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Au Sein du Discours.

« Quelques-uns deffendent exactement aux nourrisses de leurs enfans, d'aprocher de leurs maris, craignans qu'elles ne troublent le laict, et qu'elles n'en deviennent trop échauffées. Ce que toutefois il ne faut entendre à toute rigueur : car la nourrisse qui sera d'une bonne nature, joviale et gaillarde, ayant désir du couple avec son mari, si elle sent que cela luy soit totalement dénié, elle s'eschauffe tellement en son harnois, que le laict se gaste, brusle et sent le bouquin, dont il est rendu beaucoup plus mauvais et pernitieux : mais quand elle a esté délectée de quelques médiocres embrassements, elle est rendue plus modeste, tranquille et tempérée. Le laict en est meilleur, plus doux, gratieux et convenable pour la santé de l'enfant. » Jacques Duval dans son ouvrage "Traité des Hermaphrodits, parties génitales, accouchements des femmes, etc." (1612)

INTRODUCTION Les mutations du monde périnatal Les pratiques de soins en service de maternité ont fortement évolué ces deux dernières décennies en France. En effet, dans certaines maternités françaises, les rapports de proximité entre l’enfant, sa mère et son père sont favorisés au travers de pratiques « empruntées » à d’autres cultures telles que le peau-à-peau Le bébé est blotti contre sa maman ou son papa, leurs peaux dénudées (se référer à l’annexe 1)., le « cododo » Appelé aussi co-sleeping, ou sommeil partagé, le cododo consiste a dormir dans le même lit que son bébé., le portage Le portage consiste à porter son enfant contre soin par le moyen d’une écharpe en tissu ou d’un porte-bébé., le massage ou le soutien à l’allaitement. L’objectif est de favoriser la mise en place de compétences parentales au moyen de la création de liens solides et protecteurs avec ses parents.  Elles ont été valorisées et développées sous l’influence de travaux de psychanalystes et de psychologues tels que Spitz, Harlow, Winnicot ou Françoise Dolto qui mirent en évidence l’importance des premiers liens entre le bébé, sa mère et son père dans le développement socio-affectif de l’enfant. John Bowlby, fondateur de la théorie de l’attachement, a montré que le lien n’implique pas un état de dépendance, mais au contraire qu’il peut constituer un facteur d’ouverture, de socialisation. D’autres, comme Thierry Brazelton, ont changé le regard porté sur le nouveau-né, ses compétences, et notamment ses capacités à créer du lien avec les adultes pour assurer sa propre survie. Vers une nouvelle forme de parentalité ? En tant qu’acteurs du meilleur développement possible de leur enfant, les parents - et les mères en particulier - se voient attribuer des compétences et des pouvoirs envers leurs enfants du seul fait qu’ils leur ont donné naissance. La compétence, comme concept normatif venant dire ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire, participe à l’émergence d’un nouveau parent, productif, doté ou non de bonnes pratiques, dont on attend des résultats validés par des experts (Catherine Sellenet, 2007). Cette nouvelle forme de focalisation sur le petit enfant et l’évolution des représentations du bébé sont résumés avec humour par Geneviève Delaisi de Parseval et Suzanne Lallemand dans leur ouvrage sur l’Art d’accommoder les bébés (1998) de la manière suivante : de l’« encombrant nourrisson » de l’Ancien Régime, on est passé successivement au « charmant bébé » rousseauiste, au bébé destiné à repeupler les pays et les armées en guerre, au bébé « qu’il faut dresser » (le bébé de la puériculture et de l’apogée du discours médical sur la maternité, au milieu du XXe siècle), au « merveilleux bébé » et sa « divine maman », au « bébé prophète », lorsque ce n’est pas au « fœtus prophète » (et de ses parents-disciples) de la fin du XXe siècle. Quoi qu’il en soit, ces désignations nous amènent à souligner les tensions qui peuvent s’installer entre les représentations et la réalité quotidienne des parents. Dans l’intimité, des familles continuent de se poser les questions en rapport avec la confrontation des anciennes et des récentes manières de procéder. Ainsi, le regard distancié de l’anthropologue permet de réinterroger  le caractère « faussement immuable » des recommandations faites autour de la naissance et des soins aux nourrissons en analysant les écarts entre ce qui est considéré comme des « conduites idéales » attendues par les professionnels et l’environnement social et familial du père et de la mère et leurs pratiques réelles (Tillard, 2002). Ceci permet d’analyser aussi le processus de mise en application de ces recommandations. Problématiques La maternité de la Maison de Santé Protestante de Bordeaux Bagatelle (MSPB) à Talence en Gironde est un de ces lieux privilégiés cherchant perpétuellement à améliorer sa qualité d’accueil à la naissance et le soutien aux familles. Il s’agit d’une maternité dite « physiologique » de niveau 1 En France, les maternités sont classées en trois grands groupe selon leurs possibilités à prendre en charge une grossesse en fonction du degré de risque de la grossesse. qui assure la prise en charge des grossesses sans risque identifié et des soins courants aux nouveau-nés. L’établissement souhaite obtenir le label IHAB (Initiative Hôpital Ami des Bébés). Il doit, pour se faire, respecter les onze objectifs que j’évoquerai en détail dans la partie « Terrain ». L'IHAB est coordonnée au niveau international par l'OMS et par UNICEF international. Il y a environ 20.000 maternités labellisées à travers le monde et environ 700 en Europe, dont plusieurs CHU (Centre Hospitalier Universitaire) Informations recueillies sur le site de l’IHAB France : http://amis-des-bebes.fr/ . La maternité doit donc appliquer des critères internationaux. L’OMS par exemple, recommande aux mères du monde entier l’allaitement exclusif de leur nourrisson pendant les six premiers mois de façon à lui garantir une croissance, un développement et une santé de qualité optimale. Ref. Annexe 2. Le dernier examen systématique des données factuelles sur cette question a été publié en 2009 ( Durée optimale de l’alimentation au sein exclusive (Étude), Kramer M. S., Kakuma R. The Cochrane Library, 2009, Numéro 4). Les conclusions de cet examen, qui comportaientt deux essais cliniques comparatifs et 18 autres études menées dans des pays développés et des pays en développement, corroborent les recommandations actuelles de l’OMS en la matière. Mais l’application de normes internationales, la mise en place d’un programme en conformité avec les connaissances du moment tient-il compte des représentations et des comportements au niveau local ? Autrement dit, l’argumentation médicale d’organismes mondiaux tels que l’OMS et l’UNICEF reposant sur le développement de l’enfant et le respect de son rythme sont-elles a adéquation avec les représentations collectives héritées du savoir et des pratiques traditionnelles ? Méthodologie La mise en place du label au sein de la maternité constituerait un objet d’étude à part entière, et je pense le traiter plus longuement dans la poursuite de mes études. C’est pourquoi, j’ai souhaité ici rendre compte au mieux des mes observations sur le terrain. Dans un premier temps, j’ai suivi les sages-femmes dans les chambres pour observer les soins au nouveau-nés, les paroles, les conseils donnés aux parents. J’ai assisté ensuite à des réunions d’informations ; d’une part les conseils donnés aux futures mères avant la naissance dans une réunion intitulée « physiologie de la naissance », et d’autre part les conseils pour le « retour à la maison ». J’ai mené des entretiens semi-directifs avec des cadres ; la sage femme en chef ainsi qu’un gynécologue-obstétricien, tous deux ayant une longue carrière au sein de cette maternité. Enfin, j’ai suivi les sages-femmes en salle de naissance. Pour l’anecdote, c’est seulement à l’issue de la quatrième journée passée dans ce service que j’ai pu enfin observer une naissance ! Je tombais à chaque fois dans des « heures creuses » à tel point que c’était devenu un sujet de plaisanterie : j’arrivais soit trop tard, une femme venait juste d’accoucher et je l’avais manquée de peu, soit trop tôt car les femmes « en travail » n’accoucheraient probablement que tard le soir, voir la