Germinie Lacerteux(Jules et Edmond de Goncourt, 1864)
Résumés
Cet article examine les stratégies narratives utilisées pour provoquer la pitié du lecteur dans Germinie Lacerteux de Jules et Edmond de Goncourt. Il vise à montrer que les auteurs du roman s’appuient sur des effets émotionnels pour imposer une certaine attitude morale envers leur héroïne, tout en assurant leur autorité littéraire à un moment historique dominé par l’idéal du positivisme scientifique.
Peu importe que la pensée postmoderne ait tué l’auteur. Nous avons beau nous méfier de l’idée selon laquelle l’auteur individuel serait la seule origine de son texte, et nous avons beau abandonner l’espoir qu’il soit capable de nous fournir, par la seule autorité de sa personne, des vérités assurées ou une morale universellement valable, il faut que le lecteur cède, d’une manière ou d’une autre, à l’autorité d’un texte littéraire afin de s’y ouvrir. Toutefois, les qualités dont un tel texte doit disposer pour que son autorité soit acceptée sont soumises au changement perpétuel, et varient en fonction du contexte culturel et épistémique. Pour ne donner qu’un exemple : tandis qu’en Grèce antique, l’autorité émane directement des dieux dont l’auteur est le porte-parole, le culte du génie romantique crée un auteur qui appuie son autorité sur sa sensibilité créatrice.
Dans cet article, je souhaite aborder cette problématique pour la seconde moitié du XIXe siècle, une période historique qui est à la fois fortement marquée par un effondrement des autorités anciennes et par une négociation de nouvelles autorités. En partant du constat que les écrivains de l’époque occupaient une place importante dans ces débats, je me propose d’examiner l’exemple d’une telle rencontre entre la littérature et son environnement discursif dont témoigne le roman Germinie Lacerteux, publié par Jules et Edmond de Goncourt en 1864.
L’autorité littéraire sous l’influence du positivisme
Au cours du XIXe siècle, la France a vécu des changements profonds, tant sur le plan politique et social que sur le plan scientifique et technique, et qui ne sont pas restés sans influence pour les champs spirituel, moral et culturel. Ces bouleversements créent un esprit du temps quelque peu ambivalent : tandis que les progrès technique, économique et scientifique donnent lieu à un certain optimisme, les problèmes sociaux provenant de l’industrialisation croissante, la déchéance des valeurs chrétiennes et le désenchantement vis-à-vis des idéaux des Lumières depuis la Grande Révolution entraînent une crise spirituelle et morale.
La littérature, quant à elle, doit faire face à un double défi. D’une part, elle est confrontée à une réalité sociale multiple et complexe, qui dépasse les moyens traditionnels de représentation et d’interprétation littéraires. D’autre part, elle entre en concurrence avec un nouveau régime de savoir : les sciences humaines occupent désormais une position de prééminence en matière de Savoir sur l’homme. Les moyens d’analyse et de représentation que mettent en place les sciences positives semblent être mieux à même de saisir les nouvelles réalités.Et ils entraînent un nouvel idéal de vérité, celui d’une vérité impersonnelle et objective qui l’emporte sur une vérité littéraire auparavant assurée par la personne de l’auteur[1].
S’impose alors une nouvelle conception de l’auteur littéraire qui est formée d’après le modèle du scientifique : pensons seulement à la métaphore de l’anatomiste que Flaubert choisit pour décrire son style impassible, ou bien au concept de l’auteur-expérimentateur que développe Zola d’après la théorie de la médecine expérimentale de Claude Bernard. Ces romanciers-scientifiques introduisent des narrateurs dont l’autorité est assurée par l’assimilation des qualités du système de savoir concurrent. Non seulement ils ancrent leurs histoires dans la réalité des faits, mais ils puisent, pour en garantir la pertinence, à diverses sources concrètes : des documents médicaux, des traités physiologiques, etc. Ils utilisent aussi le vocabulaire spécialisé pour rédiger une observation minutieuse des faits, et ils ajustent leur perspective narrative à la perspective impersonnelle du savant positiviste.
