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Jacques Laffitte Jonas, le pardon, mode d’emploi Essai L’Arbre aux Signes Editions Jonas, le pardon mode d’emploi Jacques Laffitte Jonas, le pardon, mode d’emploi Essai ère (1 2ème édition revue et corrigée 2012 parution aux Editions Brépols en 1997 sous le titre « Pardon, mode d’emploi » Illustration de couverture : Jonas gravure de Gustave Doré ISBN 978-2-9540838-1-0 L’Arbre aux Signes Editions N° Siret : 537 672 727 000 14 APE : 5811 Z Association 1901 d’Edition & Création d’Evènements Culturels 14 La Galaisière 61340 Préaux du Perche Site : www. arbreauxsignes.com Mail : contact@arbreauxsignes.com 2 Jonas, le pardon mode d’emploi PREMIERE PARTIE JONAS, l’homme en procès S = Traduction Segond C = Traduction Chouraqui * souligné par l'auteur Une histoire déroutante. Tout le monde connaît grosso modo l'histoire de Jonas qui passa trois jours dans le ventre d'une baleine avant d'annoncer à Ninive qu'elle serait détruite. En fait c'est un peu plus compliqué, ou plus exactement c'est fertile en surprises et retournements de situation. D'abord le héros ne part pas pour effectuer sa mission : annoncer à Ninive qu'elle est mauvaise, que sa méchanceté est montée jusqu'à l'Eternel. Non, Jonas part en bateau dans la direction opposée, à Tarsis, parce qu'il n'a pas envie, mais pas envie du tout de faire son devoir. Il y a là quelque chose d'intéressant qu'il faudra explorer. Evidemment la sanction ne se fait pas attendre : une grande tempête se lève et met en péril le bateau et tout son équipage. Tout le monde est effrayé et chacun prie ses dieux avec ferveur, sauf devinez qui, Jonas. Lui Jonas se couche et s'endort profondément en pleine tempête ! Réaction étonnante. Le capitaine du bateau vient le réveiller et lui enjoindre de faire comme les autres, de prier son dieu. Les prières apparaissent sans effet. Les marins décident de jeter les sorts pour savoir quel est le coupable d'un malheur 3 Jonas, le pardon mode d’emploi tellement hors du commun. Le sort désigne Jonas. On se dit qu'il va y avoir du jugement sommaire et du châtiment rapide. Et bien non, ils lui posent un flot de questions, ce qu'il a fait (de mal), quel est son pays, qui il est, de quel peuple, c'est une véritable mission (inter)rogatoire. En fait, lors de l'embarquement, Jonas leur avait déclaré "qu'il fuyait loin de la face de l'Eternel" une tâche qui lui avait été donnée par son Dieu. Alors les marins lui demandent ce qu'ils doivent faire pour que la mer se calme puisqu'il reconnaît que c'est à cause de lui que tout ce malheur arrive. Et Jonas leur répond : "Prenez-moi, et jetez-moi dans la mer, et la mer se calmera envers vous ; car je sais que c'est moi qui attire sur vous cette grande tempête." (J 1-12 S). Mais, alors qu'on pourrait s'attendre à une justice expéditive, les marins ne le font pas. Ils rament de toutes leurs forces; et ils avaient déjà jeté par dessus bord tous les objets inutiles pour alléger le navire. Ce n'est qu'après ces tentatives qu'ils invoquent le Dieu de Jonas et lui renvoient la responsabilité du châtiment dont l'exécution paraît la seule solution. Ils prennent Jonas et le jettent dans la mer. Et la mer s'apaise. Jonas, dans le grand bleu, se retrouve avalé par un gros poisson, l'histoire ne dit pas si c'est une baleine, un dauphin ou quelqu'autre mammifère marin. Toujours est-il qu'il y séjourne trois jours dans les conditions que vous pouvez imaginer ; il a le temps de réfléchir à toutes ces mésaventures et à son refus de la mission qui lui a été confiée. Bref la nuit noire du ventre marin portant conseil, il se décide enfin. Le poisson le relâche sur le rivage. Alors Jonas va à Ninive et pendant une journée entière de marche dans la ville, crie contre elle: "Encore quarante jours et Ninive est détruite!" (J 3-4 S) Frappés par cette exhortation puissante les gens se repentent, jeûnent, se vêtent de sacs. Le roi lui-même se couvre 4 Jonas, le pardon mode d’emploi d'un sac, s'assoit dans la cendre et accroît le mouvement en l'étendant même aux animaux afin que la repentance soit entière. Car ainsi : "Qui sait si Dieu ne reviendra pas et ne se repentira pas, et s'il ne renoncera pas à son ardente colère, en sorte que nous ne périssions point?" (J 3-9 S) Et effectivement "Dieu vit qu'ils agissaient ainsi et qu'ils revenaient de leur mauvaise voie. Alors Dieu se repentit du mal qu'il avait résolu de leur faire, et il ne le fit pas." (J 3-10 S) Ouf, on a évité la catastrophe ! L'histoire paraît simple avec comme happy end : la ville se repent et elle est sauvée. Si c'était une série télévisée tout s'arrêterait là, joie et liesse populaire. Mais non, l'histoire continue : le héros n'est pas content, mais pas content du tout. Il est en colère : «Cela déplut fort à Jonas, et il fut irrité." (J 4-1S) "Cela fait mal à Iona1, grand mal, et le brûle." (J 4-1 C). Voilà qui est troublant, d'autant plus que les commentateurs n'insistent pas tellement sur cette fin, quelque peu gênés pour rendre compte de ce reste qui colle au texte. Imaginez votre série télévisée avec Superman qui sauve des milliers d'habitants... et qui n'est pas heureux du tout d'avoir réussi cet exploit ! Mais Dieu ne passe pas cet à-côté de l'épisode aux pertes et profits. Il va traiter ce reste, le "problème" que vit alors Jonas. C'est ce qui fait l'objet de la dernière partie de l'histoire où l'on voit Dieu aider Jonas à comprendre pourquoi lui, Dieu, a eu pitié de Ninive quand ses habitants se sont repentis. Et pas parce que tel était son bon plaisir, comme le ferait un petit dictateur velléitaire ou girouette. Non, Dieu va très pédagogiquement lui donner les éléments pour comprendre la situation et ce qui a fait son bouleversement sens dessusdessous. 1 Iona est le nom hébreu de Jonas 5 Jonas, le pardon mode d’emploi I) JONAS, ou LA MISSION A L'ENVERS. Tout cela mérite d'examiner l'aventure en détail. Faisons un retour sur image, reprenons l'histoire à son début pour trouver des indices intéressants. L'histoire, très courte puisqu'elle fait entre une page et demie et trois pages selon les éditions, démarre sur les chapeaux de roue. "La parole de l'Eternel fut adressée à Jonas fils d'Amitthaï, en ces mots : Lève-toi, va à Ninive, la grande ville, et crie contre elle ! car sa méchanceté est montée jusqu'à moi." (J 1-2 S) C'est aussi succinct et impératif qu'un ordre de mission des Services Secrets s'adressant à un de leurs agents spéciaux. On ne sait rien sur la "méchanceté" de la ville, on ne nous dit rien encore sur le danger qui est suspendu au-dessus d'elle. On sait simplement que c'est "la grande ville". Il faut imaginer Ninive comme l'équivalent pour l'époque, d'une de nos grandes métropoles, d'une New York par exemple, puisqu'on apprendra que "Ninive était une très-grande ville, de trois jours de marche" pour la traverser à pied (J 3-3 S). La fuite La différence entre James Bond et Jonas, c'est que James Bond va directement au feu par le premier avion. Jonas lui, "se leva pour... s'enfuir à Tarsis" en bateau. (J 1-3S). On pourrait qualifier cela de désertion ou de refus d'obéissance justiciables de Cour Martiale pour Haute Trahison ! C'est ce qui nous rend Jonas très humain. On a beau être prophète, on n'en est pas moins homme pour autant. Une des grandes caractéristiques de ce récit, c'est qu'il est fait avec des hommes comme vous et moi. Qui n'a jamais renâclé devant 6 Jonas, le pardon mode d’emploi une tâche difficile et n'a eu envie de s'enfuir loin, très loin du lieu de sa mission? Il part donc "à l'envers", à l'opposé de la direction qui lui est assignée. Il faut reconnaître que ce n'est pas une mission facile, aller annoncer à une grande métropole qu'elle est pourrie jusqu'à la moelle, qu'elle ne mérite que d'être détruite et qu'elle le sera dans quarante jours! Imaginez-vous à la place de Jonas, il y a de quoi se faire lyncher ou ce qui se faisait beaucoup à l'époque et se pratique toujours d'ailleurs de nos jours, se faire lapider, tuer à coups de pierre par une foule en furie. Jonas fuit "loin de la face de l'Eternel". Manque de chance pour lui, "il s'éleva sur la mer une grande tempête. Le navire menaçait de faire naufrage" (J 1-4,5 S). En ces temps-là on n'avait pas les bulletins météo ni les balises Argos. Les évènements météorologiques, sismiques et autres n'étaient pas perçus en tant que phénomènes naturels comme l'expression l'indique de nos jours. Au contraire, ils étaient perçus et interprétés en tant que phénomènes surnaturels, comme manifestation de(s) Dieu(x) selon les croyances de chacun. "Les mariniers eurent peur, ils implorèrent chacun leur dieu" ; mais cela n'empêchant pas de garder les pieds sur terre et la tête sur les épaules, "ils jetèrent dans la mer les objets qui étaient sur le navire, afin de le rendre plus léger." (J 1-5 S) L’angoisse Que fait notre Jonas pendant ce temps-là ? Prie-t-il, implore-t-il son Dieu? Point du tout. "Jonas descendit au fond du navire, se coucha, et s'endormit profondément." (J 1-5 S) En pleine tempête, alors que tout le monde risque de périr dans le naufrage, au lieu d'aider ou de prier, un homme va se coucher et s'endort profondément. Cela ne trompe pas, on reconnaît là le syndrome de l'angoisse. Soit l'angoissé ne peut plus fermer l'œil de la nuit, 7 Jonas, le pardon mode d’emploi soit il dort des heures et des heures et n'en a jamais assez quel que soit le bruit autour de lui. Mais il y a danger de mort, direz-vous. Pire que cela, en fait Jonas se vit comme déjà mort à la vie. L'angoissé n'a plus goût à la vie et la mort lui est indifférente, ou même, on le verra dans d'autres parties du texte, la mort lui semble tout à fait intéressante pour mettre fin à son angoisse ou à son trouble. Il n'y a que trois solutions à l'angoisse. Avant d'examiner lesquelles, rappelons ce qui la caractérise : l'individu en situation d'angoisse ne peut agir sur sa / ses cause(s), sinon ce serait déjà fait. Ces causes peuvent être objectives, situations de guerre, pénurie de travail, etc... Elles peuvent aussi être subjectives : devoir faire quelque chose qu'on déteste ; être le siège d'un conflit entre des valeurs morales et des valeurs de profit (tromper le client en obéissant à l'institution et être parjure à soi-même) ; etc. Quelles sont ces trois solutions qu'a répertoriées Henri Laborit dans "Eloge de la fuite" : 1) La fuite quand elle est possible. 2) L'agressivité contre un tiers (ça ne résout pas le problème mais ça constitue un exutoire). 3) La violence contre soi (symptômes psychosomatiques, suicide)ou contre autrui (exutoire compensatoire, sacrifice). Après avoir essayé la fuite, sans succès apparemment, Jonas en est au symptôme psychosomatique du sommeil, (il ne lui restera plus après cela que l'agressivité, mais c'est pour plus tard). Le sommeil présente plusieurs attraits pour l'angoissé : il est une fuite de la situation d'abord, au profit d'un monde sinon meilleur du moins autre que celui de l'angoisse et c'est déjà pas mal. Ensuite le sommeil est lui-même une petite mort, on y sombre, on lâche tout. Enfin après avoir dormi les choses sont un peu plus claires, ce qui fait dire à l'adage que "la nuit (le sommeil) porte conseil". 8 Jonas, le pardon mode d’emploi La troisième solution Mais le problème sur le bateau reste entier. C'est ce que vient lui rappeler le commandant de bord : "Pourquoi dors-tu? Lève-toi, invoque ton Dieu ! Peut-être voudra-t-il penser à nous, et nous ne périrons pas." (J 1-6 S) Pour les hommes de ce temps-là, une fois fait ce qu'humainement ils peuvent faire et que leur art de naviguer leur a enseigné, la seule possibilité qui reste pour agir sur la tempête ne peut plus être que du domaine supra-humain, dans l'ordre des causes surnaturelles et divines. S'offre alors à notre regard une scène qui a dû se produire souvent dans ces temps antiques : le psychodrame de la recherche de causalité, dont notamment (parce que c'est le plus facile), cette causalité particulière qu'est la culpabilité, la recherche de la faute et donc du fautif : "Venez, et tirons au sort, pour savoir qui nous attire ce malheur." (J 1-7 S) Rien n'est plus déstabilisant et troublant que d'être dans le malheur sans une explication, sans une cause. Peu importe qu'elle soit vraie ou fausse, n'importe quoi plutôt que de rester devant le vide angoissant d'une question sans réponse. Et cette problématique, cette façon de voir, est partagée par tous y compris Jonas lui-même, on le verra. Le sacrifice "Ils tirèrent au sort, et le sort tomba sur Jonas." (J 1-7 S). Ce qui se passe alors est étonnant. Les marins auraient pu, auraient dû en toute « logique » compensatoire, lui tomber dessus et le sacrifier séance tenante et sans autre forme de procès puisque c'était lui le coupable clairement désigné par cette forme de lecture des signes de l'invisible qu'est le tirage des sorts. Or pas du tout. Ils veulent comprendre, ce ne sont pas des bêtes ou des partisans de l'automatisme victimaire. Peut-être 9 Jonas, le pardon mode d’emploi aidés par le fait qu'ils sont d'origines diverses comme tous les marins, avec chacun leur religion, leurs dieux et leurs pratiques, ils ont vraisemblablement intégré une certaine conscience de la relativité des formes religieuses et de ce qui se joue dans les relations étranges entre l'homme et "son" dieu. Et alors que la tempête fait toujours rage, "ils lui disent : Rapporte-nous donc pourquoi ce malheur est sur nous. Quel est ton métier? D'où viens-tu? Quelle est ta terre? De quel peuple es-tu, toi?" (J 1-8 C). Ils l'assaillent de questions, ils veulent comprendre, ils donnent le temps au coupable de s'expliquer, de se défendre. Et Jonas explique : "Je suis Hébreu, et je crains l'Eternel, le Dieu des cieux, qui a fait la mer et la terre." (J 1-9 S) Il reconnait être affilié au dieu qui, justement, est maître de la mer ! En fait il est soulagé de pouvoir avouer sa faute, sa fuite. De nouveau, et de façon entière, car "ces hommes savaient qu'il fuyait loin de la face de l'Eternel, parce qu'il le leur avait déclaré." (J 1-10 S). On reconnaît bien là l'angoissé, il a besoin de parler à quelqu'un, au premier venu de son problème, du drame qui le fait souffrir et qu'il n'arrive pas à résoudre. Et là encore rebondissement. On constate une surprenante sollicitude de la part des marins : au lieu de le sacrifier à présent, puisqu'en plus il a avoué, ils s'en remettent à lui : "Ils lui dirent : Que te ferons-nous, pour que la mer se calme envers nous?" (J 1-11 S). C'est d'une grande retenue, c'est l'offre faite au condamné de déterminer lui-même sa peine. Peu de systèmes judiciaires peuvent se prévaloir d'une telle ouverture d'esprit surtout dans l'urgence d'avoir à agir sur le problème. La franchise appelle la franchise. Jonas répond : "Prenezmoi, et jetez-moi dans la mer, et la mer se calmera envers vous ; car je sais que c'est moi qui attire sur vous cette tempête." (J 1-12 S). 10 Jonas, le pardon mode d’emploi Et, nouveau rebondissement, ils... ne le font pas. Ils se remettent à ramer pour tenter de gagner la terre ferme, "mais ils ne le purent, parce que la mer s'agitait toujours plus contre eux." (J 1-13 S). Après ce dernier effort de l'humain contre la volonté de(s) dieu(x) et avant de jeter Jonas à la mer, donc à la mort, "ils crient vers IHVH, ils disent : Holà, IHVH ! Ne soyons pas perdus pour l'être de cet homme." (J 1-14 C) "et ne nous charge pas du sang innocent ! Car toi, Eternel, tu fais ce que tu veux." (J 1-14 S). Il est à remarquer qu'ils prient non pas leurs dieux, mais celui de l'homme. Et avec force ("Holà IHVH !"), ils renvoient la responsabilité de ce sacrifice-meurtre sur le Dieu lui-même. Ainsi, après avoir remis par trois fois l’exécution de la sentence (alors qu’ils sont en situation d’urgence), après avoir tout essayé matériellement en se délestant des objets lourds, après avoir tout essayé humainement en ramant jusqu'à l'épuisement, alors et alors seulement, puisque la cause de la tempête est établie, le fautif désigné par signe surnaturel, la culpabilité du fautif avérée et reconnue par lui, la responsabilité de la solution rejetée sur l'Auteur de cette causalité, alors : "...ils prirent Jonas, et le jetèrent dans la mer. Et la fureur de la mer s'apaisa. Ces hommes furent saisis d'une grande crainte de l'Eternel, et ils offrirent un sacrifice à l'Eternel, et firent des vœux." (J 1-15.16 S). Imaginaire et Symbolique On pourrait croire que l'histoire va s'arrêter là, elle se suffirait à elle-même à ce stade. On ne triche pas avec Dieu et il punit les méchants. Ca serait moral comme tout. Mais on validerait ainsi la fausse solution, l’imaginaire d’un supposé lien de causalité qui aurait marché au lieu d’un véritable accès 11 Jonas, le pardon mode d’emploi au symbolique qui ne nie pas la réalité mais la prend en compte. C’est cela le véritable enjeu de cette histoire et de ses mises en scènes successives, passer de l’imaginaire, du collement imaginaire à des causalités supposées, à un autre rapport, symbolique, qui relativise le cadre de pensée initial. Là où on était dans l’Imaginaire qui paraît le réel et est investi comme tel, qui signe la croyance impérative chevillée au corps de l’homme, on est appelé à réfléchir, à relativiser (comme le font les marins qui se débattent en pleine tempête de conscience). C’est pour cela, parce que l’enjeu véritable est le renversement de perspective, l’avènement d’une autre façon de considérer le problème, qu’il y a changement de tableau. Cela nous est signifié, comme sur une scène, par un coup de théâtre : retournement de situation, un sous-marin de Sa Majesté est là et repêche le malheureux Agent 007 dans le bouillon : "L'Eternel fit venir un grand poisson pour engloutir Jonas, et Jonas fut dans le ventre du poisson trois jours et trois nuits. Jonas, dans le ventre du poisson, pria l'Eternel, son Dieu." (J 21 S). Il est à remarquer que nous assistons là à une grande première dans l'histoire de l'humanité : c'est le premier stage de formation de trois jours en résidentiel complet. Et le rédacteur de la Bible nous livre même le compte-rendu du stage, c'est carrément de la dynamique de groupe, avec une seule personne certes, mais quand même on y retrouve tout, les états d'âme, l'affectivité, la prise de conscience, le changement et la prise de décision qui était l'objectif du stage : "J'accomplirai les vœux que j'ai faits : le salut vient de l'Eternel." (J 2-10 S). "Et le poisson vomit Jonas sur la terre." (J 2-11S). On a enfin réussi à positionner l'Agent 007. L'ordre de mission est alors envoyé à Jonas une seconde fois puisqu'il est maintenant enfin à pied d'œuvre : "Lève-toi (serait-il encore 12 Jonas, le pardon mode d’emploi couché, en train de dormir? Passons discrètement sur la vie privée des agents spéciaux qui ne sont pas tous dans les bras de somptueuses hétaïres)*, va à Ninive, la grande ville, et proclames-y la publication que je t'ordonne!" (J 3-2 S). On notera que nous ne connaissons toujours pas la teneur exacte du message. Le boulot "Et Jonas se leva (!)* et alla à Ninive, selon la parole de l'Eternel." (J 3-3 S). Dès le premier jour Jonas parcourut un tiers de la ville et admonesta violemment les habitants de Ninive: "Il criait et disait : Encore quarante jours et Ninive est détruite !" (J 3-4 S). Il faut bien se représenter la situation. A l'époque, il n'y avait pas de télé, ni de journaux, pas de médias pour faire connaître ce qu'on a à dire ; le seul moyen de communication c'est l'homme. Et pour parler il n'y a pas de sono ni de baffles, le seul haut-parleur c'est la voix. Bonne raison donc pour crier, plus une autre qui est en fait la plus importante c'est le message qu'il a à dire, le réquisitoire de l'Eternel. C'est ce qui fait de Jonas un Haut-parleur, le parleur du Très-Haut et qui lui donne la force de le faire. Car ici il n'y a pas de play-back, pas d'effets spéciaux, c'est du direct, et même du direct en pleine figure : "Ninive va être détruite, vous allez tous mourir !" Cela ne s'énonce pas comme un bulletin météo. C'est non seulement une catastrophe en soi, mais aussi et avant tout une véritable condamnation à mort qui est prononcée "car sa méchanceté est montée jusqu'à moi." (J 1-2 S). Ce n'est pas facile à entendre, et tout aussi difficile à annoncer. Et pour que ça ait une chance d'être entendu il faut que ce soit bien dit, avec conviction, sans douter un seul instant du bien-fondé de ce qu'on proclame, ni du fait que le châtiment édicté est inéluctable puisque mérité : Il ne vous 13 Jonas, le pardon mode d’emploi reste que quarante jours à vivre avant d'être châtiés. Vous allez mourir car vous êtes méchants!! Vous ne méritez plus de vivre, votre infamie est montée jusqu'à Dieu, la terre hurle d'opprobre contre vous, etc., etc... Il suffit de se reporter aux psaumes et de lire les imprécations des prophètes pour voir l'éloquence déployée dans ce genre de situation. Jonas le fait, et le fait bien, avec une telle éloquence que les "gens de Ninive crurent à Dieu, ils publièrent un jeûne, et se revêtirent de sacs, depuis les plus grands jusqu'aux plus petits." (J 3-5 S). Et résultat… Les paroles de Jonas ont porté. Les gens font pénitence, ils ne mangent plus, ils abandonnent tout ce qui est illusions, atours, séductions et tromperies en quittant leurs vêtements et en se recouvrant de sacs. Ce n'est pas confortable des sacs de jute, ça pique, ça gratte. Et ils le font totalement, au point d'inclure dans cette repentance les enfants aussi. Le roi luimême se repent et s'assied dans la cendre, ce qui est une marque de dénuement, d'ascèse, et aussi le rappel de ce qu'on vaut, et la préparation à ce qu'on va être dans moins de quarante jours, des cendres. Il y a là une réelle prise de conscience, un profond travail de deuil, un complet changement de valeurs, en un mot on assiste à une véritable conversion des gens. (Conversion : cumversus, se tourner vers-avec, c'est-à-dire changer complètement, radicalement "à la racine de son être", et non pas adhérer à une religion comme on prend un ticket de spectacle.) La conversion était forte en ces temps-là, c'était un engagement total et une décision de rupture avec les anciennes pratiques. "Dieu vit qu'ils agissaient ainsi et qu'ils revenaient de leur mauvaise voie. Alors Dieu se repentit du mal qu'il avait résolu de leur faire, et il ne le fit pas." (J 3-10 S). 14 Jonas, le pardon mode d’emploi On serait tenté de dire : Quelle belle Happy end ! Les fautifs ont fait amende honorable et certainement promis de ne plus recommencer. Et Dieu leur a pardonné. Mais, bizarrement ce n'est pas fini. La suite est proprement surprenante et constitue un nouveau rebondissement. Jugez-en plutôt : Jonas est furieux "Cela déplut fort à Jonas, et il fut irrité." (J 4-1 S). Avons-nous bien lu? Le héros n'est-il pas heureux d'avoir réussi sa mission, que les habitants se soient repentis et aient été sauvés, vu leur bonne conduite? Eh bien non, le Héros n'est pas content du tout : " Cela fait mal à Iona, grand mal, et le brûle." (J 4-1 C). La traduction d'André Chouraqui le confirme. Notre héros est furieux du dénouement. Et il admoneste Dieu et lui adresse des reproches. En réalité il fait une scène à Dieu, tellement il est dépité, une scène maximaliste en mettant même en balance sa démission : "Puisque c'est comme ça je quitte le service de Sa Majesté." Avec Dieu comme patron cela se dit : "prends-moi donc mon être ! Oui, ma mort sera meilleure que ma vie." (J 4-3 C). Dieu, comme tout bon supérieur hiérarchique tente d'apaiser son employé "Allons, allons, ne te fais pas de mal comme ça, tu te fais souffrir inutilement", littéralement : "Estce bien que cela te brûle?" (J 4-4 C) ou "Fais-tu bien de t'irriter?"(J 4-4 S). On en a tous fait l'expérience, quand quelqu'un est en colère, les bonnes paroles sont de peu d'efficacité. Il vaut mieux utiliser le langage pratique et concret des réalités pour tenter de ramener l'homme à la raison, surtout si c'est celle de la raison d'Etat, ou des intérêts supérieurs de la Foi. Dieu va donc utiliser un élément concret, végétal, qui constitue l'épisode du Ricin. Jonas s'était construit une cabane à l'écart de la ville, pour avoir un peu d'ombre, vraisemblablement avec des branchages 15 Jonas, le pardon mode d’emploi car dans le désert il n'y a pas beaucoup de végétation. Mais des branchages secs ce n'est pas ce qu'il y a de mieux en termes d'isolation thermique sous l'ardent soleil de ces contrées. "L'Eternel Dieu fit croître un ricin, qui s'éleva au-dessus de Jonas, pour donner de l'ombre sur sa tête et pour lui ôter son irritation. Jonas éprouva une grande joie à cause de ce ricin." (J 4-6 S). Le ricin est une plante herbacée de très grande taille à feuilles palmées de la famille des euphorbiacées (Dictionnaire Hachette 1990). Ca fait de la bonne ombre, ça! Mais le dessein de Dieu est évidemment pédagogique. Son but n'est pas d'offrir un confort quatre étoiles, fût-ce à un agent en service commandé. Même si cela a des airs de club Méd. en plein désert, l'Eternel n'est pas Trigano. D'ailleurs ce bonheur de ricin ne durera pas plus qu'un souvenir de vacances. "Mais le lendemain, à l'aurore, Dieu fit venir un ver qui piqua le ricin, et le ricin sécha." (J 4-7 S). Juste le temps d'avoir des regrets... et une insolation. "Au lever du soleil, Dieu fit souffler un vent chaud d'orient, et le soleil frappa sur la tête de Jonas au point qu'il tomba en défaillance." (J 4-8 S). Jonas "demanda la mort, et dit : La mort m'est préférable à la vie." (J 4-8 S). Il présente à nouveau sa démission en mettant en balance sa vie, ce qui est l'indice d'un trouble profond et constitue un véritable appel à l'aide. "Dieu dit à Jonas : Fais-tu bien de t'irriter à cause du ricin?" (J 4-9 S). On notera la qualité pédagogique de Dieu qui reprend de façon très formative la même question qu'il avait posée précédemment. L'enseignement est affaire sinon de répétition, du moins de retour sur les mêmes points nodaux de la personnalité du formé, et de ses réticences à changer, à intégrer le changement dans sa manière de penser. Et c'est ce que lui dit Dieu, car il ne le laisse pas mariner dans son incompréhension. Après la mise en situation métaphorique, il tire pour Jonas la leçon de l'expérience, puisque ce dernier n'arrive pas à la comprendre : "Tu as pitié 16 Jonas, le pardon mode d’emploi du ricin qui ne t'a coûté aucune peine et que tu n'as pas fait croître, qui est né dans une nuit et qui a péri dans une nuit. Et moi je n'aurais pas pitié de Ninive, la grande ville, dans laquelle se trouvent plus de cent vingt mille hommes qui ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche, et des animaux en grand nombre !" (J 4-10 S). Le texte s'arrête là, de façon très sobre et pudique, laissant Jonas en pleine interrogation... ainsi que le lecteur. II) L'ENVERS DE LA MISSION. Ayons l'outrecuidance de poursuivre la réflexion et proposons quelques pistes ou éléments complémentaires. Quel est donc le problème que nous conte cet enseignement? Et d'abord où se situe le point central de cette parabole? Le véritable moment-pivot de l'histoire se situe quand la destruction de Ninive ne se produit pas. Cela c'est un fait... psychologique. Constatable, un fait troublant pour l'entendement. "Cela déplut fort à Jonas, et il fut irrité." (J 4-1 S). Parce que ça démolit tout l'univers de Jonas, toute sa représentation de ce qui devait se passer. Toutes les valeurs au nom desquelles Jonas est intervenu sur ordre de l'Eternel, se trouvent battues en brèche, démenties par les faits, réduites à néant. Ce n'est pas Ninive qui est démolie, c'est Jonas. La dissonance cognitive Se produit là ce que, dans le domaine de la connaissance ou de conscience, on appelle une "dissonance cognitive", une fausse note, un déchirement dans l'ordonnancement du système de connaissance et de valeurs de la personne. On peut observer 17 Jonas, le pardon mode d’emploi les réactions à cette "dissonance cognitive" dans des situations de groupe ou dans des collectivités. Cela se produit le plus souvent dans des sectes, mais pas seulement, également dans des partis politiques. Un exemple nous est donné avec ce qui s'est produit en Corée en 1992 où une secte avait annoncé la fin du monde pour un jour précis. A l'approche de la date fatidique, les télévisions locales, mais aussi internationales, s'en sont fait l'écho. Des tas de gens sont angoissés, font pénitence, se préparent à la mort, certains vendent tout ce qu'ils possèdent. Et quand à l'heure prévue le cataclysme final ne se produit pas, tous ceux qui y ont cru sont désemparés et certains se suicident, ne résistant pas à l'effondrement de ce qui était devenu leur cadre de référence fondamental. C'est ce que ressent Jonas et qu'il dit textuellement : "Maintenant, Eternel, prends-moi donc la vie, car la mort m'est préférable à la vie." (J 4-3 S). Ne rions pas, la personne est profondément troublée. Elle est dans un état de déréliction complète : elle se sent totalement abandonnée, lâchée. Plus rien ne vaut la peine d'être vécu pour elle, puisque les valeurs auxquelles elle croyait s'avèrent fausses, irrémédiablement invalidées par les faits. Son monde s'effondre, l'entrainant dans cette chute. Le drame se produit quand les personnes n'arrivent pas à remanier leur cadre de référence, sauf si la secte opère un rétablissement artistique et périlleux, du genre : "C'est grâce à nos prières et parce qu'on a fait pénitence que le monde a été sauvé. Notre Seigneur est le plus grand, etc.., etc..." Dans le cas d'un parti politique c'est la même chose, il suffit de remplacer Seigneur par Grand Timonier ou Secrétaire Général, et prières par Marxisme-léninisme, avec une bonne analyse politique de derrière les fagots, en un mot la langue de bois bien connue et toujours en usage sous toutes les latitudes politiques. 18 Jonas, le pardon mode d’emploi L’effondrement Revenons à Jonas et au drame intérieur qu'il vit à ce moment-là. Il est dans une situation proprement affolante, c'est-à-dire qui rend fou. Elle se décompose en trois déterminants : une invalidation du sujet, une situation paradoxale et une condamnation à mort. Examinons d'abord le premier de ces déterminants, l'invalidation du sujet. Il peut s'énoncer ainsi : 1- Je dois annoncer que Ninive sera détruite dans 40 jours parce qu'ils ont péché. 2- Je l'ai fait, je l'ai annoncé conformément à l'ordre qui m'a été donné. 3- Ninive n'est pas détruite. (= Dissonance cognitive) 4- C'est donc que leur péché ne justifiait pas la destruction. 5- J'ai l'air de quoi, moi avec ça, je passe pour un imbécile. On comprend qu'il soit fort irrité : Tout ce qu'il lui a été si difficile de faire apparaît comme caduc ou faux. Jonas se sent nié, triplement invalidé : par les faits, par le mauvais jugement d'un péché pas si grave que ça puisque non sanctionné, et enfin invalidé par Celui-là même qui l'a envoyé et qui change d'avis. N'oublions pas que ce n'était pas une initiative de Jonas d'aller à Ninive, il a suffisamment renâclé ; non il a agi sur ordre, au péril de sa vie, après que le commandant de l'action l'y ait obligé par deux fois, et en plus lui ait fait subir un stage de recyclage de trois jours... dans un hôtel pas très net d'ailleurs. On reconnaît là ce qu'en psychologie on appelle un "processus d'invalidation de la personne". 19 Jonas, le pardon mode d’emploi Il n'y a pas plus déstructurant. Enfin si, ou tout autant, c'est le paradoxe, le fait de devoir faire une chose et son contraire simultanément. En effet, dans le cas de Jonas, l'invalidation du sujet va se doubler d'un paradoxe parfaitement affolant car sans l'intervention de Jonas Ninive aurait été détruite puisque "sa méchanceté est montée jusqu'à moi" (J 1-2 S) selon les paroles de l'Eternel. Le paradoxe s'énonce dans les termes suivants : Si je n'annonce pas qu'elle sera détruite, elle le sera. Si j'annonce qu'elle sera détruite, elle ne l'est pas. Mais pour qu'elle ne soit pas détruite il faut que j'annonce qu'elle le sera. Et si je le fais, elle ne l'est pas. Donc j'annonce quelque chose de faux ! C'est un peu dur pour un prophète, dont la raison d'être est d'annoncer la vérité. Au secours ! ! Pour corser le tout, (troisième élément) il s'ensuit une conséquence inattendue pour Jonas. Avec tout ça, c'est-à-dire cette non-destruction de Ninive pourtant annoncée, (et de la part de Dieu lui-même en personne), Jonas se trouve être en pleine situation de médisance. Et oui, de fait, après coup, il se trouve avoir médit, avoir accusé à tort des gens, une ville entière, d'un péché qui n'existe pas puisqu'il n'y a pas de châtiment. Or la médisance était un crime important, dont l'auteur était frappé de lèpre directement par Dieu, et / ou puni de mort par les hommes, car ce péché était assimilé aux fautes les plus graves, l'assassinat, l'inceste, et l'idolâtrie. Voilà donc notre pauvre Jonas justiciable en plus d'une condamnation à mort potentielle à cause de l'Eternel. Il y a de quoi être un peu déçu du voyage... malgré le séjour offert dans un palace flottant qui laissait un peu à désirer soit-dit en passant. 