nuit. Finalement, j’ai assisté à une naissance et j’ai choisi que ce serait mon dernier jour d’observation avant de me consacrer à l’écriture… Cette naissance fera l’objet de ma première ethnographie fine. J’ai cherché à saisir cet événement particulier sans que cet événement de se dépasse vers autre chose, sans induire en lui-même le moindre lien de causalité, la moindre recherche d’un ordre caché derrière les apparence. Une naissance. Dans la chambre bleue de la maternité de Bagatelle. En seconde partie, j’élargie l’angle de vue pour décrire mon terrain dans son ensemble, l’infrastructure hospitalière au travers des nombreuses activités au sein de la Maison de Santé Protestante de Bordeaux Bagatelle, son cadre géographique mais aussi historique. J’ai emprunté le concept marxiste de « superstructure » pour décrire en sous partie la philosophie de la maternité, ses démarches qualitatives vers la labellisation Hôpital Ami des Bébé. Des réflexions et intuitions sur le discours médical autour de la naissance constitueront la troisième partie de ma recherche au travers d’un éclairage historique sur les grandes théories médicales, psychologiques et/ou philosophiques du XVIème siècle à nos jours. I – NAISSANCE « La tâche que je m’efforce d’accomplir consiste, par le seul pouvoir des mots écrits, à vous faire entendre, à vous faire sentir, et avant tout à vous faire voir. Cela et rien d’autre, mais c’est immense. » Joseph Conrad, Le Nègre du « Narcisse » Samedi 10 Mars 2012, 14h30. Je prends l’ascenseur pour descendre au sous-sol de l’hôpital accompagnée d’un jeune homme d’à peine plus de 20 ans. Il tient dans sa main droite un minuscule bonnet rose. La porte de l’ascenseur s’ouvre. Poliment, il me souhaite de passer un bon après-midi. Situation saugrenue, je lui emboite le pas dans le long couloir qui mène aux salles de naissance. Le jeune homme reste dans le sas pour discuter avec une dame assise dans la salle d’attente, probablement la future grand-mère. Je me dirige vers le bureau du personnel médical. C’est une petite pièce, entièrement vitrée. Des dossiers jonchent le bureau. A droite de l’entrée un tableau indique l’état de progression des femmes enceintes qui sont présentes dans le service. Au programme, deux femmes en « salle de pré-travail » et une autre en salle d’accouchement. L’une d’elle à 42 ans, c’est son premier enfant. Considérée comme une grossesse « à risque », la césarienne s’impose pour éviter toute complication. Elle est prévue à 16h30. La femme installée en salle de naissance est arrivée dans la matinée à 11h30. Son col était déjà dilaté à 5 cm, le travail a commencé. Mon travail commence. Je suis bien décidée à ne pas laisser échapper le moindre détail de ce qui, irréductible au pur déroulement biologique, prend d’emblée une dimension sociale  (Pierre Clastres, 1972). Tout observer, tout voir ; les gestes accomplis, les mots rares, les rites d’accueil du nouvel arrivant. Car rien ici ne saurait se substituer à l’observation directe : ni questionnaires, ni récit d’informateur quelle qu’en soit la fidélité. « Car c’est souvent sous l’innocence d’un geste à demi esquissé, d’une parole vite dite que se dissimule la singularité fugitive du sens, que s’abrite la lumière ou prend vie tout le reste » (ibid, p.12). 14h40. Je me précipite sur les talons de la sage-femme et rentre avec elle dans la salle « bleue ». Une jeune femme est en position quasi couchée sur la « table de travail » au centre d’une vaste pièce d’environ 30m2. Les stores de la fenêtre sont à moitié clos, laissant la lumière des néons se substituer à la lumière naturelle Il s’agit de respecter « un niveau d’éclairage moyen » pour favoriser le travail de l’accoucheuse et la détente de la parturiente.. A gauche du lit, le monitoring relié au ventre de la mère par des capteurs, enregistre silencieusement les contractions et le cœur du fœtus. Le bras droit de la parturiente est lui relié par branchements complexes à tout un appareillage de perfusion : du glucose lui permettant de s’hydrater car il n’est pas autorisé de boire et de manger pendant le travail. Mais aussi un cathéter qui permet, en temps voulu, d’injecter d’éventuels médicaments tels que l’analgésie péridurale. Il suffit d’ailleurs à la parturiente d’actionner un petit bouton pour s’administrer elle-même des doses supplémentaires d’analgésie péridurale en cas d’inconfort Cette technique s’appelle PCEA (de l’anglais « Patient-controlled epidural analgesia).. Ainsi allongée et rivée d’une part au monitoring, de l’autre à la perfusion, la mère semble « attachée » de toute part et cet attirail est autant de fils et d’entraves à sa liberté posturale pourtant nécessaire à la dilatation et à l’expulsion. « Pour éviter un accouchement prématuré on prescrit le repos strict au lit, il semble donc déraisonnable et illogique d’allonger une femme que l’on veut faire accoucher au plus vite ! » (De Gasquet, 2009, p. 249) Au fond à droite de la pièce, la « table d’examen » du bébé que la sage-femme vient de mettre à chauffer, contient une couverture et une petite couche. La sage-femme procède au toucher vaginal pour voir l’avancée de l’ouverture du col. Elle annonce à la jeune femme en souriant qu’« il n’y a plus de col » mais que le bébé « est toujours un peu haut ». « Si vous m’assurez que vous poussez d’arrache pied, je m’abstiendrai de vous administrer du Syntocinon pour faciliter l’expulsion ». Ce à quoi la future mère répond : « Je suis angoissée, j’ai peur de ne pas savoir pousser comme il faut ». « Mais non, tout va bien, vous allez voir ». Je ne saurais dire si c’est l’angoisse de la mère ou l’anxiété de la sage-femme de « faire naître » qui conduit celle-ci à administrer tout de même le produit. « On admet généralement comme une évidence qu'un enseignement rationnel des mécanismes de l'accouchement suffit à conjurer les fantasmes ancestraux. Il n'en est pourtant rien. Même à un très haut niveau de connaissance, de nouvelles fantasmagories se superposent ou se substituent aux anciennes et chacun sait que les accoucheuses (sages-femmes ou médecins) « en travail » sont particulièrement anxieuses. Diffusée dans le public, l'information obstétricale est interprétée de façon différente par chacune, et chacune construit à son usage un modèle imaginaire fort éloigné de la réalité scientifique » (« Naissance – Accouchement », Encyclopaedia Universalis).  Rapidement, j’apprends de la sage-femme que le Syntocinon est une hormone de synthèse ; l’ocytocine. Ce fût pour l’anecdote, le Docteur DU VIGNEAULT qui en réalisa en 1954 la synthèse, première synthèse d'hormone jamais réalisée. En grec son nom signifie « accouchement rapide ». L’effet le plus connu de cette hormone est de faciliter l’accouchement en provoquant la contraction des muscles lisses de l’utérus. La phase qui suit immédiatement la naissance du bébé humain correspond pour la mère à un pic jamais égalé d'ocytocine naturelle, sous condition qu'elle n'ait pas reçu d'ocytocine artificielle, qu'elle n'ait pas froid, qu'elle ne soit pas soumise à une lumière intense, et que son intimité soit respectée (Uvnäs-Moberg, 2006). Dans le cas contraire, il est souvent nécessaire d'administrer de l'ocytocine artificielle pour faciliter l'éjection du placenta et prévenir une hémorragie de la délivrance, première cause de mortalité maternelle en France. Elle est aussi appelée « hormone de l’attachement ». En effet, si un parent (père ou mère) porte souvent le bébé ventre contre ventre, le Professeur Kerstin Uvnäs-Moberg a constaté une augmentation du taux d’ocytocine chez le parent, et une plus grande expression d’affection envers le nouveau-né. Plus généralement, pour la chercheuse, les effets de l'ocytocine sont substantiels car elle semble favoriser les interactions sociales amoureuses ou impliquant la coopération, l'altruisme, l'empathie, l'attachement voire le sens du sacrifice pour autrui, même pour un autrui ne faisant pas partie du groupe auquel on appartient (ibid. 2006). « Moi je l’utilise pour faire descendre la présentation » me dit la sage-femme, « mais si les contractions sont trop fortes, le bébé peut de pas pouvoir récupérer, dans ce cas il faut administrer du Spasfon pour calmer le bébé. » En effet, l’ocytocine peut provoquer une hypertonie utérine, source de souffrance fœtale. C’est pourquoi ce produit doit être administré par perfusion intraveineuse, sous strict contrôle médical par monitoring continu. 