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L’inconscient existe-t-il ? (Les opérateurs métonymiques) Thierry Melchior (Ce texte a été publié dans le numéro 38 de Métaphores (septembre 1996), bulletin de l’Institut Milton H. Erickson de Belgique. Il a été republié dans le Guide du Mieux-être. Il a fait l’objet d’un commentaire détaillé par François Roustang dans le texte « L’hypnose est communication » (in Hypnose, language et communication, sous la direction de Didier Michaux, Editions Imago, 1998 ) Après les travaux de Freud, de Jung et de bien d’autres, cette questions peut difficilement éviter d’apparaître quelque peu provocante : « l’inconscient » est une réalité largement admise dans la culture psy de notre époque, même si sa définition, sa nature, ses caractéristiques, font l’objet de désaccords considérables d’un auteur à l’autre. L’inconscient de Freud (encore faudrait-il préciser dans quels textes) n’est pas celui de Mélanie Klein, de Lacan ou de... Milton Erickson. Dans le cadre du modèle communicationnel de l’hypnose que nous tentons d’élaborer, il s’agit de mettre entre parenthèse ce que nous croyons savoir de telle ou telle réalité, pour se focaliser sur les usages communicationnels effectifs qui en sont faits. Plus précisément, la question à laquelle il s’agira ici d’essayer de répondre sera : comment « l’inconscient » fonctionne-t-il, d’un point de vue communicationnel, en hypnothérapie ? Partons de la constatation suivante : le comportement d’un sujet en transe est supposé se produire de lui-même, sans intervention de la volonté consciente. Ainsi, lors d’une lévitation du bras, on ne dira pas que « le sujet lève son bras » , mais que « son bras se lève ». Que cette action reste, « en réalité », volontaire ou non est indécidable. L’important est qu’elle soit vécue comme telle, tant par l’hypnotiste que par le sujet, dans le consensus hypnotique.  Dès lors que ce n’est plus le sujet officiel habituel (le moi conscient doué de volonté) qui est (supposé être) l’auteur des comportements manifestés pendant la transe, ils peuvent être considérés comme étant sans auteur, c’est à dire « spontanés ». La catégorie de l’action, toutefois, fonctionne habituellement conjointement avec celle d’« auteur », de « sujet » de l’action considérée. Il est donc naturel qu’en transe, les actions, ou de manière plus générale les comportements (au sens large : overt et covert behaviors) se voient attribuer un sujet, un auteur. Les comportements de transe du sujet seront donc supposés avoir pour auteur un sujet à la fois identique et distinct de lui, généralement compris comme une partie de lui. La métonymie (sans entrer dans les subtilités de ce qui la distingue de la synecdoque) est la figure de rhétorique dans laquelle la partie est prise pour le tout ou inversement. Le sujet dont nous parlons est donc une métonymie du sujet global. Ce sujet métonymique est susceptible de recevoir différentes appellations : « esprit inconscient », « moi profond », « esprit intérieur », « Ego state », etc. Que spontanément de telles « entités » existent ou non n’est probablement pas le plus important, d’autant que cette question est du genre de celles qui resteront longtemps insolubles. L’essentiel est de reconnaître d’une part que, dès lors que des comportements n’ont plus comme sujet le moi conscient-volontaire habituel, une sorte de vide du pouvoir se crée, qui appellent un sujet, un auteur, pour le remplacer ; et d’autre part, en le prenant comme nouvel interlocuteur, l’hypnotiste contribue inévitablement à le faire exister. Ce sujet métonymique va, classiquement, se voir attribuer la capacité de développer tous les comportements et phénomènes rendus possibles par la transe hypnotique ou encore la production de symptômes. D’un point de vue thérapeutique son utilité est indéniable : ce nouveau sujet n’étant pas soumis aux limitations inhérentes au sujet ordinaire (moi officiel conscient-volontaire), l’individu va pouvoir transcender celles-ci. Dans le contexte de l’ « interrogation de l’inconscient » avec réponses par signaling idéo-moteur, soit par écriture automatique, soit par réponses verbales, l’individu va pouvoir répondre d’une manière qui l’affranchit du fardeau de la responsabilité attachée à son moi ordinaire. Ce n’est plus l’individu qui répond, mais « son inconscient » ou son « moi profond » ou un de ses « états du moi » (Ego state). De la sorte l’individu va pouvoir se permettre de ressentir, d’imaginer, de se souvenir, d’évaluer, de choisir, de décider, beaucoup plus librement que s’il devait en porter directement la responsabilité. L’utilisation des sujets métonymiques s’inscrit