20 Jonas, le pardon mode d’emploi Jonas, prophète de malheur. Où est en fait le problème, où est-ce que ça pêche? Permettons-nous d'utiliser une formulation de très bonne source, puisque tirée de la Genèse quand Dieu s'adresse à Caïn fort irrité lui aussi du résultat de son action de sacrifice : "à l'ouverture, la faute est tapie ; à toi sa passion. Toi, gouvernelà." (G 4-7 C). Remarquons au passage la similitude des deux séquences, la réaction du personnage (irritation et désir de mort), la difficulté à comprendre la situation pour l'acteur, et la pédagogie de l'Eternel. De la faute… Remontons donc au début de cette histoire de Jonas et voyons où la faute est tapie. Dans ce qui nous est rapporté textuellement aux premières lignes, de la mission dévolue à Jonas nous savons seulement ceci : "Lève-toi, va à Ninive, la grande ville, et crie contre elle ! car sa méchanceté est montée jusqu'à moi." (J 1-2 S) C'est tout, c'est court, c'est lapidaire. C'est même trop court, il y a certainement là une déperdition d'information. Qui n’est pas le fiat du hasard et encore moins anodine. C'est une constatation qu'on fait souvent dans les stages de formation : quand on donne la consigne d'un travail, d'un exercice, ce qui est retenu et compris par les stagiaires est souvent fort réducteur par rapport au message initial. On constate ici dans le message dont on a la trace qu'il n'est nullement fait mention d'une quelconque possibilité de rémission ou d'amendement. Et chose troublante quand le message sera réitéré à Jonas en 3-2, rien n'indiquera la possibilité d'un rachat. De même dans un stage, en cours d'exercice quand on fait répéter la consigne, les mêmes erreurs d'interprétation sont réaffirmées. Heureusement, les formateurs actuels, chanceux "deus ex machina" de la communication, disposent de la vidéo qui permet d'avoir une trace objective de 21 Jonas, le pardon mode d’emploi la consigne initiale. On peut donc faire l'hypothèse que ce n'est pas Dieu qui est fautif, mais que c'est bien le chargé de mission qui a oublié quelqu'élément important de la consigne. On se souvient qu'il n'était pas très enthousiaste pour faire le travail qui lui était proposé. D'autant que les autres stagiaires promis aux mêmes missions (peuple ayant fauté, destruction de la ville), le prophète Jérémie (26-13 / 33 -8...) par exemple, n'ont pas oublié d'annoncer la possibilité de rémission. ...au châtiment Ce qui apparaît donc patent chez Jonas c'est qu'il est tout entier dans la problématique de la faute ; pire même que cela, plus encore que dans la problématique de la faute, il est dans la problématique du châtiment : "il criait et disait : Encore quarante jours, et Ninive est détruite !" (J 3-4 S) Chouraqui traduit le verbe au futur ("sera bouleversée"). Ce présent de la traduction de Segond est plus qu'indicatif il rend encore plus présente cette destruction, ce châtiment avant même qu'il n'arrive. Ce "présent", mais aussi cette forme lapidaire de l'annonce dont on ne nous donne aucun autre détail, cela nous parle peut-être autant de Jonas que de Ninive. D'autres prophètes auraient été prolixes sur la ou les fautes, auraient fait la morale, auraient rappelé et mis l'accent sur l'acte d'accusation. Ici rien, on ne sait absolument rien de la faute, et durant toute l'histoire il ne nous sera pas donné d'autre détail qu'une vague "méchanceté". Cela ne nous empêchera pas dans le cours du récit d'être attentif aux indices et de formuler une ou deux hypothèses. Ces différents éléments, brièveté du message, nonexplicitation de la faute, oubli ou non-mention de la possibilité de rémission, sur-accentuation du châtiment présenté comme pratiquement (un) fait, son inéluctabilité dans un temps très court, la conjonction de toutes ces caractéristiques ne peut être 22 Jonas, le pardon mode d’emploi un hasard, elle devient un faisceau concordant. Ce que le texte nous signifie, y compris par ces manques-là, c'est que nous sommes complètement immergés dans la problématique du châtiment. Et de son corollaire, l'exécution. On ne connaît pas de tribunaux qui ne fassent pas exécuter leurs condamnations. Alors vous pensez quand c'est le Juge Suprême lui-même qui condamne. Cette connotation exécutoire, on en trouve confirmation dans la deuxième formulation de la mission : "proclames-y la publication que je t'ordonne!" En une ligne trois expressions fortes, impératives : proclame / publication / ordonne. "Proclamer" ce n'est pas simplement annoncer, c'est dire avec force, crier, c'est de l'imprécation, ce n'est pas de la guimauve ou une parole en l'air. "Publication" c'est comme un ordre de mobilisation générale, ça ne se discute pas ; de même un tribunal rend publique sa décision. "Je t'ordonne!" enfin, c'est clair, pas besoin de commentaires, en général même c'est mal vu concernant des ordres ! Jonas se vit donc comme un exécutant sinon du châtiment de l'Eternel, du moins de sa "publication" obligée. Avec comme conséquence sa difficulté à accepter le changement à la fin de l'œuvre dont il avait publié le programme. Jonas n'est pas un prophète de l'espoir, de la rémission, il est un prophète de malheur. Pris tout entier dans la problématique de l'exécution du châtiment, ne voyant pas la possibilité de rémission, il remplit sa mission de prophète mais, par la force des choses, à l'envers. On comprend qu'au bout du compte il soit tout retourné du résultat. Souvenez-vous au début il en était malade, hyper angoissé. De quoi? On peut 23 Jonas, le pardon mode d’emploi faire l'hypothèse que c'est précisément de cela, de cette impossibilité à sortir de la problématique du châtiment, à penser dans d'autres termes. Jonas, prophète du malheur. Le prophète tenait donc au châtiment. Mais alors notre Jonas se révèle-t-il être un affreux Jojo? Oui et non, les deux... comme tout un chacun d'ailleurs, mais de lui on peut parler ! Voilà ce qui fait l'intérêt de cet apologue dans lequel on peut lire et entendre quelque chose de nous puisque c'est d'un autre dont on parle. Jonas, mon semblable, mon frère, permets-nous de nous regarder à travers toi et d'examiner notre rapport à la faute et à la justice. A nos yeux du XXème siècle, donc après deux milles ans de christianisme (centré sur le pardon), cela paraît incongru pour ne pas dire incroyable que Jonas soit mécontent de ce qui est arrivé ou plutôt de ce qui n'est pas arrivé à Ninive, sa nondestruction. Mais il faut se replacer dans le contexte de l'époque. L'épopée christique n'est pas encore advenue avec son nouveau recadrage conceptuel, métaphysique et social. Et pas non plus la compréhension météo des phénomènes naturels. N'oublions pas qu'en 1992 après J-C et la Science, (qui fait marcher les téléviseurs), lors de l'éruption du volcan Pinatubo, les habitants invoquent leur péché pour "justifier" la calamité qui les frappe. Pourtant ils ont tous leurs téléviseurs chez eux avec chaque soir les bulletins météos nationaux, et ils seraient bien en peine de dire en quoi consiste leur faute. 24 Jonas, le pardon mode d’emploi Problématique du malheur A l'époque de Jonas, (mais est-ce si différent actuellement), on a du mal à sortir de la problématique du malheur-châtiment qui vient "expliquer-justifier" l'insoutenable, l'incompréhensible, la souffrance. Et qui d'entre nous, quand il a un pépin sérieux, ne cherche pas une explication-justification dans l'astrologie-horoscope pour les plus atteints, ou tout simplement dans une "faute" qu'il aurait perpétrée à son corps défendant contre son bienheureux Patron, et dont il va chercher où et quand il aurait bien pu la commettre. Il y a ce qu'on pourrait appeler une compulsion à la culpabilité inculquée par les différentes institutions, familiale, éducative, et religieuse. La contrainte qu'elles appliquent aux individus induit chez eux comme sous-bassement la culpabilité. Elles nous y ont formé pour le plus grand bien (!) de ce qu'on appelle l'état civilisé ou la bienséance sociale, ou par la nécessité d'être aimé, reconnu. D'autant plus, quand on ne dispose pas des sciences sociales, est-on enclin à tout percevoir dans une problématique du malheur. Elle est même ce qui constitue le point central de "compréhension" du réel. Jonas n'échappe pas à cette règle non-écrite mais combien puissante et organisatrice. Avec son corollaire, l'appareil que maintenant on peut qualifier d'imaginaire, l'appareil de justification-causalité, en un mot la faute, le péché. Et donc la punition forcément méritée puisqu'il y a des faits, les calamités naturelles pour lesquelles on ne trouve pas d'explication. La faute vient combler à propos ce vide qui serait insoutenable sans cela. Elle devient la pierre d'angle d'un désir d'ordonnancement du réel, d'un désir d'ordre, celui auquel on croit et qui permettrait ainsi de ne plus être victime passive mais d'agir sur les "causes" du malheur. Cette dynamique de la faute est à l'œuvre tout au long de l'histoire de Jonas. Prenons le fait de la tempête qui survient 25 Jonas, le pardon mode d’emploi quand notre héros est dans le bateau. Il est "évident" pour tous, y compris lui-même, que cela ne peut être qu'une manifestation d'une puissance surnaturelle, donc divine. Le malheur n'est pas un aléa naturel impondérable, il est un phénomène central en fonction duquel on interprète et réoriente sa vie, et rapidement s'il vous plaît car il y a urgence. Trouvez-moi un coupable, sinon j'en désigne-un! Et oui nous en étions-là à cette époque (plus maintenant?). Il fallait trouver un bouc-émissaire, les analyses de René Girard sont très éclairantes sur ce processus social et mental, fondateur de "réel" et de "sacré". De la justesse… Examinons un instant le fonctionnement de cet appareil de causalité à travers la "justesse" qui le fonde et la "Justice" qui le légitime. La "justesse". Une situation extra-ordinaire, c'est-à-dire excédant les moyens que l'on met habituellement en œuvre pour en sortir (les marins jettent par-dessus bord tout ce qui est inutile pour alléger le bateau, ils font force rame contre la tempête), ne peut être signifiante que d'une volonté elle-même extraordinaire, donc dépendant de forces occultes, divines, quel(s) que soi(en)t le(s) dieu(x) au(x)quel(s) on s'affilie. La "justesse" du raisonnement est fondée sur la force inhabituelle du phénomène, expliquée par une volonté surhumaine, et est vérifiée par l'impuissance à le traiter. De plus, la toute-puissance hypostasiée chez l'auteur supposé du phénomène naturel s'en trouve alors prouvée. Cette preuve repose sur l'équivalence de force établie entre la manifestation hors-normes de l'évènement, et la puissance présumée de son auteur. Il y a là un de ces pseudo-équilibres dont l'humaine nature est friande, sans s'en rendre compte. 26 Jonas, le pardon mode d’emploi …à la « Justice » A cette optique déformée va se superposer une deuxième perspective erronée elle aussi, celle de la faute et de son corollaire le châtiment. Elle s'énonce ainsi : si ce(s) dieu(x) mobilise(nt) tant de force, cela ne peut être que parce qu'il y a quelque volonté humaine qui s'oppose! On appelle ça offenser le dieu, attenter à sa majesté, s'attirer son courroux, commettre un péché, etc... En un mot il y a forcément eu faute. L'acte humain est qualifié d'oppositionnel parce qu'il ne va pas dans le sens souhaité par le dieu, la preuve c'est qu'on a un problème. Cet acte devient responsabilité du fait de la volonté autonome, voire de refus présupposé chez l'homme. La manifestation naturelle, expression du dieu, vient donc se doubler de la notion de rétorsion venant châtier l'opposition hypostasiée. Et, bien sûr, la force du châtiment est elle-même comprise dans un rapport d'équivalence avec la gravité de l'opposition. Cette équivalence vient "légitimer" la Justice du châtiment et "prouve" l'existence de la faute puisqu'il y a sanction manifestement. "Justesse" comme équi-valence de signification entre deux manifestations de force (celle naturelle des éléments et celle surnaturelle de dieu). "Justice" comme causalité entre faute-responsabilité et châtiment-rétorsion. Ces deux présupposés (équivalence et causalité) fondent ce double mouvement croisé "Justesse" / "Justice", auquel on assiste dans la tempête. Il faut bien voir qu'il est le produit de l'imaginaire de l'homme et de sa tentative de rendre compte d'un réel qui lui échappe, toujours, nécessairement. D'où cette attitude du commandant et des marins pressant de questions notre Jonas pour lui faire dire ce qui se passe entre lui et son dieu, qui fait qu'ils en sont là, aux frontières de la mort. (Comme dans l'épopée de Job ses amis essaieront, à 27 Jonas, le pardon mode d’emploi partir de cette même problématique, de lui faire avouer "la" faute qu'il a commise pour subir tant d'adversité). Tout malheur ne peut qu'être lié à une faute. C'est une donnée à priori de la conscience et de la connaissance, pour les gens de l'époque. Cela ne paraît étrange qu'à nous, occidentaux rationalistes, qui avons tout juste une centaine d'années de science à notre actif, à notre conscience. Nous sommes la "civilisation" qui réduit la faute à la souffrance et qui s'efforce de réduire la souffrance... à des médicaments. Jonas, prophète dans le malheur. De la justice… La gestion de la faute occupait donc une place centrale dans les évènements de l'époque. Contrairement aux apparences, ça n'était pas simple à gérer puisque cela recouvrait des manifestations météorologiques, des maladies, des revers de fortunes, des affrontements géopolitiques, des problèmes sociaux, relationnels, etc.... Beaucoup de textes légiféreront là-dessus (comme de nos jours d'ailleurs), sur tablettes d'argile, ou de pierre comme en témoignent les Tables de la Loi, Les Dix Paroles, sur le célèbre Mont Sinaï. Cette volonté de régulation "constituera" un peuple tout entier, sorti d'un "no Law's land", la terre d'Egypte, où les Hébreux n'avaient plus de droit à rien. Ils en sortiront par la "force" d'un Dieu qui leur donnera "Constitution" morale et civile, les instituant en propre comme peuple à part entière, faisant de la liberté et du statut d'étranger à ne pas oublier, leur Loi Constitutive, dont tout autrui pourra bénéficier toujours, face à la réalité quotidienne. 28 Jonas, le pardon mode d’emploi C'est proprement la Loi Morale transcendante des conditions historiques, qui est avancée et dont, (d'une autre façon, mais pas différente quant au fond) pourra se prévaloir Antigone face à la raison d'Etat de Créon. De tels sauts de la conscience morale et de l'être-avec-autrui, apportés par les religions, représentent des seuils qualitatifs de l’évolution mentale de l'humanité. On pourrait, en référence aux ères géologiques, les qualifier d’ères de la conscience humaine. Les trois ères du rapport à la faute Elles se situent aux confluents de la notion de Justice, de ce qui la précède, la vengeance, et d’un nouvelle perspective qui change le rapport que l’on entretient avec la faute et avec son porteur : Dans l'ère de la Vengeance, chacun cherchait réparation, mais à son aune, à sa mesure et celle-ci était souvent démesurée. La vengeance se caractérise par le fait qu'elle est un rapport de force brute, qu'elle est individuelle ou de sousgroupe mais en tout cas pas régulée par le collectif en tant que détenteur et disant le Droit. Seul prime l'intérêt, selon sa vision personnelle ou de sous-groupe, et on ne se gênait pas pour prendre les intérêts en plus du capital. Par contre l'ère de la Justice va se différencier par l'introduction de la Justesse, c'est-à-dire l'équivalence effective entre faute et réparation. Prenons l'exemple de la formule célèbre qui paraît à tort être l'archétype de la vengeance : "Œil pour œil, dent pour dent." Contrairement aux apparences et à la lecture que nous sommes habitués à en faire après deux milles ans de christianisme, c'était en fait une grande avancée dans la justice-justesse. Cela voulait dire et obligeait à ne pas infliger plus comme châtiment que le dol ou préjudice subi. Avant cela c'était : "pour un œil les deux yeux, pour une dent toute la 29 Jonas, le pardon mode d’emploi mâchoire". On était effectivement dans la vengeance avec les intérêts, pas dans la justice. La justice se spécifiera par deux choses : d'une part la création d'un corpus juridique, d'autre part la délégation du pouvoir de juger à une institution dévolue à ce rôle. Mais tout cet édifice repose sur la faute, et donc laisse entier le problème de ce que l'on établit ou considère comme étant une faute. Cela varie beaucoup avec les époques et surtout avec les outils de perception du "réel" dont on dispose. Cette optique de justice-équivalence entre la faute et le châtiment (pas supérieur à la faute) était déjà difficile à intégrer par les hommes dans leurs rapports entre eux. Elle se justifiait de l'attitude supposée identique de la part de Dieu concernant les fautes des hommes à son égard. En fait elle ne faisait que légitimer la représentation que les hommes avaient de ce processus de "causalité" malheur-faute. D'où le troubledésarroi profond d'un Jonas quand cette représentation ne fonctionne plus, n'est pas respectée par le principal pilier du système "judiciaire" qui le fonde, Dieu lui-même en personne. Tout s'effondre pour celui qui se trouve être... un prophète dans le malheur. "Allo la Base? Y a quelque chose qui ne va pas, j'y comprends plus rien moi à votre mission, j'ai fait tout ce qui m'était commandé et ça se passe pas du tout comme prévu !" Notre Agent 007 est complètement dans le brouillard. …au Pardon Jonas est perdu parce qu'il ne saisit pas les subtilités de stratégie. C'est pour ça qu'on ne laisse pas les décisions politiques aux militaires, soit-dit en passant. Car il ne s'agit pas d'un revirement arbitraire dû à une saute d'humeur d'un Dieupotentat local qui déciderait selon l'envie du moment. Non il 30 Jonas, le pardon mode d’emploi s'agit d'un saut qualitatif dans l'ordre de la conscience morale qui est ainsi indiqué, rendu patent ; il ouvre à un autre champ de la Justice, à un au-delà de la Justice, à une autre dimension de la relation avec Dieu, et en découlant, un autre type de rapport des hommes entre eux : l'ère du Pardon. - C'est quoi là votre truc, jamais entendu parler, c'est un nouveau châtiment? - Euh, (toussotement), pas exactement, c'est plutôt l'inverse. Disons que ça supprime le châtiment et la faute. - Ah, ...?... mais ça fait mal au moins?". - Euh, non, ça fait du bien à tout le monde, à la victime comme au coupable, et aussi aux témoins. - Mais alors c'est qu’il n’y a pas eu faute? - Si, il y a eu faute. - Alors là, moi je n’y comprends plus rien à vos décisions de portée métaphysique et morale, je rends mon tablier. On notera que dans ce dialogue imaginaire entre Dieu et son Envoyé Spécial, ce dernier emploie le terme de "décisions de portée métaphysique et morale". Est-ce un abus de votre serviteur, ou bien est-ce que, quelque part comme on dit de nos jours, notre héros savait quand même que ce genre de chose, le pardon, pouvait exister? Eh bien la réponse est oui. Replongeons-nous dans le texte. Que dit Jonas dans son dépit qui suit la non-advenue de la destruction de Ninive : "Car je savais que tu es un Dieu compatissant et miséricordieux, lent à la colère et riche en bonté, et qui te repens du mal." (J 4-2 S). En une phrase pas moins de cinq expressions qui disent la possibilité de la rémission, de la miséricorde, en un mot du pardon. Notre hypothèse du stagiaire prophète-agent spécial qui a oublié une partie de la consigne-ordre de mission se trouve vérifiée. 31 Jonas, le pardon mode d’emploi Cela nous parle donc bien de l'humaine nature, de Jonas certes, mais pas seulement, de la nôtre aussi. Car c'est quelque chose qu'on entend souvent dire après nos deux mille ans de christianisme à propos de celui qui nous a causé du tort : "Bon, je lui pardonne, mais je n’oublie pas ce qu'il m'a fait !!!" Ce n'est pas facile de pardonner. On y tient au châtiment, pour ne pas dire à la vengeance, même déléguée (par force) à l'institution judiciaire, ça se lit à longueur de journaux. Comme si on était complètement immergé dans le malheur une fois qu'il s'est produit au point de ne plus pouvoir s'en dégager, ou de ne pas vouloir en sortir. On y tient comme un pendu à sa corde, ça nous étrangle mais on en jouit, même si c'est douloureusement. Jonas ne voulait pas de cette possibilité de pardon. Là encore abusons-nous du texte en noircissant ainsi Jonas? Relisons le texte dans les lignes qui précèdent son aveu : "Ah! Eternel, n'est-ce pas ce que je disais quand j'étais encore dans mon pays? C'est ce que je voulais prévenir en fuyant à Tarsis." (J 4-2 S). Donc non seulement il le savait, mais il le disait même, c'est la raison pour laquelle il ne voulait pas de cette mission, c'est pour cela qu'il a fui à Tarsis. Du malheur...à la déroute. Un autre indice signifiant que Jonas avait quand même quelque peu compris cette possibilité de pardon nous est donné lors de la session de recyclage de trois jours et trois nuits qu'il effectue dans le tout premier Centre de Formation du monde ; tout premier historiquement parlant, parce que question qualité des repas c'était plutôt rudimentaire, pour ne pas dire négligé, je ne sais pas si je l'ai déjà dit. Mais enfin, ne nous plaignons pas il y avait le téléphone : "J'ai crié dans ma détresse vers 32 Jonas, le pardon mode d’emploi IHVH ; il me répond. Du ventre du Shéol (ah voilà, j'étais au Shéol, l'Hôtel Neptune c'était les concurrents d'à côté)*, j'ai appelé ; tu entends ma voix." (J 2-3 C). Bref, la communication est établie. Suit alors le compterendu de stage, un peu brouillon certes, vous savez ce que c'est les notes des stagiaires. D'aucuns pensent même que c'est un rajout d'un psaume qui aurait été repris et mis là. Même dans ce cas, ça n'est certainement pas par hasard, et pas dépourvu de signification. Examinons cela : "Tu m'as jeté dans un gouffre (...) Je suis répudié loin de tes yeux ; (...) l'abîme m'entoure, le jonc bande ma tête (je sombre, je suis perdu, j'en ai mal à la tête de ce dilemme)* (...) Aux entrailles des monts, je suis descendu (je suis dans les 36 èmes dessous)* La terre, ses verrous sont contre moi, en pérennité ! (tout mon "réel" et ses articulations se retournent contre moi, fondamentalement et durablement)* Quand mon être s'enveloppe sur moi, (c'est-àdire qu'il est près de mourir, il est dans une profonde déréliction, dans l'agonie du désespoir)*, je mémorise IHVH (je me souviens de IHVH, je pense à Dieu)* Ma prière vient vers toi, au palais de ton sanctuaire." (ma réflexion tend vers toi, au centre de ma tête)* (J 2-4 à 8 C). Suivent alors deux versets étonnants car ils annoncent ce qui va se passer à Ninive et pour Jonas : "Les conservateurs de fumées vaines abandonnent leur chérissement. Mais moi, à la voix de merci, je sacrifie pour toi ; je paie pour ce que j'ai voué pour le salut de IHVH." (J 2-10 C). "Les conservateurs de fumées vaines (les adorateurs de faux dieux, les tenants de mauvaises pratiques), abandonnent leur chérissement (reviennent de leurs pratiques, se repentent). Mais moi, à la voix de merci, (à la voix, à l'entendementcompréhension de Celui qui a merci des gens, qui prend pitié), je sacrifie pour toi (je me sacrifie de ce que je pense être juste, je fais abstraction de moi, de mon ego, de mes valeurs). Je paie ce que j'ai voué pour le salut de IHVH" (ça me coûte 33 Jonas, le pardon mode d’emploi d’abandonner ce à quoi je m’étais voué : l’admonestationchâtiment au nom de IHVH). La traduction de Segond est légèrement différente dans la forme mais reste proche quant au fond : "Ceux qui s'attachent à de vaines idoles éloignent d'eux la miséricorde." (J 2-9 S). On est dans la thématique de la menace, de la punition qui est celle de Jonas. "Pour moi, je t'offrirai des sacrifices avec un cri d'actions de grâces," (J 2-10 S) C'est le propre de l'inconscient d'indiquer dans la même phrase deux significations différentes voire opposées : je serai l'officiant qui sacrifiera ces gens-là, ou bien je me sacrifierai de bonne grâce (!) à ta volonté : "J'accomplirai les voeux que j'ai faits: Le salut vient de l'Eternel." (J 2-10 S). C'est une reddition sans conditions, la mission est acceptée. La session a atteint son objectif. Le poisson "vomit Iona sur le sec." On voit là le changement en plein travail, au sens du travail d'accouchement et de deuil, dans la difficulté, l'atermoiement, la réticence et le début d'ouverture vers une autre perception de la portée de la mission. Mais en fait, elle n'est pas encore clairement comprise et assumée par Jonas. C'est ce qui va le mener à... III) VOIR L'ENVERS DES CHOSES. Revenons à la situation entre Dieu et Jonas dépité après la non-destruction de Ninive. Jonas est non seulement dans le malheur mais aussi dans une déroute profonde qui l'accroît car il ne comprend pas ou plus exactement n'admet pas la situation. Il refuse de prendre en compte les éléments de 34 Jonas, le pardon mode d’emploi "compréhension" que pourtant il a et qui lui permettraient d'intégrer-accepter ce contre quoi tout son être se révolte. Pédagogue On assiste alors à un véritable travail de formateur, ou de psychothérapeute, en tout cas d'agent de changement, qu'effectue l'Eternel à l'égard de son apprenti, Jonas. Car on n'est habitué à ne voir Dieu que sous les traits d'un Législateur, ou d'un Juge, voire d'un Dirigeant dont on ne comprend pas le bien-fondé des ordres, et "il vaut mieux ne pas parler de ses revirements" ajouterait Jonas. On oublie que Dieu prend souvent la peine d'être formateur, d'aider l'impétrant (ou l'empêtré) à accéder au stade de compréhension supérieur à celui où il est. Examinons comment Dieu procède. Plutôt que de lui dire "tu dois penser comme ça", il pose une question, c'est la bonne manière de faire, amener l'autre à s'interroger : "L'Eternel répondit : Fais-tu bien de t'irriter?" (J 4-4 S). Dieu montre qu'il perçoit l'état affectif dans lequel est son stagiaire ; celui-ci est effectivement en colère au point qu'il vient de présenter sa démission : "Maintenant Eternel, prendsmoi donc la vie, car la mort m'est préférable à la vie." (J 4-3 S). On notera en passant que Jonas non seulement présente sa démission mais aussi l'assortit d'une menace de suicide, ou plus exactement encore d'une demande d'être suicidé par le Divin, ce qui revient, cela n'échappera à personne, à un châtiment. Et de plus exécuté par le Seigneur. Ce qui ramènerait Dieu à ce que Jonas veut qu'Il soit, un juge et un bourreau. On voit combien Jonas est tout entier dans la problématique du châtiment et de la faute : personne d'autre que lui ne penserait à le châtier puisqu'il a mené sa mission à bien, d'aucuns réclameraient plutôt des félicitations et une augmentation. Lui il demande la mort ! 35 Jonas, le pardon mode d’emploi Etat affectif Fais-tu bien de t'irriter? C'est court et très pudique. Cela incite la personne à se rendre compte de l'état affectif dans lequel elle est et qui l'empêche de pouvoir raisonner froidement, calmement et donc de pouvoir comprendre, intégrer de nouveaux paramètres. On peut entendre cette question dans trois sens : d'une part, "As-tu raison de t'irriter, est-ce que les raisons de ton irritation-dépit sont valides?", d'autre part "Est-ce que cela te fait du bien cette irritation, y prends-tu plaisir?" et enfin "Es-tu sûr d'être non seulement dans le Juste, mais aussi dans le Bien?». Réponse? Pas de réponse, un silence étonnant mais qui est la preuve que la question touchait juste. Le silence de Jonas est le signe du fait qu'il est interloqué, surpris, ça fait tilt dans son esprit, même s'il n'a pas encore compris. Et c'est une constatation que l'on a tous fait : on tient à sa rancœur et on prend plaisir à la ruminer, à la ressasser sans fin. Jonas ne répond pas et réfléchit. Peut-être est-ce pour cela que "Jonas sortit de la ville, et s'assit à l'orient de la ville." (J 45 S). Mais pas seulement : "Là il se fit une cabane, et s'y tint à l'ombre, jusqu'à ce qu'il vit ce qui arriverait dans la ville." (J 45 S). Donc ça prend du temps, ce n'est pas l'histoire d'une heure ou deux de réflexion, il se fait un abri. Mais c'est aussi pour voir si, des fois, on sait jamais, quand même, peut-être que... En fait c'est pour ça qu'il se construit la cabane, pour pouvoir observer ce qu'il adviendra de la ville. Peut-être espère-t-il qu'elle sera détruite, que Dieu reviendra sur sa décision, ça lui est déjà arrivé, hein, alors pourquoi pas dans l'autre sens, maintenant ? Refus de changer ? Mais plus vraisemblablement Jonas espère autre chose, son attitude est un peu plus subtile, voire légèrement perverse. 36 Jonas, le pardon mode d’emploi Il sait que Dieu est miséricordieux, on l'a vu, il y a peu de chances qu'Il revienne sur son pardon. Bon très bien, il a pardonné la faute des habitants de Ninive parce qu'ils se sont repentis et ont arrêté de commettre toutes les horreurs qu'ils faisaient. Mais "Qui a bu, boira..." Et si les habitants commettaient à nouveau tous leurs péchés, hein, qui c'est qui serait bien embêté et qui aurait ainsi eu tort de leur avoir pardonné? Alors on pardonne et voilà ce que ça donne, ils recommencent de plus belle, moi je dis faut liquider toute cette vermine d'un seul coup, d'un seul, allez hop". Ce qui accrédite l'hypothèse de cette attitude-attente de Jonas est exprimé par un petit mot dans le texte : il se fit une cabane et s'y mit à l'ombre... "jusqu'à ce qu'il vit ce qui arriverait dans* la ville." (J 4-5 S) et non pas de la ville. Initialement c'était toute la ville qui était condamnée, y compris les animaux, comme en témoigne la dernière phrase qui mentionne les "animaux en grand nombre!" (J 4-11 S). Mettez-vous à la place de Jonas, on ne renonce pas comme ça d'un tour de main à ses valeurs, à ses schémas de pensée ; "plutôt mourir !" ajouterait Jonas, comme on l'a vu à plusieurs reprises. "It's a long way..." malgré tous les efforts de formation qui se déroulent d'ailleurs dans des conditions... enfin bref vous m'avez compris, je n'insiste pas. Ce qu'il y a de bien avec l'Eternel, c'est qu'il insiste avec tact et pédagogie, Lui. Que fait Dieu? Il ne laisse pas notre petit bonhomme mariner dans son amertume. Il va en rajouter, et de deux façons opposées pour créer un effet de choc psychologique. D'abord "L'Eternel Dieu fit croître un ricin, qui s'éleva au-dessus de Jonas, pour donner de l'ombre sur sa tête et pour lui ôter son irritation." (J 4-6 S). C'est d'abord mesuré comme action, ça pourrait suffire un tel acte de commisération, et par le sens même entrainer Jonas dans cette problématique de compréhension-commisération. "Jonas éprouva une grande 37 Jonas, le pardon mode d’emploi joie à cause de ce ricin." (J 4-6 S). On comprend sa satisfaction, ça tape dur le soleil dans les contrées désertiques, mais mon cher Jonas on ne va pas vous amener une chaise longue et une boisson fraîche. Ce n'est pas le but de l'exercice. Il aurait pu comprendre devant cette poussée extraordinaire du ricin, et plier bagage, mettre fin à son attente dont nous avons vu les présupposés. Mais non. Alors il faut continuer la progression pédagogique : "Mais le lendemain, à l'aurore, Dieu fit venir un ver qui piqua le ricin, et le ricin sécha." (J 4-7 S). Et comme ça ne suffit pas, on est obligé d'augmenter la pression pédagogique : "Au lever du soleil, Dieu fit souffler un vent chaud d'orient, et le soleil frappa sur la tête de Jonas, au point qu'il tomba en défaillance. Il demanda la mort, et dit : La mort m'est préférable à la vie." (J 4-8 S). On notera une tendance (qui n'est pas que celle de Jonas) à mettre en balance sa mort pour tout et n'importe quoi : parce qu'une ville n'a pas été détruite (plutôt la fin du monde que changer ma représentation du monde), ou parce qu'une plante verte est morte. Mais sous couvert de cette plante verte qui couvrait son attente, c'est-à-dire son entêtement stupide (jusqu'à ce qu'il vit ce qui arriverait dans la ville" (J 4-5 S)" à postuler que les habitants de Ninive vont rester-revenir dans la faute. C'est lui qui, en fait, n'arrive pas à en sortir. Dieu, lui ne s'irrite pas de cette résistance à la compréhension. "Dieu dit à Jonas: Fais-tu bien de t'irriter à cause du ricin?" (J 4-9 S). Toujours très pudique, neutre mais prenant en compte la situation affective de la personne, et la faisant advenir à la parole, à la conscience. Avec un petit plus, un petit ajout. C'est ce qu'on appelle une aide pédagogique, un révélateur. D'où la formulation : "Fais-tu bien de t'irriter à cause du ricin*? Tout est là, dans ce qui paraît n'être que de la pacotille, de l'évidence, mais qui révèle en fait notre investissement plaqué sur du factuel. Ce que le hasard, ou la conjoncture fait advenir 38 Jonas, le pardon mode d’emploi d'agréable on l'intègre comme allant de soi, comme évident. Quand ça ne nous est pas favorable alors on a plutôt une légère tendance à hurler contre elle, contre l'injustice, la persécution, la tyrannie, en un mot les impôts, quoi. Utilisons cette métaphore des impôts : l'ombre favorable du ricin représente les rémunérations qu'on a reçues. Le dépit de l'assèchement du ricin, figure le moment où on reçoit notre feuille d'impôts. Et encore c'est nous qui avions remplie la déclaration de revenus. Et pourtant on la ressent comme une injure à notre droit de vivre. Si notre conjoint nous dit : "Mais tu as tort de te mettre dans tous ces états pour cette feuille", on répond avec la même rage que celle de Jonas à Dieu : "Je fais bien* de m'irriter jusqu'à la mort." (J 4-10 S). Chacun de nous peut reconnaître que c'est aussi dur à avaler... que de l'huile de ricin ! Enfin bref n'en rajoutons pas sur les métaphores. Est opérée alors par Dieu, notre maître-pédagogue, la mise en rapport des deux états d'âme successifs : "Tu as pitié du ricin qui ne t'a coûté aucune peine et que tu n'as pas fait croître, qui est né dans une nuit et qui a péri dans une nuit." (J 4-10 S). Mettez-vous à la place de Jonas en plein désert. Forcément vous vous êtes réjoui(e) de cet avantage inespéré du Club Med, ce n'est pas inscrit dans la location donc c'est gratuit, c'est tout pour moi. Hélas, rien n'est acquis, ni l'ombre pour Jonas... ni les hommes pour Dieu, il convient de le souligner (Jonas d'ailleurs l'a signifié précédemment dans son attente). Et donc, de ce qui ne vous appartenait pas, ce beau parasol végétal qui n'était pas inscrit dans le contrat, vous avez fait comme si c'était à vous, comme si ça vous était dû. Vous avez tout simplement oublié la relativité de toute chose. Et son corollaire concernant les choses métaphysiques et morales, surtout concernant une ville entière et ses rapports avec Dieu, à savoir que ça pouvait être soumis à négociation, à échange, donc aussi à pardon. 