14h45 : Une minute à peine après notre retour dans le bureau du personnel, le monitoring fait un bruit alarmant. Il semblerait que le bébé justement « ne soit pas d’accord pour qu’on continue le produit ». La sage-femme se précipite dans la salle d’accouchement pour stopper l’injection de l’ocytocine de synthèse par intraveineuse. Il est temps maintenant de s’ « installer » pour l’accouchement. Une aide-soignante la rejoint pour l’aider. J’arrive rapidement à obtenir d’elle quelques informations sur l’identité de la future maman. Elle à 21 ans, c’est sa 38eme semaine de grossesse et son premier enfant qui va donc naitre 17 jours avant son terme. A ce moment, le jeune-homme de l’ascenseur rentre dans la pièce et pose un petit bonnet rose sur la table d’examen pour bébé… 14h55 : De retour dans la salle de naissance, la sage-femme est l’aide soignante annoncent à la jeune femme qu’elles vont pouvoir procéder à la phase finale. La dilatation est complète et l’enfant est suffisamment descendu. Elles installent la future maman en basculant son bassin vers l’avant et en relevant ses jambes de façon à les rapprocher le plus possible du tronc. A l’intérieur, le bébé presse contre le col de l’utérus, il appuie sur les muscles du périnée. La sage femme vide la vessie de la parturiente pour permettre de dégager de la place au bébé au moment de l’expulsion. Tout est en place, « on y va ». La contraction arrive. « Aller ! On prend l’air, on bloque, monte en poitrine, les coudes vers l’extérieur, on tire, on pousse ! allez-y, allez-y ! fort, fort ! c’est ça, exactement ça ! Super ! Aller, aller aller, encore, encore, encore! » « Faites moi sortir cette tête, allez ! Faites moi sortir ce bébé ! » « Aller, on se repose et on attend la prochaine contraction. Vous découragez pas, vous y arrivez très bien ! » « On voit sa petite tête ! Vous voulez toucher avec votre main ou pas ? » La mère refuse. « Aller, en voilà une autre. Prenez bien de l’air, c’est super ce que vous faîtes, c’est génial, aller, aller, aller, encore, encore, encore, ne lâchez rien ! soufflez ! respirez ! aller, reprenez. » « aller, allez y, allez y, on y va, on y va encore, encore, encore ! fort ! encore , encore, encore ! » Le père reçoit un appel et sort de la pièce. « Une autre arrive, aller, on prend de l’air, aller, aller, maintenez, maintenez, MAINTENEZ !!! c’est super, SUPER !!! stop madame. » « Aller, ne faites plus rien, laissez moi faire maintenant » A ce moment, la sage-femme relève la tête et me demande si je veux voir. Machinalement je m’approche, et là je vois. D’abord le crâne, puis un visage crispé, figé dans une expression douloureuse, une seconde à peine et c’est le corps tout entier qui glisse hors de la matrice, là devant moi, tout près. Il est 15 :12, la petite Jeanne est née. II – TERRAIN « La parole est déjà du luxe, de l'excès, de la superstructure » Henry Michaux A) Infrastructure La Fondation En passant le portail de l’entrée, je suis saisie par le contraste entre le vaste parc ombragé que l’on y découvre et l’espace urbain environnant. Ce parc, c’est le Domaine de Bagatelle situé à Talence dans l’agglomération de Bordeaux en Gironde. La Maison de Sante Protestante de Bordeaux Bagatelle (MSPB) y est installée depuis 1920 mais fût fondée 1863 pour "recevoir gratuitement les malades pauvres des deux sexes appartenant aux diverses églises protestantes de la localité ainsi que les marins étrangers des navires en rade" Information recueillie sur le site de la MSPB Bagatelle : www.mspb.com. A cette époque la MSPB était installée dans une propriété située au nord-est de Bordeaux et comprenait 20 lits. A ma gauche, j’aperçois un ensemble de bâtiments isolés. C’est ici le Centre Social de Bagatelle , regroupant le Centre Socio-Culturel, le Centre de Santé (aussi appelé le Dispensaire) et la Crèche - Halte-garderie. Ce centre social est un lieu de ressource pour toutes personnes souhaitant des informations, du soutien et des conseils dans les domaines des loisirs et de la santé. Il a pour but de favoriser le lien social en proposant des alternatives à l’isolement. Les activités sont diverses et variées et s’adressent aux enfants (activité ludiques, dessins, bricolage), aux futurs parents (réunions sur des thématiques tels que « bébés à venir… parents en devenir »), mais on trouve aussi des cours de gymnastiques, relaxation, sophrologie, etc., et des ateliers permettant l’insertion professionnelle (alphabétisation, français, informatique). La crèche parait récente. J’ai pu relever que depuis le début de mon enquête, le terrain de jeu qui borde la halte-garderie est en travaux. Cela fait donc quatre mois que les travaux de rénovation ont débuté, de quoi mettre à rude épreuve la patience d’un enfant ! A ma droite, une rangée de voiture appartenant au personnel hospitalier se tient derrière un pare-terre de fleurs. Et encore derrière, on aperçoit les bâtiments de la Direction générale. Au centre, un cèdre majestueux, comme jailli de l’agglomérat urbain, d’une hauteur vertigineuse, surplombant tous les bâtiments environnants. Immense, fier et droit, les bancs à ses pieds, brisés sans doutes par ses lourdes branches lors d’une récente tempête le rendent de surcroît menaçant. Derrière lui, l’Hôpital Général. C’est une bâtisse en plan rectangulaire dont on ne perçoit à priori la profondeur. C’est ici que se trouvent la Maternité, mais aussi les Services Médicaux divers (Cardiologie, Endocrino-diabétologie, Gériatrie, Hépato-gastro-entérologie, Neurologie), et les unités de Chirurgie générale et spécialisée (digestive, gynécologique – IVG, orthopédique, vasculaire) ainsi qu’une unité de surveillance continue. A ce jour, la MSPB est composé de plusieurs branches d’activités (médical, gérontologie, formation-recherche et le centre social) qui regroupant 1 018 professionnels sur 8 établissements tous situés en Gironde. Outre, les bâtiments cités plus haut, on trouve aussi :   L' Institut de Formation en Soins Infirmiers Florence Nightingale : Cet institut assure la formation des infirmiers et des aides-soignants. C’est en 1884, que la Maison de Santé Protestante de Bordeaux institue un enseignement destiné aux gardes-malades qui deviendra une des toutes premières écoles d'infirmières de France, "l'Ecole Florence Nightingale". Le nom de Florence Nightingale a été donné en 1918 en mémoire de celle qui a permis aux soins infirmiers d'accéder à leur dimension professionnelle. La reconnaissance de " l'art de soigner ", comme nécessitant une formation de haut niveau, est toujours et encore, ce qui anime les orientations pédagogiques de l'Ecole.   L' Hôpital au Foyer regroupe deux services de soins extra-hospitaliers de la MSPB Bagatelle qui prennent en charge les malades à leur domicile : l'Hôpital à Domicile assurant des prises en charge de malades adultes et des enfants, et le Service de Soins à Domicile qui assure des prises en charge de personnes âgées, de personnes handicapées ainsi que de personnes touchées par la maladie d'Alzheimer.   Le Service de Soins de Suite (Maison de Convalescence), appelé aussi l'Ajoncière accueillant hommes femmes et couples.   Présence au Foyer : Son action est menée dans le cadre de l'aide au maintien à domicile des personnes âgées. Cette action est faite par des bénévoles, sur un secteur géographique précis (Bègles, Talence, Villenave d'Ornon et le quartier Nansouty de Bordeaux).   Le Relais est une structure d’hébergement non médicalisée comme solution de dépannage aux familles (maladie, hospitalisation, déplacement imprévu, situation conflictuelle, etc.) et à l’attention des personnes âgées qui ne peuvent ou ne veulent pas rester seules.   