Cependant, on doit se demander si l’appropriation d’une autorité extra-littéraire est suffisante pour rétablir une autorité proprement littéraire. Jean Starobinski pose, dans ce contexte, la question suivante : « De quelle autorité la littérature pouvait-elle encore se prévaloir, vers le milieu du XIXe siècle, lorsque la vérité passa sous la juridiction du physiologiste, du chimiste, du clinicien?»[2]. On entre ici au cœur d’un débat fécond qui s’est déclenché, il y a quelques décennies, autour du roman réaliste et naturaliste. La question de ce que la littérature apporte comme valeur ajoutée par rapport aux compétences qu’elle emprunte aux sciences a déjà suscité bien des réponses, dont je voudrais mentionner seulement le concept d’un imaginaire poétique qui dépasse les discours dominants des sciences, comme l’a développé en détail le romaniste allemand Rainer Warning[3]. Cela dit, j’aimerais mettre l’accent sur un aspect qui a été, me semble-t-il, négligé jusqu’à présent, alors même qu’il porte sur une compétence-clé de la littérature : les émotions que celle-ci est susceptible de provoquer chez le lecteur. Contrairement à ce qu’on pourrait penser au premier abord, je soutiens que la dimension affective inhérente à tout roman ne présente point un élément perturbateur dans le contexte de la littérature prétendument positiviste. Au contraire, les émotions me paraissent véhiculer un aspect constitutif de la littérature de l’époque, car elles ajoutent à l’autorité empruntée aux sciences une autorité qui est propre à la littérature : une autorité suggestive qui permet au lecteur non seulement de prendre connaissance du monde présenté mais aussi de s’y impliquer, d’en faire une expérience vécue.
Dans ce champ de réflexion, le roman Germinie Lacerteux de Jules et Edmond de Goncourt représente un phénomène particulièrement intéressant. Publié en 1864, sa préface passe généralement pour le premier manifeste d’une nouvelle littérature qu’Émile Zola qualifiera peu après de littérature « naturaliste ». Dans cette préface programmatique, les frères Goncourt présentent Germinie Lacerteux comme modèle d’un nouveau roman qu’ils opposent en tant que « roman vrai » aux « romans faux » que le public avait, selon eux, aimés avant. Ils ancrent explicitement leur œuvre dans un temps où « le Roman s’est imposé les études et les devoirs de la science » (56). Les Goncourt affirment donc leur capacité à répondre à une ‘vérité’ convenable à l’esprit du temps, c’est-à-dire à faire autorité par la référence à l’autorité extra-littéraire dominante : les sciences positives.
Dans le roman même, l’exigence qu’il soit « étude » et « clinique » (55), se voit réalisée par des références explicites à une réalité extra-littéraire. Comme on sait, l’histoire entière de Germinie repose sur un cas réel. Les Goncourt racontent la vie et la mort de Rose Malingre qui était leur bonne ; et la maladie finale de Germinie est décrite d’après la documentation détaillée de la mort de Rose qui se trouve dans leur journal[5]. A cette source personnelle s’ajoutent, en tant que sources des faits présentés, des documents sociologiques, physiologiques et médicaux. La protagoniste Germinie devient l’objet d’analyse d’un narrateur qui s’attribue l’autorité d’un chercheur positiviste. Ses états psychiques qu’on aurait autrefois expliqués et décrits en termes moraux sont maintenant détaillés dans un registre physiologique[6]. Mais l’ambition scientifique des Goncourt va encore plus loin. Au-delà des références généralisées aux théories contemporaines[7], les auteurs prennent comme modèle narratif des documents extra-littéraires concrets. L’exemple le plus frappant est probablement le chapitre XXIII qui raconte la crise dont souffre Germinie après avoir appris la nouvelle du décès de sa petite fille. Comme Robert Ricatte a pu le montrer, ce passage imite minutieusement la description d’une crise hystérique faite par le médecin Jean-Louis Brachet en 1847[8].
