui traverse tout L’Etre
et le néant, Sartre est très prudent dans l’usage qu’il fait de la notion de liberté, ainsi que
des autres termes clef de son livre. Dans un premier temps du moins, les notions le plus
chargés sont traités de manière purement phénoménologique (entendons : respectant
l’originarité d’une conscience préréflexive et impersonnelle), au détriment de leur poids
éthique. Dans la deuxième partie de L’Etre et le néant (L’être pour soi), tant la théorie de
la possibilité que celle de la valeur ne sont pas des théories de l’action, mais des
descriptions phénoménologiques de la réalité humaine. Le troisième chapitre de la
deuxième partie de L’Etre et le néant – « Le pour@soi et l’être de la valeur » – en propose
un exemple frappant. Il aura de quoi surprendre une certaine doxa sartrienne, qui
s’imagine, un peu a la mode nietzschéenne, que les notions de valeur et de possible chez
Sartre renvoient avant tout a des thèmes pratiques (l’homme invente ces valeurs, il est
159
maitre de ces possibles). En vérité – du moins dans un premier temps – il en est tout
autrement : la valeur n’est pas décrite ici comme posée par le moi, ni comme le fruit d’un
choix du pour@soi. S’il en était ainsi, il faudrait concevoir un Je (libre) qui concevrait une
valeur (par exemple, l’humanisme, ou l’interdit de polluer la planète, ou de marcher sur
la pelouse), ce qui irait a l’encontre de la théorie phénoménologique de la liberté (le moi
comme liberté, non comme être libre), et installerait un Ego au sein de la conscience. Or
il n’en est pas ainsi pour Sartre : la valeur n’est pas posée par le moi, la liberté n’est pas
créatrice de valeurs, mais, d’une manière bien plus complexe, elle est im posée a moi (ou
dans le langage de Sartre : elle hante le pour@soi). Il s’agit, entre la valeur et le pour@soi,
d’un rapport de consubstantialité :
La valeur dans son surgissement originel n’est point posée par le pour@soi : elle lui est
consubstantielle – au point qu’il n’y à point de conscience qui ne soit hantée par sa valeur et que la
réalité humaine au sens large enveloppe le pour@soi et la valeur. 296
La valeur décrit une dimension du rapport originel du pour@soi (préréflexif et non
thétique) au monde. Le monde n’est pas uniquement monde d’objets, il est monde de
valeurs. Les valeurs ne sont pas des choses parmi les choses, mais comme une qualité
immanente à mon rapport au monde. Ainsi, par exemple, le soi assouvi est une valeur qui
apparaît avec le verre d’eau, car il est un manque concret dont le pour@soi est conscience
d’être, sans que pourtant la valeur soit thétiquement posée, connue : « La valeur n’est
donc point connue à ce stade […] elle est seulement donnée avec la translucidité non
thétique du pour@soi qui se fait être comme conscience d’être […] présente et hors
d’atteinte, vécue simplement comme le sens concret de ce manque qui fait mon être
296
Ibid., p. 131
160
présent ».297 D’autre part, la valeur peut devenir objet de mon regard, il peut devenir
l’objet d’une thèse, mais a condition de quitter le terrain du préréflexif (c'est@à@dire de la
conscience pure), et d’interroger réflexivement les vécues : ce qui suppose, selon Husserl
que Sartre reprends entièrement sur ce point, une altération fondamentale de l’Erlebnis
(« Husserl lui@même avoue que le fait d’ « être vue » entraine pour chaque Erlebnis une
modification totale »298). Ce n’est qu’a cette condition – c'est@à@dire, lors ce que la valeur
est hypostasiée dans la sphère réflexive – qu’intervient la charge éthique de la valeur.
Mais celle@ci – comme tous les concepts de la conscience réflexive – n’est désormais plus
pure. Elle ne peut être considérée que comme une notion dérivée (c'est@à@dire, selon la
logique de L’Etre et le néant, une notion de mauvaise foi). C’est pourquoi le passage du
non thétique au thétique signe l’entrée en jeu de la sphère morale :
La conscience réflexive, en effet, pose l’Erlebnis réfléchie dans sa nature de manque et dégage du
même coup la valeur comme le sens hors d’atteinte de ce qui est manqué. Ainsi, la conscience
réflexive peut elle être dite, a proprement parlé, conscience morale puisqu’elle ne peut surgir sans
dévoiler du même coup les valeurs.299
La conscience réflexive est dite conscience « morale ». Non celle préréflexive. La
conscience pure entretient un autre rapport avec la valeur : rapport de consubstantialité.
La valeur décrit le rapport du pour@soi au monde en tant que le monde est d’emblée vécu
comme manque, comme ce vers quoi tends la conscience. C’est dans ce sens que Sartre
297
Ibid.
Ibid., p. 110
299
Ibid, p. 131 ; Sartre n’annule pas l’idée d’une « valeur morale » qui ne soit pas une projection réflexive
et impure de la notion authentique de valeur. Or celle@ci n’est pas à trouver dans la sphère du pour@soi, mais
dans celle du pour@autrui : « dans ce surgissement du pour@autrui, la valeur est donnée comme dans le
surgissement du pour@soi, encore que sur un mode d’être différent. » (Ibid., p. 134). Toute la troisième
partie de L’Etre et le néant interrogera le sens du pour autrui dans cette optique la (échouant en fin de
compte d’en extraire une morale). Nous y reviendrons dans le prochain chapitre de cette partie.
298
161
peut dire que la valeur « hante la liberté »300. Non pas en vertu d’un quelconque intérêt
morale, mais en tant que constitutive de la conscience non thétique.301
Il en est de même pour la notion de possible (chap. IV de la IIème partie) : la
possibilité chez Sartre n’est pas une faculté du pour@soi, une propriété d’un sujet déjà la,
mais comme un trait constitutif de l’être même du pour@soi :
Le possible est une absence constitutive de son propre néant. Le possible est une absence
constitutive de la conscience en tant qu’elle se fait elle@même.302
…être sa propre possibilité […] c’est se définir par cette partie de soi même qu’on n’est pas, c’est
se définir comme échappement à soi vers…303
Le verre d’eau, ou plutôt : le soi buvant du verre d’eau, est un possible en tant que le
pour@soi est dans un rapport immédiat et anticipateur de l’absence – la conscience de soif
par exemple – qui constitue à présent son être pour@soi. Il n’est pas question ici d’un
possible que le moi aurait a assumer après l’avoir contemplé et jugé. Le possible n’est pas
a proprement parler en face de la conscience, la conscience ne le considère pas comme
possible (acte de réflexion) ; la conscience est a proprement parler cette possibilité. La
conscience est vécue non pas comme ayant des possibilités, mais comme étant ces
possibilités. Toute la partie ou Sartre traite de la notion de possible tends à mettre en
place cette notion particulière de possible, non pas comme une faculté pratique de
l’homme, mais comme une dimension de la conscience pure, du pour@soi.
300
Ibid., p.130
Contrairement à certains commentateurs (Renaut, Jeanson), nous pensons que c’est à ce niveau qu’il
faut surveiller la phénoménologie de Sartre. On ne peut, comme le fait par exemple J. Simont (cf.
« Sartrean ethics », in : The Cambridge compagnon to Sartre, op. cit. pp. 179@181), considérer la notion de
valeur comme indiquant tant le manque primordial de la conscience que l’intérêt morale d’une conscience
réflexive sans marquer la différence entre les deux notions. D’autres parts, on remarquera a quel point
Sartre se rapproche ici intimement de Husserl: la liberté hanté par la valeur fais écho a la description de la
conscience intentionnelle tendue vers ces objets, et qu’en tant que conscience temporelle elle anticipe de
manière non thétique.
302
J.P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. pp.137@138
303
Ibid., p. 137
301
162
Sartre, très conscient de la fine limite qui sépare la description phénoménologique en
phase avec le principe de la conscience non positionnelle et impersonnelle (La
transcendance de l’Ego), et l’acception « morale »
qui implique un moi (objet
transcendant de la conscience réflexive), maintient dans un premier moment l’ordre de la
rigueur phénoménologique : il ne confond pas le pour@soi comme liberté et le pour@soi
libre. Or dans un deuxième temps, L’Etre et le néant passera à la deuxième définition de
la liberté, pratique précisément, non phénoménologique. Avant de passer à cette
deuxième phase, revenons un instant à Husserl, et plus précisément à la proximité entre
L’Etre et le néant ou Sartre établit la primordialité du néant, et les analyses husserlienne
du même thème. Nous y avons fait allusion plus haut, mais il est à présent temps
d’évoquer la description husserlienne plus en longueur. Elle circonscrira le cadre
purement phénoménologique du débat.
Dans Expérience et Jugement, texte éditée par Landgrebe en 1938, mais qui fut
immédiatement interdit de vente suite à l’annexion de la Tchechoslovakie par les
allemands, et dont Sartre ne pouvait donc avoir connaissance lors de la rédaction de
L’Etre et le néant, Husserl traite de la conscience comme néantisation. Il faut reconnaître
dans ce texte, et non pas dans le thème des « intentions vides » que Sartre critique304, la
proximité la plus intime entre le texte husserlien et la pensée de Sartre. Il y est question
du néant, et plus précisément, comme l’intitulée du § 21@a l’indique, de son origine
(« L’origine de la négation »). Apres avoir proposé une phénoménologie de l’intérêt305,
Husserl propose une description des « intentions d’attente ». Ceux@ci peuvent être soit
304
305
Ibid., pp. 61@62
E. Husserl, Expérience et jugement, op. cit. § 19, § 20, pp. 95@101 [86@93]
163
satisfaits, soit empêchés. L’attente, par définition, peut être déçue, écrit Husserl.
Déception qui correspond a un changement de sens dans la perception toute entière, car
celle@ci, sur le mode de l’attente, avait anticipé prototienellement ce au sujet de quoi la
déception s’est faite : «…le sens de la perception se change non seulement dans l’instant
ou est acquise cette extension de la perception, mais la modification noématique rayonne
sous la forme d’un biffage rétrospectif à travers la sphère rétentionnelle et modifie
l’effectuation du sens qui s’enracine dans les phases antérieures de la perception ».306 La
déception d’attente affecte la conscience en ce que, par essence, elle est protentionelle. La
négation, la néantisation, est ici pour Husserl une propriété de la conscience
intentionnelle, avant que d’être un acte de jugement prédicatif. C’est pourquoi la
néantisation appartient a ce qu’il nomme la sphère anté@prédicative de la conscience :
On a décrit le phénomène originaire de la négation, de la néantisation, ou de la ‘suppression’ de
‘l’autrement’. Une telle analyse faite à partir d’un exemple de perception externe, vaut en même
façon pour toute autre conscience visant des objets qu’elle pose (conscience positionnelle) et pour
ces objets. Il apparaît donc que la négation n’est pas au premier chef l’affaire de l’acte de
jugement prédicatif, mais que dans sa forme originaire elle intervient déjà dans la sphère
antéprédicative de l’expérience réceptive.307
A la question de l’origine du néant, Husserl réponds dans des termes analogues à ceux de
Sartre dans L’Etre et le néant. Il y va ici d’une singulière rencontre entre ces deux
phénoménologies, et particulièrement en ce qui concerne la question qui nous importe, a
dire, celle de la relation entre conscience et soi, entre le pour@soi et l’Ego.308 La
description phénoménologique – tant de Sartre que de Husserl – révèle la chose suivante :
la néantisation est une propriété inhérence de la conscience. Sartre la nomme « liberté »,
306
Ibid., § 21, p. 105 [96]
Ibid., § 21, p. 105 [97]
308
Contrairement a G. Wormser (« L’Etre et le néant et la phénoménologie des valeurs », in : Sartre et la
phénoménologie (dir : J.@M. Mouille), Ed. ENS, Paris 2001, pp. 297@322) qui ancre la proximité entre
Sartre et Husserl dans les textes husserliens qui traitent de la morale, ou de la conscience axiologique, c’est
dans la théorie de la conscience qu’il faut selon nous reconnaître cette proximité, vu l’importance de la
structure de l’attente et de la dimension de néant qui y est inclut.
307
164
en vérité elle traduit la structure intime de la conscience, sans que cela n’implique en
aucun cas quelque dimension pratique du pour@soi. Autrement dit, comprendre la notion
de liberté dans le cadre de la conscience pré@prédicative ou pré@réflexive, c’est soit en
altérer radicalement le sens (faire de la liberté une catégorie de la conscience elle même,
et non une faculté pratique) , soit l’abandonner. Sartre, nous l’avons vu, opte pour la
première solution.309 Du moins dans un premier temps.
b/ Débordement : le circuit de l’ipséité
Au chapitre V de la deuxième partie de L’Etre et le néant, l’écriture de Sartre s’infléchit,
anticipant sur ce qui deviendra par la suite un symptôme constant du livre, a savoir, la
substitution de l’acception phénoménologique de la notion de liberté, a celle morale. Le
chapitre V s’intitule : « Le moi et le circuit de l’ipséité ». Dialoguant avec La
transcendance de l’Ego, Sartre opère une modification, qui marquera toute la distance
entre le Sartre strictement phénoménologue, et celui de L’Etre et le néant : il y pose la
conscience comme personnalité. Changement lourd de conséquences, qu’on va tenter
d’analyser et de mesurer attentivement.
Apres avoir repris systématiquement les résultats de La transcendance de l’ego
(description de la source de l’Ego dans la réflexion d’une conscience a l’origine
préréflexive), Sartre conclut : « Ainsi, l’Ego apparaît a la conscience comme un en@soi
transcendant, comme un existant du monde humain, non comme de la conscience »310. Or
309
Cette proximité entre Sartre et Husserl peut constituer le point de départ d’une critique de la lecture
sartrienne de Husserl, qui, contrairement a ce qu’en dit Sartre, interroge la question de la conscience dans
ces aspects d’attente et de néantisation, ou de potentialités. Pour une telle approche critique, cf. R.
Barbaras, « Désir et manque dans L’Etre et le néant : le désir manqué », in : Sartre. Désir et liberté (dir. R.
Barbaras), PUF, Paris 2005, pp. 113@140.
310
Ibid., p.140
165
contrairement aux résultats du texte de 1934, Sartre ne prête plus à la conscience
l’impersonnalité que les descriptions du texte de jeunesse lui prêtaient :
Mais il ne faudrait pas conclure que le pour@soi est une pure et simple contemplation
« impersonnelle ». Simplement, loin que l’Ego soit le pole personnalisant d’une conscience qui,
sans lui, demeurerait au stade impersonnel, c’est au contraire la conscience dans son ipséité
fondamentale qui permet l’apparition de l’Ego, dans certaines conditions, comme le phénomène
transcendant de cette ipséité.311
Notons que déjà dans La transcendance de l’ego la conscience était déjà la cause
de l’apparition de l’Ego (projection de la conscience comme spontanéité impersonnelle).
Or dans le texte de 1934, l’Ego était un refuge ou se planquait la conscience préréflexive,
en tant que telle impersonnelle. A présent, l’Ego est le reflet de l’« ipséité fondamentale »
de la conscience. Sartre poursuit :
Ainsi, des qu’elle surgit, la conscience, par le pur mouvement néantisant de la conscience, se fait
personnelle : car ce qui confère a un être l’existence personnelle, ce n’est pas la possession d’un
Ego – qui n’est que le signe de la personnalité – mais c’est le fait d’exister pour soi comme
présence a soi.312
Ce n’est plus l’acte réflexif qui produit du personnel, a présent, c’est la conscience
comme présence a soi qui est personnelle. Pour le Sartre de L’Etre et le néant, la
réflexion, l’acte même de la réflexion, révèle l’origine du pour@soi – ou de la conscience
– comme personnalité. Remarquons une fois de plus le déplacement : la conscience est
dite ici personnelle dans l’acte même de la réflexion. La conscience ne produit pas du
personnel – sous la forme d’un Ego – pour échapper à l’angoisse tragique. En elle@même,
elle est personnelle. Retournement étonnant, d’autant plus que Sartre ne propose aucune
phénoménologie concrète pour justifier la thèse.313 Et qui est donc contredit par tout
311
Ibid., p.140
J.@P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 140.
313
A. Flajoliet, tentant de justifier ce geste de Sartre, écrit : « La présence (a) soi est pour@soi et par ce fait
personnelle, en ceci qu’il y a une ‘raison du mouvement infini par quoi le reflet renvoie au reflétant et
celui@ci au reflet’ (J.@P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 148). » (E. Flajoliet, « Ipséité et temporalité
(l’ontologie phénoménologique de l’ipsé) », in : Sartre. Désir et Liberté (dir. R. Barbaras), PUF, Paris
312
166
l’effort phénoménologique de La transcendance de l’Ego : ce texte nous enseigne que la
conscience, pour être personnelle, doit être, dans l’acte de la réflexion, positionnelle de
soi. Or il n’en est pas ainsi : l’acte de réflexion, en tant qu’acte, est, comme tout acte, le
fait d’une conscience non positionnelle de soi et préréflexive qui, dans un deuxième
temps, peut opérer une réflexion sur cet acte. Il est donc impossible de penser la
conscience de conscience, la conscience pure, comme origine positive de la personnalité,
comme ipséité. La transcendance de l’Ego prouve ainsi l’impossibilité d’une telle ipséité
originelle, attribuant tout désir de personnalité a l’angoisse que vit la conscience en tant
qu’impersonnelle. L’Ego couvre dans La transcendance de l’Ego l’angoisse tragique, il
la masquait. Mascarade qui, Sylvie le Bon le note dans son édition de La transcendance
de l’Ego, renvoi immédiatement aux pratiques de mauvaise foi décrite par le Sartre de
L’Etre et le néant.314 On pourrait multiplier les descriptions pour démontrer l’incohérence
sur ce point de la phénoménologie de L’Etre et le néant. En se servant a premièrement
parler des descriptions de Sartre lui@même, l’ors ce qu’il décrit la conscience préréflexive
dans la Transcendance de l’Ego.
Dans L’Etre et le néant, Sartre pointe l’ipséité au sein de la conscience, il
réintroduit le personnel au sein de la conscience pure : « Et c’est cette libre nécessité
d’être la bas ce qu’on est sous forme de manque qui constitue l’ipséité ou second aspect
essentiel de la personne »315. D’où il découle, logiquement oserons nous dire, la
conséquence suivante : l’angoisse ne sera plus celle d’un être assistant malgré lui au
2005, p. 68). Mais Flajoliet, nous semble t’il, ne fait que répéter les termes du problème : en effet, la
description de Sartre est une description de la présence a soi de la conscience, or toute la tentative
phénoménologique de La transcendance de l’Ego tentait de démontrer qu’a ce niveau la, la personnalité ne
pouvait surgir que sur un mode déchu, comme Ego@masque.
314
J.@P. Sartre, La transcendance de l’Ego, op. cit. p. 81, note 75.
315
J.@P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 140
167
spectacle du monde, mais l’angoisse de la liberté comme l’illimité de ce que l’être peut
être. Or cette fois, les notions de liberté et de possibilité ne sont plus ceux que Sartre
forgea a coup de marteau phénoménologique : ils retrouvent a présent leur sens pratique,
c'est@à@dire : non@phénoménologique (ou mondain, pour user du langage de Husserl).
L’angoisse
tragique
est
remplacée
par
l’angoisse
éthique.
Le
fondement
phénoménologique, par le désir moral.
c/ Le pour soi libre
Nous nous souvenons de la définition de l’angoisse tragique : un être qui assiste a l’être
sans en être l’auteur. Situation de la conscience dans La transcendance de l’Ego. Dans
L’Etre et le néant, après avoir réintroduit la personnalité dans la conscience sous le terme
d’ipséité, il faut donc s’attendre a une redéfinition de l’angoisse. Ce que Sartre fait :
l’angoisse dans L’Etre et le néant ne révèle plus l’impersonnalité de la conscience, mais
la liberté du pour@soi.
Il existe une conscience spécifique de liberté et nous avons voulu montrer que cette conscience
était l’angoisse. Cela signifie que nous avons voulu établir l’angoisse dans sa structure essentielle
comme conscience de liberté.316
C’est dans l’angoisse que l’homme prend conscience de sa liberté ou, si l’on préfère, l’angoisse est
le mode d’être de la liberté comme conscience d’être…317
L’angoisse c’est la conscience de liberté. C’est la conscience comme liberté. Pour
terminer notre étude, nous devons pouvoir définir le sens exact du terme de liberté tel
qu’il est utilisée ici. Est@ce dans un sens purement phénoménologique (traduisant le
simple fait de la conscience intentionnelle comme « être pour@soi tendu vers un monde »,
316
317
Ibid., p. 68
Ibid., p. 64
168
et donc comme origine de la négation), ou dans un sens pratique (comme liberté d’un être
ayant des possibles qu’il peut ou ne peut pas accomplir) ?
Dans la deuxième partie de L’Etre et le néant, comme nous l’avons étudié, la notion
de liberté – qui correspond à l’intentionnalité dans le lexique husserlien – respecte
parfaitement les acquis phénoménologiques de La transcendance de l’Ego. Or Sartre n’y
voit pas la définition dernière de la notion de liberté. Pour saisir ce point, revenons un
instant à l’interrogation de départ concernant l’origine du néant. Sartre y pose, après avoir
posée la liberté humaine comme l’origine du néant, une dernière question, décisive :
« Que doit être la liberté humaine si le néant doit venir par elle au monde ? ».318 A cette
question, Sartre ne réponds pas immédiatement : « Il ne nous est pas encore possible de
traiter dans toute son ampleur le problème de la liberté », écrit il, renvoyant en note a la
IVème partie de l’ouvrage319. Or la IVème partie de L’Etre et le néant ne parle plus en
termes de structure de la conscience intentionnelle, comme la deuxième partie de
l’ouvrage (« Le pour@soi »), mais des conditions de l’action. D’entrée de jeu, Sartre se
place dans cette IVème partie sur le plan pratique :
La valeur suprême de l’activité humaine est elle un faire ou un être ?... L’ontologie doit pouvoir
nous renseigner sur ce problème ; c’est d’ailleurs une de ses taches essentielles, si le pour@soi est
l’être qui se définit par l’action. 320
Conséquemment, le premier chapitre de cette partie s’intitule : « La condition première
de l’action, c’est la liberté »321. Dans le chapitre sur la responsabilité (Part IV, chap. III :
« Liberté et responsabilité ») – qui résume les acquis de cette partie du livre – le
318
Ibid., p. 59
Ibid., p. 59, note 1 ; Pourquoi Sartre ajourne t’il sa réponse ici ? Comme nous l’avons vu, le dispositif
phénoménologique aurait parfaitement pu lui suffire pour pointer l’origine du néant dans la liberté tel qu’il
la décrit (il suffit à Husserl, du moins). L’analyse que nous proposons permet de répondre a cette question :
c’est qu’il faut a Sartre une théorie de l’ipséité pour répondre a la question de la liberté. Théorie qui sera
complétée par la phénoménologie du pour autrui et de la corporéité du sujet dans L’Etre et le néant.
320
Ibid., p. 475
321
Ibid., p. 477
319
169
renversement dans le texte sartrien ne laisse plus aucune trace de l’acception strictement
phénoménologique de la notion de liberté : elle y est entendue uniquement comme une
propriété du soi, comme l’action dont l’ipséité est l’auteur, et dont il est responsable.
Retour, comme le précise bien Sartre, a l’acception banale de la notion de responsabilité :
Nous prenons le mot de « responsabilité » en son sens banal de « conscience (d’) être l’auteur
incontestable d’un événement ou d’un objet ». 322
Acception banale du mot de responsabilité : être l’auteur responsable de ces actes (« Il
doit l’assumer avec la conscience orgueilleuse d’en être l’auteur », écrit encore Sartre323).
Elle correspond parfaitement a l’usage non moins banale que fait Sartre dans cette partie
de la notion de liberté :
Mais la situation est mienne en outre parce qu’elle est l’image de mon libre choix de moi@
même… 324
Or l’acception banale s’oppose à l’acception authentique comme l’acception mondaine
s’oppose, en régime phénoménologique, a l’acception réduite. Celle@ci nous avait
découvert, dans La transcendance de l’Ego, la conscience impersonnelle, une conscience
se vivant comme n’étant précisément pas l’ « auteur de ces actes » : « Il y a quelque
chose d’angoissant, pour chacun de nous, a saisir ainsi sur le fait cette création inlassable
d’existence dont nous ne sommes pas les créateurs »325, écrivait il en 1934. Changement
de ton dans L’Etre et le néant : l’angoisse, à présent, est angoisse devant la liberté, « dans
le sens banal du terme ». Angoisse éthique, disons : elle est angoisse devant une
responsabilité que je ne peux pas ne pas assumer, devant une liberté qui m’est imposée,
mais qui est, en tant que telle, personnelle – qui implique une « responsabilité » :
322
Ibid., p. 598
Ibid.
324
Ibid., p. 599
325
J. P. Sartre, La transcendance de l’Ego, op. cit. p. 79
323
170
C’est ainsi, précisément, que le pour@soi se saisit dans l’angoisse, c'est@à@dire comme un être qui
n’est fondement ni de son être, ni de l’être de l’autre, ni des en@soi qui forment le monde, mais qui
est contraint de décider du sens de l’être, en lui et partout hors de lui. 326
Ce retournement dans le sens de la notion de liberté en un sens pratique ne corresponds
plus, désormais, a la description purement phénoménologique : la proposition fulgurante
de La transcendance de l’Ego, désormais, est rendu ab surde (inaudible) : « La
conscience s’effraye devant sa propre spontanéité parce qu’elle est au@delà de la
liberté »327. Rien de cette proposition ne s’entend plus ici, car dans L’Etre et le néant, il
n’y a rien qui puisse être dit au delà de la liberté. Le pour@soi n’est plus liberté, mais
libre.
Ce geste est néanmoins lourd d’une immense inconséquence phénoménologique:
penser le pour@soi comme se projetant dans un futur dont il mesure les propriétés,
s’orientant vers la valeur, ou étant responsable de son être, c’est adopter le point de vue
d’un je face a des consciences immédiates, c’est précisément avoir recours a la
conscience réflexive pour décrire les caractéristiques de la conscience préréflexive, le
pour@soi. C’est, comme nous l’avons suggéré, se placer sur le terrain du mondain, non sur
celui phénoménologique. Le passage au sens pratique de la notion de liberté va aussi être
a l’origine de toutes les difficultés, ou de toutes les apories de la liberté tel que les décrits
Sartre lui@même sous la catégorie de la facticité du sujet, ou de la « Situation »328: la
naissance, la mort, l’autre (je ne suis pas libre de naitre, de mourir, ma liberté est en péril
face a l’autre…) et jusqu'aux apories de la liberté et de la responsabilité ( « je suis
condamné a être libre » ; « nous ne sommes pas libres de cesser d’être libres »329 ; « tout
326
J. P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 601
J. P. Sartre, La transcendance de l’Ego, op. cit. p. 80
328
J.@P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. pp. 526@598
329
Ibid., p. 484
327
171
se passe comme si j’étais contraint d’être responsable… »330). Apories qui font que
L’Etre et le néant se clôt sur un échec (l’homme comme « passion inutile », comme
mauvaise conscience, et la promesse jamais réalisée d’écrire une éthique existentialiste,
après l’ontologie phénoménologique)331. Or ces lieux aporétiques ne le sont qu’à
condition d’avoir comme seule référence la liberté dans le sens banal du terme pour
penser la réalité humaine. Au lieu de penser l’aporétique de la liberté dans L’Etre et le
néant comme indépassable, il faudrait pouvoir reconnaitre son origine a partir de cette
confusion. L’impossibilité pour le pour@soi de rejoindre l’être en@soi, d’être
authentiquement causa sui sans pour autant sombrer dans la mauvaise foi (ou le désir de
fondation du pour@soi par lui@même), n’en est une que si on s’attache a la définition
mondaine de la liberté. La définition phénoménologique ouvrirait un tout autre horizon :
fidèle aux résultats de La transcendance de l’Ego, elle partirait de l’idée d’une
conscience non pas agissante, mais passive (dans le sens de La transcendance de l’Ego).
Or, comme on l’a vu, Sartre s’en écarte dans L’Etre et le néant. Il désire une éthique. Il
doit donc postuler une liberté. Selon le fin mot de R. Barthes, « qui désir, postule »332.
330
Ibid., p. 600 ; A ce propos, notons que déjà Descartes, dans ces réflexions sur les passions de l’âme,
pointait l’intrigue de la liberté qu’on retrouve amplifiée dans le texte sartrien, à savoir : la facticité comme
impossibilité d’être libre de vouloir. Dans le § 19 des Passions de l’âme, la volonté est dite action et
passion en même temps. Pour Descartes, il y a une passivité fondamentale du vouloir qui tient a ce qu’on
ne peut s’empêcher de vouloir (je ne peux pas ne pas vouloir ; contrairement au jugement par exemple,
qu’on peut suspendre) Cf. R. Descartes, Les passions de l’âme, Gallimard, Paris 1988, Art. 19, p. 167 ;
Lévinas, a son tour, énonce l’aporie de la liberté en ces termes : « C’est le paradoxe le plus profond du
concept de liberté que son lien synthétique avec sa propre négation. Seul l’être libre est responsable, c'est@à@
dire déjà non libre. » (E. Lévinas, De l’existence à l’existant, Vrin, Paris 1993, p. 135)
331
A ce propos, cf. les analyses de Iris Murdoch, Sartre – Romantic Rartionalist, Vintage @ Random house,
London, 1999, principalement chap. II (« The labyrinth of freedom », pp. 52@63) et chap. V (« Value and
the desire to be God », pp. 90@95). Voire encore a ce propos, A. Renaut, Sartre, le dernier
philosophe, « L’Ethique impossible », Le livre de poche/Grasset, Paris 1993, pp. 149@231 ;
332
R. Barthes, Le Neutre – Cours au Collège de France (1977 1978), Ed. Seuil@IMEC, Paris 2002, p. 38
172
Sartre ne suit il pas, moyennant des différences de ton, la même voie que Husserl, a dire :
face a l’impossibilité de penser une conscience sans moi, avoir recours, pour des raisons
qui ne sont plus strictement phénoménologiques, a une forme de personnalité de la
conscience ? Nous sommes partis de la notion de néant, et avons aboutit a la question de
la liberté. La notion de néant fut reconnu comme une propriété de la conscience en tant
qu’elle est conscience intentionnelle et temporelle ; la liberté, elle, fut compris non pas
comme ce dont le pour@soi dispose, mais comme ce qui fait son être. Le sens de la notion
de liberté, au bout du compte, a changé, permettant la réappropriation d’une personnalité
dans la conscience. Ce que Sartre avait nommé : l’ipséité. Subrepticement, le moi se
réintroduis dans la conscience, profitant de l’ambigüité du terme de liberté, et faisant
bousculer les analyses de Sartre dans la sphère du mondain. Cette contradiction à
l’intérieur du texte de Sartre fut en vérité remarquée très tôt. Ainsi, Gabriel Marcel écrit
déjà dans son L’existence et la liberté humaine chez J.P. Sartre : « Ce n’est des l’ors que
par un glissement sophistique que je peux convertir cette liberté que je suis et ne peux pas
ne pas être en une liberté possédée dont je peux faire mauvais usage ».333 Plus près de
nous, et de manière plus technique, le phénoménologue Dagfinn Føllesdal pointe cette
tension au sein de L’Etre et le néant, dans son texte « Sartre on Freedom ». Analysant la
proximité entre la notion sartrienne de liberté et celle husserlienne de constitution, il
remarque la confusion chez Sartre entre la terminologie proprement phénoménologique et
celle « morale », qui fait partie du registre de l’action : « If one concedes that constitution
is something other than creation and instead uses the word “constitution” as Husserl uses
it, then it becomes inappropriate to use ethical terms such as “choise” and
333
G. Marcel, L’existence et la liberté humaine chez J.P. Sartre, Vrin, Paris 1981, p. 85
173
“responsibility” in connection with constitution ».334 Tant Gabriel Marcel que Dagfinn
Føllesdal remarquent le glissement qui s’opère, dans l’ontologie phénoménologique,
entre le registre (théorique) de la liberté@conscience et celui (pratique) de la liberté@
responsabilité. Mais ce qui nous importe, au@delà de Marcel et de Føllesdal avec lesquels
nos analyses se trouvent en accord, c’est la tension a l’intérieur de la pensée de Sartre
entre le désir (morale) de L’Etre et le néant, et les ressources purement
phénoménologique de la pensée de l’existence, tels qu’on en trouve l’exposition la plus
rigoureuse dans La transcendance de l’Ego.335 Ce qui nous importe, c’est la tension
inhérente au texte de Sartre, qui, d’une part, opère un mouvement de radicalisation de la
démarche phénoménologique, mais d’autre part, s’en détourne.
Car ces deux mouvements – le désir éthique et la rigueur phénoménologique – se
croisent de manière inattendue sur un point : celui du pour autrui. Voici ce que nous
proposons d’interroger pour terminer notre lecture de L’Etre et le néant : le pour@autrui
est le carrefour ou se rencontrent l’acception éthique (mondaine) de la notion de liberté,
et celle phénoménologique (impersonnelle). La phénoménologie du pour autrui est le
cœur fécond de L’Etre et le néant, dans le sens qu’il contient en germe une
phénoménologie tout à fait inouïe de la subjectivité, ne s’inscrivant dans aucun des
modèles que nous avons vu jusqu'à présent, et que Sartre lui@même ne fait qu’esquisser.
334
D. Føllesdal, “Sartre on Freedom”, in: The philosophy of J. P. Sartre (Ed. P. Arthur), The library of
living philosophers, Southern Illinois University, Carbondale 1981, pp. 401@402
335
Tout un travail phénoménologique s’impose a partir d’intuitions laissées en chantier dans La
transcendance de l’Ego, et plus précisément ceux qui suggèrent les notions fondamentaux de la
métaphysique (tel par exemple la notion de création continuée). Le cadre du présent travail nous empêche
d’élaborer plus dans le détail cette problématique, qui supposerait une analyse minutieuse de la doctrine de
la temporalité dans L’Etre et le néant, et d’une critique de cette doctrine à partir des intuitions de La
transcendance de l’Ego. Indirectement, ces sujets seront abordés dans la dernière partie de ce travail, ou
nous interrogerons, avec Lévinas, l’importance de la thèse occasionaliste pour l’élaboration d’une
phénoménologie du temps comme phénoménologie du sujet.
174
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Pour terminer notre étude de L’Etre et le néant, une réflexion autour de la question du
pour@autrui s’impose. Cela, pour une raison très simple : la scène du pour autrui est
l’occasion pour Sartre d’investir jusqu’au bout l’intrigue que nous pointons depuis le
départ de notre analyse, à savoir, celle qui oppose les deux acceptions de la notion de
liberté (phénoménologique (réduite) et pratique (mondaine)). Dans cette dernière partie,
nous espérons démontrer comment la phénoménologie du pour autrui déborde – du moins
pour un instant – l’alternative du pré@reflexif et du réflexif, du pour@soi et de l’Ego,
offrant ainsi a la pensée l’ébauche d’une autre phénoménologie de la subjectivité.
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L’analyse de la valeur nous a appris que celle@ci ne pouvait être entendue comme
émanant d’une volonté arbitraire de libre choix. Non qu’une telle volonté puisse ou non
exister de fait – ce n’est jamais la le problème de Sartre – mais elle ne suffit pas pour
rendre compte du sens de la valeur. La conscience n’étant pas libre, mais liberté, la
valeur ne peut être postérieure à la conscience. Elle lui est simultané, reflète une qualité
première de la conscience elle@même en tant que celle@ci est liberté. Ou dans les termes
de Sartre, la conscience@liberté est consubstantielle a la valeur. D’autre part, après avoir
extrait la charge éthique de la notion de valeur, Sartre reconnaissait la moralité comme
apparaissant dans la sphère de la réflexivité, donc de l’impureté phénoménologique (celle
175
de l’Ego, masque de la conscience) : ainsi, écrit Sartre, « la conscience réflexive peut elle
être dite, a proprement parler, conscience morale ».336 Nous proposons a présent la
question suivante : entre la pureté phénoménologique de la conscience consubstantielle
de la valeur, et l’Ego mondain constituée comme être morale par la réflexion, y aurait il
une pensée de la valeur, impliquant une dimension morale, sans que celle@ci soit pour
autant médiée par la réflexion ? Existe@t@il, autrement dit, une sphère morale non
contaminé par la réflexion ? Ou bien, si l’on tire toutes les conséquences de la question, y
a@t@il une sphère positive de la subjectivité, échappant à l’anonymat de la conscience (car
renvoyant a la moralité), sans pour autant être contaminée par la réflexivité ?
La phénoménologie sartrienne, du moins si l’on s’arrête a l’un de ces moments,
répond a cette question par l’affirmatif : il y a un phénomène qui nous mets
immédiatement (sans passer par la réflexivité) en présence du valoir, de ce qui
conditionne la notion même de valeur entendu comme consubstantielle a la conscience.
Ce phénomène, c’est l’autre.
Il n’en faudrait pas conclure, cependant, que le regard réflexif soit le seul qui puisse faire
apparaître la valeur ; et que nous projetons par analogie les valeurs de notre pour@soi dans le
monde de la transcendance. Si l’objet de l’intuition est un phénomène de la réalité humaine, mais
transcendant, il se livre aussitôt avec sa valeur, car le pour@soi d’autrui n’est pas un phénomène
caché et qui se donnerait seulement comme la conclusion d’un raisonnement par analogie. Il se
manifeste originellement a mon pour@soi et même, nous le verrons, sa présence comme pour autrui
est condition nécessaire de la constitution du pour@soi comme tel. Et dans ce surgissement du pour
autrui, la valeur est donnée comme dans le surgissement du pour@soi, encore que sur un mode
d’être différent.337
L’autre n’est pas comme chez le Husserl de la Vème Méditation cartésienne l’alter ego
constitué par aperception analogique de mon ego à l’ego d’autrui.338 L’autre a ceci de
particulier qu’il n’est pas constitué, mais rencontré : « On rencontre autrui, on ne le
336
J.@P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 131
Ibid., pp. 131@132
338
Nous traiterons par la suite en plus de détail la phénoménologie de l’alter ego de Husserl.
337
176
constitue pas »339. Or cette rencontre n’est pas quelconque : l’autre est un phénomène
originel. Ce qui veut dire que non seulement ce phénomène n’est pas constitué par la
conscience, mais il est constitutif de la conscience. Notre texte suggère encore plus : le
pour@autrui conditionne la consubstantialité de la conscience et de la valeur. Sans pour@
autrui, pas de pensée de la valeur. Et la valeur étant reconnue comme une propriété
fondamentale de la conscience, comme on l’a vu au chapitre précédent, Sartre peut aller
jusqu'à conclure que la présence du pour autrui est « condition nécessaire pour la
constitution du pour@soi comme tel ».340 Il est a présent temps de suivre ce nouveau fil :
de comprendre le rapport premier de la conscience a autrui.
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a/ L’autre objet et l’autre sujet : l’émergence d’une subjectivité positive
L’autre n’est pas constitué, mais rencontré. La phénoménologie du pour autrui décrit la
dramatique de cette rencontre. L’entrée de l’autre est en effet décrit par Sartre comme un
bouleversement du monde du pour@soi : l’autre, en apparaissant, me désoriente par
rapport a un univers qui, jusqu’ici, n’était que mien. C’est le premier temps de la
description de l’autre de Sartre : l’autre constitue une désintégration de mon monde.
…l’apparition, parmi les objets de mon univers, d’un élément de désintégration de cet univers,
c’est ce que j’appelle l’apparition d’un homme dans mon univers.341
L’autre est un élément de désintégration car il constitue un pole d’attraction autre que le
mien : les choses sont orientés non plus uniquement par rapport a ma perception, mais
déjà par rapport a une perception autre. Avec l’apparition de l’autre dans mon champ de
339
Ibid., p. 295
Ibid., p. 132
341
Ibid., p. 294
340
177
vision, le monde n’est plus mon monde, il apparait comme appartenant à l’autre. L’autre,
dira Sartre, me vole mon monde.
Or ceci n’est que le premier temps de l’apparition de l’autre – l’apparition de
l’ « autre@objet », comme le nomme Sartre. Il y a un deuxième temps dans cette
description, qui concerne notre problématique de plus près : celui ou l’autre ne fait pas
qu’apparaître dans mon champ de vision – comme l’homme qui vient s’asseoir dans le
parc pour y lire son journal, alors que j’y étais avant lui – mais ou il me vise. Ou l’autre
me regarde. Ce que Sartre nomme : l’autre en tant qu’autre@sujet :
…si autrui@objet se définit en liaison avec le monde comme l’objet qui voit que je vois, ma liaison
fondamentale avec autrui@sujet doit pouvoir se ramener a ma possibilité permanente d’être vu par
autrui.342
L’apparition de l’autre est vécue par moi comme « être vu par l’autre », « être visé par
l’autre ». Ce vécu dévoile le réel rapport avec l’autre, avec l’autre en tant qu’autre, avec
l’autre@sujet : « L’‘etre@vu@par@autrui’ est la vérité du ‘voir@autrui’ »343.
Ce qui nous importe dans ce moment de vérité, c’est la singularité de l’évènement
de l’être vu : il dévoile un rapport originel de la conscience au moi. Dans l’évènement de
l’être vu, il faut entendre la forme pronominale dans toute sa puissance de sollicitation :
l’autre me voit. Le regard de l’autre est un appel au moi, un éveil du sujet.
Le regard que manifeste les yeux, de quelque nature qu’ils soient, est pur renvoi a moi@même…le
regard est d’abord un intermédiaire qui renvoi de moi a moi@même.344
L’autre me renvoi a moi@même, au me, au soi. Renvoi qui a cela de particulier qu’il n’est
pas médiatisé par la réflexion. Moment qui pour nous est de première importance : dans
l’être vu, apparaît dans l’immédiateté de la conscience pour autrui, un me, un moi. La
342
Ibid., p. 296
Ibid.
344
Ibid., p. 305
343
178
conscience comme pour@autrui est, dans l’immédiateté du rapport à l’autre, un vécu du
moi. Alors que la conscience de La transcendance de l’Ego – faute d’avoir un vécu
immédiat du soi – était toujours « sans moi », anonyme, ici, dans l’immédiateté d’une
conscience (la conscience d’être vu par autrui), apparaît le moi dans son originarité
phénoménologique (en tant qu’il est vécu par la conscience comme un renvoi a moi@
même, non en tant que ce moi est représentée (faussement) par l’autre). L’être vu par
autrui est une intentionnalité qui implique le moi, sans que la réflexion s’en mêle. Dans
l’ « être vu » du « pour autrui », il n’est pas question d’une connaissance du moi, d’une
réflexion dans laquelle apparaît un Ego, mais d’un vécu immédiat du moi :
« Originellement, le lien de ma conscience irréfléchie à mon ego@regardé est un lien non
de connaître, mais d’être ».345
Les analyses de la honte dans les pages de L’Etre et le néant décrivent à leur
manière cette dimension de l’être vu comme vécu immédiat du soi@même. La description
de la honte suppose que le moi n’est pas un pur objet transcendant, car s’il l’était, je
n’aurais pu avoir honte de moi même.346 Dans la honte se dévoile – a l’accusatif – le vécu
authentique du pour autrui et du moi qu’il implique : « C’est la honte et la fierté qui me
révèlent le regard d’autrui et de moi@même au bout de ce regard, qui me fait vivre, non
connaître, la situation de regardé ».347
L’autre, le pour@autrui, procure à Sartre ce qu’il lui manquait dans La
transcendance de l’Ego, a savoir : une subjectivité immédiate, une conscience
345
Ibid., p. 307
Pour renforcer cette dimension, Sartre décrit l’être vu par l’autre dans L’Etre et le néant à partir de la
situation de l’homme qui se fait prendre en train d’espionner autrui. Il s’agit d’un regard qui me fait avoir
honte de mon regard. (Cf. L’Etre et le néant, op. cit. pp. 298@301)
347
Ibid., p. 307 ; pour une analyse de la question de la honte chez Sartre, cf. A. C. Danto, Sartre, Fontana
Press, London 1985, pp. 90@121.