A travers ce bref aperçu historique et géographique de la Maison de Santé de Bordeaux Bagatelle, nous comprenons que cet établissement fonde son éthique sur la qualité d’accueil et d’accompagnement des soignés à tous les moments de la vie et de la maladie (gériatrie, naissance, fin de vie…). La Maternité Pour accéder à la maternité, on entre par l’entrée principale de l’hôpital. Le sas tout d’abord, dans lequel est parfois entreposé un brancard ou une chaise roulante vide. Puis le hall d’accueil, vaste et lumineux. Les chambres de la maternité sont au premier étage. Dans le jargon médical, c’est le « service de suites de couches » appelé aussi « service d’hospitalisation ». L’ambiance y est très particulière ; tout d’abord je suis saisie par la chaleur tropicale qui y règne, et ce silence… Des femmes en blouses bleues, blanches ou roses circulent dans les couloirs aux murs blancs, poussant devant elles toute sorte de tablettes sur roues, les unes pour distribuer les repas, d’autres avec des dossiers suspendus, d’autres encore avec du matériel médical ou sanitaire. Elles se parlent en chuchotant, plaisantent souvent, et ne rient que dans l’intimité de leur bureaux des soignants ou dans la cuisine, le temps du pause. Les chambres, 30 au total, sont disposées en rang, les couloirs formant un « 8 ». Les mères et leurs nourrissons y séjournent cinq jours en cas d'accouchement normal, sept jours en cas de césarienne. Au même étage, se trouvent également le bureau du secrétariat de la maternité, le bureau des sages-femmes (les blouses roses), auxiliaires Puéricultrices et aides soignantes (en blouses blanches à rayures roses), une salle de cuisine, 2 salles de réunion, une salle de réanimation, et dans le couloir du fond, les bureaux des « cadres » ; sage-femme en chef, gynécologues, obstétriciens, psychologues et pédiatres (les blouses blanches). Certaines salles témoignent d’un temps passé comme la salles des soins et la pouponnière Voir les Illustrations p.15. Car avec la mise en place du label, la majeure partie des soins sont effectués en chambre dans les bras de la mère ou du père quand cela est possible, et les nouveau-nés passent dorénavant toutes leurs nuits dans un berceau transparent à coté de lit de leur mère et non plus dans la pouponnière. L’atelier massage occupe d’ailleurs maintenant ce lieu accueillant des mères et leur bébé une fois par semaine. Les salles de naissance sont situées au sous sol de l’établissement. Fait notoire ; les bords de l’immeuble ont été creusés afin de laisser passer une lumière sereine. Ce service est composé de quatre salles de travail où ont lieu les accouchements mais aussi les interruptions médicales de grossesses (IMG). Naissance et mort se côtoient le long d’un même couloir… On y trouve également six salles de pré-travail, une salle de réunion, un coin « cuisine » et repos pour le personnel et une salle d’accueil. Environ 1450 petits d’hommes y naissent chaque année. Des sages-femmes et des auxiliaires de puériculture assurent une présence 24 heures sur 24 accompagnées par l'équipe obstétricale composée d'obstétriciens, de pédiatres et d'anesthésistes (le taux de péridurale est de 92%). Ce sont les sages-femmes qui assurent le suivi continu des femmes « en travail » depuis leur arrivée en salle de naissance jusqu’à leur accouchement, l’obstétricien n’intervenant qu’en cas d’urgence. A l’étage comme au sous-sol, de temps à autre, les pleurs stridents d’un nourrisson viennent déchirer l’atmosphère des lieux détrônant le silence souverain, nous rappelant que derrière toutes ces portes closes, dans l’intimité des chambres, des petits êtres viennent de naître. B) Superstructure La Maternité de Bordeaux-Bagatelle vise une amélioration constante de la qualité d’accueil du nouveau-né et de l’accompagnement des parents et futurs parents. C’est pourquoi elle a entamé des démarches pour être labellisé Initiative Hôpital Ami des Bébés (IHAB). L’Initiative Hôpital Ami des Bébés a été lancé en 1992. Il est coordonné au niveau international par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et par UNICEF international. Il y a environ 20 000 maternités labellisées à travers le monde et environ 700 en Europe, donc plusieurs CHU (Centres Hospitaliers Universitaires). En Norvège, 82% des maternités sont labellisées ; au Royaume Unis : 18% ; en Belgique ; près de 25% ; en France, à peine 2% (17 établissements). Dans plusieurs pays, cette démarche est coordonnée par le Ministère de la Santé, les frais de fonctionnement de la coordination étant alors entièrement pris en charge par les pouvoirs publics Information recueillies sur le site IHAB France : http://amis-des-bebes.fr/. L’association IHAB France a été créée par des professionnels de la santé bénévoles dont plusieurs Professeurs de CHU. C’est la Coordination Française pour l’Allaitement Maternel (CoFAM) qui a initié et développé l’IHAB à partir de l’année 2000. En février 2011, les activités IHAB ont été reprises par l’association IHAB France. L’initiative n’a donc pas, pour le moment, de soutien financier des pouvoirs publics. Son objectif est de diffuser les pratiques de l’IHAB en France afin de favoriser l’amélioration des conditions d’accueil à la naissance pour l’ensemble des nouveau-nés et des familles, comme le recommande l’OMS et UNICEF au niveau international. C’est une démarche qualité, explicite et évaluable, permettant d’intégrer les recommandations professionnelles dans la pratique quotidienne des maternités pour garantir la qualité des soins délivrés aux nouveau-nés et leurs parents. Il s’agit de comprendre et de respecter les besoins physiques du nourrisson, mais aussi psycho-affectifs et culturels. Il s'agit aussi d'organiser les soins en fonction des rythmes biologiques du nouveau-né et de sa mère : les soins sont centrés sur l’enfant et sa famille, tout en respectant les exigences de la sécurité médicale.  L’obtention du label international Ami des Bébés exige le respect de 10 conditions et du Code International de Commercialisation des substituts de lait maternel de l’OMS, ainsi qu’un taux d’allaitement exclusif de la naissance à la sortie de la maternité d’au moins 75%. En 2006, ces conditions ont été revalidées et actualisées par l’OMS et l’UNICEF. Il a été ajouté des recommandations (et des critères) concernant en particulier la formation pratique des soignants, l’accompagnement des mères qui n’allaitent pas, ainsi que l’accompagnement et le respect des femmes pendant le travail et l’accouchement. En 2009, en France, tous ces critères ont été intégrés sauf ceux qui concernent les accouchements. Les lignes directrices originales ont été développées en 1992 par l’UNICEF et Wellstart International Organisation non gouvernementale œuvrant pour la promotion, la protection et le soutien à l’allaitement.. Elles ont été révisées en 2006. Les voici : 1. Adopter une politique d'allaitement maternel formulée par écrit et systématiquement portée à la connaissance de tout le personnel soignant. 2. Donner à tous les membres du personnel soignant la formation et les compétences nécessaires pour mettre en œuvre cette politique Se référer à l’annexe 3 sur la Définition et mise en pratique de la Pratique Clinique Supervisée (PCS). 3. Informer toutes les femmes enceintes des avantages de l’allaitement maternel et de sa pratique. 4. Mettre les nouveau-nés en contact peau à peau avec leur mère immédiatement à la naissance, et pendant au moins une heure. Encourager les mères à reconnaître quand leur bébé est prêt à téter, et offrir de l'aide si nécessaire. 5. Indiquer aux mères comment pratiquer l'allaitement au sein et comment entretenir la lactation même si elles se trouvent séparées de leur nourrisson. 6. Ne donner aux nouveau-nés aucun aliment ni aucune boisson autre que le lait maternel, sauf indication médicale. 7. Laisser l'enfant avec sa mère 24h sur 24. 8. Encourager l'allaitement au sein à la demande de l'enfant. 9. Ne donner aux enfants nourris au sein aucune tétine artificielle ou sucette. 10. Encourager la constitution d'associations de soutien à l'allaitement maternel et leur adresser les mères dès leur sortie de l'hôpital ou de la clinique. 