Un appel à la pitié
Suivant les principes énoncés dans leur doctrine littéraire, les Goncourt nous confrontent, tout à la fin de Germinie Lacerteux, avec un passage étonnant : dans la scène finale, nous suivons la maîtresse de Germinie, Mlle de Varandeuil, au cimetière de Montmartre, où la dépouille mortelle de sa bonne a été enterrée dans une fosse commune, sans nom ni croix. La scène donne lieu à une véritable tirade d’indignation de la part du narrateur :
O Paris ! tu es le cœur du monde, tu es la grande ville humaine, la grande ville charitable et fraternelle ! Tu as des douceurs d’esprit, de vieilles miséricordes de mœurs, des spectacles qui font l’aumône ! Le pauvre est ton citoyen comme le riche. Tes églises parlent de Jésus-Christ ; tes lois parlent d’égalité ; tes journaux parlent de progrès ; tous tes gouvernements parlent du peuple ; et voilà où tu jettes ceux qui meurent à te servir, ceux qui se tuent à créer ton luxe, ceux qui périssent du mal de tes industries, ceux qui ont sué leur vie à travailler pour toi […]. On dirait que ta charité s’arrête à leur dernier soupir […]. (260-61)
Jusqu’ici, le narrateur avait occupé, largement, une position neutre, voire s’était entièrement effacé derrière le discours direct et la focalisation interne. Or, ici, il se fait remarquer d’une manière prononcée par une intrusion métaleptique, s’adressant directement à la classe supérieure de Paris, parmi laquelle, semble-t-il, on peut également compter le lecteur implicite. Brusquement, le narrateur prétendument objectif se pose en véritable moralisateur qui condamne passionnément l’ignorance des classes élevées par rapport à la misère du peuple. Comment interpréter cet appel étonnant au public ? Les auteurs de Germinie Lacerteux ont-ils soudainement abandonné l’autorité qu’ils avaient méticuleusement établie au cours du récit ? Compte tenu du soin que les Goncourt ont apporté à mettre en œuvre un narrateur positiviste, cela paraît peu probable. Il semble plus probable que la mise en place systématique d’une autorité orientée vers le modèle scientifique et l’appel moralisateur du narrateur soient immédiatement liés. Je me permets donc d’avancer la thèse suivante : le passage en question représente le point culminant d’une stratégie affective qui caractérise le roman dès le début, et cette stratégie repose essentiellement sur la nouvelle conception de l’homme issue de la médecine contemporaine. Je décrirai, dans ce qui suit, dans quelle mesure, pour utiliser les termes de la théorie de la réception, la structure d’appel du texte[9] vise à un effet émotionnel précis, à savoir : la pitié. Or, je ne parlerai pas de la pitié de la tragédie classique, mais plutôt d’une pitié transformée sous le signe du positivisme.
Dans leur préface, les Goncourt mettent en évidence le but principal de leur roman Germinie Lacerteux : ils se demandent « si les misères des petits et des pauvres parleraient à l’intérêt, à l’émotion, à la pitié » (56). Suivant l’exemple des « dames de charité » et des « reines d’autrefois », les auteurs veulent inciter leurs contemporains à prendre conscience de « la souffrance humaine qui apprend la charité », et ils souhaitent « que le Roman ait cette religion que le siècle passé appelait de ce large et vaste nom: Humanité » (56).
Pour mieux comprendre le procédé narratif qu’emploient les Goncourt pour susciter les émotions du lecteur, regardons de plus près la théorie la plus ancienne sur les effets affectifs provoqués par la littérature, à savoir le concept decatharsis développé par Aristote à propos de la tragédie antique[10]. Dans le cadre de cette contribution, il ne s’agit pas d’entrer dans les détails des différentes traductions possibles du texte original et dans toutes les discussions autour de la question de savoir quels sont, en effet, les affects dont le spectateur doit se purifier par le spectacle. Ce qui m’intéresse par rapport à Germinie Lacerteux, c’est l’interprétation de Gotthold Ephraim Lessing. Contrairement à Corneille et Racine, celui-ci insiste moins sur l’idée de la purgation des passions qu’il ne met en valeur, comme le font les Goncourt dans leur préface, la pitié tragique qui doit améliorer moralement les spectateurs ou les lecteurs. Selon Aristote, l’effet tragique provient d’un spectateur qui ressent de la pitié (eleos) et de la crainte (phobos) face au spectacle qu’il voit. Or, la particularité de l’interprétation de Lessing consiste à subordonner la crainte à la pitié, à n’en faire qu’une étape préparatoire à l’objectif final de la tragédie, qui serait d’accroître notre capacité à ressentir la pitié[11].