346
179
immédiatement soi. Un moi non pas constitué par une conscience réflexive, mais une
conscience qui, dans son intimité, est un soi. Ou dans les termes de L’Etre et le néant,
une conscience hantée par le moi.
Mais voici que le moi viens hanter la conscience irréfléchie… ce rôle qui n’incombait qu’à la
conscience réflexive : la présentification du moi, appartient a présent à la conscience irréfléchie.
Seulement, la conscience réflexive a directement le moi pour objet. La conscience irréfléchie ne
saisit pas la personne directement et comme son objet : la personne est présente a la conscience en
tant qu’elle est objet pour autrui… Je suis pour moi que comme pur renvoi a autrui.348
Dans l’être vu par autrui, dans le pur fait de l’être visé, le moi hante la conscience
irréfléchie. Une inversion s’opère ici, de la conscience comme pur regard sur le monde,
en conscience comme être vu. Celle@ci, dans le retournement du mouvement intentionnel
– la conscience n’est plus visante mais visée par l’autre – se re@trouve a l’accusative :
moment de l’émergence d’un me, d’un soi. Sans l’intermédiaire de la réflexion.349
On comprend l’importance de la description de Sartre: jusqu’ici, la distinction
entre la conscience et l’Ego était clairement maintenue. La conscience irréfléchie était
immédiate et anonyme, celle réflexive était médiate et personnelle. Or avec l’apparition
de l’autre, les catégories se brouillent : le moi viens hanter (terme qui désigne toujours,
dans le vocabulaire de Sartre, une relation originelle) la conscience irréfléchie. Dans le
rapport avec autrui s’insinue l’intimité de la conscience et du moi, sans la médiation de la
réflexion. En quelque sorte, l’autre remplace la réflexion. L’autre occupe la place de la
réflexion, seulement de ce fait, mon moi surgissant a la rencontre de l’autre n’est pas
médiatisée, n’est pas un objet : il est un vécu authentique de la subjectivité.350 Dans
348
Ibid., p. 300
Mannousakis, lecteur attentif de Sartre, écrit: « In the look of the Other it is not only the other who is
given to us, but in the most paradoxical way, our very own self becomes apparent… this ‘I’ is no longer the
constituting I, but rather an I that has been put in the accusative, the constituted Me.” (Cf. J.P.
Manoussakis, God after Metaphysics – A theological Aestetic, Indiana University Press, Indianapolis, 2007,
p. 21).
350
Notons que la plupart des commentateurs ne distinguent pas dans ce deuxième moment un moment a
part entier, et le conjuguent immédiatement avec le troisième moment (ainsi, pour ne citer que deux
349
180
l’accusatif qui émane du viser de l’autre, surgit une subjectivité positive. Du moins pour
un moment.
b/ Le troisième moment : le pour autrui comme aliénation du pour soi
Car la phénoménologie du pour autrui comporte un troisième moment. Comme dans les
différent cas que nous avons étudiés (la valeur, le possible), ici aussi, après avoir décrit
rigoureusement, phénoménologiquement parler, le rapport a l’autre – impliquant la
définition forte de la conscience comme liberté – Sartre rebondit sur la définition faible
de la conscience, a savoir : la conscience comme être libre. Le troisième moment de
l’analyse sartrienne du pour@autrui est celui ou je me révèle prisonnier du regard de
l’autre. Il faut a présent suivre de près la description sartrienne pour voir comment le
retournement d’un moi sollicité a un moi menacé s’opère.
Le troisième moment de la rencontre avec autrui est le moment de l’aliénation :
« …il [l’autre] est le pole concret et hors d’atteinte de ma fuite, de l’aliénation de mes
possibles… »351, écrit Sartre. Et plus loin :
Mon être pour autrui est une chute à travers le vide absolu vers l’objectivité. Et comme cette chute
est aliénation, je ne puis me faire être pour moi@même comme objet car en aucun cas je ne puis
m’aliéner moi@même.352
Pour autrui, je suis irrémédiablement ce que je suis et ma liberté même est un caractère donnée à
mon être… Cette objectivité de ma fuite, je l’éprouve comme une aliénation que je ne puis ni
transcender ni connaître.353
exemples classiques, chez F. Jeanson Le problème moral et la pensée de Sartre, op. cit. 211@228, et chez
A.C. Danto, Sartre, op. cit. p. 101. Nous ne prétendons pas contredire ici la lecture classique, mais
uniquement reconnaître, a travers les descriptions de Sartre lui@même, une possibilité phénoménologique a
laquelle il semble toucher, sans pour autant l’exploiter jusqu’au bout. Autrement dit : nous tentons de
montrer comment dans le matériau même de l’analyse de Sartre se trouve, en germe, une possibilité
phénoménologique qui aurait pu ouvrir la pensée sartrienne de la subjectivité a des horizons nouveaux, qui
débordent la question classique du rapport conflictuel et aliénant a l’autre.
351
Ibid., p. 308
352
Ibid., p. 314
353
Ibid., p. 402
181
Face a autrui, je ne suis plus libre : l’autre réalise l’aliénation concrète de mon pour@soi.
Le regard de l’autre m’enferme.354 Il ne me vole plus mon monde, comme dans le
premier moment de la description, mais ma liberté, c’est à dire, pour Sartre, mon être. Car
mon être n’est plus pour lui ce qu’il est pour moi: l’autre m’attribue la qualité de la
liberté (« un caractère donnée a mon être »), alors qu’en vérité, je suis liberté, mon être
est liberté, c'est@à@dire, néant d’être. C’est cela qu’il faut entendre dans la description
sartrienne : le regard de l’autre contamine le sens de l’être@soi du pour@soi. En ce sens, la
présence d’autrui aliène mon être. De la même manière, l’aliénation de mes possibles
dont parle Sartre doit être entendu dans son sens fort : non pas dans le sens que l’autre
barre l’accès a certaines possibilités de mon existence, que par ces possibles (physiques,
intellectuelles, politiques…) il pourrait constituer un obstacle pour moi (ce qui ferait de
l’autre un obstacle physique qui, comme tout obstacle, peut être contournée
physiquement : on peut traverser l’Océan, même si cela demande un gros effort et
beaucoup de temps), mais en tant qu’il empêche mon existence même comme possibilité.
Avant qu’il n’ait fait quoi que ce soit, je vis le regard de l’autre comme une chute :
« chute vers l’objectivité », écrit Sartre. C’est donc mon être en son être qui est atteint par
le regard de l’autre. Le troisième moment est un moment de désubjectivation du sujet ; le
devenir objet du sujet. Le regard de l’autre dé@forme mon visage, il me dé@visage.
Apres avoir découvert la dimension fondamentale du pour autrui comme éveil du
moi, après avoir décrit l’évènement de l’être@vu comme un moment de subjectivation,
354
Remarquons que, même par rapport au troisième moment – celui du regard qualifié de l’autre, Sartre
entrevu une autre possibilité. Comme le note B. Lévy, dans les Cahiers pour une morale, le rapport a
l’autre fut entrevu, pour un moment du moins, comme le fait de se sentir gardé par autrui : « Dans les
Cahiers pour une morale, écrit Lévy, Sartre entrevoit une possibilité : autrui met mon dot a l’abri, il se fait
gardien de ma fragilité, de mon exposition. Mais l’essentiel des descriptions incline dans la direction
opposée – celle du mauvais œil : ‘l’œil est toujours mauvais parce qu’il fige’ (Sartre, Cahiers pour une
morale, op. cit. p. 378) » (B. Lévy, Le nom de l’homme – dialogue avec Sartre, Verdier, Lagrasse 1984, p.
41)
182
Sartre rebondit sur la menace du regard de l’autre comme un événement de dé@
subjectivation.
Notre
question est
la
suivante:
comment
appréhender,
phénoménologiquement, le passage du deuxième ou troisième moment ? Quels sont les
prémisses de la phénoménologie de l’être@vu comme aliénation, absentes de la
phénoménologie de l’être@vu comme éveil d’une subjectivité pré@réflexive ? En bref,
quelle est la logique du passage du deuxième au troisième moment? Husserl, et plus
précisément sa phénoménologie de l’alter ego, va nous permettre d’aborder ces questions
avec science.
c/ Intermezzo : la phénoménologie de l’alter ego de Husserl
La Vème Méditation cartésienne – texte connu de Sartre à l’époque de L’Etre et le néant
– résume les acquis théoriques de la phénoménologie husserlienne de l’intersubjectivité
de la manière la plus systématique.355 Cette Méditation tente de répondre a l’objection de
solipsisme qui plane sur l’Ego transcendantal, suite à la pratique de l’épochè. Elle
s’interroge sur la constitution de l’autre homme, de l’alter ego, dans la sphère de l’Ego
transcendantal, sur la possibilité de rendre compte, phénoménologiquement, de l’autre
homme.
Pour décrire l’apparition de l’alter ego a la conscience Husserl a recours dans la
Vème
Méditation
Cartésienne
a
une
intentionnalité
originale,
qu’il
intitule
« apprésentation », ou « aperception par analogie ».356 Contrairement a la perception par
355
Les recherches husserliennes complètes sur l’intersubjectivité de 1905 à 1935 sont rassemblées dans les
tomes XIII à XV des Husserliana. Ceux@ci ne furent publiées qu’en 1973, soit bien après les travaux
phénoménologiques de Sartre, et nous n’avons aucune indice qui nous permet d’inférer que Sartre en avait
connaissance. En revanche, les Méditations cartésiennes étaient bel et bien connues et étudiées par Sartre,
c’est pourquoi, entre autres, nous nous référons qu’à ce texte dans notre recherche sur l’intersubjectivité.
356
Cf. Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit. § 50 (« L’intentionnalité médiate de l’expérience d’autrui
en tant qu’apprésentation » »), pp. 177@182
183
esquisses de la chose, ou de l’aperception de ces cotés cachés – mais potentiellement
visibles – l’aperception par analogie n’est pas une perception réelle ou réalisable : jamais
l’autre, l’alter ego, ne m’apparait en entier : « …dans notre cas, écrit Husserl, il ne peut
s’agir de ce genre d’apprésentation qui intervient dans la constitution de la chose
primordiale – Cette dernière, en effet, peut être confirmée par la présentation
correspondante qui en remplit l’intention (‘l’envers’ peut devenir ‘face’), tandis que cela
est a priori impossible pour une apprésentation qui doit nous introduire dans la sphère
‘originale’ d’autrui »357. L’aperception n’est pas l’anticipation d’une face qu’il me serait
possible de découvrir dans un deuxième temps, par intuition immédiat, par perception
actuelle, comme c’est le cas pour la face caché d’un cube par exemple. L’alter égo, autrui
en tant qu’autrui, la conscience d’autrui, ne m’est jamais visible comme tel. Son « coté
caché » ne l’est pas par rapport a un angle caché quelconque. La non@visibilité de l’autre
ne m’est pas relative : elle est absolue. L’ego de l’autre me restera à tout jamais caché.
L’invisibilité est ici constitutive du phénomène.
L’aperception désigne une perception d’un coté qui restera caché a jamais, a
savoir : l’égoϊté de l’autre. L’aperception analogique permet cela, car elle est une
perception de transfert : j’attribue à l’autre l’expérience que j’ai moi@même de mon être@
conscience. S’il est vrai, dit il, que je n’ai pas d’intuition immédiate de l’alter ego –
d’autrui comme conscience – j’en ai bien une de ma conscience. La conscience, en tant
que « conscience de… », est un vécu primordial. Or ce vécu primordial entretient un
rapport non moins primordial avec mon corps : la conscience contemple les choses d’un
angle et pas d’un autre, elle est positionnée dans le monde. Positionnement qui se dit en
termes de corps. Je vis ma conscience comme liée intimement à mon corps : ma
357
Ibid., p. 178
184
conscience est positionnée, elle est conscience@corps, conscience incarnée. Et j’en ai une
intuition immédiate et pré@réflexive. Intuition que le Descartes de la 6ème Méditation
métaphysique – celui qui débat avec la question du rapport du corps à l’esprit – attribuait
déjà a « notre nature ».358 Or j’ai une perception du corps de l’autre. C’est même la seule
perception que j’ai de lui. Cette perception diffère phénoménologiquement de la
perception que j’ai de mon corps. Husserl distingue ainsi au § 44 des Méditations
cartésiennes entre körper et leib : « … je trouve mon corps organique (Leib) se
distinguant de tous les autres par une particularité unique : c’est, en effet, le seul corps
qui n’est pas seulement corps, mais précisément organique… c’est le seul corps dont je
dispose d’une façon immédiate ainsi que chacun de ses organes ».359 Mon corps n’est pas
un objet parmi les objets, corps matériel, mort – körper –, mais corps organique, matière@
animée, corps vivant, leib. Or le corps de l’autre – du moins a première vue – m’apparaît
comme un corps parmi d’autres. Non comme leib, mais comme körper. Or voici en quoi
consiste ce que Husserl nomme l’apprésentation : le rapport entre moi@même (le moi@
conscience) et mon corps, je l’attribue, par un transfert analogique, à autrui : à son corps,
j’associe par analogie au mien, une conscience. Il s’agit d’une conscience dont je n’aurai
jamais une perception, que je ne verrai jamais, mais par le corps d’autrui, s’insinue, dans
l’analogie qu’il entretient avec mon corps, une conscience véritable :
Puisque dans cette nature et dans ce monde mon corps (Leib) est le seul corps qui soit et qui puisse
être constitué d’une manière originelle comme organisme (organe fonctionnant), il faut que cet
autre corps tienne ce sens d’une transposition aperceptive a partir de mon propre corps… Des lors,
il est clair que seule une ressemblance reliant dans la sphère primordiale cet autre corps avec le
358
Descartes écrit : « La nature m’enseigne aussi, par ces sentiments,…, que je lui suis conjoint très
étroitement, et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui” (Méditations
Métaphysiques, 6e Med., p. 123); en ce sens, et sans le mentionner explicitement, la phénoménologie
propose une solution a la question du rapport de l’âme et du corps. Celle@ci ne se pose en effet qu’a une
philosophie intellectualiste d’analyse et de synthèse. Ce n’est que par rapport aux attributs de la pensée et
de l’étendue que se pose la question de la « mixité » de l’homme (âme@corps).
359
Husserl, Méditation cartésiennes, op. cit. § 44, p. 159 [80@81]
185
mien, peut fournir le fondement et le motif de concevoir « par analogie » ce corps comme un
autre organisme.360
Par aperception analogique, l’autre ne m’apparaît plus uniquement comme corps@mort,
mais, tout comme moi, comme corps@conscience, leib. Ainsi se constitue pour Husserl
l’alter@ego dans la sphère du moi : « …grâce aux apprésentations qui apparaissent dans
ma sphère primordiale et sont motivées par les contenus de cette sphère, je peux
constituer dans mon ego un ego étranger »361.
C’est donc moyennant une aperception par analogie (qui se fait par synthèse
passive, et non pas par opération de réflexion362), que l’autre apparaît a moi comme autre,
comme alter ego. Aperception par analogie qui chez Husserl se traduit dans le vécu
d’empathie (Einfühlung) :
Le moi est d’abord déterminé seulement comme agissant dans le corps. Et il s’affirme d’une
manière continue dans la mesure où tout le développement des données de ma sensibilité
primordiale et directe correspond aux processus qui, dans leurs types, me sont familiers, grâce à
ma propre activité dans mon corps. On en arrive ensuite a l’Einfühlung des contenus déterminés de
la sphère psychique supérieure. Ils nous sont suggérés, indiqués, eux aussi, par le corps et par le
comportement de l’organisme dans le monde extérieure par exemple, comportement extérieur du
courroucé, du joyeux, etc. Ils me sont compréhensibles à partir de mon propre comportement dans
des circonstances analogues.363
La familiarité, le fait de reconnaître chez l’autre une mimétique proche de la notre, une
manière d’être qui nous ressemble, est à l’ origine de l’empathie. L’empathie est ainsi le
360
(Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit. § 50, p. 180 [93]).
Husserl, Ibid., § 52, p. 188 [98]
362
Husserl refuse d’attribuer a l’aperception par analogie un statut de réflexion (« L’aperception n’est pas
un raisonnement, ni un acte de pensée », écrit il (cf. Méditations Cartésiennes, op. cit. p. 181 [93])). Plus
loin, il note encore que l’accouplement – intuition fondamentale pour la phénoménologie de l’alter ego –
est « …une des formes primitives de la synthèse passive que, par opposition a la synthèse passive
d’ « identification » nous désignons comme « association » » (Ibid., p. 183).
363
Ibid., pp. 194@195 ; La question de l’empathie a suscité dés les débuts de la phénoménologie de
nombreuses recherches, dont les plus importantes sont celle de Simone Weil (Zum Problem der Einfühlung.
Buchdrucheri des Waisenhauses, Halle 1917.), écrit sous la direction de Husserl, et celle de Max Scheller
(Nature et formes de la sympathie : contribution à l'étude des lois de la vie affective, Payot & Rivages,
2003).
361
186
phénomène originel de l’accouplement d’une conscience à une autre, de cette proximité
ressentie entre les ego. Par l’empathie, dirait Husserl, l’autre se « donne » a nous.
Nombreux phénoménologues et critiques ont constaté la difficulté du geste
husserlien sur ce point. Sans y entrer trop dans le détail, précisons le nerf de la critique :
le recours à l’analogie, en régime phénoménologique, est hautement problématique, car
elle substitue au principe phénoménologie de la présentification « en chair et en os », un
principe qui n’est plus d’ordre phénoménologique (celui de l’analogie). Autrement dit
l’apprésentation est, dans son principe, infidèle a l’inspiration de base de la
phénoménologie, a dire : la présentification dans une intuition immédiate (possible ou
actuelle) comme unique source de légitimité phénoménologique. Rien, stipule le
« principe des principes », ne peut être avérée s’il n’y en a pas une possible
présentification, s’il n’est pas possible d’avoir une intuition, une donation en chair et en
os de la chose : «…toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la
connaissance ; tout ce qui s’offre a nous dans ‘l’intuition’ de façon originaire doit être
simplement reçu pour ce qu’il se donne… »364. Aucun phénomène ne peut être quitte de
la dette de donation. Or l’autre en tant qu’autre ne se donne aucunement. Dans la
description de Husserl, l’autre, a proprement parlé, procède d’une opération de
rapprochement analogique. Bien qu’il soit question, en fin de compte, d’une théorie
transcendantale de l’expérience de l’autre décrite en termes d’ « Einfühlung », celle@ci ne
s’établit qu’à un degré supérieur de la constitution de l’autre, reposant précisément sur
l’apprésentation.365 Sans le dire, avec la phénoménologie de l’alter ego, Husserl est
364
365
Le principe s’énonce ainsi (E. Husserl, Idées I, op. cit. § 24, pp. 78@79 [43@44]).
Cf. Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit. § 54
187
sommé d’abandonner le principe fondamental de la phénoménologie. L’autre, du strict
point de vue phénoménologique, demeure un « phénomène impossible ».
Comment peut@on faire reposer une analyse sur un phénomène dont nous n’avons
pas la possibilité de remplir l’intuition? Dont nous n’avons qu’une intuition médiate,
« analogique » ? Sartre, a sa manière, remarque le problème de l’aperception par
analogie :
Nous retrouvons donc ici cette distinction de principe entre autrui et moi@même, qui ne vient pas
de l’extériorité de nos corps, mais du simple fait que chacun de nous existe en intériorité et qu’une
connaissance valable de l’intériorité ne peut se faire qu’en intériorité, ce qui interdit par principe
toute connaissance d’autrui tel qu’il se connaît, c'est@à@dire tel qu’il est. Husserl l’a compris
d’ailleurs puisqu’il définit autrui, tel qu’il se découvre à notre expérience concrète, comme une
absence. Mais, dans la philosophie de Husserl du moins, comment avoir une intuition pleine d’une
absence ?366
La doctrine de l’empathie repose sur l’aperception par analogie, et reste, en fin de
compte, une intentionnalité vide, une intentionnalité non@remplie : le vécu d’une absence.
Or comment faire la phénoménologie d’une absence ? Voici, formulée de la manière la
plus brève, le problème de la phénoménologie de l’alter ego de Husserl.
d/ Du deuxième au troisième moment : la descente aux enfers
Nous rebondissons ainsi sur le début de notre analyse du pour autrui de Sartre : autrui
n’apparaît pas dans une intuition donatrice, il n’est pas objet de connaissance, mais
évènement de sollicitation : « ‘L’être vu par autrui’ est la vérité du ‘voir autrui’ »367.
Sartre inverse le rapport d’intentionnalité – ce n’est plus moi qui voit mais l’autre qui me
vise – et ainsi, déjoue le problème de l’alter ego tel que le pense Husserl qui essaye de
l’enraciner dans une conscience donatrice primordiale. Reposons a présent notre
366
367
J.@P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 273
Ibid., p. 296
188
question : comment passe t’on de la « vérité du voir autrui » – la vérité de la sollicitation
pur – a l’autre en tant que menaçant ma liberté ? Il faut répondre, en bonne logique
phénoménologue : par une inflexion du regard, par une ré@orientation du regard. Et nous
ajoutons à présent : cette réorientation du regard n’est autre qu’un retour au primat de la
conscience tel que le considère Husserl. Le pour@autrui vécu comme liberté menaçante
n’est autre qu’une nouvelle version de la phénoménologie de l’empathie. Malgré lui sans
doutes, et moyennant une autre terminologie (pratique, et non théorétique), Sartre rejoins
l’intuition de base de Husserl : l’autre est un alter ego.368 Il est un autre comme moi@
même, entendons : une autre liberté, comme la mienne. Qui donc, nécessairement,
menace ma liberté (deux libertés, par définition, s’auto@excluent). L’idée d’empathie
permet de comprendre le troisième moment de la description sartrienne de l’autre
homme : tout deux, même si par un autre langage, entendent le rapport a l’autre comme
un rapport de symétrie entre la conscience et l’alter@ego.369 L’autre n’est pas simplement
un objet, un corps mort (körper) mais il est, comme moi, un corps vivant (leib), un sujet.
Ou, dans les termes de Sartre, l’autre n’est pas simplement une chose, un en@soi, mais il
est un pour@soi, une liberté. Or constater l’autre comme liberté, ou plutôt, vivre l’autre
comme liberté, c’est vivre sa propre liberté à soi comme aliénée. Vécu que décrit Sartre
au troisième moment de son analyse. Le moment d’analogie, le moment d’apparition de
368
Malgré lui, car Sartre cherche a son tour à résoudre le problème du solipsisme autrement que Husserl.
Ainsi, déjà la théorie de La transcendance de l’Ego avait comme but de proposer une autre pensée de
l’autre. Dans le chapitre de conclusion, Sartre l’écrit clairement : « Cette conception de l’Ego nous parait la
seule réfutation possible du solipsisme. La réfutation que Husserl présente dans Formale und
Transzendantale Logik et dans les Méditations cartésiennes ne nous parait pas pouvoir atteindre un
solipsiste déterminé et intelligent… » (cf. La transcendance de l’Ego p. 84). Dans L’Etre et le néant, toute
la première partie de l’analyse de Sartre de l’apparition de l’autre cherche à pointer dans l’évènement de
l’altérité un évènement qui, d’emblée, n’appartient pas au registre de la constitution (cf. L’Etre et le néant
pp. 261@271).
369
On comprend peut être mieux pourquoi, chez Lévinas, il y a une insistance sur le rapport d’assymétrie
entre le sujet et autrui : précisément pour éviter le rapport d’empathie, phénoménologiquement injustifiable,
et éthiquement aporétique.
189
l’autre tel que Husserl le décrit – le moment d’empathie – est aussi le moment ou l’autre
apparaît comme liberté, et ou ma liberté surgit comme menacée.
Telle est la logique du passage du deuxième au troisième moment : la liberté du
pour@soi se découvre en péril des le moment ou l’autre n’apparaît plus comme un regard
pur me regardant (deuxième moment), mais comme la liberté « derrière » ce regard.
« Derrière » vécu comme Einfühlung, qui repose précisément sur une aperception
analogique, par un accouplement originaire fait par synthèse passive. Derrière qui n’est
donc atteint qu’indirectement : il faut que j’ai une perception de l’autre comme liberté –
et non pas le vécu immédiat de l’autre (la vérité du voir l’autre), pour que je puisse me
vivre comme aliénée par son regard. Ce n’est qu’en un mouvement en retour sur moi –
par un mouvement ré@fléchit – que ma liberté est vécu comme aliénée. D’autant plus
qu’une liberté « aliénée » tel que la décrit le troisième moment ne peut être qu’une liberté
d’avoir, non pas d’être. Celle « morale », non celle « phénoménologique ». La conscience
en tant que conscience néantisatrice ne peut être a proprement parler aliénée. Cela
correspondrait pour elle a ne pas être du tout, c'est@à@dire a ne plus percevoir (car la
perception, comme tout acte du pour@soi, suppose la dimension de néantisation propre a
la conscience, c'est@à@dire la liberté comme rapport primordial au monde).
Nous pouvons faire a présent la part des choses entre la pensée strictement
phénoménologique
de
Sartre,
de
celle
pratique@mondaine :
celle
strictement
phénoménologique débouche sur une intuition positive, dévoilant le moment propre de la
subjectivation. Elle décri le vécu de l’autre comme absence. L’autre comme pur regard,
me sollicite. Pour dire la dimension d’absence, Sartre va jusqu'à parler, de manière tout a
fait inattendue, de l’expérience positive d’autrui comme de celle d’un au delà du monde :
190
…ce n’est pas en tant qu’il est « au milieu » de mon monde qu’autrui me regarde, mais c’est en
tant qu’il vient vers le monde et vers moi de toute sa transcendance, c’est en tant qu’il n’est séparé
de moi par aucune distance, par aucun objet du monde, ni réel ni idéal, par aucun corps du monde,
mais par sa seule nature d’autrui. Ainsi, l’apparition du regard d’autrui n’est pas apparition dans le
monde...par le regard d’autrui, je fais l’épreuve concrète qu’il y a un au@delà du monde.370
La subjectivité positive du deuxième moment s’articule a une transcendance positive – un
au@delà du monde, un excès par rapport a la logique des choses vécues dans
l’immédiateté de l’être vu du pour@soi. Or au lieu de s’arrêter sur ce moment, au lieu de
se maintenir sur le sol de ce pur moment de révélation, et de profiter de son sens, la
phénoménologie sartrienne passe au troisième moment : derrière le regard, une liberté.
C'est@à@dire : une menace. Et la conséquence ne tarde pas à venir : la description du pour
autrui est inclinée dans le sens d’une lutte entre libertés. C’est ce qui caractérise le
troisième moment de la description : celle ou la relation originelle (« La relation
originelle, c’est l’autre »371) devient chute originelle : « Ma chute originelle, c’est
l’existence de l’autre »372. Or de l’évènement originelle a la chute originelle on passe de
la description haute (phénoménologique) du pour@soi (la conscience comme liberté pré@
reflexive) a celle basse (pratique@mondaine) du pour@soi (la conscience libre et
réflexive) : la chute originelle, c’est précisément le fait qu’une autre liberté se manifeste,
et qu’en tant que tel, elle menace ma liberté, mon être libre :
Et ces caractéristiques nouvelles ne viennent pas seulement de ce que je ne puis connaître autrui,
elles proviennent aussi et surtout de ce qu’autrui est libre ; ou, pour être exact et en renversant les
termes, la liberté d’autrui m’est révélée a travers l’inquiétante indétermination de l’être que je suis
pour lui. Ainsi, cet être n’est pas mon possible, il n’est pas toujours en question au sein de ma
liberté : il est, au contraire, la limite de ma liberté, son « dessous »… 373
L’autre n’est pas mon possible, il déborde les cadres de mon être libre, il ne se donne pas
a ma saisie comme les autres choses du monde. C’est moi qui me donne a sa saisie – ou
370
J.@P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 309
J.@P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 307
372
Ibid., p. 302
373
Ibid., p. 301
371
191
du moins qui risque de s’y donner – car étant vu par l’autre, je ne m’appartiens plus.
Dans la représentation que l’autre se fait de moi – il n’est plus question, pour moi, de
mon moi véritable, de mon être libre. Entre ces mains, je ne suis plus un pour@soi (libre),
mais un en@soi (figée). L’autre me vole ma liberté.
Avec le pour@autrui, c’est toute la scène de l’expulsion du paradis qui est
convoqué : la nudité d’Adam et Eve leur est révélée par l’Autre (Dieu), « symbole
biblique de la chute, après le pêché originel »374. Ou bien dans le langage dramatique,
l’altérité chute, c’est l’autre@enfer, c’est le cercle infernal des regards que Sartre décrit
dans Huis clos. Cercle duquel il n’y a pas moyen de sortir : car ce qui reste à faire, face a
la menace de l’autre, c’est lutter.375 Lutte que Sartre décrira extensivement dans L’Etre et
le néant, constatant, en fin de compte, l’échec, l’aporie des « relations concrètes avec
Autrui ». Relations de masochisme et de sadisme qui, pour être dénouées, nécessitent une
« conversion radicale » selon Sartre, « dont nous ne pouvons parler ici », conclue t’il.376
Sans nous interroger de plus près sur ces relations, ce qui nous intéresse ici c’est
l’effet d’occultation que produit l’analyse des relations concrètes avec Autrui.377 Car c’est
374
Ibid., p. 328
Ainsi par exemple, dans l’analyse de la honte, qui n’est que le fait d’être vu par autrui comme une
chose, d’être objectifié par l’autre, Sartre propose de répondre par un regard objectifiant : « La réaction a la
honte consistera justement a saisir comme objet celui qui saisissait ma propre objectité… Et, par la, me
récupère : car je ne puis être objet pour un objet. » (L’Etre et le néant, op. cit. p. 328)
376
Voici la note qui termine les 50 pages de description du cercle (infernal) des « Relations concrètes avec
autrui » alternant entre sadisme et masochisme: « Ces considérations n’excluent pas la possibilité d’une
morale de la délivrance et du salut. Mais celle@ci doit être atteinte au terme d’une conversion radicale dont
nous ne pouvons parler ici » (Ibid., p. 453, note 1). Tout comme Husserl, atteignant le niveau fondamentale
de la temporalité de la conscience, manquait de mots pour la décrire, Sartre s’interdit de parler dés qu’il est
question de transcender radicalement les structures du pour@soi et du pour autrui, vers une conversion
radicale qui déboucherait sur une morale. Nous interrogeons ici, en creux, ces non@dits, ces moments ou la
phénoménologique s’arrête, s’interromps d’elle@même, au contact avec les altérités typiques qui entourent
le sujet (le temps, l’autre).
377
Analysant la dialectique de la responsabilité et de la naissance, B. Lévy pointe a son tour l’effet
d’occultation dans l’écriture de Sartre : « L’obscurité primordiale – l’assignation – est comme recouverte »,
note t’il a propos du retournement dans le texte de Sartre de l’être né comme assignation a une place, au
« je choisis d’être né », qui procure l’illusion d’une assomption libre de l’inassumable (la naissance). Cf. a
ce propos B. Lévy, Le nom de l’homme, op. cit. p. 45.
375
192
elle – et la lutte des libertés qui en résulte – qui sera retenu en fin de compte comme
l’élément principal de la phénoménologie de Sartre dans L’Etre et le néant, et non le
moment de subjectivation propre au deuxième moment de l’analyse. Or malgré cet effet
d’occultation, Sartre, pour un moment, touche à une dimension autre de la subjectivité :
le soi du deuxième moment se révèle comme pur pour autrui. Comme l’éveil d’une
subjectivité non contaminée par la réflexion, d’une subjectivité visée, appelé par le regard
de l’autre.378
La pensée de l’existence, dans son débordement de la phénoménologie
husserlienne et dans son désir de formuler une éthique, manquerait elle les ressources
nécessaire pour accomplir jusqu’au bout son projet ? La pensée métaphysique
d’Emmanuel Lévinas, qui s’inscrit a sa manière dans une prolongation de la réflexion
husserlienne de la subjectivité, pourra t’elle mener plus loin la recherche ? Sera@t@elle
capable de formuler une pensée positive de la subjectivité, sans céder au désir (de
fondation d’une science, de fondation d’une éthique) ? Et quel prix une telle pensée est
elle amené à payer ? Voici les questions avec lesquelles nous allons aborder la pensée
lévinassienne dans la prochaine partie de ce travail.
378
On pourrait lire les entretiens entre Sartre et Benny Levy dans L’espoir maintenant a partir de ce prisme:
Sartre regrette dans ce texte de ne pas s’être attardé sur la relation primordiale avec autrui, avant que celle@
ci tourne en lutte infernale des libertés, ce qu’il appelle dans ce texte « la conscience morale ». D’autre part,
Sartre avoue : « J’ai laissé chaque individu trop indépendant dans ma théorie d’autrui de L’Etre et le néant
[…] Il s’agissait bien d’un rapport de chacun a chacun, précédent la constitution du tout fermé ou même
empêchant ces ‘tout’ d’être jamais fermés […] Mais je considérais malgré tout que chaque conscience en
elle@même, chaque individu en lui@même était relativement indépendant de l’autre. Je n’avais pas déterminé
ce que j’essaie de déterminer aujourd’hui : la dépendance de chaque individu par rapport a tous les
individus. » (J.P. Sartre & B. Lévy, L’espoir Maintenant – Les entretiens de 1980, Verdier Lagrasse 1991,
p. 40).
193
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Paradoxalement, c’est en tant qu’alienus –
étranger et autre – que l’homme n’est pas
aliéné.
E. Lévinas, Autrement qu’être ou au delà de
l’essence
194
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Lévinas rencontra en 1927 à l’Institut de philosophie de l’Université de Strasbourg
Gabrielle Peiffer, une jeune étudiante s’initiant a la pensée de Husserl. Malgré
l’éblouissement de Lévinas pour Bergson, qui représenta à cette heure en France la
« philosophie nouvelle », il fut immédiatement attiré par Husserl. Voici comment,
quelque 60 ans plus tard, Lévinas relate sa rencontre avec la phénoménologie :
J’ai lu les Recherches logiques de très près, et j’eus l’impression d’avoir accédé non pas a une
construction spéculative inédite de plus, mais a de nouvelles possibilités de penser, a une nouvelle
possibilité de passer d’une idée a l’autre, a coté de la déduction, a coté de l’induction et de la
dialectique, a une manière nouvelle de dérouler les concepts, par delà l’appel bergsonien a
l’inspiration dans « l’intuition » ; au fait qu’en se retournant vers la conscience – vers le vécu oublié
qui est « intentionnel »… on découvre la concrétude ou la vérité, ou cet objet abstrait se loge.379
La phénoménologie n’est pas un système philosophique de plus pour Lévinas, comme le
cartésianisme ou le kantisme : il s’agit d’une rééducation de la vision, d’une nouvelle
manière de voir, d’une nouvelle manière « de passer d’un concept à l’autre ». Lévinas
consacre alors toute son énergie à étudier l’œuvre, et, en 1928@1929, décide d’aller
étudier auprès du maitre. Il passera deux semestres à Fribourg, ou il assistera au dernier
semestre de la carrière académique de Husserl, et ou, comme il le raconte dans un de ses
articles sur Husserl, il sera le dernier à intervenir dans le dernier séminaire de Husserl :
« Fin juillet 1928, j’ai fait un exposé au séminaire de Husserl. Ce fut la dernière séance
du dernier séminaire de sa carrière »380. En ce qui concerne l’histoire de la réception de la
phénoménologie en France, Lévinas a compté beaucoup par son travail pionnier sur La
théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl (1930), l’une des premières
379
F. Poirié, Emmanuel Lévinas, Besançon, Ed. La Manufacture, 1992, pp. 61@62
E. Lévinas, « La ruine de la représentation », in: En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger,
Vrin, Paris 2001, p. 174, note 1
380
195
études en français sur Husserl. Lévinas assura, d’autre part, la traduction des Méditations
Cartésiennes (1931) (en collaboration avec Gabrielle Peiffer). Ainsi, pour de nombreux
penseurs – dont Sartre, Maurice Merleau@Ponty, et Michel Henry–, Lévinas fut considéré
comme l’introducteur de la phénoménologie en France.381
Le texte lévinassien procède d’une explication ininterrompue avec le texte
husserlien:
tant
dans
des
textes
consacrés
explicitement
aux
questions
phénoménologiques – tels ceux recueillis dans En découvrant l’existence avec Husserl et
Heidegger (1949/1967), ou dans d’autres recueils – que dans les textes ou est développée
sa propre pensée, de De l’évasion (1935) – son premier exercice phénoménologique
autonome – en passant par De l’existant a l’existence (1948) et Le temps et l’autre
(1948), et jusqu’au grands textes philosophiques de la maturité, notamment Totalité et
infini (1961) et Autrement qu’Etre ou au delà de l’essence (1974). Or la pensée de
Levinas, comme celle de Sartre, tout en étant ancré dans la phénoménologie husserlienne,
entretient avec elle un dialogue critique. Dialogue qui – c’est la thèse que nous proposons
d’éprouver ici – culmine autour de la question de la subjectivité. Nous allons tenter de
démontrer comment la pensée de Lévinas, libre de toute contrainte systématique (soumis
à l’idéal de science) ou programmatique (désir d’une morale de la liberté), procède d’une
radicalisation de la phénoménologie de la subjectivité, dans une fidélité à la lettre de la
phénoménologie. Radicalisation qu’il va falloir mesurer tant a l’aune de la pensée
husserlienne, qu’a celle sartrienne.
381
A propos de la réception de la phénoménologie en France, cf. N. Monseu, Les usages de
l’intentionnalité. Recherches sur la première réception de Husserl en France, Ed. Peeters, Louvain 2005
196
Notre étude du texte lévinassien se divisera en deux parties :
1/ Dans la première partie, nous allons essayer d’entendre le rapport particulier que
Levinas entretient avec la phénoménologie husserlienne, essentiellement a partir des
textes consacrées entièrement a Husserl. Cette étude va nous installer sur le terrain de la
question de la subjectivité, et plus précisément, sur celui de la phénoménologie de la
conscience pure, de la conscience sans Ego, tel qu’abordée dans la pensée de Lévinas a
partir du thème de l’il y a. C’est par rapport a la dé@subjectivation propre a l’il y a que
nous tenterons de situer la problématique avec laquelle Lévinas se débat dans son œuvre,
a la recherche d’une nouvelle entente du sens de la subjectivité.
2/ La question de la subjectivité qui se posera a nous, et que nous interrogerons dans un
deuxième temps, sera la suivante : comment penser un être qui s’extrait de l’être, de l’il y
a, sans pourtant se retrouver dans sa solitude autarchique et réductrice ? La pensée de la
subjectivité de Lévinas sera liée aux formes premières de l’altérité. Apres Husserl, qui
déjà entrevit dans la tension même du présent, dans la dis@traction de l’instant avec lui@
même, une forme d’altérité qui gisait au cœur de la conscience comme « subjectivité
absolue » (Cf. Part. I); après Sartre, qui, dans le « me visé » du regard de l’autre, entrevu
un éveil du soi qui se produit au niveau pré@réflexif du pour@soi (Cf. Part II), la
phénoménologie lévinassienne interroge ces mêmes moments, ces mêmes intuitions (sur
l’altérité du temps, sur l’altérité d’autrui), pour y extraire une pensée toute a fait neuve de
la subjectivité. Cette phénoménologie – amorcée dans Totalité et infini mais menée
jusqu’au bout dans Autrement qu’Etre ou au delà de l’essence – va faire l’objet de notre
deuxième chapitre. La phénoménologie de l’hypostase, et plus particulièrement la pensée
197
du temps que celle@ci implique, lui permettra d’esquisser une entente neuve de la
subjectivité. Entente « éthique » (l’un@pour@l’autre, le face@à@face), d’où émane tout
sensé, qui constitue le degré zéro de notre rapport au monde, le degré zéro de la
subjectivité.
Une remarque méthodologique s’impose ici, pour éviter tout malentendu : la
lecture que nous proposons ne cherche aucunement à inscrire Lévinas dans le
prolongement linéaire de la phénoménologie sartrienne. Lévinas et Sartre élaborent, tout
deux dans un langage propre, une réflexion a partir de Husserl. Ainsi, la pensée de
Lévinas, en dialogue constant avec celle de Husserl, ne doit rien a la pensée de Sartre,
dont on ne retrouve pratiquement aucune trace dans son écriture. Se développant sur deux
plans parallèles, tout en ayant la même source, les analyses de Sartre et de Lévinas
convergent d’eux mêmes, nous permettant d’éprouver les différentes possibilités qu’offre
le texte père (celui de Husserl) a des pensées qui tentent de formuler une phénoménologie
de la subjectivité.
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Qu’est ce que la phénoménologie pour Lévinas ? Malgré certains aveux qu’on retrouve
dans les entretiens, ou Lévinas semble reconnaître dans la phénoménologie une méthode,
une manière de passer d’un concept a l’autre382, les textes de Lévinas des années 40
consacrés a la phénoménologie insistent tous sur le point suivant : au@delà de la méthode,
la phénoménologie est déjà une philosophie, une pensée positive.383 Dans les textes
consacrés a la pensée de Husserl, tout l’effort de Lévinas est de démontrer comment ce
qui pourrait sembler se résumer à une simple méthode, procède en vérité de thèses
positives, d’une philosophie. Dans « De la description a l’existence », Lévinas écrit :
«…il ne serait pas sans intérêt de montrer comment une méthode renvoie a une
philosophie »384. La phénoménologie husserlienne est déjà, dans ces principes, une
pensée, et plus précisément, une pensée de l’existence. Tout le travail herméneutique de
Lévinas consiste à démontrer comment le principe fondamental de la phénoménologie,
l’intentionnalité (« La phénoménologie, c’est l’intentionnalité », écrit il encore dans ce
382
Cf. le passage de l’entretien avec Poirié cité ci@dessus. Dans Ethique et Infini, on retrouve le même ton :
« C’est avec Husserl que je découvrais le sens concret de la possibilité même de ‘travailler en philosophie’
sans se trouver d’emblée enfermé dans un système de dogmes, mais en même temps sans courir le risque de
procéder par intuitions chaotiques. Impression a la fois d’ouverture et de méthode… » (E. Lévinas, Ethique
et infini, Le livre de poche, Paris 1992, p. 19)
383
C’est dans le texte « L’œuvre d’Edmund Husserl », paru originellement dans la Revue philosophique
(janvier@février 1940), et repris dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (op. cit. pp. 11@
75), que la phénoménologie comme pensée positive et non pas uniquement comme méthode est exposée de
la manière la plus étendue.
384
E. Lévinas, « De la description a l’existence », op. cit. p. 129 ; dans les lignes qui suivent, nous nous
pencherons essentiellement sur le texte « De la description a l’existence ». Ce texte présente deux
avantages : 1/ il expose de la manière la plus claire le rapport entre phénoménologie et pensée de
l’existence, et 2/ il est le strict contemporain des premiers textes autonomes de Lévinas (Le temps et l’autre
et De l’existence à l’existant), qui nous occuperons dans la suite de ce chapitre. La thèse de Lévinas que
nous présentons se retrouve néanmoins dans tous les textes d’après guerre sur la phénoménologie. Pour
n’en citer que les plus importants, mentionnons « Réflexions sur la ‘Technique phénoménologique’ » et
« La ruine de la représentation », parus tout deux dans En découvrant l’existence avec Husserl et
Heidegger(op. cit.).