ainsi dans la stratégie de déresponsabilisation transitoire opérée par l’hypnose. L’utilisation hypnotique des sujets métonymiques permettant de ménager la responsabilité et le narcissisme du patient suggère un rapprochement avec d’autres opérateurs communicationnels qui à première vue n’ont pas beaucoup de rapports. Nous pensons particulièrement à « la famille » ou au « couple » tels qu’ils fonctionnent en thérapie familiale ou de couple (« le corps », dans les thérapies à médiation corporelle peut aussi jouer ce rôle). L’inconscient est une partie de l’individu, l’individu est une partie de la famille (ou du couple). Attribuer un comportement à l’inconscient revient, nous l’avons vu, à délester partiellement l’individu de la responsabilité de ce comportement. La famille ou le couple permettent de faire exactement la même chose. En voici un exemple emprunté à une thérapie de Carl Whitaker. Lors d’une séance de thérapie familiale, il dit, à propos de l’absence d’un des membres à la séance : « Mon opinion c’est que Don n’agit pas seulement en son nom mais que par un processus inconscient extrêmement complexe, il a été choisi par la famille pour être celui qui resterait à la maison. De cette façon, la famille n’aurait pas à affronter la séance... » (Napier et Whitaker, Le Creuset familial, Laffont, Paris, 1978). Il est clair que, de la sorte, Don se voit délesté du poids de la responsabilité de son choix. Ce choix est à présent attribué à un troisième terme, la « famille », c’est-à-dire à tout le monde en général et donc à personne en particulier. La « famille » est sans doute quelque chose qui existe. L’« inconscient » aussi. (Le corps, davantage encore.) Mais qu’ils existent ou non, à un degré ou à un autre, l’important est qu’on peut les proférer, les faire exister dans la communication, et les faire fonctionner comme des opérateurs de recadrage permettant d’opérer une dissociation (au sens hypnotique). On peut ainsi ré-attribuer la source de l’action à ces sujets métonymiques internes-externes et par là modifier considérablement le sens des comportements visés, exactement comme le fait l’hypnose. La question n’est donc peut-être pas tellement : est-ce que tel ou tel problème est individuel, de couple ou familial (ou institutionnel) ? Elle devient plutôt : stratégiquement, quel opérateur métonymique sera-t-il le plus approprié pour recadrer quoi et comment ? Addendum de septembre 2013 J’ai écrit ce texte il y a 13 ans. 13 ans plus tard, quelques réflexions me semblent utiles pour le compléter. 1) Le contexte anthropologique de l’hypnose et de la thérapie La pratique de l’hypnose (et avant elle, du magnétisme animal) sont dans une large mesure à l’origine de la notion d’inconscient pour les raisons évoquées ci-dessus : en hypnose les comportements du sujet (ou du patient) sont supposés se produire indépendamment de sa volonté consciente, ils sont supposés se produire d’eux-mêmes, spontanément ou en réaction aux « suggestions » de l’hypnotiste. Or, ce phénomène pose un sérieux problème à la manière dont nous concevons les choses en Occident. Dans la culture occidentale, en effet, nous sommes, tous autant que nous sommes, supposés être des sujets autonomes, des individus distincts les uns des autres, dotés de volonté, qui, grâce au libre-arbitre peuvent choisir entre plusieurs options qui s’offrent clairement à leur conscience pour agir ou pour dire, en conséquence de quoi nous portons la responsabilité morale, juridique, politique ou religieuse de nos actes et de nos paroles. Toutes les sociétés de par le monde sont bien sûr constituées d’individus que l’on peut dénombrer comme on pourrait dénombrer des pommes sur un pommier. Mais dans la plupart des sociétés du monde les gens ne se vivent pas comme des individus séparés, ils se vivent comme appartenant à. Comme appartenant à un lignage, une tribu, une caste... Ces sociétés sont, selon l’expression de l’anthropologue Louis Dumont Louis Dumont, Essai sur l’individualisme, Le Seuil, 1983., des sociétés holistiques. La société occidentale, en revanche, est devenue une société individualiste, c’est-à-dire une société dans laquelle les individus se vivent effectivement comme individus séparés et autonomes (et, bien sûr, avec l’occidentalisation galopante du monde, ce modèle individualiste ne cesse de se propager). Les racines de ce modèle individualiste se situent, comme le montre Dumont, dans les pratiques des « renonçants », ces hommes qui s’engagent dans une voie spirituelle et religieuse et quittent le monde pour se retirer à l’écart. Cette pratique existait et existe encore dans des sociétés qui sont restées largement holistiques, comme en Inde (sannyāsins, sādhus), mais elle a pris un essor beaucoup considérable, avec le développement du christianisme en Occident. Le Jésus des évangiles appelle clairement à briser les liens d’appartenance traditionnels : « Car je suis venu mettre la division entre l'homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère ; et l'homme aura pour ennemis les gens de sa maison. Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi, et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de moi. » (Mtt 10, 36-37) Et dans l’évangile (apocryphe) de Thomas : « Celui qui ne renonce pas à son père et à sa mère comme moi ne pourra devenir mon disciple. » (Logion 101). L’incitation à se séparer, à se retirer, dans un rapport exclusif à Dieu était donc extrêmement forte. Comme l’écrit Dumont, « il n’y a pas de doute sur la conception fondamentale de l’homme née de l’enseignement du Christ : (…) l’homme est un individu-en-relation-à-Dieu, ce qui signifie (…) un individu essentiellement hors-du-monde. » (p. 39) C’est la raison pour laquelle il n’y a rien d’étonnant à ce que des mots comme « ermite », « moine », « anachorète » dérivent tous de termes qui évoquent le fait de se séparer, de se retirer dans la solitude, à l’écart. Bien sûr, la construction de l’individualisme occidental contemporains comportera bien d’autres étapes, marquées, entre autres, par l’influence des Ecoles philosophiques hellénistiques (stoïcisme, néo-platonisme), par l’interprétation paulinienne du message de Jésus reprise et développée par Saint-Augustin, l’influence de la philosophie nominaliste de Guillaume d’Occam, l’œuvre des théoriciens du Droit naturel (à commencer par ceux de l’Ecole de Salamanque), l’avènement de l’Etat moderne et son émancipation de l’autorité de l’Eglise, la pensée politique de Machiavel, la Réforme luthérienne, la Philosophie des Lumières, la naissance de l’Economie politique et de l’idéologie libérale, etc.. Ce n’est pas le lieu de les évoquer toutes ici, encore moins de les détailler. Ce qui importe pour notre propos, c’est de relever que cet individu, que la culture occidentale a construit, au fil des siècles, notamment à partir de l’enseignement de Jésus, cet individu doté de volonté (notamment celle de se tourner vers Dieu ou de s’en détourner), capable de choisir entre des options se présentant clairement à sa conscience, ce qui entraîne sa responsabilité (morale, politique, juridique, religieuse), cet individu n’a rien d’une réalité naturelle. C’est une construction sociale et culturelle particulière à laquelle nous sommes si bien habitués que nous la tenons pour allant de soi. Et pourtant elle ne va pas de soi. En témoigne par exemple le fait qu’en Chine, comme le fait remarquer François Jullien dans son livre consacré à Mencius François Jullien, Dialogue sur la morale, Grasset, 1995., la notion de « volonté », telle que nous l’entendons en Occident, ne s’est jamais élaborée. « (…) on ne trouvera rien, dans la tradition chinoise, de tout ce qui a permis à la notion de volonté de prendre consistance. Et tout d’abord, la Chine n’a développé aucune analyse des « facultés », sur un plan psychologique. On ne voit pas expliciter en Chine la distinction entre ce que nous faisons de « plein gré » (ekôn) ou « contre notre gré », telle que la développe Aristote à partir d’une réflexion qui est, en Grèce, à la fois celle du théâtre (Phèdre livrée contre son gré à la passion) et de l’activité judiciaire et politique (pour aboutir à la question : dans quelle mesure suis-je responsable de l’acte commis ?) ». (p. 97). La notion de « volonté » n’est donc pas d’abord et avant tout un concept scientifique produit par la science que nous nommons Psychologie (et qui, du reste, est encore bien peu une vraie science). C’est une notion à laquelle on pourrait accorder un statut comparable à celui du « mana » des Polynésiens ou à celui du « karma » de la religion brahmaniste. Il s’agit d’une notion qui joue un rôle dans une culture, un rôle qui touche à la morale, au Droit, à la religion et à la politique. La volonté, en lien avec le « libre-arbitre » et la « conscience » a pour fonction dans notre culture de légitimer la notion de « responsabilité » et d’asseoir sur ce socle la notion d’individu autonome tout en permettant une forme de régulation sociale (dans la mesure où la responsabilité entraîne sanctions ou récompenses des actes). La volonté est ainsi avant tout une notion morale, juridique, politique et religieuse propre à l’Occident, notion que la « science » psychologique a récupérée telle quelle, en toute candeur, sans s’interroger le moins du monde sur sa nature exacte Corrélativement, Jullien montre que la Chine n’a pas développé non plus la notion de causalité. Or, ce qui constitue le mythe le plus fondamental de la culture occidentale, c’est précisément l’opposition entre d’une part les humains, dotés de volonté et de libre-arbitre, capables d’élaborer souverainement des lois, et d’autre par la nature, soumise aux relations de causes à effet, régie par des lois (physiques) Voir à ce sujet Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 1991. C’est sur la base de cette distinction totalement absente de la pensée chinoise traditionnelle que s’est effectuée l’élaboration de la notion d’inconscient. 