39 Jonas, le pardon mode d’emploi Relativité et négociation Et pourtant cher 007, vous connaissiez, en bon Agent spécial de la métaphysique, les histoires que les Services Secrets se racontent au coin du feu, notamment cette mission particulièrement difficile à négocier entre Dieu et deux villes, vous savez cette affaire que relatait votre prédécesseur Abraham et qui est répertoriée sous le nom de code: Sodome et Gomorrhe. Souvenez-vous : "IHVH dit : "La clameur de Sodome et de Gomorrhe, oui, elle est très lourde...Je descendrai donc et je verrai : s'ils ont fait selon leur clameur venue à moi, l'anéantissement ! Sinon je le saurai." (G 18-20 C). Malgré ce qui vient d'être dit, et par le Patron lui-même en personne, "Abraham se tient encore en face de IHVH. Abraham s'avance. Il dit : "Extermineras-tu aussi le juste avec le criminel?" (G 18-22 C). On notera que face à une mission aussi déplaisante que celle de Jonas et lui ressemblant trait pour trait, la seule réaction n'est pas forcément... d'aller se coucher, ou de fuir dans la direction opposée. S'ensuit alors une discussion de marchands de tapis entre Abraham et Dieu. Abraham propose un "prix" de rachat pour la ville selon le nombre de justes qu'on peut y trouver. "Peut-être y-a-t-il cinquante justes au milieu de la ville : les feras-tu périr aussi et ne pardonneras-tu pas à la ville à cause des cinquante justes qui sont au milieu d'elle?" (G 18-24 S). Et après avoir conclu accord avec Dieu il réussit encore à faire baisser le prix, et à partir de chaque nouvel accord à faire de nouveau baisser le montant de la transaction. Et ce marchandage judiciaire et moral se reproduit six fois (50, 45, 40, 30, 20, 10 justes). Ce qu'il est intéressant de noter c'est que dans cette affaire-là, Abraham lui non plus n'est pas encore dans l'ère du pardon ; il est dans celle de l'excuse. Il cherche des "bonnes raisons", des prétextes pour modifier la décision. Il ne demande pas à Dieu de pardonner, mais il plaide au nom de la 40 Jonas, le pardon mode d’emploi justice l'impossibilité d'appliquer la peine en gros, sans faire le détail. Et il réussit, il emporte son deal, son marché avec Dieu. Ce serait bien un monde si on n'arrivait pas à trouver dans toute une ville dix justes ! Manque de chance, c'est bien notre monde, il suffit pour s'en convaincre de voir notre réticence à donner une pièce à un SDF dans une rame de métro, bien qu'on connaisse le prix d'un repas et d'une chambre d'hôtel. De la relativité... à la politique. Mais revenons à notre histoire de Jonas et de Ninive. Y est-il question de pardon à quelque moment? Eh bien la réponse est oui ! Mais ça ne vient pas de Dieu, ou plus exactement de ce qui nous est rapporté par Jonas des paroles du Très-Haut, et bien sûr encore moins de ce que Jonas aurait tenté de négocier avec l'Eternel, puisque Jonas n'était pas dans l'optique du pardon ni même dans celle du marchandage, et qu'il avait quelque tendance à entendre sélectivement la consigne. Ce qui est dit de la possibilité de rémission vient implicitement des fautifs eux-mêmes, par leurs actes de repentance, et explicitement des propos de leur chef, le Roi de Ninive, et cela sous forme non pas de contrat, mais de reddition sans condition, sans assurance de contrepartie. C'est un fait étonnant et sur lequel ne s'étend pas Jonas, dont il ne fait pas mention alors qu'il a bien dû le voir : les habitants de Ninive entendent son discours imprécatoire, et ils en tiennent compte. 41 Jonas, le pardon mode d’emploi Ils changent, eux Ils modifient leurs comportements, immédiatement, et de façon radicale : "Les gens de Ninive crurent à Dieu, ils publièrent un jeûne, et se revêtirent de sacs, depuis les plus grands jusqu'aux plus petits." (J 3-5 S). Cela s'opère en plusieurs étapes mais très rapprochées et conséquentes. D'abord ils crurent à Dieu. Vraisemblablement ils ne croyaient pas à ce dieu-là, certainement avaient-ils d'autres dieux, puisqu'étant en Assyrie. Toujours est-il qu'ils croient, c'est-àdire qu'ils remettent en question leur système de valeurs, de croyances, ils se convertissent, ils changent. Ils traduisent immédiatement en acte leur changement : ils jeûnent, et ils le font collectivement, "ils publièrent (rendirent public) un jeûne", et en plus ils se dépouillent de leurs apparences, de leurs séductions vestimentaires, de leur extériorité, ils "se revêtirent de sacs", ce n'est pas confortable du tout des sacs. Et ceci "depuis les plus grands jusqu'aux plus petits." Ca concerne tout le monde jusqu'à l'avenir puisque les générations futures, les enfants y sont associés, formés dirait-on aujourd'hui, à ce recadrage de valeurs. C'est un véritable mouvement social et culturel qui se produit là. Et que va prendre en marche... le dirigeant, le détenteur du pouvoir local. "La chose parvint au roi de Ninive;" (J3-6 S). Il aurait pu aller contre, faire emprisonner le fauteur de trouble, Jonas, et le faire mettre à mort publiquement avec force démonstration de puissance. Non. La puissance du mouvement social est certainement trop forte, on ne va pas contre le sens de l'histoire ni contre le poids de l'électorat. "Vox populi, vox dei" surtout dans le cas qui nous occupe. Il vaut mieux prendre le train en marche... et en rajouter une louche pour prendre la tête du mouvement : "il se leva de son trône, ôta son manteau, se couvrit d'un sac" (jusque là c'est comme les autres) "et s'assit dans la cendre." (J 3-6 S). C'est nouveau, c'est bien, c'est une gradation supplémentaire dans la pénitence, ça montre 42 Jonas, le pardon mode d’emploi qu'on renonce à tout, que le chef renonce plus fort que les autres. Qu'on est conscient de la relativité de toute chose et de nous autres qui ne serons bientôt plus que cendre et poudre. C'est le rôle du Chef, du représentant de la collectivité que d'incarner ce qu'elle vit, d'être son porte-parole. Et que peut faire un représentant du peuple et de l'autorité? Faire un décret ! "Et il fit faire dans Ninive cette publication, par ordre du roi et de ses grands (on s'assure quand même que les relais de l'autorité vont suivre)* : Que les hommes et les bêtes, les bœufs et les brebis, ne goûtent de rien, ne paissent point, et ne boivent point d'eau!" (J 3-7 S). On en rajoute une louche là encore, puisque les enfants sont déjà inclus dans le mouvement, on l'étend aux animaux. Ca se faisait parfois à l'époque dans des situations similaires. L'avantage est double : d'une part ça montre que rien n'échappe à la puissance du roi, mais aussi et surtout, ça fait du bruit. Ca gueule du bétail qu'on prive de manger et de boire. Le résultat ne se fait pas attendre. Partout dans toute la ville simultanément ça brame, ça braie, ça bêle, ça hennit, sans s'arrêter, jour et nuit, c'est un véritable tintamarre. Que voulezvous quand on n'a pas encore inventé la radio et les médias on fait avec les moyens du bord. Personne ne peut ignorer ce qui se passe. Ca constitue une pression sonore formidable. A l'égard de qui? Des récalcitrants certes, s'il en restait, mais c'est peu probable. C'est surtout à l'égard du Dieu que ça fonctionne. On fait monter jusqu'à Dieu le cri de la repentance avec les baffles de l'époque. Et cette repentance, quand on est roi, on la décrète totale, jusqu'au règne animal qu'on va faire se repentir lui aussi : "Que les hommes et les bêtes soient couverts de sacs, qu'ils crient à Dieu avec force, et qu'ils reviennent tous de leur mauvaise voie et des actes de violence dont leurs mains sont coupables!" (J 38 S). 43 Jonas, le pardon mode d’emploi Les animaux aussi Arrêtons-nous un instant sur cet élément qui nous signifie l'inclusion des animaux eux-mêmes dans la faute, même si c'est dit avec pudeur et par ellipse. C'est le seul indice qui nous est peut-être donné de la nature du péché de la ville de Ninive et de ses habitants, péché dont "la méchanceté est montée jusqu'à moi." (J 1-2 S). Si les bêtes doivent être revêtues de sacs, jeûner, et revenir de leur mauvaise voie, au même titre que les humains, c'est peut-être qu'elles sont co-responsables ou partie prenante de la faute, du péché. De quoi peut-il s'agir en termes de faute commune entre humains et animaux? Evidemment vous avez deviné, comme à beaucoup d'autres occasions dans la Bible, on peut supposer qu'il s'agit encore du domaine de la sexualité. On peut penser que la faute dont il est question ici est la zoophilie, les rapports sexuels entre humains et animaux. La domestication, le fait de s'occuper d'eux tous les jours, favorise disons des relations de proximité, voire de ce qu'en terme d'éthologie (étude du comportement animal) on nomme des phénomènes d'imprégnation, tels que ceux que l'on peut constater avec par exemple les chiens qui, ne vivant plus avec leurs congénères, prennent l'humain comme équivalent et s'émoustillent sur la jambe du maître. On peut donc faire l'hypothèse qu'associer le bétail à la pénitence n'était pas forcément dénué de tout fondement. Avec quand même une part un peu plus grande de responsabilité pour ces "actes de violence dont leurs mains sont coupables." Or jusqu'à plus ample informé les bœufs et brebis n'ont pas de mains. Mais cela n'exclut pas, rassurez-vous, d'autres péchés, libre à vous d'imaginer lesquels. 44 Jonas, le pardon mode d’emploi Le véritable prophète Enfin, n'oublions pas quand même le plus important, la possibilité de rémission, de pardon, mais évoquée à titre d'hypothèse et pas du tout de certitude, par le roi, ce qui semblerait confirmer que cela n'a pas été dit par Jonas : "Qui sait si Dieu ne reviendra pas et ne se repentira pas, et s'il ne renoncera pas à son ardente colère, en sorte que nous ne périssions point?" (J 3-9 S). Trois fois est exprimée la demande de rémission dans la même phrase. Jonas ne se fait pas le porte-parole de la ville repentante, son négociateur-médiateur auprès de Dieu. C'est le roi de Ninive qui est le héraut de la repentance, et avec humilité. Et ses paroles sont en fait textuellement celles du prophète Joël (2-13 et 2-14). Et le résultat ne se fait pas attendre, pour bien montrer le lien : "Dieu vit qu'ils agissaient ainsi et qu'ils revenaient de leur mauvaise voie. Alors Dieu se repentit du mal qu'il avait résolu de leur faire, et il ne le fit pas." (J 3-10 S). Cette formulation n'est pas anodine : "Dieu se repentit du mal qu'il avait résolu de leur faire". L'attitude de Dieu est similaire au comportement humain : être résolu à faire du mal. Ceci non pas pour montrer que Dieu est gouverné par les mêmes passions abominables, mais pour nous montrer comment en sortir. Dieu voulait l'extermination, Il se repent, Il ne fait pas. Si Dieu lui-même montre la voie du changement à partir des mêmes prémisses que les humains, alors on a la preuve que c'est possible même pour tous ces crimes de lèsemajesté qui blessent tant notre Moi. C'est le signe que le modèle mérite d'être suivi, qu'il est bon de se repentir du projet de mal et de pardonner. Et ceci est signifié sous forme non pas d'une injonction mais d'un exemple-témoignage. 45 Jonas, le pardon mode d’emploi Miséricorde Enfin, si Dieu était abominablement humain, il ferait reproche à Jonas de n'avoir rien compris, de ne pas avoir un sou de miséricorde, etc... Non. Dieu ne fait pas le moindre reproche à Jonas. Sinon il serait ce que Jonas attend qu'il soit, là encore : un pourfendeur de l'iniquité, quelqu'un qui châtie, qui se met en colère. Mais miséricorde n’est ni lâcheté ni angélisme ; elle ne consiste pas à tout supporter, à accepter tout et n’importe quoi et elle ne dispense pas d’agir. Et ici, dans le cas de Dieu, non pas directement en faisant à la place d’autrui, mais en aidant la personne dans son débat sur l’action juste et sur cette notion de justice. Dieu ne peut ni agir à la place de, ni ne rien faire, laisser Jonas dans son erreur, dans son cadre de référence faussé. Car ce serait encore le valider par le silence en ne faisant rien. Alors Dieu va faire acte pédagogique. Il va faire sens, par la métaphore du ricin et de l'insolation, comme on l'a vu. Et Dieu explique le sens de l'exercice, de ce que Jonas a vécu : "Tu as pitié du ricin qui ne t'as coûté aucune peine et que tu n'as pas fait croître, qui est né dans une nuit et qui a péri dans une nuit." (J 4-10 S). Est mis à jour ce rapport de possession dans lequel on se projette concernant les choses dont on bénéficie et qu'on s'assimile, même si elles ne nous ont rien coûté. Prégnance de l'appropriation. Sans doute Jonas, le féroce, a-t-il dû se dire, comme on l'aurait tous fait, en voyant ce ricin : "Oh mon beau petit ricin qui me fait de l'ombre..." Et rosse il a vécu ce que vivent les rosses, l'espace d'un ricin. Cela fait faire l'expérience de la relativité. 46 Jonas, le pardon mode d’emploi La déprise. Dans cet épisode du ricin, Jonas est convoqué à deux prises de conscience simultanées. Elles sont parfaitement complémentaires par rapport à l'objectif pédagogique, qui est de comprendre ce qui s'est passé à propos de Ninive. Examinons ces deux prises de conscience, l'appropriation et la relativité. L'appropriation. C'est l'assignation d'une chose à un seul maître, l'assignation d'une situation à un seul maître-mot, à une seule lecture, à une seule signification. On ne possède pas que des objets, mais aussi des modes de pensée. D'ailleurs dans les deux cas, on peut reconnaître qu'on est tout autant possédés par eux qu'on ne les possède, si ce n'est plus. Et ne parlons pas des passions, de la colère, de la haine, etc...! La relativité. C'est ce qui est à la fois le plus évident, et ce à quoi on est le plus rétif. Le plus évident parce que tout nous le prouve abondamment, tout dépérit, vieillit et meurt. Tout change, l'Histoire nous montre que ce qui est vrai à une époque et pour lequel on s'entretue, ne l'est plus quelque temps après. Et pourtant Dieu sait si on renâcle. On voudrait que toute chose soit sûre, immuable, fixe, qu'on puisse se baser dessus, en un mot une bonne Foi(s) pour tout(es). Toutes les religions ont tendance à s'engouffrer dans cette brèche et à répondre à ce désir d'homme. Au lieu d'opérer la désagréable mais nécessaire frustration de ce désir d'intangibilité parfaitement clôturant. Or l'acceptation de la relativité est la porte qui ouvre au changement. Puisque rien n'est assigné définitivement et par nature, cela nous ouvre une latitude fantastique. Dans les rapports sociaux mais aussi par rapport à soi-même. On peut se 47 Jonas, le pardon mode d’emploi saisir comme être en devenir perpétuel et non pas comme simple employé aux écritures... ou aux châtiments. Au lieu de subir passivement le cours des choses on peut le créer. Ce qui est supra-humain c'est de devancer la chose et de l'infléchir, au lieu de se lamenter d'en être victime. Infléchir le "couru d'avance", la destruction de Ninive qui ne présentera aucun intérêt, permet d'accéder à un autre point de vue, celui de la magnanimité, de la miséricorde. Au lieu d'être l'objet passif d'un système aussi juste soit-il, en introduisant de la relativité, de la possibilité de changement, de rémission, on accède au devenir. Avec en prime le fait qu'on aura posé un acte libre. Et bon. Saut qualitatif, passage à un autre ordre de pensée. Et de rapports à autrui. Et à soi. Car cela me transforme, et on est content de pardonner (si on ne se sent pas heureux de pardonner c'est qu'on n'a pas pardonné). C'est une véritable subversion positive, celle du mal en bien. Avec en prime également la réduction de l'hypocrisie, vous savez celle du faux apitoiement. Par exemple : "Oh pauvre petit ricin qui n'a pas eu le temps de vivre sa vie... (et de me fournir encore de l'ombre)." "Et moi, je n'aurais pas pitié de Ninive, la grande ville, dans laquelle se trouvent plus de cent vingt mille hommes qui ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche, et des animaux en grand nombre !" (J 4-11 S). Et le commentaire-explication du pédagogue s'achève sur ce questionnement à méditer, toujours sans le moindre jugement sur Jonas. Ce n'est pas un hasard, ou une inconvenance de l'écrivain que d'arrêter cette histoire ainsi, de façon apparemment abrupte. C'est là encore un parfait acte pédagogique, on laisse le formé en suspens avec le questionnement, la méditation à poursuivre sur lui-même. Dieu ne clôt pas, précisément par le fait qu'il n'apporte pas la réponse explicite. La forme de la question offre maintenant à 48 Jonas, le pardon mode d’emploi l'interlocuteur de se mettre à la place de celui qui a à décider. La forme auto-interrogative mais s'adressant à Jonas, "remettant le problème entre ses mains", met l'interlocuteur en position de pardonner ou non. Est alors achevé ce qu'il est possible de faire pour aider quelqu'un à changer. Maintenant c'est de Jonas que dépend par réflexion, le sort de Ninive. De simple exécutant des hautes œuvres, il est convoqué à être non pas juge, mais au-delà même de la justice, celui qui fait grâce, qui transmue le mal. C'est très exactement ce que Jonas voulait éviter d'avoir à se poser comme problème en fuyant à Tarsis, car cela oblige à changer son monde de représentations, cela convoque à accéder à un autre type d'humanité, à une autre ère, l'ère du pardon. Cette histoire nous parle autant et même plus de Jonas que de Ninive. Et nous parlant de Jonas qui a du mal à intégrer le pardon, elle nous parle avec la même discrétion et pédagogie... de nous. On comprend pourquoi lors de la célébration du Yom Kippour (Jour du Grand Pardon) on lit Jonas. C'est tout le trajet, allant de la Vengeance au Pardon, que nous avons à effectuer sur nous-mêmes, comme a à le faire Jonas. C'est une autre sortie d'Egypte à laquelle nous sommes invités, un saut qualitatif, un passage, Pessah. IV) PROCES DE JONAS Puisque nous avons démontré que l'Agent Spécial Jonas avait été singulièrement déficient dans sa mission, allons jusqu'au bout, faisons-le passer en Cour Martiale 49 Jonas, le pardon mode d’emploi Métaphysique, ce que ne fait pas Dieu, vous l'aurez remarqué, car nous savons "que tu es un Dieu compatissant et miséricordieux, lent à la colère et riche en bonté, et qui te repens du mal." (J 4-2 S). Modelons-nous donc sur ce Formateur hors-pair, et pour instruire le procès de Jonas... faisons-nous son avocat : "Nous ne nierons pas les faits, l'Agent Jonas a tout fait à l'envers : - Il fuit la mission qui lui est confiée, il part dans la direction opposée. - Il admoneste la ville mais oublie la possibilité de rémission- conversion, qui était le but véritable de l'opération commandée. - Au lieu d'être heureux que la ville soit sauvée, il a la réaction inverse : il est furieux du résultat et met en balance sa suppression physique. Nous plaidons coupable, c'est même une caractéristique majeure de notre client : il est fortement marqué par la notion de culpabilité. Il est tout entier dans la faute, dans la problématique de la faute et de son corolaire le châtiment. On nous pardonnera de reprendre ce texte bien connu de vos services : "à l'ouverture, la faute est tapie ; à toi sa passion. Toi, gouvernes-la." (G 4-7 C). Il n'est pas interdit de faire l'hypothèse que c'était probablement là le but véritable de toute cette mission, d'apprendre à gérer la faute et les passions qu'elle déclenche. Car est-ce un hasard si c'est Jonas qui a été choisi pour cette mission? Il ne pouvait avoir échappé aux services supérieurs que Jonas n'était pas Jérémie. Nous serions donc fondé à nous poser la question : serait-ce une volonté délibérée d'un Dieu pervers qui enverrait sur le terrain des opérations le plus à même de se tromper, de faire les choses à l'envers, ce qui signifierait que Dieu pousse Jonas à la faute? 50 Jonas, le pardon mode d’emploi Bien sûr que non, ce n'est pas une volonté perverse. C'est proprement l'inverse, c'est une volonté converse : amener au changement, à la conversion. Qui ça? Ninive certes, mais aussi et surtout Jonas. Il s'agissait de favoriser ce qui aurait le plus de chance de produire le choc de dissonance cognitive pour les deux parties, la ville de Ninive mais aussi Jonas. Par ailleurs, Jonas était le plus à même à cause justement de son défaut, de sa surreprésentation de la faute, il était le plus doué pour être convaincant. Car on peut penser que pour être un bon imprécateur il vaut mieux se centrer sur le péché, sur la faute, que de répéter à tout bout de champ qu'on peut être pardonné, et que le Dieu est un dieu de miséricorde, etc...etc... Son défaut était donc sa qualité suprême et le garant de son efficacité, c'est ce qui fait qu'il a été choisi fort judicieusement par les services compétents pour cette mission. Seuls les grands désespérés peuvent avoir l'énergie qui transporte les montagnes, qui inverse le cours des choses... même à leur corps défendant. C'est ce qui explique également que ce rapport nous relatant les faits, ne fasse que deux ou trois pages selon les éditions, et soit d'une brièveté étonnante sur les propos tenus par Jonas : on ne sait pas grand chose, à la lecture du rapport, de ce qu'a dit Jonas aux populations, on ne sait rien de la faute de Ninive, faute sur laquelle on est réduit aux hypothèses. Pourtant le discours de notre Agent Jonas a été suffisamment éloquent, on en connait le résultat. La véritable mission Par contre rien ne nous est épargné sur les tergiversations de notre client, sa fuite, ses états d'âme, et à l'intérieur de l'histoire elle-même le fait qu'il est lui-même porteur de faute, causant une tempête, mettant en péril la vie de marins même affiliés à d'autres dieux, et qui vont être amenés malgré leurs 51 Jonas, le pardon mode d’emploi réticences à le "faire périr" en l'offrant comme victime expiatoire, à sa demande expresse. Ceci constitue à vrai dire une histoire dans l'histoire, lui répondant trait pour trait : on a une collectivité d'hommes "qui ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche" (J 4-11 S) dans l'affaire métaphysique qui leur arrive ; on a un collectif menacé-condamné par une faute. Une faute dont ils ne sont pas responsables, mais à laquelle ils ont prêté leur concours, "car ces hommes savaient qu'il fuyait loin de la face de l'Eternel, parce qu'il le leur avait déclaré." (J 1-10 S). Et quand la faute est avérée et porte à conséquence irrémédiable, le naufrage du bateau, au lieu d'exécuter séance tenante le coupable clairement désigné par signe, ils laissent la possibilité de changer au fautif lui-même : "que te ferons-nous, pour que la mer se calme envers nous?" (J 1-11 S). Ils sont conscients de la possibilité de rémission et le disent par la voix du grand navigateur : "Crie vers ton Elohim. Peut-être l'Elohim se ravisera-t-il pour nous, et nous ne serons pas perdus ;" (J 1-6 C). Et les marins laissent le temps au fautif de s'amender et de déclarer qu'il se rend, qu'il fera ce qui lui était demandé, en un mot la possibilité de la conversion. Et ce n'est qu'après ce temps de sursis (équivalent des 40 jours de Ninive), que les marins font ce que demande Jonas qui refuse-résiste à la nécessité de conversion. Car à aucun moment de cet épisode on n'entend Jonas se repentir, ou même simplement dire qu'il accepte de remplir sa mission, qu'il ira à Ninive. Non, plutôt mourir ! Eh bien soit. Alors le châtiment est appliqué, mais de façon symbolique sans entrainer la réalité de la disparition physique, grâce à nos moyens logistiques très performants... même si le côté hôtelier laisse parfois un peu à désirer aux dires de certains. Cette intervention montre bien en tout cas, que les services étaient au courant de la difficulté des opérations. 52 Jonas, le pardon mode d’emploi Et, de ce qui préfigure la conversion, même si elle est là incomplète dans le cas de notre Agent, on voit le résultat : le collectif est épargné, et le châtiment pratiquement à l'œuvre, le naufrage, s'arrête. Les marins sont sauvés. Cette histoire dans l'histoire nous présente tout le cycle de l'évolution à opérer dans le rapport à la faute. On a tout d'abord la façon humaine, très humaine, de réagir individuellement au premier degré, à savoir prendre la tangente. N'insistons pas. Ensuite on a la réaction humaine socialisée-organisée par un système d'explication-causalité-équivalence, c'est celle du collectif sur le bateau, universelle ; ils sont tous de nationalité différente mais ils ont la même façon de voir et de pratiquer le sacrifice expiatoire comme réparation de la faute. Enfin on a la nouvelle manière de considérer la faute, la façon qui introduit du nouveau dans les rapports entre les hommes et avec Dieu : la suspension du châtiment permettant le repentir. C'est cette nouvelle attitude qui est mise en œuvre à l'égard de Jonas (les 3 jours dans le poisson), de Ninive ensuite (les 40 jours), complétée par le pardon qui met fin à l'enchaînement de la violence et modifie les rapports des gens. Le totalitarisme de la violence Ceci nous permet d'émettre une autre hypothèse concernant la faute-méchanceté de Ninive. Peut-être s'agissaitil tout simplement de ça : du cycle de la violence et de la façon d'y mettre fin. Peut-être le crime des habitants de Ninive résidait-il dans le fait qu'ils étaient intransigeants à outrance, qu'ils ne pardonnaient rien, que tout manquement devait être châtié. Au point de tuer l'âne ou le cheval qui avait été "cause" de la chute mortelle de son cavalier. Ce que pourrait indiquer la phrase "hommes qui ne savent pas distinguer leur droite de leur 53 Jonas, le pardon mode d’emploi gauche" (J 4-11 S) en d'autres termes des gens qui ne savent pas relativiser, qui ne savent pas pondérer. Ce genre de sacrifice-exécution ne sert à rien ; cette problématique est auto-dévorante, enclenchant une spirale sans fin ajoutant violence sur violence, rétorsion sur amertume, même si c'est à travers un arsenal juridiste qui devient un délire pointilliste et pointilleux, n'épargnant ni hommes, ni enfants, ni bêtes. Ca rend la vie invivable, on est tout le temps en procès, on ne fait qu'attaquer et / ou se défendre. Même si c'est dans l'enceinte d'un tribunal et dans les termes de son arsenal juridique, on ne sort pas en fait de la spirale de la violence. Si le système pénal et le tribunal n'apaisent pas les parties, ils ne jouent pas complètement leur rôle. Tout le monde se trouve ramené au cycle antérieur, celui de la vengeance, même si elle est confiée aux magistrats. Ainsi cachée, la problématique de la vengeance s'en trouve même renforcée et légitimée. En effet le sacrifice ne doit pas être un mécanisme victimaire, un automatisme compensateur que l'on s'administre comme une potion magique pour solde de tout compte moral, du genre : "j'ai élevé un sacrifice donc je n'ai plus à me poser de problème, maintenant je suis tranquille, en règle." C'est là le détournement de la loi en procédure automatique, c'est-à-dire idolâtre. Changement de problématique… A ce mal-là, on comprendra que comme en homéopathie, il y faut soigner le mal par le mal, vous avez compris que je fais allusion à l'envoi de notre client Jonas. Qui connaît le problème de l’intérieur et se trouvera inclus lui aussi dans une nécessité de changer, comme ses clients. Car ce qui importe dans le sacrifice c'est le changement de la façon de voir, la conversion profonde, jusqu'au niveau intime. On comprend maintenant qu'elle se soit manifestée par de tels 54 Jonas, le pardon mode d’emploi comportements, jeûne, sacs, cendres, repris par tout le monde dans la ville, et manifestant l'entièreté du changement de valeurs, de cadre de référence. De même que l'histoire dans l'histoire donne des clefs pour comprendre l'ensemble, de même peut-on s'interroger sur quelques éléments sémantiques troublants qui donnent également une indication sur les soubassements de l'opération. "Jonas" est la traduction latine de l'hébreu "Iona" qui signifie : "Colombe" c'est-à-dire : être faible, fragile, doux, vulnérable. Et qui signifie également, c'en est devenu un symbole : "Paix", la colombe envoyée par Noé et ramenant une feuille d'olivier dans son bec. Et c'est cette colombe qui sera envoyée pour annoncer la mort, sa condamnation à mort à toute une ville, "une très grande ville, de trois jours de marche." (J 3-3 S). On peut comprendre que notre Agent ait un peu perdu les autres sens de sa mission. Au point que la traduction s'en fait l'écho : "...et Ninive sera bouleversée!" (J 3-4 C) ou bien "...et Ninive est détruite!" (J 3-4 S). Le rapport ne signifie que ces deux sens : détruite / bouleversée. Or le verbe hébreu au futur NHPKT, dont la racine est HPK, a plusieurs sens (Gesenius' Hebreu Chaldee, Lexicon to the Old Testament, HWF Gesenius, Baker Book House, Grand Rapid, Michigan, 1979) : 1) Tourner, retourner comme un gâteau. 2) Retourner, renverser, submerger. 3) Changer, se convertir. 