199
même texte385), anticipe sur les acquis essentielles de la philosophie de l’existence. En
une formulation concise, Lévinas résume l’idée de l’intentionnalité tel qu’il l’entend :
« La conception phénoménologique de l’intentionnalité consiste, essentiellement, a
identifier penser et exister ».386 La phénoménologie propose une pensée neuve du rapport
entre penser et exister. Pour rendre compte de cela, Lévinas va pointer l’originalité de
l’intentionnalité par rapport à ce qu’il nomme la « philosophie classique ». La disjonction
entre la phénoménologie et la philosophie classique réside dans la différente manière
qu’ils ont d’envisager la finitude. Plus spécifiquement, la phénoménologie propose une
nouvelle entente du rapport entre le parfait et l’imparfait, entre le fini et l’infini, entre le
relatif et l’absolu. La ou la métaphysique classique ne voyait qu’un défaut (l’être fini, de
Descartes a Leibniz, est imparfait, il lui manque la vision absolue de Dieu, de la
substance infinie ; ou chez Kant, il n’a pas accès à l’être en@soi), la phénoménologie voit
un mode d’apparition : la finitude de l’homme n’est pas un défaut, mais le seul mode
d’accès à l’être. En régime phénoménologique, la perception inadéquate n’est pas la
marque d’un être imparfait, d’un être qui, du fait de sa finitude, est dans le doute, dans
l’incertitude. La perception inadéquate – tel serait l’enseignement de Husserl – est
constitutive de l’objet visé : « Chaque fois que la philosophie classique insiste sur
l’imperfection d’un phénomène de connaissance, note Lévinas, la phénoménologie ne se
contente pas de la négation incluse dans cette imperfection, mais pose cette négation
comme constitutive du phénomène ».387 Tout est dans le rapport, dans l’entre deux, dans
l’intentionnalité qui anime la relation de la conscience a l’objet intentionnel. Nous nous
souvenons de la phénoménologie des esquisses de Husserl : le fait de ne pas atteindre
385
Ibid., p. 145
Ibid., p. 139
387
Ibid., p. 131
386
200
l’objet tout entier en un seul regard, dans une seule perception, fait partie des propriétés
eidétiques de la région « chose ». Il n’est pas du a un défaut du sujet, mais révèle à la
conscience les propriétés eidétiques de l’objet intentionnel. La chose n’aurait pas pu se
montrer autrement qu’elle ne se montre. Même un Dieu, pour saisir une chose matérielle,
devra « tourner autour d’elle ». Il n’y a pas de vision « meilleure » que celle de la
conscience finie.
Comme chez Sartre, la notion d’intentionnalité et la conception de la finitude que
celle ci engendre, signifie pour Lévinas l’abandon de la métaphysique de la substance.
Car abandonner la métaphysique de la substance, c’est abandonner l’idée selon laquelle
le réel dépend d’un absolu qui n’est pas la conscience ; c’est se défaire d’une conception
du réel qui suppose, derrière l’apparaissant et soutenant l’apparaissant, du non@
apparaissant, du non@phénoménal.388 C’est en cela que Husserl se sépare de la
métaphysique de la substance, ou de ce que Lévinas nomme aussi l’Idéalisme, a dire : le
platonisme et le cartésianisme : « L’idéalisme est foncièrement platonicien et cartésien :
le point de départ se situe dans l’homme, mais l’homme se domine, dans la mesure ou il
se situe lui@même par rapport a l’idée du parfait qui tout en se trouvant dans l’homme,
tout en ayant une signification pour lui, permet de sortir de l’immanence de sa
388
Il s’agit ici de l’acception métaphysique de la substance, celle qui provient de la tradition
aristotélicienne (la substance entendue comme substance première (prote ousia), tel qu’elle apparaît en
Métaphysique, livre y, § 8 (cf. Aristote, La métaphysique (trad. J. Tricot), Vrin, Paris 1991, pp. 273@274)),
et qui fut transmise, a travers la scolastique, aux philosophes de la modernité (cf. par exemple la définition
de la substance dans les Principia philosophiae de Descartes, notamment aux § 51 et 52 (Cf. R. Descartes,
Les principes de la philosophie, Vrin, Paris 1990)). La substance entendu dans ce sens est ce qui sous@tient
les attributs, ou bien ce qui réside en lui@même et n’a besoin de rien d’autre pour être ou pour être conçu.
La substance est un absolu dont l’être ne dépend pas de moi, qui n’est pas par rapport à moi, comme la
substance infinie de Descartes, ou le noumène kantien. Par rapport à la critique phénoménologique, la
notion de substance résume en vérité l’idée d’une objectivité, d’un être en soi, qui existerait et ferait sens en
tant que tel. Cf. encore a ce propos la conclusion du livre de D. Souches@Dagues, Le développement de
l’intentionnalité dans la phénoménologie husserlienne (Martinus Nijhoff, La Haye 1972), qui distingue
entre la notion de phénomène chez Kant, qui suppose un noumène, et dont la science est une science de
l’apparence, de la phénoménologique a proprement parler, qui est une science de la manifestation, qui ne
suppose aucun en soi, ou substance.
201
signification »389. Le seul absolu – et, en ce sens, le seul fondement réel – c’est le vécu,
l’intentionnalité en tant que vécu immédiat et immanent de la conscience. D’où le retour
partiel de Husserl a Descartes (Lévinas dira : celui non@idéaliste, celui d’avant la
méditation sur l’idée de l’infini) : le Descartes de Husserl est celui du cogito, le Descartes
de la deuxième Méditation Métaphysique, celui qui découvre l’apodicticité de la pensée,
et l’autarcie du rapport entre le cogito et le cogitatum, entre l’idée et l’idéatum, sans se
poser la question de l’objectivité du monde, et avant d’attribuer au cogito son attribut de
substance fini.390 Tel Descartes après le doute – et dans les Méditation Cartésiennes
Husserl en appelle au geste du doute cartésien, qu’il invite a radicaliser391 – Husserl,
après l’épochè, retrouve la sphère de la conscience comme sphère d’absolue apodicticité.
Pour Husserl, c’est dans le cogito, dans le rapport entre cogito et cogitatum, que la
philosophie doit prendre son réel point de départ. Sans que la finitude du cogito soit
interprétée comme limitation. Autrement dit, il faut éviter la question de la troisième
Méditation392, celle qui introduit la substance infinie – Dieu – et qui fait reposer
l’évidence du cogito sur l’extériorité de l’infini. Lévinas remarque :
Il n’y a pas de principe de lumière dont l’homme dispose et dans la lumière de qui il voit la
lumière, il n’y a pas de lumière conditionnant celle de l’évidence. Ce débordement de l’évidence
du cogito par la lumière infinie sur lequel se termine la troisième Méditation de Descartes… est
absent de la philosophie husserlienne.393
389
390
E. Lévinas, « De la description a l’existence », op. cit. p. 136
A propos du rapport de Husserl a Descartes et de la lecture lévinassienne de Descartes, cf. infra, Annexe
I.
391
Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit. §3@§9, pp. 25@50 [6@20]; l’épochè comme radicalisation de la
pratique du doute cartésien réside précisément dans l’abandon de la métaphysique de la substance – dont le
résultat premier est la critique radicale de Husserl de la métaphysique de la causalité. L’épochè – au@delà
du doute cartésien – invite à la réduction de la causalité elle@même, pour décrire les rapports de sens
intentionnels que celle ci implique.
392
En vérité, Husserl pose la question de la 3ème Méditation de Descartes, qui est celle du solipsisme, or il
ne la pose qu’en fin de parcours, dans sa 5ème Méditation Cartésienne, celle précisément qui traite de
l’intersubjectivité. Cf encore a ce propos les deux annexes a la fin de notre travail.
393
Notons l’intérêt de cette remarque de Lévinas: toute son entreprise phénoménologique se plaçant sur le
signe d’une réactualisation des intuitions platoniciennes et cartésiennes dans un langage
phénoménologique, le programme anti@husserlien de Lévinas se fait sentir dés ces textes. Car le retour à
l’Idéalisme opéré par Lévinas (Platon, Descartes) supposera, de sa part, une reformulation des principes
202
La phénoménologie abolit ainsi non seulement la dichotomie classique entre le dedans et
le dehors, entre une supposé sphère d’objectivité et une conscience (subjective) qui aurait
à l’atteindre, mais elle permet aussi de dissocier la notion de finitude avec celle
d’imperfection. L’absolu, le parfait, n’est pas attribué par la phénoménologie a une
substance extérieure a l’aune de laquelle la finitude mesurerait son imperfection (comme
c’est le cas pour la théologie, dont la philosophie suit l’enseignement), mais elle
caractérise le rapport même de la conscience au monde (le vécu lui même, nous l’avons
vu dans la première partie de ce travail, est sphère d’« absoluité » pour Husserl).
La phénoménologie redéfinit les limites de la transcendance et le sens de la
finitude : « L’abandon de la transcendance conditionnée par l’idée du parfait, ramène à la
transcendance caractérisée par l’intentionnalité ».394 Cette notion de finitude, déjà
comprise dans la thèse sur l’intentionnalité, et qui sera reprise par la philosophie de
l’existence, intéresse Lévinas. Car voici ou mène cette méditation sur l’intentionnalité :
l’idée de substance, d’un non apparaissant reposant derrière l’apparaissant et le soutenant,
n’ayant plus lieu d’être en régime phénoménologique, il en résulte que penser et exister
se rejoignent. L’existence, l’être, n’a plus de sens hors du rapport avec la conscience
intentionnelle. Le mode d’accès à l’être définit le mode d’existence de l’être. Ce qui
suppose une redéfinition de l’acte même de penser : penser n’est plus un acte intellectuel
d’analyse et de synthèse de concepts, mais un évènement d’existence :
Le propre de la philosophie de l’existence n’est pas de penser le fini sans se référer à l’ infini – ce
qui aurait été impossible ; mais de poser pour l’être humain une relation avec le fini qui
précisément n’est pas une pensée. Une relation qui n’est pas un rapport entre le fini et l’infini,
mais l’événement même de finir – de mourir. Cette relation avec le fini qui n’est pas une pensée –
c’est l’existence. D’où dans toute la philosophie existentielle et déjà dans la phénoménologie de
mêmes de la phénoménologie, qui, par la thèse de l’intentionnalité, contredit l’idéalisme platonicien et
cartésien. Nous étudierons cela dans la conclusion de ce travail.
394
E. Lévinas, « De la description a l’existence », op. cit. p. 138
203
Husserl, une réflexion qui ne consiste pas à méditer sur la définition des faits humains ni a établir
un rapport entre ces faits en fonction de cette définition, mais l’analyse de l’intention qui anime
ces faits. 395
La phénoménologie annonce déjà ces « philosophies de l’ambigüités » (l’expression est
de Lévinas) que sont celles de l’existence. La finitude n’est pas un défaut qui se mesure
par rapport à un être infini, mais, en tant qu’évènement (c'est@à@dire vécu comme le fait
d’être mortel), elle contient à elle seul toute la « vérité » de l’homme. 396
Avant de passer à la suite, notons un dernier thème de l’interprétation
lévinassienne de Husserl, qui nous importera dans la suite de notre lecture. Il a trait à
l’identification, dans l’idée de l’intentionnalité, entre penser et être, entre penser et
exister. Dans le langage catégorial, note Lévinas, cette identification signifie la
transitivité de l’existence :
Sur le plan des catégories, la nouveauté de la philosophie de l’existence nous apparaît dans la
découverte du caractère transitif du verbe exister. On ne pense pas seulement quelque chose, on
existe quelque chose.397
L’idée de l’intentionnalité suppose la transitivité du verbe être : tout comme la pensée est
pensée de…, le vécu vécu@de…, ainsi, tout évènement d’être suppose un complément
direct : je suis mon monde, je suis ma douleur, je suis mon passé. Avoir mal, c’est être
dans le mal, c’est avoir le mal comme corrélat immédiat de mon être. Ce n’est pas être en
face de mon mal. La contemplation est vie, existence. L’idée de l’intentionnalité invite à
réentendre la verbalité de l’être, au@delà de sa fonction logique de copule : « L’acte
395
Ibid., pp. 144@145
Cf. encore a ce propos l’article de F. Dastur, « Intentionnalité et métaphysique », in : Positivité et
transcendance, op. cit., pp. 125@141 : « Il s’agit en effet, écrit elle, de montrer que dans la pensée de
Husserl se trouvent déjà réunis les prémisses d’une philosophie de l’existence » (Ibid.). Encore a propos de
la centralité de l’idée de l’intentionnalité dans la lecture levinassienne de Husserl et du traitement de cette
notion dans Totalité et infini et Autrement qu’être, cf. J. Rolland, Parcours de l’autrement – Lecture
d’Emmanuel Lévinas, « Les aventures de l’intentionnalité », PUF@Epiméthée, Paris 2000, pp. 323@353
397
E. Lévinas, « De la description a l’existence », op. cit. p. 143
396
204
d’exister, écrit Lévinas, se conçoit désormais comme une intention »398. La modalité
catégoriale de la transitivité que comprends l’idée de l’intentionnalité husserlienne est
fondamentale dans la lecture lévinassienne de Husserl, car c’est en fin de compte elle qui,
pour Lévinas « a permit de préparer la notion d’existence telle qu’on l’emploi depuis
Heidegger et, depuis Sartre, en France »399. Or c’est aussi à partir d’une méditation
originale de l’idée de la transitivité de l’existence, que Lévinas amorcera sa pensée
propre, comme on va le voir a présent.400
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Le texte « De la description a l’existence » que nous venons d’étudier nous plonge dans
la phénoménologie telle que Lévinas la conçoit dans les années où, pour la première fois,
sa pensée accède à une formulation systématique. Rédigée en 1949, il est le contemporain
398
Ibid., p. 140
Ibid., p. 140
400
Pour une autre étude du rapport de Lévinas a la phénoménologie, cf. François Lavigne, « Lévinas avant
Lévinas – L’introducteur et le traducteur de Husserl », in : Positivité et transcendance suivi de Lévinas et la
phénoménologie (dir. J.@L. Marion), PUF, Paris 2000, pp. 49@72). La démonstration de Lavigne consiste à
déchiffrer dans le premier grand texte de Lévinas sur Husserl – La théorie de l’intuition dans la
phénoménologie de Husserl – l’influence de la pensée de Heidegger. Selon Lavigne, cette influence est a la
base de certains contresens phénoménologiques commis par Lévinas, et plus précisément en ce qui
concerne la nature de l’idéalisme husserlien et le passage des Recherches logiques aux Idées, ainsi que la
portée authentique de la réduction husserlienne. Sans entrer dans le détail de la critique de Lavigne, et sans
nous opposer à la rigueur de ces analyses, notons uniquement que notre intérêt pour le rapport entre
Lévinas et Husserl se situe ailleurs. L’étude de Lavigne, se penchant uniquement sur le texte de jeunesse de
1930 et sur la traduction des Méditation cartésiennes, ne s’interroge pas sur les enjeux philosophiques de la
lecture lévinassienne de Husserl, lecture, d’autre part, clairement influencée par Heidegger. Qu’il ne soit
pas question d’une recherche purement académique de Husserl, mais d’une interprétation philosophique,
c’est ce que précisément les textes des années 40 révèlent. Ce qui importe pour notre travail, c’est
l’interprétation philosophique de Lévinas – lourdement imprégnée par l’inspiration heideggérienne, sans
pour autant rejoindre ces thèses positives – qui consiste à reconnaître dans le concept husserlien de
l’intentionnalité les acquis théoriques fondamentaux qui serviront a la pensée de l’existence. Pointer dans la
phénoménologie husserlienne l’anticipation concrète de la pensée de l’existence, c’est se prononcer sur la
nature même de la phénoménologie comme philosophie et non uniquement comme méthode (en fin de
compte, c’est en lisant dans la phénoménologie une philosophie, que Lévinas va pouvoir la critiquer en
l’assimilant à la tradition philosophique de l’occident, caractérisée de philosophie de la « lumière ». Ainsi
par exemple dans « L’œuvre d’Edmund Husserl » de 1940 (in : En découvrant l’existence avec Husserl et
Heidegger, op. cit. pp. 11@75)). D’ou la conséquence suivante, a laquelle nous nous attachons dans le
présent travail : le débat de Lévinas avec la pensée de l’existence – et plus précisément avec celle de Sartre
– si elle veut être ramenée a sa racine, doit être comprise a partir de l’horizon husserlien.
399
205
des deux écrits qui inaugurent la pensée propre de Lévinas, à dire : De l’existence à
l’existant et Le temps et l’autre.401 Ces deux textes nous permettrons d’interroger le
rapport polémique de Lévinas avec la phénoménologie.
On peut lire la critique de Lévinas comme une radicalisation du geste sartrien.402
Sartre, dans La transcendance de l’Ego, nous apprit à reconnaître, derrière la conscience
réflexive et personnelle, celle pré@réflexive et impersonnelle. Le mouvement de la
constitution, nous a@t@il démontré, est a l’inverse de celle de la réflexion : derrière le moi,
il faut retrouver la conscience comme pure « être tendu vers… », comme pure
intentionnalité. Roquentin, le héros de La nausée, répliquant au cogito de Descartes,
pouvait ainsi dire : « J’existe, c’est tout », et non pas « Je pense donc je suis, j’existe ».
La conscience est pur être dans le monde, avant tout geste réflexif. Or celle@ci est
conscience impersonnelle, car l’Ego (personnel), comme le démontre Sartre, suppose une
retombée dans le réflexif, un abandon du vécu immédiat. Lévinas, dans un
approfondissement phénoménologique ultime, cherche à creuser plus loin. Il cherche à
décrire l’impersonnalité de la conscience elle@même. Peut@on vivre l’impersonnalité de la
conscience en tant que telle ? Y a@t@il un vécu de l’anonymat pur ? Comment comprendre
le pré@réflexif comme expérience de soi vécu comme anonymat ? Quel est son sens ?
C’est à cette profondeur que la phénoménologie doit creuser si elle veut poser la question
de la subjectivité dans toute son ardeur.
401
Signalons que le premier écrit ou Lévinas s’exerce de manière autonome a la phénoménologie date en
vérité de 1935, avec De l’évasion (Ed. Fata Morgana, Montpellier 1962). Dans cet écrit apparaissent déjà
quelques uns des thèmes classiques de la phénoménologie de Lévinas, tels que l’être vécu comme détresse,
comme irrémissibilité, comme impossibilité d’échapper. Or ces intuitions ne seront développées dans leur
systématicité que dans les textes des années ’40. C’est pourquoi le texte de 1935 nous occupera moins ici.
402
Comme nous l’avons remarqués a la fin de l’introduction a cette partie, il ne s’agit pas d’inscrire
Lévinas dans la prolongation de la pensée de Sartre (comme s’il poursuivait ce qui était laisse en chantier
par Sartre), mais de pointer une proximité thématique entre les deux auteurs, s’enracinant dans la
phénoménologie husserlienne.
206
La phénoménologie de Le temps et l’autre et de De l’existence à l’existant
proposent une telle interrogation. Lévinas emprunte, dans ces texte, un parcours qui défie
– dés le départ – les assises de la phénoménologie. Cela, a partir du point le plus intime
que Lévinas sut reconnaître dans la phénoménologie pensée comme philosophie, a
savoir : la transitivité de l’existence. La solitude – thème par lequel s’ouvre Le temps et
l’autre – révèle précisément l’intransitivité radicale de mon être.
En quoi consiste la solitude ? Il est banal de dire que nous n’existons jamais au singulier. Nous
sommes entourés d’êtres et de choses avec lesquels nous entretenons des relations… Toutes ces
relations sont transitives : je touche un objet, je vois l’Autre. Mais je ne suis pas l’autre. Je suis
tout seul. C’est donc l’être en moi, le fait que j’existe, mon exister qui constitue l’élément
absolument intransitif, quelque chose sans intentionnalité, sans rapport.403
La solitude, le simple fait de l’existence solitaire, à ceci de particulier que dans son
principe, il est le fait du non@partage, de la non@transitivité. La solitude est le vécu de
l’intentionnalité en tant que non transitive. Intentionnalité sans noème. La rupture avec
Husserl est consommée dés les premières lignes de Le temps et l’autre : il y a du vécu
intransitif. Non seulement qu’il y a de l’intransitif dans l’intentionnalité, que la
conscience n’est pas nécessairement explosion vers un monde, mais il y a un évènement
dont tout le sens est l’intransitivité : la solitude. On ne partage pas l’existence. La
transitivité a ces limites : le vécu lui@même, comme existence vécu, n’est pas transitif. Il
ne s’agit pas ici d’un truisme, mais de l’intuition même de la solitude : comme
l’intransitivité de l’exister.
La question de Lévinas est désormais la suivante : le « j’existe », l’intuition de la
solitude, est elle faite d’une pièce ? Est elle a@tomique, indivisible ? Ou y aurait@il une
« dialectique » propre du « j’existe », qui permettrait d’y voir plus clair dans
l’intransitivité de ce vécu ? Pour Sartre, l’exister intentionnel pure était a la base de la
403
E. Lévinas, Le temps et l’autre (1948), Quadrige@Puf, Paris 1979, p. 21
207
conscience. Lévinas, contrairement a Sartre, ne s’arrête pas la. Le « j’existe » n’est pas
l’ultime degré de la conscience, car au@delà de la dissociation sartrienne du « j’existe » et
du « je pense » – du pré@réflexif et du réflexif – il y a une autre dissociation à opérer, a
l’intérieure du j’existe : celle entre le je et l’exister lui même. L’intuition de l’existence
pure précède le « j’existe ». Pour Lévinas, le j’existe – celui que Sartre comprends
comme impersonnel – est déjà l’appropriation de l’existence par un je, il est déjà un acte
d’appropriation, l’inclination a la première personne du verbe exister. Il est déjà un
« contrat » entre l’existence et l’existant.404 Même si non@réflechit. C’est ce que Lévinas
appelle l’hypostase : « J’appelle hypostase l’événement par lequel l’existant contracte son
exister ».405 Si donc il y a un niveau plus fondamentale que celui du « je pense », de la
conscience réflexive, ou que l’existence solitaire, pré@réflexive (le j’existe), c’est au
niveau de l’existence d’avant son rapport avec l’existant qu’il faut traquer son sens. La
question première de Lévinas se formule donc ainsi: « Ce lien entre ce qui existe et son
exister est il indissoluble ? Peut@on remonter à l’hypostase ? ».406
Il faut décrire l’intuition originelle de l’existence intransitive. Autrement dit :
l’impersonnalité de la conscience doit être pensée radicalement, c'est@à@dire, comme l’être
désubjectivisé, comme l’état de non subjectivité. Sartre, qui pointe l’impersonnalité de la
conscience, s’arrête trop tôt sur ce point : chez lui, il est encore question de conscience,
404
Tout l’exercice de la phénoménologie de l’hypostase de Lévinas sera d’entendre l’évenementialité de
l’hypostase non pas comme une relation, comme un rapport – ce qui signifierait un retour de la transitivité,
de l’intentionnalité et de la conscience – mais, comme nous allons tenter de le démontrer, comme
l’émergence même de la conscience, comme un assumer premier en deca de la conscience intentionnelle et
lui conférant son sens. Il s’agira d’une phénoménologie de la conscience elle@même comme conscience
intentionnelle. On comprend que pour décrire cela, la conscience intentionnelle doit être dépassée dans son
principe. Toute la difficulté sera donc de décrire le rapport entre l’existence et l’existant – l’hypostase –
comme une relation, sans que cette relation soit celle, transitive, qui caractérise toute conscience
intentionnelle. Il s’agira, avec l’hypostase, d’un évènement.
405
Ibid., pp. 22@23
406
Ibid., pp. 23
208
d’un être éveillé a la chose, d’une intentionnalité transitive.407 Il aurait fallu décrire cette
impersonnalité en tant que tel. Le pur être@en@éveil@de@la@conscience. Ce moment – le pur
éveil, la pure vigilance de la conscience – est décrit par Lévinas dans sa phénoménologie
de l’insomnie :
L’insomnie est faite de la conscience que cela ne finira jamais, c'est@à@dire qu’il n’y a plus aucun
moyen de se retirer de la vigilance à laquelle on est tenu… Par une vigilance, sans recours possible
au sommeil, nous allons précisément caractériser l’il y a et la façon qu’a l’exister de s’affirmer
dans son propre anéantissement. Vigilance, sans refuge d’inconscience, sans possibilité de se
retirer dans le sommeil comme dans un domaine privé. Cet exister n’est pas un en@soi, lequel est
déjà paix ; il est précisément absence de tout soi, un sans@soi. 408
La veille est anonyme. Il n’y a pas ma vigilance à la nuit, dans l’insomnie, c’est la nuit elle@même
qui veille. Ca veille.409
A coté des catégories sartriennes@hégéliennes de l’en soi et du pour soi, la
phénoménologie de l’insomnie propose la catégorie du sans soi : la pure vigilance de la
conscience, vécu comme impersonnelle. Impersonnalité qui est détresse, qui signe
l’impossibilité d’un être d’être en possession de soi. L’insomnie comme pur éveil sans
sujet est le fait du « ne pas pouvoir » : ni s’engager – dans la lumière théorique de la
perception – ni se dégager – dans la retraite et le repos du sommeil, qui est une
suspension de l’être.410 Détresse propre de l’insomnie: il n’y a personne, il n’y a pas de
je, il n’y a pas de sujet. L’Etre est subie – il y a :
407
Sauf a un moment, dans La nausée, ou Sartre se rapproche au plus près l’intuition de la pure
impersonnalité de la conscience. Dans la fameuse scène du tronc du marronnier, Roquentin, après avoir
opérée une sorte de réduction existentielle pour atteindre l’être pur – réduction dont les séquences sont
décrits aux pages 181@182 : de l’être comme appartenance, comme forme vide, comme copule, a l’intuition
de l’existence apparaissant comme rapport premier, plus fondamental que celle logico@déductive, et qui
découvre le monde selon la catégorie de l’ « en trop » : « L’existence partout, a l’infini, de trop, toujours et
partout… » (Sartre, La nausée, op. cit. p. 189) ; « Il y en avait, il y en avait ! » (p. 191). Or ceci vaut pour
l’être : car vivre l’être en trop de Roquentin lui@même, du sujet, est impossible. Un vécu qu’il faut éviter :
« moi même j’étais de trop. Heureusement je ne le sentais pas, je le comprenais surtout, mais j’étais mal a
l’aise parce que j’avais peur de le sentir » (p. 183).
408
E. Lévinas, Le temps et l’autre, op. cit. p. 27
409
E. Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit. p. 111
410
Ibid., p. 120
209
C’est de sa subjectivité, de son pouvoir d’existence privée que le sujet est dépouillé dans l’horreur.
Il est dépersonnalisé. La ‘nausée’ comme sentiment de l’existence, n’est pas encore une
dépersonnalisation ; alors que l’horreur met à l’ envers la subjectivité du sujet, sa particularité
d’étant. Elle est la participation a l’il y a.411
L’envers de la subjectivité, c’est ce que Lévinas nomme l’il y a. L’il y a c’est le fait d’une
présence de l’être, que personne ne peut assumer. L’être, l’existence, est la, sans sujet.
Non pas l’être de quelque chose, mais le pur fait qu’il y a. La participation a l’il y a, le
fait d’être dans l’être – qui est aussi une impossibilité de sortir de l’être, car il faudrait un
« qui », un quelqu’un, une subjectivité, pour en sortir – est le fait fondamental de la
conscience pure, de la conscience entendu comme simple vigilance. Contrairement a la
conscience de Roquentin, traversant les murs comme une vision qui transperce l’écorce
du réel, la conscience comme pure vigilance est pure enfermement, impossibilité
d’échapper, comme dans les comtes d’E.A. Poe, ou les murs de la pièce se resserrent ad
infinitum, creusant de plus en plus la détresse de celui qui s’y trouve enfermé, sans
horizon de sortie. L’exister impersonnel n’est pas la liberté sans attaches de Sartre, n’est
pas le pur fait d’être au monde, mais est le sans issue, le sans recours possible de l’il y a,
précisément parce qu’il n’y a personne. Pour définir l’atmosphère de cette conscience
impersonnelle, Lévinas a recours en fin de compte à la catégorie du tragique : « La
fatalité de la tragédie antique devient la fatalité de l’être irrémissible »412. L’insomnie, l’il
y a, nous renvoi a l’ambiance existentielle singulière que décrit la tragédie : la fatalité de
l’être, le fait de ne pas pouvoir s’en sortir. Comme le héros de la tragédie sophocléenne,
pris par le destin – et déjà dans un texte de 1934, « Quelques réflexions sur la philosophie
411
412
Ibid., p. 100
Ibid., pp. 101
210
de l’hitlérisme »413, Lévinas décrivait la moira des grecs en ces termes –, la conscience a
son état fondamental, la conscience comme pure vigilance, est malgré@soi, sans@soi.414
Pour avancer dans notre recherche, posons une question laissé en suspens jusqu'à
maintenant, et qui a trait à la possibilité même d’une phénoménologie de la conscience
impersonnelle. En effet, comment concevoir, en régime phénoménologique, une
description qui se réclame comme échappant a toute description car se produisant comme
l’éclipse du sujet (l’il y a)? Où pour revenir à notre formulation de départ, est@il possible
de décrire l’intransitivité du vécu comme tel ? L’il y a ne suppose t’il pas déjà toujours un
sujet capable d’un vécu tel que l’il y a ?
On pourrait répliquer en réaffirmant la primauté du sujet derrière tout vécu. Ce
serait rendre à la phénoménologie son statut de philosophie première. Pour Lévinas, au
contraire, l’il y a pensée radicalement invite a une autre solution : celle de quitter le sol
husserlien de la phénoménologie. Celui@ci ne pourrait en effet concevoir une intuition
vécu elle@même comme impersonnelle. Le vécu de l’insomnie ne se donne pas a une
conscience intentionnelle : l’intuition de l’il y a est subi par une conscience sans je.
Mieux : elle est le subir même d’une conscience sans je. Elle révèle la conscience sans je,
l’impersonnel, comme subir. Poussant la phénoménologie de la conscience au@delà des
descriptions sartriennes – qui réalisent, avec le Husserl des Recherches logiques, que la
conscience intentionnelle ne suppose aucunement un Ego – Lévinas s'attache a ce vécu de
413
E. Lévinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Rivages/poches, Paris 1997, p. 9@10
La catégorie du malgré soi sera réinvestit positivement dans Autrement qu’être ou au delà de l’essence,
(Martinus Nijhof/Le livre de poche, Paris 1990, pp. 86@90) comme la forme fondamentale de l’être pour
autrui. Ici, elle apparaît a son état premier, comme impossibilité d’échapper à l’être, comme impersonnalité
radicale. Tout l’effort des textes après Totalité et infini sera de dire, du sein de l’il y a, le retournement de
l’irrémissibilité de l’être pur a l’impossibilité d’échapper a Autrui. Le thème de l’illéité – qui est le
retournement non dialectique de l’il y a en transcendance positive – illustre cette pratique dans « La trace
de l’autre » par exemple (Cf. « La trace de l’autre », in : En découvrant l’existence avec Husserl et
Heidegger, op. cit. pp. 261@282).
414
211
l’impersonnel en tant que tel que nous donne l’insomnie : un état ou c’est la conscience
intentionnelle même qui se trouve mise entre parenthèses, qui se trouve suspendu.
Autrement dit : une réduction de la conscience elle même. Ainsi, la phénoménologie de
l’insomnie est une phénoménologie en rupture avec les fondements les plus intimes de la
phénoménologie, car prétendant a une réduction de la conscience elle@même. Il contredit
les limites de la phénoménologie telle que ceux@ci sont fixés dans le fameux § 24 des
Idées. L’il y a est un phénomène qui n’est reçu par aucune conscience. C’est pourquoi,
selon Lévinas, les descriptions de l’il y a ne suivent plus le droit fil de la
phénoménologie.
L’affirmation de l’anonyme vigilance dépasse le phénomène qui suppose déjà un moi, échappe par
conséquent a la phénoménologie descriptive… Indice d’une méthode ou la pensée est invitée au@
delà de l’intuition. 415
Lévinas, auteur d’une étude sur la centralité de l’idée de l’intuition dans la pensée de
Husserl, pointe ici une pensée qui invite « au@delà de l’intuition ». Entendons : au@delà
des limites que fixe la phénoménologie. L’impersonnalité de la conscience était une
invitation à radicaliser le geste phénoménologique pour Sartre (a partir de l’idée de
l’intentionnalité). Pour Lévinas, elle est l’occasion de s’interroger sur un dépassement de
la phénoménologie, sur la limite de la phénoménologie, et sur l’incapacité de la
phénoménologie à entendre le sens de ce vécu extrême qu’est l’il y a. Avec l’il y a il
s’agit d’un événement qui, bien qu’ancré dans un vécu (l’insomnie), signe l’écart d’une
pensée qui tente de méditer la question de la subjectivité de manière radicale, d’avec la
doctrine phénoménologique, qui pose – ou impose – la primordialité d’une conscience
intentionnelle, c'est@à@dire transitive.
415
E. Lévinas, De l’existence à l’existant (1947), Vrin, Paris 1990, p. 112
212
Cette scène primitive de la phénoménologie de Lévinas est significative non
seulement en ce qui concerne le thème de notre recherche (la question de la subjectivité,
le rapport entre subjectivité et conscience), mais aussi par rapport a la nature même de la
philosophie de Lévinas. Car elle accomplit déjà le geste que Lévinas, tout au long de son
œuvre, ne cessera d’accomplir, a dire : déborder la phénoménologie pour penser la
subjectivité. Ici, il s’agit d’un débordement par le bas : l’il y a comme dimension
nocturne, souterraine, de la conscience. Nous verrons par la suite comment la philosophie
positive de Lévinas invite à un débordement par le haut, avec le thème de l’altérité
positive comme visage. Or déjà ici, le geste constant du penser lévinassien –
débordement de la phénoménologie a partir de ces propres prémisses – est accomplit.
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Tout l’effort phénoménologique de Lévinas dans De l’existence à l’existant, comme le
titre l’indique, est de formuler le passage de l’insomnie a la veille, de l’existence
anonyme a l’existant, au je. Ainsi, la paresse, l’ennui, la fatigue, l’effort, le travail, que
Lévinas décrit avec minutie dans les premières pages de De l’existence à l’existant,
tentent de saisir, au bord de l’anonyme vigilance, des évènements de réveil. A travers
eux, c’est d’une genèse phénoménologique de la conscience qu’il est question. Il serait
inapproprié de parler à ce propos de constitution, car la constitution n’est possible qu’a
partir d’une conscience. Ici, c’est la conscience elle@même qui est décrite dans son
émergence : c’est l’évènement de la conscience, ou plutôt, la conscience comme
événement, que Lévinas décrit. Evénement dont le sens est entendue comme victoire sur
l’anonymat de l’il y a, sur la pure vigilance a laquelle nous astreint l’insomnie.
213
La conscience est précisément le fait que l’impersonnelle et ininterrompue affirmation de ‘vérités
éternelles’ peut devenir simplement une pensée, c'est@à@dire, peut, malgré son éternité sans
sommeil, commencer ou finir dans une tête, s’allumer ou s’éteindre, s’échapper a elle@même : la
tête retombe sur les épaules – on dort.416
C’est dire que la conscience est une rupture de la vigilance anonyme de l’il y a, qu’elle est déjà
hypostase, qu’elle se réfère a une situation ou un existant se met en rapport avec son exister. Nous
ne pourrons évidemment pas expliquer pourquoi cela se produit : il n’existe pas de physique en
métaphysique.417
La conscience n’est pas le niveau premier de la subjectivité, mais constitue déjà un
événement : elle est le rapport d’un existant avec l’existence, la prise sur soi de
l’existence. D’emblé, le « J’existe » est un deux. Avant d’être intentionnalité, la
conscience est déjà relation : non pas entre une conscience et un objet intentionnel, mais
comme une prise sur soi de l’existence par la conscience, comme une assomption de
l’existence.
La phénoménologie de la conscience de Lévinas consiste à décrire l’émergence
du sujet en termes d’événement. Cette événementialité se décrit avant tout par rapport
aux deux catégories fondamentales de l’espace et du temps. Fidèle a l’inspiration
phénoménologique, Lévinas cherche à indiquer le lieu ou ces catégories prennent
naissance, le vécu qui leur donne sens. Penser le sujet comme évènement, c’est dé@
formaliser ces catégories fondamentales, ces « formes pures de l’entendement » que sont
l’espace et le temps.418 Pour ce faire, il faut traquer le sujet de l’existence tel qu’il
apparaît dans le monde. Celui@ci n’émerge pas dans un temps qui le précède, mais
constitue la temporalisation même du temps. La conscience est ni conscience du temps,
ni conscience temporelle (tout deux supposant un rapport d’intentionnalité, comme nous
l’avons vu chez le Husserl des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime
416
Ibid., p. 118
E. Lévinas, Le temps et l’autre, op. cit. p. 31
418
A propos de la déformalisation phénoménologie du temps propre a Lévinas, cf. F. Ciaramelli, « La
déformalisation du temps et la structure du désir », in : Cahiers d’Etudes Lévinassiennes No. 1 – Lévinas,
Le temps (Dir. B. Lévy), Paris, Verdier 2001, pp. 21@37.
417
214
du temps), mais conscience comme temps. La conscience est détachement de l’il y a, une
extraction du sein de la vigilance anonyme de l’être, qui, en tant que telle, constitue
l’évènement même du présent. Le présent n’est autre qu’une prise sur soi de l’être :
Le présent est donc une situation dans l’être ou il n’y a pas seulement l’être en général, mais ou il
y a un être, un sujet… Le présent est arrêt, non pas parce qu’il est arrêté, mais parce qu’il
interrompt et renoue la durée a la quelle il vient a partir de soi. Malgré son évanescence dans le
temps ou on l’envisage exclusivement, ou plutôt a cause d’elle, il est accomplissement d’un
sujet.419.
La conscience est un arrêt appliqué à l’être comme il y a. L’instant qui passe, tranche. Il
est l’affirmation, dans un temps amorphe et infini, d’un étant. Ainsi, l’instant, le présent,
est l’événement même de l’épaisseur temporelle première introduite dans l’être. Etre qui,
en tant que tel – c'est@à@dire en tant qu’il y a –, est vécu comme un « sans temps »420. La
conscience comme arrêt du sans@temps de l’il y a est un « être@maintenant », un in@stant,
un pure nunc. Il est la stance même de l’in@stant, son érection. Ce qui le qualifie n’est pas
son inscription dans un segment temporel, sa situation par rapport a d’autres instants,
mais le pur fait de son « être@commencement » : « L’instant, avant d’être en relation avec
les instants qui le précèdent ou le suivent, recèle un acte par lequel s’acquiert l’existence.
Chaque instant est un commencement, une naissance ».421
De même, pour la phénoménologie du sujet@événement, l’espace n’est pas une
forme vide qui précèderait et conditionnerait toute appréhension, ni un contenant dans
lequel viendrait se lover un étant. Le sujet, dans son événementialité – c'est@à@dire,
comme hypostase, comme prise sur soi de l’existence par un existant – constitue
l’avènement même du lieu : « La localisation de la conscience n’est pas subjective, mais
419
E. Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit. p. 125
Cf. les descriptions dans Le temps et l’autre, pp.24@30
421
E. Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit. p. 130
420
215
la subjectivation du sujet ».422 La conscience est l’événement même du positionnement, la
cristallisation de l’être en un ici et un maintenant. Le je ne s’inscrit pas dans un monde
pré@donnée – comme s’il y avait un espace abstrait dans lequel le sujet se positionnerait.
Le monde comme espace, comme lieu, participe de ce premier évènement de
subjectivisation, qui est celui de la conscience comme corps : « le lieu, avant d’être un
espace géométrique, avant d’être l’ambiance concrète du monde heideggérien, est une
base. Par la, le corps est l’avènement même de la conscience ».
423
Il est important de ne
pas interpréter la localisation de la conscience comme le Husserl de la 5e méditation : la
localisation chez Levinas n’est pas la localisation de la conscience, mais le fait primordial
de venir de quelque part – d’être positionnement avant que d’être connaissance. La
sensibilité – l’être corps – n’est pas la simple localisation de la conscience, elle est une
localisation qui elle@même n’est pas sujette a la réduction. Elle est première par rapport à
la conscience constituante.424
L’être@instant et l’être@corps de la conscience forme l’événementialité de la
conscience, le « drame » même de l’apparition d’un existant dans l’existence. Ces
intuitions phénoménologiques permettent à Lévinas de renouer avec Descartes (nœud
anti@husserlien qui va, nous le verrons plus tard, alimenter toute la critique de Lévinas).
Car ils permettent d’entendre à neuf la notion de substance chez Descartes, ou plus
422
Ibid., p. 118
Ibid., p. 122
424
Les analyses de la corporéité de Lévinas se rapprochent de très près de celles de M. M. Ponty dans sa
Phénoménologie de la perception (NRF@Gallimard, Paris …). Une comparaison entre ces deux auteurs
s’impose sur ce point, car s’ils insistent tout deux sur la corporéité de la conscience, la condition charnelle
du sujet chez Merleau Ponty – qui occupe une place quasi transcendantale dans son panser @ se paye pour
Lévinas du prix d’une réduction de l’altérité de l’autre, et rejoins ainsi la tradition philosophique de
l’occident incapable a dire le sensé original de l’altérité. A ce propose, cf. T. W. Busch, « Ethics and
ontology : Lévinas and Merleau Ponty », in : Man and World (No. 25), Kluwer Publ., The Netherlands,
1992, pp. 195@202. Pour une étude de la proximité entre Lévinas et le Merleau Ponty des dernières années,
qui tentent d’élaborer une ontologie fondée sur une phénoménologie de l’absence, cf. B. Waldenfels,
« Lévinas and the face of the other », in : The Cambridge Companion to Lévinas (Ed. S. Critchley and R.
Bernasconi), Cambridge University Press, Cambridge 2002, pp. 63@81.
423
216
précisément, la res cogitans cartésienne comme substance fini. Ou, selon l’heureuse
formulation de J. Benoist, les descriptions lévinassiennes restituent « une dimension
phénoménologique a ladite substantialité de ce qui s’expérimente dans le cogito comme
sujet ».425 L’intuition de la res chez Descartes correspond pour Lévinas à l’évènement de
la localisation, tranchant sur toute conscience théorique, et la conditionnant :
Le cogito n’aboutit pas a l’impersonnelle position : « il y a de la pensée », mais a la première
personne du présent : « je suis une chose qui pense ». Le mot chose est ici admirablement précis.
Le plus profond enseignement du cogito cartésien consiste précisément à découvrir la pensée
comme substance, c'est@à@dire comme quelque chose qui se pose. La pensée a un point de départ.