2) L’invention de l’inconscient La Psychiatrie et la Psychologie du 19ème siècle avaient en effet à rendre compte de plusieurs phénomènes troublants. Parmi ceux-ci, il y avait, comme nous l’avons évoqué, le fait que les sujets hypnotisés ne semblaient plus maîtres de leur comportement. Ils se comportaient (en réalité ou en apparence, peu importe) comme si leur volonté libre n’était plus pour rien dans le processus. Il s’agissait donc de se demander, dès lors, qu’est-ce qui (ou qui) agissait à leur place. Autre phénomène troublant, le comportement des patientes hystériques. La question de savoir dans quelle mesure il s’agissait de « vraies malades » ou seulement de simulatrices s’était posée, mais dans le courant des années 1870, le grand Charcot décide, avec toute l’autorité que ses découvertes précédentes lui avaient acquise, de considérer l’hystérie comme une vraie maladie. Mais à une maladie, comme à tout phénomène naturel, il faut des causes. Si un comportement n’est pas dû à l’action d’une volonté libre, la seule alternative est qu’il soit dû à un jeu de causalité naturel. Or, dans le cas des hystériques aucune cause organique (ou autre) n’est décelable. L’autopsie post mortem ne révèle aucune anormalité du système nerveux. Charcot suppose donc qu’elles sont atteintes de « lésions fonctionnelles » invisibles, lesquelles auraient pu, au moins dans certains cas, être causées par un choc émotionnel (un traumatisme non pas physique mais psychologique). C’est à partir de là que Freud va, en généralisant l’hypothèse de Charcot, élaborer sa notion d’un inconscient, contenant des « souvenirs pathogènes refoulés » qui seraient la cause des symptômes hystériques. L’invention de cet inconscient Je dis « l’invention de l’inconscient », mais bien sûr, aux yeux de Freud, il s’agissait d’une « découverte ». par Freud résulte donc de la croyance que s’il n’est pas possible d’expliquer le comportement d’un sujet ou d’un patient par l’action de sa volonté, il y a lieu de supposer un jeu de causalité qui provoquerait ce comportement. Cela présuppose bien sûr une adhésion complète au mythe occidental selon lequel le comportement des humains est, en principe et sauf cas pathologiques, régi par leur volonté libre tandis que les phénomènes naturels (que ce soit la nature en dehors de nous ou la nature en nous, notre corps) seraient régi par un jeu aveugle et déterministe de causes et d’effets. Comment avoir accès à ce jeu de causes et d’effets ? La voie d’investigation anatomique n’offrant aucun résultat (puisque le cerveau des malades s’avérait normal), Freud se tourna vers une autre voie : l’hypnose. Il se fonda sur le traitement par son ami le Docteur Joseph Breuer, en 1881, d’une patiente désignée par le pseudonyme Anna O., de son vrai nom Bertha Pappenheim. Celle-ci avait pu retrouver, en hypnose, avec l’aide de Breuer, des souvenirs douloureux enfouis, ce qui l’avait libérée de ses symptômes et avait permis sa guérison. C’est du moins ainsi que l’histoire fut racontée, nous savons aujourd’hui qu’elle s’est passée fort différemment. Le principal mensonge dans toute cette affaire (mais il y en a d’autres) étant que Bertha ne fut pas guérie par Breuer, elle dut être psychiatrisée encore de nombreuses fois pendant les sept années qui suivirent sa prétendue guérison et toujours pour les mêmes symptômes. Nous savons que Freud était au courant de cette évolution de la malade (Bertha faisait partie des proches de la famille de Martha Freud, l’épouse de Sigmund), mais il voulut y croire (et y faire croire). Il s’agit donc d’une fraude scientifique, même si, pour reprendre une célèbre formule de Bernard Tapie, il a « menti de bonne foi ». Freud se mit donc à interroger sous hypnose ses patientes hystériques. Il leur demandait (et de manière très autoritaire) quels souvenirs étaient liés à leurs troubles et, bien sûr écartait d’un revers de main tous les souvenirs qui ne semblaient pas suffisamment « pathogènes » autrement dit qui ne semblaient pas suffisamment douloureux. Il affirma avoir pu aider de