Je reviendrai plus tard sur l’élément de la crainte à propos de Germinie Lacerteux. D’abord, il s’agira de déterminer dans quelle mesure le personnage principal satisfait aux deux autres conditions qui sont, pour Aristote tout comme pour Lessing, nécessaires pour susciter la pitié du lecteur, et pour en faire, en conséquence, une héroïne tragique : un malheur immérité et un caractère estimable. À quel point Germinie est-elle, premièrement, dans le malheur, et de quelle manière est-elle, deuxièmement, digne d’affection en vertu de qualités qui la rendent aimable ou estimable ?
Germinie Lacerteux : une héroïne tragique ?
Pour ce qui est du malheur, il est au rendez-vous tout au long de la vie de Germinie. Enfant d’une famille pauvre, fille d’une mère décédée à un jeune âge et d’un père agressif et malveillant, Germinie grandit dans la misère. Après la mort de son frère chéri, elle est contrainte de quitter la province pour suivre ses sœurs peu affectueuses à Paris. L’adolescente est forcée d’accomplir les travaux les plus durs dans un café, de supporter la brutalité de ses patrons et les supplices des autres employés qui la harcèlent et l’humilient à leur tour. Violée par un collègue âgé, elle fait une première fausse couche à l’âge de quatorze ans. Quand elle entre au service de Mlle de Varandeuil, une vieille aristocrate célibataire, Germinie trouve enfin une maîtresse généreuse mais qui pourtant ne s’occupe guère des besoins affectifs de sa bonne. Sans ami et sans confident, seule avec ses soucis intimes, Germinie tombe éperdument amoureuse du premier venu, en l’occurrence le vaurien Jupillon, jeune fils de la laitière du quartier. De cette union naît un enfant que Germinie va chérir, et perdre, puisque la petite meurt en bas âge. Après l’exploitation et l’humiliation par son amant, vient la déchéance. Germinie s’endette pour entretenir Jupillon, elle abuse sa vieille maîtresse. Plus tard, elle finira complètement démoralisée, alcoolique et hystérique, avant de mourir des suites d’une maladie terrible à tout juste quarante ans.
Ce bref résumé montre déjà que l’histoire de Germinie ne manque pas de malheur. Quant à la question de savoir si la victime de ce malheur répond aussi à l’autre exigence, c’est-à-dire le mérite, la réponse est moins claire. En effet, Germinie est abondamment caractérisée par des défauts évidents qui visent à scandaliser le lecteur bourgeois, voire aristocrate, à qui s’adresse le roman. Au regard de ses mensonges, de son alcoolisme, de sa promiscuité et de sa dégradation continuelle au niveau moral, mental et même hygiénique, elle n’apparaît pas comme étant une héroïne modèle. Pourtant, les Goncourt lui attribuent également des vertus, qui devraient plaire aux lecteurs du roman. Malgré ses défauts, Germinie fait preuve d’une fidélité profonde envers sa maîtresse, tout comme elle se montre tendre et extrêmement généreuse envers ceux qu’elle aime : non seulement elle procure des soins maternels à sa propre fille, mais aussi à une nièce orpheline. De plus, le narrateur goncourtien lui attribue explicitement des qualités intellectuelles par lesquelles cette « femme du peuple » (90) s’approche des valeurs et de ses créateurs et des lecteurs éduqués, tout en se distinguant de sa classe d’origine :
Germinie n’était pas la bête de service qui n’a rien que son ouvrage dans la tête. Elle n’était pas la domestique « qui reste de là » avec la figure alarmée et le dandinement balourd de l’inintelligence devant des paroles de maîtres qui lui passent devant le nez. Elle aussi s’était dégrossie, s’était formée, s’était ouverte à l’éducation de Paris. […] Elle était arrivée à surprendre souvent Mlle de Varandeuil par sa vivacité de compréhension, sa promptitude à saisir des choses à demi-dites, son bonheur et sa facilité à trouver des mots de belle parleuse. (209-10)
Même sa maladie mentale prend alors une connotation positive pour autant que Germinie fasse preuve d’une disposition sensible qui va de pair avec sa supériorité morale par rapport à sa collègue Adèle, et qui suggère sa parenté avec une nature artiste dont les Goncourt vont plus tard dessiner le portrait avec leur roman aux traits autobiographiques, Charles Demailly (1876).