Il ne s’agit pas seulement d’une conscience de localisation, mais d’une localisation de la
conscience qui ne se résorbe pas a son tour en conscience, en savoir. Il s’agit de quelque chose qui
tranche sur le savoir, d’une condition.426
Contrairement à l’affirmation axiomatique spinozienne du deuxième livre de l’Ethique
(« L’homme pense »), le cartésianisme est une pensée à la première personne, dont les
évidences ne sont déduites d’aucun système axiomatique. L’axiomatique est soumise aux
règles de la méthode, qui avance au rythme de l’évidence claire et distincte. Or la clarté et
la distinction du cogito – c’est la toute l’intrigue de la notion contradictoire de
« substance finie » – tient précisément a l’ici et au maintenant de l’ego cogito. Le cogito,
pour pousser encore l’intuition, n’est pas une « vérité éternelle » – mais est tout entier
dans l’avènement d’un ici et d’un maintenant, dans l’être cristallisé en un ici et
maintenant (si elle était vérité éternelle, elle tomberait sous le coup du Mauvais Dieu). Le
cogito me cogitare tient toute sa vérité tient de sa ponctualité. Celle@ci constitue une
affirmation première dans l’être. Affirmation par laquelle le cogito ne se pose pas comme
nécessaire (un Dieu peut le nier), mais comme indubitable : en ce moment et a cet
endroit, trompe qui me pourra – un mauvais Dieu ou un Malin Génie –, ego sum, ego
425
Cf. J. Benoist, « Le cogito lévinassien. Levinas et Descartes » in : Positivité et transcendance, op. cit. p.
111
426
E. Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit. p. 117.
217
existo. Et Descartes ajoute : ceci est nécessairement vrai « toutes les fois que je la
prononce ou que je la conçois [la proposition : je suis, j’existe] en mon esprit ».427 La
substance finie exprime ainsi la stance de l’instant propre au cogito. La substance finie,
contrairement a la substance infinie (et éternelle) est précisément cela : un nunc@stance,
un être@maintenant. Non pas prouvé logiquement (son essence n’implique pas
l’existence), mais avérée existentiellement, a la première personne, dans un être (au)
présent :
Le cogito cartésien avec sa certitude d’existence pour le « je » repose sur l’accomplissement
absolu de l’être par le présent. Le cogito, d’après Descartes, ne prouve pas l’existence nécessaire
de la pensée, mais son existence indubitable. Sur le mode d’existence de la pensée, il n’apporte
aucun enseignement. Comme l’étendue, la pensée, existence créée, court le risque du néant si Dieu
– seul être dont l’essence implique l’existence, s’en retirait. L’évidence du cogito s’appuie dans ce
sens à l’évidence de l’existence divine. Mais la certitude exceptionnelle du cogito, à quoi tient@
elle ? Au présent. 428
Le Descartes de Lévinas, contre les thèses idéalistes – tant kantiennes qu’husserliennes
(doctrine de la subjectivité encrée dans des philosophies du commencement absolu et de
l’identité logique du sujet) – permet déjà d’apercevoir une subjectivité qui évite la
critique moderne de la subjectivité (essentiellement celle heideggérienne, concevant le
cogito comme opérateur logique ou onto@théologique). Lévinas propose de lire la
substantialité du cogito non pas comme un fondement absolu (le cogito, en vertu de sa
finitude, ne peut l’être réellement), ni comme un fondement relatif dépendant d’un
fondement absolu (le cogito fini soutenu par la substance infinie), mais comme un
évènement (affirmation a la première personne) avec lequel, en tant que tel, il faut
compter.
427
428
R. Descartes, Méditations Métaphysiques, op. cit. p. 38
E. Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit. p. 137
218
Notons le moment critique dans cette réhabilitation de la notion de substance : on
a vu comment, pour Lévinas, une des originalités de la phénoménologie a précisément été
de dépasser le vocabulaire scolastique de la substance, qui supposait un absolu autre que
celui du vécu (lecture partagée par Sartre). Or Lévinas remarque dans sa lecture de la
substance cartésienne, que ce qu’il y a d’original chez Descartes n’est pas la subsistance
d’un vocabulaire scolastique (celui de la substance en l’occurrence), mais précisément
l’attribution de la finitude à la substance. L’ego comme res cogitans, comme « chose »
pensante, est substance en vertu de cette choséité la, de cette ponctualité indubitable,
malgré sa contingence (le cogito aurait pu ne pas être). Autrement dit, l’indubitabilité
cartésienne ne tient pas au vécu intentionnel, mais a un rapport fondamental que le cogito
entretient avec l’être. Mieux : un rapport qu’existe le cogito en tant que pur ici et
maintenant d’un existant se tenant dans l’existence. Réhabiliter la substance cartésienne,
ce n’est pas remettre en cause la critique phénoménologique de la notion de substance,
mais lire dans la substance finie telle que Descartes la pense une intuition qui déborde
d’emblé la logique de l’ontologie substantialiste (et qui, du coup, échappe a la critique
phénoménologique de la substance entendu uniquement dans son sens logique et
scolastique). Lévinas, par l’intermédiaire de Descartes, infléchit le sens propre de la
notion de substance, de sorte à ce qu’elle ne corresponde plus au sens que la critique lui
prête.
La
substance
est
réinterprétée
comme
subjectivité
première,
comme
l’événementialité de la conscience entendue dans les termes d’un espacement de l’espace
dans l’ici et de la temporalisation du temps dans l’instant.429
429
Ce n’est qu’en rétablissant cette notion de substance, que Lévinas pourra, dans un deuxième temps,
réactualiser la pensée cartésienne, et plus spécifiquement, une certaine pensée post@heideggérienne de la
métaphysique. Effort permanent de la pensée de Lévinas, qui est, en son fond, une reprise
phénoménologique du cartésianisme, du moins jusqu'à un certain point. Nous nous permettons de renvoyer
219
Malgré l’affinité évidente entre la pensée de l’existence et la pensée de Lévinas,
nous avons à présent le moyen de préciser la différence de fond entre ces deux pensées.
La pensée de Lévinas – que nous appellerons pensée de l’altérité – n’est pas une pensée
de l’existence, mais procède d’une radicalisation de la pensée de l’existence.
Contrairement a la pensée de l’existence – dont Lévinas retrouve l’origine dans la pensée
de l’intentionnalité husserlienne – qui pointe dans la conscience pré@réflexive l’origine,
qui reconnaît dans la lucidité face au réel le point d’encrage de toute pensée, et qui ainsi
est une philosophie de la liberté et de l’engagement (Lévinas dira : une pensée de la
lumière), la pensée de l’altérité se penche sur l’évenementialité même de la conscience.
Evenementialité qui est, d’emblée, un rapport a une altérité. C’est ainsi que nous
proposons d’entendre le moment de l’hypostase dans la description de Lévinas: la
conscience non pas comme un absolu, non pas comme l’immédiateté du rapport au
monde, mais comme l’évènement d’une alliance entre l’existence et l’existant. L’ici et le
maintenant ne sont pas des données immédiates de la conscience, mais l’effectuation
propre de la conscience en tant qu’elle s’extrait de l’anonyme vigilance de l’il y a.
L’affirmation dans le monde précède tant la conscience du monde (Husserl) que le choix
du monde (Sartre). Ou pour le dire plus scolairement, la conscience comme sub@stance
(un ici et un instant), la subjectivité comme instantanéité du moi, décrit un événement
plus fondamental que le simple vécu. Elle dit la genèse même du vécu, et ainsi, en
déploie le sens.
à ce sujet à notre ouvrage, La merveille de la subjectivité. Essai sur la philosophie de Lévinas (en Hébreu),
Resling, Tel Aviv 2007.
220
Il va falloir, a présent, suivre comment la pensée de l’altérité, au@delà des limites
tant de la phénoménologie husserlienne que de la pensée de l’existence, pense
positivement le sens de la subjectivité.
221
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La conscience intentionnelle n’est pas première, elle est déjà évènement : retrait dans un
lieu propre, dans un ici et un maintenant : « Conscience, position, présent, ‘je’, ne sont
pas initialement des existants. Ils sont des événements par lesquels le verbe innommable
d’être se mue en substantif. Ils sont l’hypostase ».430 Mutation, assomption, l’aventure de
la subjectivité ne commence pas par la conscience. Elle suppose une altérité (l’être
comme il y a). Autrement dit, la pensée de l’altérité s’amorce chez Lévinas par une
réflexion sur l’impossibilité du sujet – sur l’impersonnalité de l’il y a. La question qui se
pose à présent est la suivante : y a@t@il, au niveau premier de l’existence – au niveau de la
conscience pré@réflexive – une possibilité de penser une subjectivité personnelle ? La
conscience première peut elle être décrite comme événement de subjectivation, et non pas
uniquement comme prise dans les mailles d’une altérité qui « écrase » le sujet ? Y aurait
il un évènement de l’exister, autre que celui de l’il y a mais non moins originel, a partir
duquel un être@soi personnel, une subjectivité positive, puisse être entendue ? Et quel
serait le sens d’une subjectivité pareille ? Voici les questions qui se posent a nous a
présent, et qui nous permettront d’interroger la pensée positive de Lévinas.
Pensée positive car la conscience comme hypostase, comme prise sur soi de
l’existence par un existant, n’est pas encore une pensée positive de l’altérité. La
conscience n’y est conçue que dans l’événement de surpassement de l’altérité.
L’hypostase comme prise sur soi de l’existence est une « victoire » sur l’altérité
430
E. Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit. pp. 141@142.
222
menaçante de l’il y a, et donc un oubli du sens – même si négatif – qu’il véhicule. La
conscience n’est possible qu’au prix de cet oubli. Or toute la phénoménologie de Lévinas
tente de démontrer l’impossibilité foncière d’une telle victoire, et ainsi d’un tel oubli.
Dans le cœur de la conscience, au cœur du sujet, git l’altérité comme propriété
fondamentale du soi. La phénoménologie se doit de penser ce point.
L’analyse du mouvement de Lévinas de sortie hors de l’il y a vers la conscience,
et de la conscience comme enfermement et asservissement du moi au soi qui nécessite
une sortie radicale hors de la sphère du même (vers l’autre), correspond a une lecture
classique du geste lévinassien. Elle suit le droit fil qui va de Le temps et l’autre – qui par
son rythme quadruple brosse le mouvement de l’il y a aux autres formes d’altérité (la
mort, autrui, le féminin, le fils) – a Totalité et infini, et enfin a Autrement qu’être ou au
delà de l’essence. Nous proposons de suivre un autre chemin : interroger les analyses de
Lévinas qui touchent à la dimension d’altérité présente dans la conscience elle même,
avant l’apparition d’autrui, de l’autre homme, de ce que Lévinas nomme « visage ».
Chemin non moins présent dans l’écriture de Lévinas, et qui a l’avantage d’éclairer la
centralité de la question de la subjectivité avant que celle@ci ne soit liée intimement à la
question de l’altérité d’autrui. Des De l’existence à l’existant, Lévinas pointe cette altérité
première, et cela, sous la forme de l’intrigue temporelle de l’instant. Interrogation qui
culmine dans l’anti@phénoménologie d’Autrement qu’Etre, qui proposera, autour de
l’intrigue temporelle, de repenser la conscience comme « autre dans le même ». C’est ce
parcours que nous proposons de suivre ici.
223
a/ La phénoménologie de l’instant dans De l’existence à l’existant
Nous avons vu comment l’hypostase représente l’instant de subjectivation comme
espacement de l’espace et temporalisation du temps. L’hypostase, l’affirmation première
d’un étant dans l’être, est un in@stant, un nunc@stans. Instant qui est une interruption dans
le cours infini et anonyme du temps tel que vécu dans l’il y a. Il faut à présent pousser
l’interrogation plus loin, et ceci en direction d’une enquête sur le sens même de l’instant
vécu dans l’hypostase. Qu’est ce que l’instant ? Qu’est ce qui fait la présence même du
présent ? Répondre a ces questions, c’est, pour Lévinas, faire la phénoménologie de
l’instant en tant que tel, saisir sa dramatique intérieure, la « dialectique propre de
l’instant », « le drame inhérent de l’instant »431. Ce drame inhérent de l’instant fut en effet
méconnu, selon Lévinas, par la pensée classique du temps. L’instant, dans l’histoire de la
philosophie, n’a été envisagé qu’a partir de la dialectique du temps, qui lui conférait son
sens : comme « partie » d’une série, comme « limite », ou comme élan concret de la
durée, toujours tournée vers l’avenir. Or l’originalité de l’instant, sa dialectique propre,
est ainsi occultée. L’instant, note Lévinas, « emprunte dans toute la philosophie moderne
sa signification a la dialectique du temps ; il ne possède pas de dialectique propre. Il n’a
pas de fonction ontologique autre que celle que, au gré des variations des doctrines, on
accorde au temps »432. L’instant compris a l’intérieure de la dialectique du temps – tel
qu’il est saisi par la philosophie (tant classique que moderne) – est un instant qui suppose
toujours déjà l’évidence de l’instant prochain : s’inscrivant dans une série, l’instant
participe au déroulement du temps, ou a sa durée, a l’extension du temps, qui n’est autre
que l’extension de l’existence. En décrivant l’existence comme parcourant le temps,
431
432
Ibid., p. 129
Ibid., p. 127
224
l’analyse de l’instant et du temps composé d’instants s’accroche a la dimension de
persistance dans l’existence, et cela, pour une raison simple : la dimension de persistance
nous permet de saisir le temps comme imitation de l’éternité, seule existence
véritablement existante. En cela, le temps est en effet l’image mobile de l’éternité, selon
la formule platonicienne consacrée du Timée. Or l’analyse phénoménologique découvre
autre chose : l’instant n’imite pas l’éternité. Cette évidence doit être entendue, explicitée
phénoménologiquement. L’instant non seulement n’imite pas l’éternité, il en est même le
strict contraire : l’instant, avant tout, est évanescence, non@persistance. L’instant, c’est
l’existence vécue comme rassemblement en un point d’une naissance et d’une mort ;
c’est l’étrange simultanéité d’un commencement absolu et d’une fin absolue. Dans son
évenementialité propre, l’instant n’est pas causé par un passé, n’est pas la suite d’une
série d’instants, ni ne comprends en soi potentiellement l’avenir, n’a d’élan. L’instant est
événement d’être et de non@être simultané. Ce n’est pas uniquement que chaque instant
comprend la possibilité de la mort de l’existant (on peut en effet mourir à chaque instant,
Ultima latet). C’est que chaque instant, en tant que tel, est déjà une mort. La mort
précisément de cet instant. De même, chaque instant est vécu comme sui generis, venant
de nulle part. Il est une nouvelle naissance.433 C’est cela le « drame inhérent de
l’instant », que l’analyse philosophique de l’instant a l’intérieure de la dialectique du
temps tente d’offusquer, avide qu’elle est de la maintenir dans une ressemblance avec
l’éternité. L’instant, pour elle, n’est pas un définitif. Il y a toujours un instant suivant :
L’existence est conçue [par la philosophie classique] comme une persistance dans le temps ; la
« stance » de l’instant ne lui suffit pas pour concevoir l’existence éternelle, c'est@à@dire complète.
433
La liberté, dans ce sens, n’est que la conscience aigue de cette évidence : nous ne dépendons pas de
l’instant précédent, contrairement a la chaine causale, nous sommes libres par rapport a notre passé. La
doctrine de la liberté – de Kant à Sartre – suppose au moins cette phénoménologie du temps
(phénoménologie qu’on retrouve exposée dans tout son détail dans les parties sur le temps dans L’Etre et
le néant (cf. en particulier pp. 142@206)).
225
L’existence est quelque chose qui la traverse, passe a travers, accomplit une durée. Et cette
manière de voir prouve notre habitude d’envisager l’instant dans sa relation avec les autres instants
– de ne chercher dans l’instant d’autre dialectique que la dialectique même du temps.434
Les thèses modernes de Bergson, de Heidegger, ou de Sartre sur le temps, de ce point de
vu, ne forment aucunement une exception : le dynamisme de l’instant y est toujours
supposé. L’instant se déborde vers l’autre instant – le temps est élan, ou ex@tase, ou
projet. Il n’est pas interrogé dans sa pure évanescence, comme le fait d’une naissance et
d’une mort, dans l’instant, comme faisant l’instantanéité de l’instant.
Saisir l’instant comme naissance et mort, c’est le saisir comme recelant un sens
propre, sans rapport avec les autres instants, sans rapport avec la « dialectique du
temps » : « L’instant, avant d’être en relation avec les instants qui le précède ou le
suivent, recèle un acte par lequel s’acquiert l’existence. Chaque instant est un
commencement, une naissance »435.
L’instant est avant tout rapport a l’existence. Or cette relation est paradoxale, car
elle est sui generis, défiant la logique causale : « Ce qui commence à être n’existe pas
avant d’avoir commencé et c’est cependant ce qui n’existe pas qui doit, par son
commencement, naitre a soi même, venir a soi, sans partir de nulle part »436. Le paradoxe
de la ponctualité temporelle de l’instant ne réside pas dans sa possible division à l’ infini
(par analogie au point géométrique), mais dans son inexplicable commencement. La
phénoménologie invalide ainsi la métaphore spatiale du temps car celle@ci, murée dans le
paradoxe de l’instant divisible à l’ infini, l’appréhende comme une limite. Or ce qui défie
la pensée n’est pas la ponctualité insaisissable de l’instant : la phénoménologie,
434
E. Lévinas, De l’existence a l’existent, op. cit. p. 128
Ibid., p. 130
436
Ibid.
435
226
contrairement a la pensée abstraite, a une intuition de l’instant, et peut donc l’interroger,
la décrire, en tant que tel.
Ce qui est marquant dans l’instant, d’un point de vue phénoménologique, c’est sa
manifestation sans cause. Ce qui constitue aussi son paradoxe intérieure : il est la sans
venir de nulle part, sans dépendre des autres instants : « Paradoxe même du
commencement qui constitue l’instant »437, note Lévinas. Paradoxe qui suggère une
pensée de la venue à l’être a partir de rien, une pensée de la création ex nihilo:
L’événement de l’instant, sa dualité paradoxale ont pu échapper à l’analyse philosophique pour
laquelle le problème de l’origine a toujours été un problème de cause. On n’a pas vu que, même en
présence de la cause, ce qui commence doit accomplir l’événement du commencement dans
l’instant, sur un plan a partir duquel le principe de la non@contradiction (A n’est pas dans le même
instant non@A) est valable, mais pour la constitution duquel il ne vaut pas encore. En dehors du
mystère de la création a parte creatoris, il y a, dans l’instant de la création, tout le mystère du
temps de la créature. 438
La relation première qu’opère l’instant doit être décrite en termes de création. Le
paradoxe de l’instant nous renvoi au « mystère du temps de la créature »439 : le crée, sans
pouvoir être sa propre cause, à une existence temporelle, finie. L’instant, vécu comme
évanescence, est pourtant une réalisation de l’existant, son affirmation première dans le
monde. Le phénomène de l’instant, prit en tant que tel, dans sa dialectique propre, nous
met en présence de cette intrigue anti@causale et pré@logique (le principe de contradiction
s’origine en lui, mais ne le commande aucunement) du temps de la créature.
Pour Lévinas, cette découverte phénoménologique est l’occasion d’en appeler à la
tradition philosophique la plus métaphysique : celle des occasionnalistes. Ceux qui ont su
penser jusqu’au bout l’idée de la pure évanescence de l’instant ainsi que sa dialectique
437
Ibid., p. 131
Ibid.
439
Ibid.
438
227
propre, sont les cartésiens, et plus précisément, la prolongation malebranchiste de la
doctrine cartésienne de la création continuée. Ainsi, Lévinas remarque :
La théorie de la création continuée de Descartes et de Malebranche signifie, sur le plan
phénoménal, l’incapacité de l’instant de rejoindre par lui@même l’instant suivant. Il est dépourvu,
contrairement aux théories de Bergson et de Heidegger, du pouvoir d’être au@delà de lui@même.440
L’occasionnalisme est une pensée du « drame inhérent de l’instant ». Pour Malebranche,
l’instant manque ce dynamisme qui permet de penser l’instant comme partie, comme
subordonnée a la logique du temps linéaire ou de la durée. L’instant – qui est l’instant du
cogito – est essentiellement fini, ponctuel (comme l’intuition du moi dans la deuxième
Méditation). Il lui faut l’intervention divine, a chaque instant, pour assurer le passage
d’un instant à l’autre. Ainsi, le temps tel qu’appréhendé à partir de l’intuition de
l’évanescence de l’instant, se découvre temps discontinu.441 Il faut à chaque instant un
acte créateur, une intervention divine, pour exister : « Malebranche place la véritable
dépendance de la création a l’égard du Créateur dans son incapacité de se conserver dans
l’existence, dans sa nécessité de recourir à l’efficacité divine à tout instant ».442
L’intervention divine à laquelle ont recours Descartes et Malebranche reflète la
profondeur de l’intrigue temporelle, qui ne peut, en termes de pensée, s’ouvrir que sur
une métaphysique. Doctrine métaphysique du temps, qui pense le rapport de l’éternité et
440
Ibid., p. 128@129 ; sur la question du statut de l’instant chez Descartes, deux écoles se disputent
l’interprétation : celle de Martial Guéroult (Descartes selon l’ordre des raisons I. L’âme et Dieu, Aubier,
Paris 1968) – qui suit l’interprétation de Jean Wahl de la pensée cartésienne de l’instant (J. Wahl, L’idée de
l’instant dans la Philosophie de Descartes, Ed. Vrin, Paris 1933) – et celle de Jean Laporte (Le
rationalisme de Descartes, PUF, Paris 1945). Alors que pour Laporte le temps cartésien est une quantité
(comme la force ou la vitesse), et donc divisable a l’infini, (comme toute quantité), pour Guéroult, comme
pour Wahl, le temps cartésien est une qualité, et l’instant n’est pas une « partie » du temps, mais possède sa
qualité distincte. Pour eux, le temps cartésien est ainsi essentiellement discontinu, et l’instant a une
existence purement atomique. Les analyses de Lévinas de l’instant et la proximité qu’il se découvre avec
Descartes et Malebranche place Lévinas, dans cette querelle d’école, du coté de Guéroult et de Wahl. C’est
pourquoi nous nous référeront surtout a leur lecture dans notre étude de Descartes.
441
Cf. a ce propos J. Wahl, L’idée de l’instant dans la Philosophie de Descartes, Ed. Vrin, Paris 1933 ; à
propos de cette problématique, cf. aussi J.@L. Marion, Sur le Prisme Métaphysique de Descartes, PUF,
Paris 1986, pp.180@202
442
E. Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit. p. 129
228
de l’instant dans des termes qui ne subordonnent plus la dialectique propre de l’instant à
celle du temps. Au contraire : elle pense le temps a partir de la dialectique propre de
l’instant, qui est la seule dont nous avons une phénoménologie.443 D’autres rapports
apparaissent ainsi entre temps, instant, et éternité : le temps n’est plus l’image mouvante
de l’éternité – supposant une ressemblance entre le temps et l’éternité dans l’élément de
la pérennité –, mais rapport entre l’instant et l’infini, relation primordiale entre l’absolu et
l’évanescent.444 Cette description a l’avantage de se maintenir dans un proximité avec le
donné phénoménologique, avec le vécu propre de l’instant. Ainsi, Lévinas peut il déclarer
avec justesse que Malebranche anticipe, par sa métaphysique, le drame inhérent de
l’instant.
Sans
entrer
plus
en
profondeur
dans
la
lecture
lévinassienne
de
l’occasionalisme445, notons le point suivant : l’occasionalisme, avec la thèse de la
création continuée qui en constitue le centre, entend dans l’instant, dans l’existence de
l’instant, un rapport (entre créature et créateur). La subjectivité, ici, est déjà conçue dans
des termes d’un rapport entre la transcendance et le sujet, ou la transcendance assure le
443
L’intuition présentificatrice supposerait ainsi toute une dialectique, précisément celle de l’instant. Cette
phénoménologie nous permet de nous tourner d’une manière toute neuve à la fameuse critique de la
présence que les phénoménologues post@husserliens adressèrent à Husserl (Heidegger et Derrida avant tout,
mais aussi Lévinas). Cette dialectique absolument originale de l’instant n’impose t’elle pas une pensée
toute neuve de la primordialité théorétique de la présence ? La présence, en tant que telle, ne supposerait@
elle pas déjà une dialectique dont, précisément, elle livrerait la marque à la conscience re@présentificatrice ?
Nous laissons ces questions en suspens, cas ils débordent le cadre du présent travail.
444
Relation primordiale qu’on retrouve aussi entre le cogito fini et l’idée de l’infini: le cogito a une
existence séparée, et pourtant, il entretient un rapport avec l’infini, qui n’est pas “solipsiste”: l’idée de
l’infini n’aurait pas pu être « produite » par le cogito, selon le Descartes de la IIIème Méditation. Référence
cartésienne constante dans l’écriture de Lévinas, notamment dans Totalité et infini (Cf. en particulier
Section 1, § 5 « La transcendance comme idée de l’infini », Totalité et infini. Essai sur l’extériorité (1961),
Martinus Nijhoff/Le livre de poche, Paris 1992, pp. 39@45), mais aussi ailleurs (cf. en particulier « La
philosophie et l’idée de l’infini », in : En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit. pp.
229@247). Nous y reviendrons dans le prochain chapitre de ce travail.
445
Nous nous permettons de renvoyer a ce propos a notre article « Philosophical Present and Responsible
Present – Comments on Emmanuel Lévinas’s Philosophy of Time », in: Naharaim – Zeitschrift für
deutsch jüdische Literatur und Kulturgeschichte, Volume 2 (2008) (dir. A. Noor), De Gruyter, Berlin@New
York 2008, pp. 189@209.
229
temps du sujet.446 Bien avant la lecture lévinassienne de la IIIème Méditation
Métaphysique – ou selon Lévinas, Descartes découvre, avec l’Idée de l’Infini, une
transcendance authentique, une altérité positive –, Lévinas enracine sa pensée de l’altérité
dans un autre grand moment de la pensée cartésienne : celui qui pense le cogito comme
créature, et le temps comme création continuée. Bien avant la phénoménologie du visage,
la phénoménologie de l’instant procure à Lévinas les premiers indices d’une authentique
pensée de l’altérité, d’un « autrement qu’être ». La pensée de la subjectivité – l’existant
comme sortie de l’il y a – trouve dans l’instant une dialectique propre, dialectique qui
suppose une pensée de la subjectivité comme « créature ».
La métaphysique de la création continuée nous permet de mieux situer la pensée
lévinassienne du temps, et de comprendre le renversement qui s’y opère : au lieu de
penser l’instant a partir de la dialectique du temps, Lévinas propose de penser le temps a
partir de la dialectique propre de l’instant. La phénoménologie du temps de Lévinas
s’applique à penser les deux événements qui constituent la dialectique propre de l’instant:
la naissance et la mort. Ceci, depuis Le temps et l’autre, ou l’avenir est pensé a partir de
la mort (la mort y est décrite comme « une relation unique avec l’avenir »447), jusqu'à
Autrement qu’Etre, ou le passé est pensé a partir de l’évènement de la naissance (le soi
446
Thèses non pas réalistes, mais métaphysiques. Métaphysique que le kantisme réfute, mais que tout
l’effort de Lévinas sera de réhabiliter, a partir d’une lecture phénoménologique de ces thèses. Le projet
philosophique de Lévinas peut être lu comme un essai de « rétablir » la métaphysique, de procurer un
fondement phénoménologique a la métaphysique, tant cartésienne que platonicienne. La méthode à
emprunter est donc complexe : ni dialectique jusqu’au bout (il n’y a jamais de synthèse), ni
phénoménologique jusqu’au bout (le principe de la vision adéquate est constamment rompue par les
phénomènes eux@mêmes que Lévinas propose de décrire). Lévinas s’en explique partiellement dans Le
temps et l’autre : « Nous venons de décrire une situation dialectique. Nous allons maintenant montrer une
situation concrète ou cette dialectique s’accomplit. Méthode sur laquelle il nous est impossible de nous
expliquer longuement ici et à laquelle nous avons constamment recours. On voit en tout cas qu’elle n’est
pas phénoménologique jusqu’au bout. » (Le temps et l’autre, op. cit. p. 67).
447
E. Lévinas, Le temps et l’autre, op. cit. p. 59 ; Cf. pour une élaboration plus détaillée de cette
programmatique, Jacques Dewitte, « Instant, avenir, et résurrection », in: L’Expérience du temps –
mélanges offerts à Jean Paumen, Ousia, Bruxelles 1989, pp.175@198
230
est noué dans un temps irrécupérable, écrit Lévinas, « dans un temps de la naissance ou
de la création dont nature ou créature garde une trace, inconvertible en souvenir »448). Or
contrairement à l’Idée de l’infini, qui demeure une référence constante dans sa pensée, la
doctrine de la création continuée n’apparait plus dans les écrits de Lévinas après 1948. Il
est pourtant important de pointer la centralité de cette doctrine : tout comme la pensée
cartésienne de l’idée de l’infini est essentielle, dans Totalité et infini, pour comprendre la
pensée de la transcendance, la référence malebranchiste est fondamentale pour
comprendre la doctrine du temps : elle resitue cette doctrine dans son cadre proprement
métaphysique. Comme pensée du rapport entre subjectivité et altérité : l’altérité,
précisément, du temps.
b/ Sartre – la spontanéité comme doctrine inachevée de la créaturialité
Nous sommes à présent en mesure d’élaborer une remarque laissée en suspense dans
notre analyse de La transcendance de l’Ego. Nous avions remarqués alors que, hormis
deux allusions aux Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, la
question du temps n’occupe aucune place dans les analyses de La transcendance de
l’Ego.449 Or s’il est vrai que le temps ne fait pas l’objet d’une interrogation a part entière,
une lecture plus prudente de ce texte reconnaitra, du moins en creux des analyses
sartriennes du rapport entre l’Ego et la conscience, une méditation sur le thème de
l’instant, de ce que Lévinas aurait pu appeler la dialectique de l’instant coupée de la
dialectique du temps. Nous pensons à la notion de spontanéité, centrale dans la pensée de
Sartre. Voici ce que nous allons essayer de démontrer a présent : la pensée de la
448
449
E. Lévinas, Autrement qu’Etre ou au delà de l’essence, op. cit. p. 165
Cf. Supra., Deuxième partie, Chap. 1, § B, c.
231
spontanéité de Sartre – tout comme la pensée de la conscience impersonnelle – n’est pas
menée a son terme dans les analyses de La transcendance de l’Ego, tout en se
rapprochant singulièrement des thèses métaphysiques suggérées par Lévinas. Les
élaborations lévinassienne que nous venons de décrire nous permettront d’aborder ces
thèmes avec plus de science.
Pour Sartre, l’erreur « mondaine » est de saisir l’Ego comme une origine, de lui
attribuer les états et les actions comme a une source. Pour décrire ce rapport mondain
entre l’Ego et ces états et actions, Sartre a recours à la terminologie de la création :
Nous partons de ce fait indéniable : chaque nouvel état est rattaché directement (ou indirectement
par la qualité) a l’Ego comme a son origine. Ce mode de création est bien une création ex nihilo,
en ce sens que l’état n’est pas donné comme ayant auparavant été dans le Moi.450
Il faut séparer dans l’analyse sartrienne ce qui va faire plus tard l’objet d’une critique
(L’Ego comme origine), et l’analyse phénoménologique elle@même. La notion, d’une
charge métaphysique énorme, de création ex nihilo est requise ici pour des raisons
phénoménologiques. Car Sartre voit bien que les états et actions ne peuvent êtres décrites
comme découlant par nécessité d’une origine. Ils ne sont pas causalement liés à l’Ego. Ce
que Lévinas avait décrit dans les termes d’une simultanée naissance et mort de l’instant.
L’instant est un moment arrachée a la sérialité du temps linéaire. Ce qui ne peut se dire
que dans un langage de création ex nihilo. Ainsi, se rapprochant de très près des
intuitions lévinassiennes, Sartre est amené, pour les mêmes raisons, a formuler le rapport
entre l’Ego et les états@actions dans un langage occasionaliste : « …l’Ego maintient ses
qualités par une véritable création continuée »451. Même si Sartre n’y consacre pas une
phénoménologie a part entière, la façon qu’il a d’envisager l’instant rejoint les analyses
450
451
J.@P. Sartre, La transcendance de l’Ego, op. cit. p. 60
Ibid., p. 61
232
les plus poussées de Lévinas : parler de rapport de création entre l’Ego et ces états, c’est
suggérer une phénoménologie de l’instant comme événement de naissance et de mort,
c’est suggérer le caractère paradoxal de l’instant tel qu’il se découvre a l’intuition
phénoménologique (Sartre parle pour cela de « procession magique », d’un « fond
d’inintelligibilité »452). Il faut voir dans le recours de Sartre au langage métaphysique un
symptôme : pour éviter une pensée de l’instant qui ne soit pas conforme a la
phénoménologie – une pensée de l’instant qui supposerait déjà la dialectique du temps453
–, les notions le plus métaphysiques de la tradition philosophique, celles de création
continuée, s’imposent à lui. Sans que Sartre puisse en épuiser toutes les conséquences,
tout le sens. Sans qu’il puisse en déduire une authentique pensée de l’altérité.454
Dans le langage de Sartre, le rapport de création continuée est traduit finalement
dans celui de la spontanéité : « L’Ego est créateur de ces états et soutient ses qualités
dans l’existence par une sorte de spontanéité conservatrice »455. Or, nous le savons, l’Ego
– ou du moins ce qui lui est attribué précisément en matière de poesis, de création – est
une illusion démasquée par la phénoménologie elle@même de Sartre : ce qui est attribuée
a l’Ego résulte d’une inversion de l’ordre de la constitution. L’Ego n’est pas l’origine des
actions et des qualités, mais ce sont eux, ces consciences immédiates, qui constituent
l’Ego. L’exercice phénoménologique purifié consistera ainsi à retrouver, dans la
452
Ibid.
C’est aussi ce qui explique peut être le peu d’intérêt que Sartre porte dans ce texte aux thèses
husserliennes sur le temps. Ceux@ci – c’est ce qu’on va voir tout de suite relativement a la pensée
lévinassienne de l’instant – supposent un débordement de l’instant sur les autres instants, une
intentionnalité « transversale » qui relie un instant a un autre.
454
Ainsi, s’il est vrai, comme le note V. De Coorebyter, que les analyses du temps de Husserl auraient
permits a Sartre d’avancer dans sa recherche d’une nouvelle subjectivité (cf. a ce propos V. De Coorebyter,
Sartre face à la phénoménologie, op. cit. pp. 202@205), nous tentons de démontrer ici que déjà dans La
transcendance de l’Ego s’esquisse une pensée de l’altérité dans les termes créationnistes pour décrire le
rapport de la conscience aux états et actions. Tentative qui ne mènera pas Sartre au@delà de l’esquisse, mais
qui indique une réflexion, même si non développée, autour d’une temporalité propre du sujet.
455
Ibid.
453
233
conscience elle@même, l’origine des qualifications de l’Ego : « Il s’ensuit que la
conscience projette sa propre spontanéité dans l’objet Ego pour lui procurer le pouvoir
créateur qui lui est absolument nécessaire ».456 Or – et c’est cela qui nous importe dans
notre analyse – remarquons que dans le passage de l’analyse mondaine (l’Ego) à celle
phénoménologique (la conscience), Sartre n’abandonne pas la spontanéité : il va tout
simplement la déplacer de l’Ego à la conscience. L’analyse phénoménologique de
l’instant impose ce geste : la spontanéité, dans le lexique sartrien, est une traduction de
l’évanescence de l’instant – événement qui décrit un vécu authentique de la conscience.
Autrement dit : faute de pouvoir parler de création continuée, Sartre emprunte le langage
de la spontanéité. D’où la thèse : la conscience n’est pas uniquement impersonnelle, mais
aussi « spontanée ». Elle est « spontanéité impersonnelle ». Thèse qui résulte de la même
phénoménologie implicite de l’instant (l’instant n’a pas de cause). D’où ces paroles de
conclusion, qu’on peut entendre à présent d’une nouvelle oreille :
La conscience transcendantale est une spontanéité impersonnelle. Elle se détermine à l’existence à
chaque instant, sans qu’on ne puisse rien concevoir avant elle. Ainsi, chaque instant de notre vie
consciente nous révèle une création ex nihilo. Non pas un arrangement nouveau, mais une
existence nouvelle.457
On parle maintenant de la conscience pure, du cogito pré@réflexif, et non plus de l’Ego
mondain, illusoire, et nous voici en pleine logique de la création. Sauf que, pour Sartre,
au lieu d’occasionner une pensée de l’altérité, elle occasionne une pensée de l’angoisse :
Il y a quelque chose d’angoissant pour chacun de nous à saisir ainsi sur le fait cette création
inlassable d’existence dont nous ne sommes pas les créateurs.458.
456
Ibid., p. 63
Ibid., p. 79
458
Ibid., p. 79 ; cf. aussi pp. 82@83.
457
234
Nous pouvons définir à présent précisément le rapport entre la pensée de Sartre et celle
de Lévinas : la pensée de l’angoisse s’inscrit dans l’im@pensée de la pensée de la création.
La pensée de l’altérité, dans ce sens, déborde et accomplit la pensée de l’existence.
c/ Le débat avec Husserl – le sens de la Ur@impression
L’analyse de la phénoménologie de l’instant dans De l’existant a l’existence nous a
permis, moyennant un débat avec Sartre, d’entendre le sens que peut avoir, pour la
phénoménologie, une pensée occasionnaliste du temps. Pour accomplir notre mouvement
– interroger avec Lévinas le sens de la subjectivité a partir de la question du temps – il est
temps d’invoquer la référence husserlienne. Car c’est dans son débat avec Husserl,
étrangement absent de De l’existence à l’existant (nous allons voir tout de suite
pourquoi), que Lévinas investit le plus intensivement sa pensée du temps. Les deux textes
qui comptent le plus pour ces questions sont un petit texte de 1965, « intentionnalité et
sensation », ou est amorcé le débat avec les Leçons pour une phénoménologie de la
conscience intime du temps, et Autrement qu’Etre ou au delà de l’Essence, deuxième
texte majeure de Lévinas, après Totalité et infini, ou Lévinas se confronte intimement
avec Husserl autour de la question de la temporalité du sujet459. En faisant jouer ces deux
textes l’un contre l’autre, nous tenterons de saisir la profondeur du débat de Lévinas avec
Husserl autour du thème de la temporalité du sujet.
459
On pourrait diviser les débats majeurs des deux grandes œuvres de Lévinas, même si très
schématiquement, selon le partage suivant : Totalité et infini, qui pense essentiellement la question du
temps a partir de la question de la mort, qui élabore une pensée de l’avenir plus qu’une pensée du passé, est
en constant débat avec Heidegger, avec la pensée du Dasein comme Sein zum Tode (Cf. essentiellement la
section C de la IIIème partie « La relation éthique et le temps »), du moins en ce qui concerne la question
du temps. En revanche, la pensée d’Autrement qu’Etre – qui élabore une pensée du passé, du temps an@
archique du sujet comme créature – dialogue intensivement avec Husserl, posant avant tout la question du
passée a partir d’une interrogation du sens de la Ur Impression.
235
De prime abord, la lecture de Lévinas de la conscience du temps
phénoménologique se résume a la proposition suivante : le temps husserlien procède
d’une réduction des dimensions temporelles du futur et du passé a celle du présent, et
ceci, sous la forme prédominante de la re@présentation : la conscience temporelle
husserlienne n’a accès au temps que dans la mesure où elle la réduit a sa seule dimension
de présent. Non seulement la structure noético@noématique de l’intentionnalité, qui
suppose une possible présentification de la chose visé (son remplissement, sa présence en
chair et en os dans un « ici et maintenant » actuel), mais le temps lui@même, constituée
comme flux, ne peut l’être qu’en vertu d’un acte de base visant à rendre présent le passé
et le futur. C’est ainsi que Lévinas entends les deux intentionnalités temporelles que sont
la rétention et la protention : « déphasage des phases elles mêmes, selon l’intentionnalité
des retentions et des protentions, la fluence rassemble la multiplication des modifications,
se dispersant a partir du ‘présent vivant’ »460 ; « …rétention et protention par lesquelles
tout présent est re@présentation »461.
Cette critique abonde dans Autrement qu’Etre, sous différentes formes. Pour
entendre plus finement cette critique, il faut s’arrêter et interroger de plus près les textes
de Lévinas sur le temps chez Husserl. Car celles@ci entrevoient, de l’intérieur de l’analyse
husserlienne du temps, une pensée de l’altérité, que Husserl effleure sans pouvoir
l’embrasser entièrement. Husserl, pour Lévinas, s’arrête trop tôt dans ces analyses, et ceci
pour des raisons de fond : car s’engager jusqu’au bout dans les implications de l’analyse
phénoménologique du temps, c’est se voire contraint d’abandonner le principe
fondamental de la phénoménologie, a dire le primat de l’intentionnalité. Comme chez
460
461
E. Lévinas, Autrement qu’être ou au delà de l’essence, op. cit. p. 59
Ibid., p. 166
236
Sartre, chez Lévinas, c’est la description elle@même qui commende un dépassement des
thèses husserliennes. Seulement avec Lévinas, ce qui est dépassé, ce n’est pas
uniquement les thèses de Husserl (inconséquentes par rapport a la radicalité de la notion
d’intentionnalité, comme le démontre Sartre), mais la phénoménologie dans son principe
le plus intime : celui de l’intentionnalité même.
d/ « Intentionnalité et sensation ». Perspectives généreuses
Notons pour commencer la différence entre la conscience husserlienne du temps et celle
que Lévinas critiquait dans De l’existence à l’existant : alors que celle@ci était accusé de
penser l’instant a partir du temps, Lévinas reconnaît chez Husserl une réduction des
dimensions temporelles (passé, futur) a la catégorie du présent. Husserl, contrairement
aux pensées du temps classiques et avec Lévinas, tente de penser le temps a partir de
l’instant, a partir du présent – seule dimension temporelle phénoménologiquement
avérable, seule dont on peut avoir, a proprement parler, une intuition remplie. Le passé et
le futur, par définition, ne peuvent êtres remplis – le remplissement supposant une
présentification, un « être la en chair et en os », c'est@à@dire un abandon du phénomène
original (le passé en tant que passé et le futur en tant que futur) dans la visée du
phénomène.
Ils
ne
peuvent
a
proprement
parler
pas
apparaître,
ils
sont
phénoménologiquement absents. Ou bien, ils n’apparaissent que comme non présents.
C’est pourquoi l’analyse doit encrer la description du passé et du futur dans le présent. Ce
que Husserl nomme: « le présent vivant ».
L’analyse du temps doit partir de la « vie du présent ». Or penser le présent
vivant, pour Husserl, c’est avant tout penser l’origine sous la forme d’une « impression
237
originaire ». Le présent de Husserl, note Lévinas dans « Intentionnalité et sensation », est
non seulement origine de soi, mais origine impressionnelle : « Les Conférences sur la
constitution de la conscience intime du temps, insistent d’abord sur les sources
impressionnelles de toute conscience »462, écrit Lévinas. Or, prudent lecteur des
appendices des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps
(appendice 5 et 9 essentiellement), Lévinas y remarque la chose suivant : la conscience
impressionnelle signifie avant tout une « confusion de la spontanéité et de la
passivité »463. S’y découvre une dimension fondamentale de la conscience qui se situe
avant la distinction claire entre passivité et spontanéité. C’est pour avoir reconnu cette
dimension, cette « confusion », que Lévinas trouve dans Husserl la genèse d’une
réflexion fondamentale sur le temps. La Ur impression, lieu de la confusion du passif et
du spontané, va servir de point de départ a Lévinas pour une méditation originale de la
temporalité husserlienne.