nombreuses patientes à retrouver ainsi la source de leur mal et, de la sorte, à en guérir. Cette fois encore les récits de cas de Freud comportent de nombreuses exagérations et des mensonges Voir notamment Mikkel Borch-Jacobsen, Les patients de Freud, Editions Sciences Humaines (2011). Mais le plus important n’est pas là (même si la falsification avérée d’un certain nombre de récits de cas par Freud est malheureusement de nature à faire peser la suspicion sur l’authenticité de l’ensemble de ses récits de cas). L’important est de se rendre compte que Freud considérait l’hypnose comme un instrument fiable pour retrouver des souvenirs supposément enfouis (« refoulés ») dans une zone de l’esprit appelée « inconscient ». Or nous savons que l’hypnose peut amener les sujets à se « remémorer » de faux souvenirs, des représentations qui se présentent avec un statut de souvenir mais qui sont largement voire totalement tissées d’imaginaire. Cela peut se produire spontanément, sans suggestion de la part de l’hypnotiste, mais cela peut aussi se produire en réponse à des suggestions volontaires ou involontaires émises par celui-ci. Or, il est clair que si l’on demande à un patient de retrouver des souvenirs en lien avec un symptôme qui le fait souffrir, on lui suggère implicitement que ce souvenir sera (logiquement !) un souvenir douloureux. Il ne sera donc pas étonnant que si des « souvenirs » (authentiques ou non) lui viennent à l’esprit ils seront de telle nature (qu’ils aient effectivement un lien « causal » ou non avec le symptôme en question, aspect des choses qui restera de toutes façons indécidable). Rechercher des souvenirs « pathogènes », douloureux, dans un contexte de thérapie revient donc inévitablement à encourager leur production. Il faut reconnaître que nous sommes bien mieux informés aujourd’hui que du temps de Freud de ce risque de production de faux souvenirs (même si de nos jours, malheureusement, de nombreux psys bien intentionnés continuent à favoriser allègrement la recherche de « souvenirs pathogènes » que ce soit avec hypnose ou sans hypnose). Mais même à la fin du 19éme siècle, de nombreux thérapeutes avaient conscience du risque de faux souvenirs. Pierre Janet, par exemple, qui recherchait aussi d’éventuels souvenirs pathogènes, était beaucoup plus prudent que Freud à cet égard « (…) Il faut faire tous ses efforts pour ne pas découvrir de tels souvenirs traumatiques quand ils n’existent pas » dit Pierre Janet dans La psycho-analyse, texte de 1913, repris dans P. Janet, La psychanalyse de Freud, L’Harmattan 2004. Janet était également beaucoup plus prudent que Freud dans l’assignation d’un rôle étiologique aux souvenirs retrouvés.. C’est donc doublement que l’hypnose a participé à la construction de la notion d’inconscient. D’une part, en offrant le spectacle d’un sujet qui semblait agir sans que sa volonté intervienne (par exemple au cours d’une lévitation du bras), d’autre part en étant utilisée comme un moyen supposé fiable d’accès à des souvenirs enfouis, c’est-à-dire non conscients. Cet inconscient ainsi « découvert » n’était au fond que la parèdre causaliste de la volonté libre supposée au principe du fonctionnement de l’individu en Occident. En même temps, tandis que cet inconscient était supposé constitué par un jeu aveugle de causes et d’effets (comme dans n’importe quel phénomène naturel), il joua un rôle de deuxième sujet ou si l’on préfère, de sujet caché en dessous ou derrière le sujet officiel (le moi conscient volontaire). Très vite, en effet un langage anthropomorphisant fut utilisé pour décrire son fonctionnement. Le refoulement « vise » à protéger le moi du patient de la souffrance, inconsciemment ce patient « désire » telle ou telle chose, bref, une lecture un tant soit peu attentive révèle que le langage causaliste utilisé ne sert en quelque sorte que de paravent (et d’alibi scientifique) à l’invention d’une deuxième volonté, une volonté inconsciente. La question se pose d’ailleurs de savoir dans quelle mesure nous pouvons parler des « causes » de nos comportements. C’est là un point qui a retenu l’attention du philosophe Ludwig Wittgenstein Jacques Bouveresse, Philosophie, mythologie et pseudo-science: Wittgenstein lecteur de Freud, Ed. L’éclat, 1992. qui reproche clairement à Freud de confondre causes et motifs. Si l’on dit par exemple que Pierre s’est fâché parce que Paul l’a insulté, doit-on considérer que cette insulte est la « cause » de la colère de Pierre ? Ou bien ne devrait-on pas dire, plutôt, qu’elle en est le « motif » ? Un motif n’est pas une cause. Un motif est un sens que l’on attribue, une raison que l’on invoque pour justifier ou