Elle n’avait pas, comme Adèle, une de ces grosses organisations matérielles qui ne se laissent traverser par rien que par des impressions animales. […] Chez elle, […] un sens moral qui s’était comme redressé en elle après chacune de ses déchéances, tous les dons de délicatesse, d’élection et de malheur s’unissaient pour la torturer, et retourner, chaque jour, plus avant et plus cruellement dans son désespoir, le tourment de ce qui n’aurait guère mis de si longues douleurs chez beaucoup de ses pareilles. (174-175)
Tout ceci indique que le narrateur cherche à présenter Germinie sous un jour favorable incitant le lecteur à s’identifier avec ses mérites. Dans la vue d’ensemble du roman, il y a tout de même un aspect qui frappe dans les deux passages cités ; je parle de la façon dont est employé le champ lexical de la bestialité. Si le narrateur insiste ici sur le fait que Germinie montre un raffinement physiologique qui la distingue « de ses pareilles », c’est par absence de qualités « bestiales » attribuées aux membres du « peuple » : elle n’est pas « la bête de service » que n’affectent que des « impressions animales ». Cependant, au cours du roman, la protagoniste est constamment assimilée à une « bête » pour qualifier son comportement instinctif, et l’opposer à la raison et à la volonté humaine[12]. Dans le cas de Germinie, la notion de bête prend donc un double sens dans la mesure où celle-ci sert, comme je le développerai par la suite, de charnière entre les deux éléments de la pitié tragique, entre eleos et phobos.
La pitié tragique revisitée
Le héros tragique inspire la pitié à condition qu’il ne soit pas entièrement responsable des erreurs qui le mènent finalement à la catastrophe. Dans le cas de notre héroïne naturaliste, cette déculpabilisation est évidemment d’une nature tout autre que dans le cas du héros tragique traditionnel. Si pour ce dernier, c’est bien la fatalité divine qui le poussait à commettre des fautes, dans le cas de Germinie, il s’agit de la fatalité physiologique. Ce qui autorise les Goncourt à l’excuser, ce sont les connaissances et les compétences dont ils disposent en tant qu’auteurs positivistes. Le changement de la formule tragique est explicité dans le roman même lorsque, dans le chapitre XLVII, l’expérience de Germinie est nettement associée à la tragédie antique:
Elle se sentait dans le courant de quelque chose allant toujours, qu’il était inutile, presque impie de vouloir arrêter. Cette grande force du monde qui fait souffrir, la puissance mauvaise qui porte le nom d’un dieu sur les marbres des tragédies antiques […], la Fatalité l’écrasait, et Germinie baissait la tête sous son pied. (199-200)
Quelques paragraphes plus loin, le texte concrétise cette fatalité tragique, en l’adaptant à l’âge positiviste. L’héroïne naturaliste n’est plus disculpée par une fatalité divine, mais par une fatalité physiologique qui se manifeste par « la flamme de son sang, l’appétit de ses organes » (200). C’est la « Fatalité de l’Amour » qui l’écrase comme « la possession d’une maladie, plus forte que sa pudeur et sa raison » (200-201), et qui l’emporte sur sa nature vertueuse, qui corrompt « sa longue et naturelle honnêteté » (183).