4) Pervertir. Ces quatre sens sont particulièrement intéressants. On part du premier sens, simple, matériel, de la vie de tous les jours. Puis on l'étend à un domaine large et à connotation forte, la destruction. Ensuite on passe à une autre extension, métaphorique, celle du retournement non de la veste mais de la 55 Jonas, le pardon mode d’emploi conversion véritable. Enfin parce que c'est contenu potentiellement dans le changement et dans notre zone de liberté, on termine par la quatrième signification, l'apparence de la conversion en faux-semblant, à savoir la perversion, celle qui abuse de l'autre. On constate que, avec Jonas, le troisième sens (se convertir) est passé sous silence, subjugué par le deuxième sens spectaculaire, dramatique, celui de la destruction. Mais nous n'avons pas connaissance dans le rapport qui nous est fourni, des "attendus" de la mission. Nous n'avons que l'ordre de route très opératoire certes : "Lève-toi, va à Ninive, la grande ville, et crie contre elle ! car sa méchanceté est montée jusqu'à moi." (J 1-2 S), puis tout à fait impératif lorsqu'il est réitéré : "Lève-toi, va à Ninive, la grande ville, et proclames-y la publication que je t'ordonne!" (J 3-1 S) mais on voudra bien reconnaître qu'il est d'une sècheresse toute administrative. On remarquera également que dans ces deux messages-ordres de mission on ne trouve mention ni de destruction, ni de pardon. C'est le propre de la fonction de chef que de ne se fermer aucune alternative afin de ne pas être prisonnier de ses propos. Par ailleurs nous savons que nos Agents sont formés à respecter des consignes parfois très dures, telle celle qui fut adressée par l'Eternel à Esaïe : "Rends insensible le cœur de ce peuple, endurcis ses oreilles, et bouche-lui les yeux, pour qu'il ne voie point de ses yeux, n'entende point de ses oreilles, ne comprenne point de son cœur, ne se convertisse point et ne soit point guéri." (E 6-10 S). Et l'Agent Esaïe, le doigt sur la couture du pantalon, de demander : "Jusques à quand, Seigneur? Et Il (Dieu) répondit : Jusqu'à ce que les villes soient dévastées et privées d'habitants; ..." (E 6-11 S). Enfin on voudra bien constater "in fine" un petit fait qui rend la mission assez étonnante : on envoie un prophète hébreu à Ninive. Or Ninive n'est pas une ville de Palestine et encore 56 Jonas, le pardon mode d’emploi moins juive. Elle est même à l'opposé religieux et géographique, à des milliers de kilomètres de là, en AssurAssyrie (Irak) ; Ninive est l'actuelle Kuyundjik, proche de Mossoul. Ninive est, à cette époque-là, une des très grandes villes d'une civilisation brillante, antérieure à la fondation d'Israël, une civilisation avec ses propres dieux, creuset des cultures Akkadienne et Sumérienne, en gros la Mésopotamie. Alors que généralement la tâche des prophètes juifs est de ramener dans le giron les hébreux qui se sont égarés dans la dévotion à d'autres dieux, dans le cas de Jonas on envoie un prophète en plein "empire du mal" dans le pays qui, à plusieurs reprises, à détruit, veut détruire et détruira Jérusalem, le peuple et l'état juif. L'équivalent serait, quelques millénaires plus tard, d'envoyer en pleine guerre froide un Agent américain à Moscou pour prêcher l'économie de marché à l'Assemblée des Soviets du Parti communiste d'URSS. Ca n'a plus rien à voir avec le fait de rappeler les principes intangibles de la libre entreprise à des managers américains qui s'en seraient écarté. Ainsi donc, ces ennemis qui voulaient détruire notre pays et qui le disaient clairement, il faut aller les convertir, leur pardonner, et pourquoi pas les aimer tant qu'on y est? Eh oui également. Ninive était donc bien choisie, car s'il est relativement facile de pardonner à ceux de notre communauté, il est plus difficile d'étendre la relation de fraternité à ceux qui sont radicalement autres et en plus ennemis. C'était donc vraisemblablement de ça qu'il s'agissait. Et on nous permettra d'ajouter que c'est toujours d'actualité, pour l'ex-Urss... comme pour la Palestine. Bouleversant Tout ceci accrédite donc l'hypothèse que, dans cette mission de Jonas, il s'agit plus d'une démarche intérieure que d'une opération des "services extérieurs". Ninive est ici la métaphore générale de l'ennemi... et du changement auquel on 57 Jonas, le pardon mode d’emploi est convoqué à son égard. De plus Colombe (sens étymologique de Iona-Jonas) désigne aussi la Communauté d'Israël (Zohar Ed. Verdier p 416 citant Cant 2-14). Démarche intérieure donc, allant jusqu'à la déprise absolue pour notre Agent, car force nous est de remarquer que le véritable prophète du changement dans l'opération "Ninive" est non pas Jonas, mais le roi de Ninive. Car c'est lui qui change, qui se couvre de cendres, appelle à un accroissement de pénitence, et dit la possibilité éventuelle de rémission. (Ce qui est mis dans la bouche du roi est le verset 2-14 du prophète Joël : "Qui sait s'il ne reviendra pas et ne se repentira pas, "(S) Comme dans toutes les opérations délicates, un objectif peut en cacher un autre, non connu de l'Agent pour des raisons inconscientes, je veux dire de Haute Stratégie. Les voies du Seigneur sont impénétrables au premier abord pour le commun des Agents... même si c'est pour leur bien. Et c'est à cela qu'il nous est donné d'assister dans le cas de notre Jonas, même si à la fin de l'histoire le rapport nous laisse en suspens afin que chacun de nous puisse se dire qu'il s'agit de soi-même aussi en pareilles circonstances, et que chacun ait la possibilité d'en tirer leçon. Nous nous en remettrons donc à cet enseignement... et à la mansuétude de la Cour, puisque nous savons que : " tu es un Dieu compatissant et miséricordieux, lent à la colère et riche en bonté, et qui te repens du mal." (J 4-2 S). " 58 Jonas, le pardon mode d’emploi DEUXIEME PARTIE LE PARDON, mode d’emploi "De la difficulté de changer" 1) LE PARDON, UN ACTE NATUREL? Le Pardon n'est pas un acte facile, contrairement aux beaux discours, ou aux fantasmes que l'on projette à son propos. Ne nous voilons pas la face, le Pardon est un acte... "inhumain", car toute notre impulsivité naturelle nous en éloigne à mille lieux. Le Pardon est un acte non-humain, il paraît même être un acte purement divin, on l'a vu avec Jonas. Mais cet acte divin nous est indiqué comme étant à notre portée puisque Dieu nous y convie. Ce doit donc être intéressant. De plus Il ne le réserve pas à son usage exclusif et royal. Il nous le confie et son emploi n'est assorti d'aucune restriction ou menace. Divin il est puisque Dieu le pratique, donc divin il est vraisemblablement dans ses effets et dans son processus même. Parler du Pardon n'est pas non plus chose facile car ce... comment appeler ça, attitude?, résultat?, état d'esprit?, état de 59 Jonas, le pardon mode d’emploi grâce?, disons pour l'instant ce "moment" est au bout du compte le résultat d'un ensemble fait de violence, de réflexion, de parole, d'apaisement, d'union. Il est tout cela à la fois, successivement et en même temps. Car chacun de ces états est aussi contenu dans les autres, à l'état latent ou actant, que ce soit positivement ou négativement. Pour aborder l'étude du Pardon, dégageons-nous d'abord de quelques idées reçues, voire imposées par la morale ou par un consensus plus ou moins fumeux. Contrairement à ce qu'on pourrait penser le Pardon n'est pas une fin en soi, et encore moins une directive du Parti Ecclésiastique quelle que soit l'église à laquelle on est affilié. Pas plus que l'amour, le Pardon ne se décrète. Ce qu’il n’est pas & ce qu’il est Voyons d'abord ce que n'est pas le Pardon, avant de voir ce qu'il peut être, et d'abord supprimons cette majuscule malodorante qui fleure les manifestations de victoire de la Rome antique camouflées sous les apparences populistes du christianisme. - Le pardon n'est pas la façon de montrer le Triomphe de la magnanimité. Ce serait une contradiction dans les termes, la magnanimité ne supporte pas le triomphe mais l'exclut radicalement, à la racine. En fait elle en déracine la volontémême, chez la personne, sinon ce serait encore asseoir le désir de domination de l'Ego sous les apparences du Don : "Vois comme je suis bon puisque je te donne mon pardon !". Le pardon n'est pas une série télévisée avec majorettes et défilés. - Le pardon n'est pas non plus un "solde de tout compte" dont on serait bénéficiaire, inscrivant en lettres d'or : solde créditeur de votre compte religieux sur lequel vous avez 60 Jonas, le pardon mode d’emploi déposé toutes vos bonnes... actions. Le pardon n'est pas une affaire de comptabilité. - Le pardon n'est pas plus une chirurgie magique qui, par un coup d'anesthésie générale, nous délivrerait de nos griefs, de nos "va mourir!", ou dit à l'envers, de nos "prends-moi la vie" (Salut Jonas). Le pardon n'est pas un somnifère, ni un emplâtre sur une jambe de bois, ni une opération à la Frankenstein. - Le pardon n'est pas encore, malgré les apparences, le sous-produit d'on ne sait quelle cuisine mitonnée dans la casserole close d'un confessionnal, et de plus concoctée avec un commis... d'office. Le pardon n'est pas une recette juridique ou administrative, fût-elle bénie des dieux. S’il n’est pas cela, alors qu'est-ce qu’il est ? On pourrait dire que le pardon est : un état d'abandon, mais qui est étonnamment productif. un acte de déconstruction, de perdition positive, où l'on ne perd que son ego dans sa forme étriquée, et où on (re)trouve un ami. une clé ouvrant à un autre rapport au monde et aux gens, et qui produit de la joie à vivre. un acte social qui (re)crée du tissu social, qui restaure la trame de la relation à autrui. un acte d'anti-violence, plus même que de non-violence, car il court-circuite et met fin à la violence. 61 Jonas, le pardon mode d’emploi Un nouveau dé-but Le pardon n'est pas une fin en soi, ni une fin tout court. On pourrait même dire que le pardon est un dé-but. Ceci en plusieurs sens : Dé-but au sens d'abandon de but. Abandon de but de victoire, on l'a vu. Mais aussi d'abandon au sens où je m'abandonne à ce processus dont j'accepte de ne pas savoir où il va me mener. Pour qu'il y ait réconciliation il faut qu'il n'y ait ni vainqueur, ni vaincu, ni même volonté de savoir à quel résultat on va aboutir. Il faut accepter d'aller à cette spontanéité, jusqu'à cet extrême du non-savoir, de la nonmaîtrise, pour qu'il puisse y avoir... quelque chose de nouveau, d'inédit, c'est-à-dire quelque chose qui n'avait pas encore été dit. C'est là où il devient créateur d'autre chose, de rapport nouveau à soi-même et à l'autre. Dé-but au sens de déconstruction. Car la déconstruction est un bon début, c'est comme ça qu'on apprend. Déconstruction n'est pas démolition ou destruction. Elle est démontage. Là réside l'apprentissage, l'apparition du neuf, par l'intégration de ce qui est compréhension. Le passé on ne l'éradique pas, on a à l'intégrer. Pas forcément comme on l'a vécu, mais dans le(s) sens qu'il prend, qu'on peut chercher et y trouver. Car le passé contrairement à ce qui est dit ici et là n'est pas fixé une fois pour toutes. Il est accessible à modifications. Tout nous le prouve : les historiens certes, qui nous permettent de comprendre autrement et de lire plus intelligemment ce qu'on avait perçu avec des yeux de taupe. Mais aussi votre propre expérience vous le rappelle : par exemple ce service militaire où vous en avez bavé jusqu'à la garde, vous en venez avec le temps à dire "ah, c'était le bon temps !" si vous n'étiez pas sur un champ de bataille. Ou 62 Jonas, le pardon mode d’emploi l'époque de votre enfance, ou votre adhésion-militantisme à telle idéologie pure et dure, etc... Le passé est donc malléable à la durée, il peut changer de cours, de sens. Dé-but au sens de clé : cette possibilité de revoir son histoire ouvre le champ des possibles. Le fait de relativiser et d'intégrer d'autres paramètres, d'autres explications ou raisons permet d'accéder à une autre compréhension de ce qu'on a vécu. Cela introduit à une nouvelle mise en perspective de ce que l'on n'avait vu que sous une forme partielle et... partiale. On en devient plus intelligent, c'est un sous-produit, et non des moindres, du pardon. Dé-but au sens de sociabilisation : l'avantage du pardon est qu'il recrée la relation à l'autre, qui avait été déchirée par la faute, ou le problème non résolu. C'est cela qui avait dissout le tissu social parce que la confiance qui en constituait la trame entre les protagonistes, était déchirée. En la restaurant on rétablit cette dimension sociale essentielle à notre existence, car on a besoin de cette confiance (pouvoir faire foi à l'autre) tous les jours, comme de l'air qu'on respire. (On retrouve l'importance de la confiance, fides, dans le fait qu'elle constitue avec pietas, le respect des dieux de la cité, et virtus, le courage, la trilogie du sentiment religieux de la Rome antique et donc le ciment de ses membres. cf. Histoire générale du Diable de Gérald Messadié p 217. éd° Robert Laffont) Dé-but au sens d'antiviolence : pour qu'il y ait relations sociales il faut qu'il n'y ait pas violence, sinon ce n'est pas de la relation sociale c'est de la foire d'empoigne c'est-à-dire de l'imposition de force, en un mot de la guerre même si elle est sans canons. Or la violence est. Elle est même une tendance spontanée, ne faisons pas d'angélisme. Donc, pour être inhumain, c'est-à63 Jonas, le pardon mode d’emploi dire accéder à un peu de divin, il faut mettre fin à la violence naturelle-spontanée. C'est cela qui est le plus difficile. On ne savait pas comment faire avant qu'on invente le pardon. Sonnez trompettes, résonnez hautbois ! Certes, mais il n'empêche que ce n'est pas facile et qu'il ne suffit pas de dire : "Y a qu'à !" Tout l'enjeu est de comprendre comment ça fonctionne, comment ça se met en œuvre et quel effet ça produit. 2) MAIS COMMENT CA SE PRESENTE? Pour comprendre comment va opérer ce coup de théâtre qu'est le pardon il faut d'abord examiner le décor dans lequel évoluent les acteurs, en un mot ce qui fait problème, et bien sûr aussi la scène cruciale du conflit. Premier Tableau : un problème de mots? Le décor, c'est le plus vieux du monde. Dès que l'humanité a su dire "areu - areu" elle a commencé à prendre position, à dire son sentiment, à peser le pour et le contre. Ou plus exactement encore, dès ce moment-là elle a commencé à faire des erreurs d'interprétations et à (ré)agir en fonction de ses erreurs d'interprétation sur ce qu'a dit l'autre. La preuve c'est qu'on ne sait toujours pas ce que signifie "areu - areu", et qu'on n'arrête pas de gloser là-dessus. Si l'on replace le tout en situation adulte cela veut dire que c'est à un problème d'interprétation, de compréhension réciproque, que l'on est confronté entre les deux personnes ou groupes de personnes. En d'autres termes c'est du : "Je dis que..." confronté à du "Et moi je pense que...". Se nouent alors désaccords, incompréhensions et donc échanges vifs, voire violents. Quiproquos et problèmes de 64 Jonas, le pardon mode d’emploi communication-compréhension, on ne met pas les mêmes choses sous les mêmes termes, problème du sens des mots, certes. Mais n'est-ce que cela, n'est-ce qu'une affaire de lexique, de vocabulaire? Non. Deuxième Tableau : un problème de valeurs? Car en dessous il y a quelque "chose" à propos de quoi on est en désaccord avec l'autre. C'est cette "chose" qui semble faire problème. Examinons de quoi il peut s'agir. Ce peut être un objet matériel auquel l'un tient et que l'autre s'est approprié, en un mot il y a eu vol. On tient à cet objet parce qu'il est cher, qu'il représente beaucoup d'argent. Personne ne reprochera à quelqu'un de lui avoir volé une allumette ou une aiguille. Sauf si on n'en a pas d'autre et si on est dans l'impossibilité de s'en procurer commodément. Ce n'est donc pas le prix qui fait qu'on tient à un objet mais sa valeur. La valeur n'est pas intrinsèque à l'objet mais est relative au besoin qu'on en a et à la générosité de l'environnement. C'est la rareté qui fait la valeur, ce n'est pas de moi, c'est Marx qui l'a dit. Dans cette affaire qui crée conflit entre deux personnes il y a donc aussi un problème de valeur. "Valeur d'usage" liée à l'utilité de l'objet pour la ou les personne(s). Mais cela peut être aussi de la "valeur ajoutée", celle que l'on place dans l'objet "j'y accordais beaucoup de prix", "il avait une grande valeur sentimentale pour moi", etc... C'est-à-dire qu'il peut s'agir autant d'une affaire de cœur que d'argent. Troisième Tableau : un problème de significations? Mais le quelque "chose" à propos de quoi on est en désaccord avec l'autre peut être aussi tout à fait immatériel. Par exemple un évènement, une attitude, un comportement de l'autre qui n'a pas été ce qu'on attendait. On en veut à l'autre parce qu'il n'a pas fait ce que j'espérais qu'il fasse... ou qu'il ne 65 Jonas, le pardon mode d’emploi fasse pas. Car on attend aussi des non-actes, des retenues de la part de l'autre. Et c'est là où le bât blesse. Car sous le couvert de ma déception intense je glisse de l'obligation pour l'autre, je lui refile sans qu'il s'en doute le fait qu'il était entendu qu'il devait ne pas me décevoir. Il y a là trois détonations en un seul coup : la déception / le fait que c'est à moi qu'était destiné l'acte / le devoir auquel il a failli. Souvenez-vous de ce que vous disait votre parent favori quand vous n'aviez pas été premier de la classe ou que vous n'aviez pas marqué le but au match : "Tu me déçois..." Ou de ce que vous avez dit à votre mari (ou à votre femme) qui s'est tellement intéressé(e) à quelqu'un au cours de la dernière réception. C'est moi qui suis déçu certes, mais par moi, du fait de mes attentes sur l'autre. Le fait d'avoir des attentes n'en légitime pas le contenu. A le méconnaître on court le risque du ridicule comme ce parent annonçant sérieusement que son fils de quatre ans sera polytechnicien, et on fait endosser à l'autre des habits qui ne sont pas les siens. On veut à la place d'autrui, et avec force, ne nous racontons pas d'histoire. L’agneau bêlant Ou plutôt si, prenons une histoire pour voir comment cela fonctionne. C'est la parabole de l'agneau bêlant que nous conte Nietzsche dans "La généalogie de la morale" (Gallimard NRF idées): "Que les agneaux aient l'horreur des grands oiseaux de proie, voilà qui n'étonnera personne : mais ce n'est point une raison d'en vouloir aux grands oiseaux de proie de ce qu'ils ravissent les petits agneaux." L'agneau pâtit des oiseaux de proie qui le mangent. Il se dit que si les aigles ne le mangeaient pas ce serait bien. Ils n'ont qu'à ne pas le manger, et s'ils ne se retiennent pas de le manger c'est qu'ils sont méchants. Le paralogisme que construit l'agneau réside dans deux choses : l'une c'est la fiction que l'aigle pourrait se retenir d'agir et donc 66 Jonas, le pardon mode d’emploi s'il ne le fait pas c'est qu'il est méchant. L'autre s'énonce ainsi : "Ces oiseaux de proie sont méchants ; et celui qui est un oiseau de proie aussi peu que possible, voire même tout le contraire, un agneau - celui-là ne serait-il pas bon?" Est ainsi verrouillé un raisonnement à double entrée : l'une concerne le protagoniste dont je postule qu'il ne doit pas faire, et que s'il fait c'est pour me nuire ; l'autre c'est que moi qui ne peux faire pareil ou qui ne peux pas agir contre ça, je postule que c'est par ma volonté de me retenir, et donc c'est la preuve que je suis bon. J'inverse mon impuissance en choix, et l'action de l'autre pour son propre compte en volonté de me nuire. A un tel idéal les oiseaux de proie "répondront par un coup d'œil quelque peu moqueur et se diront peut-être : "Nous ne leur en voulons pas du tout, à ces bons agneaux, nous les aimons même : rien n'est plus savoureux que la chair tendre d'un agneau." Tout ceci que nous énonçons n'est pas pour légitimer la goujaterie mais pour bien voir le genre de fiction que nous érigeons en dogme, en vérité, voire en contrat obligataire ou en évidence scientifique du genre : "ce qui est donné à l'un est enlevé à l'autre". Et c'est souvent ainsi que l'on conçoit l'amour, comme un fromage dont le nombre de parts serait forcément limité et où la part donnée à quelqu'un d'autre est quelque chose qui m'est retiré. La sensation d’être victime La faute ou le problème ne tient pas tant au fait lui-même qu'à ce qui est "ressenti" : une autre personne ne sera pas meurtrie par le même oubli, larcin ou manquement. Ce qui importe et fait la gravité de la situation est la signification (« Fais-tu bien de t’irriter… ») que prend le fait pour celui qui en est ou s'en pense "victime". Cette dernière est le siège d'un raisonnement fautif, vicié : il y a forcément eu faute puisqu'il y a douleur, victime, moi. S'il y a eu faute, il y a donc eu fauteur, 67 Jonas, le pardon mode d’emploi et comme je suis victime je suis assuré (!) de ne pas être le coupable. Il y a un véritable problème de significations commises là d'emblée dans l'enchaînement de "faute", et donc dans la relation qui va se trouver nouée (comme un sac de nœuds selon la belle expression populaire, mais aussi comme on dit qu'on a la gorge nouée), entre les deux protagonistes qui vont s'envoyer des significations à la tête... en plus des assiettes. 3) LA SCENE CRUCIALE, L'OFFENSE. Si l'on voulait un maître-mot pour résumer la diversité apparente des tableaux évoqués précédemment qui sont la toile de fond du problème, on pourrait dire qu'il s'agit d'investissement. Communication : l'erreur est typiquement un investissement puisqu'on a investi un mot, une situation d'un sens inapproprié. Si ce n'était qu'une difficulté de vocabulaire elle serait déjà aplanie. Valeur : investissement d'un objet à cause de son utilité ou de son poids sentimental. Sous l'objet il y a l'atteinte à la personne. Signification : on se croyait détenteur d'une certitude dans laquelle on avait investi toutes ses "actions" : l'amour de l'autre, ou son avenir, ou bien mais c'est le même processus, on se croyait propriétaire de quelqu'un : la personne même de l'autre, mon enfant, ou le conjoint. Illusion confortée d'ailleurs par ce même autre, votre ci-devant mari, qui vous avait dit : "Je suis tout à toi". Ah le grand fou, il ne savait pas que vous prendriez cela au pied de la lettre ! 68 Jonas, le pardon mode d’emploi Il n'empêche que la "victime" souffre. Il ne faut pas l'oublier. Il convient donc d'étudier le processus de souffrance lui-même qui va être le metteur en scène... de ménage. Comment s'enclenche le processus de souffrance? Pourquoi va-t-on entamer des rétorsions? Qu'est-ce qui fait qu'on souffre (hors causes de maladie)? C'est toujours qu'on n'obtient pas ce qu'on attendait. Bien, alors qu'est-ce qu'on attendait? Prenons l'exemple d'une discussion enflammée que nous observons entre deux personnes. A notre effarement, on constate souvent que les deux personnes sont d'accord sur le fond mais se disputent sur les mots, et ça n'est pas un problème de vocabulaire sinon ça se réglerait sans engueulade. Qu'est-ce qui se joue là sous couvert d'un "pur" problème de forme? -> Une rivalité de type dominant – dominé ? Donc un problème de pouvoir? Oui souvent, mais pas autant qu'on le croit. Par contre c'est la plupart du temps dans ces termes qu'on tente d'expliquer le conflit. Le "hic" c'est qu'on peut observer que la personne dominée ne cherche pas forcément à prendre la place de son chef, et la refuserait si on la lui offrait ("ah non, je ne sais pas faire, ça c'est son boulot"). Non il y a autre chose. Le conflit qu'on croit être de pouvoir est en fait d'une autre nature. Alors de quoi s'agit-il? De reconnaissance. Sur deux plans. Le premier est d'être reconnu(e) à sa valeur et non pas comme un objet qui va "obligatoirement" produire ce qu'on attend de lui. Car le résultat n'est pas automatique, la personne y met du sien, et cela n'est pas perçu. On pourrait appeler ça "le complexe de la potiche" : être pris comme un objet qui est à disposition, comme un appareil qui fonctionne toujours au quart de tour. Et elle a bien raison cette personne, c'est pourquoi elle va utiliser 69 Jonas, le pardon mode d’emploi toute la latitude dont elle dispose (la marge de manœuvre qui ne dépend que d'elle) bruyamment ou non (car tous les conflits ne cassent pas les meubles), pour faire payer à l'autre le prix de son bon vouloir. C'est très précisément cela qui définit le pouvoir. Mais à travers cette reconnaissance de sa bonne volonté, que requiert la personne, il y a le deuxième plan qui se joue : être reconnu(e) pour la valeur qu'on a à ses propres yeux, et plus seulement objectivement. -> C'est ce qu'on peut appeler l'image de soi. C'est quoi encore ce truc-là? En bien c'est comme l'image de marque mais à votre échelle et avec vous comme client, (c'est le plus impitoyable) et comme responsable clientèle (il est pas commode non plus celui-là). Voici en fait l'enjeu sous-jacent à toute communication même entre amis, donc même en dehors des rapports d'autorité institutionnelle propres à l'entreprise. En effet dans toute interaction verbale, ou pour parler simplement, dans toute discussion entre deux personnes, en dessous de ce qui se dit textuellement même si on parle de carottes, on envoie à l'autre l'image qu'on a de soi, qui est en général bonne : "oh des carottes! mon mari adore comme je les fais", mais qui peut être mauvaise "oh des carottes! moi je suis une piètre cuisinière je ne sais même pas faire cuire un œuf". Et la protagoniste va renvoyer à cette dernière comment elle perçoit cela en signifiant son propre cadre de valeurs. Ce peut être : "Ah vous savez, la cuisine c'est ce qui retient les petits maris qui se débinent" ou bien "oh vous savez y a pas que la cuisine dans la vie". Il y a donc un double miroir qui fonctionne simultanément entre les deux personnes et qui peut être concordant ou discordant. La discorde pouvant être explicite ou tacite : "je ne sais même pas faire cuire un œuf !" dit-elle en lissant 70 Jonas, le pardon mode d’emploi négligemment une robe moulant un corps à vous faire attraper une exophtalmie* de loup pour Chaperon rouge, etc...etc... (* saillie des globes oculaires hors de leurs orbites) A travers l'image de moi que j'envoie à l'autre dont j'espère qu'il va la reconnaître, l'approuver, c'est mon identité qui est en question au moins partiellement, parce qu'on ne se sent exister qu'à proportion de ce renvoi-accord de l'autre. C'est donc ce qu'on a de plus cher qui est en jeu, là. Si j'envoie comme image de moi "Super Nana" et que l'autre me renvoie comme perception de moi "pouffiasse" c'est sûr qu'il va y a voir de l'eau dans le gaz entre nous deux. Vous voulez un autre exemple? Bon d'accord, mais c'est bien parce que c'est vous. La mère qui dit à son fils de 14 ans : "Mets ton cache-nez tu vas prendre froid!" s'expose de la part de son fils à un : "Mais je compte bien prendre froid et si je peux j'espère en mourir!". La mère continue à fonctionner comme si son fils avait toujours 4 ans et elle lui envoie cette image de lui. Il ne peut qu'être en désaccord avec cette idée et lui renvoyer la brisure de cette représentation, car l'image qu'il a de lui est celle d'un adulte assez grand pour prendre tout seul la décision de mettre ou non un cache-col, et ceci selon ses propres critères (j'aurais l'air de quoi auprès des copines !). C'est la mère qui a deux trains de retard et qui continue à rester sur le quai de la gare Petite Enfance alors que le train est déjà arrivé à Adulte. Voilà ce qui fait dire que l'âge adolescent est un âge ingrat à vivre... par les parents et pour l'image qu'ils veulent maintenir d'eux-mêmes contre vents et marées du temps. Car ce que leur renvoie la situation (et pas le fils qui s'en fout comme de sa première chemise), c'est qu'ils ont vieilli, qu'ils ont pris dix ans de plus (c'est vrai qu'on ne les voit pas passer), et qu'ils continuent à "fonctionner" comme si toute la famille était en "arrêt-image" sur un enfant de 4 ans. 71 Jonas, le pardon mode d’emploi 4) BLESSURE, LA SPIRALE INFERNALE La scène peut alors prendre son essor puisqu'on a tout ce qu'il faut pour l'alimenter : incompréhension "mais c'est pour pas que tu prennes froid"/ images discordantes "je suis assez grand" / rapports de pouvoir "c'est à ta mère que tu parles"/ Ou immédiatement après, le conflit se transposant entre les deux parents : - La mère au père (qui est aussi son mari) : Ton fils (n'était-elle pas là pour le faire aussi?) devient impossible, on ne peut plus rien lui dire ! (c'était pas une parole c'était un ordre). - Le père (qui est aussi un homme) : Laisse tomber, c'est de son âge. - La mère : Et voilà tu ne me soutiens pas, tu prends son parti, etc... etc... On notera, par parenthèses, que ce qui ne peut se résoudre avec la personne (le fils), va tenter de se traiter avec un proche (le père), et sur les trois mêmes plans de cette dynamique. Essayons de voir de quoi il s'agit dans cette interaction verbale. On a une personne qui souffre, la mère. Elle va essayer de dire sa blessure à son mari, pour la traiter, c'est-à-dire pour être consolée et si possible guérie de ce mal dont elle ne voit pas la véritable cause. De quoi souffre-t-elle? Elle se sent blessée. - Où avez-vous mal? lui demanderait le thérapeute. - A mon amour-propre. - C'est-à-dire? - Ben, en tant que mère! - Ca dure combien de temps le fait d'être mère? - Euh... je sais pas, de toutes façons je suis sa mère, non? 72 Jonas, le pardon mode d’emploi - Peut-être que votre fonction de mère est achevée, que vous n'êtes pas que cela, et que vous appartenez aussi à vousmême? - ...?! ... Dans l'échange avec son mari elle veut obtenir réparation et elle va trouver encore plus de blessure, ce qui va accroître sa soif de réparation-consolation-et reconnaissance de son image. Et elle va se retrouver avec deux problèmes, là où elle n'en avait qu'un avec son fils. Affreux-affreux. S'est créée une spirale effroyable qui s'alimente de l'incompréhension des significations qui se superposent dans cette situation mais aussi de besoins contradictoires et non-dits. Le baume qui blesse C'est en fait à une dynamique infernale de la blessure et des efforts pour la réparer qu'on assiste à ce moment-là. Car le plus horrible c'est que les efforts pour réparer la blessure l'accroissent. Plus la personne essaie de faire comprendre combien elle souffre, plus l'autre essaie de la ramener à une vision objective de la situation. Et donc elle ressentira les efforts que font les autres pour la ramener à la raison ou à cette vision objective des choses comme un déni d'elle-même. Car cette perception raisonnée-objective c'est ce qu'elle ne peut pas voir, puisqu'elle est accrochée à l'imaginaire de son rôle de mère. Elle s'acharne à vouloir obtenir vérification de son image de bonne mère, et ce qui lui est renvoyé c'est l'inverse à savoir qu'elle est une mère qui ne sait pas ou plus s'y prendre. Horreur-malheur, je rends mon tablier comme disait Jonas. C'est précisément ce qu'elle ne peut pas faire, elle, parce qu'elle est restée dépendante de son rôle de mère comme un alpiniste qui a dévissé l'est de sa corde. Examinons comment fonctionne la deuxième blessure pour la mère à l'occasion de la réponse de son mari. Cela va 73 Jonas, le pardon mode d’emploi être une blessure au carré car la tentative de son époux pour l'apaiser va être ressentie non seulement comme une incompréhension mais comme une impudence à propos de sa première blessure, donc comme une deuxième blessure là où était attendu un baume au cœur. Le mari dit : Laisse tomber, c'est de son âge. Ce qu'il veut dire, c'est deux choses : Notre fils a grandi, il n'est plus un enfant, or tu le traites comme un gamin de quatre ans / Arrête de te faire mal (ou pour reprendre une expression célèbre: Fais-tu bien de t'irriter?) abandonne ton rapport imaginaire à ton rôle de mère. Ce qu'il dit c'est en d'autres termes : N'y pense plus / c'est un âge ingrat. On remarque que ce qu'il dit a la propriété d'être ambigu c'est-à-dire de pouvoir être entendu de plusieurs façons. Par exemple "N'y pense plus" peut être entendu comme une tentative d'apaisement : "c'est pas grave" ; comme un conseil : "cesse de ne penser que dans les termes d'une mère d'un enfant de 4 ans." ; comme une proposition de dénirefoulement : "tu nous embêtes avec ton problème." ; comme une incitation au lâcher-prise en sagesse. De même : "c'est un âge ingrat" peut être compris de plusieurs façons : la première comme invitation à s'apercevoir de l'âge réel de "l'enfant". Il peut être entendu comme une compréhension du fait que ce qui est ingrat à vivre pour le parent c'est cette période adolescente du rejeton et ce que nous renvoie l'enfant sans s'en rendre compte : "vous êtes vieux". Enfin il connote la difficulté à se reprendre dans sa propre histoire d'homme, de femme, et d'accepter qu'être mère n'est pas le tout de la femme, n'épuise pas l'ensemble de ses potentialités d'être humain. C'est sûr que ça fait beaucoup de choses en deux petites phrases. Et le mari ne savait sûrement pas qu'il disait tout cela 74 Jonas, le pardon mode d’emploi en si peu de mots. Mais un entretien à froid (ou avec un tiers thérapeute) aurait permis de le mettre à jour et même de le faire dire par la mère elle-même. Or nous ne sommes pas dans un entretien à froid, mais dans une situation à chaud et sur fond de blessure qui vient d'être commise par un faux criminel le fils, avec une victime qui est en fait le véritable auteur de sa propre blessure. C'est quasiment un mauvais feuilleton policier, ou du bon Agatha Christie, comme on voudra. Car le commissaire appelé en renfort pour constater les dégâts retourne sa veste, disculpe le suspect et donne tort à la victime. C'est ce que ressent la mère-épouse. La réponse de son mari est prise comme un lâchage, un passage à l'ennemi, une trahison du compagnon de bataille dans ce qu'elle vit comme une question de vie ou de mort. Et c'est vrai qu'il est là question pour elle de mourir à son état de mère devenu obsolète, dépassé par rapport à l'âge réel de son fils, et de redevenir femme, de reprendre le cours d'une histoire forcément inconnue ; elle va devoir quitter son ancien mode de représentation, l'ère maternante, pour passer à une autre ère celle de femme - être adulte en devenir continu mais incertain, et ceci avec d'autres adultes dont, notamment, son ancien "fils". La dynamique infernale Illustrons cette dynamique infernale de la blessure et du désir éconduit de reconnaissance, que celle-ci soit légitime ou erronée-imaginaire. Pour représenter ce mécanisme qui se produit dans les différents secteurs de l'activité humaine et pas seulement en famille (rassurez-vous madame, c'est la même chose qui se produira au bureau où vous allez retravailler), figurons à l'aide d'un schéma la spirale de la blessure. 