11. Respecter le "Code International de commercialisation des substituts du lait maternel" afin de protéger l'allaitement maternel en assurant une utilisation correcte des préparations pour nourrissons quand elles sont nécessaires, ou bien souhaitées par les parents, grâce à une information adéquate, sans conflits d'intérêts, et grâce à une commercialisation et une distribution appropriées, sans faire de promotion auprès des familles. Un 12ème critère sur « l'accompagnement des mères pendant le travail et l'accouchement » a été ajouté dans les nouveaux textes internationaux de 2006. En France, cette condition a été proposée à la réflexion pour une adoption prochaine. Pour la sage-femme en chef Entretien retranscrit dans l’annexe 4 , cette initiative a été engagée dans l’idée de rendre sa dimension humaine à la naissance et à son accompagnement. C’est lors de l’arrivée d’une des pédiatres, « très pro-allaitement maternel » et d’un nouveau chef de service au sein de la maternité que la mise en place du projet a débuté il y a deux ans. Le Comité d'Attribution du Label constitué de 16 membres représentant les Sociétés de professionnels de santé, les maternités labellisées, les associations de soutien à l’allaitement et dont le Président est le représentant du comité français pour l'UNICEF, décidera en Septembre 2012 de l’attribution ou non du Label « Ami des Bébé ». Illustrations Elèves infirmières à la maternité de Bagatelle (période 1960-1984) III - DISCOURS « Quelques-uns deffendent exactement aux nourrisses de leurs enfans, d'aprocher de leurs maris, craignans qu'elles ne troublent le laict, et qu'elles n'en deviennent trop échauffées. Ce que toutefois il ne faut entendre à toute rigueur : car la nourrisse qui sera d'une bonne nature, joviale et gaillarde, ayant désir du couple avec son mari, si elle sent que cela luy soit totalement dénié, elle s'eschauffe tellement en son harnois, que le laict se gaste, brusle et sent le bouquin, dont il est rendn beaucoup plus mauvais et pernitieux : mais quand elle a esté délectée de quelques médiocres embrassements, elle est rendue plus modeste, tranquille et tempérée. Le laict en est meilleur, plus doux, gratieux et convenable pour la santé de l'enfant. » Jacques Duval, Traité des Hermaphrodits Lors de mon enquête, j’ai choisi d’analyser plus particulièrement le discours médical. Dans la maternité de Bagatelle, la démarche pour l’obtention du label IHAB implique que tout le personnel soignant soit formé et informé sur l’IHAB et sur l’allaitement maternel afin d’homogénéiser les discours. Certaines sages-femmes assurent également les réunions d’information et les ateliers au sein de la maternité. Voici en détails ce qui est proposé aux parents et futurs parents : l’atelier « massage bébé » qui le lundi dans l’ancienne pouponnière, des réunions d’information sur l’allaitement maternel proposées par l’Association Solidarilait une fois par mois, les réunions de préparation à la naissance sur les thèmes suivants :  la présentation de la maternité,  information sur la respiration-relaxation,  Physiologie de l’accouchement, Allaitement sein + biberon,  Sophro-relaxation pendant la grossesse,  Sophro-relaxation pendant l’accouchement. Le centre Social de la MSPB Bagatelle propose également des réunions d’information menées par des conseillères conjugales et familiales, des psychologues, des psychomotriciennes et sages-femmes telles que : un atelier d’éveil pour les bébés de 3 mois à 3 ans et leurs parents (danser, bouger, jouer, chanter, dessiner avec son enfant), des réunions d’information sur les thèmes suivants :  « Devenir parents en restant en couple »,  « Dialoguer avec bébé dés sa naissance, se rencontrer, s’observer, apprendre à se connaître»  « Quand bébé sera là : le retour à la maison, allaitement, préparation, biberons, repas, soins, sommeil, rythmes du bébés, modes de garde, modes de contraception ». Dans les ouvrages Avant de rentrer dans l’analyse du discours actuel à la maternité, une approche historique des pratiques et des théories de la petite enfance reprenant les arguments développés dans les ouvrages consacrés à l’enfant depuis leur première apparition au XVIe siècle semble nécessaire. L’ « enfant » comme « catégorie de pensée » résulte d’un héritage historique, scientifique et culturel (Bril et Parrat-Dayant, 2008). Quelle que soit l’époque, l’objectif des discours sur l’enfance, médicaux en particulier mais pas seulement, reste le même : prévenir la maladie ou tout déséquilibre en prodiguant des soins adaptés. Il suffit de se rappeler que durant la seconde moitié du XVIIIème siècle en France, 18% des enfants mouraient avant d’avoir atteint l’âge de 5 ans (ibid, p.51). Si l’on reprend la formulation de Sylvia Parrat-Dayan sur l’inter-relation entre pratiques de maternage et contexte culturel « Les attitudes maternelles ont pour but d’intégrer le jeune enfant dans un contexte socio-culturel. Il est donc sensé de penser que dans la mesure où ce contexte change dans le temps et dans l’espace, ces attitudes se modifieront sous la pression des transformation démographiques, politiques, sociales, culturelles et scientifiques » (Parrat-Dayan, 1989, p.146). Au XVIème siècle, le modèle hippocratique encourage une proximité entre l’adulte et l’enfant, qu’il s’agisse de la mère ou de la nourrice quelle qu’elle soit, l’enfant appartenant à la lignée familiale plus qu’à ses parents. Selon ce modèle, le corps humain est considéré comme un microcosme qui reflète le macrocosme. Le corps est constitué des quatre éléments fondamentaux, air, feu, eau et terre possédant quatre qualités : chaud ou froid, sec ou humide. Ces éléments, mutuellement antagoniques (l'eau et la terre éteignent le feu, le feu fait s'évaporer l'eau), doivent coexister en équilibre pour que la personne soit en bonne santé. Un dérèglement dans la vie organique entraîne des désordres dans le domaine moral et vice versa. C’est pour cela qu’une même attention était portée aussi bien aux soins physiques que moraux. S. de Vallambert (1565) dans un ouvrage intitulé De la manière de nourrir et gouverner les enfants dès leur naissance, s’appuie sur la théorie hippocratique pour valoriser la relation affective car l’enfant traité avec indifférence ou brusquerie acceptera difficilement le lait, les « affections de l’âme » se communiquant au corps. Ceci explique pourquoi dans les milieux populaires, tant à la ville qu’à la campagne, les relations mère- ou nourrice-nouveau-nés sont très étroites. Au XVIIème la morale prend une place importante dans la société : la réflexion autour de l’articulation raison/passion donne primauté à la raison et va au contraire tempérer ce nouveau rapport des parents à l’enfant en revendiquant la primauté de la raison et l’atténuation des passions. « On craint le débordement affectif des parents. La raison doit modérer l’amour que l’on porte aux enfants pour qu’il ne dégénère pas en indulgence excessive » John Locke dans son ouvrage Essay Concerning Human Understanding(1690). Le praticien Jacques Duval, traitant des suites de couches insiste sur l’état d’impureté dans lequel se trouvent alors les femmes et blâment leurs conduites. Il recommande ainsi aux mère « de se garder de ce zèle indiscret qu’elles sont d’embrasser et baiser leur enfant » (1612, p. 234). Un tel assaut d’affectivité est douteux ; il est indigne de vraies femmes, de vrais mères : « On reconnait que par leur indiscrétion, elles leur portent un amour de singe, qui est, dit-on de serrer si fort ses petits par un ardent désir d’amitié qu’il les suffoque » Jacques Duval dans son ouvrage Traité des Hermaphrodits, parties génitales, accouchements des femmes, etc. (1612). Un amour de singe… Ainsi, une attitude trop démonstrative des mères à l’égard de leur enfant devient un signe d’un comportement « animal ». Il faut voir dans ce discours l’une des manifestations du changement d’attitude à l’égard de l’enfant dans les milieux aristocratiques et la grande bourgeoisie. C’est à cette époque que l’enfant prend une place officielle au sein de la société à travers la reconnaissance de l’Eglise et de l’Etat : lois sur l’enfance et institutions de protection et de sauvegarde des enfants. Il devient dès lors un enjeu socio-politique, économique et religieux. La valorisation du savoir scientifique au XVIIIème siècle, qui atteindra son apogée au XIXe siècle, développera toute une réflexion autour de l’enfant. Durant cette période, l’enfant est construit comme catégorie de pensée scientifique à part entière et le savoir traditionnel est largement dévalorisé. Le modèle hippocratique est interprété dans un contexte philosophique, social et scientifique nouveau qui conduit la majorité des médecins à croire en la « finalité » de la nature, avec pour dogme la nécessité de « laisser