expliquer un acte. A cet égard, Wittgenstein considère, et je pense qu’il a entièrement raison, qu’une cure psychanalytique est bien plus une négociation sur des motifs qu’une recherche de causes. Une négociation sur des motifs, c’est là un des aspects de ce que l’on appelle le « recadrage » (reframing) dans le langage de la thérapie brève de l’Ecole de Palo Alto. Et il est probable que toutes les approches thérapeutiques procèdent à un moment ou à un autre à des négociations sur des motifs et que ce sont les résultats de ces négociations qui peuvent être thérapeutiques. Mais il n’y a pas lieu de croire que ces négociations sont des recherches et encore moins des découvertes de « causes ». Tout ceci revient à dire qu’il n’est nullement nécessaire de faire l’hypothèse de l’existence d’un inconscient. Il suffit de s’affranchir de la prégnance du mythe occidental fondamental qui divise le monde entre sujets humains libres et nature asservie à la causalité. 3) La volonté existe-t-elle ? Outre celles que nous avons évoquées précédemment, une bonne raison de s’en affranchir tient au fait que des expériences montrent que 350 millisecondes avant que ne naisse l’intention consciente d’agir, notre cerveau a déjà préparé la mise en acte (expérience de Benjamin Libet, 1983). Cette expérience est de nature à jeter un sérieux doute sur l’existence d’un libre-arbitre permettant à notre volonté d’exercer son empire. Elle mènerait plutôt à considérer, avec Spinoza, que le libre-arbitre est une illusion. Mais dira-t-on peut-être, si le libre-arbitre est un mythe, si par conséquent la volonté l’est aussi (que resterait-il, en effet de la notion de volonté si le libre-arbitre n’existait pas ?), il faut en conclure que nous faisons toutes choses inconsciemment et que donc notre inconscient existe. C’est ici encore qu’il s’agit d’être attentif. Nous pouvons certes être d’accord sur le fait que nous faisons nombre de choses inconsciemment. Quantité d’exemples pourraient en attester. Pour n’en prendre qu’un, la probabilité qu’un piéton rende à un passant un billet de banque ayant glissé de sa poche est plus grande si juste auparavant un autre passant lui avait demandé un renseignement (renforçant ainsi, semble-t-il, sa propension à être généreux). Nous agissons donc d’une manière qui est largement inconsciente. Cela implique-t-il que, pour autant, nous ayons un inconscient ? La réponse est non. Comme le fait remarquer le philosophe Vincent Descombes Descombes, Vincent, "L'inconscient adverbial", Critique n°40, pp.775-796., il n’est pas légitime de passer de l’adjectif « inconscient » ou de l’adverbe « inconsciemment » au substantif « l’inconscient ». Pour comprendre cela, une analogie peut être utile. Paul peut se comporter « amoureusement » avec Marie, cela autorise-t-il à dire que c’est « l’amour » qui lui fait faire ce qu’il fait ? On pourrait sans doute le dire par licence poétique, mais par licence poétique seulement. Il me semble que l’on peut, du reste généraliser cette manière de voir les choses. Quand nous disons « Je fais ceci » ou « Paul fait cela », la langue nous fait placer un sujet devant le verbe exprimant l’action. Il en va de même pour « Je pense ceci, je ressens ceci » ou « Paul pense cela, Paul ressent cela ». De la sorte la structure de notre langage (une structure indo-européenne, bien différente de la structure chinoise, par exemple) nous incite à poser un sujet de l’action, sujet qui est alors considéré comme une sorte de cause (mais une cause d’une nature particulière, différente de la causalité naturelle). Comme le disait Nietzsche, et comme le dira plus tard, à sa manière, François Jullien, que j’ai cité précédemment, « Les philosophies du domaine ouralo-altaïque (dans lequel la notion de sujet est la plus mal développée) considéreront très probablement le monde avec d’autres yeux et suivant d’autres voies que les Indo-Européens ou les Musulmans. » Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 20, Folio, 1987. Ce qui mène Nietzche à évoquer « le sortilège exercé par certaines fonctions grammaticales » sur notre manière de voir le monde (et de nous voir nous-mêmes). Un peu plus haut, dans le même texte (chapitre 19) il écrivait : « Les philosophes ont coutume de parler de la volonté comme si c’était la chose la mieux connue du monde », mais ajoute-t-il, il s’agit seulement d’un « préjugé populaire ». Voici quelques passages de ce texte, mais c’est un texte qui vaut, je pense, de prendre le temps de le lire intégralement (et de prendre tout le temps de le méditer). « La volonté m’apparaît avant tout comme une chose complexe, une chose qui n’a d’unité que son nom, et c’est dans cette