Mis à part le fait que le modèle physiologique change essentiellement le critère de l’innocence, la bestialisation de l’héroïne implique une autre différence fondamentale entre l’effet tragique du roman goncourtien et celui que provoquent la tragédie classique ainsi que le drame bourgeois. Dans Germinie Lacerteux, les deux éléments constitutifs de la catharsis – eleos et phobos –, dont le rapport a donné lieu à des discussions répétées[13], sont définitivement déconnectés. Les Goncourt établissent ici un effet de pitié qui ne dépend plus du critère de la crainte. Si leur lecteur, qui, comme je l’ai déjà indiqué, fait partie des « heureux de Paris » visés dans la préface, prend Germinie en pitié, ce n’est pas par crainte de subir un sort semblable. Car le roman le rassure : la victime est d’un genre tout autre que lui-même ; plus elle tombe dans le malheur, moins elle lui ressemble. Germinie devient une bête stupide et grossière, ce qui la rabaisse – dans la logique du roman – à sa classe d’origine. Au cours du roman, elle dévoile de plus en plus de défauts que le narrateur attribue tout naturellement aux représentants des classes inférieures. Germinie ne fait que suivre ses instincts bas. Elle abuse de l’alcool, à l’instar de ses collègues et de son deuxième amant, le peintre Gautruche. Elle se prête au mensonge, comme le font Adèle, Jupillon et la mère Jupillon. En même temps, Germinie s’éloigne inévitablement des qualités distinctives qu’elle avait acquises sous l’influence du milieu aristocrate chez Mlle de Varandeuil. Sa dégradation physique et morale correspond à sa dégradation intellectuelle : « Ce qu’elle avait lu, ce qu’elle avait appris parut s’échapper d’elle. » (184)
Finalement, Germinie Lacerteux, même si elle est incontestablement le personnage principal du roman éponyme, n’invite pas nécessairement le lecteur des Goncourt à l’identification. Il existe cependant un autre personnage dans le roman qui peut faire fonction de représentant du lecteur implicite : il s’agit de Mlle de Varandeuil. Celle-ci est plus proche du lecteur en termes de classe sociale, d’éducation et de mode de vie. D’après la théorie de Juri Lotman[14], Mlle de Varandeuil est la véritable héroïne, car c’est à elle de franchir la frontière constitutive du roman. Quand elle va finalement quitter le refuge de son appartement, qui sent encore l’Ancien Régime, pour aller voir le tombeau pitoyable de Germinie, elle passe de l’ignorance vis-à-vis de la vie personnelle des « basses classes », au savoir, ce qui lui permet également de dépasser une barrière intérieure : Mlle de Varandeuil est enfin capable d’éprouver de la pitié.
Cet effet de pitié se produit malgré le manque de ressemblance avec la misérable, ce qui est souligné dans les passages qui suivent la révélation de la double vie de sa bonne, où un discours indirect libre traduit la lutte intérieure de la vieille aristocrate :
Ses instincts rigides et droits, la sévérité de conscience et la dureté de jugement d’une vie sans faute, ce qui chez une honnête femme fait condamner une fille, ce qui chez une sainte comme Mlle de Varandeuil devait être sans pitié pour sa domestique, tout en elle se révoltait contre un pardon. Au-dedans d’elle une justice criait, étouffant sa bonté : Jamais ! jamais ! (257)
La vision du visage de Germinie morte provoque enfin un changement d’esprit, justement parce que Mlle de Varandeuil comprend finalement qu’il faut juger l’autre à la fois selon sa disposition et les circonstances de sa vie :
Elle se demandait si la pauvre fille était aussi coupable que d’autres, si elle avait choisi le mal, si la vie, les circonstances, le malheur de son corps et de sa destinée, n’avaient pas fait d’elle la créature qu’elle avait été, un être d’amour et de douleur… Et tout à coup elle s’arrêtait : elle allait pardonner ! (258)
Si le lecteur, tout comme Mlle de Varandeuil, pardonne et éprouve de la pitié, ce n’est pas parce qu’il voit en Germinie son semblable et qu’il craint pour lui-même le malheur qu’il voit à travers elle. Au contraire : c’est précisément la prise de distance à son égard qui en est la cause. Le lecteur est tenté d’adopter le point de vue du narrateur positiviste sur son objet d’analyse, ce qui le met dans la position de pouvoir comprendre la disposition pathologique de Germinie.
Conclusion
En résumé, nous pouvons constater que les frères Goncourt assurent leur autorité à travers un procédé narratif qui les distingue à un double titre. En premier lieu, en s’adaptant à leur contexte épistémique, ils se distinguent des auteurs populaires dont ils contestent l’autorité.En second lieu, ils se distinguent, et cela est peut-être le constat plus intéressant, des autorités scientifiques qu’ils imitent. En leur disputant leur suprématie, les Goncourt mettent en jeu une compétence spécifique au discours littéraire et établissent, à travers la structure affective de leur roman, une autorité qui n’est pas seulement fondée sur le savoir-plus du narrateur positiviste, mais qui le dépasse. En effet, cette nouvelle autorité affective a le pouvoir de combler le vide laissé par l’abandon des repères religieux et métaphysiques, et que le savoir seul n’arrive pas à remplir : Germinie Lacerteuxne présente pas seulement un cas clinique, mais une histoire qui véhicule une morale de la pitié.