faire » (Bril et Parrat-Dayan, 2008). Il faut donc se libérer des entraves du maillot, et de celle de la nourrice. Mais aussitôt libéré, ce petit corps sera soumis à d’autres exigences. Il devra s’endurcir en s’habituant au froid (les bains frais, l’air frais) et aux changements climatiques ; il devra contrôler les excès et les débordements du mouvement (avec l’usage des frictions, promenades, « trémoussements », exercices) pour régler le mouvement interne. La nourrice une fois bannie, seule la mère exercera ce contrôle, et pourra être la nourrice de son enfant. C’est elle, et elle seule qui doit assurer le bon déroulement du développement physique et psychologique de l’enfant. Au XIXème siècle, avec la mise en évidence par Pasteur des microbes et agents infectieux, les préoccupations sanitaires deviennent omniprésentes et conduisent les médecins à souhaiter coûte que coûte protéger les enfants des microbes. C’est la science qui organise les relations mère-enfant. Des corps de métiers se spécialisent dans cette fonction de transmission et d’apprentissage (médecins, pédiatres, puéricultrices et sages-femmes). Il devient indispensable d’éduquer les mères, mais cette fois, de manière autoritaire. Le Dr Caron, inventeur du terme « puériculture » écrit en 1866 un livre intitulé La Puériculture ou la science d’élever hygiéniquement et physiologiquement les enfants. Titre révélateur… Il s’agit de tout chronométrer, horaires, quantités, pesées, quel que soit le domaine – alimentation, propreté, sommeil, affectivité sans tenir compte ni des représentations des parents, ni des contraintes économiques pouvant rendre l’application stricte de ses règles. « Quand je suis arrivée à Bagatelle il y a 35 ans, les mères ne pouvaient toucher leur enfant qu’au 4ème jour. Ils étaient remarquablement propre, toilettés, emmaillotés, le soin était parfait . A la mère, on lui apprenait lentement à s’en servir ». (Dr DUBOSC, Gynécologue-Obstétricien à la maternité de Bagatelle). Ainsi, de ce discours médical, légitimé par les avancées scientifiques, aboutit à une mise à distance des microbes mais aussi des personnes. Dans les années 1950, les règles de puériculture pasteurienne s’assouplissent tandis qu’une forme de puériculture organise le développement de l’enfant. On observe un retour à une proximité entre la mère et l’enfant, mais celle-ci est essentiellement psychologique. La relation psychologique entre la mère et l’enfant et naturalisée. Le regard scientifique se focalise sur l’importance de la mère dans le phénomène de carence affective notamment chez Spitz qui tient la relation mère-enfant pour primordiale. Dans ce contexte, l’allaitement maternel ne constitue plus une affaire de santé mais devient un gage d’amour et le refus d’allaiter sera considéré comme le symptôme d’une mauvaise relation entre la mère et l’enfant. De ce fait, la mère ne peut échapper à la recommandation, car en fait, ce n’est plus une recommandation mais une norme à observer. Allaiter son enfant devient inhérent à la nature psychologique de la mère. La dyade mère-enfant se retrouvant à nouveau isolé au nom de valeurs affectives. B) Dans l’intimité d’une chambre « Pour la première naissance, je l’ai eu de suite. Bon, j’avais eu une petite déchirure, donc ils me l’ont enlevé pour faire les soins (au bébé ndlt) pendant qu’ils étaient en train de me recoudre et du coup c’est papa qui a pris le relais en peau-à-peau. C’est un désir que l’on avait tous les deux de partager le peau-à-peau. Donc papa à fait peau-à-peau avec bébé et après on me l’a redonné en peau-à-peau et elle s’est mise toute seule au sein. On me l’a mise sur le ventre et elle a cherché toute seule à téter. Lui (me désignant son fils dans le berceau transparent de la maternité) on me l’a mis sur le ventre de suite, pour que je le vois, que je lui fasse un câlin, papa a coupé le cordon ombilical et on me l’a repris aussitôt pour faire les soins et pour me sortir le placenta, pour s’occuper de l’accouchement jusqu’au bout. Et la papa était trop ému pour pouvoir faire le peau-à-peau (rire), je pense que l’accouchement était aussi dur pour l’un que pour l’autre ! Il n’a pas réussi à tout gérer ! Donc après ils me l’ont redonné à moi, ils ont juste mis une couche avec la couverture et on a fait le peau-à-peau. Lui il a pas cherché spécialement à téter tout de suite (silence). Il a pris son temps, et moi je l’ai laissé faire un petit peu pour voir s’il réagissait comme sa sœur ou pas et quand ils m’ont ramené dans la chambre à coté du bloc, l’auxiliaire de puéricultrice est venue me dire que ce serait bien de tenter de le mettre au sein vu qu’il s’y met pas tout seul. Donc on l’a mis au sein, il a tétouillé un peu, mais voilà… (silence). Mais on a fait un long peau-à–peau aussi… (silence) » Cette femme de 25 ans a accepté de me raconter l’accouchement de sa fille de trois ans dans un autre établissement de l’agglomération bordelaise en comparaison avec celui de son fils, dont c’est le troisième jour de vie. Le nouveau-né avait perdu 30 grammes par rapport à son poids de la veille, et le personnel médical a donc décidé de garder cette maman une journée supplémentaire à la maternité pour veiller à ce que le nourrisson reprenne bien du poids et pour «régler le problème de l’allaitement avant de partir ». Pour cette femme, cette décision est un grand critère de qualité de l’établissement car lors de l’accouchement de sa fille ainée, l’allaitement fût un échec par manque d’information. En effet elle me raconte que très vite, au bout du deuxième jour à la maternité, des douleurs atroces, des crevasses sont survenues « parce que le bébé ne prenait que le téton ». Les sages-femmes lui ont seulement conseillé des crèmes pour la soulager mais n’ont pas su rectifier la position du nourrisson pour une meilleur prise en bouche du sein de sa mère. Au final, « je me suis retrouvée le week-end chez moi en pleurs avec du sang qui coulait en même temps que mon lait ». L’allaitement est donc une préoccupation majeure pour cette mère et la qualité du suivi dans la maternité dépend donc de l’information qu’elle a récolté lors de son séjour. Je souhaite ici poser une réflexion personnelle sur ce qui fut mon premier entretien lors de cette enquête. L’entretien a duré une trentaine de minutes, a l’issu duquel, j’étais très satisfaite des informations obtenues. En effet, cette mère confirme que de l’information éclairée reçue en maternité dépend le bon déroulement de l’allaitement ce qui est en soit d’une logique implacable. Or, ce qui au premier abord, me paraissait être une évolution positive, linéaire du moins bien vers le mieux, dans l’expérience de cette mère, me semble aujourd’hui, avec le recul, être deux expériences antinomiques. En écoutant l’enregistrement, en le retranscrivant, j’ai noté les silences qui témoignent de l’angoisse présente, palpable dans son discours. Son bébé n’a pas su téter correctement lors de sa première mise au sein, il a « tétouillé ». Et malgré un suivi permanent de la part des sages- femmes, l’enfant perd encore du poids obligeant la mère à rester une journée supplémentaire à la maternité pour surveiller son allaitement. Ainsi, pour sa fille ainée, cette mère n’a pas été correctement conseillée sur la bonne mise en place de son allaitement, la laissant seule et en pleurs à son retour à la maison, alors que pour son fils, seul l’allaitement est mis en cause dans la perte de poids du nourrisson. D’un coté un manque d’information de l’autre un trop plein, dans les deux cas, l’allaitement est source de profondes angoisses et inquiétudes pour la mère, seule responsable du bon développement de son enfant. J’avais entrepris de m’entretenir avec cette mère à l’issu d’une réunion sur le thème « le retour à la maison ». J’aborde ici une partie des thème abordés, les recommandations portant également sur le suivi médical du bébé, le mode de garde et le bain. Voici ce qu’elle a pu entendre : Sur l’allaitement maternel : « il faut donner le sein aux éveils calmes de l’enfant dans un premier temps ». Plus tard, au deuxième mois de l’enfant, l’allaitement se fera plutôt à « l’amiable » « c’est quand vous pourrez faire patientez un peu bébé, quand vous serez vraiment disponible pour lui donner la tétée. » Sur les difficultés