75 Jonas, le pardon mode d’emploi Il faut lire ce schéma en partant de la base, de gauche à droite et de bas en haut, les étoiles figurant les paroles justificatives-explicatives-blessantes sans le vouloir. Ce schéma rend compte aussi de phénomènes de communication purement professionnelle telle que par exemple une situation entre un touriste mécontent de trouver porte close et un gardien de musée qui va se sentir agressé par les paroles du ci-devant touriste. On va avoir frustrationdéception-agressivité côté touriste et justification-défenseagressivité côté gardien qui vont alimenter une spirale 76 Jonas, le pardon mode d’emploi infernale où chacun s'efforce de faire reconnaître la blessure qui lui est infligée par "l'autre" et le fait que c'est injuste. Ceci dans un ping-pong effroyable parce que chacun souffre, et dérisoire parce que chacun est à côté de la plaque. Chacun croit ne parler que de l'objectivité du problème auquel il est confronté alors que l'essentiel réside dans la résonnance affective de la frustration ressentie par chacun par rapport à sa propre "image de soi". Pourquoi blesser ? Pourquoi le fait de se sentir blessé se transforme-t-il en désir de blesser? Par mesure de rétorsion à l'égard du fauteur, de celui par qui le mal est arrivé, pourrait-on croire. Mais force nous est de constater que la personne blessée va être blessante même à l'égard de personnes qui n'ont rien à voir avec la blessure initiale. Ce n'est pas par malignité sadique, ou dû à une aberration mentale, c'est trop fréquent pour cela ; non, au contraire il y a plusieurs raisons (même si ce ne sont pas de "bonnes raisons"), et elles nous indiquent la signification de ce processus. Blessé on va devenir blessant : 1- Parce que la douleur est encore plus insupportable si on ne peut pas l'évacuer au moins en partie, en décharger la tension. 2- Pour signifier qu'on a été blessé, montrer où on a mal. 3- Parce qu'on veut obtenir de l'aide, même si on n'ose pas la demander. On veut être consolé-compris-obtenir réparation. "C'est plus fort que moi, il faut que ça sorte", on l'a tous dit ou pensé, et surtout agi, et souvent "c'est le premier qui passe qui prend". Besoin de décharger la tension créée par la blessure. Première raison. La particularité de la situation de 77 Jonas, le pardon mode d’emploi stress est qu'elle n'est vivable que si la tension qu'elle crée peut être expurgée, dans une action sur ses causes (c'est l'idéal), dans une activité musculaire (sport) ou symbolique (production imaginaire, artistique, conflits, rituels, etc...). Le phénomène du "bouc émissaire" représente une cristallisation de ces trois plans sur une personne physique ou morale (groupe) : action sur les "causes" mêmes erronées ("c'est à cause d'eux le malheur"), / activité musculaire du comportement de foule (peu ou prou de type lynchage), symbolique ("unité" retrouvée du groupe social contre quelqu'un). Mais, dieu merci, comme le Dieu de Jonas le montre, le lynchage-destruction n'est pas la seule ressource du symbolique, le pardon peut être là de quelque utilité, on le verra plus loin. Deuxième raison : signifier qu'on a été blessé. Qui n'a jamais boudé? C'est une action ("mais qu'est-ce que tu as...?") qui se veut non blessante ("mais rien, je t'assure..."), mais qui n'en constitue pas moins un reproche muet ("qu'est-ce que je t'ai fait?"). De même la personne blessée qui devient auteur de blessure ne cherche pas tant à faire souffrir qu'à signifier à l'autre (que ce soit le fauteur ou un tiers) l'intensité de la première blessure. C'est pour que le fauteur prenne la mesure de ce qu'il a produit chez elle comme souffrance, même sans s'en rendre compte. Ou que le tiers "voit" la souffrance et le désarroi de la victime. Pour demander de l’aide ! C'est donc en fait une communication, primaire certes, et dont le but paradoxal est de demander de l'aide, d'obtenir restauration de la dignité de la personne, dignité mise à mal par la blessure. Troisième raison. Le "C'est plus fort que moi, il faut que ça sorte" s'entend comme un besoin de communiquer. Le drame est que le moyen utilisé pour cette communication est aussi mauvais que le mal et va le redoubler. En effet l'autre 78 Jonas, le pardon mode d’emploi reçoit une blessure et va lui aussi communiquer sa blessure au moyen d'une blessure, etc... Même si la première offense a été donnée sans volonté de nuire, sans s'en rendre compte, la personne blessée aura besoin de signifier qu'elle a été blessée. On pourrait même dire d'autant plus que c'était sans s'en rendre compte. Il y a là un facteur déstabilisant pour la victime par rapport à sa représentation du monde, facteur symbolique qui l'atteint dans son sentiment d'identité, qui se surajoute à la blessure et parfois suffit à la constituer. Ce facteur de surprise et de brisure de l'image que j'avais de l'autre, de la confiance que j'avais placé en lui-elle, nous fait à chaque fois nous dire "blessé d'une atteinte mortelle aussi bien qu'imprévue, je succombe au coup qui m'achève et me tue". 5) QUE FAIRE ? Oui, la seule chose vraiment intéressante c'est de se demander comment faire pour rompre cet enchaînement dont il n'aura échappé à personne qu'il est sans fin dans sa forme de tornade balayant tout sur son passage et faisant feu de tout bois. Pour traiter le préjudice matériel subi, ou le dol c'est-àdire la blessure, on ne connaît que trois manières, pas d’égale valeur et d'efficacité très différentes : - la vengeance - le tribunal - le pardon 79 Jonas, le pardon mode d’emploi 1) La vengeance C'est le mode de réponse le plus spontané. En fait c'est notre premier mouvement, tout à fait impulsif, c'est même une envie très forte. D'aucuns appellent ça "se faire justice" comme on "se fait la cuisine" c'est-à-dire en mijotant ce qu'on veut et dans la quantité désirée, c'est assez dire la relativité d'une telle justice. Ne la rejetons pas d'emblée comme un vieil archaïsme de l'histoire. Si elle est un des modes de réponse le plus vieux du monde et qui est toujours actuel et pratiqué, (ne faisons pas d'angélisme), c'est qu'il doit y avoir des raisons, ce qui ne veut pas dire qu'elle ait raison. Qu'est-ce qui se passe dans la vengeance qui fait qu'elle est si attractive ? 1- On se fait réparation. 2- On applique le même préjudice ou un dol équivalent (pas supérieur, soyons optimistes!) au fauteur. 3- On fait souffrir le fauteur. Reprenons ces trois plans et voyons quel est le résultat : 1) On a agi soi-même. Mais en est-on plus heureux ou satisfait? Force est de constater que les personnes qui en parlent après "s'être fait justice" n'en parlent pas de façon sereine et heureuse. Elles en parlent avec la même hargne que s'il n'y avait pas eu l'action. Donc elles ne sont pas apaisées, l'objectif est raté. 2) Concernant le préjudice subi par la victime, on constate qu'il n'est pas réparé puisqu'on s'est employé à opérer une destruction équivalente chez le fauteur. Infligeant un préjudice à ce dernier on n'a pas recréé 80 Jonas, le pardon mode d’emploi ce qui avait été détruit et qui continue à manquer, et on a produit une deuxième destruction. Comme quoi la réparation objective n'était pas le mobile véritable de l'action. 3) On a voulu faire souffrir le fauteur. Mais quel est le résultat de cette souffrance qu'on lui a infligé? Estil abattu, éteint comme ces puits de pétrole enflammés que l'on souffle par l'explosion d'une charge de dynamite? Si c'est le cas, à la différence du puits de pétrole ça ne sera que momentané. La dynamique infernale de la blessure est telle qu'il va saisir la première occasion de faire souffrir à nouveau quelqu'un, vous si c'est possible, et si ça ne l'est pas le premier venu fera l'affaire ; ce pourra être un de ses proches... ou des vôtres, ou n'importe qui. La tornade de la violence aura gagné quelqu'un de plus pour l'alimenter et elle peut essaimer ainsi indéfiniment. Souvent même la rétorsion produit un coup de fouet et l'autre est en pleine forme, hyper en colère, remonté comme jamais, cherchant à en découdre et à vous faire un nouveau coup encore plus vache. On appelle ça entrer dans le cycle de la vendetta. Au "mieux" on a abaissé momentanément (et non apaisé) sa propre tension, celle qu'on ressent. Cette baisse partielle de la tension que ressentait la victime est provisoire puisque le feu n’est pas éteint. Chacun sait qu'il y aura le deuxième round avec de nouveaux préjudices ou dols (c'est-à-dire douleur qui ne peut être réparée, telle que la mort de quelqu'un), et puis le round suivant, ad nauseam. Cela devient comme une joute sans fin, un jeu négatif dont les protagonistes ne peuvent plus quitter la table. 81 Jonas, le pardon mode d’emploi Au bout du compte le résultat est négatif sur les trois points. 2) Le tribunal C'est le plus pratiqué. En quoi consiste-t-il? Il s'agit de faire intervenir une institution judiciaire qui va juger l'acte, statuer sur le préjudice ou dol et prononcer une sentence. Quel est l'effet recherché et comment fonctionne-t-elle pour cela? Il y a plusieurs buts recherchés. Le premier est de mettre fin à la spirale infernale de la vengeance, destructrice du lien social et de la paix civile. Le deuxième est de prononcer un jugement juste et d'obliger le fautif et pas seulement le fauteur (celui qui a commis et qui n'est pas forcément l'instigateur) à une réparation objective du préjudice ou dol à l'égard de la victime. Le troisième est de mettre en présence les deux protagonistes face à la faute et non plus dans la faute, et ceci devant le corps social représenté par le tribunal et le jury, au lieu d'être l'un face à l'autre, englués dans la spirale du même. Se joue là la dimension essentielle de cette procédure intense qu'est le tribunal. Cette dimension est de l'ordre de ce qu'on appelle le symbolique dans le fonctionnement psychique humain. Cette dimension du symbolique est caractérisée par une position tierce, par la parole, et par une cérémonie qui représente le problème et le traite mais à partir d'un autre point de vue ; c'est précisément ce que ne pouvaient faire d'euxmêmes les protagonistes à l'affaire. Comment fonctionne-t-elle ? En étant en position tierce par rapport au problème et aux plaideurs c'est-à-dire en n'étant pas partie prenante ou intéressée au conflit ou dol. Si c'était le cas ce serait une cause 82 Jonas, le pardon mode d’emploi d'invalidation des juges et d'annulation de la sentence. Cette position tierce est indispensable pour pouvoir juger sereinement car elle est garante de la neutralité-objectivité du jugement. Et en ne faisant que ça, en se dévoluant exclusivement à ce rôle elle représente une sorte de sacerdoce social et laïc. En faisant advenir à la parole les partenaires du problème, elle fait accéder à la compréhension des motivations, de la complexité des significations qui se sont cristallisées dans l'acte délictueux. Elle substitue à l'acte, à la réaction impulsive, la dimension proprement humaine de prise en compte des éléments relatifs et explicatifs de la situation. Elle a ainsi pour but de donner aux gens l'intelligence de la situation... et d'eux-mêmes. Enfin par la dimension cérémonielle, c'est-à-dire par l'expression solennelle du corps social qu'elle représente, elle signifie la dimension tragique de l'acte vécu par tous, et pas seulement par la victime, mais aussi par le fauteur même à son corps défendant. Ce faisant elle restitue à celui-ci sa plénitude d'homme ayant momentanément péché ou déjanté (selon le vocabulaire choisi) mais pouvant et ayant à se reprendre. Et la peine prononcée pourra alors avoir de la valeur, celle d'une réintégration dans le corps social après purgation de ladite peine pour quitus. Là apparait la portée métaphysique de cet acte solennel car on ne peut effacer le passé, mais on peut en traiter les conséquences. Ces conséquences en sont comme l'image, l'ombre portée de l'acte mais maintenant sans l'acte, c'est-à-dire que l'on traite les significations de l'acte. Et cela on le peut si on le veut. C'est pourquoi c'est devenu une volonté sanctionnée, j'allais dire sanctifiée, par la Loi, qui oblige à ce que le jugement de la personne et le prononcé de la réparation soient du ressort exclusif d'une institution toute entière dévolue 83 Jonas, le pardon mode d’emploi à cette mission ; et qui peut dès lors prétendre à s'appeler Justice. 3) Le pardon Un Tribunal, ça ne pardonne pas ; tous les délinquants vous le diront. Le Tribunal met en examen, juge, et condamne. Il ne donne pas de pardon. Parce que ça n'est pas sa fonction, ça ne rentre pas dans ses attributions. Et c'est bien ainsi. Parce qu'il est une sanction du réel social, et il ne doit être que cela. Le réel social sanctionne un comportement comme on dit que le résultat d'une expérience sanctionne la validité de l'hypothèse scientifique sous-jacente. Le pardon est d'un autre ordre, d'une autre nature. Le Tribunal diagnostique le mal, opère, et fait de l'asepsie sociale. Mais il ne recoud pas les plaies. Il soigne l'inflammation sociale qui s'est produite localement dans son corps. Mais, à l'issue du procès, le jugement nous laisse toujours une impression d'inachèvement quand le verdict est donné. On reste sur sa faim. Faim de quoi ? De réconciliation. On désirait une réconciliation. Avec qui ? Avec l'autre, certes. Mais pas seulement. Avec soi aussi. Car le pire du crime c'est qu'il nous a dénaturé, même nous victimes. Il ne nous a pas seulement spolié d'un objet, privé d'un être cher ; à travers cela il nous a démoli nous et notre potentiel de rapport avec autrui. Le crime, cet acte extérieur a délité à l'intérieur de nous notre sentiment d'identité qui est la seule chose qu'on ait véritablement en propre. Ce sentiment d'exister et d'en avoir le droit en étant unique et irremplaçable est ce qui nous constitue. Il est ce qui nous permet de nous percevoir avec une suffisante permanence 84 Jonas, le pardon mode d’emploi pour pouvoir accepter l'impermanence, c'est-à-dire que rien n'est assuré. Là est le paradoxe proprement fondateur de l'humaine nature et là où elle a à se saisir. Identité Pour comprendre l'importance de ce sentiment d'identité, sentiment ontologique d'exister, prenons un exemple que tout le monde a vécu et qui en fera ressentir la résonnance d'autant plus que la valeur du préjudice y est minime. C'est le vol de votre portefeuille avec vos papiers d'identité. Ne prenons pas le cas où vous êtes à l'étranger. Restons dans votre ville, et de plus vous gardez vos clés de voiture et de votre domicile. Le dommage objectif n'est pas excessif, vos papiers, un peu d'argent, votre carte bleue pour laquelle vous ferez opposition, vous pouvez rentrer chez vous. Et pourtant analysez la couleur étrange de cette souffrance que vous ressentez au moment où vous vous rendez compte qu'on vient de vous dérober vos papiers. Sous la première sensation de vexation de vous être fait avoir, vous avez l'étrange sentiment d'être amputé de quelque chose de pourtant immatériel, d'être en quelque sorte veuf non pas de vous mais d'une partie de vous. Plus précisément de l'image de vous, notamment de la possibilité de vous justifier en prouvant qui vous êtes. Immédiatement vous vous précipitez sur l'idée qu'il vous reste votre passeport dans le tiroir de la commode. Ouf ! ça rassure. Mais l'espace d'une seconde vous est apparue la totale vulnérabilité de ce que vous pensiez posséder le plus en propre, votre identité. Eh bien c'est le même électrochoc qui se produit dans le dol ou préjudice subi. Soudain un pan entier d'identité, c'est-àdire de vous, a été mis à mal, atteint dans votre sentiment que les choses existent telles qu'on les saisit, avec une certaine permanence, cette croyance qu'elles sont à "ma" disposition. 85 Jonas, le pardon mode d’emploi For intérieur C'est le même phénomène dans le cas d'une agression violente par une ou plusieurs personnes. Ce qui fait cet état de choc que l'on ressent n'est pas tant lié aux conséquences physiques de l'agression sur son corps, il peut même ne pas y en avoir, et pourtant on est perdu, on ne sait plus où on habite (parfois au sens propre comme au sens figuré) : le monde s'est écroulé autour de soi, et comble de perversité de cette sensation, on constate pourtant qu'il tient toujours debout. On a donc une impression totalement ressentie et rien de sa "réalité" objective. Il y a là un hiatus, une fracture de notre saisie non pas tant du monde que de nous-mêmes. Est-ce lié au fait que l'agression a été perpétrée par des humains, des alter-egos? Non pas seulement. On constate la même vulnérabilité du sentiment d'exister dans le cas de personnes ensevelies sous les décombres d'un tremblement de terre par exemple. Même non blessées, et secourues de suite, elles peuvent mourir inexplicablement alors qu'elles n'ont pas de lésion. De quoi meurent-elles alors? De cet état de choc, c'est-à-dire de cette rupture dans le sentiment d'exister. C'est pourquoi il faut impérativement parler aux victimes, les toucher quand c'est possible, maintenir le contact, c'est cela qui les sauve autant que les moyens matériels de secours. Détruits Poussons encore un peu plus cette exploration. Pourquoi les survivants des camps de concentration ou de tortures éprouvent-ils autant de difficulté à se réadapter et sont souvent suicidaires? Parce qu'ils ont été atteints doublement par une violence physique et par une violence symbolique. Qui est vraisemblablement la pire car non visible, occultée qu'elle est par la manifestation physique de la première, et de plus difficilement énonçable car faite de significations contradictoires et recouvertes par d'autres. C'est pour cela que 86 Jonas, le pardon mode d’emploi la notion de torture mentale n'est pas risible du tout, même dans le cas d'un couple marié. Revenons aux rescapés de la mort. Ils sont alors dans une situation impossible, une véritable contradiction dans les termes. Ils ont été "tués" à l'intérieur d'eux-mêmes. Première dimension mortifère. Mais ça ne se voit pas et l'apparence extérieurement visible est qu'ils sont bien vivants. Or ils vivent peut-être mais pas bien du tout. Le paradoxe est qu'ils sont en même temps deux choses qui s'excluent formellement : être mort et être vivant. On ne peut pas être les deux. Malgré tous leurs efforts pour vivre comme tout le monde il leur est impossible d'oublier. L'imprégnation de cette déstructuration en acte qu'a été la torture est tellement forte qu'elle se rappelle à eux à tout moment. Puisqu'ils ne peuvent supprimer la mort en eux, ils sont tentés de supprimer la vie. Ils ont eu tout l'effet de la mort sans en avoir l'acte, la réalité de la mort. Ils sont donc dans cette mort spoliés de la mort, doublement atteints car là symboliquement. Deuxième anéantissement de cette "mort". C'est ce qui rend si difficile pour eux d'en parler et "incompréhensible" cette fixation pour leur entourage. Il semble alors ne leur rester que la mort pour être réunifiés avec eux-mêmes et pour que les choses soient enfin cohérentes. Troisième victoire de la mort. Cohérence A travers l'évocation de ces diverses situations on perçoit qu'il y a donc effectivement besoin d'une restauration particulière du sentiment ontologique d'exister chez la victime, et notamment de son droit à exister. Faim de réconciliation avions-nous dit, avec soi-même certes, mais aussi avec l'autre, avec le fautif. Qu'est-ce qu'il y a sous ce désir de réconciliation avec l'autre? Le désir qu'il se repente de son "crime". C'est sûr que c'en est une condition nécessaire. Et qu'est-ce qu'il y a sous cette repentance de l'autre? La réconciliation de l'autre avec lui87 Jonas, le pardon mode d’emploi même, c'est-à-dire qu'il redevienne comme avant, un être partageant les mêmes valeurs, comme il était avant l'égarement de la faute. On désire pour lui qu'il retrouve ce même sens moral qui fonde la vie sociale, qui permettrait qu'il soit à nouveau digne de confiance, qu'on puisse avoir foi en lui dans les rapports humains. Pourquoi? Parce que ce serait la restauration des valeurs auxquelles on croit et qui fondent notre vie quotidienne. Or ce sont elles qui ont été battues en brèche par le crime, ou l'acte délictueux ; et ce faisant le crime menace notre édifice de valeurs, et continue à le menacer même après la cessation de l'acte lui-même tant que le crime n'a pas été invalidé à son tour par une ré-adhésion du criminel à ces valeurs fondatrices. Seule cette réintégration des valeurs fondamentales dans l'individu et par lui, apporte l'apaisement des cœurs et la paix sociale. C'est pourquoi on accorde tant d'importance à l'aveu. Au point que certains systèmes judiciaires comme le chinois veulent obtenir obligatoirement, et donc par la contrainte, cet "aveu", au risque qu'il n'ait aucune valeur puisqu'imposé de force. L’aveu Or l'aveu ne peut être que spontané, c'est-à-dire un acte libre, le premier que pourra poser le criminel après son crime. Seul un acte libre peut amorcer le processus de réintégration dans le corps social, mais aussi dans sa propre histoire pour l'égaré lui-même. Le paradoxe est donc qu'on ne peut pas le vouloir à la place d'autrui, mais seulement le rendre possible et l'attendre. C'est cela qui constitue cette attente intense au cours du procès et qui fait notre déception quand il ne se produit pas. Frustration non seulement pour nous, mais à l'égard du fautif 88 Jonas, le pardon mode d’emploi lui-même aussi, car sans cela il se coupe de la seule possibilité de se retrouver dans la dignité humaine. C'est pour cette raison qu'il y a au cours du procès ce retour sur le passé, sur l'histoire et l'enfance de l'accusé avant qu'il ne devienne criminel. Ce n'est pas tant pour édulcorer sa responsabilité, même si c'est important de comprendre les conditions sociologiques qui ont concouru au drame, que pour rendre possible cet aveu. Cette reconnexion de l'individu avec lui-même, avec son passé mais aussi avec son "à venir", c'està-dire son être en devenir, est là crucialement "en procès" au sens également de "en processus", pendant qu'il est en tribunal devant sa faute et devant le corps social. Mais l'aveu est difficile, même à soi-même, même concernant quelque chose dont on n'est pas responsable, par exemple une maladie incurable en l'état actuel de nos connaissances médicales, le Sida, affectant un proche, et interrogeant notre rapport à celui-ci, et à la mort. Prenons la situation d'une mère dont le fils est en phase active et terminale de Sida. On constate que, quand l'institution hospitalière ne peut plus rien pour soigner le malade et qu'elle préconise de ramener le malade chez lui pour qu'il puisse vivre ses dernières semaines dans son environnement personnel ou familial, l'entourage, la famille est déroutée. Elle ne sait pas comment faire, et souvent elle a des comportements inadéquats voire pathologiques, mais d'une pathologie qui n'a rien à voir avec le Sida. Telle mère (mais ce n'est pas la personne qui est en cause, on pourrait dire plutôt tel personnage parental) réceptionnant au domicile familial son fils de 1m80 ne pesant plus que 40 kg et à qui un accompagnateur d'Aides propose de lui amener une super glace très raffinée qui allume une étincelle d'envie dans l'œil du malade, la mère intervient en 89 Jonas, le pardon mode d’emploi disant qu'il faut distinguer entre les caprices et ce qui est diététique! Ce qui est étonnant, c'est l'aveuglement forcené de la personne mère qui va agir et réagir non pas comme un être humain devant un autre humain, son égal, qui est face à la mort (tout le monde sait que ce malade-là n'en a pas pour longtemps), mais elle va agir comme une mère devant un enfant de 5 ans qui veut encore une sucette avant le repas du soir. Fuyant l'angoisse de la mort et l'interrogation à laquelle cela la convoque dans son propre être, elle se réfugie dans le rôle de mère à l'époque bénie où elle était seule maître de ce qui était bien et mal, la période où son enfant avait 5 ans, et elle réendosse les oripeaux troués d'une Baby Jane. Elle produit alors un déphasage ontologique par rapport à un être qui achève sa vie, dévaluant sans le vouloir un des moments sacrés de tout être humain, celui de son passage à l'au-delà. Ceci parce qu'elle ne peut s'avouer la réalité, à savoir non seulement que son fils existe et a existé en dehors d'elle, a mené sa propre vie (par exemple d'homosexuel, ou de toxicomane), mais aussi qu'elle ne peut rien pour lui actuellement et définitivement. Si ce n'est vivre, elle, ce qu'elle a à vivre là, en tant qu'être humain impuissant devant "l'injustice" de la mort d'un être cher. La mort ne se débite pas en tranches et la fuite n'est d'aucun secours sinon temporaire mais son crédit se paie cher, quelle que soit la longueur des arriérés. Il en est de même de l'aveu et de son absence. Il ne se peut que complet, et douloureux. Il est un deuil de la personne d'avec elle-même, d'avec une part d'elle-même, souvent la plus chère ou la plus liée. Ce qu'il y a de paradoxal dans l'aveu c'est que ce n'est que l'acceptation de sa douleur qui lui permet de produire son effet efficace et rédempteur. Et qu'il faut donc accepter jusqu'au 90 Jonas, le pardon mode d’emploi fond de s'y trouver nu, mal et sans certitude aucune, pour qu'il sauve. Et on notera que dans l'aveu, la personne n'attend rien, ne demande rien. Elle est dans le dénuement absolu, c'est cela qui est l'essence même de l'aveu, et qui fait qu'il est un processus d'épure. Il peut alors être un point de départ, le point dont va partir un individu pour redevenir un être entier, ouvert. De l’acte impulsif à la parole C’est pour cela que le baptême, dans sa version d’origine, au Jourdain, était une renaissance parce qu’il passait par une phase d’aveu (en termes techniques religieux on appelle cela confesser ses fautes), donc de passage à la parole. Et pour qu’il soit une renaissance l’impétrant devait passer par le dénuement extrême et le renoncement à ce qu’il était avant donc par une mort qui pour être symbolique n’en était pas moins teinté de réalisme : on plongeait la personne la tête sous l’eau et on l’y maintenait jusqu’à suffocation, jusqu’à ce qu’elle soit à deux doigts de mourir ou au moins de connaître l’affolement de la mort ; cela créait un ancrage de l’expérience dans le corps, rendant réelle la mesure « extrême » signant l’engagement pris ; le souvenir en était indélébile, rien à voir avec le shampoing dans un pataugeoire mickey sous un chapiteau de foire et les trémolos d’un commercial du religieux relié à la masse. L'aveu est un passage à la parole. Il permet de mettre en mots ce qui auparavant s'était traduit par un "passage à l'acte" faute de pouvoir se dire et de pouvoir être entendu. Le passage à l'acte est une réaction impulsive dans laquelle la personne est toute entière prise dans son état affectif, elle ne se maîtrise plus et n'est plus accessible au raisonnement, à un examen rationnel des choses. Elle ne se perçoit et n'existe plus que dans cet état affectif violemment 91 Jonas, le pardon mode d’emploi sensationnel et s'y enferme comme Achille dans sa tente, ou je ne sais plus qui dans sa tour. Et point ne veut en sortir, et point ne veut être consolé(e). La personne se met alors toute seule dans une spirale ascensionnelle de la blessure et l'alimente ellemême de ses récriminations jusqu'à aboutir au point de nonretour où la réaction de fusion de la personne avec son état affectif est totale. Fermée à tout distinguo elle explose dans le passage à l'acte annihilant tout sur son passage, y compris ellemême s'il le faut, elle s'en fiche, elle n'est plus qu'une tornade affective, la rage de détruire jusqu'au vertige. La parole produit l'effet inverse. Elle apaise, permet de pondérer, d'introduire à un examen rationnel des faits. La parole produit cela sauf quand elle est utilisée pour créer cet état affectif-sensationnel de collusion, d'indifférenciation, notamment en situation de foule comme le savent bien les tribuns démagogues. Il apparaît donc que ce n'est pas la parole en soi, mais le type de parole, ou plus exactement encore c'est l'usage que l'on va faire de la parole avec autrui qui va produire une modification de l'essentiel chez lui. Ca n'a l'air de rien, mais ça change tout. 6) SENS-ATIONNEL ET ETATS AFFECTIFS Ce qui fait l'intensité d'une situation conflictuelle c'est non seulement le problème objectif mais aussi, et même surtout, sa résonnance subjective pour la personne. On dira "Il en fait tout un drame". Le rapport que j'entretiens avec le problème est tout aussi important que le problème ; et parfois même c'est cela seul qui le constitue comme problème. Le sens qu'il prend pour la personne, que ce sens soit erroné (l'autre ne cherchait nullement à me vexer), ou que ce sens soit vrai (il y avait réellement une menée persécutive dans ce qu'a dit et fait l'autre 92 Jonas, le pardon mode d’emploi à mon égard) détermine l'impact "sensationnel" de ce problème sur moi et est sous-tendu par mon état affectif lié à la situation. Sens-ationnel Impact sens-ationnel non pas au sens de merveilleux mais au sens où l'on parle d'un film "à sensations", c'est-à-dire produisant sur soi des effets forts, ou sensations, que l'on maîtrise plus ou moins. Par ce terme sens-ationnel on va entendre ce qui est du domaine des sens, du "langage" des sens, de ce qui est saisissable immédiatement par les sens, sans la médiation de l'intellect. Ce sens-ationnel exprime donc l'impact d'une situation sur l'individu ou manifeste un état affectif de la personne. Le sensationnel peut donc être suscité par les données extérieures mais aussi provenir de l'intérieur de la personne, de son état affectif . Et bien sûr d'un mixte des deux. Les catégories selon lesquelles se décline le sens-ationnel sont réduites car elles sont des réponses réactives qu'on pourrait qualifier de "brutes" au sens de "brut de décoffrage" pour employer une expression du bâtiment puisqu'elles ne sont que l'enveloppe d'un état affectif sous-jacent, à l'état latent, sollicité par la situation. Le sens-ationnel est brut et brutal. Brut, c'est-à-dire primaire, non élaboré et réactif. Brutal, signifie fort et brusque. Pour résumer on pourrait dire qu'il prend possession de l'être tout entier, même si ce n'est que momentanément. Ces impacts sens-ationnels sont caractérisés par leur intensité physique, résultat de la rencontre d'un état affectif et d'une situation ; ils se produisent quand l'individu est submergé par le sens que prend cette conjonction d'une situation et du ou des états affectifs qui entrent alors en résonnance en lui. 93 Jonas, le pardon mode d’emploi Ces catégories du sens-ationnel peuvent être divisées en trois catégories : LE SENS-ATIONNEL Trouble Fusion - collusion (dépit, confusion, destruction) (situ. famille, amoureuses, politiques, etc.) Rétractation Fascination (de abstention à répulsion) (plans professionnels, artistiques, etc.) Paralysie Bien-être, quiétude (peur, panique, angoisse) (rapport à soi et relation à autrui) Les catégories de la colonne de gauche sont caractérisés par un impact en concave, en creux, par du délié ; celles de droite par un impact en convexe, en relief, par du plein. Par Trouble on entendra les manifestations qui sont le signe d'une déstabilisation confusionnelle de l'individu : on rougit de honte, de colère, d'amour, etc... On peut être profondément troublé (jusqu'à la rage destructrice dirigée contre l'autre ou contre soi) par la menée affolante (effort pour rendre l'autre fou) que met en place une personne ou institution telle qu'une double contrainte (exiger deux choses qui s'excluent mutuellement) etc... La Rétractation exprime les manifestations de retrait qui vont de la simple abstention jusqu'au dégoût, de la fuite jusqu'au rejet actif de l'autre. 