unicité du nom que réside le préjugé populaire qui a trompé la vigilance toujours en défaut des philosophes. (…) Ce que l’on appelle le « libre arbitre » est essentiellement le sentiment de supériorité qu’on éprouve à l’égard d’un subalterne. « Je suis libre, c’est à lui d’obéir, » voilà ce qu’il y a au fond de toute volonté, avec cette attention tendue, ce regard direct fixé sur une seule chose, ce jugement absolu : « A présent, ceci est nécessaire, et rien d’autre », la certitude intime qu’on sera obéi, et tout ce qui constitue encore l’état d’âme de celui qui commande. » Ce que nous dit Nietzsche, c’est donc que l’idée que nous nous faisons de notre volonté dérive de l’expérience du commandement : donner des ordres à quelqu’un et être obéi de lui. De l’idée de commander à autrui, on en est arrivé à l’idée de se commander soi-même ou de commander ses actes, sa conduite. « Vouloir, c’est commander en soi à quelque chose qui obéit ou dont on se croit obéi. » dit-il. « Mais que l’on considère à présent l’essence la plus singulière de la volonté, cette chose si complexe pour laquelle le vulgaire n’a qu’un seul nom : s’il arrive que dans un cas donné nous soyons à la fois celui qui commande et celui qui obéit, nous avons en obéissant l’impression de nous sentir contraints, poussés, pressés de résister, de nous mouvoir, impressions qui suivent immédiatement la volition ; mais dans la mesure où nous avons d’autre part l’habitude de faire abstraction de ce dualisme, de nous tromper à son sujet grâce au concept synthétique de « moi », toute une chaîne de conclusions erronées et par suite de fausses évaluations de la volonté elle-même viennent encore s’accrocher au vouloir. » Le problème, dans notre manière de voir les choses en termes de volonté, c’est que nous ne nous apercevons pas du fait qu’elle implique que nous nous dédoublions entre un soi qui commande et un soi qui obéit. Nous ne nous en apercevons pas parce que nous avons une conception synthétique du « moi », comme si ce moi était d’un seul tenant, d’un seul bloc, conception probablement favorisée par la structure de la phrase indo-européenne sujet-verbe-complément. « Si bien que celui qui veut croit de bonne foi qu’il suffit de vouloir pour agir. Comme dans la plupart des cas, on s’est contenté de vouloir et qu’on a pu aussi s’attendre à l’effet de l’ordre donné, c’est-à-dire à l’obéissance, à l’accomplissement de l’acte prescrit, l’apparence s’est traduite par le sentiment que l’acte devait nécessairement se produire ; bref, celui qui « veut » croit avec un certain degré de certitude que vouloir et agir ne font qu’un. Il attribue la réussite, l’exécution du vouloir au vouloir lui-même, et cette croyance renforce en lui le sentiment de puissance qu’apporte le succès. » Dans la perspective de Nietzsche, le « libre-arbitre » ne devient rien d’autre, dès lors, qu’une sensation : un « état de plaisir » Le « libre-arbitre », tel est le nom de cet état de plaisir complexe de l’homme qui veut, qui commande, et qui en même temps se confond avec celui qui exécute, et goûte ainsi au plaisir de surmonter des obstacles tout en estimant à part soi que c’est sa volonté qui a triomphé des résistances. Dans l’acte volontaire, s’ajoute ainsi au plaisir de donner un ordre le plaisir de l’instrument qui l’exécute avec succès ; à la volonté s’ajoutent des volontés « subalternes », des âmes subalternes et dociles, notre corps n’étant que l’édifice collectif de plusieurs âmes. L’effet, c’est moi ; il se passe ici ce qui se passe dans toute collectivité heureuse et bien organisée ; la classe dirigeante s’identifie aux succès de la collectivité. Dans tout vouloir il s’agit simplement de commander et d’obéir à l’intérieur d’une structure collective complexe, faite, comme je l’ai dit, de « plusieurs âmes » ; c’est pourquoi un philosophe devrait pouvoir se permettre de considérer le vouloir sous l’angle de la morale, la morale conçue comme la science d’une hiérarchie dominatrice, d’où nait le phénomène de la vie. » On le voit, pour Nietzsche, la « volonté » et le « libre-arbitre » sont finalement une sorte d’illusion dérivée de l’expérience du commandement, rien de plus. Dans cette perspective, il ne semble plus guère utile d’invoquer l’idée d’un inconscient, une sorte de volonté cachée derrière la volonté consciente. 