rencontrées au cours de l’allaitement notamment les baisses de lait où il est conseillé « de mettre bébé au sein le plus possible et surtout aux moments d’éveil », mais aussi sur les risques d’engorgement L’engorgement est une congestion lymphatique et vasculaire pouvant provoquer un œdème au sein., les crevasses, la reprise du travail : « vous pouvez continuer à allaiter pendant le travail, vous pouvez faire un allaitement complet. Donc le matin, vous donnez la tétée, le soir et le weekend aussi et dans la journée là où votre enfant est gardé, on peut donner votre lait avec un biberon ». Sont abordés également, les organismes référents à l’allaitement pour tout conseils et suivis. Sur le couchage du bébé : « il faut mettre bébé sur un couchage dur, sur le dos, sans oreiller, sans couverture, on vous conseille plutôt les turbulettes Appelé aussi « gigoteuse », la turbulette est un vêtement pour bébé qui est porté pour dormir, et qui ne laisse découverts que la tête et parfois les bras., ces petits sacs de couchage, ou gigoteuse. Il faut qu’ils soient bien adaptés à bébé au niveau de sa taille pour éviter que bébé passe le bras à l’intérieur et qu’il glisse qu’il s’étouffe dans la turbulette ». Doudous et peluches doivent rester au pied du lit, les animaux domestiques doivent être interdits d’accès à la chambre pour éviter l’étouffement du nourrisson. « Au niveau de la température de la chambre, ici à la maternité il fait très chaud, ils sont tout petit encore, ils ont du mal à régler leur température. Par contre à la maison ils ont un peu grandit, je vous conseille de mettre la température de la chambre inférieur à 20° car supérieur à 20° bébé aura la sensation de se retrouver à nouveau dans votre ventre et il risque d’oublier de respirer. » « Par rapport au couchage de bébé, vous pouvez faire du cododo, c’est dormir avec son enfant. Vous, mamans, vous avez toutes ces hormones qui vous donnent ce qu’on appellerait un sixième sens, donc si votre bébé est à coté de vous dans le lit, vous ne pourrez pas lui tomber dessus et l’écraser. Alors que vous (elle s’adresse aux papax) j’suis désolée mais vous n’avez pas toutes ces hormones donc vous dormez à points fermés, et vous pouvez vous retourner et écraser bébé ! Alors dans le lit, vous pouvez dormir tous les trois, sauf que bébé ne sera pas entre vous deux. Bébé sera du coté de sa mère. Il faut trouver un petit système D, mettre peut-être une planche au niveau du matelas, pour que si bébé roule, il ne se retrouve pas forcément par terre. Vous mesdames, vous vous mettez sous la couverture et bébé sur la couverture pour ne pas qu’il se retrouve étouffé par votre couverture. » A ce moment de la réunion, je me suis demandée si le thème de la réunion ne devrait-il pas plutôt être « Comment ne pas étouffer votre enfant » ! Les draps, les animaux domestiques, la turbulette, la couette, la température - le père même ! - sont autant de facteurs de risques sur lesquels une mère doit veiller… à la maison. - Sur la tétée de nuit : « Au niveau de la nuit. Si les deux parents se lèvent, le père pour le prendre, le changer et l’amener à maman pour la tétée, du coup les deux parents peuvent être épuisés au bout d’un moment et ça ne fonctionne pas. Ce qu’on vous conseille c’est que ce ne soit que maman qui se lève et papa qui dort comme ça la papa la journée, il est en forme (rires)- vous voyez il y a quand même des choses positives ! - il peut faire le ménage, les courses, il préparera à manger… Par contre vous maman c’est important que vous preniez le rythme du bébé que vous vous reposiez en même temps que lui. Quand le bébé dort, vous en profitez pour vous reposer un maximum. On estime à peu prés qu’il faut entre 10 et 12 heures de sommeil par 24 heures pour une maman qui allaite, pour que l’allaitement soit encore plus optimum. Au début c’est compliqué, mais à la suite on vous conseille de faire au moins deux siestes par jour ou du moins de vous allonger, de vous reposer pendant les temps de sommeil de votre bébé. » - Sur les sorties : « Après la première semaine de vie du bébé, vous pouvez l’emmener pour une promenade en gros une heure par jour. Par contre, vous évitez au maximum les centres commerciaux, les bus, les trams, là ou il y a vraiment du monde, tous les germes se baladent comme en ce moment où il y à la gastro, des bronchites. Donc je vous conseille jusqu’à au moins deux mois de vie du bébé d’éviter aux maximum ces endroits, sauf si vous ne pouvez pas faire autrement. » Ainsi les conseils sur l’environnement du bébé sont orientés sur deux grands axes : favoriser son épanouissement et réduire les agressions qui le menacent. - « Pour finir cette petite réunion, la transition n’est peut-être pas la bienvenue, mais ce que je vous conseille c’est vraiment de ne pas écouter les idées reçues. Des gens pensant bien faire vous diront qu’ il ne faut pas trop porter votre enfant au risque de le rendre capricieux, trop dépendant. Non. Il a besoin de vous, il a besoin d’être porté, besoin de sentir votre odeur, votre présence, il a été très longtemps dans votre ventre, au chaud, en toute sécurité, là il a perdu tous ses repères, donc il a vraiment besoin d’être porté. Donc vraiment portez-le, faite lui des câlins, des massages. Et surtout faite-vous confiance, et n’écoutez par forcément ce que disent les autres, pensez vraiment à vous, ce que vous avez envie de faire. » Nous l’avons compris, on incite largement les mères à veiller au développement global de leur enfant, en insistant sur la nécessaire proximité avec son enfant, en leur donnant des repères et des conseils, en expliquant le « pourquoi du comment », elles se retrouvent avec une quantités de clés qu’elles n’ont plus qu’à appliquer. Pas si simple… Quand j’ai demandé à cette mère ce qu’elle pensait de la réunion, sa première réflexion concernait la recommandation sur la température de la chambre. Elle savait qu’il fallait une température de 20° dans la chambre ; « mais je ne savais pas pourquoi (…) Bon la gigoteuse, je le savais, parce que pour sa sœur, on me l’avait dit.  Par contre, moi j’avais eu un avis différent sur le « cododo ». L’autre maternité jugeait ça trop dangereux pour bébé. Alors que nous on y a eu recours à la première semaine de vie de notre fille parce que comme elle disait, leurs lits transparents, c’est bien parce qu’on les voit, mais de retour à la maison, elle a pas du tout apprécié de passer dans un berceau fermé. Donc elle dormait, elle faisait ses nuits en rentrant à la maison, mais, avec nous! Elle ne supportait pas d’être dans son lit, elle ne faisait que pleurer. C’est nous qui avons décidé qu’elle en avait besoin, (…)là on a eu beaucoup de jugement de la famille : « c’est pas bien », « vous allez la rendre capricieuse »... Et puis au bout de quinze jours elle est passée dans son berceau, elle était rassurée, et après elle est passée dans son lit, tranquillement. Donc je pense oui, il faut se faire confiance. » Concernant ses démarches pour obtenir des conseils sur l’allaitement et le maternage en général : « Je fais appel aux sages femmes qui m’ont suivi pendant ma grossesse avec qui j’ai un très bon contact (…). L’avis de mon conjoint compte aussi beaucoup en soutient. Après la famille, ils ont tellement des avis différents par rapport à tout, qu’il ne faut pas trop écouter ! » Cette maman insiste beaucoup sur la qualité des relations et les rapports de confiance qu’elle entretient avec le personnel médical qui l’entoure. « ici, la façon dont ils réagissent, je leur fait plus confiance ». A propos de l’équipe en salle de naissance : « Je suis tombée sur une équipe de sage-femme supers, elles m’ont vraiment écouté (…) et elles se sont bien occupées de mon conjoint (…) elles ont tout fait pour que le bébé descende et que moi je ne souffre pas trop». « L’anesthésiste a été super aussi, elle a très bien géré ma peur de la piqûre, elle a été très douce ». Sur son obstétricien : « avant l’accouchement, elle est venue me voir, savoir comment je me sentais, si ça allait. (…) on m’avait dit que c’était effectivement une personne qui prenait beaucoup soin de ses patientes, effectivement elle pense beaucoup au bébé mais aussi beaucoup à la femme ». « La pédiatre que j’ai rencontré ici, m’a dit au sujet de