Tant dans « Intentionnalité et sensation » que dans Autrement qu’Etre, Lévinas
insiste sur le déphasage intérieur de l’impression originaire, sur le fait qu’il est la
simultanéité de l’être et du non être de la conscience, son étirement intérieur, ce qu’il
appelle « l’écart de la Ur impression » :
L’écart de l’Ur impression – est l’événement, de soi premier, de l’écart du déphasage, qu’il ne
s’agit pas de constater par rapport a un autre temps, mais par rapport a une autre proto@impression
qui est, elle@même, « dans le coup » : le regard qui constate l’écart est cet écart même.464
La Ur impression comme évènement primordiale de la conscience du temps n’est pas
issue d’une réflexion sur le temps, mais décrit le vécu primordial du temps qui, dans la
matière même de son intentionnalité, implique un écart, l’irréductible présence, au sein
462
E. Lévinas, « Intentionnalité et sensation », in: En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op.
cit. p. 210
463
Ibid.
464
Ibid., p. 213
238
de la conscience, de l’avant et de l’après. La rétention et la protention se découvrent ainsi,
dans l’Ur impression, être « la façon même du flux »465. Ce que Lévinas interprète
comme la coïncidence de l’événement et du penser : « le retenir ou le protenir (pensée) et
l’être a distance (événement) coïncident ».466 La phénoménologie du temps pointe
l’intime de l’intentionnalité, sa matérialité la plus propre. Coïncidence de la pensée et de
l’événement, le flux entendu comme l’écart primordial de l’Ur impression présentifie
l’élément le plus opaque (celui qui sera associé, au § 85 des Idées I, a la hylé sensible), le
plus « indiscernable » au fond de toute intentionnalité : celui du sentir. Le sentir est la
simultanéité du passif et du spontané qui a lieu au cœur du temps, dans l’instant comme
Ur@impression : le sentir est le subir et l’accueillir qui se produit comme temporalité de
l’instant. Dimension première, irréductible de la conscience, que Husserl nomme, au
fameux § 36 des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, la
« subjectivité absolue ». Lévinas commente :
Le flux qui est le sentir même de la sensation, Husserl l’appelle subjectivité absolue, plus profonde
que l’intentionnalité objectivante et antérieure au langage… Le flux ou la dualité de la conscience
et de l’évènement est surmontée, n’a plus de constitution ; il conditionne toute constitution et toute
idéalisation.467
Dans notre chapitre sur Husserl, nous avons étudiés cette articulation husserlienne de
près.468 Mais nous avons constaté aussi que, s’attachant au primat de l’intentionnalité,
Husserl ne pouvait porter l’analyse plus loin. Arrivée au point de butée de l’analyse, au
stade de reconnaître dans le flux l’intérieur de la « subjectivité absolue », Husserl avouait,
dans une déclaration hautement significative, que pour dire cela « les noms nous font
465
Ibid.
Ibid.
467
Ibid., p. 214
468
Cf. Supra., Première Partie, Chap. 2, § H
466
239
défaut »469. Lévinas, dans Autrement qu’Etre, se propose de poursuivre l’interrogation à
partir de ce non dit. A partir de ce pour quoi il nous manque des mots. A propos
précisément de l’aveu de Husserl, Lévinas remarque : « Les noms nous manquent ou la
chose passe t’elle le nommable ? Ne retrouvons nous pas en fait la fluence non
thématisable du temps par réduction a partir du Dit ? ».470 Nous sommes au point de
l’innommable : la fluence non thématisable du temps est ce pour quoi les verbes et les
noms font défaut. Pour poursuivre la méditation, un déplacement fondamental des
principes est requis. Un dépassement de la phénoménologie dans ces principes.
Cette intentionnalité première qui coïncide avec l’œuvre même du temps, ne se distingue t’elle pas
de l’intentionnalité objective et idéalisant qui serait libérée de toute temporalité sur la voie qui
mène de l’immanence a la transcendance ? Certes, la modification rétentionnelle allant jusqu'à la
chute de l’impression dans le passé, vire en souvenir… Mais faudrait il penser que toute
intentionnalité est déjà a quelque titre souvenir ? Ou, plus exactement, l’objet de l’intention n’est il
pas plus vieux que l’intention ? Y a@t@il diachronie dans l’intentionnalité ?471
Nommer l’innommable, suppose un débordement de l’idée d’intentionnalité tel que
comprise par Husserl. Débordement commandée par l’analyse même du temps. Celle@ci
invite à penser une intentionnalité diachronique : non@simultanéité du rapport noème@
noèse, non@adéquation au cœur même de l’intentionnalité du temps. « Y a t’il diachronie
dans l’intentionnalité ? », interroge Lévinas, suggérant une intentionnalité temporelle
comme non@adéquation. Il ne s’agit évidemment pas ici du retard de toute perception par
rapport a l’objet intentionnelle, ni de celui de l’attitude phénoménologique qui suppose
toujours un temps entre la sensation et l’intention qui l’anime (tel qu’ils sont décrits dans
le § 85 des Idées I sur la hylé), ni de la réflexion (épiphénomène de la conscience
temporelle qui, originellement, se vie dans cette écart). Il s’agit ici de l’écart propre à la
proto impression elle même.
469
E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit. § 36, p. 99
E. Lévinas, Autrement qu’être ou au delà de l’essence, op. cit. p. 60, n.1.
471
E. Lévinas, « Intentionnalité et sensation », op. cit. p. 214
470
240
La notion de diachronie joue un rôle majeur dans la pensée de Lévinas, et plus
spécifiquement dans sa description du rapport à autrui, dans l’évènement@visage. Ce qui
est singulier dans les analyses du temps de Lévinas, c’est que cette notion apparaît ici
dans le cœur de l’instant, dans la fluence même du temps. L’analyse de l’Ur impression
husserlienne permet de dire la diachronie du temps. L’analyse du temps tel que Husserl
la décrit, mais menée jusqu’au bout, révèle une contre@intentionnalité dia@chronique ; une
intentionnalité a rebours ou le je perds de son originarité. Mieux, ou la conscience elle@
même perds de son originarité : l’altérité du temps (futur, passé), dans la fluence même
du flux – c'est@à@dire dans l’intérieur même de ce qui constitue ma subjectivité –a prise
sur moi : naissance latente du sujet comme passivité, comme « malgré moi ».472
Dans « Intentionnalité et sensation », Lévinas opère un réel travail sur l’écriture
husserlienne. Il investit totalement les analyses husserliennes, pour les surprendre de
l’intérieur. Pour en extraire les concepts qui formeront les notions clés de sa propre
pensée du temps.
La nouveauté imprévisible de contenus qui surgissent dans cette source de toute conscience et de
tout être – est création originelle (Urzeugung), passage du néant a l’être, création qui mérite le
nom d’activité absolue, de genesis spontanea ; mais elle est a la fois comblée au@delà de toute
prévision, de toute attente, de tout germe et de toute continuité et, par conséquent, est toute
passivité, réceptivité d’un autre pénétrant dans le même, vie et non pensée... le mystère de
l’intentionnalité git dans l’écart de… ou dans la modification du flux temporel. La conscience est
sénescence et recherche d’un temps perdu.473
Lévinas, investissant la description husserlienne, y inscrit les thèmes fondamentaux de sa
métaphysique phénoménologique du temps : l’autre dans le même, la temporalité comme
« sénescence », la création originelle. Pour parler le langage du Sartre de Qu’est ce que la
littérature, le texte de 1965 noue un vrai « pacte de générosité » avec Husserl. Dans
472
Cf. a ce propos les analyses du « Malgré soi » dans Autrement qu’Etre ou au delà de l’essence (op. cit.
pp. 86@90)
473
E. Lévinas, « Intentionnalité et sensation », op. cit. p. 216.
241
l’idée de l’Ur@impression, il déchiffre le vocabulaire premier de la pensée de l’altérité. Le
« mystère de l’intentionnalité » comme temps serait déjà une pensée première de
l’altérité.
e/ Autrement qu’Etre ou au@delà de l’essence. Perspectives critiques
Or la lecture généreuse est relayée par une lecture critique. On la trouve essentiellement
dans Autrement qu’être, qui expose, autour précisément de la question du temps, l’écart
entre la phénoménologie et la pensée de l’altérité.
Husserl, dans Autrement qu’Etre, se situe au bord d’un débordement
phénoménologique fondamental dans son analyse du temps. Les analyses de l’Ur
impression, touchant la « subjectivité absolue », en fournissent le matériel. Or l’analyse
de Husserl s’arrête trop tôt, les mots lui « manquant » pour achever le geste. Dans
Autrement qu’Etre, cette impossibilité de dire, cet arrêt de l’analyse husserlienne du
temps, va faire l’objet central de la critique : au bord de l’affirmation d’une irréductible
altérité, Husserl se retire, selon Lévinas. L’analyse du temps en termes d’Ur impression,
avec la notion fondamentale de l’écart, est recouverte en fin de compte chez Husserl par
la conscience intentionnelle, qui aura le dernier mot :
Même a ce niveau primordial qui est celui du vécu, ou la fluence, réduite a l’immanence pure,
devrait exclure jusqu’au soupçon d’objectivation, la conscience demeure intentionnalité –
« intentionnalité spécifique » certes, mais impensable sans corrélatif appréhendé. Cette
intentionnalité spécifique est le temps même.474
Le temps n’est plus la différence fondamentale au cœur du sujet, il n’est plus la
distraction irréductible, mais bien la réduction de l’autre au même : non plus l’autre dans
474
E. Lévinas, Autrement qu’être, op. cit. p. 57
242
le même (trope fondamentale d’Autrement qu’être475, qui dit la subjectivité du sujet, et
que Lévinas use dans « Intentionnalité et sensation » pour décrire l’Ur impression
husserlien), mais autre dans l’identité (formule qui dénote une réduction de l’altérité a
l’identité – reconnue par Lévinas comme l’erreur, sinon le vice, le plus profond de la
philosophie occidentale): « Il y a conscience dans la mesure ou l’impression sensible
diffère d’elle@même sans différer ; elle diffère sans différer, autre dans l’identité… ».476
Le différer, ici, est surpris, mais immédiatement recouvert. L’événement propre de l’Ur
impression – son être comme genesis spontanea, comme événement d’altérité
irréductible, Autre dans le Même – est occulté.
La séquence suivante ponctue ce mouvement de manière très précise. Dans un
premier moment, Lévinas reconnaît dans l’analyse husserlienne de l’impression
originaire le déphasage, l’irrécupérable retard sur lui@même, une diachronie : « Elle n’est
pas en phase avec elle@même : tout juste passée, sur le point de venir ».477 Mais
immédiatement, Lévinas rectifie : cet être en déphasage ne l’est qu’à première vue. En
vérité, la rétention et la protention récupèrent ce qui a été perdu, ils disent précisément le
recouvrement du déphasage par le phasage intentionnel :
Mais différer dans l’identité, maintenir l’instant qui s’altère, c’est le « pro@tenir » ou le « re@
tenir » ! Différer dans l’identité, se modifier sans changer – la conscience luit dans l’impression
pour autant que l’impression s’écarte d’elle@même : pour s’attendre encore ou pour déjà se
récupérer. Encore, déjà, temps ; et temps ou rien n’est perdu.478
Lévinas expose ici le travail de l’intentionnalité temporelle (protention, rétention) :
transformer le « tout juste » et le « sur le point de » en encore et en déjà. Réduire la
475
Pour ne citer qu’un passage parmi tant d’autres : « L’unicité du moi, accablé par l’autre dans la
proximité, c’est l’autre dans le même psychisme. » (Autrement qu’être ou au delà de l’essence, op. cit. p.
201)
476
Ibid., p. 57
477
Ibid.
478
Ibid.
243
différence, le différer premier, a l’œuvre dans le temps du sujet, dans la subjectivité
entendu comme temps.
Prenons un autre passage d’Autrement qu’Etre, ou Lévinas est encore plus clair.
Après avoir mentionné l’originalité de la description de l’impression originaire –
« l’originaire impression ne devance t’elle pas toute protention et ainsi sa propre
possibilité ? »479 – après avoir lu, dans la proposition de Husserl d’y voir un
« commencement absolu »480, source originaire qui n’est pas elle@même produite, genesis
spontanea, une invitation a « rendre intelligible la notion de l’origine et de la création,
d’une spontanéité ou activité et passivité se confondent absolument »481, Lévinas
remarque : « Que cette conscience originellement non objectivée dans le présent vivant,
soit thématisable et thématisant dans la rétention sans rien y perdre de sa place temporelle
qui confère ‘individuation’ et voila que la non@intentionnalité de la proto@impression
rentre dans l’ordre, ne mène pas en deca du Même, ni en deca de l’origine ».482 La non@
intentionnalité de l’Ur@impression rentre dans l’ordre. La singularité de l’instant, son
« drame intérieure », et l’altérité inscrite dans le phénomène même de l’instant, sont
occultés. Il le faut : quitte a renoncer au primat de l’intentionnalité.
Lévinas écrit : « La proto@impression retrouve dans le contexte de l’intentionnalité
(qui chez Husserl demeure impérieuse) son pouvoir d’étonner ».483 On pourrait lire toute
la pensée du temps de Lévinas comme un essai d’être a la hauteur de cet étonnement :
l’étonnement devant l’événement du temps comme genesis spontanea, devant ce
« commencement absolu », qu’a chaque instant, le sujet est sans pouvoir l’être. Cet
479
Ibid., p. 58
Ibid.
481
Ibid., p. 59
482
Ibid.
483
Ibid., p. 59
480
244
événement du temps qui dévoile l’im@puissance du sujet, sa passivité : il n’est pas causa
sui, il n’est pas a lui@même son origine. Or pour penser cela, il faut quitter l’horizon du
primat de l’intentionnalité. Car si l’intentionnalité « demeure impérieuse » pour Husserl,
elle ne l’est pas pour Lévinas. Il lui est permit de penser l’évenementialité du temps au@
delà du cadre husserlien strictement circonscrit par le primat de l’intentionnalité : « Parler
du temps en termes de fluence, c’est parler du temps en termes de temps et non pas
d’événements temporels »484. Le programme de Lévinas est a présent clair : s’attacher a
l’ « étonnant » (événement), au détriment du « primat » (intentionnalité).
Le sujet ne se décrit donc pas à partir de l’intentionnalité de l’activité représentative, de
l’objectivation, de la liberté et de la volonté. Il se décrit à partir de la passivité du temps. La
temporalisation du temps, laps irréductible et hors toute volonté, est tout le contraire de
l’intentionnalité… La temporalisation est le « contraire » de l’intentionnalité de par la passivité de
sa patience. 485
L’inversion que Lévinas propose est radicale : elle implique une redéfinition de la
subjectivité. L’analyse du temps y invite. Si les mots manquent à la phénoménologie pour
dire l’événement de l’instant, de l’Ur@impression, la pensée de l’altérité est en mesure
d’en formuler tout le vocabulaire : celui précisément de la passivité fondamentale.
Passivité plus passive que toute passivité, que dénote précisément le terme de création :
Ainsi, pour la création ex nihilo – à moins qu’elle ne soit pure non sens – une passivité sans
retournement en assomption est pensée et, ainsi, le soi comme créature est pensé, dans une
passivité plus passive que la passivité de la matière, c'est@à@dire en deca de la virtuelle coïncidence
d’un terme avec lui@même.486
La matrice phénoménologique husserlienne pensée jusqu’au bout permet de redonner
sens a la pensée de la création ex nihilo487. Dans De l’existence à l’existant, pour dire
484
Ibid., p. 60
Ibid., p. 90
486
Ibid., p. 180
487
On se souvient de la remarque de Lévinas sur Husserl dans « intentionnalité et sensation » selon laquelle
la pensée husserlienne du temps permettrait de « rendre intelligible la notion de l’origine et de la création,
485
245
l’hypostase comme instant, pour dire le drame inhérent de l’instant, la référence
malebranchiste était retenue. Ici, Lévinas – à partir d’un dialogue avec Husserl – répète le
mouvement, en approfondissant l’analyse. La pensée de l’altérité est une pensée de la
création. Qui s’oppose radicalement a la « philosophie occidentale », pour laquelle cette
notion de la passivité – corrélative de la notion de création – n’a aucun sens :
Ce n’est pas par hasard que Platon nous enseigne l’éternité de la matière, et que pour Aristote la
matière est cause. Telle est la vérité de l’ordre des choses. L’ordre des choses auquel reste fidèle la
philosophie occidentale, laquelle est peut être la réification elle@même – ignorant la passivité
absolue d’en deca de l’activité et de la passivité – qu’apporte l’idée de la création. Les philosophes
ont toujours voulu penser la création en termes d’ontologie, c'est@à@dire en fonction d’une matière
préexistante et indestructible.488
Contre les philosophes, se dresse la pensée de l’altérité, qui pense – contre le principe de
l’intentionnalité – le sujet comme passivité fondamentale : « La subjectivité du sujet,
c’est la vulnérabilité, exposition a l’affection, sensibilité, passivité plus passive que toute
passivité, temps irrécupérable, dia@chronie in@assemblable de la patience… ».489 La
pensée du sujet comme passivité, comme être crée a l’laquelle aboutit Lévinas, est une
phénoménologie du temps poussée jusque dans ces ultimes recoins. Jusqu’au lieu ou, de
l’intérieur, l’inversion s’impose.
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Le sujet est passivité, création. Passivité qui n’est pas celle opposé à l’activité. Celle@ci
suppose un subir qu’on serait capable de surmonter (le couple passivité@activité n’ayant
de sens qu’a partir de cette possibilité). Or – et cela, déjà les analyses de Husserl
l’affirmaient – l’Ur impression est le lieu ou spontanéité et passivité se confondent.
d’une spontanéité ou activité et passivité se confondent absolument » (Autrement qu’être ou au delà de
l’essence, op. cit. p. 59). Dans Autrement qu’Etre, c’est précisément ce que Lévinas fait.
488
Ibid., p. 174
489
Ibid., p. 85
246
Confusion qui fait toute l’intrigue de l’instant, qui constitue son « drame intérieur ».
« Passivité plus passive que toute passivité », dans les termes de Lévinas, et dont il faut à
présent entendre le sens, au@delà de la confusion.
Moyennant une réflexion sur la pensée de l’altérité dans le sujet (le sujet comme
temps), nous pensons pouvoir dégager à présent le lieu exact de la phénoménologie
d’autrui de Lévinas. Celle@ci occupe une place centrale dans la pensée lévinassienne,
mais que nous aimerions circonscrire de manière très précise : non pas comme unique
événement d’altérité – le temps, nous l’avons vu, est lui aussi phénomène d’altérité pour
Lévinas –, mais comme seul événement d’altérité ou il est question d’une présence a moi
de l’autre. D’une réalisation phénoménologique plénière de l’altérité. Autrui, l’autre
homme, a ceci de particulier qu’il apparaît a moi dans un ici et un maintenant,
contrairement a l’altérité du passé, ou a l’altérité du futur. L’effort de Lévinas sera de
décrire autrui comme un apparaissant non représentable, non@présent, irréductible a une
conscience présentificatrice. Comme « visage ». Reste que cet exercice descriptif
s’applique prioritairement à autrui précisément parce que l’autre s’expose à moi, le
visage est révélation, pour user des termes de Totalité et infini. Dans Autrement qu’Etre,
pour éviter le registre de la lumière compris dans le terme de révélation, Lévinas a
recours a une phénoménologie de la présence non visible, ce qu’il nomme proximité : la
proximité est une présence non représentable, une présence qui précède la lumière, qui
repose sur un sentir primordial et non synthétisable : « La proximité c’est le sujet qui
approche et participe comme terme, mais ou je suis plus – ou moins – qu’un terme ».490
La thèse de cet écrit s’énonce donc : le sujet est proximité. Sans entrer dans la question
du passage de Totalité et infini a Autrement qu’être et de la radicalisation du mouvement
490
E. Lévinas, Autrement qu’Etre ou au delà de l’essence, op. cit. p. 131
247
de pensée de Lévinas, ce qui nous importe c’est de reconnaitre la singularité de
l’événement@autrui comme seule « donné » qui autorise une phénoménologie positive.
Car l’événement@autrui participe, d’une certaine manière, à la présence (en tant que
révélation, ou en tant que proximité). Et autrui fait ainsi sens, il signifie. Paradoxalement,
l’altérité d’autrui fait sens.491 Elle permet d’entendre le sens de la passivité, de l’altérité,
qui git déjà a l’intérieur du sujet comme temps (Autre dans le Même). D’où le propos
récurrent de Lévinas : le sens de la passivité doit s’entendre comme passivité du « pour@
autrui » :
La vie est vie malgré la vie… La passivité du « pour@autrui » exprime dans ce pour autrui un sens
ou n’entre aucune référence positive ou négative a une préalable volonté.492
Le sensé se déroule dans la sphère intersubjective. Qui ne fait que déplier l’événement
originel de la subjectivité comme créaturialité. C’est ce déploiement qu’il faut, pour finir,
interroger.
491
Toute la critique de Derrida dans « Violence et métaphysique » (in : L’écriture et la différence,
Seuil/Points@essais, Paris 1967, pp. 173@196) pointe ce moment de présence irréductible dans la pensée de
Lévinas, qui pourtant prétends s’ancrer dans une métaphysique de l’altérité. La pensée de l’altérité serait
ainsi redevable d’une présence sans laquelle elle ne pourrait faire sens (ainsi, note Derrida entre autre, « Il
suffit que le sens éthique soit pensé pour que Husserl ait raison » (p. 179) ; ou bien : « J’ai un regard pour
reconnaître ce qui ne se regarde pas comme une chose, comme une façade, comme un théorème. J’ai un
regard pour le visage lui@même. » (180)). La lecture critique de Derrida serait sans doute impossible s’il n’y
avait, dans la phénoménologie du visage, un moment de présence, un vécu. Or tout l’intérêt de l’écriture de
Lévinas est de pointer ce vécu comme non intentionnel, comme non redevable a la philosophie de la
présence (sur ce point, la critique de la phénoménologie de Lévinas et de Derrida se rejoignent : depuis Le
problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, a travers La voix et le phénomène et jusqu'à
L’introduction a l’origine de la géométrie, Derrida réitère la même critique : la phénoménologie,
philosophie de la présence et de la vision, suppose un fond de non présence, et demeure ainsi infondé dans
son principe. La différence entre Derrida et Lévinas est que la pensée de Lévinas en profite pour formuler
une thèse positive : la subjectivité comme responsabilité. C’est sur la possibilité de passer de la critique a
une pensée positive que porte l’objection de Derrida). Autrement qu’Etre, qui pour une part du moins
réponds à la critique derridienne, tente de reformuler la pensée de l’altérité sans que celle@ci suppose la
primauté phénoménologique de la présence. Dans la logique lévinassienne, cela suppose une description de
l’événement de l’altérité précédant la constitution d’un moi comme jouissance et séparation (constitution a
laquelle Lévinas consacre toute la deuxième partie de Totalité et infini et qui est absente d’Autrement
qu’Etre). Dans l’analyse du temps de Autrement qu’Etre, cette pensée de l’altérité prends corps en ancrant
l’altérité dans le même, sans que pourtant cette altérité soit « immanente ».
492
E. Lévinas, Autrement qu’être ou au delà de l’essence, op. cit. p. 86
248
a/ L’autre comme origine du sensé: après Husserl et Sartre
Le parcours phénoménologique nous permettra, une fois de plus, de cerner l’originalité
de la description de l’autre chez Lévinas. Comme nous l’avons étudié dans la partie
précédente de ce travail, l’autre n’est pas rencontré chez Husserl dans un acte constituant
simple (coïncidence de la donation et de la visée). Le Husserl de la 5ème Méditation
cartésienne développe une théorie de l’alter ego impliquant une intentionnalité
particulière, une « apprésentation analogique ». Or, cette intentionnalité, comme nous le
remarquions, posait un problème fondamental, car elle enfreint les principes de bases de
la phénoménologie, à savoir le principe de la donation du phénomène par intuition
remplie (possible ou actuel).
Sartre y vu l’occasion de se séparer de Husserl : les analyses husserliennes de
l’alter ego sont insuffisante et problématiques, et surtout, ils ne sont pas sensibles @
reposant sur le primat de l’intentionnalité objectivante – au mode original d’apparaître
d’autrui : l’autre, selon Sartre, apparaît comme me visant. L’être visé est la vérité du voir
l’autre, disait Sartre. Visée vécu par une conscience préréflexive. C’est pourquoi la
conscience représentative n’est jamais, pour Sartre, le lieu originel de l’apparaître de
l’autre. Celle@ci manque toujours l’apparition authentique d’autrui, elle est toujours en
retard – retard que mesure l’écart entre la conscience préréflexive et celle réflexive.
Retard du retournement de la conscience préréflexive à celle réflexive. Autrement dit, en
tant qu’apparaissant sur le plan préréflexif sans pouvoir être rattrapé par celle réflexive,
l’autre apparaît a contre@courant de l’intentionnalité. C’est cela le sens du « me
viser » : je suis « pris » par le regard d’autrui, avant que je n’ai le temps de l’appréhender
par un regard réflexif, de le « constituer », serait ce par analogie. L’autre a ceci de
249
singulier qu’il vise la conscience avant la réflexion, réveillant le subir de la conscience,
un vécu de pur passivité.
Or Sartre, nous l’avons vu, ne peut se maintenir a ce niveau de l’analyse : hanté
par le primat de la liberté, par l’impératif de la liberté, il ne peut penser la passivité du
sujet qu’à partir du couple de l’actif et du passif. La passivité, pour Sartre, n’est que
l’envers de l’activité, qui n’a plus qu’à réclamer ces droits. C’est pourquoi, après avoir
découvert une subjectivité pré@réflexive atteinte par le regard de l’autre – subjectivité
atteinte comme passivité, comme un « me viser », et échappant pour ainsi dire a
l’impersonnalité pour ces raisons la – Sartre propose un retournement : du passif a
l’actif.493 Le « moi vu » se retourne en « moi voyant »494. Le rapport avec l’autre est
lutte : ce que Sartre nommait l’altération réciproque des regards. Qui occupera la majeure
partie des analyses de Sartre du « pour autrui » dans L’Etre et le néant.
Pour reconquérir la liberté, Sartre occulte l’intuition originelle d’autrui, et la
passivité fondamentale du sujet que celle@ci dévoile. La phénoménologie de Lévinas
cherche à se maintenir au niveau de l’instant de l’ « être vu », et a l’inversion du principe
de l’intentionnalité que ce rapport implique. Tout l’essai de Lévinas consistera à ne pas
quitter ce lieu de l’être vu, ce moment de contre@intentionnalité radicale, et a en tirer
toutes les conséquences, a l’entendre jusqu’au bout. Après l’avoir salué pour sa
493
La méditation nietzschéenne du sujet se situe dans le même horizon de pensée. Nietzsche, comme
Sartre, reconnaît a sa manière la dimension fondamentalement passive du sujet, sous la forme du rêve, du
« dormir » (ce qu’il nomme l’élément apollinien), et de l’ivresse (le dionysiaque). La topologie de l’âme
nietzschéenne tel que décrite a partir de La Naissance de la tragédie est somatique, et non pas dialectique.
Or il s’agit toujours, chez Nietzsche, d’une passivité à surmonter, dans l’élément de la volonté : volonté de
puissance, retour éternel du même, qui prescrivent un assumer de la passivité, son retournement en activité
(d’où la condamnation du ressentiment dans la morale nietzschéenne: le ressentiment n’est autre qu’un agir
non@assumé). Passivité assumée entendu désormais comme l’essence même du tragique, dans l’amor fati.
Contrairement a cette pensée, celle de Lévinas procède d’une méditation sur la passivité inassumable,
accouchant d’une nouvelle définition du sujet – l’être crée comme rapport a l’altérité, au@delà du tragique,
au@delà de l’absurde et de l’insensé de l’il y a.
494
Retournement qui n’était possible que supposant une version ou une autre de l’empathie, thèse
husserlienne que Sartre critique à l’origine.
250
description du pour autrui comme un « me viser », Lévinas, dans « La trace de l’autre »,
critique Sartre précisément sur ce point.
Sartre dira d’une façon remarquable, mais en arrêtant l’analyse trop tôt, qu’Autrui est un pur trou
dans le monde. Il procède de l’absolument Absent. Mais sa relation avec l’absolument absent dont
il vient, n’indique pas, ne révèle pas cet Absent ; et pourtant, l’Absent a une signification dans le
visage.495
S’arrêtant trop tôt dans sa description de l’autre, Sartre ne saisit que le sens négatif du
rapport : l’autre comme « pur trou de vidange », l’autre comme me volant mon monde.
Mon monde s’épuise en lui, est absorbé par lui. Ou pire, mon être m’est aliéné, l’autre
me « chosifie ».496 Feignant de reconnaître le moment positif, Sartre décrit la lutte entre
les libertés : le pour@soi tente de regagner sa liberté, répliquant par un autre regard, un
contre@regard. Ainsi se produit, sous nos yeux, l’occultation de l’évènement@autrui. De ce
que le « me viser » contient de positif : une transcendance, un « au@delà du monde. Ce
que Lévinas nomme : « l’absolument Absent », ou l’Invisible.
Lévinas cherche a décrire cette positivité. Tache difficile, car l’absent, l’invisible,
est réfractaire, s’il est réellement absent, a toute description positive. Décrire l’autre
positivement, c’est déjà, selon une logique connue depuis le Parménide de Platon, rendre
l’altérité relative, et ainsi contaminer cette altérité. Ou dans les termes platonicien : il ne
pourrait y avoir de définition de l’Un qui ne rendrait pas l’Un relatif. Cette difficulté,
Lévinas en est plus que conscient : depuis Le temps et l’autre, qui se place tout entier sur
un plan qui défie la logique parménidéenne497, jusqu'à Autrement qu’Etre et en passant
par Totalité et infini, le projet lévinassien peut être décrit comme un essai d’affronter ce
paradoxe logique. Paradoxe retraduit dans Totalité et infini dans les catégories du Même
495
E. Lévinas, « La trace de l’autre », op. cit. p. 276
Ainsi par exemple dans les analyses de la honte : « La honte pure n’est pas sentiment d’être tel ou tel
objet répréhensible mais, en général, d’être un objet… » (J. P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit. p. 328).
497
E. Lévinas, Le temps et l’autre, op. cit. p. 20 et p. 78.
496
251
et de l’Autre : « Comment le Même, écrit Lévinas au tout début de Totalité et infini, se
produisant comme égoïsme, peut il entrer en relation avec un Autre sans le priver aussitôt
de son altérité ? »498.
La méthode phénoménologique – fut elle anti@phénoménologie, phénoménologie
à rebours – procure à Lévinas un moyen pour affronter cette question. Car la
phénoménologie – et cela était son projet d’origine, déjà chez Husserl – se veut être plus
fondamentale que la logique. Nous nous souvenons des premiers paragraphes
programmatiques de Logique formelle et Logique transcendantale : La logique (formelle)
doit être fondée phénoménologiquement (Logique transcendantale). Car celle la n’est
qu’une formalisation d’intuitions originelles qui, dans le passage de l’intuitif au logique,
procèdent d’un effacement, d’un oubli, du sens premier. La tache de la phénoménologie
est de recouvrir ce sens premier. Qui, par définition, est plus large que le sens déduit,
formel. Ou pour le dire dans un langage sartrien, l’ordre du vécu – l’ordre de l’existence
– est plus fondamental que l’ordre logique – l’ordre de l’essence. La phénoménologie,
qui met en scène les concepts, qui les fait vivre et ainsi les déformalise, permet d’aborder
d’une façon toute neuve des grands thèmes philosophiques, et de dissiper quelques
équivoques de la philosophie au cours de son histoire. Ce travail, Lévinas l’opère
précisément sur la question parménidéenne, la plus métaphysique des questions :
comment entrer en rapport avec l’Un sans pour autant rendre l’Un relatif.
Dans Totalité et infini, déjà, Lévinas pointe le formalisme de ce paradoxe, à partir
de l’intuition cartésienne de l’idée de l’infini :
Affirmer la présence en nous de l’idée de l’infini, c’est considérer comme purement abstraite et
formelle la contradiction que recèlerait l’idée de la métaphysique et que Platon évoque dans le
498
E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit. p. 27 ; Cf. aussi p. 42 ou la question est explicitement formulée
dans les termes parménidéens.
252
Parménide (133b@135c ; 141 e@ 142b) : la relation avec l’Absolu rendrait relatif l’Absolu.
L’extériorité absolue de l’être extérieur, ne se perd pas purement et simplement du fait de sa
manifestation ; il s’« absout » de la relation ou il se présente.499
L’idée de l’infini cartésien – idée que le cogito trouve « en lui » sans qu’il ait pu être son
origine (une substance finie ne peut « produire » une substance infinie, selon la logique
de la IIIe Méditation) – propose déjà une structure dans laquelle il y a rapport avec
l’absolu, sans que pour autant cet absolu soit rendu « relatif » au pensant, au cogito. Pour
penser au@delà de Parménide – pour penser le positif de l’apparition de l’autre –, Lévinas
s’inspire du modèle formelle que propose Descartes. La phénoménologie de Lévinas
propose un événement concret ou l’idée de l’infini se déformalise : « Il faut indiquer les
termes qui diront la déformalisation ou la concrétisation de cette notion, toute vide en
apparence, qu’est l’idée de l’infini ».500 Le rapport avec l’autre est une déformalisation de
l’idée de l’infini. L’autre, qui apparaît, malgré le fait de son apparition, ne dépends pas de
moi, n’est pas constitué par la conscience. Or avec cet absent, malgré la logique primaire
de la phénoménologie (il n’y a de relation, d’intuition que d’un phénomène, d’un
apparaissant, d’une présence), j’entretiens une relation, il y a rapport, il y a
sens : « L’invisibilité n’implique pas une absence de rapport : elle implique des rapports
avec ce qui n’est pas donné, dont il n’y a pas d’idée »501. Cet invisible, Lévinas le nomme
Visage : « l’Absent a une signification dans le visage ».502 Moment d’anti@logique : il y a
une relation avec l’absolu qui ne rend pas l’absolu relatif. Moment d’anti@
499
Ibid., p. 42
Ibid.
501
Ibid., p. 4
502
E. Lévinas, « La trace de l’autre », in : En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit. p.
276
500
253
phénoménologie : il y a un sens qui ne repose pas sur l’apparaître, un moment du sensé
qui n’est pas circonscrit par les quatre coudées de l’intuition donatrice.503
b/ l’a phénoménologie du visage
Nous proposons d’appeler a@phénoménologie toute phénoménologie dont le sens provient
du dépassement des prémisses de la phénoménologie. Tout apparaitre qui, du fait même
du défaut de visibilité, ou de son excédence, fait sens. Le visage, dans la pensée de
Lévinas, représente un moment d’a@phénoménologie. Ni alter ego, ni regard, le visage est
ce qui désigne la manière d’apparaître d’autrui. Sa « donation » : l’autre se donne à moi
par son visage. Or cette donation ne donne rien. Elle ne donne rien à voir. L’événement
« visage », son « épiphanie », est fait du refus de se couler dans une forme plastique, de
l’éclatement du phénoménal qui s’y opère :
Alors que le phénomène est déjà image, manifestation captive de sa forme plastique et muette,
l’épiphanie du visage est vivante. Sa vie consiste à défaire la forme ou tout étant, quand il entre
dans l’immanence, c'est@à@dire quand il s’expose comme thème, se dissimule déjà. Autrui qui se
manifeste dans le visage, perce en quelque façon sa propre essence plastique, comme un être qui
ouvre la fenêtre ou sa figure pourtant se dessine. Sa présence consiste à se dévêtir de la forme qui
cependant le manifeste.504
Par son apparaître, dans sa monstration même, le visage se refuse à toute forme. Le
visage n’est pas « plastique » : il ne s’inscrit pas dans la logique de l’apparaître propre au
phénomène. Ou pour le dire dans des termes techniques : l’intention ne rencontre ici
aucune donation. Comme pour l’idée de l’infini cartésienne, l’idéatum de l’autre ne se
donne pas comme étant conforme à une idée qui serait « en moi ». Il n’y a pas de
corrélation entre l’intuition – s’il y en a une – du visage et la « donation » du visage. Or il
503
Pour une analyse similaire du mouvement de Lévinas comme dépassement de l’analyse du pour autrui
de Sartre, cf. B. Lévy, Visage continu. La pensée du Retour chez Emmanuel Lévinas, Verdier, Lagrasse
1998, pp. 26@30
504
Ibid., p. 271
254
y a une relation entre moi et le visage : il y a un sens sans intuition. Mieux : l’événement
par excellence du sensé se produit sans intuition : par le visage.505
Cet événement de sens a rapport intimement avec la subjectivité. Car si le sensé
n’est pas attribuable a la chose (le visage ne donne rien), celui@ci renvoi, comme par un
coup en retour, a la subjectivité tel que faisant sens a partir du rapport instituée par le
visage. Autrement dit, le visage rompt avec l’intentionnalité, or cette rupture signifie en
tant qu’il s’y opère un retournement de la conscience. Non plus une conscience qui vise,
mais une conscience visée. Une conscience qui se vit avant tout comme atteinte par le
visage de l’autre. Lévinas propose le vocable de responsabilité pour dire ce positif. Et
touche ainsi au sens premier de la subjectivité : « Responsabilité pour la créature dont le
Soi est l’emphase même ; sujétion ou subjectivité du sujet ».506
La non@plasticité du visage a néanmoins un coté positif : au@delà de la forme –
qu’il n’a pas – le visage « vit ». Il y a une « vie du visage ». Vie qui n’est pas celle
organique – tel que décrite par Husserl comme corps@vivant – mais impliquant d’emblée
une dimension de sens. La vie du visage est expression, langage. Le visage est un corps
qui s’exprime : il est corps@exprimant, mieux : corps@expression.
505
L’idée d’une intention non actualisée, d’une intuition qui ne rencontre aucune donation, n’est pas
étrangère à la phénoménologie husserlienne. Ainsi, par exemple, comme nous l’avons étudiée par rapport a
la phénoménologie du néant de Sartre, les passages de Husserl dans Expérience et jugement (§20@22),
peuvent êtres lues comme des passages ou la phénoménologie se mesure a cette intentionnalité non remplit.
Or dans ce cas, c’est de la déception de l’attente que la phénoménologie tire le sens de la catégorie elle@
même (l’affirmation et la négation). Ainsi aussi dans les « représentations vides », il n’est pas question de
tirer un sens positif du retournement opérée par le non@visible, mais de constater une série d’intuitions qui
existent malgré le degré d’obscurité par lequel ils se donnent. Cf. A ce propos E. Husserl, La représentation
vide (épreuves retravaillées du chapitre III de la réécriture de 1913 de la VIème Recherche logique), trad. J.
Benoist, Puf@Ephimetée, Paris 2003, pp. 11@36
506
E. Lévinas, Autrement qu’Etre ou au delà de l’essence, op. cit. p. 200 ; Lévinas ajoute en outre, pour
marquer la distance avec la description husserlienne : « …ma substitution a autrui est le trop d’un sens qui
ne s’en tient pas a l’empirie de l’événement psychologique, d’une Einfühlung ou d’une compassion qui, de
par ce sens, signifient » (Ibid.).
255
C’est cela qu’exprime la formule : le visage parle. La manifestation du visage est le premier
discours. Parler, c’est avant toutes choses cette façon de venir de derrière son apparence, de
derrière sa forme, une ouverture dans l’ouverture.507
Le visage exprime. Discours primordiale, écrit Lévinas, car il ne s’inscrit pas dans un
contexte, il ne fait pas partie d’un réseau langagier. Son expression est hors contexte, et
n’est pas sujet à interprétation. Il a un « sens unique », selon le Lévinas de L’humanisme
de l’autre homme.508 Le constater, ce n’est pas le « reconnaître », ce n’est pas le définir a
partir de ces qualités ou ces attributs. C’est être en rapport avec une pure expression. Ce
que le terme « s’exprime » indique : son expression émane de lui même. Le visage est
toute expression : il « se signifie »509. Il est toute expression – expression d’avant tout
contenu, indifférent au contexte, ou a la langue. La parole ici ne renvoie pas a un contenu,
mais a une modalité du sensé, autre que celui de l’apparaître. Une alternative a l’être
comme phénomène : au lieu de l’apparaître, le dire.
Etre en rapport avec l’être comme visage, avec un être qui a comme modalité
fondamentale d’apparaître le dire, c’est être en contact avec une sollicitation première.
Non pas une sollicitation qui viendrait se couler sur un être qui s’exprime et qui, dans un
deuxième temps, en appellerait a moi. Mais contact avec l’appel lui@même. Avec le
visage comme expression. D’où la conséquence suivante : a un tel appel, au sensé
premier, on ne peut être indifférent. L’interpellation n’étant pas celle d’un être qui parle,
mais de l’être en tant qu’il est signifiance, elle précède mon rapport au monde comme
507
E. Lévinas, « La trace de l’autre », op. cit. p. 271
E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, biblio@essais/poche, Paris 1994, pp. 38@41
509
Ibid., p. 113 ; C’est ce qui le différentie, dans la description de Lévinas, tant de la description
husserlienne de l’alter ego entendu a partir de la différence corporelle (körper/leib), que de celle sartrienne
entendu a partir de l’alternative réciproque de l’actif et du passif, de la différence éthique
(liberté/aliénation).
508
256
pouvoir, elle transcende la distinction du volontaire et de l’involontaire.510 Refuser cet
appel, c’est refuser le sensé lui même. Ce qui est toujours possible, mais cela ne remet
pas en question la primordialité de l’appel. Se détourner de la sollicitation première n’est
pas une négation, mais l’une des relations possibles avec elle. L’acte de négation lui@
même suppose ce sensé premier, et est toujours postérieur a lui : je ne puis refuser le
sensé qu’après l’avoir subit. Ce subir premier, c’est ce que Lévinas nomme
« l’inéluctable » de l’apparaître de l’autre, sa « révélation » : je ne peux déserter mon
poste, je n’ai pas le temps de me retourner. Entendons : je n’ai pas ce temps qu’il me
faudrait pour ré@fléchir cette sollicitation première, pour traduire la conscience pré@
réflexive, le vécu immédiat, en conscience réflexive, médiate et relative. Je dois répondre
– la responsabilité n’est pas un choix. Elle est la définition première du sujet.
L’être qui s’exprime s’impose, mais précisément en en appelant a moi de sa misère et de sa nudité
– de sa faim – sans que je puisse être sourds a son appel. De sorte que, dans l’expression, l’être qui
s’impose ne limite pas mais promeut ma liberté, en suscitant ma bonté. L’ordre de la
responsabilité ou la gravité de l’être inéluctable glace tout rire, est aussi l’ordre ou la liberté est
inéluctablement invoquée de sort que le poids irrémissible de l’être fait surgir ma liberté.
L’inéluctable n’a plus l’inhumanité du fatal, mais le sérieux sévère de la bonté.511
Le rapport avec le monde comme visage, avec une expression primordiale, impose
d’emblée une relation qui ne peut se dire que dans des termes de réponse, de
responsabilité. Un monde sensé est un monde qui apparaît non pas sur le mode neutre de
« l’ordre de l’être et du phénomène», mais sur le mode impératif de « l’ordre de la
responsabilité ».