94 Jonas, le pardon mode d’emploi Paralysie recouvre les manifestations d'effroi, avec leurs différents degrés d'incapacitation de l'individu, du suspens de film à la dépression chronique en passant par les peurs intenses, les stress momentanés (type challenges) qui peuvent aussi être stimulants, etc... La Fusion est une manifestation d'abolition des frontières du moi, où l'individu fait corps avec un groupe ou foule, et abandonne son libre-arbitre au profit d'un impératif d'unicité qui exclut toute différenciation. L'individu n'est plus indivis (i.e. la plus petite partie qui ne peut être divisée), il est dans un processus totalitaire du même, qui sécrète comme son complément "obligé" le rejet dans ses différentes manifestations (allant de l'exclusion du parti jusqu'aux pogroms). La Fascination est la même forme mais en détail là où la Fusion fonctionne en grande surface. Il s'agit d'un happement dans la sphère imaginaire de l'autre. Que ce soit par le système défensif de l'autre, ou par la puissance fantasmatique de son désir. La fascination fonctionne immédiatement, c'est-à-dire sans médiation de la pensée. Cette collusion-happement à êtreavec-contre l'autre (personne ou idée), revient toujours, même sans s'en rendre compte, à être-l'autre. Elle représente un abandon de soi, c'est-à-dire une dilution plus ou moins importante du soi avec "perte" de son sentiment d'identité propre, et un collement-inscription dans la dépendance à l'autre, ou dans sa contre-dépendance, ce qui est (hait) pareil. Bien-être, quiétude : comme dans la boîte de Pandore il fallait qu'il en reste un de vraiment bien parmi tous ces phénomènes sens-ationnels. Là on trouvera la sérénité, que certains appellent Joie (à ne pas confondre avec les hurlements ou l'hystérie collective qui ont à voir avec la fusion), les 95 Jonas, le pardon mode d’emploi manifestations de volupté acceptée et partagée. Ici on est dans l'union qui est à l'opposé de la fusion indifférenciante. Là où la fusion est un amalgame dissolvant de la personne, l'union est une communion basée sur, et respectant la différence de soi et de l'autre, acceptée et reconnue de plein droit. Ces catégories du sens-ationnel ne se présentent pas au jugement et ne sont donc pas à juger ; elles sont des réactions, on ne juge pas un débordement de flotte dans la salle d'eau ; par contre on détermine la cause et on condamne le robinet à être fermé ou on le répare, ce qui est mieux. Un comportement de foule peut être le seul moyen d'opposer un rapport de force équivalent à la violence froide de l'injustice d'un pouvoir établi. L'erreur serait justement de se laisser prendre à confondre la manifestation et la cause. Dans l'Antiquité on tuait les messagers porteurs de mauvaises nouvelles, comme s'ils y étaient pour quelque chose, les pauvres! On rit de tant de bêtise maintenant, mais on fait de même quand on se laisse happer par l'impact sens-ationnel que suscite en nous la situation et que l'on va réagir contre l'individu qui en est porteur. Car le sens-ationnel a cette particularité d'être fortement contaminateur dans la mesure où il active chez nous les mêmes catégories ou des catégories complémentaires. Le sens-ationnel représente donc, l'impact physique et psychologique (trace et sens) sur l'individu d'une situation (et des personnes qui la génèrent), et / ou de l'état affectif dans lequel il est suite à cette situation même si elle est révolue et passée depuis belle lurette. Mais elle a non seulement impacté l’individu mais formaté la personne même si cela est dénié par elle. 96 Jonas, le pardon mode d’emploi Etats affectifs Par état affectif on entend la disposition psychique, ou état d'esprit affectant plus ou moins durablement l’individu et modélisant ses réponses à la situation et aux personnes y ayant trait. Les états affectifs sont composites et basiques ; en effet ils peuvent être à la fois une pièce maîtresse structurante de l'individu ou / et un élément ponctuel sans forte répercussion dans le temps. Ces états peuvent donc se sédimenter en grille de lecture des évènements et en schèmes de comportements qui s'avèreront plus ou moins adaptés aux situations. Ces conduites sont fluctuantes et susceptibles de modifications, mais aussi de rigidification. L'individu peut avoir de nombreux états affectifs qui peuvent être contradictoires voire entrer en concurrence sur le moment ou dans le temps, ce qui accroît la difficulté à les gérer et à trouver une réponse satisfaisante pour lui... et pour son entourage. Ces états affectifs peuvent être conjoints c'est-à-dire se trouver plusieurs à être activés simultanément même s'ils sont ou paraissent contradictoires (Etre aimé & se sentir abandonné ou dans l'indifférenciation / Admirer & se sentir nié, etc...). Enfin ces états affectifs peuvent être hiérarchisés et cette hiérarchie se modifier dans le temps. Ces états affectifs et leur hiérarchisation sont propres à chaque individu et constituent ce que les gens appellent sa personnalité ou son caractère dans la forme visible par des tiers parce qu’il se traduit par des attitudes non verbales, des actes et des paroles. Pour comprendre l'importance de ces états affectifs qui sont prégnants tant sur le plan de l'individu et de son histoire, que sur le plan des interactions sociales ou institutionnelles, le mieux est d'en donner quelques illustrations non exhaustives : 97 Jonas, le pardon mode d’emploi ETATS AFFECTIFS Dominer Rébellion Partie d’un groupe, subordination Soumission, passivité Confiance en soi, en autrui Se sentir nié-dévalué Douter de soi, de l'autre Sentiment plénier d'exister Etre aimé Admirer Aimer Etre reconnu Se sentir seul / disponible Désirer sexuellement Se sentir recherché, apprécié Etre sexuellement désiré Etre dans du connu-maîtrisé Etre dans l'indifférenciation Etc... Etre dans l'inconnu-apprendre Etre différencié, personnalisation Même s'ils sont présentés en couple pour montrer l'axe de sens autour duquel ils s'articulent, ils ne sont ni tout bons ni tout mauvais. Cela dépend des situations et des besoins de la personne au moment considéré. On peut être très heureux d'être soumis, passif, dans certains cas et ne pas du tout le supporter dans d'autres. Il peut être mauvais de douter de soi, comme cela peut être la condition nécessaire d'une juste appréciation et d'une découverte. Dominer ou se révolter n'est pas forcément bon ou mauvais en soi... ou pour l'autre. Un sentiment d'exister pleinement est bon mais peut produire la suffisance et entrainer le dégoût des autres. Enfin n’oublions pas que, contrairement à ce qu’assure le sens commun, on peut être l’un et l’autre : soumis à la maison et rebelle dans son travail, etc. 98 Jonas, le pardon mode d’emploi Les états affectifs couvrent toute la palette des sentiments humains qu'ils soient "négatifs": se sentir nié / lâché par ses amis ou par son supérieur, etc... ou qu'ils soient "positifs" : désir amoureux, confiance, admiration, etc... Quand on est béat d'admiration ou éperdu d'amour pour quelqu'un, on trouve beau tout ce que dit ou fait cette personne. On est beaucoup moins conscient, voire pas du tout, du fait qu'il y a le même impact de l'état affectif sur la personne et sur son comportement quand la valeur est "négative". On ne s'en aperçoit pas parce qu'on est dans le domaine de la souffrance et que ce n'est pas bien vu de se plaindre ou d'avoir des états d'âme, donc on refoule l'état affectif et la demande qu'il soit pris en compte ; mais comme l'inconscient ne s'élimine pas, cela s'accumule et prédispose à un impact sens-ationnel. La forme Or, tant que l'impact sens-ationnel du problème sur moi, et donc l'état ou le rapport affectif dans lequel je suis avec le problème n'est pas reconnu, je n'entends pas les solutions, souvent même je les refuse les unes après les autres sans m'apercevoir que ça en devient systématique. Je crois ne répondre que sur le fond alors que je ne suis sensible qu'à la forme parce que c'est là que j'attends une réponse. Cela produit étonnement et agacement dans l'entourage qui ne voit que l'objectivité du problème et la pertinence de la solution proposée. (Mais cette sensibilité à la forme constitue aussi un levier utilisable positivement, on le verra plus loin.) Le propre des états affectifs est de pouvoir exister en étant de portance contraire (on passe "d'une extrémité à l'autre") ou contradictoires (deux états qui se contredisent sont activés en même temps : envie de détruire la personne aimée, amourdétestation de l’horrible, souhait d’indépendance-actions de dépendance, etc.) ; il serait donc vain de vouloir les rassembler par catégories étanches. C'est pourtant ce qu'on va faire pour 99 Jonas, le pardon mode d’emploi sacrifier à notre souci de catalogage, mais à condition de ne pas oublier qu'ils ne sont pas soumis au principe aristotélicien de non-contradiction : ETATS AFFECTIFS Exemples de composantes, configurations, et plans d’être Dominer Rébellion Diriger-besoin de groupe, Soumission - domination Situations de pouvoir, privées, sociales, institutionnelles Confiance soi / autrui Douter de soi, de l'autre Se sentir dévalué-exister Valoriser - nier autrui Admirer Etre reconnu Le Sujet, Représentations de soi et de l’autre Etre aimé Désirer sexuellement Se sentir abandonné Aimer Etre sexuellement désiré Se sentir apprécié Le Moi, le Sujet, amour de l’image et image de l’amour Le connu-maîtrisé L'indifférenciation etc... L'inconnu - apprendre Personnalisation Inconnu-Altérité, la connaissance et le devenir-Sujet Les deux premières colonnes ne sont bien sûr pas à comprendre comme l'une relevant d'états actifs, l'autre d'états passifs. D’autre part certains états affectifs se jouent tantôt seul, tantôt en relation avec l’autre. Le grisé entre les encadrés symbolise l'interdépendance et le recouvrement de ces états affectifs quelle que soit leur place. Enfin le même état affectif peut être considéré comme positif et/ou comme négatif, et il le sera différemment selon les situations : quelqu’un qui se rebelle contre l’autorité et les consignes de sécurité en situation de danger est inadapté et dangereux…sauf s’il a raison ! 100 Jonas, le pardon mode d’emploi C'est donc la reconnaissance de l'impact sens-ationnel du problème et du rapport affectif que la personne entretient avec lui, qui va déterminer l'issue véritable du conflit. Mais le même phénomène sens-ationnel peut manifester différents états affectifs. Par exemple je rougis de honte, de frustration ou de désir amoureux. Le sens-ationnel est l'enveloppe qui manifeste un ou plusieurs états affectifs même si c'est pour les nier : ainsi en rougissant je manifeste-nie mon excitation-trouble (par ex. sur le plan sexuel ou hiérarchique, etc.) et ma défensedésorientation par rapport à cet état. La reconnaissance de l'impact sens-ationnel et de l'état affectif sous-jacent peut se faire sur deux plans : Par la personne elle-même : elle se rend compte ellemême du phénomène ; c'est très bien, elle pourra appliquer cette connaissance à elle-même et être de moins en moins le jouet de cette dépendance à ces conditions sens-ationnelles. Mais en général on n'en est pas capable tout seul, sinon on ne tomberait pas dans ce piège, et on n'aurait pas besoin d'aller voir un thérapeute qui sera une extension de soi et, à travers le transfert, de l'autre. En fait, on a besoin que cette reconnaissance arrive... Par l'autre avec qui on est "dans" le problème. Le fait de donner cette reconnaissance est moins facile qu'il n'y parait. Non pas techniquement, mais parce que les gens n'y pensent pas, ou ne veulent pas, craignent d'avoir l'air d'une mauviette, ou ont peur de ce genre de rapports humains même s'ils ne sont que momentanés. En un mot parce que cela suppose que la personne se rende compte elle-même du phénomène qui se produit chez elle comme de celui qui se produit chez autrui, sans être pris dans la spirale sens-ationnelle. 101 Jonas, le pardon mode d’emploi Pourquoi n'est-ce pas commode? Parce qu'il y a un effet de contagion quasi simultanée de ce plan affectif et surtout de sa couverture sens-ationnelle. Il est le mode d'être le plus ancien de l'humanité, le moins élaboré ou le plus animal pourrait-on dire, mais surtout il apparaît comme le plus immédiat, c'est-à-dire sans intermédiaire. Les deux modes de communication Immédiat car il se communique par le plus basique parmi les deux modes de communication dont nous disposons en tant qu'êtres communicants. Ces deux modes sont la communication digitale et la communication analogique. La communication digitale est celle qui sert à véhiculer de l'information ; "digit" ou "bit» est la plus petite unité d'information en langage informatique, d'où ce qualificatif de digital. C'est, pour le dire en langage courant, le contenu neutre de la communication, ce qui est objectif. La communication analogique est celle qui consiste par exemple à faire effectivement les gros yeux pour signifier à l'enfant : "ne fais pas ça", ou "attention à toi" en mimant par l'expression des yeux la colère ou la peur. On le voit elle est imprécise ou peut prêter à confusion mais son message est fort, et elle se sert du sens-ationnel comme véhicule. On utilise aussi cette communication quand l'autre (la digitale) n'est pas possible ou serait inconvenante : par exemple dans un train, la vieille dame votre voisine, vous demande l'heure d'arrivée du train à destination, que vous lui donnez, puis elle demande où il s'arrête, etc..., bref vous sentez qu'elle veut parler avec vous et que ça risque de durer tout le voyage. Or vous n'en avez pas envie. Pour ne pas être rustre et dur avec elle en lui disant "je ne veux pas parler avec vous" vous allez feindre de dormir. 102 Jonas, le pardon mode d’emploi Vous lui communiquez ainsi que vous ne voulez pas communiquer avec elle. Ce faisant c'est encore une communication. Mais celle-ci met des formes non-violentes qui permettent à chacun de faire repli sans perdre la face et sans offenser l'autre. Vous avez utilisé un cadre de référence commun qui est qu'on respecte le sommeil d'autrui. Mais vous et elle savez que ce sommeil est feint. D'ailleurs la vieille dame dira suffisamment fort "le monsieur veut dormir, je ne vais pas le déranger", en se tournant vers la nouvelle personne sur laquelle elle aura jeté son dévolu, ...celle-ci se plongeant derechef et de façon éperdue dans la lecture d'un journal quelconque. Dans ces deux exemples la communication est analogique mais le sens-ationnel est parfaitement maîtrisé puisque feint, créé de toutes pièces pour les besoins de la cause. On voudra bien noter, entre parenthèses, qu'on peut donc le maîtriser, ne pas en être le jouet passif, mais agir avec lui. Il en va plus difficilement quand "c'est à de vrai" c'est-àdire que la communication analogique s'effectue spontanément, notamment dans la situation de conflit. Là les impacts sens-ationnels et les états affectifs sous-jacents sont en interaction immédiate entre eux, et on y répond de façon analogue par une réaction affective de la même eau qui va avoir un impact... sens-ationnel. On retrouve là cette contamination réciproque qui enclenche le maelström infernal des blessures. Le fonctionnement de cette spirale est parfaitement analogique : chacun, pour faire sentir à quel point il a été blessé, va blesser l'autre, alimentant à jet continu la tornade de la rétorsion qui a pourtant pour but essentiel (mais non su) de montrer que l'autre nous a blessé et qu'on a besoin de réparation. Ce fonctionnement en analogie est symbolisé dans le schéma (p 56) par l'axe de symétrie le long duquel s'enroule cette spire du même. 103 Jonas, le pardon mode d’emploi Pour trouver une bonne issue au conflit tout va donc dépendre de la capacité de chacun à "maîtriser" ce sensationnel, le sien et celui de l'autre. "Maîtriser" non pas au sens de recouvrir d'une chape de plomb ou d'appliquer un corset de fer à ce plan affectif, ni non plus au sens d'immobiliser son adversaire, mais "maîtriser" au sens où l'on dit "être maître en la matière", d'abord en s'en rendant compte et surtout en les traitant de la bonne manière. Comment les traiter? Il ne vous aura pas échappé que cette communication analogique est profondément ressentie, elle est de l'ordre du sens-ationnel et de l'affectif, on l'a assez dit, mais surtout elle est non-verbale, c'est-à-dire non-verbalisée. Ah voilà qui est intéressant, parce que ça nous donne un moyen, par défaut, que nous allons pouvoir utiliser : la verbalisation, c'est-à-dire le fait de faire venir à la parole ce qui se communiquait en analogique, en non-verbal. En tenant compte de ce plan sens-ationnel du problème, en verbalisant ce qui se passe sur ce plan affectif on va pouvoir offrir à la personne cette reconnaissance dont elle a besoin concernant l'impact qu'a chez elle le problème. Ce faisant cela lui permettra d'être reconnue en tant que sujet humain souffrant, et donc de s'en distancier suffisamment pour ne pas en être le jouet. Cela lui rendra ainsi possible de reprendre pied en elle-même et dans la réalité. Mais, et c'en est une condition sine qua non, il est impératif que cela ne soit pas un reproche, qui est toujours une position elle-même affective et chargée. Cela ne doit être dit qu'à partir d'un état affectif neutre, c'est-à-dire d'un état nonaffectif. Ou pour le dire autrement, sans volontarisme concernant l'autre, sans volonté de vouloir à la place d'autrui, sans même désir de le ramener à la raison. Comme constat de ce qui se vit là dans la situation. Donc pas de : "ah mais là tu es 104 Jonas, le pardon mode d’emploi en colère" ou "c'est parce que tu es frustré(e) que tu dis ça", toutes ces formulations sont à jeter aux orties car elles sont des jugements et des attitudes sens-ationnelles (de dépit). En disant cela vous êtes dans la volonté de puissance et de triomphe sur autrui, vous n'obtiendrez qu'un redoublement de violence et vous aggraverez l'impact sens-ationnel du problème, en y ayant ajouté une dimension perverse (vous savez ce genre de proposition : "c'est pour ton bien que je te dis ça". Ce n'est pas vrai c'est pour votre tranquillité, ou pour rester dominant). Dans tout cela ce qui importe ce n'est pas tant la formulation que ce qui la sous-tend, à savoir l'attitude. Celle-ci se manifeste bien sûr dans le registre du non-verbal, de l'analogique, par l'intonation notamment, par la posture physique et par la mimique faciale, le plus souvent sans qu'on s'en rende compte parce qu'on privilégie le contenu, la communication digitale. On croit en effet que toute l'interaction entre deux personnes ne se situe qu'au niveau objectif de ce qui est dit, au niveau du textuel. Prenons par exemple la phrase "tu peux le faire" que dirait un mari à sa femme. Le véritable sens dans lequel il faut entendre cette phrase va être donné par l'intonation si les deux personnes sont en présence, ou par le contexte et les commentaires du narrateur si c'est dans un roman : ça pourra être une autorisation (à l'intérieur d'un rapport de sujétion fort), un encouragement (bienveillant, de type paternel), ou une menace (sous-entendu "je t'attends au tournant"). Se sentir reconnu Mais on peut prendre conscience de ce plan analogique de l'attitude, il suffit de le savoir et d'accepter d'y porter attention. C'est la première étape pour le maîtriser (et se maîtriser), au sens vu plus haut. 105 Jonas, le pardon mode d’emploi Là est le point nodal, le nœud du changement : reconnaître le plan affectif sans entrer dedans. On croit que, pour bien aider quelqu'un, montrer sa solidarité et connaître au fond le problème de l'autre, on doit ressentir-vivre ce que l'autre vit-ressent. On pense que la sympathie c'est partager la même peine, en un mot éprouver les mêmes états affectifs que l'autre. Or cela n'aide pas la personne, car au bout du compte on est deux à être "mal", ça fait deux plaintes et non pas une solution. Cette nécessité de coller au ressenti de l'autre, et plus généralement aux états affectifs est une illusion partagée par beaucoup et survalorisée. On est persuadé que la façon la plus pleine de vivre, c'est la Passion ; au point que cela en deviendrait le mode de vie normal, une sorte de sloganobligation "Il faut avoir des passions", sinon notre vie glisserait sans plus de valeur qu'un pet de lapin sur une toile cirée achetée à Honolulu. La publicité en fait ses choux gras et nous le décline à toutes les sauces. Dans tous les domaines c'est toujours "Margarine, la passion des frites" (remarquez que dans un certain sens c'est vrai qu'elles souffrent dans leur bain !). Pour porter assistance à la personne par rapport à son problème il faut d'abord l'aider à sortir du bain affectif bouillonnant dans lequel elle se grille, et ce n'est pas en y plongeant à notre tour qu'on va la secourir, mais depuis la rive. Pour cela donc Reconnaître le plan affectif. Reconnaître dans deux sens. D'abord Reconnaître au sens d'identifier dans quel état affectif est la personne, et aussi dans quel état affectif vous êtes, vous-mêmes. Deuxièmement Reconnaître cet Etat affectif comme une nation reconnaît un autre Etat souverain sans s'ingérer dans l'intimité de l'Etat, à savoir son gouvernement. Reconnaître l'état affectif, et donc le fait qu'il est à ce moment aux commandes, ceci sans le juger, sans juger la personne, mais en en tenant compte. 106 Jonas, le pardon mode d’emploi Dans cet état de suspend de la guerre, et des passions ou états affectifs, dans ce temps où vous arrêtez la montée active de la spirale blessante pour prendre en compte la blessure de l'autre et trouver ce qui est commun à vous deux, à savoir le fait que vous n'aimez pas être blessés, là se crée quelque chose d'universel qui vous réunit tous les deux. Là s'établit une base commune, positive et humaine, sans suprématie de l'un sur l'autre. C'est cela qu'on appelle la compassion au sens bouddhiste du terme. La compassion n'est pas une charité glorieuse, ni même une victoire sur soi-même, et encore moins une leçon faite à autrui. Elle est simplement la traduction du fait que ce n'est qu'en faisant l'expérience de notre dénuement devant la souffrance, et en éprouvant la difficulté à aider, que l'on se découvre pleinement humain. Ecoutant la souffrance de l'autre et sa difficulté à traiter le problème sans entrer dans le carrousel des passions, pardon, des états affectifs avec leur cortège d'effets sens-ationnels, on présente à l'autre une surface blanche, un de ces points d'appui dont Archimède disait : "Donnez-moi un point d'appui, et je soulèverai le monde!". C'est donc votre honneur que d'offrir cet... appui. Vous y ferez l'expérience de la déprise, voie royale du... dénuement, de la sérénité et du changement, "infime correction de l'essentiel qui importe plus que cent innovations accessoires" *(Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem. NRF Gallimard). Cette attitude, l'empathie (être soi-même avec l'autre sans ressentirêtre inclus dans l'état affectif de l'autre) est à disposition, alors qu'on ne connaît généralement que sa sœur jumelle, la sympathie (éprouver avec l'autre, c'est-à-dire ressentir les mêmes états affectifs). Il est temps de changer de cavalière. La compassion - empathie est une clé qui ouvre deux plans à la fois, celui de l'autre en lui offrant un nouveau point 107 Jonas, le pardon mode d’emploi de perspective pour son champ de vision, et le vôtre en vous faisant accéder à votre dimension, en vous permettant de vous découvrir autre, l'autre de l'alter-ego, mon semblable, mon frère. La déprise est le paradoxe de celui qui crée à partir de rien. La compassion-empathie est un petit rien où l'on accepte d'être nu, comme au jour de sa mort, c'est-à-dire totalement démuni, sûr de rien. Alors, cette "petite mort" peut être une naissance, à deux. 7) COMMENT APAISER L'AUTRE? Examinons comment on peut mettre en œuvre ce que nous venons de dire, en nous souvenant que c’est valable autant dans des situations professionnelles que personnelles, qu’il s’agisse du mécontentement d’un client à votre SAV, d’un conflit avec un subordonné-collaborateur ou supérieur hiérarchique, ou avec un membre de votre famille. L’apaisement de la situation de conflit se fait en plusieurs étapes : 1) Se rendre compte : - que l'on est dans une situation conflictuelle. - qu'il y a des états affectifs qui sont en jeu. - que vous êtes dans un état affectif. - que s'amorce une spirale de blessures. Pour cela : - cesser d'alimenter la spirale, en arrêtant de répondre. Cela permet en outre de s’adonner au deuxième point : - observer ce qui se passe pour décoder votre propre état affectif et celui dans lequel est la personne. Ne pas hésiter à attendre en ne disant rien, surtout si on ne sait pas quoi faire ; 108 Jonas, le pardon mode d’emploi mettre à profit ce temps où l’autre manifeste l’intensité de son état affectif pour se rappeler ce mode d’emploi. Une fois identifié cet état affectif (de l’autre, et le vôtre sur lequel vous alliez répondre)... 2) Manifester de l'attention à la personne, en verbalisant la sensation que elle ressent, par une formulation-constat neutre, sans reproche, sans désir même de prouver votre bon droit, ou votre bonne foi. Si vous avez envie de faire reproche c'est que vous êtes encore dans un état affectif ; idem concernant la preuve de votre bonne foi. Dans ces cas-là il faut continuer à vous taire pour identifier votre propre état affectif. Même si en vous taisant vous avez l'impression d'accréditer les allégations de l'autre. Souvenez-vous que le contenu de ce qui est dit n'a dans cette situation aucune valeur de vérité. Le fait de vous taire est déjà une manifestation d'attention à la personne. Puis complétez-la en formulant la sensation que manifeste votre interlocuteur : - "Vous avez rencontré un gros bug… "Tu es ulcéré par...", "Tu trouves rageant de... Tu ne supportes plus de…", etc... Et ne vous étonnez pas si la personne vous répond par exemple "Mais je ne suis pas en colère du tout !!!" en le disant avec colère. Il lui faut encore un peu de temps pour qu'elle puisse reconnaître en son for intérieur cette façon d'être sensationnelle. Il faut dans ce cas-là...attendre, la laisser vider sa cuve affective…puis 3) Rassurer la personne en disant par exemple que "ce serait normal dans cette situation d'éprouver une certaine frustration. "Je comprends que tu sois déçu(e) par...". Laissez la personne "vider sa cuve" sens-ationnelle et observez le 109 Jonas, le pardon mode d’emploi decrescendo d'intensité verbale avec laquelle elle s'exprime, notamment les changements d'intonation. 4) Dire la possibilité du problème. Manifester une pleine disponibilité à examiner le problème. Pour cela : -> Reconnaître "qu'il est possible qu'il y ait eu erreur", (ce qui ne veut pas dire que la personne ait raison, ni que vous ayez tort : mais que c'est glissé une erreur ou incompréhension,) ou "qu'il est possible qu’on ait confondu ...", "de toutes façons il est certain que cela pose problème, fait difficulté...," etc... -> Envisager votre responsabilité possible sans attendre de savoir si vous avez ou non une part de responsabilité afin de prévenir votre propre attitude d'objection-accusation, vous montrez que vous assumez un erreur possible de votre part (ou de votre service) ; et surtout vous dédramatisez pour votre interlocuteur aussi ; ce faisant, vous lui rendez possible tout à l’heure de reconnaître de lui-même que…) : "Il se peut tout à fait que j'aie oublié de..., ou que je n'aie pas mesuré l'importance de… ou que notre service n’ait pas…" -> Manifester qu'il n'y avait pas volonté de nuire chez aucun des partenaires : ni de la part de votre interlocuteur, ni de votre part : "et je sais que la bonne volonté de chacun n'est pas en cause". 5) Positiver la situation présente : en montrant que "cela va permettre de trouver une solution à ce genre de problème", "de mieux s'entendre", "de pouvoir fonctionner plus harmonieusement", et bien sûr "d'éviter de nouvelles méprises", etc... 110 Jonas, le pardon mode d’emploi 6) Passer à l'examen rationnel du problème : en examinant les faits et surtout en laissant de côté les interprétations et appréciations personnelles. Bien séparer les deux, ne jamais ouvrir la boîte à reproches il n’en sort que des justifications / accusations et aucune solution technique. S’en tenir aux faits, en écoutant les interprétations ou opinions mais sans les relever ni y répondre. Donc sans rentrer dans une escalade de justifications, car vous retomberiez alors dans le registre du sens-ationnel et de l'affectif. Les écouter donne de la considération à votre interlocuteur, il a besoin d’éponger son-ses état affectifs, parfois simplement l’intensité du drame possible à côté duquel ils sont passé. 7) Chercher ensemble une solution concrète au problème, examiner sa mise en œuvre pratique et conjointe (c'est-à-dire par accord commun, parfois avec tout le groupe concerné car cela permettra de faire élaborer par les opérateurs eux-mêmes les bonnes solutions et d’avoir le plus de chances qu’elles soient mises en œuvre car créées par eux). Le plan pratique est d'une grande ressource, il est non seulement une action (sans laquelle la solution ne servirait à rien), mais il représente une alliance entre les personnes. Il est donc impératif qu'ait été désamorcé auparavant le plan des états affectifs. Et il n'est pas nécessaire d'aller voir du côté du papa, de la maman, et tutti frottis. Enfin vérifier qu'il n'y ait pas d'autre problème, car il n’y a pas qu’un train qui peut en cacher un autre ; si c’est le cas les traiter aussi en profitant de l’état d’esprit positif créé, et pour conclure cet accord... 8) Remercier la personne pour la solution et positiver l'issue de la situation. En remerciant votre interlocuteur pour sa coopération dans la résolution du problème vous bouclez la positivité de tout le dialogue et vous validez l'expérience de 111 Jonas, le pardon mode d’emploi "maîtrise" des états affectifs que la personne a faite. Enfin en "ayant de la reconnaissance" pour la personne (c'est le troisième sens de "reconnaître"), vous créez un socle-souvenir, une base comportementale nouvelle pour que votre interlocuteur puisse être ouvert à ce genre de relation et la pratiquer. Et que cette façon de traiter-résoudre un problème soit un modèle qu’il puisse reprendre. Eh voilà, c'est tout. Ah bon, c'est tout? Ce n'était donc que ça le pardon? Oui, il n'est pas un grand Traité international avec toutes les TV, des sourires surfaits, de longues poignées de mains ou de grandes embrassades. Nous avons pris des situations "légères", de la vie quotidienne, pour présenter cette tectonique des plaques de l'offense-rétorsion, cette armature défense-offense dans la relation, plutôt que de grands bouleversements cosmiques type tremblement de terre, c'est-à-dire sur le plan humain guerres, génocides, tortures, assassinats, etc... Les situations banalement intimes de la vie familiale ou de couple sont bizarrement plus difficiles à décoder comme étant dramatiques elles aussi ; il n'y a pas que les crimes faisant la Une des journaux qui soient graves. D'ailleurs ces grands crimes se résument toujours au bout de l'article à des raisons "triviales". Comme le répond la criminelle à l'inspecteur qui lui demande les raisons de son acte : "Pourquoi avez-vous assassiné votre mari, dans la cuisine?" - "Mais parce qu'au salon y a la moquette et c'est difficile à ravoir les tâches de sang !" (Inspecteur Canardo de Sokal, Editions Casterman). Le pardon est discret et parfois même il se passe de mots, en tout cas de mots grandiloquents, du style "Reviens, je te pardonne". Il serait plutôt du genre : une main qui se pose sur le bras de l'autre, et qui signifie tout le pardon. 112 Jonas, le pardon mode d’emploi Ce n'est pas en collant à l'imaginaire des états affectifs qu'on éprouve une réelle satisfaction. Plus on y est collé, plus on est aveugle. Le fait de ressentir un état affectif n'est pas synonyme de vérité, c'est-à-dire du bien-fondé de cet état affectif. Ce qui est vrai c'est qu'on ressent cet état affectif, mais cela ne veut pas dire qu'on ait raison sur ses causes supposées ; on a même souvent tendance à se tromper beaucoup dans ce domaine des responsabilités. "Je suis blessé donc on m'a blessé", tel est notre raisonnement. Pour évacuer sa douleur on en attribue la responsabilité à une origine extérieure à soi : parce que c'est plus supportable d'en chercher la cause à l'extérieur. Je suis blessé (état affectif vrai) donc (attribution faussement causale) on a blessé (responsabilité extérieure) moi (victime). Car si la cause est intérieure à soi, si on est la propre origine de son malheur, c'est insupportable parce que ça semble sans rémission ou sans action possible (sinon on l'aurait déjà fait, pense-t-on). Donc on cherche à l'extérieur de soi une cause : "Trouvez-moi un responsable qui ne soit pas moi !" L'imaginaire, donc, n'est pas un guide, il est un ressort qui peut aller dans un sens ou dans l'autre; et on a tous fait l'expérience de l'élastique qui nous cingle les doigts de façon cuisante, à croire qu'elle était malveillante à notre égard alors qu'elle ne faisait que se détendre. L’apaisement De même la haine-vengeance est une pseudo-satisfaction par défaut, par dépit. Elle est une anti-satisfaction, une satisfaction illusoire contre l'autre. Eh bien puisqu'elle est une satisfaction à l'envers, retournons-la comme un gant, c'est ce que nous propose le processus du pardon. Et examinons si le pardon ainsi considéré tient la route. Il doit être l'envers de la vengeance. Rappelons comment fonctionnait la vengeance : 113 Jonas, le pardon mode d’emploi 1- On se fait réparation. 2- On applique le même préjudice au fauteur. 3- On fait souffrir le fauteur. Regardons comment fonctionne le pardon : 1- On agit soi-même. 2- On se rend compte des états affectifs que l'on ressent soi et l'autre. 