l’allaitement qu’il ne faut pas souffrir ! J’ai été très surprise parce que dans l’autre maternité, c’était tout pour le bébé, mais moi je pouvais souffrir, c’était pas grave ». « Ici c’est vrai qu’on prend vraiment en considération la mère, et le père aussi, on l’intègre dans les soins. Plusieurs fois c’était lui qui était allongé sur le lit pendant que la pédiatre faisait les soins au bébé, elle s’adressait à lui et elle l’intégrait aux choses ». Dans la relation qui s’instaure avec le personnel médical, cette mère a donc besoin de sentir que l’on s’occupe aussi d’elle, de sa douleur, de son ressenti. Sa grossesse a été difficile avec des contractions ayant débuté dès le quatrième mois de grossesse. Cette mère a dont été suivie régulièrement par son obstétricien, des sages-femmes, mais aussi une psychologue conseillée par celles-ci, rendant très flagrant la part importante prise par le médecine dans le déroulement de la grossesse et de l’accouchement. EPILOGUE « Plus une norme, valant pour un cercle toujours plus grand, est universelle, moins son application est caractérisante et significative pour l’individu » Georg Simmel, Les Pauvres Réflexions sur le « discours » d’une mère. Il est important de noter que cette mère m’a elle aussi fait un « discours ». Elle n’a pas cessé pratiquement de parler pendant trente minutes visiblement très satisfaite de son accouchement et de son séjour à la maternité. Mais qu’en est-il au quotidien ? La pédiatre lui recommande d’allaiter mais de ne pas souffrir, comment va-t-elle gérer sa douleur une fois de retour à la maison ? Concernant le « cododo », sa valorisation en maternité va-t-elle l’inciter à tenter plus longuement l’expérience ? Il est intéressant de s’arrêter un instant sur cette recherche d’une conduite idéale, mais néanmoins vécue comme impossible envers l’enfant. Il y a quelques années, les mères interrogées sur l’âge auquel elles ont sevré leur bébé donnaient en France un âge moyen de 2,2 mois et de 9,7 mois au Japon, et de 19 mois en Côtes d’Ivoire (Bril et Parrat-Dayan, 2008, p.282) .Cependant en France, comme au Japon, les mères apportent des nuances à ce tableau en insistant sur le fait qu’elles auraient aimé allaiter plus longtemps, cinq mois et demi pour les femmes françaises, treize et demi pour les femmes japonaises. Celles de Côte-d’Ivoire quand à elles, ne font pas cette distinction. Pour ces dernières c’est de l’enfant que vient le signal du sevrage. Il ne doit pas être sevré avant qu’il ne marche. Pourquoi alors chez les mères françaises et japonaises, ce décalage entre ce que l’on fait et ce qui serait souhaitable pour l’enfant ? Ce décalage se retrouve t’il dans d’autres domaines de la vie quotidienne ? Réflexions sur le discours sur l’allaitement. Dans l’histoire, de nombreux interdits et de nombreuses croyances existent autour de l’allaitement qui perdurent de nos jours. Tantôt considéré comme bénéfique, tantôt comme dangereux, l’allaitement est successivement préconisé puis proscrit aux femmes par d’autres femmes, par les hommes d’Eglise ou par les médecins (Knibiehler, 2003). Plus largement ce discours actuel fait apparaitre un paradoxe : - d’une part la dépossession de la maternité : celle-ci n’appartient pas aux femmes et Françoise Héritier le répète avec insistance : les femmes sont dépositaires d’un « privilège apparemment exorbitant [...] seuls les corps féminins font les enfants des deux sexes » (2001, p.84) ce qui inquiète et contrarie le sexe fort: les hommes se sont donc toujours efforcés, ils s’efforcent encore, consciemment ou non, de contrôler la procréation dans son ensemble, et donc aussi l’allaitement. Selon les moments, les lieux, les milieux, ils empêchent les femmes d’allaiter ou bien ils les y contraignent. Cette dépossession m’a paru aussi flagrante lors de l’accouchement relaté plus haut, le corps « appareillé » de toute part de la jeune femme était soumis aux ordres médicaux perdant ainsi le droit à la libre disposition de son corps, et son libre arbitre. - d’autre part l’aliénation de la maternité : Que la maternité peut être identifié comme un élément déterminant de l’aliénation des femmes, Simone de Beauvoir le dénonçait déjà en 1949 dans « Le deuxième Sexe ». En effet, à travers le discours actuel, on observe que la mère doit être au service des besoins de son enfant, c’est « l’allaitement à sa demande », elle doit se plier à ses horaires, c’est « le respect du rythme du nouveau-né », qui trône parfois dans le lit conjugal, c’est la pratique du « cododo »… Le corps médical se doit d’ « éduquer » les mères avec l'apprentissage des gestes de la mère, gestes ordonnés et répétitifs plutôt que créatifs. Confrontés à ces recommandations d’une époque à l’autre souvent contradictoires, comment les deux parents, dans l’intimité de leur vie privée négocient-ils ? Font-ils preuve de créativité ? Quelle est la partition de créativité et de vulnérabilité dans l’institution maternité ? Réflexions sur l’accompagnement à la parentalité. Lors de la passation des dossiers qui a lieu en début d’après-midi dans le service des suites de couches, chaque « cas » exposé à l’équipe qui prend le relais est présenté de cette manière : Tout d’abord le numéro de chambre suivi du prénom de l’enfant « le petit Louis » suivi éventuellement du nom des parents mais ce n’est pas toujours le cas. Ensuite est évoqué le poids du nouveau-né. Après chaque naissance celui-ci perd en moyenne 10% de son poids qu’il doit retrouver à la sortie de la maternité, « la courbe est cassée » lorsqu’on observe cette chute de poids. Enfin, il est question de l’alimentation du nouveau-né ; « il est au HA  Lait hypoallergénique » dans le cas d’un enfant nourri au biberon ; « il est au sein » si le nourrisson est allaité. Les sages-femmes détaillent ensuite l’heure de la dernière tétée, la fréquence des tétées, les positions et compétences à téter la maman « Il s’accroche bien », pour dire que l’enfant tête bien. J’ai noté que l’on faisait souvent très peu de commentaires sur l’état de la mère, les informations transmises étant essentiellement portés sur le nourrisson. Si l’on regarde de plus près la fiche de suivi sur la mise en pratique de la formation théorique pour le personnel en lien avec l’IHAB, appelé « Pratique de Clinique Supervisée » (PCS) Se référer à la fiche des points à travailler de l’annexe 3., on observe que le contenu concerne uniquement le nourrisson (peau-à-peau, signes d’éveil, alimentation, apaiser les pleurs, etc.). L’IHAB, rappelons le, est un programme qui permet d’améliorer la qualité d’accueil à la naissance et le soutien aux familles, en centrant les soins sur les besoins et les rythmes des nouveau-nés. Pourtant, les souffrances périnatales existent bien et notamment le post-partum blues (PBB). Les symptômes principaux du blues maternel sont les pleurs, la labilité émotionnelle, le sentiment de confusion et d’irritabilité, la fatigue, l’insomnie, voir l’anorexie, l’anxiété à l’égard du bébé (souvent un sentiment transitoire d’incompétence maternelle liée à l’apprentissage –ou au réapprentissage- du nourrissage), l’indifférence envers le nourrisson (Missonnier, 2001). Le PBB peut durer quelques heures à quelques jours et apparait souvent entre le troisième et le cinquième jour. Egalement, quelques semaines après l’accouchement, 10 à 15% des femmes se trouvent dans un état de souffrance et de désarroi qu’il est habituel de qualifier de « dépression postnatale » (DPN) (Benoît, 2004, p.25). La prise en considération de la singularité de chaque cas est donc fondamentale. Or, cette détresse maternelle n’est que très rarement relevée lors des transmissions de dossier. Il conviendrait donc d’analyser ultérieurement le discours du personnel soignant à ce sujet, ces souffrances seraient-elles banalisées au nom de leur « normalité » ? Sont-elles prises en compte dans l’intimité des chambres ? Il conviendra donc dans la continuité de mes recherches sur le terrain d’analyser plus en profondeur les pratiques professionnelles quotidiennes des sages-femmes, les gestes derrières les mots, et les pratiques parentales pour tenter de saisir le lien entre les problématiques culturelles, les représentations symboliques, et les comportements d’ordre affectif ou biologique. PAGE 31 PAGE 1