Mais le texte que nous venons de citer mérite d’être interrogée dans un autre sens
encore. Il nous permet de mesurer la thèse de Lévinas sur la subjectivité a l’aune de la
510
A ce propos, Lévinas en appelle au dire talmudique de Rabbi Yochanan dans le traité Synhedrin (104
b) : « Laisser des hommes sans nourriture – est une faute qu’aucune circonstance n’atténue ; a elle ne
s’applique pas la distinction du volontaire et de l’involontaire » (Totalité et infini, op. cit. p. 219)
511
E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit. p. 175
257
question de l’il y a, qui nous a servi de point de départ. Car comme dans l’il y a, ou il
était question de l’irrémissibilité de l’être pur, de l’impossibilité d’échapper a l’horreur de
l’il y a – vécu concrètement dans l’insomnie – il est question, dans la description de la
subjectivité comme responsabilité, d’un moment d’ « inéluctabilité », du poids
irrémissible de l’être, qui fait surgir ma liberté. L’apparition de l’autre est décrit comme
un moment ou je ne peux pas dire non, ou je ne peux pas me détourner, me « retourner » :
« Le moi en relation avec l’Infini est une impossibilité d’arrêter sa marche en avant,
l’impossibilité de déserter son poste selon l’expression de Platon dans le Phédon ; c’est
littéralement, ne pas avoir le temps pour se retourner ».512 Je ne peux pas déserter mon
poste, assigné a l’existence en face l’autrui, comme Cébès et Simmias dans le Phédon,
auxquels Socrate interdit le suicide, sous caution qu’ils sont la phrourá des theon,
« assignés a résidence »513 : ils n’ont pas le choix. Dans leur existence, ils sont appelés a
répondre des autres, de l’Autre, ou dans le cas du texte grec, des dieux. Le visage,
l’apparaître de l’autre, fait sens ainsi : il m’impose un subir, il me réveille a ma pure
passivité d’être@pour@autrui. Irrémissiblité : je ne peux fuir, je ne peux refuser. Sur ce
point du moins, la vision tragique du monde – l’être comme il y a, comme impossibilité
d’échapper aux dieux impersonnels, « dieux sans visage »514, comme Moira – et la
phénoménologie du visage – l’impossibilité d’échapper au regard de l’autre, de l’éviter,
de s’en détourner – s’accordent : l’existence n’est pas choix, mais passivité. Or malgré
512
E. Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit. , p. 274 ; Lévinas commente la
condamnation du suicide dans le Phédon à plusieurs reprises. Ainsi, dans Totalité et infini, on lit : « Socrate
condamnant le suicide au début du Phédon, se refuse au faux spiritualisme de l’union pure et simple et
immédiate avec le Divin, qualifiée de désertion. » (op. cit. p. 40). Ou bien dans Autrement qu’être ou au
delà de l’essence : « D’où le sens, qui n’est pas de simple piété, du passage du Phédon condamnant le
suicide : l’être pour la mort est patience, non anticipation, une durée malgré soi, modalité de l’obéissance.
Le sujet comme l’un indiscernable de l’autre, le sujet comme étant est pure abstraction si on le sépare de
cette assignation. ». (op. cit. p. 89)
513
Platon, Phédon, GF@Flammarion (trad. M. Dixsaut), Paris 1991, 62 b, p. 209
514
E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit. p. 115
258
cette proximité, c’est la différence entre ces deux lectures du monde, entre ces deux
expériences du réel, qui importe : alors que l’il y a est événement de dé@subjectivation, le
visage est un événement de subjectivation. Le visage me vise. Dans le me, a l’accusatif,
s’origine le sens de la subjectivité. Je et pas un autre. Ici, je suis assigné a l’existence en
tant que nom propre, en tant qu’unique. Contrairement a l’altérité impersonnelle de l’il y
a, l’altérité d’autrui est visage. L’impossibilité d’échapper est sensée et cela, en vertu
précisément de l’expression, de la dimension de sens impliquée dans l’événement visage.
Dans le me viser, il y a naissance latente du sujet comme responsabilité : « Etre moi
signifie des lors ne pas pouvoir se dérober a la responsabilité »515. L’ordre de la
responsabilité, c’est l’inéluctable non pas comme tragédie, mais comme singularisation
du sujet : « L’inéluctable n’a plus l’inhumanité du fatal, mais le sérieux sévère de la
bonté ».516 Un visage me vise : la liberté « investie » décrit une subjectivité qui, du fond
de son être@irrémissible, se singularise dans l’obligation.517 Dans l’inversion du couple
liberté@responsabilité, l’investiture permet la liberté518. La responsabilité – l’être en
position de répondre – est à l’origine du sujet.
515
E. Lévinas, « La trace de l’autre », op. cit. , p. 273
E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit. p. 175 ; F. Ciaramelli dit très bien cette identité de structure entre
l’il y a et le visage, insistant sur l’ « épreuve » de l’il y a : « L’il y a, écrit il, constitue alors l’épreuve
radicale de l’éthique précisément parce qu’il montre le fond obscur et mythique de l’ontologie auquel on ne
se soustrait pas grâce a l’activité transcendantale d’une subjectivité souveraine. La passivité du sujet élu et
assigné à la responsabilité n’est radicale que si elle arrive à supporter la menace de l’absurde, sans pouvoir
fonder ou déduire de façon transcendantale la signification de cette vulnérabilité extrême. » (F. Ciaramelli,
Transcendance et éthique – essai sur Lévinas, Ousia, Bruxelles 1989, p. 185)
517
Dans le paragraphe de Totalité et infini « L’investiture de la liberté ou la critique », Lévinas distingue
entre l’existence « condamnée a la liberté » (Sartre), et celle « investie comme liberté ». L’investiture de
l’existence comme liberté correspond à une libération de ce qu’il y a d’arbitraire dans la liberté. Ce que
Lévinas nomme « critique », qui est l’essence de la philosophie : « La liberté n’est pas nue. Philosopher,
c’est remonter en deca de la liberté, découvrir l’investiture qui libère la liberté de l’arbitraire » (Cf. Totalité
et infini, op. cit. p. 57). Le visage investit l’existence de liberté car il lui découvre l’ « avant » de la liberté,
ce par rapport a quoi la liberté est obligée.
518
Qui fait surgir un je, un moi. Ce que Lévinas nomme dans le texte que nous avons cité ma liberté :
« …le poids irrémissible de l’être fait surgir ma liberté » (E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit. p. 175) ; la
notion de liberté, ici, doit être soigneusement distinguée de celle de Sartre. Celle@ci est pour Lévinas une
liberté arbitraire, capricieuse, sans assise (Lévinas ne critique que la liberté dans le deuxième sens du
516
259
Nous avons commencée notre analyse par une interrogation de la question de la
temporalité du sujet dans Autrement qu’Etre. La créaturialité – qui disait la passivité
radicale du sujet, la subjectivité comme passivité radicale – ne put être entendue dans
toute sa polyphonie qu’a partir du déploiement de la pensée de l’altérité – déjà présente
dans la pensée du temps –, par la phénoménologie du visage tel que décrite dans Totalité
et infini. Nous entendons a présent mieux le mouvement d’Autrement qu’être : celui@ci
radicalise et accomplit la pensée de la subjectivité s’originant dans la pensée de l’altérité
en pointant dans l’événement même du soi – avant le recours a la rencontre avec l’autre –
un événement de subjectivation.519 Le soi, d’emblée, est subjectivité en tant qu’il est
temporel, Autre dans le Même. Toutes les analyses de Autrement qu’Etre – de la
temporalité et la sensibilité jusqu'à l’inspiration et au prophétisme – tendent à pointer,
dans le soi@même, un événement de subjectivation. Evénement de subjectivation qui
appartient a l’ordre de la responsabilité, qui s’enracine dans cette inversion de
l’intentionnalité commandée par l’événement@visage. Et d’où émane la passivité du pour
autrui comme modalité sensée de la subjectivité.
terme : non pas la définition phénoménologique de la liberté (le pour@soi comme liberté), mais son sens
éthique (le pour@soi libre)). Outre le paradoxe profond attaché a tel concept de liberté – la liberté assumée
pèse sur moi de tout son poids, car, immédiatement, j’en suis responsable : comme si la responsabilité
cadenassait, emprisonnait immédiatement la liberté (Lévinas écrit : « C’est le paradoxe le plus profond du
concept de la liberté que son lien synthétique avec sa propre négation. Seul l’être libre est responsable,
c'est@à@dire déjà non libre. » (E. Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit. p. 135) ; « Sa liberté [du
commencement] est immédiatement limitée par sa responsabilité. C’est son grand paradoxe : un être libre
n’est déjà plus libre parce qu’il est responsable de lui@même » (E. Lévinas, Le temps et l’autre, op. cit. p.
36)) – la liberté sartrienne est, a proprement parler, « naïve », infondé, « pré@critique ».
519
Geste qui est anticipé dans Totalité et infini dans toute la partie qui traite de la demeure (Section II, D) –
ou se révèle, a l’intérieur du soi, une altérité primitive (sous la forme du féminin) –, et de la
phénoménologie de l’apologie (Section III, C), ou l’âme est dit fondamentalement apologétique, répondant,
dans son « dialogue intérieure ».
260
Le geste de Lévinas est constant : de l’intérieure de la phénoménologie, il tente à
démontrer comment par sa logique interne, elle commande son dépassement. Nous
l’avons suivi de près, tant en ce qui concerne la question du temps, qu’en ce qui concerne
la question de l’autre. Malgré son invisibilité, l@a phénoménologie du Visage permet a
Lévinas de dire le sensé de l’altérité, mais de le dire sous une autre modalité que celle du
voir (eidétique ou catégorial) : en termes de responsabilité. Il y a manifestation du visage,
mais manifestation a contre courant de l’intentionnalité. La pensée de Lévinas se refuse
ainsi au principe de l’intentionnalité comme unique source de sens. La subjectivité
s’éveille avant l’intentionnalité. La subjectivité est la conscience même comme éveillée
par un autre, par l’Autre.520 Subjectivité comme éveil, comme rapport à l’autre qui
précède tout autre rapport (intentionnalité), et se dit, comme nous l’avons vu dans le
chapitre précédent, en termes de passivité du sujet (avant l’amphibologie du passif et de
l’actif). Ou bien, sur un registre métaphysique, en termes de créaturialité. Le sujet est
être autre, autre dans le même, aliénus. Non pas entendu négativement, mais tout au
contraire : comme la modalité propre de l’être soi. Paradoxe de la subjectivité : l’être soi
n’est que dans un rapport positif à l’altérité : « Paradoxalement, c’est en tant qu’alienus –
étranger et autre – que l’homme n’est pas aliéné »521.
520
Toute la thématique de la conscience comme éveil est élaborée par Lévinas dans son article « De la
conscience a la veille ». On y retrouve les descriptions les plus poussées de la phénoménologie de la
subjectivité comme « animé » par l’altérité, par la transcendance. Lévinas écrit : « Veille sans
intentionnalité mais seulement réveillée sans cesse de son état même de veille, se dégrisant de son identité
pour le plus profond que soi. Subjectivité comme susception de l’Infini, soumission a un Dieu et intérieur et
transcendance » (E. Lévinas, « De la conscience a la veille », in : De Dieu qui vient a l’idée (1982), Vrin,
Paris 1992, p.51)
521
E. Lévinas, Autrement qu’etre ou au dela de l’essence, Martinus Nijhof/Le livre de poche, Paris 1990, p.
99
261
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L’étude présente s’est donnée comme tache d’interroger une des problématique majeurs
de la période de transition entre les Recherches logiques et les Idées I, à savoir
l’instabilité conceptuelle et l’irrégularité phénoménologique dans le traitement de la
question de la subjectivité chez Husserl. Dans un deuxième temps, nous avons tentés une
relecture des textes de Sartre et de Lévinas à partir des difficultés phénoménologiques
tels qu’ils se présentent chez Husserl. La pensée de l’existence (Sartre), et la pensée de
l’altérité (Lévinas) – tout deux des pensées de la subjectivité –, procèdent de possibilités
théoriques qui, bien qu’ouvertes par le père de la phénoménologie, ne furent pas exploités
par lui. Elles émanent toutes deux de radicalisations conséquentes des intuitions
husserliennes, tout en les dépassants. Néanmoins, ils s’inscrivent dans le projet
phénoménologique de base, qui consiste à formuler une nouvelle forme de la subjectivité,
seule garante du savoir, de la science du monde.
Le Husserl des Recherches logiques a raison : il n’y a pas de moi au fond de la
conscience. Phénoménologiquement, le soi ne participe pas à tout acte de conscience. Et
Sartre, celui de La transcendance de l’Ego, aura à son tour raison de vider la conscience
de toute opacité égoique. La subjectivité comme singularité, comme être@je de l’homme,
ne se dit ni en termes de conscience, ni en termes d’Ego (la conscience, pour le premier
262
Husserl et pour le premier Sartre, est impersonnelle). L’éveil du moi, du singulier, passe
par un rapport premier à l’altérité : altérité comme temps, ou comme autrui. Il procède,
comme dira Lévinas, d’un ailleurs de la conscience, d’un « autrement qu’être ». Le sujet
est visé par l’invisible, il est être@vu avant de voir, visé avant de viser.522 Il n’appartient
pas à l’ordre de l’être et du phénomène, mais à celui de la responsabilité, que Lévinas
nomme l’ordre éthique. « L’éthique est une optique », dira t’il : «’vision’ sans image,
dépourvue des vertus objectivantes synoptiques et totalisantes de la vision, relation ou
intentionnalité d’un tout autre type… »523.
L’éthique – ou s’articule la vérité du sujet – est une « vision » autre que celle
phénoménologique. Il faudrait parler – ce que Lévinas ne fait pas – d’une « réduction
éthique », d’un voir le monde tel que vu par un sujet visé d’emblé. Husserl lui@même
s’en rapproche lors que, dans la 5ème Méditation cartésienne, il a recours à la
phénoménologie de l’intersubjectivité pour recouvrir, après l’avoir réduite, la dimension
de réalité du monde, l’être du phénomène. Lévinas prolonge et radicalise cette intuition :
le monde dans son apparition suppose une subjectivité d’emblée visée. L’apparition du
monde est conditionnée par du non@apparaissant, par de l’invisible.
Nous avons vus comment tant Husserl que Sartre tentent de penser la question de
la subjectivité de l’intérieur de la philosophie. Tentatives génératrices de tensions
inhérentes a leurs philosophies (entre le Husserl des Recherches logiques et celui des
Idées I ; entre le Sartre de La Transcendance de l’Ego et celui de L’Etre et le néant).
Nous concluons, de cette lecture de Husserl et de Sartre, la chose suivante : il est difficile
522
Trope inverse de celle présenté par Platon au début de La République sous la forme du sujet gygesien,
voyant sans être vu, et qui représente la vérité de la tyrannie. Ainsi, tout Totalité et infini peut se lire
comme une réfutation de la figure du sujet gygèsien. (cf. en particulier E. Lévinas, Totalité et infini, op.
cit., p.55).
523
E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit., p., XII.
263
de faire une phénoménologie du sujet sans faire du sujet le fondement de la
phénoménologie. Or faire du moi le fondement de la phénoménologie, c’est limiter la
phénoménologie et se barrer définitivement l’accès a une authentique pensée des formes
premières de l’altérité : le temps et autrui.
Lévinas quant a lui propose une troisième voie : par une transgression féconde des
fondements de la phénoménologie – quitter l’espace du Même, l’espace égologique – il
tente une pensée autre du sujet, une phénoménologie a rebours de la phénoménologie. Il
rend à l’altérité son lieu privilégié. La subjectivité émane sur fond d’altérité, dans la trace
de l’infini, dira Lévinas. Le prix que Lévinas paye n’est autre que celui de l’idéal de
science, de ce que lui@même nomme la « philosophie occidentale ». Philosophie qui, dans
son principe, repose sur l’idée de la primordialité du Même.524 Or ce n’est que
moyennant un tel congé donné à la philosophie dans son principe, qu’une réelle pensée
de la subjectivité s’avère possible. Ainsi, s’il est vrai que le geste philosophique de Sartre
se situe dans une rupture d’avec la philosophie classique – penser l’existence, avant
l’essence – c’est avec Lévinas que cette rupture est consommée de la manière la plus
radicale : penser la subjectivité, contre les prémisses structurelles de la philosophie. Ne
plus penser le sujet selon les catégories du même (dont la liberté sartrienne fait partie),
mais selon celles de l’altérité.
C’est a ce point qu’interviens la référence talmudique dans l’écriture de Lévinas.
Contrairement a la philosophie, qui est incapable de fournir une pensée authentique de
524
Dans « La trace de l’autre », pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres, on lit : « La philosophie
occidentale coïncide avec le dévoilement de l’Autre ou l’Autre, en se manifestant comme être, perd son
altérité. La philosophie est atteinte, depuis son enfance, d’une horreur de l’Autre qui demeure Autre, d’une
insurmontable allergie […] C’est pour cela aussi qu’elle devient philosophie de l’immanence et de
l’autonomie, ou athéisme ». (Cf. E. Levinas, « La trace de l’autre », in : En découvrant l’existence avec
Husserl et Heidegger, op. cit., p.263).
264
l’altérité, « l’autre du grec », l’horizon juif et la littérature qui le constitue – la Tora, les
prophètes, le Talmud – exprimeraient, a leur manière, une pensée authentique de la
subjectivité comme rapport a l’Autre.525
L’interrogation du rapport entre la pensée philosophique de Lévinas et son
exégèse talmudique526, et l’aboutissement de sa pensée sous la forme d’une pensée
juive527, déborde le cadre de ce travail. En guise de conclusion, nous souhaitons tenter
autre chose. Nous voulons poser une dernière question : celle de l’inscription possible de
la pensée de la subjectivité dans ce qu’on nommera l’espace de pensé philosophique,
dans l’espace du logos. Avec Lévinas – ou après lui – on a le droit de demander si,
malgré la rupture d’avec la philosophie occidentale, malgré la nécessité de se départir de
la pensée du même pour penser la subjectivité, il n’y aurait pas une forme de pensée qui
525
La phénoménologie du visage occupe dans l’écriture de Lévinas un lieu d’intermédiaire : elle assure le
passage de la phénoménologique a la révélation. Elle est le lieu de retournement de la description
phénoménologique au parler biblique. La parole du Visage – « tu ne tuera point » est renvoi a la parole du
Sinaï. Et les 600000 hébreux, qui au pied du Sinaï prononcèrent « nous ferons et nous entendrons », sont,
pour Lévinas, l’expression authentique de la subjectivité qu’il tente de décrire tout au long de son œuvre :
« Nous ferons et nous entendrons », écrit Lévinas, est le « secret de la subjectivité » ; et plus loin : « Il ne
s’agit pas de transformer l’acte en mode de compréhension, mais de préconiser un savoir qui révèle une
structure profonde de la subjectivité… » (Cf. E. Lévinas, « La tentation de la tentation », in : Quatre
lectures talmudiques, Minuit, Paris 1968, p. 93). Les commentaires talmudiques de Lévinas répètent
systématiquement ce geste qui consiste à déchiffrer une originale pensée de l’altérité a l’œuvre dans la
littérature rabbinique, absente de la « philosophie occidentale ».
526
Le rapport entre les deux horizons de pensée que sont la philosophie et la pensée talmudique est un sujet
clef pour la compréhension de l’ensemble de l’œuvre de Lévinas, son unité, mais que nous ne pouvons
élaborer dans le cadre de ce travail. Disons simplement que la complexité se résume par une formule
symptomatique, que l’on trouve dans le commentaire talmudique « La tentation de la tentation » : après
avoir commenté longuement l’épisode des hébreux aux pieds du Sinaï tel que décrit dans le traité
talmudique Shabbat, Lévinas propose quelques considérations « philosophiques ». Or voici ce qu’il écrit,
exactement au moment ou il passe de l’exégèse talmudique a l’exposé philosophique : « Qu’il nous soit
permis d’ajouter à ce commentaire quelques considérations philosophiques qu’il inspire ou dont il s’est
inspiré » (E. Lévinas, « La tentation de la tentation », in : Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 106). Le
commentaire talmudique est@il inspiré par la méditation philosophique ? En quel cas la philosophie
précèderait la « révélation », bien qu’y renvoyant. Ou est@ce la philosophie (de Lévinas) qui puise son
inspiration chez les maitres du talmud ? En quel cas la philosophie n’est ni première, ni « critique », ni
universelle. Ou bien… ou bien. Lévinas ne tranche pas. Maintient dans toute son ambigüité la question
fondamentale du rapport entre ces deux horizons de pensé. Pour une étude de cette problématique, cf.
Benny Lévy, Visage continu. La pensée du retour chez Emmanuel Lévinas, Verdier, Lagrasse 1998 ;
Lévinas : Dieu et la philosophie. Séminaire de Jérusalem (27 novembre 1996 – 9 juillet 1997), Verdier@
poche, Lagrasse 2009.
527
265
puisse composer avec l’idée d’une subjectivité positive. N’y a@t@il aucun logos de la
subjectivité, aucune « parole juste » qui puisse dire, de l’intérieure de la philosophie, la
vérité du sujet ? L’alternative serait elle entre une philosophie incapable de penser
jusqu’au bout la subjectivité (Husserl, Sartre), et une pensée de la subjectivité hors
logos (Lévinas)?
Ces questions – implicitement présentes dans l’étude que nous avons consacré à la
phénoménologie de Husserl, Sartre, et Lévinas – sont capitaux, car elles permettent de
mesurer l’enjeu profond de notre interrogation. Ce que nous voulons tenter, en guise de
conclusion a ce travail, c’est de reconstituer, malgré la critique de Lévinas de la
philosophie occidentale comme pensée du même, cette même pensée de l’altérité et de la
subjectivité comme rapport a l’autre tel qu’elle est a l’œuvre a l’intérieur de la
philosophie occidentale. Car cette autre tradition philosophique existe. Et c’est encore
Lévinas qui, malgré sa critique de la philosophie occidentale comme pensée du Même, en
fournit les repères de base. Nous allons essayer, avec Lévinas, de retracer la tradition
philosophique qui a su penser la subjectivité comme rapport à l’autre, du moins en ces
points essentiels.
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En vérité, jamais Lévinas n’a abandonné l’idée que la pensée de l’autre, avant tout, était
une pensée. Qu’il y a un discours de l’altérité, qui n’est pas le discours de la foi, du
credo.528 La pensée positive de la subjectivité ne suppose aucune « théologie », mais est
528
Tout l’effort de Lévinas, si déjà il faut parler en termes de religion, serait de redéfinir le sens du
religieux a partir d’une pensée de l’autre : « Nous proposons d’appeler religion le lien qui s’établit entre le
Même et l’Autre, sans constituer une totalité », écrit Lévinas dans Totalité et infini (Cf. E. Lévinas, Totalité
et infini, op. cit., p. 30). Et dans Autrement qu’être ou au dela de l’essence, on lit : « Me voici – de la
266
le lieu même ou les notions théologiques puisent leur sens. Ce qui est premier, c’est la
pensée de l’altérité. Or la pensée de l’autre existe déjà a l’intérieure de la philosophie
occidentale. A coté de la philosophie immanentiste – de Parménide a Hegel en passant
par Spinoza – il existe une tradition philosophique de la transcendance : « Et cependant la
transcendance de l’être qui se décrit par l’immanence n’est pas l’unique transcendance
dont parlent les philosophes eux@mêmes. Les philosophes nous apportent aussi
l’énigmatique message de l’au@delà de l’Etre »529. A coté de la philosophie du même, a
coté de la philosophie comme ontologie, il y a une autre manière de se rapporter au réel,
un autre horizon, exprimée de l’intérieure de la pensée « occidentale ». Horizon que
Levinas nomme : Métaphysique.
La distance seule ne suffit pas pour distinguer transcendance et extériorité. Fille de l’expérience, la
vérité prétend très haut. Elle s’ouvre sur la dimension même de l’idéal. Et c’est ainsi que
philosophie signifie métaphysique et que la métaphysique s’interroge sur le divin.530
Le message « énigmatique » de la transcendance se trouve à l’origine même de la
philosophie : chez Platon, dans l’idée du « Bien au@delà de l’essence » du livre VI de la
République. Mais aussi dans l’Un de la première hypothèse du Parménide, enfoui parce
que « au@delà de l’être, tout autre que l’être »531, ou de l’Un plotinien et néo@platonicien,
« posé au@delà de l’Etre et aussi epekeina nou »532. La plus grande tradition spéculative –
celle platonicienne et néo@platonicienne – est une pensée de l’altérité. Sensible aux
enjeux existentiels de l’altérité, la phénoménologie de Lévinas permet de la redécouvrir
phrase ou Dieu vient pour la première fois se mêler aux mots, le mot Dieu est encore absent. Elle ne
s’énonce en aucune façon : ‘je crois en Dieu’ » (Cf. E. Lévinas, Autrement qu’être ou au dela de l’essence,
op. cit., p.233). La religion n’est pas « foi en Dieu » pour Lévinas, mais un « me voici » originel, une
responsabilité première, a partir de laquelle le sens du nom divin résonne, s’entends.
529
E. Lévinas, « La trace de l’autre », in : En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit.,
p.264
530
E. Lévinas, « La philosophie et l’idée de l’infini », in: En découvrant l’existence avec Husserl et
Heidegger, op. cit., 230 ; cf. aussi : E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit., pp. 32@39.
531
E. Lévinas, « La trace de l’autre », op. cit., p. 265
532
Ibid.
267
non pas comme une pensée abstraite, comme une contemplation purement théorique de
l’Idée du Bien, ou de l’Un, mais comme une pensée ou il est question de l’existence
même du sujet, ou se joue la vie et le sens de la subjectivité. Nous avons déjà vus, au
cours de notre travail, comment la question métaphysique du Parménide de Platon –
comment penser l’Un sans le rendre relatif a celui qui le pense – était la question
première de l’altérité et de son irréductibilité, et comment il prenait un tout nouveau sens
dans le contexte phénoménologique, tant chez Sartre (Cf. Part II, 1, B, a) que chez
Lévinas (Cf. Part III, 2, B, a). Il est à présent temps d’élargir cette lecture. La
phénoménologie de l’autre invite à relire l’histoire de la philosophie autrement. C’est à
l’ébauche d’une telle relecture des commencements de la philosophie – tant ancienne (le
moment platonicien) que moderne (le moment cartésien) – que nous consacrerons les
lignes finales de ce travail.
a/ Le moment socratico platonicien
On a l’habitude de pointer l’origine de la philosophie dans « l’étonnement
philosophique », le thaumazein philosophique. Platon déjà formule la chose en Théetete
155 d : « l’étonnement est le seul début de la science », mais c’est a Aristote qu’on
associe le plus souvent la formule. En Métaphysique, A, 2, 982 b 10, il écrit : « C'est, en
effet, l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux
spéculations philosophiques ». L’étonnement philosophique s’origine pour Aristote
dans « les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit », a l’occasion d’apories
théoriques (των απορων θαυ€ασαντες) : l’homme s’étonne devant l’incommensurabilité
de la diagonale avec le coté du carré, ou devant la pléthore de doctrine, la multitude
268
doxique, les différentes opinions qui règnent dans le monde.533 On retrouve chez Husserl
la même description de l’origine de la philosophie. Dans l’annexe III de La crise des
sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, lorsqu’il est amené à
décrire l’origine de la philosophie, Husserl la décrit de manière toute aristotélicienne :
De cette attitude universelle, mais mythico@pratique, se détache nettement maintenant l’attitude
‘théorétique’, qui n’est pas pratique en aucun des sens pris jusqu’ici par le terme, l’attitude du
θαυ€άζειν [Thaumazein] a laquelle les grands penseurs de la première période de culmination de
la philosophie grecque, Platon et Aristote, réfèrent l’origine de la philosophie. L’homme se trouve
saisi par la passion d’une considération et d’une connaissance du monde qui se détourne de tous
les intérêts pratiques et qui, dans le cercle fermé de son activité de connaissance et des moments a
elle consacrés, ne produit ni ne désire rien d’autre que la pure Théoria. En d’autres termes :
l’homme devient un spectateur désintéressé, un regard jeté sur le monde, il devient philosophe.534
Dépouillement d’intérêts (pratiques, idéologiques, politiques,…), et réorientation du
regard : voila l’origine – et donc le sens – de la philosophie, pour Husserl. Comme
l’arpentage dans L’origine de la géométrie, l’acte philosophant premier trouve son sens
dans l’étonnement dépouillée d’intérets, entendu comme émerveillement génératrice de
retournement.535
On peut tirer un trait d’Aristote à Husserl, en ce qui concerne la description des
débuts de la philosophie. De son sens comme théoria. Or la pensée de l’altérité – et la
533
Cf. Aristote, Métaphysique A, 2, 983 a 15. Tel est l’enseignement de P. Aubanque, qui pointe l’origine
de l’étonnement philosophique aristotélicien et platonicien dans les apories irrésolues des sophistes, qui, en
tant que tel, suscitent l’obsession et l’étonnement (Cf. P. Aubanque, Le problème de l’être chez Aristote,
PUF, Paris 1997, p. 95)
534
E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., Annexe
III, p. 365
535
Remarquons que pour Husserl, l’origine de la géométrie est postérieure a et différente de l’origine de la
philosophie. Géométrie (et plus généralement, la science mathématique, la découverte de l’infinité sous la
forme de l’idéalisation de la quantité, de la mesure, des nombres, des figures, des surfaces, etc.) et
philosophie ont une origine séparée, et ainsi, un sens distinct. Dans les conférences de Vienne, Husserl en
parle pour annoncer la mathématisation de la nature, qui aboutira à la science galiléenne telle qu’elle sera
décrite dans la deuxième partie de La crise… (Cf. E. Husserl, La crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 375). Ainsi, il faut distinguer entre l’origine de la philosophie
et l’origine de la science : celle@ci s’origine par celle la (la science par la philosophie), dans la mesure où la
philosophie est « productrice » d’idées (« La science a son origine dans la philosophie grecque, dans la
découverte de l’idée et dans celle de la science exacte qui détermine par idées. Elle conduit a l’élaboration
de la mathématique dure en tant que pure science@d’@idées, science des objets possibles absolument
parlants, et tant que ces objets sont déterminées par des idées. » (cf. E. Husserl, « Science de la réalité et
idéalisation. La mathématisation de la nature », in : La crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale, op. cit., Annexe I, p. 309 (texte antérieur a 1928)).
269
phénoménologie de la subjectivité qu’elle autorise – nous invite à examiner le
commencement de la philosophie autrement. Et donc son sens. Non pas comme l’éveil de
l’homme au monde, mais comme l’éveil de l’homme à soi, l’éveil du soi de l’homme. La
phénoménologie de l’altérité (inspirée de Sartre, mais surtout de Lévinas) nous oriente
vers cet autre origine de la philosophie, non pas comme théoria, mais comme éveil du
soi. Autre origine qu’on retrouve chez Socrate et chez Platon.536
Car l’éveil socratique n’est pas l’étonnement face au monde dans son apparaitre,
ni face aux apories des sophistes, comme le décrit Aristote dans sa Métaphysique, et que
Husserl, a sa manière, reprends. S’il est vrai que Socrate provoque l’aporie chez ses
interlocuteurs, ce n’est pas les apories théoriques qu’il provoque qui sont à l’ origine de
son penser, de son étonnement, mais la perplexité (l’aporie) qu’origine en lui le dire
delphique. Sous la pression accusatrice des hommes de la cité, Socrate témoigne dans
l’Apologie de l’origine de son philosopher :
Mais je vous conjure, Athéniens, de ne pas vous émouvoir, si ce que je vais vous dire vous paraît
d'une arrogance extrême; car je ne vous dirai rien qui vienne de moi, et je ferai parler devant vous
une autorité digne de votre confiance; je vous donnerai de ma sagesse un témoin qui vous dira si
elle est, et quelle elle est; et ce témoin c'est le dieu de Delphes […] Un jour, étant allé à Delphes, il
[Chéréphon] eut la hardiesse de demander à l'oracle (et je vous prie encore une fois de ne pas vous
émouvoir de ce que je vais dire); il lui demanda s'il y avait au monde un homme plus sage que
moi: la Pythie lui répondit qu'il n'y en avait aucun. […] Quand je sus la réponse de l'oracle, je me
dis en moi@même : que veut dire le dieu ? Quel sens cachent ses paroles ? Car je sais bien qu'il n'y
a en moi aucune sagesse, ni petite ni grande; Que veut@il donc dire, en me déclarant le plus sage
des hommes ? Car enfin il ne ment point; un dieu ne saurait mentir. Je fus longtemps dans une
extrême perplexité [ήπορουν] sur le sens de l'oracle537… Quand je l'eus quitté [l’homme qui
semblait sage que j’interrogeasse], je raisonnai ainsi en moi@même : Je suis plus sage que cet
homme. Il peut bien se faire que ni lui ni moi ne sachions rien de fort merveilleux; mais il y a cette
différence que lui, il croit savoir, quoiqu'il ne sache rien; et que moi, si je me sais rien, je ne crois
536
Pour une interrogation sur l’origine multiple de la philosophie comme faisant partie de l’idée même de
la philosophie, cf M. Dixsaut, « Thales ou Socrate, Qui commence ? Ou : de l’ironie », in : Platon et la
question de la pensée – Etudes platoniciennes I, Vrin, Paris 2000. Voici comment elle résume cette double
origine : « Du Théétète a la conférence de Vienne, la philosophie n’en finit pas de ne pas décider entre ces
deux figures du savoir [=Thales ou Socrate], comme elle n’en finit pas d’hésiter perpétuellement sur son
sens. Elle ne cesse d’osciller entre l’idée d’une science universelle, science du tout de ce qui est, et l’ironie,
manière de se déprendre de tout contenu, de toute positivité empirique ou idéelle »( Ibid. p. 19)
537
M. Croiset traduit : « Longtemps, je demeurai sans y rien comprendre. » (Ed. Les belles lettres)
270
pas non plus savoir. Il me semble donc qu'en cela du moins je suis un peu plus sage, que je ne
crois pas savoir.538
Un Dieu ne saurait mentir, cela, Socrate le sais. Le dire vrai de l’oracle, l’évènement de
vérité qu’est le dire oraculaire, retient Socrate : « Je fus longtemps dans une extrême
perplexité sur le sens de l'oracle ». Mise en aporie (ήπορουν) de Socrate, provoquée par
le dire divin, « …χρόνον ήπορουν τί ποτε λέγει » (contrairement a la mise en aporie
aristotélicienne, provoquée par le monde, par l’apparence paradoxale du réel). A l’origine
du mouvement socratique, il y a l’étonnement devant le dire delphique, devant l’aporie
que provoque en lui ce dire précis. La parole vraie (en contrepoint au dire des
accusateurs, qui n’ont dit « sans exagérer, pas un mot de vrai » (Apologie, 17 a)) est a
l’origine du questionnement (« que veut dire le Dieu ? »). Et c’est l’essai d’y répondre, de
comprendre ce dire, et la découverte de la sagesse, qui singularise le penser socratique,
ainsi que la perte de Socrate : « Le résultat fut que je m’attirai son inimitié » (Apologie
20, d).
Il faut tenter d’entendre l’événement delphique dans toute sa polyphonie. Pour
cela, resituons ce dire dans son contexte spécifiquement socratique, à partir de son amont
et de son aval. Le Premier Alcibiade nous procure le cadre adéquat pour une telle
interrogation. Ce dialogue s’organise autour d’un essai de comprendre non pas le dire
delphique, mais son pro@logue, ce qui précède son logos : l’impératif de la connaissance
de soi (gnoti seauton). Dire qui précède tout dire, inscription qui précède la parole,
inscription delphique (delphois grammati). Socrate l’adresse a Alcibiade, car lui@même
fut saisit pas ce logos – ou plutôt par cette inscription, grammati – archaïque. Il fut
interloqué par ce dire, par ce pro@logue inscrit au fronton de l’oracle. A présent, il le
538
Platon, L’apologie de Socrate, 20 e@21d
271
transmet à Alcibiade, car le Dieu ne peut se révéler à Alcibiade que par l’intermédiaire de
Socrate.539 Ainsi, en 124 b, au terme d’un long discours de persuasion (peito), Socrate
adresse à Alcibiade cette prière, il lui prie de le croire et de croire l’inscription
delphique :
Socrate : Allons, trop naïf enfant, crois moi, cois en ces mots inscrits a Delphes : « Connais@toi toi@
même » [Гνωθι σαυτόν].
Toute le dialogue entre Socrate et Alcibiade, a partir de ce point, gravite autour d’un essai
commun d’entendre bien, de bien comprendre, le pro@logue delphique.
Socrate : Comment maintenant savoir tout a fait clairement ce qu’est le fond de l’être ?, si une fois
nous le savions, sans doute nous nous connaitrions nous@mêmes. Mais, par les dieux, ce
précepte si juste de Delphes que nous rappelions à l’ instant, sommes nous surs de l’avoir
bien compris ?540
En amont de l’événement delphique, il y a l’impératif du connais toi toi@même (« …le
précepte [l’injonction, o epitaton] de se connaître soi même. » [130 e]), et l’interrogation
quant a son sens.
Or il y a aussi un aval à l’impératif delphique. Celui@ci est intimement liée a une
recherche, il commande une pratique : la pratique du souci de soi (epimeleia heautou).
Déjà l’Apologie nous la suggère (en 29d@30c), mais c’est encore dans l’Alcibiade qu’elle
trouve son articulation la plus accomplie. L’impératif delphique, le questionnement quant
à son sens, amorce dans ce dialogue une série de questions sur la nature du souci de soi :
…dis@moi ce que c’est que prendre soin de soi même [εαυτου επι€ελείσθαι], car il est à craindre
que maintes fois, tout en croyant le faire, nous ne le faisons pas. Quand un homme prend@il soin de
lui@même ?541
539
Socrate est l’intermédiaire entre Alcibiade et le dire delphique : Alcibiade doit « faire confiance »,
« croire » en Socrate, qui a son tour « croit » a la parole delphique et la transmet a Alcibiade. Le même
rapport est décrit quelques lignes plus loin : « C’est un Dieu, Alcibiade, celui qui ne me permettait pas
jusqu'à ce jour de m’entretenir avec toi. La foi [πιστεύων] que j’ai en lui est ce qui me fait dire que c’est par
moi seulement qu’il se révèlera [επιφάνεια] à toi. » [124 c]. Ainsi, le néoplatonicien Proclus dira que
« Socrate est le bon démon d’Alcibiade » (cf. Proclus, Sur le premier Alcibiade de Platon I (trad. A.P.
Segonds), Les belles lettres, Paris 2003, 103 A 4@6. pp. 49@52)
540
Platon, Alcibiade, 132 c
541
Platon, Alcibiade, 127 e@128 a
272
Ou encore :
Qu’elle soit facile ou non, Alcibiade, nous sommes toujours en présence de ce fait : en nous
connaissant, nous pourrions connaître la manière de prendre soin de nous@mêmes ; sans cela, nous
ne le pouvons pas.542
Dans l’Alcibiade, l’essai d’entendre l’impératif delphique se traduit par une interrogation
des pratiques authentiques du soin de l’âme. Dans les termes du Foucault des dernières
années, il y a dans ce dialogue un « …enchevêtrement dynamique, un appel réciproque
du gnoti seauton et de l’epimeleia heautou ».543 L’aval du dire delphique, son antero@
logos se dit donc en termes de souci de soi, articulé a l’impératif du connais toi toi@
même.544
Dernier point à soulever : la recherche socratique aboutit, du moins dans
l’Alcibiade, a un questionnement quant au lieu ou le regard doit être porté pour mieux se
connaître, pour découvrir l’âme. Ou est sensé se porter le regard après avoir subit le choc
delphique ? Ou l’âme doit elle orienter son regard pour se connaitre? « Quel est l’objet,
écrit Platon, tel qu’en le regardant nous nous y verrions nous@mêmes, en même temps que
nous le verrions ? »545 Socrate répond : le regard tourné vers le divin révèle l’âme, dé@
voile le soi.
Socrate : C’est donc le dieu qu’il faut regarder : il est le meilleur miroir des choses humaines
elles mêmes pour qui veut juger de la qualité de l’âme, et c’est en lui que nous pouvons
le mieux nous voir et nous connaître.
Alcibiade : Oui546
542
Platon, Alcibiade, 129 a
M. Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au collège de France 1981 1982, Gallimard/Seuil, Paris
2001, p. 67 ; tout le projet de Foucault dans sa lecture de Platon est de démontrer l’importance de la
pratique du souci de soi au fond de la question de la connaissance de soi (« Et c’est donc le souci de soi que
je voudrais cette année faire réémerger, par rapport au privilège si longtemps accordé au gnothi seauton (a
la connaissance de soi) » (ibid.))
544
L’idée d’un impératif « transcendant » revient dans nombreux dialogues socratiques : Socrate dit être
« retenu » par un daimon (Alcibiade 103 a@b, Apologie 31 c@e), ou bien par la « Voix des Lois » (Criton, 50
a). Le platonisme héritera de cette idée au livre X de la République, ou l’idée du jugement dernier se dit
dans le langage du mythe (le mythe d’Er).
545
Platon, Alcibiade, 132d@e
546
Platon, Alcibiade, 133 c
543
273
Vision en connaissance de soi passent par le regard tourné vers le divin, vers l’autre. Ou,
pour le dire dans les termes de Lévinas, l’évènement de subjectivation s’origine dans un
rapport a l’altérité. L’origine de la philosophie telle qu’elle apparaît avec Socrate est le
moment de l’éveil à soi de l’âme, en présence de l’autre (écriture et parole delphique,
orientation du regard vers le divin). Avec Socrate, l’étonnement philosophique se dit en
termes d’événement de subjectivation. La puissance d’injonction mythique est à l’origine
de l’acte philosophant lui même. Même si plus tard le soin de l’âme passera par la
science des Idées, ce qui commande le soin de l’âme n’est pas scientifique, n’est pas
« théorique »547. L’impératif provient d’ailleurs, d’un au@delà. 548
A coté de l’étonnement comme éveil théorétique, d’Aristote a Husserl, il y a ce
qu’on peut nommer, après Lévinas, l’étonnement comme éveil métaphysique, l’éveil du
soi au contact de l’altérité. Autre commencement de la philosophie, qui procure aussi un
autre sens à la philosophie. Lévinas écrit :
En renversant les termes, nous pensons suivre une tradition au moins aussi antique – celle qui ne
lit pas le droit dans le pouvoir et qui ne réduit pas tout autre au Même. Contre les heideggériens et
les néo@hégéliens pour qui la philosophie commence par l’athéisme, il faut dire que la tradition de
l’Autre n’est pas nécessairement religieuse, qu’elle est philosophique. Platon se tient en elle quand
il met le Bien au dessus de l’être, et, dans le Phèdre, définit le vrai discours comme un discours
avec des dieux.549
547
Patocka démontre bien la différence sur ce point entre Platon et Démocrite, qu’il comprend comme une
« alternative radicale ». Alors que le soin de l’âme de Démocrite provient de l’intérêt scientifique, l’intérêt
scientifique de Platon provient de l’idéal du soin de l’âme, de son impératif (cf. J. Patocka, Platon et
l’Europe (Trad. E. Abrams), Verdier, Lagrasse 1983, pp. 61@80).
548
Nous suivons ici l’enseignement de l’école platonicienne française, essentiellement L. Brison (Platon,
les mots et les mythes. Comment et pourquoi Platon nomma le mythe ?, Ed. De la découverte, Paris 1994),
P.M. Schuhl (La fabulation platonicienne, Vrin, Paris 1968) et M. Dixsaut (Le naturel philosophe. Essai
sur les dialogues de Platon, Vrin, Paris 1998). D’autres signes de cette extériorité sont la Voix de la Loi
telle qu’elle est exposée dans le Criton, ou le démon de Socrate tel que présent dans l’Alcibiade, ou l’Idée
du Bien au@delà de l’être du livre VII de la République, a laquelle Lévinas se réfère constamment.