3- On produit l'apaisement chez soi et chez l'autre. Le pardon est donc la même chose, mais inversée : on retrouve le fait d'agir à son initiative / le "même" non plus dans le préjudice mais dans la prise en compte des états affectifs des deux personnes / et au lieu de la souffrance multipliée par deux, on a l'apaisement ressenti par les deux protagonistes. La difficulté est de bien employer l'imaginaire et ses états affectifs : ni bons, ni mauvais en soi, tout dépend de l'usage qu'on en fait. Ils ont la particularité d'être ambivalents et donc d'avoir un double. Comme les deux faces d'une pièce de monnaie : elles parlent de la même chose, une valeur, mais la disent différemment... surtout si c'est un enjeu qu'on joue à pile ou face ! Réaménager La solution va se situer dans la prise en compte plus encore que dans la prise de conscience des états affectifs comme s'ils étaient des éléments stables, définitifs, donnés une fois pour toutes. La prise de conscience est une étape nécessaire mais non suffisante, car elle risque de n'être qu'un état affectif de plus. La "prise de distance" permet de se rendre compte que les états affectifs sont relativement modifiables et susceptibles d'aménagement. "Se rendre compte" englobe les deux formules "prise de conscience" et "prise de distance" car 114 Jonas, le pardon mode d’emploi elle signifie aussi "faire rendre compte" aux états affectifs de ce qu'ils induisent dans l'individu, et donc en moi. Si l'on comparait l'individu à une maison, les états affectifs en seraient les pièces, avec des communications entre elles, avec des cloisons mobiles, des murs porteurs, des cloisons fixes, des portes, etc... La situation psychique de la personne, sa personnalité, serait l'agencement interne de ces pièces, qui peut être plus ou moins remanié : à certains moments on abat une cloison, on enlève un plafond, on partage une pièce, on supprime un couloir, etc... On a donc deux possibilités : soit on ne bouge rien, on laisse tout en place comme c'était quand on a acheté, on subit sa maison et on s'adapte à elle. Soit on prend un peu de recul, on "se rend compte" des dispositions de l'espace et des besoins de la famille ou des personnes qui vont habiter là, et on recompose l'espace intérieur. A l'arrière de la maison la chambre qui était froide et triste avec sa fenêtre au nord, on va y percer une porte-fenêtre dans le mur à l'ouest et ça devient une cuisine ensoleillée, de plain-pied avec le jardin. Elémentaire mon cher Watson, certes. Mais l'ancien propriétaire ne l'avait pas fait et ne l'aurait jamais fait. Il a fallu pour ce faire une rupture de l'habitude, de la façon de voir, représentée dans ce cas par le changement de propriétaire. Dans la relation avec l'autre on a le même choix : soit on habite les mêmes pièces de la relation, il se peut alors qu'elle ne soit plus qu'une habitude et l'abri une prison. Soit on ouvre l'espace intérieur, on modifie l'architecture de la relation, et même on recrée de la distance, ce qui ne veut pas dire de la froideur et encore moins de la morgue. Modifier l'idée qu'on se fait de l'autre et de notre relation à lui comme on change la représentation qu'on avait de la pièce du fond et de l'ensemble de la maison. Pour cela il faut prendre de la distance. On sait le 115 Jonas, le pardon mode d’emploi faire avec une maison, il est bon de s'y appliquer aussi dans la relation à l'autre et à soi-même. Prendre de la distance Comment "prend-on de la distance" avec ses états affectifs? En se taisant ne serait-ce que momentanément, en ne se croyant pas obligé de répondre immédiatement, donc en introduisant la distance du silence ; il permet à l'autre de vider sa cuve, sa tension, et à vous il vous laisse le temps de repérer votre état affectif et bien sûr également celui de l'autre ; il vous permet de constater que tout se passe non pas sur le plan du contenu "objectif" des reproches, mais sur celui de la blessure, des états affectifs. Alors vous pouvez verbaliser, faire advenir à la parole ce que ressent l'autre et dont il n'est pas conscient, ou qu'il n'accepte pas encore de ressentir ("mais non je ne suis pas en colère, ça ne me fait rien du tout !!"). Là en disant, avec un ton et un regard neutre, empathique, compassionnel de celui qui constate (pas de celui qui accuse ou se défend), alors vous aidez réellement l'autre à s'apaiser, sans avoir à lui dire "calmetoi", ce qui agace toujours la personne et redouble sa colère ("Je fais bien de m'irriter" disait Jonas), tant qu'il n'a pas pu la traiter. La seule aide que vous pouvez lui apporter c'est précisément de dire, de faire advenir à la parole ce qui est non verbalisé chez lui. C'est ça le pouvoir de la parole ; c'est le point d'appui d'Archimède qui évite la casse des assiettes... et de votre relation. En plus, en faisant silence, au point même d'accepter de ne pas savoir comment faire pendant ce moment où vous vous taisez, vous faites un exercice d'entrainement à la pratique de la sérénité et donc de la sagesse. Il ne s'agit pas de se taire pour seulement se retenir de dire des mots durs, mais de se taire pour observer, et avoir le temps de trouver les bons mots ; 116 Jonas, le pardon mode d’emploi ceux qui vont aider et ceux qui vont avec un peu d'humour désamorcer la tornade. Ça ne demande qu'un effort, celui de se rendre compte que vouloir passer en force ne fait qu'accroître les barrières de l'autre, renforcer ses défenses... et ses attaques. Il faut donc accepter de faire moins de ce que notre premier mouvement (notre premier état affectif) nous poussait à faire. Et là on prend la mesure de ce que l'autre souffre. Et on peut le lui dire avec sérénité, avec compassion ; pas avec un apitoiement du genre : "Mon vieux j'aimerais pas être à ta place, t'es pas sorti de l'auberge!", cela se serait le coup de pied de l'âne, de la vengeance cachée sous les apparences de la commisération. 8) VOIR AUTREMENT : Faute et Obligation. De la difficulté à changer Eh bien voilà, nous sommes en plein dans la problématique du changement, qui donne son titre à cette deuxième partie du livre : "Le pardon, mode d'emploi " c'est-àdire voir autrement. Cette problématique du changement peut se résumer en quelques mots : ce n'est pas en faisant plus de la même chose que ça va changer, sinon ça aurait déjà changé ! Il faut donc savoir s'arrêter. Et oser faire autre chose, et pourquoi pas l'inverse de ce que notre premier mouvement nous poussait à faire. Pour bien comprendre cela laissez-moi vous raconter une belle histoire, tout à fait historique, du moins à ce que raconte la légende ! C'est l'histoire de Dame Carcas dans sa bonne ville de Carcassonne. Ca se passait au Moyen Age. Dame Carcas avait en charge sa bonne ville. En politicien et chef d'état avisé, elle 117 Jonas, le pardon mode d’emploi la dote de ce qui se fait de mieux à l'époque en termes de défense, et même de dissuasion contre les attaques : des fortifications, une triple rangée de remparts fortifiés avec tours, mâchicoulis et tout et tout. Sa ville était à juste titre réputée imprenable. Elle était effectivement imprenable... par la force. Dans ce cas-là, mettez-vous à la place des ennemis, on sait ce qu'il reste à faire : un siège, on dirait de nos jours un blocus ou un embargo, ça se pratique toujours, regardez vos journaux télévisés. Arriva donc une armée ennemie, qui, pas folle la guêpe, décida immédiatement de faire le siège de la ville. Côté ville, on sait ce qu'il faut faire dans ces cas-là, mettez-vous à la place des assiégés : on se rationne, on a fait d'importantes réserves, on a des points d'eau dans la ville, sinon on ne l'aurait pas bâtie là. On est capable de tenir des mois qui peuvent même se compter en année(s). Le rapport de force va donc se situer sur l'échelle du temps. Car du côté des assiégeants ce n'est pas aussi commode qu'on aurait pu le penser. Les premiers mois ça va. Mais au bout d'un certain temps, la situation devient de moins en moins facile. Il faut aller chercher la nourriture de plus en plus loin, car une armée conquérante ne s'embarrasse pas de manières quand elle arrive : elle pille, détruit, brûle, tue abondamment les gens qui auraient pu la nourrir. De plus elle est en proie à l'inactivité, et pour des hommes d'action c'est le pire ennemi. Au bout de quelques mois, il y a des dissensions entre les chefs, voire même des séditions qu'il faut réprimer dans le sang, ce qui fait toujours mauvais effet dans les rangs dont on sait que la force réside dans l'unité et le moral. Mais ça n'est pas rose non plus du côté des assiégés après de nombreux mois. Surtout en se rationnant. Les rations diminuent dramatiquement. La situation est grave. Que fait-on dans ces cas-là? On fait un état des lieux, pour inventorier les ressources restantes. C'est ce qu'ordonna Dame Carcas. En fouillant partout, en rassemblant tout ce qui pouvait être 118 Jonas, le pardon mode d’emploi mangé, on constata qu'il ne restait plus qu'une truie et un sac d'orge ! Alors, à l'effarement de ses conseillers, Dame Carcas ordonna de donner le dernier sac d'orge à manger à la truie... ! Et de jeter celle-ci par-dessus les remparts ! Ce qui fut fait. La truie s'écrasa aux pieds de l'armée assiégeante, son ventre gonflé libérant toute l'orge qu'elle venait de manger. Devant un tel signe d'abondance et de mépris pour l'efficacité de son siège, l'armée ennemie leva le camp et partit ! Tout l'art du changement est là, dans cette façon de prendre à rebours la tendance naturelle à ne voir un problème que sous un seul angle : se rationner encore plus pour durer un peu plus. Changer c'est donc changer de registre, au risque de paraître déraisonnable ("elle est devenue folle la reine" ont dû penser les conseillers). Changer c'est regarder différemment le problème, et donc modifier son "point de vue" quant à la solution, en prenant en compte d'autres éléments de la situation, notamment la relativité de la position de force. On notera que dans cette histoire c'est un élément de communication, et du rapport psychologique à la situation, qui est pris comme support du changement : le fait que le supposé "fort", l'assiégeant est également faible sous certains aspects, voire même a besoin d'aide. En fait il a besoin d'un coup de pouce pour pouvoir quitter sa position inconfortable d'assiégeant infructueux. Il lui faut une bonne raison, une raison suffisamment acceptable ou décisive pour justifier son changement de stratégie. Oui, c'est très bien tout ça, mais moi je m'emporte, c'est plus fort que moi, je ne peux pas m'empêcher de répliquer quand l'autre m'attaque ou me dit une rosserie! C'est sûr c'est difficile de résister à son premier mouvement, surtout quand on 119 Jonas, le pardon mode d’emploi se sent blessé par ce que dit l'autre, on a envie de lui faire sentir qu'il nous a dit une vacherie, et de le lui faire ressentir de la même façon, avec la même intensité. Tenez, regardez, en en parlant nous sommes déjà dans le processus même d'explicitation-reconnaissance de l'état affectif que vous ressentez dans la situation d'agressivité ; vous voyez c'est apaisant, et c'est tout à fait possible de l'appliquer à n'importe quelle situation, même la vôtre, maintenant en train de lire ce livre qui parle de ce qui vous semble si difficile à faire. Ce doit donc être faisable. En résumé Bon, je vous entends, vous voulez qu'on résume en quelques mots comment on fait pour ne pas se laisser emporter dans la spirale de la blessure? Voici : 1) Eviter de se sentir blessé. Comment ? En ne rentrant pas dans le processus de contamination réciproque des états affectifs. Comment ? En observant, en identifiant ce processus du maelström qui se produit, là. Dès qu’il y a violence verbale regarder comme la-les personnes sentent blessées ; identifier par quoi. Se rendre compte que l'autre est blessé et qu'il cherche à blesser pour faire sentir à quel point il est blessé, lui. 2) Eviter de blesser l'autre. Comment ? En écoutant. Et pour cela apprendre à se taire. Pour ne pas aggraver la blessure de l'autre, ne pas se précipiter de répondre. Sinon vous risqueriez d'être en train de vous justifier. Se taire permet de ne pas offrir à l'autre le "répondant", le mur sur lequel son agressivité va rebondir. 3) Eponger la blessure de l'autre. Et oui il faut aussi panser un peu la blessure de l'autre, sans démagogie, mais avec retenue et discrétion. Marquer de l'attention à l'état affectif de 120 Jonas, le pardon mode d’emploi l'autre. Il est le signe que la personne a mal à son identité, est meurtrie dans son amour-propre. Peu importe que ce soit à cause de vous ou non. D'ailleurs à ce propos, c'est un bon exercice préliminaire que d'appliquer cette méthode à des situations où vous n'êtes pas en cause, cela permet de bien voir le processus et de voir le résultat de votre écoute. Reformulez ce que ressent l'autre, de façon neutre et empathique, sans excès, pudiquement. Vous verrez la personne se calmer toute seule et être capable elle-même de relativiser l'importance ou la gravité de sa blessure, pour peu qu'on ne l'y contraigne pas. Ce qu'elle veut c'est que soit prise en compte "l'injustice" vécue, qu'elle soit réelle ou simplement ressentie par elle, c'està-dire affective. Ces trois temps peuvent être "mis aux commandes" quasi simultanément, ou l'un après l'autre dans l'ordre indiqué, cela dépendra de la personne que vous avez en face, et de son temps d'intégration. Mort d’homme Bon, c'est très joli tout ça, mais ça n'a rien à voir avec un grand pardon, c'est-à-dire pour une très lourde faute, un assassinat par exemple, dites-vous. Il est évident qu'une telle situation est bouleversante et très difficile à vivre. Il y a non seulement mort d'homme, d'être humain, mais en plus mort, par exemple, de votre enfant, quel que soit son âge. Il y a donc plusieurs niveaux de souffrance qui se superposent, et tous aussi légitimement douloureux. On est atteint dans son sentiment de citoyen du monde porteur d'une certaine moralité, en tant qu'être humain pouvant être soi-même assassiné, et enfin comme parent ou conjoint de la personne assassinée. On se trouve blessé dans son amourpropre, dans son amour de protecteur-gardien de l'autre et de son devenir brutalement interrompu, et dans cet amour d'un 121 Jonas, le pardon mode d’emploi être humain pour un autre humain que l'on s'est choisi ou que l'on a engendré-donné au monde. Tous ces niveaux ruinent l'image qu'on s'était faite du monde, de la vie ici-bas et de ce qu'il y a à y vivre. On notera que c'est pareil pour des parents qui voient leur fils mourir du sida ou d’un accident de la route, avant eux. Tout cela est brisé comme un rêve auquel on tenait plus qu'aux rêves justement que l'on fait dans son sommeil. Parce que c'était un rêve bâti sur la réalité de tous les jours, à laquelle chacun participe, et dans laquelle on élit ses êtres aimés pour vivre avec eux une part d'histoire, un morceau de réalisation, avec lesquels on écrit une trace de son passage ici-bas. Et tout cela se trouve brusquement anéanti par la brutalité d'une malveillance. Cela fait mal à notre souhait de stabilité, de permanence, comme nous surprend la mort dans un accident de voiture d'un être cher. Or qu'y a-t-il de plus injuste et de plus vain qu'un accident de la route? Mais vous remarquerez que là comme dans les domaines interpersonnels, quand on sort de la problématique habituelle, celle de al fatalité, l’analyse non-affective, technique, du problème est grosse de solutions : il a suffit d’imposer des règles de sécurité passive sur les voitures, de limiter la vitesse et de mettre des radars pour passer de dix mille à quatre mille morts par an avec un parc automobile qui a augmenté. La différence au premier abord entre un accident de la route et un assassinat, c'est que le fauteur de l'accident ne le voulait jamais et qu'il le subit lui aussi et souvent en meurt également. L'assassin n'est un être abominable et hors du commun que parce que les journaux s'empressent de le décrire ainsi pour occulter d'emblée le fait, véritablement effroyable et déstabilisant, que l'assassin est comme tout le monde. La frontière entre le comportement normal et le comportement 122 Jonas, le pardon mode d’emploi assassin est en fait très ténue. Le véritable fait est que les assassins ne basculent pas dans la folie, ils passent à l'acte de ce qu'ils vivaient déjà en ombre portée, comme vous et moi, l'ombre portée d'un malheur, d'une pulsion que Mr tout le monde maintient dans le registre de la bienséance et de la haine policée non agie et retournée contre soi. L'assassin ne fait pas plus que passer de 110 à 130 km/h dans un virage de sa vie un peu plus difficile à négocier et sur la route mouillée d'une déception fondamentale de ce qu'il croit être essentiel pour lui (la fidélité de sa femme, la perte de son emploi, une réflexion désobligeante de son créancier, etc...). Il est un être qui a déjanté dans le virage, qui a cru pouvoir saisir et tenir un moment ineffable dans sa main et le garder prisonnier. Il a pris comme un outrage personnel et ontologique le fait que de rien on n’est possesseur. Et il a encore cru qu'il lui fallait laver cet affront dans un acte définitif pour faire comprendre au monde que celui-ci était tout entier responsable de son malheur. Malheur qui n'est que celui d'une croyance. Comme toute croyance elle n'a pas d'autre valeur que la créance que l'on place en elle. Et c'est de ce cercle vicieux qu'il souffre, parce qu'il n'arrive pas à renoncer à son illusion, et à renoncer tout court. C'est cela l'acte véritable le plus difficile à effectuer, renoncer. Et son corollaire, accepter. Accepter le fait que l'autre ne m'appartient pas, n'est pas à mon service, quels que soient les serments que celui-ci ait bien voulu faire, croyant lui aussi qu'il était maître de son désir comme de l'air qu'il respirait. Et pourtant dans cet état de dénuement avec l'autre, d'abandon des oripeaux mentaux de la victoire sur l'autre, dans ce renoncement au devoir-réussir sur le plan social, là s'éprouve une richesse d'être, jamais cotée en Bourse, mais qui a toujours cours partout où quelques personnes savent s'y adonner, savent la valeur de l'abandon. 123 Jonas, le pardon mode d’emploi L’abandon Eh bien le pardon est de la même famille que l'abandon. Il en est le frère jumeau, celui que l'on peut se choisir comme ami de cœur, comme frère spirituel. Il y a la même concordance entre pardon et abandon. C'est la même affaire de cœur, la même opération de changement, la même convergence de vue. Il s'agit d'une ouverture à ce qu'il y a de plus proche entre vous et l'autre, ce qu'il y a d'être en chacun de nous quelle que soit la configuration maladroite ou malheureuse dans laquelle chacun essaie de vivre son être. Il est des occasions où l'on voit l'être de la personne s'ouvrir comme une fleur éclot. C'est notamment le cas lorsque deux personnes sont en amour, c'est visible pour tout le monde sauf parfois pour les deux protagonistes trop préoccupés qu'ils sont par le trouble que génère en eux le désir et par leur incertitude à savoir y répondre. Leur visage resplendit, même dans l'obscurité. De même quand une personne comprendprend conscience de quelque chose d'essentiel, ou également quand elle est écoutée-reconnue dans son besoin affectif ou social. Comme le SDF dont le visage s'illumine au geste qui lui est fait, non pas à cause de la valeur de la somme souvent modique qui lui est donnée, mais à cause de la prise en compte par l'autre de son malheur. C'est cela qui l'émeut et le réintègre dans le corps des vivants, alors que le refus l'enfonce dans les sables mouvants du déni d'existence. Même si le refus est dilué dans la pseudo-excuse gênée d'un "je n’ai pas les moyens" qui pense s'exonérer de son devoir humain en donnant un prétexte, ou qui pense même simplement atténuer la rigueur de son refus par un semblant d'explication. La personne aurait parlé avec le SDF même sans donner d'argent, celui-ci aurait eu ce dont il avait besoin, un peu de reconnaissance d'être dont il manquait autant que d'argent. 124 Jonas, le pardon mode d’emploi Revenons à nos assassins. Le plus abominable c'est qu'à un assassin on peut en vouloir de vous avoir "enlevé" un être cher, alors qu'à un cancer allez faire des reproches! Personne n'a vu d'homme à homme un de ces bitoniaux qui ont nom molécule, virus et compagnie. Pourtant ce sont eux qui tuent le plus. On croit n'exister qu'à proportion de ce à quoi on s'oppose. Cela peut aller jusqu'au ridicule dans la prise de position nettement affirmée entre ce qui est bien et ce qui est mal. Comme le disait avec force une bonne dame au docteur Didier Chals : "Moi, le cancer, je suis contre ! " Ouf, on a eu chaud ! Rassurez-vous on ne lui a pas demandé son opinion sur la peine de mort. Le seul problème c'est que le cancer ne lui demandera pas son avis à la bonne dame. L'erreur est de croire qu'on se facilite la vie en étendant royalement la main pour délimiter ce qui est bon, de ce côté-ci, et mauvais, mettezvous-là. En se faisant un tel cinéma, on se donne l'impression d'avoir du poids et on se berce de l'illusion de décider... de ce qui s'effectue sans nous. La solution est à l'inverse : tenir, même maladroitement, les deux bouts. Là est l'unité, et non plus l'apartheid intérieur. La difficulté est, étrangement, de ne pas alimenter notre racisme interne, bétonné d'opinions-prises de positions bien tranchées. Ainsi, interrogeons-nous sur la peine de mort, car elle nous travaille, même si on croit lui avoir réglé son compte. A quoi sert la peine de mort quand elle existe encore? Nous avons les éléments de réponse quelques pages plus haut, du côté de Vengeance, Tribunal, et pardon. Elle n'est pas un apaisement, elle a les allures d'une vengeance ratée, déléguée à la puissance publique, et ce qui est sûr c'est qu'elle n'a jamais empêché quelqu'un de commettre un crime. Elle n'a de valeur d'exemplarité que pour ceux qui veulent assassiner l'assassin en toute sécurité sans courir de risques et sans crainte de 125 Jonas, le pardon mode d’emploi représailles. Et elle n'enlève rien à la douleur des proches de la victime d'avoir perdu un être cher. Elle ne traite pas la souffrance. La brisure Or cela importe. Comment aider les proches à vivre cette brisure de leur être. Car ils sont brisés, cassés. Il est nécessaire de comprendre ce qui se passe en eux. Prenons un exemple "moindre" qui permettra par contre coup de saisir l'importance de cette cassure. Un veuvage. C'est apparemment "naturel" et normal, personne n'est coupable, le conjoint est mort de maladie. Or le survivant est effondré et mettra des mois, voire des années à s'en remettre. Certes il le savait que personne n'est immortel. Et pourtant il le vit comme une injustice à lui faite. C'est son univers, son cadre de représentation et de vie qui est rompu à travers lui, mais c'est lui qui est en morceaux. Il se retrouve amputé d'une partie de son être qui était devenu un "être-à-deux" avec le conjoint. Comme se retrouve amputé d'une part importante de sa vie, le chômeur. Il a perdu plus que son travail, lui a été ôté sa raison sociale, son utilité, sa raison d'être dans le fonctionnement social ; et aussi toutes les interactions conviviales avec les collègues. N'oublions pas que le travail représente la moitié ou les trois-quarts de la vie éveillée d'un individu adulte. Ou encore également le retraité, il se retrouve avec, du jour au lendemain, une enveloppe de temps vide, sans reconnaissance sociale. Et même s'il a sa femme à la maison, ça ne suffit pas. Le retraité peut mourir de la retraite dans les trois mois s'il n'arrive pas à se retrouver-redonner des centres d'intérêt à sa vie. Dans ces trois exemples on retrouve la même profonde douleur, une identique désorientation de ceux qui sont frappés par l'injustice du "sort". Ce qui fait leur douleur profondément 126 Jonas, le pardon mode d’emploi respectable et réellement pathétique, c'est la brisure de leur cadre de référence, c'est-à-dire de ce qui était leur vie avec ses "habitants", ses valeurs, ses partages, ses dons, etc... Le drame vient de là, de cette brisure et de la grande difficulté à recoller les morceaux de cette fracture de leur vie, plus en fait que de l'assassin, même si c'est par lui que c'est arrivé. Et symétriquement, comme l'image inversée dans le miroir, l'acte criminel détruit à rebours l'assassin dans son rapport à la vie, avec l'étrange sentiment d'impuissance que l'on ressent quand en freinant on sent la voiture déraper irrémédiablement pour aller frapper les voitures de devant. On a donc deux groupes de vies brisées, celles de la victime et de ses proches d'une part, et de l'autre celles de l'assassin et de ses proches, car ils sont brisés eux aussi, même s'ils ne le disent pas ou si les médias ne s'attardent pas làdessus parce que ce n'est pas d'un bon rapport "audimat". Il y a une étrange égalité entre ces deux groupes frappés d'un malheur qui les fait participer à leur corps défendant à une tragédie grecque à l'antique. Si l'on en reste là on reste en plan dans un arrêt sur image, dans l'effroi de cette injustice, dans la tétanie mentalement ressassée de cet acte. On devient alors un mort-vivant aspiré en quelque sorte non pas tant par le défunt que par le crime. C'est pourquoi il faut le Tribunal, pour détacher du crime. Mais il faut aussi autre chose pour détacher du cadavre du défunt : le pardon, qui seul réintroduit dans la communauté des vivants. Comment s'effectue cette restauration? En deux temps. La restauration Le premier temps, indispensable on l'a dit, c'est celui du Tribunal. Son but est d'amener le criminel au repentir et souvent il y arrive mais ça n'est pas automatique. La sentence condamne l'acte et juge la personne. Il peut ne pas produire le repentir car le repentir comme l'aveu ne se commande pas, il se 127 Jonas, le pardon mode d’emploi produit. Dans tous les sens du terme : il se produit comme un évènement se déclenche, et également il est un produit qui se prépare, qui se travaille comme on parle de travail de deuil ou d'accouchement. Car il est une conversion de l'être de la personne du criminel. Pour cela il y faut de la parole, c'est pourquoi on parle tant dans un Tribunal, ce n’est pas de la parlote. Si on reprend tout depuis le début y compris en commençant par le nom de l'incriminé, ce n’est pas du superfétatoire, c'est qu'il s'agit d'un individu devant les représentants non seulement de la société mais devant les représentants de l'humanité, de ce qui représente l'humain face à l'inhumain de l'acte que n'a pas maîtrisé l'individu. Et le Tribunal va entendre tous les éléments qui ont pu être rassemblés et qui peuvent permettre de comprendre ce qui s'est passé. Comme ce qu'on dit être le défilé de toute sa vie pour celui qui va mourir. Apparaît ainsi le référentiel qui a été celui de la vie d'une personne. Cette toile de fond et le rappel des faits incriminés ont pour but de permettre à l'accusé de prendre la mesure de l'acte qu'il a commis. De même le temps passé avant le jugement rend possible une réflexion-prise de conscience. Ce repentirconversion est un préliminaire nécessaire. Reste donc après le jugement à produire la reconnexion de chacune des deux parties avec son être d'humain : non seulement la victime mais aussi le criminel. Et ceci pour que la sentence ait valeur de rachat-pénitence et d'achèvement de la conversion, c'est-à-dire de réintroduction, après purgation de la peine, dans le corps social et dans son corpus de valeurs. Cela ne se peut qu'à travers le processus du pardon. Après le Procès Pénal de l'acte, le Processus de Pardon pour les personnes. Le pardon est un acte qui œuvre pour les deux parties. Le pardon ne s'effectue pas à sens unique en direction 128 Jonas, le pardon mode d’emploi du criminel. Il a aussi pour but d'avoir une efficace de réconciliation avec soi-même pour les victimes. C'est essentiel. Le pardon est un acte à deux parties, comme l'amour. Ca ne marche pas si on n'est pas deux. C'est pour cela qu'il faut qu'il y ait repentir du criminel. Sinon on se retrouve avec la déception que l'on a éprouvée lors du procès des grands criminels de guerre nazie, tels Barbie ou Touvier. S'il n'y a pas repentir, comment voulez-vous pardonner à quelqu'un qui ne se sent pas coupable? Attardonsnous un instant sur leur situation pour comprendre cela. L’expérience de Milgram Malgré le temps, malgré le jugement "objectif" de l'Histoire qui donne facilement tort aux vaincus, manifestement ils ne se sentaient pas coupables. Ou plus exactement on peut faire l'hypothèse qu'ils devaient se sentir intérieurement et humainement coupables mais pas responsables puisqu'étant commis d'office aux crimes qui leur étaient commandés. C'est fort courant. Je n'en veux pour preuve que ce qui se passe dans des cas moindres par leurs conséquences mais identiques quant au fond, et qu'on a pu observer en laboratoire lors d'expériences comme celles de Milgram aux USA et qui font l'objet de son livre "Soumission à l'autorité" (Stanley Milgram éd.Calmann-Lévy 1974). De quoi s'agissait-il? On recrute par voie de presse des personnes de tous milieux sociaux pour participer à une expérience sur l'apprentissage et donc la mémoire. En fait il s'agira d'étudier leur attitude par rapport à l'autorité, mais cela n'est pas dit pour ne pas biaiser l'expérience. On met en présence deux personnes, l'une est un des sujets naïfs (recrutés par voie de presse) et l'autre un compère (de l'expérimentateur). Il est celui qui "apprendra". Par un tirage au sort "arrangé" c'est évidemment le sujet naïf qui sera chargé d'enseigner au compère une liste de mots et de qualificatifs associés, type 129 Jonas, le pardon mode d’emploi ciel-bleu, etc... A chaque erreur, le sujet naïf doit infliger une décharge électrique grandissante avec chaque erreur, à la personne "apprenant" pour l'inciter à faire attention et à mémoriser. Bien sûr les décharges ne seront pas envoyées, mais le compère simulera la souffrance croissant avec l'intensité de la décharge. Le tableau des décharges électriques avec 30 curseurs va de 15 à 450 volts avec les mentions suivantes inscrites sur le tableau pour les valeurs clés: VOLTS 15 75 135 195 255 315 375 435 450 UUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUU Attention Choc Choc Choc Choc Choc Choc Choc Choc léger modéré fort très fort intense extrêm. Dangereux XXX Intense Choc XXX Le compère, au fur et à mesure des décharges, manifeste une souffrance de plus en plus douloureuse, allant jusqu'à demander qu'on arrête l'expérience, disant qu'il est cardiaque, etc... Si les "sujets naïfs" demandent d'arrêter l'expérience il est prévu de dire : "L'intérêt de l'expérience exige que vous continuiez." On arrête l'expérience à la troisième demande du sujet naïf. S'il refuse de continuer, on répète à trois reprises la phrase incitatrice et on arrête. *(Pour les cinéphiles, le film "I comme Icare" montre cette expérience). A quel pourcentage estimez-vous le nombre de sujets qui iront jusqu'aux décharges extrêmes ? 20%, 40%, 50% ? Non vous n'y êtes pas. Le chiffre est de 62%. L'expérience a été refaite en faisant attacher le bras du compère par le sujet naïf pour établir un contact physique avec "l'apprenant". On a varié et sélectionné l'origine sociale des sujets naïfs pour qu'elle soit de tous bords. Pensant que l'environnement universitaire 130 Jonas, le pardon mode d’emploi pouvait influer, l'expérience a été renouvelée, sans blouse blanche, dans des locaux extérieurs sans signe apparent d'autorité morale de savoir, dans une banlieue quelconque. Les chiffres ont été sensiblement les mêmes. Voilà ce que nous sommes, nous, vous et moi. Cela se passe de commentaires. La valeur criminelle Il aurait donc fallu dire aux Barbie-Touvier : "Vous n'êtes pas responsables ! On aurait fait pareil que vous, pris dans de telles conditions, pieds et poings liés au nazisme. Dans la tranquillité d'un laboratoire d'Université dans un pays libéral et humaniste on est 62 % de gens normaux, non endoctrinés, à devenir tortionnaires de gens innocents qui ne nous ont rien fait". Mais surtout, ils étaient pris dans une double contrainte : ils devaient à la fois faire et ne pas faire. Quoi ? Moralement ils ne devaient pas tuer des civils, mais les ordres de leur hiérarchie étaient de les exécuter. Dans ce conflit intérieur comment décider ? Comme le fait et doit le faire un militaire : obéir aux ordres. Surtout qu’un soldat c’est fait pour tuer, ne faisons pas d’angélisme. Et, comme de plus, leur hiérarchie n’était pas très portée sur la discussion, ils n’avaient pas vraiment le choix, si ce n’est de se faire exécuter eux-mêmes pour haute trahison. Alors les tortionnaires auraient pu pleurer. Se sentant reconnus dans la situation intenable qui était la leur dans la dictature de leur univers concentrationnaire, dans ce dilemme auquel ils ne pouvaient échapper : devenir tortionnaire ou être exécuté pour refus d'obéissance en temps de guerre, on peut comprendre que des êtres humains deviennent des machines de mort. On en a vu dénoncer leurs voisins pour moins que ça sous l'Occupation ; on a vu aussi horrible que le nazisme ailleurs, en URSS, en Turquie vis-à-vis des Arméniens, aux USA à l'égard des Indiens. Et même après que tout le monde 131 Jonas, le pardon mode d’emploi ait dit généreusement avec la certitude des aveugles « plus jamais ça » on a vu d’autres exemples de génocide au Cambodge, au Rwanda, etc. Même les résistants à l’occupation nazie qu’on aurait pu croire vaccinés contre toute « occupation » se sont enrôlés pour pacifier l’Indochine, l’Algérie, etc. au lieu de leur libérer séance tenante. Alors peut-être ces hommes dont on a fait des tueurs auraient-ils pu enfin parler de leurs nuits peuplées de cauchemars, comme les GI's du Vietnam. Et dans cette commune réprobation contre l'horreur, les anciens nazis, les soldats coloniaux, auraient enfin pu readhérer aux valeurs partagées par tous et réintégrer la communauté des hommes. C’est cela qu’on veut, qu’on espère. Car ils sont aussi de bons pères de famille, c'est cela qui paraît le plus étonnant et qui vient casser l'idée reçue selon laquelle les tortionnaires sont des monstres exceptionnels et repérables par tous, ou des cas pathologiques. Non, ils sont des gens comme tout le monde et qui deviennent abominables parce qu'on le leur demande sur un formulaire administratif B2. 