4) L’inconscient réservoir de ressources Pourtant, la notion d’inconscient peut jouer un rôle utile en thérapie, comme je l’avais déjà évoqué dans la première partie de ce texte rédigée en 1996, notamment en rendant possible une communication avec un sujet métonymique (« votre inconscient ») débarrassé du fardeau de la responsabilité qui s’attache aux actes du sujet conscient volontaire habituel. Quand on interroge l’inconscient en hypnose, quand on en fait un interlocuteur métonymique, c’est surtout en présupposant qu’il peut savoir des choses que l’esprit conscient ne connaît pas. On peut également construire l’inconscient comme un opérateur métonymique qui peut davantage de chose que la volonté consciente. Une fonction utile de l’inconscient en thérapie est, en effet, celle qu’il peut jouer quand il est conçu comme « vaste magasin de ressources », ainsi que le faisait souvent Erickson. On peut considérer en effet que bien des difficultés psychologiques surviennent quand nous essayons trop de nous contrôler (ou de contrôler l’une de nos fonctions) sur un mode conscient volontaire. Ainsi, celui qui, à la suite d’une petite défaillance sexuelle, éventuellement due à des facteurs anodins (soucis au travail, par exemple) s’alarmera de cette défaillance (« Mon Dieu, que va-t-elle penser de moi ? Je ne suis pas à la hauteur, pourvu que cela ne m’arrive plus la fois prochaine ! ») et essayera de contrôler ensuite ses performances, aura de grandes probabilités de se retrouver à nouveau en difficulté (et de plus en plus, les fois suivantes). Et ce qui est vrai pour des troubles de l’érection peut l’être pour bien d’autres troubles, comme, par exemple, des troubles de la digestion (émétophobie, laxophobie) ou des troubles de la motricité (tremblement incoercibles) ou encore, des troubles cognitifs (trous de mémoires, inhibition au choix)… Tout se passe comme si, pour que nous puissions fonctionner suffisamment bien, nous devions nous laisser suffisamment porter par notre « spontanéité ». Quand nous essayons de trop contrôler nos processus, physiologiques ou psychologiques, sur un mode conscient volontaire nous les perturbons. L’Ecole de Palo Alto ne dit pas autre chose quand elle dit que les tentatives de solution (bien intentionnées) maintiennent voire aggravent les difficultés. Cela correspond aussi à ce que Coué avait appelé la Loi de l’Effort converti : quand l’imagination et la volonté sont en conflit, c’est l’imagination qui gagne. Et si un homme fait des efforts volontaires pour ne pas perdre son érection, c’est qu’il imagine qu’il va la perdre : c’est donc ce qui finit par se produire (par autosuggestion négative). La notion d’un inconscient-réservoir de ressources peut donc être utilisée pour casser ces tentatives d’autocontrôle volontaire, pour aider à redonner confiance dans le fonctionnement spontané du corps (ou dans le fonctionnement spontané de fonctions psychologiques telles que, par exemple, l’attention, la mémoire, la capacité de juger…). Cette notion n’implique pas que nous « ayons » un inconscient-ressource. Sa fonction principale n’est pas référentielle (désigner l’existence d’une réalité-déjà-là), elle est proférentielle et pragmatique : produire certains effets, en l’occurrence, aider le patient à arrêter (ou en tous cas diminuer) ses tentatives d’autocontrôle qui entretiennent le doute quant à son fonctionnement spontané et réapprendre à faire davantage confiance à celui-ci. En d’autres termes on pourrait dire qu’en thérapie, avec ou sans hypnose, il s’agit d’aider les patients à sortir de la volonté. La volonté, comme l’a bien vu Nietzsche dérive de l’acte de commander à autrui, et, métaphoriquement, nous amène à nous voir comme commandant à nous-même, comme commandant à telle ou telle de nos fonctions. Ce rapport à soi-même est empreint de violence, la même violence, en somme, que celle à laquelle on soumet autrui quand on lui donne un ordre et qu’on lui enjoint d’obéir. En général, nous n’aimons pas trop obéir, une partie de nous-même tend à se rebeller contre celui qui prétend nous commander (cela correspond à ce que l’on appelle réactance en Psychologie sociale). Agir sur soi-même sur un mode volontaire, sur le mode de l’effort, peut donc s’avérer contre-productif (et cela d’autant plus quand cela nourrit un imaginaire négatif, des autosuggestions négatives, comme le remarquait Coué). L’approche thérapeutique utilisant l’hypnose et/ou inspirée par l’hypnose, en utilisant l’opérateur métonymique appelé inconscient (ou d’autres opérateurs métonymiques) aide à sortir des difficultés suscitées par le vouloir. C’est une approche qui, en somme, nous aide à sortir du mythe occidental de la volonté, et c’est sans doute là une des raisons pour laquelle elle trouve à se nourrir, ainsi que le montre l’œuvre de François Roustang (ou celle du sinologue Jean-François Billeter), dans la pensée chinoise traditionnelle. Bruxelles, le 24/9/2013 www.thierry.melchior.net thierry.melchior@skynet.be PAGE \* MERGEFORMAT10