549
E. Lévinas, « La philosophie et l’idée de l’infini », op. cit., p. 238
274
Le platonisme est à l’ origine de la grande tradition métaphysique de l’occident : celle
pour qui la question de l’âme et la question de Dieu sont les deux questions
fondamentales. Tradition métaphysique dont on retrouve les échos les plus profonds dans
le néo@platonisme. Ainsi, dans les traces de l’Alcibiade, ou le souci de soi est intimement
lié au « regard porté vers le dieu », Plotin écrit : «…il faut se ramener soi même loin des
choses sensibles, qui sont précisément les derniers, et il faut être libéré de tout mal moral,
puisque c’est au Bien que l’on se hâte d’accéder, il faut remonter au principe qui est en
nous@mêmes, et, de plusieurs, que l’on était, devenir un, puisqu’on veut devenir le
contemplateur du Principe et de l’Un »550. Et Proclus, dans sa Théologie platonicienne,
enseigne :
En effet, a tout les degrés nous disons que le semblable est connu par le semblable : autrement dit
la sensation connaît le sensible, l’opinion l’objet d’opinion, le raisonnement le rationnel, l’intellect
l’intelligible, de telle sorte que c’est par l’un aussi que l’on connaît le suprême degré de l’Unité et
par l’indicible l’Indicible. C’est pourquoi Socrate à raison de dire dans le Premier Alcibiade que
c’est en rentrant en elle@même que l’âme obtient la vision non seulement de tout le reste mais aussi
de dieu. Car en s’inclinant vers sa propre unité et vers le centre de sa vie entière, et en se
débarrassant de la multiplicité et de la diversité des puissances infiniment variées qu’elle contient,
l’âme s’élève jusqu'à cet ultime point de vue sur tout ce qui existe »
Et il conclue :
…quand enfin elle s’établit dans l’intérieur d’elle@même et pour ainsi dire dans le sanctuaire de
l’âme, par ce moyen elle contemple les yeux fermés et la classe des dieux et les hénades de ce qui
existe.551
Le soi, retiré a l’intérieure de lui@même, se contemple les yeux fermés.552 La
contemplation de soi est d’emblée contemplation de Dieu, les yeux fermés. Le rapport à
l’Un passe par le rapport à soi – à l’âme qui est une. Enseignement décisif du néo@
platonisme, qui, à sa manière, formule un logos de la subjectivité. Ainsi, la tradition
550
Plotin, Traité 9 (trad. P. Hadot), Cerf/Livre de Poche, Paris 1994, p. 79 [3, 17@22]
Proclus, Théologie platonicienne I (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink), Les Belles Lettres, Paris
1968, p. 15@16, § 3, 6, 20@25 (p. 15); § 3, 7, 14@19 (p.16)
552
Contemplation les yeux fermés : n’est ce pas déjà une manière d’articuler, bien que dans un autre
langage, dans un autre paradigme, la rupture avec le visible ? Avec le phénoménologique ? C’est en tout
cas ce que, au@delà des tropes et des métaphores, le texte néo@platonicien semble suggérer.
551
275
platonicienne et néo@platonicienne propose une méditation sur la subjectivation du sujet,
sur la singularisation du sujet face à la transcendance.553
b/ Le moment cartésien
Depuis Hegel – c'est@à@dire depuis que l’histoire de la philosophie en tant que telle a
acquis un poids philosophique – Descartes figure comme le point de départ de la pensée
moderne : « René Descartes est de fait le véritable initiateur de la philosophie moderne »,
écrit Hegel dans ces Leçons sur l’histoire de la philosophie.554 Descartes, véritable
commencement de la philosophie moderne, est aussi celui qui a poussée la méditation de
la subjectivité le plus loin possible. Non pas en découvrant l’apodicticité du cogito au
début de la 2ème Méditation, comme on a l’habitude de l’entendre, mais en pensant le
cogito comme substance finie entretenant un rapport premier avec l’infini. Le cogito
comme ayant une idée de l’infini, dans les termes de la 3ème Méditation. Avec cette
Méditation, – qui fut systématiquement occultée par une certaine tradition
épistémologique, de Kant à Husserl précisément555 – Descartes rejoins la tradition
métaphysique qui pense la subjectivité comme rapport a l’altérité.
553
Tradition méditative qui, comme y insiste P. Hadot tout le long de son travail, est systématiquement
accompagnée d’un travail éthique (cf. entre autres, P. Hadot, Exercice spirituels et philosophie antique,
Albin Michel, Paris 2002). Il faudrait, dans un autre travail, poursuivre systématiquement une lecture
phénoménologique de ces textes, à partir des intuitions de la pensée de l’altérité.
554
Cf. G.H.F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie. Tome 6 : La philosophie moderne (Tr. P.
Garnison), Vrin, Paris 1985, p. 1384
555
La lecture de Descartes a partir de la 3ème Méditation (celle a laquelle s’applique l’école cartésienne de
Paris d’après guerre (Cf. prochaine note)), est toute autre que celle qui, depuis les grands philosophes
allemands, notamment Kant, Husserl, et Heidegger, s’est imposée dans les esprits. Lectures qui s’arrêtent
tous au cogito de la 2ème Méditation, sans prendre en considération le renversement qui s’opère avec la
troisième Méditation. Ainsi, dans la Critique de la raison pure par exemple, il n’est jamais question de la
preuve selon les effets. La réfutation de la preuve cartésienne de Dieu de Kant dans la première Critique ne
vaut que par rapport a la preuve a priori de l’existence de dieu, celle exposée dans la 5ème Méditation, et
que Kant sera le premier à nommer « argument ontologique ». Elle ne vaut nullement pour celle exposée
dans la troisième (qui n’est pas une preuve logique, reposant sur le rapport entre la perfection divine et ces
prédicats, mais sur le rapport entre la substance finie et l’idée de l’infini, et sur le fait que cette idée est
276
C’est encore Lévinas qui nous servira de guide dans notre lecture de Descartes.
Contrairement a une certaine lecture des Méditations métaphysiques, qui s’arrête a la
découverte du cogito, Lévinas propose une lecture des Méditations qui insiste sur
l’importance de la 3ème Méditation dans l’économie de la métaphysique cartésienne. Le
cogito s’y découvre comme porteur de l’idée de l’infini556. Comme rapport a la
transcendance.
« contenue » dans le cogito)). Notons en outre que Kant n’a sans doutes eu qu’une connaissance indirecte et
partielle des textes cartésiens et donc de ces doctrines, auxquelles il accède par les exposés malebranchistes
du cogito ergo sum, et de la preuve logique de l’existence de Dieu (Cf. a ce propos J.L.
Marion, « Constantes de la raison critique. Descartes et Kant », in : Questions cartésiennes II. Sur l’Ego et
sur Dieu, PUF, Paris 1996, p. 285 ; Voir encore, pour la réception de Descartes dans la philosophie
allemande du 18ème siècle, W. Rod, « Descartes dans la philosophie universitaire allemande du 18ème
siècle », Les études philosophiques, PUF, Paris 1985/2, p. 161 sq.). Husserl, pour sa part, s’inspire de la
lecture kantienne de Descartes. Malgré la centralité de Descartes dans son penser, et malgré sa déclaration
de proposer, avec la phénoménologie, un accomplissement ou une radicalisation du cartésianisme, se
bornant au Descartes de la 2ème Méditation (celui du cogito et du principe du rapport cogito@cogitatum),
Husserl évite systématiquement le moment du cogito comme rapport a l’infini, et manque ainsi la
profondeur métaphysique de la thèse cartésienne sur l’infini. Ainsi que le résume bien Ricœur : « Le
Descartes de Husserl n’est pas celui de Gilson, de Laporte ou d’Alquié ; c’est le Descartes lu par un néo@
kantien : la grandeur de Descartes selon Husserl est d’avoir fait le projet d’une philosophie qui soit a la fois
une science et le fondement de toutes les sciences dans le système d’une science universelle… On peut
certes contester la possibilité d’une philosophie a deux foyers – le cogito et Dieu – c’est à dire nier qu’on
puisse tenir à la fois une philosophie ou la subjectivité est le pole de référence de tout le pensable et une
philosophie ou l’être est le pole de référence de tout l’existant. En tout cas, méconnaitre cette structure du
cartésianisme, c’est faire une autre philosophie que Descartes, et non point radicaliser le cartésianisme »
(Cf. P. Ricœur, « Husserl et Descartes », in : A l’école de la phénoménologie, op. cit., pp. 188@189). Enfin,
l’identification par Heidegger du cogito comme fundamentum inconcussum (identification qui a comme but
non pas de critiquer le manquement épistémique du cogito, mais son indétermination par rapport a la
« différence ontologique ») n’est possible que moyennant un oubli du rôle de l’idée de l’infini dans
l’économie des Méditations. L’infini – ou Dieu – ne s’y résume pas, comme l’affirme Heidegger, a un
opérateur onto@théologique, car il ne repose pas sur la preuve ontologique, mais sur une preuve existentielle
(la preuve selon les effets, qui suppose a propos du cogito précisément touts les qualités de la finitude). A
ce propos, nous nous permettons de renvoyer à notre étude, E. Schonfeld, La merveille de la subjectivité.
Essai sur la philosophie d’Emmanuel Lévinas, Resling, Tel Aviv 2007, pp. 38@43. Cf. encore à propos de la
réhabilitation lévinassienne de la valeur phénoménologique de la troisième méditation, négligée par Husserl
et par l’ensemble de la réception allemande de Descartes, l’annexe à notre travail.
556
En ceci, Lévinas se trouve héritier de la grande école cartésienne de Paris : la lecture de la troisième
Méditation Métaphysique et la centralité accordée a l’idée de l’infini dans le parcours des méditation est
unanimement partagée par les trois grands cartésiens français d’après guerre : Martial Guéroult (Dans
Descartes selon l’ordre des Raisons I. L’âme et Dieu, Aubier, Paris 1968), Ferdinand Alquié (dans La
découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, PUF, Paris 1950), et Roger Laporte (dans Le
rationalisme de Descartes, PUF, Paris 1945). Tous trois insistent sur la centralité de l’idée de l’infini dans
la métaphysique cartésienne, et de l’impossibilité de comprendre le cogito sans l’accorder à la thématique
de la troisième méditation. L’apport de Lévinas est d’avoir su traduire cette centralité dans le discours
phénoménologique, remettant ainsi sur le chantier la question fondamental du primat de la conscience
(cogito intentionnel ou idée de l’infini, idéatum inadéquat a l’idée, et pourtant idée « mise en moi »).
277
Cette relation du Même avec l’Autre, sans que la transcendance de la relation coupe les liens
qu’implique une relation, mais sans que ces liens unissent en un Tout le Même et l’Autre, est
fixée, en effet, dans la situation décrite par Descartes ou le « je pense » entretient avec l’Infini
qu’il ne peut aucunement contenir et dont il est séparé, une relation appelée « idée de l’infini ». 557
Nous avons déjà rencontrés la référence cartésienne et malebranchiste dans l’étude que
nous avons consacrée à la phénoménologie du temps chez Lévinas (Part. III, 2, A, a). Or
le rapport de Lévinas a la tradition cartésienne ne s’arrête pas la. La pensée de l’altérité
de Lévinas est toute entière marquée du seau de la métaphysique cartésienne : pour lui,
l’idée de l’infini telle que pensée dans la 3ème Méditation, procure le modèle d’une pensée
qui enfreint la logique philosophique de l’adéquation du même et de l’autre :
…l’idée de l’infini a ceci d’exceptionnel que son idéatum dépasse son idée, alors que pour les
choses, la coïncidence totale de leurs réalités ‘objective’ et ‘formelle’ n’est pas exclue ; de toutes
les idées, autres que l’Infini, nous aurions pu, a la rigueur, rendre compte par nous mêmes.558
Reprenons le raisonnement cartésien. Dans la 3ème Méditation, Descartes constate, parmi
les idées que le cogito a en lui, la présence de l’idée de l’infini. Le cogito, de fait, est
porteur de l’idée de l’infini. Cette idée est en lui. Or, selon un principe de causalité
métaphysique que Descartes déclare tenir de la « lumière naturelle », une cause ne saurait
être cause si elle n’a plus d’effectivité ontologique, plus de réalité, que son effet.559 Ainsi,
Biographiquement, notons que Lévinas rencontra Guéroult très tôt dans sa carrière, notamment lors de ces
études à Strasbourg dans les années 1920. Nous savons aussi que Ferdinand Alquié fréquenta les salons du
samedi soir de Jean Wahl, et qu’il contribua au premier numéro de Deucalion – revue d’avant@garde
philosophique dirigée par J. Wahl, ou Lévinas publia ces premiers essais philosophiques. D’autres parts,
Lévinas et Alquié se retrouvèrent dans les couloirs de la Sorbonne dans les années 1970, ou les deux
enseignèrent au département de philosophie. Cf. sur tous ces sujets la biographie de M. A. Lescourret
(Emmanuel Lévinas, Champs@Flammarion, Paris 1994).
557
E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit., p. 40
558
E. Lévinas, Totalité et infini, op. cit., p. 40 ; Pour une étude systématique de la lecture lévinassienne de
Descartes et de ces enjeux Cf. J. Benoist, « Le cogito lévinassien. Lévinas et Descartes », in : Positivité et
transcendance, op. cit., pp. 105@122.
559
Descartes écrit : « Maintenant c’est une chose manifeste par la lumière naturelle, qu’il doit y avoir pour
le moins autant de réalité dans la cause efficiente et totale que dans son effet ; car d’où est ce que l’effet
peut tirer sa réalité, sinon de sa cause ? » (R. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., pp 61, [IX, 31
– VII, 40 ; cf. encore a ce propos l’argumentation de Descartes a partir du principe de ex nihilo nihil fit,
dans les Secondes réponses (Ibid., p. 157, [IX, 106 – VII, 134]).
278
une substance finie (le cogito) ne pourrait être la cause d’une substance infinie (Dieu).560
Ergo : l’idée de l’infini ne peut avoir été produite par moi, elle ne peut provenir de moi,
du Même, mais doit avoir été mise en moi, par un autre. Par l’Autre : « …car encore que
l’idée de la substance soit en moi, de cela même que je suis une substance, je n’aurais pas
néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait été mise
en moi par quelque substance qui fut véritablement infinie »561. L’idée de l’infini vient au
cogito du dehors. Son origine est transcendante.
D’où l’implication suivante : l’idée de l’infini n’est pas une idée adéquate. Elle
déborde le cogito, tout en étant en lui. L’infini dont nous avons une « idée claire et
distincte », une idée positive, n’est pas comprise par le cogito comme c’est le cas pour
d’autres idées. La clarté et la distinction, la positivité de l’idée, n’est pas ici en
contradiction avec la finitude du cogito ; car il n’est pas question pour Descartes d’un
rapport d’adéquation avec l’infini. Avoir une idée claire et distincte de l’infini, c’est en
avoir une idée in@adéquate. Ou, dans les termes de Descartes, c’est ne pas comprendre
Dieu.562 La saisie de l’idée de l’infini compose avec son incompréhension :
560
S’il est vrai que le cogito peut être à l’origine d’une série numérique infinie, il ne peut être l’origine de
l’infini positif, de l’idée du parfait en acte. Descartes distingue soigneusement les deux infinis: l’infini
mathématique, ou l’infini potentiel, qui est nommé dans les Premières réponses l’« indéfini », et l’infini en
acte, ou l’infini positif, dont il est question dans la preuve selon les effets de la 3ème Méditation (Cf. R.
Descartes, Méditations métaphysique, Premières réponses, Quadrige@PUF, Paris, pp. 144@145 [107] ; Cf.
aussi a ce sujet le débat entre Descartes et Moore, décrit par A. Koyré au chapitre 5 de son Du monde clos a
l’univers infini (« Etendue indéfinie ou espace infini ? Descartes et Henry Moore » (Tr. R. Tarr), Tel@
Gallimard, Paris 1973))
561
R. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., p. 69 [IX, 36 – VII, 45]
562
F. Alquié résume ainsi le rapport de non@compréhension propre au cogito dans les termes du rapport
entre compréhension et perception : « …la raison de l’homme ne parvient pas a s’élever au point de vue de
Dieu lui@même, la preuve s’opère en la passivité d’un esprit qui ‘n’impose aux choses aucune nécessité’ et
ne saurait, de Dieu, ‘rien diminuer ni changer’, d’un esprit qui ne peut même comprendre Dieu, ‘a cause
que le mot comprendre signifie quelque limitation’, mais seulement l’apercevoir, ‘ainsi qu’on peut bien
toucher une montagne encore qu’on ne la puisse embrasse’ » (F. Alquié, La découverte métaphysique de
l’homme chez Descartes, op. cit., p. 226; A propos du rapport entre le principe de clarté et de distinction et
celui de compréhension, et plus généralement sur la 3ème Méditation comme réflexion existentielle sur
l’imperfection de l’homme, cf. encore Alquié, Ibid., pp. 221@238)
279
Cette idée [=l’idée de l’infini] est si fort claire et si fort distincte… Et ceci ne laisse pas d’être vrai,
encore que je ne comprenne pas l’infini, ou même qu’il se rencontre en Dieu une infinité de choses
que je ne puis comprendre, ni peut être atteindre aucunement par la pensée.563
Il n’y a de pensée claire et distincte de l’infini qu’incomprise. Le rapport du cogito à
l’idée de l’infini est fait de cette incompréhension. Incompréhension qui, ultimement,
provoque un retournement dans la position du cogito lui@même : il ne se retrouve plus
dans une modalité intellective, mais dans une modalité d’admiration et d’adoration. Les
derniers mots de la troisième méditation, loin d’êtres des ajouts lyriques et sans
importance théorique, doivent êtres prises au sérieux, et cela, précisément en ce sens :
comme le témoignage de ce retournement.
…il me semble très a propos de m’arrêter quelque temps a la contemplation de ce Dieu tout
parfait, de peser tout a loisir ses merveilleux attributs, de considérer, d’admirer et d’adorer
l’incomparable beauté de cette immense lumière, au moins autant que la force de mon esprit, qui
en demeure en quelque sorte ébloui, me le pourra permettre.564
Voici ce dont témoigne la 3ème Méditation : l’imperfection du cogito, la passivité dans
l’éblouissement, au contact de l’Infini.
Descartes rencontre l’idée de l’infini sans pouvoir en déduire la cause à partir du
cogito. Cette idée est la : pure facticité, pur factum – comme la liberté, que Kant, dans la
deuxième critique, découvre en lui (« factum de la raison pratique »565). L’idée de l’infini
est le lieu d’une inversion, d’une metanoia, de la conscience : ne pouvant être déduite du
cogito, l’infini remet en cause sa primauté. Le cogito se révèle, a l’issue de la découverte
563
R. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., p. 70 (IX, 36 – VII, 46)
Ibid., p. 80 (IX 41 – VII, 52)). A propos de cet alinéa final de la 3ème Méditation, Lévinas commente :
« Le dernier alinéa de la troisième méditation nous ramène à une relation avec l’infini, qui, a travers la
pensée, déborde la pensée et devient relation personnelle. La contemplation se mue en admiration,
adoration et joie. Il ne s’agit plus d’un ‘objet infini’ encore connue et thématisé, mais d’une majesté » (E.
Lévinas, Totalité et infini, op. cit., p. 233).
565
Cf. E. Kant, Critique de la Raison Pratique, PUF, Paris 1971, p. 56 ; Le terme de factum ici est très
précis : il désigne l’immédiateté du nouménal, qui n’est pas une intuition empirique, mais un savoir d’un
ordre plus haut. Il a trait a la raison pratique, qui, dans se sens, est plus fondamentale que la raison
théorique. Kant s’en explique dans le débat qu’il consacre a la question du primat (von dem Primate) dans
la deuxième Critique (première partie, livre II, Chap. II, §3 III), et ou il conclu sur le primat de la raison
pratique sur la raison théorétique (Cf. E. Kant, Critique de la raison pratique, PUF, Paris 1971, pp. 129@
131).
564
280
de l’idée de l’infini, second par rapport a l’infini : « …puisqu’au contraire je vois
manifestement qu’il se rencontre plus de réalité dans la substance infinie que dans la
substance finie, et partant que j’ai en quelque façon premièrement (priorem) en moi la
notion de l’infini que du fini, c'est@à@dire de Dieu que de moi@même »566. Comme le
démontre Guéroult, il s’agit dans la 3ème Méditation d’une redéfinition du cogito comme
rapport à l’infini, plus fondamental que le cogito me cogitare de la 2ème Méditation
(primordialité ontologique, selon l’ordre des raisons).567 Le rapport avec l’Infini est
rapport premier. Il conditionne l’évidence même du cogito fini. L’intuition du cogito
dépend du rapport à l’ infini. Dans le texte cartésien, la chose est dite en termes de
rapport entre l’acte du doute – acte propre d’un être fini, définissant la finitude de l’être
fini (un être infini ne doute pas : «… si j’étais indépendant de tout autre, et que je fusse
moi@même l’auteur de mon être, certes, je ne douterai d’aucune chose », écrit
Descartes568) – et l’idée de l’infini. L’acte du doute n’est possible que sur fond d’infini.
Immédiatement après avoir découvert l’idée de l’infini comme étant « mise en lui »,
Descartes précise :
Car comment serait il possible que je pusse connaître que je doute et que je désire, c'est@à@dire
qu’il me manque quelque chose et que je ne suis pas tout a fait parfait, si je n’avais en moi aucune
idée d’un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaitrais les défauts de ma
nature ?569
Le doute, marque de la finitude du cogito, n’est possible que sur fond d’une présence
occulte de l’idée de l’infini dans le cogito. Un être fini ne s’existerai pas comme fini, ne
se vivrait pas fini, s’il n’avait pas, avant même de s’engager dans la recherche de la
certitude, une idée du parfait. Le point de départ de la recherche, la quête cartésienne du
566
R. Descartes, Méditations Métaphysiques, op. cit., p. 69 (IX, 36 – VII, 45)
M. Guéroult, Descartes selon l’ordre des raisons I. L’âme et Dieu, Aubier, Paris 1968, pp. 226@234
568
R. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., 73 (IX, 38 – VII, 47)
569
Ibid., pp. 69@70 (IX, 36 – VII, 45)
567
281
point d’apodicticité, suppose une intuition pré@cogitive de l’infini.570 Le fini doit se vivre
comme entouré d’infini, pour s’engager dans la pratique du doute. Le cogito s’éprouve
comme dubitatif – qui est une modalité du cogito571 – sur fond d’infini. Il est, avant même
de le savoir, rapport avec l’infini.572 Rapport qui n’apparaitra en toute clarté qu’au terme
570
Sartre accepte cette logique cartésienne : interrogeant la structure du manque, essentielle au pour@soi,
Sartre fait appelle à la deuxième preuve cartésienne de l’existence de Dieu : je n’aurais pas pu faire
l’expérience du manque, si ce n’était par rapport a une idée du parfait. Le désir, l’être tendu vers le manqué,
suppose non pas logiquement, mais existentiellement, l’idée du parfait. Ou en langage cartésien, l’idée de
l’infini : « En ce sens, écrit Sartre, la seconde preuve cartésienne est rigoureuse : l’être imparfait se dépasse
vers l’être parfait : l’être qui n’est fondement que de son néant se dépasse vers l’être qui est fondement de
son être ». (J.P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit., p. 126). Or Sartre refuse l’idée d’un rapport originel au
parfait, a Dieu, constitutif du désir du pour@soi. Il ajoute donc : « Mais l’être vers quoi la réalité humaine se
dépasse n’est pas un Dieu transcendant : il est au cœur d’elle@même, il n’est qu’elle@même comme totalité »
(Ibid.). Ainsi, structurellement, l’en@soi occupe dans l’ontologie phénoménologique de Sartre le lieu de
Dieu (tel qu’il est entendu dans la métaphysique cartésienne). Lieu impossible a occuper pour le pour@soi,
car en lui@même, il est manque, précisément, « perpetuellement hanté par une totalité qu’elle est sans
pouvoir l’être, puisque justement elle ne pourrait atteindre l’en soi sans se perdre comme pour@soi. » (Ibid.).
Conscience souffrante, conscience malheureuse, « sans dépassement possible de l’état de malheur » (Ibid.,
p. 127).
571
« Mais qu’est ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est ce qu’une chose qui pense ? C’est a dire
une chose qui doute… » (Cf. R. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., p. 43 (IX, 22 – VII, 28))
572
Rapport primordial qui rappelle l’argument sur l’origine du savoir dans le Menon (81d. ff.): il est
impossible a un homme de chercher ce qu’il sait et de chercher ce qu’il ne sait pas ; car ce qu’il ne sait pas,
comment, le sachant, peut il le chercher ? Et ce qu’il ne sait pas, comment peut@il le chercher ne sachant
même pas quoi chercher ? Il faut donc supposer que le savoir est avant tout découverte de soi, mémoire,
réminiscence. Hypothèse conjointe chez Platon a celle métaphysique de l’immortalité de l’âme. Or Lévinas
n’aime pas l’idée de la réminiscence platonicienne, lui reprochant d’inaugurer a sa manière une pensée du
Même : « Cette primauté du Même fut la leçon de Socrate. Ne rien recevoir d’Autrui sinon ce qui est en
moi, comme si, de toute éternité, je possédais ce qui me vient du dehors. » (E. Lévinas, Totalité et infini,
op. cit., p. 34). Mais la réminiscence est elle réellement la marque d’une pensée « tautologique » ? Ne vise
t’elle pas plutôt la découverte de l’âme dans sa singularité ? La « connaissance » de l’âme, la découverte
de l’âme, n’est pas connaissance d’un objet chez Platon. Elle est événement de conversion (metanoia) :
éveil de l’âme. Dans le Phédon – dialogue sur l’immortalité de l’âme – la réminiscence sert de preuve de
l’immortalité de l’âme (Cf. Platon, Phédon 72e). Ainsi, le refus de Lévinas de la réminiscence, nous semble
t’il, ne mesure pas tout les enjeux métaphysiques de cette thèse socratique. Car la théorie de la réminiscence
n’est pas uniquement une thèse sur l’origine du savoir, mais aussi, et surtout, sur la nature du vrai et son
rapport a l’âme, a la singularité du sujet. Kierkegaard, dans ces Rien philosophiques, bien que proposant
une alternative théologico@existentielle a la pensée platonico@socratique, remarque très justement que la
question du Menon (celle de la réminiscence) n’est autre que celle de la singularité du sujet (Cf. S.
Kierkegaard, Riens philosophiques (trad. K. Ferlov et J.J. Gateau), Gallimard@Idées nrf, Paris 1948, en
particulier chap. 1@2, pp. 49@85). C’est pourquoi, plutôt que d’y reconnaître une énième répétition du
principe de la réduction de l’autre au même, il convient d’y voir la marque d’une pensée de la
singularisation du sujet, c'est@à@dire, dans les propres concepts de Lévians, une pensée de l’éthicité du sujet.
282
de la 3ème Méditation, mais qui, selon l’ordre des essences, conditionne la finitude même
du cogito, son se savoir fini.573
***
La phénoménologie, en tant que méthode ou en tant que philosophie, loin que de signer la
fin de la pensée de la subjectivité (ou d’en être l’avant@propos (Heidegger)), permet de la
penser a neuf. Pensée d’une nouveauté inouïe, que la phénoménologie aurait permise, et
cela, à partir de son principe le plus fondamental : celui de l’intentionnalité. A condition
bien sur qu’il soit pensé jusqu’au bout. L’intentionnalité pensée jusqu’au bout implique
la mort du sujet substantiel. Celle@ci est assumée par Husserl, du moins, par le premier
Husserl, celui des Recherches logiques essentiellement, mais aussi des Leçons pour une
phénoménologie de la conscience intime du temps. Non pas pour abandonner toute
pensée de la subjectivité, mais au contraire, pour frayer la voie vers une pensée toute
neuve de la subjectivité, telle qu’en elle@même, elle ne soit pas pensée comme substance,
mais comme rapport. Pour le premier Husserl, penser le monde dans sa phénoménalité,
être au contacte des « choses elles mêmes », c’est avant tout se séparer du sujet
substantiel, du sujet conçu comme substance@fondement. En ce sens, la phénoménologie,
bien avant Heidegger, bien avant Foucault, signe la fin du sujet, sa mort. Mais
uniquement celle d’un certain sujet, d’une certaine pensée rationaliste@dogmatique du
sujet.
573
C’est la distinction cartésienne entre l’ordre de la connaissance (ordo cognoscendi) et l’ordre des choses
(ordo essendi, ou causa) : ce qui est premier dans l’ordre de la découverte, ne l’est pas nécessairement
selon l’ordre des choses.
283
Libérer l’intentionnalité de tout fondement substantiel signifie, déjà pour Husserl,
mais plus encore pour Sartre et Lévinas, excéder l’intentionnalité en direction d’une
ipséité plus originelle que celle prescrite par le champ transcendantal husserlien (celui
que, en fin de compte, la phénoménologie a partir des Idées déploie systématiquement).
Nous avons suivis, dans ce travail, les tentatives respectives tant de Husserl lui@même,
que de Sartre et de Lévinas, en direction de cette ipséité fondamentale, de cette
subjectivité non@substantielle, ou l’homme, dans l’existence, se retrouve soi propre. Cette
possibilité qu’offre la phénoménologie de penser le soi malgré la mort du sujet@substance
s’ouvre a des horizons de pensé ayant trait tant au passé de la pensée, a ces origines, qu’a
son a@venir, a sa fin.
A ces origines : La phénoménologie nous préparerait elle enfin a relire Platon et
sa pensée de l’âme, non pas comme substance (lecture aristotélicienne, dont hérite la
tradition philosophique rationaliste), mais comme immortelle ? Nous permettrait@elle
enfin d’aborder, existentiellement, la pensée néo@platonicienne de l’Un (âme/Dieu) ?
A sa fin : la subjectivité pensée comme rapport à l’altérité, comme orientée vers
l’autre, nous ouvrirait elle enfin à ce que, de la philosophie, on peut encore espérer, au@
delà de ce qu’on peut savoir ou faire ?
La méditation présente, nous l’espérons, aurait au moins préparée à entendre ces
deux questions.
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Husserl présente souvent la phénoménologie comme une reprise radicalisée du geste
cartésien. Au début des Méditation cartésienne, il écrit :
C’est par l’étude de ses Méditations que la phénoménologie naissante s’est transformée en un type
nouveau de philosophie transcendantale. On pourrait presque l’appeler un néo@cartésiannisme,
bien qu’elle se soit vue obligée de rejeter a peu près tout le contenu doctrinal connu du
cartésianisme, pour cette raison même qu’elle a donné a certains thèmes cartésiens un
développement radical.574
Les Méditations cartésiennes ont comme vocation d’inscrire le projet phénoménologique
dans la filiation cartésienne, tout en radicalisant le projet cartésien, pour l’accomplir dans
toute son ampleur. Radicalisation qui consiste essentiellement à extraire une méthode,
tout en rejetant le contenu doctrinal du cartésianisme. Par fidélité au principe de
l’évidence, auquel le cogito se soumet dans son rapport au monde, le néo@cartésianisme
husserlien refuse tout le contenu doctrinal des Méditations métaphysiques.
Sur ce point, le geste lévinassien est d’un intérêt particulier. Car le retour de
Lévinas a Descartes, après Husserl, est un retour non pas au principe du cogito de la 2ème
Méditation, mais a celui de l’idée de l’infini de la 3ème Méditation. 3ème Méditation que
Lévinas lit en phénoménologue, c'est@à@dire, sans en supposer les acquis doctrinaux, en se
fiant uniquement aux exigences théoriques de la phénoménologie. L’idée de l’infini ne
fait en effet pas partie du contenu doctrinal du système cartésien pour Lévinas, mais
émane d’une intuition phénoménologique authentique : l’idée de l’infini se donne a la
574
E. Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., § 1, p, 17 [1]
285
conscience, tout en court@circuitant le principe de l’intuition adéquate, de l’idée adéquate
(inadéquation qui est dite, comme on l’a vu, dans les termes de l’incompréhension de
l’infini par le cogito). Avec l’idée de l’infini, on est en présence d’une donation de ce par
rapport a quoi il n’y a pas intuition. Situation paradoxale – qui invite a une réévaluation
du projet phénoménologique dans son ensemble.575
Il faut pouvoir resituer le retour de Lévinas à Descartes, et plus précisément à la
troisième Méditation, sur ce fond. Car le retour de Lévinas à l’idée de l’infini cartésien ne
procède
d’aucun
intérêt
doctrinal,
mais
bien
plutôt
d’un
intérêt
théorico@
phénoménologique. Quel est l’objet de la recherche de Descartes dans la 3ème
Méditation ? Il y est question du statut du cogito lui@même, posé dans les termes de la
question du solipsisme. Question de fond, question épistémologique. Comment savoir,
après avoir conquis la certitude du cogito dans la 2ème Méditation, que le cogito n’est pas
tout ce qui existe ? Le cogito, s’il est assuré de son être ponctuel, ne sais encore rien du
monde, de la réalité du monde, de l’être propre des cogitationes. Ceux@ci, comme le
démontre Descartes tout au long de la 3ème Méditation, auraient pus êtres crées par le
cogito, substance fini ayant des idées en puissance. La certitude cartésienne de la 2ème
Méditation n’exclut nullement l’irréalité des objets de la pensée. Comment donc
s’assurer que la réalité du cogito n’est autre qu’une réalité de rêve, c’est à dire une non@
réalité ? Comment s’assurer de l’extériorité du monde, au@delà de la certitude du moi ? La
question, on conviendrait aisément, n’est pas d’ordre doctrinal, mais d’ordre
systématique et épistémologique.
575
A propos du rapport entre la pensée de Lévinas et les Méditations cartésienne, cf. encore l’étude de R.
Kobayashi, « ‘Totalité et infini’ et la cinquième ‘Méditation cartésienne’ » (in : Revue philosophique de
Louvain, No. 1@2, Fevrier@Mai 2002, Louvain La Neuve 2002, pp. 149@185).
286
A telle point que la 5ème Méditation cartésienne de Husserl pose exactement la
même question (dans les termes évidemment de la problématique phénoménologique).
Après avoir accomplit l’épochè, Husserl s’inquiète du retour au monde réel : « Lorsque
moi, le moi méditant, je me réduis par l’épochè phénoménologique a mon ego
transcendantal absolu, ne suis@je pas devenu par la solus ipse et ne le resté je pas tant que,
sous l’indice phénoménologique, j’effectue une explicitation de moi@même ? »576. Tant
que ne sera pas résolu la question de l’extériorité réelle du monde, la phénoménologie
sera vouée au risque de demeurer un « solipsisme transcendantal ». Et c’est à juste titre
que Husserl reconnait dans la question des « autres ego » la voie phénoménologique pour
résoudre cette question : la question « Mais qu’en est il alors d’autres ego ? »577, servira
de guide phénoménologique pour recouvrir la réalité du monde.578 Autrement dit, d’un
point de vue théorique, la 5ème Méditation cartésienne est la stricte parallèle de la
troisième Méditation métaphysique de Descartes : tout deux se posent la même question,
qui n’est en fin de compte autre que la question de la réalité des idées, donc,
indirectement, celle de l’être du cogito, de l’être de la subjectivité.579 Comme le résume
bien Ricœur : « A cet égard, le problème d’autrui joue le même rôle que, chez Descartes,
la véracité divine en tant qu’elle fonde toute véracité et toute réalité qui dépasse la simple
réflexion du sujet sur lui@même ».580
576
Ibid., § 42, p. 148 [74@75]
Ibid.
578
A propos de la centralité de la cinquième Méditation et de la question du retour à l’existence du monde
chez Husserl, cf. : D. Franck, Chair et corps. Sur la phénoménologie de Husserl, Minuit, Paris 1981,
chapitre 1.
579
Ou bien dans les termes de D. Franck : « En bref, la cinquième Méditation traite de l’objectivité de
l’objet, posant ainsi la question de l’etre de l’intentionnalité. » (Cf. D. Franck, Chair et corps. Sur la
phénoménologie de Husserl, op. cit., p. 14).
580
Cf. P. Ricœur, « La cinquième Méditation cartésienne », in : A l’école de la phénoménologie, op. cit.,
pp. 233@234
577
287
Nous avons déjà étudiés comment pour le Husserl de la 5ème Méditation, la
question de l’alter ego devait être résolue par une nouvelle intentionnalité, qu’il nomme
l’apprésentation ou l’apperception par analogie. Celle@ci, comme nous l’avons vu,
suppose une infraction aux principes intimes de la phénoménologie (l’apperception par
analogie est une intentionnalité ou, par principe, il n’y a pas d’actualisation possible de
l’intuition, une présentification en chair et en os du phénomène (l’autre ego)).
Contrairement à Descartes, Husserl n’envisage pas a ce point un retournement du cogito :
au lieu de repenser le primat du rapport intentionnel, il impose au phénomène
(irréductible) de l’autre une réduction phénoménologique (impossible). Au lieu de se
laisser guider par le moment d’anti@phénoménologie que représente l’apparition de l’autre
– auquel tant Sartre que Levinas sont sensibles – il viole le phénomène, lui imposant une
intentionnalité contradictoire.
Le traitement de la question du solipsisme n’est pas doctrinal, mais formel : il a
trait à la nature même de l’épochè, de l’intentionnalité, et de la conscience. Le retour de
Lévinas au Descartes de la 3ème Méditation et la phénoménologie du visage qui en
constitue la « dé@formalisation », se révèlent ainsi dans un jour nouveau : il faudrait lire
dans le retour au Descartes de l’idée de l’infini une révision de la 5ème Méditation
cartésienne. Révision qui a comme ultime conséquence la redéfinition du cogito, de la
subjectivité, comme fondamentalement passive, comme « passivité plus passive que toute
passivité » (Autrement qu’Etre), ou comme créaturialité. Tout comme la 3ème Méditation
repense l’ensemble des éléments métaphysique du système cartésien (les trois
« substances » : l’étendue, le cogito, et Dieu), la phénoménologie de Lévinas repense et
révise les relations entre l’intentionnalité, la conscience, et le réel, a l’aune de
288
l’événement@visage. Réécrivant, à sa manière, la cinquième Méditations cartésiennes.581
Accomplissant à son tour le projet cartésien, interrompant la phénoménologie.
581
Nous savons en outre que dans la traduction Peiffer@Lévinas des Méditations cartésiennes, Peiffer se
chargea de la traduction des 4 premiers chapitre, alors que Lévinas fut responsable de la traduction de la
5ième Méditation.
289
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ניכור הסובייקט
עיון בגבולות הפנומנולוגיה
חיבור לשם קבלת תואר דוקטור לפילוסופיה
מאת
אלי שיינפלד
הוגש לסנט האוניברסיטה העברית בירושלים
נובמבר 2009
299
עבודה זו נעשתה בהדרכתם
של פרופ' אלחנן יקירה וד"ר מיכאל רובק
300
ניכור הסובייקט
עיון בגבולות הפנומנולוגיה
תקציר
מבוא
הפנומנולוגיה מבית מדרשו של אדמונד הוסרל היא אחד הפרויקטים הפילוסופים החשובים ביותר
בפילוסופיה של המאה ה .20-בניסיון להתגבר על הקשיים אליהם נקלעה הפילוסופיה באמצע-סוף
המאה ה 19-בעקבות המהפכה הקנטיאנית והניאו-קנטיאניזם )הפסיכולוגיזם מחד והלוגיציזם
מאידך( ,מציע הוסרל תיאוריה מקורית לחלוטין ,שעיקרה הבנה חדשה של מעמד התודעה ויחסה
לעולם .התודעה אינה מערכת פסיכולוגית סיבתית ,וכן לא נקודת מבט יחסית ,לא-מדעית ,על העולם,
אלא התכוונות ) ,(intentionalitätיחס ראשוני לדברים ,הקודם להבחנה שבין הלוגי-ממשי
לפסיכולוגי-יחסי ,ומתנה אותה .הפנומנולוגיה מחזירה לתודעה ההתכוונותית את כובד משקלה:
התודעה הינה מניה וביה יחס אל העולם ,והעולם ,בראש ובראשונה ,ניתן לתודעה .המתודה
הפנומנולוגית )ה ,epoché-או ה"-שימה בסוגריים" ,הפנומנולוגי( ,מקנה גישה לעולם לא כאוסף
עובדות טבעיות )שההשקפה המדעית על העולם מצמצמת לכדי תבניות לוגיות פורמאליות וההשקפה
הפסיכולוגיסטית ליחסים סיבתיים-טבעיים( אלא כתופעות שאת משמעותן ניתן לברר בעזרת תיאור
פנומנולוגי הולם שלהן.
התודעה כהתכוונות ,הרדוקציה הפנומנולוגית ,העולם כניתן לתודעה ,כל אלו הינם רגעי
המפתח של הפילוסופיה של הוסרל .תיאוריה זו חגה אפוא סביב הרעיון היסודי של החזרה אל
הסובייקט המתבונן ,ושל חזרתו של סובייקט זה אל עצמו .חזרה זו של הפנומנולוגיה אל
הסובייקטיביות הראשונית עומדת במרכז המחקר הנוכחי.
מה משמעות החזרה אל הסובייקטיביות שמציעה הפנומנולוגיה? מהי אותה סובייקטיביות
המבטיחה את ה"נראות" של העולם? והאם תודעה וסובייקטיביות חד הם? או שמה יש הבדל בין
הסובייקט – במובן של ה"אני" ,של "אגו" – לבין התודעה ההתכוונותית ,המציינת יחס טהור לעולם?
301
ואם ישנו הבדל ,מהו טיב היחס שבין תודעה התכוונותית לסובייקטיביות? אלו השאלות העיקריות
העומדות במרכז מחקרי .יתרה מזאת ,הן נוגעות בשאלות ונושאים רחבים שבהם עוסקת
הפנומנולוגיה בכללותה :מהו טיב היחס שבין תודעה ,סובייקטיביות ,וזמן? מהי תפקידה של
הרפלקסיה בהקשר זה? וכיצד הפנומנולוגיה הבין-סובייקטיבית קשורה לשאלת מקוריותה של
הסובייקטיביות ושל יחסה לעולם? דיונים אלה מעסיקים אותי במחקרי ,בניסיון לפענח ולפתח את
מחשבת הסובייקטיביות החדשה שהפנומנולוגיה מציעה .אולם מחשבת הסובייקטיביות
שהפנומנולוגיה תרה אחריה הינה מורכבת .ממורכבות זו עולה שאלה עקרונית הקשורה לפרויקט
הפנומנולוגיה כולו ,דהיינו :שאלת גבולות הפנומנולוגיה .עד כמה הפנומנולוגיה מסוגלת להתמודד,
מתוך עקרונותיה ,עם הקשיים האורבים לה בדרכה חזרה אל סובייקטיביות ראשונית? באיזו מידה
הפנומנולוגיה מסוגלת לנסח מחשבה חיובית של הסובייקטיביות? או שמא יש לזנוח את עקרונות
היסוד של הפנומנולוגיה ההוסרליאנית ,להפר אותם ,כדי להתחקות אחר משמעותה העמוקה של
"החזרה אל הסובייקט" העומדת במרכזו של הפרוייקט הפנומנולוגי? העיון שלי בפנומנולוגיה של
הוסרל ,סארטר ,ולוינס ,נרקם סביב שאלה יסודית זו אודות גבולות הפנומנולוגיה שסוגיית
הסובייקטיביות מעלה.
מכאן כותרתה של עבודה זו .ניכור הסובייקט ,במובן האטימולוגי של המילה :ניכור מלשון
נכרי ,ניכר ,אחרוּת .או בשפות לטיניות) alienation ,אנגלית() aliénation ,צרפתית(alienazione ,
)איטלקית( ,מלשון .alienare, alienus, aliusבהקשר של הפנומנולוגיה של הסובייקטיביות ,יש
לשמוע ניכור זה ,אחרות זו ,במובן של האחר המכונן באני ,בתודעה ,בסובייקט .לחילופין ,ישמעו
במובן של הסובייקט כאחר לעצמו ,כחצוי ,כנבדל מעצמו .אולם יש להבינו גם כניכור הסובייקט בתור
יחס אל האחרות :כבר אצל הוסרל וסארטר ,אולם בעיקר אצל לוינס ,אירוע היחס אל האחרות
מתגלה כרגע המהותי לסובייקטיביזציה של הסובייקט ,רגע אשר ,בדרכו ,מנכיח את העובדה
שמחשבת הסובייקטיביות ,במופעיה הרבים ,הינה מחשבה על גבולות הפנומנולוגיה ,מחשבה
המזמינה התנסות בגבולות אלו.
לחקור
את
הסובייקטיביות
בפנומנולוגיה
ההוסרליאנית
והפוסט-הוסרליאנים
של
הסובייקטיביות ,משמע להתבונן בלב ליבו של הפרוייקט הפנומנולוגי ,תוך התרכזות בגרעין האינטימי
ביותר של פרוייקט זה .משמע לבחון את גבולותיה של מחשבה אשר חורתת על דגלה ,מעבר לחזרה
לדברים עצמם ,את החזרה אל הסובייקטיביות .במחקר שלי אני מציע קריאה סיסטמתית של שאלת
302
הסובייקטיביות אצל הוסרל ,סארטר ולוינס ,ומנסה לשחזר מחווה מדיטטיבית שהפנומנולוגיה
מזמינה .המהלך המשולש של מחקרי )הוסרל-סארטר-לוינס( אינו מניח התקדמות או השתלשלות
דיאלקטית כלשהם .ההיסטוריה של ההשפעות אינה מענייני במחקר זה .אני מנסה לעקוב ,מתוך
קריאה מקרוב של הטקסטים ופרשנותם אחרי ההישגים התיאורטיים של כל אחד מבין ההוגים ביחס
לסוגיית הסובייקטיביות ,וכן ,מתוך קריאה קפדנית של טקסטים אלה ,אני מבקש להעלות שאלות
המתעוררות מתוך הטקסטים עצמם .כאמור ,הפנומנולוגיה ,תוך שהיא פותחת גישה חדשה לבחינת
משמעות הסובייקטיביות ,נדרשת להתמודד עם גבולותיה שלה .עבודת המחשבה הזו היא עניינו של
חיבור זה.
א .הוסרל
רעיון החזרה אל הסובייקט הניצב במרכזו של המפעל ההגותי של הוסרל ,יותר משהוא מציין פרק
מוגמר של הפנומנולוגיה ,הוא בעיה פנומנולוגית מרכזית בפני עצמו .אם אכן נכון לומר
שהפנומנולוגיה נשענת על הרעיון הבסיסי של חזרה אל התודעה ההתכוונותית ,הרי שעמדותיו של
הוסרל על הסובייקט ,על האגו ,או על מה שנהוג לכנות ה"אני" ,משתנות לכל אורך דרכו ההגותית.
בחלק הראשון של עבודתי ,המהווה את הפרק התיאורטי שעל בסיסו אני מפתח בשלב שני את
הקריאה שלי של הפנומנולוגיה הסארטריאנית והלוינסיאנית ,אני בוחן את התמורות בפנומנולוגיה
ההוסרליאנית ביחס למעמד הסובייקט ויחסו לתודעה ההתכוונותית .בחלק ראשון זה ,אני מבקש
להשוות בין הפנומנולוגיה שלפני מה שנהוג לכנות ה"מפנה הטרנסצנדנטלי" בהגותו של הוסרל ,לבין
זו שאחריו .המעבר מהפנומנולוגיה של המחקרים הלוגיים ,הניטראלית מבחינה מטאפיזית כדברי
הוסרל ,לפנומנולוגיה הטרנסצנדנטלית של האידיאות כרוך בשינוי מרחיק לכת ביחסו של הוסרל
לשאלת מעמדה של התודעה ויחסה לאגו .בעוד במחקרים הלוגיים הוסרל דוחה מסיבות פנומנולוגיות
טהורות את התיזה אודות האיכות האגולוגית של התודעה ,הרי שבעקבות המהפך הטרנסצנדנטלי,
מופיעה התיזה אודות אגו המתקיים לצד התודעה כאגו טרנסצנדנטלי.
בפרק הראשון של החלק על הוסרל אני בוחן תחילה את התיזה שלו על האגו הטרנסצנדנטלי
כפי שזה מופיע באידיאות .בצד הצבת האגו הטרנסצנדנטלי כחלק מהקצנת הפרקטיקה של הרדוקציה
הפנומנולוגית ,אני מראה כיצד התיזה על האגו הטהור באידיאות עולה בהקשר אחר לגמרי ,הקשר
המזמין ביקורת פנים-פנומנולוגית .בהתמודדותו עם שאלת היחס שבין תודעה לרפלקסיה ,ותוך ניתוח
303
של תמת הזמן המתבקש בהקשר זה )היחס שבין הנחווה הטהור וההתבוננות על הנחווה כרוך בפער
זמני ,שהינו תנאי לאפשרות הרפלקסיה עצמה( ,הוסרל מציב את האני הטהור כדי לפתור בעיה בדבר
אפשרות ההשתתה של הנחווה עצמו )כלומר הצורך למצוא בסיס לא רק לנחווה עצמו ),(Erlebnis
הניתן תמיד ברצף זמני ,אלא גם ל"עכשיו החי של הנחווה" ),(das lebendige Jetzt des Erlebnises
המציין את הרגעיות האקטואלית של הנחווה( הכרוכה בפעולת הרפלקסיה ויחסה לנחווה הטהור :זו
בעיית הרקורנציה .בעבודתי אני מראה כיצד פתרון בעיית הרקורנציה מעמיד את הוסרל במצב בו
הוא מכריע בניגוד לאינטואיציה הפנומנולוגית .שהרי אותו האני ,למרות התפקיד הסיסטמתי שהוא
ממלא במהלך ההוסרליאני )פתרון בעיית הרקורנציה( ,אינו מוצדק פנומנולוגית )ביחס לתודעה
ההתכוונותית גרידה ,אין הצדקה לאגו לא בתור תופעה ,ולא בתור מרכיב של התודעה עצמה( .האי-
לגיטימיות הפנומנולוגית של האגו עולה מהניתוחים של הוסרל במחקרים הלוגיים ,להם אני מקדיש
את הפרק השני של חלק זה של חיבורי.
בפרק השני אני דן אפוא במחקרים הלוגיים ,ובביקורת ההוסרליאנית על שאלת האני הטהור
כפי שזו מופיעה במחקר הלוגי החמישי .עיקרה של ביקורת זו סובב סביב שאלת ממשותה של
אינטואיציה פנומנולוגית של "אני טהור" .חף מכל אינטרסים סיסטמתיים ובנאמנות לעקרונות
הבסיסיים של הפנומנולוגיה ,הוסרל דוחה במחקר זה את אינטואיציית האני הטהור ,בעקבות
הוויכוח שלו עם הניאו-קאנטיאני פול נאטורפ .שינוי עמדתו של הוסרל ביחס לשאלת האינטואיציה
של אני הטהור עולה באופן בולט מתוך השוואה בין הגרסה הראשונה של המחקרים הלוגיים לבין
הגרסה השנייה של המחקרים הלוגיים )גרסה שהוכנה ב ,1913-קרי ,בשנה בה פורסמו האידיאות(,
בהם הוסרל מתקן ומוסיף על הגרסה הראשונה ,ובפרט במה שנוגע לסוגיית האני )במחקרי אני מציע
השוואה מפורטת בין שתי הגרסאות( .אולם ,מעבר לחשיפת הפער שבין המחקרים הלוגיים לבין
האידיאות סביב שאלת האני ,אני מראה כיצד למרות דחיית התיזה על האני בפנומנולוגיה המוקדמת
של הוסרל )זו שלפני המפנה הטרנסצנדנטלי ,קרי לפני ארבעת ההרצאות שלו משנת 1907שקובצו
תחת הכותרת האידיאה של הפנומנולוגיה ) ,((Die Idee der Phänomenologieהוסרל מנסח תורת
סובייקט סביב סוגיית הזמניות של התודעה .לאחר שדחה את התיזה אודות אני טהור ,הוסרל נדרש
לשאלת אחדותה של התודעה ,אחדות אותה הוא מוצא במבנה הזמני שלה .כבר במחקרים הלוגיים,
סוגיית אחדות התודעה נקשרת לסוגיית הזמן )במחקר הלוגי החמישי( ,אולם הטקסט שמפתח באופן
ממצה את התמה הזאת הוא הטקסט של הוסרל על הזמן ,שיעורים על הפנומנולוגיה של התודעה
304
הפנימית של הזמן .במחקרי אני מתייחס לגרסה הראשונה של טקסט זה משנת ,1905שכן אני מבקש
להראות כיצד ,כבר לפני התיזה של הוסרל על האני הטרנסצנדנטלי ,הוא מפתח תורת סובייקט
שאיננה עומדת בסתירה עם הפנומנולוגיה של המחקרים הלוגיים ושהינה מובנת מתוך ניתוח של
הפנומנולוגיה של הזמן .עיקרה של פנומנולוגיה זו להראות כיצד בשלב השלישי של הניתוח של
הזמניות של התודעה )"הזרם המוחלט של התודעה ,מכוננת הזמן"( מופיע מה שהוסרל מכנה
"הסובייקטיביות המוחלטת" )§ .(36ברמה האינטימית ביותר של חיי התודעה ,הוסרל מגלה את
זרותה של התודעה לעצמה ,התקיימותה בפער מתמיד ,במתח ראשוני ,בין המכוֹנן למכוּנן )ברמה של
הסובייקטיביות המוחלטת" ,המכונן והמכונן מתאימים מבלי להתאים למעשה" ,כדבריו( .כדי
לתארה ,מודה הוסרל ,לא ניתן אלא לפנות לשפה מטאפורית :למטאפורת ה"זרם" ,כלשונו .זו נלקחה
מן הזמן המכוּנן כבר ,אולם שכשלעצמה אין היא יכולה לשמש כתיאור הולם לרמה היסודית של
התודעה ,הקודמת את הזמניות המכוּננת .הוסרל מגיע כך לקצה יכולותיה של הפנומנולוגיה להתמודד
עם שאלת הסובייקטיביות .אני מראה כיצד נקודה זו היא נקודת מפנה במחשבת הסובייקטיביות של
הוסרל ,שכן מצד אחד ,הסובייקטיביות המוחלטת מתאימה לאינטואיציה יסודית ,אולם מצד שני,
אינטואיציה זו לא ניתנת לתיאור )"חסרות לנו המילים כדי לתארו" ,כדברי הוסרל; שפת
הפנומנולוגיה של הזמן ,דהיינו ,הרטנציה והפרוטנציה ,לא מאפשרת לתאר את הפער היסודי בו
מתקיימת התודעה כתודעה זמנית(.
בפרק האחרון של חלק זה ,אני מפתח את ההשלכות של התיזה על ה"סובייקטיביות
המוחלטת" של הוסרל מ 1905-ומצדיק את הקריאה הלא-כרונולוגית שלי ביצירתו של הוסרל )מן
האידיאות אל המחקרים הלוגים והשיעורים על הפנומנולוגיה של התודעה הפנימית של הזמן(.
קריאה "הפוכה" זו ביצירת הוסרל מבליטה את יתרונה של הגישה הפנומנולוגית של המחקרים
הלוגיים להתמודדות עם ההקשר המסוים של סוגיית הסובייקטיביות .בנוסף ,בפרק זה אני חוזר
לאידיאות ומראה כיצד תורת הסובייקט הזמני של הוסרל מ 1905-אינה מושפעת מן המעבר מן
הפנומנולוגיה הניטראלית לפנומנולוגיה הטרנסצנדנטלית :האידיאות ,בצד התיזה על האני
הטרנסצנדנטלי ,מקבל את התיזה הקדם-טרנסצנדנטלית של הוסרל על הזמן ומסתמכות באופן
מפורש על הניתוחים הפנומנולוגיים של השיעורים על הפנומנולוגיה של התודעה הפנימית של הזמן.
אולם בסופו של דבר ,פנומנולוגיה זו של ה"סובייקטיביות המוחלטת" נשארת בגדר תעלומה עבור
הוסרל .ביצירות היותר בשלות שלו ,כמו ההגיונות הקרטזיאניים למשל ,הוסרל ממשיך לדבוק
305
בניתוחים אלה ,ובפרט בסובייקטיביות הזמנית כרובד העמוק של חיי התודעה ,אולם הוא מתאר
סובייקטיביות זו כ"אניגמה" ,או כ"פלא" ,מבלי לפענח את משמעותה עד הסוף .כך ,הפנומנולוגיה של
הזמן פותחת פתח למחשבה אחרת על הסובייקט ,כזו שנשארת נאמנה לעקרונות היסוד של
הפנומנולוגיה הניטראלית ,ועם זאת חושבת לעומק את משמעותה של סובייקטיביות חצויה ,שהפער,
המרחק ,וחוסר ההלימה ,הם מתוויה המובהקים.
את הפנומנולוגיה של סארטר ולוינס אני מציע לקרוא כצומחות בתוך מרחב פורה שנפתח
בעקבות הפנומנולוגיה ההוסרליאנית החושבת את הסובייקטיביות כאי-הלימה ,כחצויה .סארטר
ולוינס צועדים ,אם כי באופנים ייחודיים להם ,בדרך זו שנפתחת לראשונה בפנומנולוגיה
ההוסרליאנית בתחילת דרכה ,ומתקדמים צעד נוסף בניסיון לנסח פנומנולוגיה של הסובייקט ,מעבר
למה שהוריש להם הוסרל .בחלקים הבאים של עבודתי אני קורא את הגותם של סארטר )חלק (IIושל
לוינס )חלק (IIIמתוך רקע פנומנולוגי זה.
ב .סארטר
החלק השני של עבודתי מוקדש אם כן לפנומנולוגיה של סארטר .בפרק הראשון של חלק זה אני עוסק
בטקסט של סארטר שפורסם ב ,1938-אולם כתיבתו החלה בעת שהותו של סארטר בברלין ב1934--
:1933הטרנסצנדנטיות של האני .בטקסט זה ,סארטר מתמודד עם התיזה של הוסרל על האגו
הטרנסצנדנטלי ,ומבקר אותה מתוך עקרונות הפנומנולוגיה של הוסרל עצמו ,קרי ,מתוך נאמנות
לעקרון היסוד של ההתכוונות )לה הוא מקדיש ,באותם שנים ,מאמר קצר בשם" :רעיון פונדמנטלי של
הפנומנולוגיה – ההתכוונות"( .בעבודתו הפנומנולוגית ,סארטר מראה כיצד התודעה ההתכוונותית
חפה מכל קוטב אגולוגי :ייחוס אני לתודעה נובע לדידו מהיפוך סדר הכינון ,המתבצע תוך כדי הענקת
ראשוניות לפעולת הרפלקסיה .לפי סדר הכינון ,המעשים ,המצבים והאיכויות ) actions, états,
,(qualitésקודמים לאני :הן דרגה ראשונה של סינתזות המאחדות התכוונויות ספציפיות ,שעל
בסיסן ,בסינתזה מאחדת מדרגה שנייה ,מופיע האני .אמנם לפי סדר הרפלקסיה המעשים ,המצבים
והאיכויות נובעים מהאני ,אולם הרפלקסיה אינה ראשונית ,והפנומנולוגיה מחויבת לסדר הכינון
)הקדם רפלקטיבי ,כדבריו של סארטר( .הרפלקסיה משקפת אחת מני אפשרויות רבות של התודעה
ההתכוונותית ,אולם היא איננה מהותה הראשונית של התודעה )כאמור ,התודעה היא התכוונות
306
במהותה( .היחס התיאורטי לעולם הוא אחד מני יחסים רבים ,שלהם אפיונים מסוימים ,וביניהם
יצירת האגו .כך ,מבחינה פנומנולוגית טהורה ,מתגלה האני כטרנסצנדנטי לתודעה .הוא לא שונה
מהותית מכל תופעה אחרת בעולם .יש לו אמנם אפיונים משל עצמו ,למשל היותו קרוב יותר לתודעה,
אינטימי יותר לנו )קרבה שיש לתת עליה את הדעת מבחינה פנומנולוגית( ,אולם מבחינה מהותית ,אין
הבדל בינו לבין שאר התופעות החיצוניות לנו ,הטרנסצנדנטיות לתודעה.
סארטר מחזיר את סדר הכינון על כנו ,ובמקום למקם את האני ביסוד התופעות המכוּננוֹת ,הוא
מעמיד אותו כתוצאה משנית ,הנובעת מן הרפלקסיה .הוא גוזר בכך את כל ההשלכות מתורת
ההתכוונות של הוסרל ,ומקצין אותה ,תוך שהוא חורג מהתזות ההוסרליאניות עצמן :התודעה
המתקיימת בעולם אינה מתקיימת בו כאני נפרד מן התופעות ,אלא היא "טמונה בעולם" .במחקרי,
אני מראה כיצד בצעד תיאורטי זה ,סארטר כבר זורע את הזרעים הראשוניים למה שיהפוך לימים
לאחד מתווי ההיכר הבולטים של הפילוסופיה של הקיום :המשניות של היחס התיאורטי-רפלקטיבי
ביחס ליחס ההתכוונותי הטהור ,הקדם-רפלקטיבי.
בקריאה שאני מציע ל-הטרנסצנדנטיות של האני ,אני מראה כיצד בצד הניתוח הפנומנולוגי
עצמו בו סארטר נפרד מן הפנומנולוגיה הטרנסצנדנטלית ,הוא ממשיך ,במובן מסוים לפחות ,את
הפנומנולוגיה של המחקרים הלוגיים במקום בו הם נעצרים ,קרי :במקום בו הוסרל זונח את
הפנומנולוגיה של התודעה-ללא-אני .כתוצאה מניתוח זה ,סארטר מנסח תזה מפתיעה על חירותה של
התודעה .התודעה חסרת האני מתוארת אצל סארטר כ"ספונטאניות אימפרסונאלית" .אולם
ספונטניות אימפרסונאלית זו המגדירה את התודעה חסרת האני ,ושסארטר מוצא בשורש התודעה
ההתכוונותית ,קודמת ומקורית יותר מהחירות" :התודעה מפחדת מהספונטאניות של עצמה שכן היא
חשה שהיא מעבר לחירותה" ,כותב סארטר .כך ,לא יהיה נכון לומר על התודעה שהיא "חופשית"
במובן המעשי של המילה .הקצנת עקרון ההתכוונות ההוסרליאני מובילה את סארטר לניסוח תודעה
אימפרסונאלית ,חסרת "אני" ,והקודמת מבחינה מהותית )קרי מבחינת סדר הכינון( לחירות )החירות
מניחה אני חופשי ,שאותה התודעה כספונטאניות אימפרסונאלית חסרה בדיוק( .תוצאה זו הינה
חשובה ,מכיוון שהיא תעמוד במתח עם הפנומנולוגיה של סארטר כפי שזו מנוסחת בהישות והאין.
הפרק השני של חלק זה מוקדש להישות והאין ) ,(1943ספרו הפנומנולוגי המרכזי של סארטר.
בשלב זה ,אני מעמיד את סארטר במבחן פרקטיקת הקריאה שלו עצמו ,דהיינו :אני בוחן את הישות
והאין לאור דרישותיו הפנומנולוגיות כפי שהן מובעות ב-הטרנסצנדנטיות של האני .בפרט ,הקריאה
307
שלי בהישות והאין מנסה להעריך את הפנומנולוגיה של החירות של סארטר לנוכח הפנומנולוגיה של
התודעה כספונטאניות אימפרסונאלית של הטרנסצנדנטיות של האני .בקריאה שלי של הישות והאין,
אני מבודד שתי הוראות של הבשביל-עצמו ושל האיון המהותי להוויית הבשביל-עצמו .האיון העצמי
נאמר בשני אופנים בטקסט של סארטר ,שני אופנים שאינם מתאימים אחד לשני .ההבנה הראשונה
של הבשביל-עצמו כאיון – אותה אכנה ההבנה הפנומנולוגית – אינה אלא הרחבה ,תרגום "קיומי" אם
ניתן לומר ,של רעיון ההתכוונות ההוסרליאני המוקצן .היחס לעולם כיחס של איון – או בלשונו של
סארטר :הבשביל-עצמו כחירות – אינו אלא עצם עובדת היות האדם בתוך העולם ,טמון בעולם ,חלק
מהעולם .בניגוד להוסרל ,המצמצם את היקף ההתכוונות ומייחסה למהות התודעה בלבד ,הבשביל-
עצמו כחירות מציינת את הרחבת תחום ההתכוונות )הנאמרת במונחים של "איון" בשפה הקיומית של
סארטר( מעבר לתודעה )המובנת בראש ובראשונה כתודעה תיאורטית אצל הוסרל( .אולם מה שחשוב
לי במחקרי הוא שהחירות בהוראה ראשונה זו מאפיינת את אופן היותו של הבשביל-עצמו ללא כל
קשר עם התחום המעשי .חירות זו אינה בעלת משקל אתי ,אלא בעלת משקל פנומנולוגי .בשלב זה
בהישות והאין ,כפי שאני מראה ,סארטר נאמן לפנומנולוגיה של הטרנסצנדנטיות של האני )הבשביל-
עצמו כאן אינו "אני" ,אלא "אין של היות" ,כדבריו(.
אולם לאחר שניסחה את התיאוריה הקיומית-פנומנולוגית שלה ,הפנומנולוגיה של סארטר
מטעינה את הבשביל-עצמו במשקל מעשי .במחקרי ,אני מראה כיצד ההוראה השנייה של רעיון
החירות בהישות והאין אינה עולה בקנה אחד עם השימוש הפנומנולוגי הראשוני ברעיון זה ,שכן זה
מתאר את הבשביל-עצמו לא כחירות ,אלא כיש חופשי :הבשביל-עצמו החופשי .הבשביל-עצמו
החופשי אינו יותר הבשביל-עצמו ההווה בעולם ואשר האיון הוא אופן היותו הראשוני והקדם-
רפלקסיבי בעולם ,אלא הוא פועל בעולם ,הוא יצור מעשי .כך ,בתורת הבשביל-עצמו החופשי ,סארטר
מחזיר את האני לתוך התודעה בניגוד למתבקש מבחינה פנומנולוגית טהורה )בפרק בהישות והאין
בשם "האני ומסלול העניות" ) ,le moi et le circuit de l’ipséitéחלק ,IIפרק ראשון .((V § ,ישנו
ניגוד ברור בין ההבנה המעשית של הבשביל-עצמו כיש חופשי ,לבין ההבנה הפנומנולוגית של הבשביל-
עצמו כ-חירות :הראשונה מניחה את האני ,השנייה לא .במחקרי ,אני מראה את דו-המשמעות
האוחזת במונחים בסיסיים באונטולוגיה הפנומנולוגיה הסארטריאנית בשל ההוראה הכפולה של
מושג החירות בטקסט זה )למשל בדיון של סארטר במושג הערך( ,וכיצד הדבר מערער על עצם
האפשרות להשלים תורת סובייקט המבוססת על הראשוניות של החירות.
308
הפרק האחרון בחלק זה מוקדש לניסיון לחלץ ,מתוך התובנות של סארטר אודות הבשביל-אחר
בהישות והאין ,תורת סובייקטיביות חיובית .סוגיית הבשביל-האחר מספקת זירה תיאורטית בה שתי
ההבנות של רעיון החירות )זו המעשית וזו הפנומנולוגית( מצטלבות באופן מקורי .בפרק אחרון זה אני
מראה כיצד הפנומנולוגיה של הבשביל-האחר מתחלקת לשלושה רבדים ,וכיצד ברובד השני של
פנומנולוגיה זו ,סארטר פוגש ,ולו לרגע ,אינטואיציה המפרקת את המתח שבין הרפלקטיבי לקדם-
רפלקטיבי )או בין המעשי לפנומנולוגי( ,וחושף רגע של אובייקטיביזציה המיוחסת לתודעה הקדם-
רפלקסיבית .רגע זה הוא הרגע של המפגש הטהור עם המבט של האחר בו האני נחווה באופן מיידי
ובלתי מתווך כמי שפונים אליו .המבט של האחר הפונה אלי – הוא ה"אמת" של ה"להביט באחר",
כדברי סארטר .במקום זה הן החירות במובן הפנומנולוגי והן החירות במובן המעשי אינן תופסות עוד
את מהותו של הבשביל-עצמו .למרות שבשלב הבא )השלב בו הבשביל-עצמו חווה את המבט של האחר
כאיום ,ככזה שגונב לי את חירותי( ,הבשביל-עצמו יתפוס את עצמו שוב כ"-יש חופשי" )וככזה ,הוא
יבקש לאיין את הזולת( ,עדיין השלב השני בפנומנולוגיה הסארטריאני של הבשביל-אחר מספק
אינטואיציה ראשונית של מה שעשויה להיות תורת סובייקט חיובית ,בה היחס )אינטנציונליות זמנית
או איון ראשוני( מעורר את האני )אני אחר לגמרי מזה הכרוך ביחס הרפלקטיבי(.
ג .לוינס
החלק השלישי והאחרון של מחקרי מוקדש לפנומנולוגיה של לוינס .כמו בפרק על סארטר ,אני מראה
כיצד ניתן לקרוא את לוינס כמי שמתמודד באופן אינטימי עם הקשיים העולים מתוך הניסיונות
הפנומנולוגיים של הוסרל ,וכיצד הוא ממשיך את הפרוייקט ההוסרליאני תוך התנתקות מהדוקטרינה
ההוסרליאנית גופא .בפרק הראשון בחלק זה אני משחזר את הבנתו של לוינס את הפנומנולוגיה
ההוסרליאנית כפי שזו משתקפת מתוך המאמרים שלו המוקדשים להוסרל )"הרהורים על הטכניקה
הפנומנולוגית" )" ,(1959חורבן הרפרזנטציה" ) ,(1959ובעיקר "מן התיאור אל הקיום" ) .((1949שחזור
זה מאפשר לגעת באופן בה שאלת הסובייקטיביות עולה מתוך יצירתו של הוסרל עבור לוינס ,ובפרט
מתוך שאלת האי-טרנזיטיביות של הקיום הטהור .שאלה זו פותחת פתח לסוגיית הישנו )(il y a
בפילוסופיה המוקדמת של לוינס )בעיקר ב-מהקיום אל הקיים ) (1947וב-הזמן והאחר ) ,((1948שעל
בסיסה אני חוזר לשאלת הסובייקטיביות כפי שזו נשאלת אצל לוינס .הניסיון הפנומנולוגי של לוינס
בשנים אלו מסתכם בניסיון למצוא מוצא מהישנו האלמוני ,המציין את הרובד הקדום של ההוויה ,בה
309
לא מתקיימת סובייקטיביות )לוינס מתאר את הישנו דרך האינטואיציה של נדודי-השינה כאירוע של
דה-סובייקטיביזציה( .העמדת שאלת הסובייקטיביות על בסיס סוגיית היש-נו מאפשרת כבר בשלב זה
לאפיין את מחשבת האחרות של לוינס ,אם כי באופן שלילי :היש-נו הוא אירוע ראשוני של אַ ֵחרות,
המאיימת על הסובייקט ,המאיינת את הסובייקט .מחשבת האחרות של לוינס מבקשת להתגבר על
האַחרות ,ולהציע יחס ראשוני אל האחרות העומד ביסוד הסובייקטיביזציה של
ֵ
אירוע שלילי זה של
הסובייקט.
בפרק השני בחלק זה של חיבורי אני מראה כיצד הפנומנולוגיה של הרגע מספקת בשלב ראשון
את התשתית למחשבה חיובית אודות הסובייקטיביות אצל לוינס .הפנומנולוגיה של הרגע במהקיום
אל הקיים מתמודדת עם שאלת הזמן ,ומציעה ניתוח של הרגע כרגע ,קרי :של הרגע בחלופיותו,
ברגעיותו המהותית .הפנומנולוגיה של הרגע אינה גוזרת את הרגע מתוך רצף זמני קודם )במובן
הליניארי-פורמאלי או במובן של משך( ,אלא להיפך :היא מחלצת את משמעות החלופיות של הרגע,
כדי להבין בשלב שני את הזמן .פנומנולוגיה זו מוצאת ברגע אירוע בו-זמני של בריאה ושל מוות,
אירוע בו-זמני של ראשית ושל כליון .באופן חיובי ,הרגע מציין את היקשרותו של הקיים עם הקיום –
מה שלוינס מכנה 'היפוסתזה' – ,ומאפיין את הגחתו של הסובייקט כהיחלצות מן היש-נו האלמוני
וחסר הזמן )הנצחי ,בלשונו של לוינס( .במחקרי אני מראה כיצד אירוע ההיפוסתזה ,מעבר לכך שהוא
מציין סובייקטיביזציה ראשונית של הסובייקט ,נקשר אצל לוינס לתורת הבריאה המתמדת של
דקארט ושל מלברנש – המציבה קשר בין הקוגיטו לאלוהים במעשה הבריאה המתרחש כל רגע מחדש
– ,וכך ,משקף כבר בשלב זה את הצד המטאפיזי של מחשבת האחרות.
דיון זה בפנומנולוגיה של הרגע של לוינס מחזיר אותי לשאלת הזמניות אצל הוסרל ,ולאופן שבו
לוינס מתמודד אתה .לוינס מפתח את התמודדותו עם תורת הזמן ההוסרליאנית סביב שאלת
משמעות ה .Ur impression-במחקרי ,אני מראה כיצד ניתן לעקוב אחר שינוי בהתייחסותו של לוינס
לסוגיה זו ,ובפרט בהשוואה בין המאמר "התכוונות והרגשה" ) (1965לבין הפרק השני של אחרת
מהיות או מעבר להוויה ) (1974המוקדש לבחינה ביקורתית של תורת הזמן ההוסרליאני .בעוד
ב"התכוונות והרגשה" לוינס חוזר לאינטואיציה של הוסרל מהשיעורים על הפנומנולוגיה של התודעה
הפנימית של הזמן ומוצא ב"סובייקטיביות המוחלטת" ניצנים למחשבת האחרות ,הרי שבאחרת
ֵהה,
מהיות או מעבר להוויה לוינס מבקר פנומנולוגיה זו ורואה בה גרסה נוספת של פילוסופיית הז ֶ
אותה הוא מייחס ל"פילוסופיה המערבית" שאת הנחות היסוד שלה הוא מבקר לכל אורך הגותו .דיון
310
זה מאפשר לי להחזיר את מחשבת האחרות של לוינס למקומה הטבעי ,ולקשר אותה לפנומנולוגיה
ההוסרליאנית אשר אמנם מגלה אחרות ראשונית העומדת ביסוד הסובייקט ,אם כי בגלותה אותה,
היא נאלצת לעצור ,שכן זו עומדת בסתירה עם העקרונות האינטימיים ביותר של השיטה שלה עצמה.
לוינס ,שלא מחויב לתכני שיטה ,פוסע בנקודה זו צעד מעבר לפנומנולוגיה ההוסרליאנית בהציעו תורת
זמן הרואה ביחס עם האחרוּת )הזמנית( אירוע של סובייקטיביזציה חיובית .במקום לנסות לשמר
בכוח את ראשוניות התודעה ההתכוונותית )הוסרל( ,לוינס מושך את התיאור עד למקום בו התודעה
עצמה מגלה את עצמה כמשנית לאירוע בסיסי יותר ,כיחס עתיק יותר עם אחרוּת בלתי ניתנת
לצמצום.
לסיום ,אני מראה כיצד הפנומנולוגיה של הזמן ,שכבר מהווה בכתיבתו של לוינס רגע של
סובייקטיביזציה ,מתקשרת לתמה המרכזית בפילוסופיה של לוינס ,דהיינו ליחס עם הזולת .מתוך
הבנת הסובייקט הזמני כאירוע של אחרוּת ,אני ניגש אל הפנומנולוגיה של הזולת של לוינס
כפנומנולוגיה החושפת את משמעותה החיובית של האחרוּת .מה שמייחד את היחס עם הזולת אינו
עצם היחס עם האחרות )שכן זה מתקיים כבר בסובייקט כזמניות( ,אלא העובדה שהיחס אל הזולת
הוא המפגש היחיד עם אחרות בו ניתן לדבר על נוכחות של האחר בפני .הזולת מופיע בפני ב"כאן
ועכשיו" ,בניגוד לאחרות של העבר או של העתיד .ועם זאת ,הוא נוכח באופן נוכחות יוצאת דופן.
מעבר לפנומנולוגיה של האלטר-אגו של הוסרל ,הפונה להתכוונות בעייתית כדי לתאר את הזולת
)האפרזנטציה האנלוגית( ,ומעבר לפנומנולוגיה של הבשביל-אחר של סארטר ,בה היחס עם הזולת,
למרות הייחודיות המתגלה ברגע השני של התיאור ,הופך לקרב בין מבטים ,לקרב בין חירויות,
הפנומנולוגיה של האחר של לוינס רואה ביחס עם הזולת את משמעות היחס הראשוני עם האחרות,
הקודם ומתנה את התודעה הן כהתכוונות ,הן כחירות .הזולת הינו תופעה בלתי-ניתנת להנכחה )כפי
שכבר מעידים הפנומנולוגיה של האלטר-אגו של הוסרל וזו של סארטר( ,אולם חוסר יכולת זו מאייכת
את עצם התקיימותו .הפנים – שהן המודאליות החיובית של ההופעה של הזולת בפנומנולוגיה של
לוינס – אומנם מתגלות בפני ,אולם הן מתגלות כהעדר .הן מתקיימות כנוכחות שעצם נוכחותן
משמעותו העדר .לא העדר כניגוד לנוכחות – מה שהיה מחזיר אותנו לפילוסופיה שלילית גרידה,
לדיאלקטיקה של היש והאין – ,אלא כנוכחות פרדוקסאלית של ההעדר הדורשת מן הסובייקט יותר
מאשר התכוונות .נוכחות זו של ההעדר מתוארת אצל לוינס כמעבר ,נוכח הפנים של הזולת ,מן
הנראות של התופעה אל השמיעה :הפנים הן דיבור ,בלשונו של לוינס .דיבור ראשוני ,הפונה
311
לסובייקטיביות שהנמענות שלה היא עצם הווייתה .הפנים אינן ניתנות לתודעה התכוונותית ,אלא
חושפות ,מעבר לתודעה ,את הסובייקטיביות הראשונית כיחס אל הזולת וכהיענות לפנייה של הפנים –
מה שלוינס מכנה הסובייקטיביות כאחריות.
ניסוח תורת סובייקט חיובית אמנם מתאפשרת ללוינס ,אולם במחיר וויתור על עקרונות
הפנומנולוגיה .כך ,גם היא בדרכה חושפת את גבולות הפנומנולוגיה כאשר זו ניגשת להבין את עצמה,
לחשוף את היסודות האינטימיים ביותר של שיטתה; כאשר היא באה לחשוף את משמעות החזרה
לסובייקט המאפיינת אותה .בפרק הסיכום של עבודתי ניסיתי לדחוק את המחקר עוד צעד קדימה,
במהלך ספקולטיבי יותר ,אך שמאפשר להתנסות בפוריותה של הפנומנולוגיה של הסובייקטיביות .את
פרק הסיכום הקדשתי לשאלה הבאה :למרות הפער שבין ניסוח תורת סובייקט חיובית לבין שמירה
על עקרונות אפיסטמולוגיים-מדעיים )במקרה שלנו :הפנומנולוגיה( ,המתגלה באופן שונה וייחודי אצל
שלושת ההוגים שבחנתי ,האם ניתן ,מתוך הפילוסופיה עצמה ,למצוא "לוגוס" של הסובייקטיביות?
האם ישנו דיבור ,האם ישנה שפה פילוסופית ,שאולי אינה אפיסטמולוגית בטבעה ,אולם שחושבת את
הסובייקטיביות כיחס עם האחרות לעומקה? האם ניתן למצוא מסורת פילוסופית של האחרות ושל
הסובייקטיביות החיובית ,שונה מהמסורת הפילוסופית המתנכרת לראשוניותה של האחרות? כדי
להתמודד עם שאלה זו אני מציע ,בהשראתו של לוינס שראה באפלטון ובדקארט נציגים של מחשבה
אותנטית של האחרות ,קריאה מקורית של ההתחלות בפילוסופיה ,הן זו העתיקה )הרגע האפלטוני(
והן זו המודרנית )הרגע הקרטזיאני( .את הרגע האפלטוני אני מציע לקרוא לאור המרכזיות של תמת
ה"דאגה לעצמי" הסוקראטי ,ותוך התחשבות בהקשר של הצו של דלפי בו מופיע נושא זה .באפולוגיה
של סוקרטס ,העצמי )של סוקראטס( מתעורר בעקבות תביעה טרנסצנדנטית )הרישום הדלפי" :דע
את עצמך"( ובאלקיביאדס א ,פרקטיקת ה"דאגה לעצמי" קשורה באופן אמיץ להכוונת העצמי אל
האל )שהינה אחרות רדיקאלית( .את הרגע הקרטזיאני אני מציע לקרוא לאור המרכזיות של ההיגיון
השלישי בהגיונות מטאפיזיים ,בו ה-קוגיטו מתגלה קודם כל כיחס עם האינסוף .קריאה זו מדגימה
את הפוריות של פנומנולוגיה של הסובייקטיביות ושל מחשבת האחרות ,ופותחת צוהר לקריאה שונה
של המסורת הפילוסופית המערבית.
312
תוכן עניינים
מבוא7.....................................................................................................................................
חלק ראשון :אדמונד הוסרל .פנומנולוגיה וסובייקטיביות18.............................................
מבוא19.........................................................................................................................
.1האני הטהור וזמניות התודעה:קריאה של אידיאות 22...............................................
.Aראייה ובבואה :לוגיקת האדקוואציה 23....................................................................
.Bתודעה וחוויה :תחום האפודיקטיות הפנומנולוגי25.....................................................
.Cמעמדה המוחלט של החוויה31...................................................................................
.aתודעה ורפלקסיה35.....................................................................................
.bהתודעה כזמן וזמן התודעה41.......................................................................
.cהאני הטהור46.............................................................................................
.Dהאני הטהור וזרם החוויה50......................................................................................
.2ביקורת האני וזמניות טהורה :קריאה של המחקרים הלוגיים ושל השיעורים על
הפנומנולוגיה של התודעה הפנימית של הזמן55.........................................................
.Aמהאידיאות Iאל המחקרים הלוגיים55......................................................................
.Bעל הניטרליות המטאפיזית של המחקרים הלוגיים 57...................................................
.Cתודעה ואני :המחלוקת עם נאטורפ60........................................................................
.Dהמחקר הלוגי החמישי :הגרסה של 1901מול הגרסה של 63.................................. 1913
.Eניתוח של § 6של המחקר הלוגי החמישי70..................................................................
.Fתורת האמת במחקרים הלוגיים75.............................................................................
.Gאחדות התודעה בשיעורים על הפנומנולוגיה של התודעה הפנימית של הזמן81................
.aהמחלוקת ברנטנו-הוסרל סביב ה"אסוציאציה הראשיתית" 84.........................
.bתודעה ,רגע ו88...................................................................Ur@impression-
.cהזרם המוחלט של התודעה ,מכוֹנן הזמן96.....................................................
.Hהתודעה הזמנית כ"סובייקטיביות מוחלטת"101.........................................................
.3אידיאל המדע והטרנסצנדנטליזם הפנומנולוגי105......................................................
.Aקריאה רציפה של הוסרל :מהמחקרים הלוגיים לאידיאות106......................................
.Bקריאה תמטית של הוסרל :הפנומנולוגיה הטהורה של האני110....................................
313
חלק שני :ז'אן-פול סארטר .סובייקטיביות ומחשבת הקיום118......................................
מבוא119.......................................................................................................................
.1הפנומנולוגיה עבור סארטר :קריאה של הטרנסצנדנטיות של האני125.......................
.Aבתור הקדמה :קריאה של "רעיון פונדמנטלי של הפנומנולוגיה :ההתכוונות"125...........
.Bהטרנסצנדנטיות של האני :מעבר להוסרל עם הוסרל128............................................
.a
.b
.c
.d
התודעה כמוחלטות לא-סובסטנציאלית128..................................................
רפלקטיביות וקדם-רפלקטיביות :על משניות האגו133...................................
סארטר מעבר להוסרל :האגו או המיתוס של האני-אל138..............................
התודעה או הספונטניות שמעבר לחירות144..................................................
.2תודעה וחירות :ביקורת פנומנולוגית של הישות והאין149..........................................
.Aהמובן הפנומנולוגי של החירות של הבשביל-עצמו :התודעה כאיון153..........................
.Bפנומנולוגיה ואתיקה :בין תודעה כחירות לתודעה חופשית157....................................
.aהבשביל-עצמו כחירות158...........................................................................
.bהצפה :מסלול העצמיות165.........................................................................
.cהבשביל-עצמו החופשי168...........................................................................
.3לקראת סובייקטיביות חיובית :הבשביל-אחר או מעבר לבעיית החירות175................
.Aמן הערך אל הבשביל-אחר175..................................................................................
.Bשלושת הרגעים של תאור הבשביל-אחר177...............................................................
.a
.b
.c
.d
האחר-אובייקט והאחר-סובייקט :ראשיתה של סובייקטיביות חיובית…177...
הבשביל-אחר כהזרה של הבשביל-עצמו181...................................................
פסק-זמן :הפנומנולוגיה של האלטר-אגו של הוסרל183..................................
מהרגע השני לרגע השלישי :הירידה לגיהינום188...........................................
314
חלק שלישי :עמנואל לוינס .סובייקטיביות ומחשבת האחרוּת 194..................................
מבוא195.......................................................................................................................
.1פנומנולוגיה ,מחשבת הקיום ומחשבת האחרוּת199...................................................
.Aהפנומנולוגיה :מתודה שמאחוריה פילוסופיה199.......................................................
.Bהאינטרנזיטיביות של הקיום הטהור205..................................................................
.Cמחשבת הקיום ומחשבת האחרוּת213.......................................................................
.2סובייקטיביות ומחשבת האחרוּת222.......................................................................
.Aהופעת הסובייקטיביות :האחרות כזמן222................................................................
.a
.b
.c
.d
.e
הפנומנולוגיה של הרגע במהקיום אל הקיים224.............................................
סארטר :הספונטאניות כדוקטרינה חלקית של הנבראות231...........................
הוויכוח עם הוסרל על משמעות ה235...................................Ur@impression-
"התכוונות והרגשה" :פרספקטיבות נדיבות237.............................................
אחרת מהיות או מעבר להוויה :פרספקטיבות ביקורתיות242..........................
.Bמשמעות הסובייקטיביות :האחרות כפנים246...........................................................
.aהאחר כמקור המשמעות:אחרי הוסרל וסארטר249........................................
.bהא-פנומנולוגיה של הפנים254.....................................................................
סיכום :פנומנולוגיה ומטאפיזיקה262..................................................................................
.Aהביקורת על הפילוסופיה ומחשבת האחרות262........................................................
.Bסובייקטיביות ומטאפיזיקה266..............................................................................
.aהרגע האפלטוני268....................................................................................
.bהרגע הקרטזיאני276..................................................................................
נספח:
על חזרתו של לוינס להגיון המטאפיזי השלישי של דקארט לאור ההגיון הקרטזיאני החמישי
של הוסרל .הערה ביקורתית על ההיסטוריה של הפנומנולוגיה285 ................................................
ביבליוגרפיה290........................................................................................................................
315