9) LA DONNEE DE BASE : DUKKHA. La difficulté à accepter cette proposition du pardon et son mode d'emploi, vient peut-être d'une réticence fondamentale : c'est qu'il faut alors admettre que la blessure avec son univers de malheurs et de rétorsions est non seulement une donnée de base mais même la principale. Elle est celle qui sert de référence à notre être-là au monde, à notre façon de "voir" la vie, même si on ignore que c'est elle qui la gouverne. Et cela on a du mal à l'admettre parce qu'on est bâti sur le mythe du bonheur, de la réussite. "Croissez et multipliez" disait la Genèse, on a cru y lire "... dans le bonheur!", et on est 132 Jonas, le pardon mode d’emploi tout étonné de se retrouver avec des famines au lieu de familles. En fait, l'univers de base ou plutôt la base de l'univers, c'est la souffrance, même si on emploie toute notre énergie à nier cette évidence. Tout nous le prouve, la dégradation de toute matière, chair ou mouvement vers l'état le plus simple, l'état inerte de la mort. Il est une religion qui en parle et fait de la reconnaissance de la souffrance la base de son enseignement, ou plus exactement de son attitude devant la vie et de son rapport à la sagesse, c'est le bouddhisme. Il énonce : "Tout est Dukkha" Cette expression généralement traduite par "Tout est souffrance" est plutôt à comprendre comme "Tout est en souffrance". Pour quatre raisons. 1) Toute chose n'est qu'en souffrance. Toute chose ne se saisit et n'existe qu'en rapport avec la souffrance. D'une part, parce que le bonheur n'a pas d'histoire, il n'y a que le malheur qui fait des histoires, à n'en plus finir! D'autre part, parce que la vie est marquée par la finitude, évolution et dégradation. Même le plaisir n'échappe pas à la référence à la souffrance car il peut être considéré comme suppression d'un état de besoin qui peut aller jusqu'à la souffrance. Mais ce serait une erreur que de le résumer à cela, il a sa dynamique propre, à savoir la recherche du plaisir parce qu'il est l'inverse d'un état de nonexcitation. 2) En-souffrance : c'est-à-dire en suspens, en attente, dans l'incertitude. Comme on le dit d'un paquet dont l'adresse est devenue illisible, ou bien d'une affaire qui a du mal à se 133 Jonas, le pardon mode d’emploi conclure, dont l'issue est incertaine, mais où il y a aussi du suspense. L'incertitude est angoissante et favorise la dépendance. Mais elle contient aussi la non-assignation : elle peut être positive ou négative. L'attente est neutre, elle est l'élément tiers pourrait-on dire entre l'objet attendu et le sujet qui attend. Le prototype en serait la gestation. Le suspens est l'excitation de l'incertitude, au second degré. Il est le jeu sur l'angoisse, l'impuissance et l'attente. Ces trois sens balayent le panorama de ce en-souffrance, avec ces différentes valences ou intensités et polarités. Ramené à l'homme cela met en évidence notre fluidité des sentiments appliquée aux choses de la vie. Une affaire incertaine peut générer abattement ou excitation active. De même l'intérêt pour les films à suspense, voire d'horreur, nous balance entre répulsion et adhésion, et le tout dans une impossibilité d'en modifier le cours puisqu'on ne peut plus crier au guignol "Attention". Ambivalence fondamentale qui est la leçon qu'on peut tirer des évènements si on veut bien l'y lire. Car toute chose n'est réputée mauvaise que parce qu'on ne la comprend que d'une façon. On veut qu'elle soit univoque, qu'elle n'ait qu'un sens, et un seul, le bon. 3) Le troisième sens est un mixte des deux précédents avec un sens supplémentaire. Du fait que tout est en suspens, en attente, et dans l'incertitude, il en ressort que tout n'est affecté d'aucune finalité. Le véritable sens de l'étant, de tout ce qui est, est que justement il n'a pas de sens prédéterminé. Et donc, que même la souffrance n'a pas de sens. On est alors mûrs pour comprendre l'impermanence dans laquelle on baigne. Voilà le sens de la vie : tout est fluctuant, incertain, non-éternel et fini. Et son paquet d'emballage (assez moche d'ailleurs) la souffrance, n'est même pas une 134 Jonas, le pardon mode d’emploi méchanceté à nous destinée par quelque Grand sadique. Nous sommes nus sous nos habits. 4) Quatrième sens, le plus littéral, et qui nous éclaire sur notre condition : souffrance vient de sufferre, c'est du latin bien sûr, ça veut dire très exactement "sup-porter". Pleurez tristes mortels, voilà-t-y pas que çui-ci nous recommande la résignation en plus maintenant, comme si qu'on supportait pas déjà assez? Que nenni, et vous avez raison de dire que si en plus il faut se résigner c'est bien un malheur supplémentaire. Le premier sens de sufferre et donc de sup-porter est "placer sous" : alors-là ça devient plus intéressant. Ca nous donne même une indication de la voie à suivre. C'est en "plaçant" cette conscience-là "sous", c'est-à-dire à la base de notre sentiment d'être-là au monde qu'on aura une juste perception de lui, de nous, du "tout". Alors il est possible de ne plus être prisonnier de la souffrance puisqu'on sait que "tout est en-souffrance". A partir du moment où vous rétablissez l'impermanence comme faisant partie de et étant le cadre de référence, vous changez sa valeur jusque là négative d'imperfection. Au lieu de vouloir toujours la chasser comme une malpropre, vous opérez un véritable rétablissement comme le fait un bon équilibriste qui connaît bien son centre de gravité. C'est cela qui remet les choses (...et vous) à leur place dans le cours de, de quoi au juste? De ce qui est... ce que c'est. Alors, de savoir supporter cela, vous pouvez même en devenir un "supporter" (sans drapeau ni trompette) de ce courslà de la vie et de cette façon de voir les choses... et les autres. Cela fonde la compassion. Compassion c'est un joli mot, ça vient de cum-patior, oui c'est du latin vous avez deviné juste, et ça veut dire "souffrir- 135 Jonas, le pardon mode d’emploi supporter avec". Compassion de la vie, compassion avec les autres pour ceux qui sont aussi... en- souffrance. 5) Allez, je vois que vous vous intéressez à la chose, je vais vous en donner un peu plus pour votre argent, pardon pour votre attention. Trouvons un cinquième sens ou effet de ce "ensouffrance". C'est celui que j'utilise en ce moment-même pour écrire ces lignes. Car il ne faudrait pas croire que tout ça c'est des trucs pour faire joli parce que ça sonne bien, mais que ça ne servirait à rien. Non, non, ça sert très pratiquement. Eh bien il s'agit de s'autoriser à mettre en souffrance une tâche. Ainsi il fallait absolument que je travaille cet après-midi à rédiger un Bilan. C'est fou ce que pas envie ! Et c'est fou aussi ce que sentiment de devoir, on ajoute. Alors de m'autoriser à juste écrire en 4 lignes pas plus, pour pas les oublier ces quatre petites vérités sur "Tout est Dukkha" cela s'est développé avec une précision inattendue, certes tout l'après-midi mais avec en prime le fait que ça ne me pèse plus de me mettre au Bilan. Le paradoxe est toujours étonnant dans sa fécondité, car cela a fait d'une pierre deux coups. Si j'étais resté devant mon écran ou ma page blanche à me répéter "il faut que tu t'y mettes" j'y aurais passé tout l'après-midi sans rien produire de bon car voulant passer en force. Alors que mettant en souffrance ma tâche, et prenant en compte ma souffrance devant la tâche, je réintroduis le cours des choses et je m'y réintroduis, alors que de vouloir m'y astreindre m'en retire. Pratiquement, comment intégrer "Tout est Dukkha"? En reconnaissant que : -> Reconnaître la souffrance, reconnaître que l'on souffre n'est pas si évident qu'il y parait ; bien souvent on nie et d'abord à soi-même que l'on souffre, qu'on est malheureux. 136 Jonas, le pardon mode d’emploi C'est souvent la négation de ce sentiment de souffrance qui ajoute, voire qui constitue parfois l'essentiel de la souffrance. -> Toute chose, évènement, personne, est dans la souffrance. Cette affirmation qui est une assertion de portée absolue casse notre attitude de déni de la souffrance. En effet on prend la souffrance comme une contradiction à notre perception du quotidien, comme un défi à notre volonté, comme une insulte à notre raison, enfin et surtout comme une vexation à notre narcissisme, à notre idéal du moi. -> Rien n'est grand puisque "Tout est Dukkha". Tout est amené à souffrir, ce qui n'est pas en train de souffrir, ça va ne pas tarder. Tout est marqué par la finitude, la mort, le délitement comme le morceau de sucre dans votre tasse de thé. -> Se brise la dernière illusion qui consisterait à croire qu'en prenant conscience que "Tout est souffrance", on supprimerait la souffrance. Il faut se rendre à l'évidence, cette conscience que "tout est souffrance" est elle-même malheureuse. Le fait de croire éradiquer la souffrance était encore une volonté de victoire du moi, même acceptant d'en passer par les fourches caudines du malheur : puisqu'il l'accepterait, il serait encore maître du malheur ! Or la souffrance-dukkha c'est précisément ce qui échappe à notre contrôle, ce sur quoi on n'a pas prise. Pas d'autre solution là aussi que de lâcher prise ! -> Last but not least, la souffrance est donc ce qu'il y a de commun entre tous les hommes. Le fait qu'ils soient alterégaux devant Dukkha fonde leur égalité au moins autant que les Droits de l'Homme ; cela base leur solidarité sur quelque chose qu'ils connaissent tous, la souffrance. Voilà qui fonde une socialité reposant sur la compassion. Sur la souffrance, sur 137 Jonas, le pardon mode d’emploi ce fumier infâme, il peut donc y avoir la plus belle des fleurs. Ca n'est pas rien. Revenons au pardon, mais on ne l'avait pas quitté en fréquentant son frère jumeau la compassion. En fait le pardon va être de la néguentropie active. L'entropie c'est la tendance de tout corps à aller à l'état inerte. Et la néguentropie est ce qui contrecarre cette tendance, notamment l'information puisqu'elle met en forme, permet de construire, d'aller à contre courant de la dégradation. Le pardon va donc être de la néguentropie, qui contrecarre l'indifférenciation, l'annihilation. Le pardon c'est de l'information forte, c'est-à-dire qui crée une force, qui modifie l'état des choses, les relations des gens entre eux. En fait, il modifie la représentation du rapport à la vie et aux conditions d'existence que les uns ont avec les autres. La blessure non seulement nous fait souffrir, mais pire encore brise notre rêve de perfection, de maîtrise absolue, de monde positif. C'est cela le plus terrible, ce qu'on lui pardonne le moins et qu'on va faire payer très cher à... celui par qui le malheur arrive, en un mot au briseur de rêve. On a du mal à accepter que partout, dans toutes les situations, que l'individu soit seul ou en groupe, professionnel ou simplement convivial, ce qui sous-tend les pensées, impulse les interactions verbales et les actes entre les personnes, c'est de la blessure. Que ce soit en créant de la blessure ou en y réagissant, que ce soit en amenant sa blessure causée par un tiers pour se la faire panser ou penser, que ce soit en prenant n'importe qui à témoin ou en lui faisant endosser le rôle du criminel, ou encore en instaurant une parodie de procès où la cause est entendue d'avance et au cours de laquelle on ne produit bien entendu que les témoins à charge. On a du mal à admettre que ce qui dicte la conduite du monde et régit notre vie dans ses actes les plus quotidiens ce 138 Jonas, le pardon mode d’emploi sont des réactions de chat échaudé, des sensibilités d'écorché vif, un va-et-vient de souffrance, un ping-pong de blessures. 10) LE DESIR ET SES AVATARS. Revenons à l'impact du crime. Une de ses conséquences notables c'est qu'il brise l'être de Désir que l'on est. Etre de Désir c'est-à-dire de confiance, d'amour, d'espoir en la vie et donc en l'autre qui en est le support. Dans la difficulté à pardonner, la personne meurtrie se retrouve dans une situation d'auto-enfermement qui n'est pas sans rappeler, même si c'est à la puissance dix les situations-types de la vie de Mr Tout le monde, vous et moi, celles de la Jalousie, de la Rancœur, et du Reproche. Faisons un coup de zoom sur ces trois formes très proches les unes des autres et examinons comment elles se présentent. La jalousie Dans la jalousie on est blessé par une blessure effectuée ou non encore réalisée. C'est ce qui en constitue la première caractéristique étonnante au premier abord mais on verra qu'on la retrouve dans les autres cas : il importe peu que l'outrage ait eu lieu ou non. Il s'agit en fait d'un défaut de réassurance d'un privilège, celui d'être le préféré, l'unique. Cette exclusivité est considérée comme la condition sine qua non de l'amour, comme sa seule validation. Mais cette même condition va donc tout autant invalider l'amour parce que la personne élue a aimé en pensée, en acte ou par simple omission (comme l'énonce le mode d'emploi du péché que sont certaines prières), a "aimé" donc quelqu'un d'autre. Cette exclusivité était considérée comme la garantie d'un amour vrai, inoxydable et lavable en machine sans perdre ses 139 Jonas, le pardon mode d’emploi couleurs. De même, la virginité au mariage était sensée apporter dans sa corbeille une semblable garantie d'amour parfait. Exclusivité du seul homme, virginité au mariage que les femmes qui l'avaient gardée jusques là résumaient d'un mot : "On était des oies, oui, quand on arrivait au mariage". Piètre résultat pour ce qui était sensé n'avoir pas de prix tant sa valeur était grande. L'exclusivité n'est pas une garantie de valeur, ni une bonne conseillère. Dans ces deux cas, on confond et on inverse la cause et l'effet. La valorisation de la virginité repose sur la qualité de découverte-émerveillement du premier rapport sexuel pour la personne nubile. En faire une contrainte et considérer la virginité comme la propriété du futur époux revient à une captation de l'être même de la personne. Par ailleurs on confond la carte et le territoire, le ticket et le spectacle : en effet ce n'est pas parce que c'est le premier rapport (numérique) qu'il va être merveilleux. C'est, en fait, parce qu'il y aura reconnaissance de chacun, ouverture réciproque, abandon à l'autre, que va naître la sensualité des corps et le plaisir à être... deux. Un premier rapport sexuel brutal ne sera jamais merveilleux. Dans cette chosification de la virginité en un mécanisme automatique ne s'exprime que la volonté de posséder-obtenir de force ce qui ne peut que se donner. Mais cela suppose au préalable que l'on reconnaisse qu'on ne l'a pas et que cela ne peut venir que d'un acte libre de l'autre. Or c'est cela qui est intolérable à l'ego et à la volonté de maîtriser ce qui est par essence incertain. Le merveilleux ne se peut que de la spontanéité de la personne. Il ne se commande pas. De même pour l'exclusivité-fidélité du conjoint. Elle est un effet, pas une condition ; c'est parce qu'on est tellement bien avec l'amant(e) que les autres n'attirent pas. En voulant se prémunir des autres, en un mot interdire que les autres soient attirants, le jaloux n'exprime que sa peur de l'impuissance, c'est-à-dire en fait son incertitude sur le fait d'être digne 140 Jonas, le pardon mode d’emploi d'amour. Et il va essayer de changer le monde extérieur, de le mettre en prison, plutôt que de changer son mo(n) de de représentation, sa façon de voir les choses. L'obligation d'exclusivité est aussi une défense contre le fait que l'autre peut venir à manquer. L'exclusivité n'est pas une preuve d'amour, c'est le signe d'une incapacité à aimer l'autre en tant qu'être existant en soi, autonome, capable de donner librement son amour (comme c'était le cas quand l'autre était fiancé(e) à vous). Il s'agit donc d'un délire d'appropriation forcenée du monde, concentré sur un être, appropriation sensée prémunir contre la souffrance et la mort. Frêle rempart, puisqu'il vous colle à ce dont il est supposé vous prémunir. C'est vouloir à toute force, et contre Galilée, faire tourner le soleil autour de la Terre puisque l'"l'évidence" accrédite votre croyance en vous faisant "voir" se coucher le soleil chaque jour après son parcours d'est en ouest. La rancœur Ça sent le ranci et on a mal au cœur. On réservera ici le sens de rancœur pour l'amertume, la déception par rapport à un objet, ou une situation, plutôt que par rapport à une-des personne(s), ce plan étant traité dans Reproche. Par rancœur on entendra donc ce qui est de l'ordre de la frustration qui va être ressassée, rancie. Processus que l'on pratique tous plus ou moins comme Mr Jourdain la prose. Ce qu'il y a de particulier dans ce phénomène c'est qu'il focalise-crée un "mauvais objet" qui devient porteur, "responsable" de tout mon malheur. Il a donc en fait, une fonction économique pour l'individu puisque dans ce mauvais objet on place tout le négatif hors de soi. Si ce qui est mauvais n'est pas moi, alors moi je suis bien. Vous aurez reconnu-là également les phénomènes de boucémissaire, racisme, etc... Evidemment, avec de tels présupposés, l'individu va être très négatif-agressif vis à vis de l'objet, situation ou personnage, suscitant de la part de celui-ci 141 Jonas, le pardon mode d’emploi une réaction de défense-fuite-attaque, qui sera ressentie comme une agressivité venant de l'autre. La boucle sera alors bouclée, cette réaction venant "prouver" l'élection du mauvais objet à cette fonction, "justifiant" le processus de rancœur et l'alimentant. En fait la personne est l'auteur de l'agression mais croit en être la pure victime, s'enfermant elle-même dans un processus de malheur-récrimination sans fin. Le reproche Qu'est-ce que le reproche? Il est la forme inversée du Désir quand il devient totalitaire. Expliquons-nous. Forme inversée : le reproche est l'envers d'un souhait, c'est-à-dire un souhait non exaucé dont on retourne la déception contre l'autre. Que ce souhait ait été exprimé ou non, cela importe peu. Le reproche sera même d'autant plus fort qu'il correspondait à une attente, c'est-à-dire à un souhait non explicite. Ce qui veut dire qu'on voulait que ce souhait soit satisfait spontanément par l'entourage. Désir : le reproche est donc du désir qui n'a pu se dire, se manifester, être compris et donc satisfait. Car le propre du désir est qu'il ne se peut commander et nécessite la spontanéité. Totalitaire : le désir, et son corollaire la spontanéité déçue, va alors se retourner comme un gant en un mixte de reproche et d'obtention forcenée. Dans ce désir de voir réalisé son souhait sans qu'on ait à le demander ou même à le manifester, s'exprime une volonté d'assujettissement de l'autre, de l'entourage. Ce qui fait que ce "désir" devient infernal repose sur une double contrainte, une injonction paradoxale, et un processus de fusion. La double contrainte c'est que c'est une demande qui n'en est pas une au sens ou elle n'est pas exprimée comme telle, voire même est niée ("mais non je ne veux rien"). C'est donc 142 Jonas, le pardon mode d’emploi une demande qui ne doit pas en être une. Elle implique donc elle-même et son contraire. L'injonction paradoxale : cette demande consiste en un impératif qui doit venir des gens eux-mêmes. Elle correspond donc à une obligation de spontanéité. C'est donc une négation dans les termes. Fusion : il y a là recouvrement de désir et non plus rencontre ou association de deux désirs, donc de deux personnes. Le désir de l'autre doit être celui de la personne demanderesse. Il n'y a plus d'en-dehors du désir de cette personne, et donc plus d'autre en tant que tel. S'il n'y a plus d'autre, d'altérité reconnue, on est dans la fusion au sens d'indifférenciation de soi et de l'autre, c'est-à-dire dans la confusion mentale, dans la négation de l'individualité (indivis). Le désir de prévenance spontanée attendue de la part de l'autre s'est mué en volonté de domination sur l'autre "justifiée" par moultes raisons toutes aussi imparables les unes que les autres. C'est ce qui fait de la vie un enfer pour les deux parties, par exemple le malade et son entourage. Cet enfer devient totalitaire quand il a atteint son but, c'est-à-dire quand il n'y a plus d'opposition, que l'entourage est assujetti, esclave. Se déploie alors toute l'étendue de cette victoire à la Pyrrhus : le malade a gagné mais il en meurt... au monde du désir. Il n'est plus dans la dimension du désir puisqu'il est dans l'impératif autoritaire et l'assujettissement d'autrui au lieu de sa spontanéité, à trop la vouloir. De plus il obtient l'inverse du désir, le retrait ou la fuite de l'entourage. Ou bien sûr son animosité dans laquelle vous aurez reconnu la forme inversée du désir : le reproche ! La boucle est alors bouclée en une spirale sans fin qui s'autoalimente indéfiniment, l'entourage atteignant à son tour le point de fusion en ayant le désir que le malade comprenne de lui-même qu'il "en demande trop", etc... etc... 143 Jonas, le pardon mode d’emploi Le malade, le jaloux ou l'aigri, meurt à la dimension du désir parce qu'il veut du certain, du bien net (bon à ma droite, mauvais à ma gauche). Il veut du certain parce qu'il est dans l'incertain, voire dans l'inquiétude maximale (peur de la mort, angoisse d'être sans sa moitié, ou d'être submergé par sa propre agressivité). Il cherche donc à réduire l'incertain de ce qu'il ne maîtrise pas en agissant sur ce qui est à sa portée dans la situation : son environnement, la relation à ses proches. Or le désir ne se peut que de la liberté de l'autre. Il implique donc forcément de l'incertain. Mais il veut avec certitude quelque chose, l'Objet de son souhait. Il va donc devoir se débattre en lui-même avec les deux pôles de son désir : l'objet libre (donc incertain) de sa satisfaction et la certitude de son envie ou besoin d'avoir cet objet. Il va donc osciller entre ces deux pôles comme un pendule, et faire déraper la certitude de son besoin en obligation de satisfaction de la part de la Personne de l'autre, de son entourage. Cela va se produire quand l'individu est en grande incertitude ontologique, c'est-à-dire quand il n'est plus suffisamment assuré en lui-même de son sentiment d'exister, soit parce qu'il est miné par la maladie, ou débordé par son sentiment négatif ou sa frustration, soit parce que l'individu a tout placé de ce sentiment ontologique dans un autre dont il dépend alors complètement. Et le pire c'est qu'il s'était "attaché" précisément à cet autre pour se sentir exister, pour avoir un peu plus de ce sentiment ontologique. Le remède se révèle alors pire que le mal, car il accroît l'incertitude et rend l'individu vulnérable là où il rêvait d'invulnérabilité et de certitude dans ce sentiment. L'autre n'est plus aimé pour lui, ou reconnu en soi, mais aimé pour moi, pour (r)assurer mon sentiment d'exister. 144 Jonas, le pardon mode d’emploi Rassurez-vous, ou inquiétez-vous, c'est pareil dans d'autres situations que l'amour, au bureau, ou sur le plan des décisions politiques entre autres, en un mot quand il est question de pouvoir, de décision, d'imposition, d'obligation, etc. Ce qui se joue réellement n'a souvent rien à voir avec l'objet prétendu du débat, tout comme le couple se déchire pour l'obtention de ce sentiment de sécurité existentielle en croyant ne se disputer qu'à propos de vaisselle, de courses, ou... d'amants hypothétiques. Il faut se faire une raison, quand il n'y a plus d'incertain il n'y a plus de désir et donc plus de vie. Or la vie c'est aussi assurer la suprématie du vivant, du sujet sur l'incertain, sur la mort. A ce paradoxe on se crucifie, car il faut, et c'est la seule véritable obligation, tenir les deux bouts de cette contradiction (désirer et accepter de ne pas vouloir) pour nouer les fils de ce qu'on appellera une existence. 11) LE RENVERSEMENT La vie n'est pas autre chose que le fait de s'adapter à des changements, de les gérer, et si possible de les conduire. C'est déjà tout un programme quand il ne s'agit que de changements extérieurs liés à la conjoncture économique, à l'âge, bref à des choses qu'on ne maîtrise pas. Mais ce qui est plus difficile encore à admettre c'est que la vie requiert de nous, des renversements. Oui requiert, au sens fort de réquisition. La vie requiert des renversements qui ne dépendent, hélas, que de nous, et en plus elle ne nous y oblige pas. C'est ça le plus horrible, on n'y est même pas contraint. On peut rester tel qu'on est, malheureux, sans opérer ces renversements. Cela pourrait 145 Jonas, le pardon mode d’emploi être le cas dans le genre de situation familiale où il y a confusion de représentations entre père, mère-épouse et fils. Le renversement consistera dans ce que va faire l'enfant avec ça, avec ce qui aura marqué son histoire, cette façon de comprendre les évènements, les gens, les relations qui les relient, en un mot les états affectifs qui sont les siens et qui incluent les autres catégories explicitées avec cette notion. Comme le disait J-P Sartre, "L'important n'est pas ce qu'on a fait de l'homme, mais ce qu'il a fait de ce qu'on a fait de lui". On retrouve là le cadre, le sujet, de tout ce livre : que fait l'individu de sa souffrance-blessure, et non pas seulement comment fait-il avec. Car dans ce "faire avec" il y a une sorte de renoncement qui n'en est pas un, qui est en fait un enchâssement de la douleur dans une Image mentale. Et celleci devient alors pôle constitutif de l'individu et l'ancre dans le malheur. De trois façons. Dans un premier sens, l'individu est submergé par sa douleur et ne peut s'en détacher parce qu'il n'a pas les moyens de la traiter. Dans un deuxième sens, parce que l'individu y trouve une sorte de "bénéfice secondaire" car il y a du plaisir à se gratter là où ça fait mal. Enfin dans un troisième sens, parce qu'on a besoin de références, à tel point que mieux "vaut" des références négatives, douloureuses, que pas de références du tout ; ce qui explique que des situations de souffrance soient prises comme référents, et non pas résorbées. Avec ces trois liens, l'individu est alors attaché à son malheur comme un pendu à sa corde. Il en meurt, il en jouit d'une certaine façon, et c'est le seul lien qui le relie encore au monde, mais il n'est plus libre de l'abandonner. Il est donc temps de renverser cela, d'utiliser le lien à d'autres fins qu'à se pendre. 146 Jonas, le pardon mode d’emploi Car lien signifie aussi liaison, donc sens, et relation. Et ce sont bien des effets de sens qui font l'intensité de nos relations. De même les liaisons sont les raccordements que nous faisons entre des situations parfois très différentes dont nous seuls faisons le "transfert" de sens entre la situation ancienne et la nouvelle. Voilà qui nous ouvre à la compréhension de notre collement au malheur, et donc aussi à la possibilité de renverser notre vision des choses. Car par exemple, souvenez-vous, lors de l'enterrement de la tante Agathe, c'est là que s'est opérée une réconciliation, comme si chacun n'attendait qu'une occasion d'abandonner ses griefs, pour se réconcilier avec les autres, mais aussi à travers cela avec soi-même. Ou également, ce film que vous regardiez, et où une scène en apparence anodine vous a fait fondre en larmes, parce qu'en fait, de façon transposée et symbolique, vous était représentée la mise à jour d'une vérité profonde pour vous, profonde autant qu'enfouie. Quelle était cette vérité? C'était un des états affectifs parmi les plus importants parce qu'entrant dans la composition de beaucoup d'autres (comme on le dit pour un alliage de métaux) : la reconnaissance, c'est-àdire se sentir reconnu, accepté, apprécié, dans une relation de réciprocité. Ou également se sentir digne d'être aimé, d'être un Objet d'amour pour quelqu'un. C'est cela qui est à l'œuvre dans une réconciliation, dans des retrouvailles, dans tout raccordement. Ou dans son exact équivalent à l'envers: la séparation, le rejet, la mort. La reconnaissance est l'autre nourriture dont nous avons besoin, celle qui sustente l'être de la personne, qui la fait exister sur le plan de son psychisme, et de son Image. Image qu'elle a d'elle-même, et Image qui est ce qu'elle présente en premier à tout autrui. Eh bien, de même que deux miroirs ne reflèteront rien s'il n'y a pas quelque chose à refléter ou quelqu'un pour regarder le reflet, de même mon rapport au monde et à autrui dépend du 147 Jonas, le pardon mode d’emploi fait que je vais faire exister ces miroirs ou non. Et cela je le peux. Amorcer la pompe Comment? De la même façon que vous opérez pour obtenir de l'eau d'une pompe désamorcée : il faut accepter de dépenser, de perdre un peu d'eau pour en avoir au centuple. De même il ne dépend que de moi d'amorcer la pompe à reconnaissance. Dans une nouvelle de Marcel Aymé, une jeune femme disait à chacun qu'il était beau, et cela les transformait au point que les nouveaux arrivants étaient surpris de les trouver si beaux. Ils étaient réellement transfigurés. Là réside le point d'appui dont a besoin le nouvel Archimède que nous sommes pour soulever notre monde intérieur. Mais il faut bien voir que cela engage notre décision, notre liberté, notre bon-vouloir. Les trois : Décision. Une décision n'est pas une loi, c'est-à-dire quelque chose d'obligatoire qui s'impose à nous de l'extérieur, nous dispensant de choisir ou de poser nous-mêmes loi. Décision est un engagement que l'on prend, qui implique un acte autonome de l'individu. Donc sa liberté. Liberté. Comment penser librement à l'ombre d'une chapelle, d'un dogme, d'une norme obligatoire? demandaient les murs de Mai 68. La liberté est d'abord une attitude intérieure certes, mais aussi extérieure et pour tous, car que faire de notre liberté si les autres ne peuvent aussi en jouir. Notre liberté implique aussi celle de l'autre, sinon il ne peut pas y avoir de désir. "La liberté d'autrui étend la mienne à l'infini" écrivait Bakounine. C'est toujours d'actualité, et c'est un programme indéfiniment formateur. La liberté renvoie donc aussi au bon-vouloir de l'autre. 148 Jonas, le pardon mode d’emploi Bon-vouloir A quoi servirait un vouloir s'il n'était bon? A asservir? A faire souffrir? Ce ne serait que du dépit et ne produirait qu'une satisfaction par défaut, en manque. Il n'est de vouloir que de ce qui est bon, que de ce qui fait du bien. Au fond on ne s'y trompe pas, on sait ce qui est bel et bon, comme on sait ce qui est moche et con, même si on en rit (jaune, d'ailleurs) en l'infligeant à autrui. Bon-vouloir c'est donc à la fois la bonne application de son mental, et le désir de ce qui est bon, de la liberté de l'autre et de son désir libre. La bonté est donc une valeur particulièrement intéressante, car elle est d'une productivité exponentielle, un renvoi en miroir à l'infini. Ah, j'oubliais. Il y faut aussi un peu d'amour. On peut reprendre la définition de la liberté de Bakounine en l'appliquant à l'amour : L'amour d'autrui étend le mien à l'infini. Amour d'autrui dans ses deux sens : celui que me porte autrui, certes, mais aussi celui que je donne à autrui. Il est étonnamment et doublement productif : il y a un bien-être immédiat à faire du bien à autrui, on se sent bien et ça n'est pas une autosatisfaction publicitaire mégalo à l'américaine. Non c'est simple, discret et doux. Et ça fait du bien à autrui, la personne est contente qu'on lui ait dit quelques mots, on le constate même chez la boulangère. Estime de soi Mais cet amour d'autrui ne se peut donner si l'on est plein de haine à l'égard de soi. Cet amour d'autrui comprend donc aussi l'amour de soi. Voilà une bonne nouvelle : vous êtes autorisé à vous aimer vous-mêmes! Il faut le dire ou le répéter, car on nous a désappris cela et on nous a inculqué la désapprobation voire la haine de soi. Contrairement à ce qui est souvent proféré comme stéréotype, les gens en fait ne s'aiment pas assez eux-mêmes, c'est même de ça qu'ils souffrent. Avec comme conséquence que ne pouvant se le 149 Jonas, le pardon mode d’emploi donner à eux-mêmes ils vont l'attendre d'autrui. Et comme ça tarde à venir parce qu'autrui est dans le même cas qu'eux, ils vont faire reproche intérieurement aux autres de ne pas leur donner cet amour-reconnaissance dont ils ont tant soif. Vous aurez reconnu là le fonctionnement en spirale vu précédemment. Il importe donc d'amorcer la pompe à reconnaissance en commençant par l'amour de soi. Comme le disait en guise d'au revoir un voyageur du RER à l'ami qui allait descendre : "Sois bon avec toi-même!". C'était beau, car comment aimer quelqu'un si on ne s'aime pas soi-même, si l'on n'est pas avec soi-même dans un rapport d'ouverture, d'hospitalité avec cet être humain qui est moi-même. Et qui est aussi un autre, en évolution, même incertaine. Alors seulement je suis prêt à envisager l'autre, c'est-à-dire à le rencontrer à travers l'image qu'il a de lui-même, parce que je le reconnais comme mon alter-ego, comme un autre moi-même, un moiautre. Et je ne suis pas obligé d'être d'accord avec l'image qu'il a de lui-même. Ni à prendre cette différence comme une insulte à l'humanité dont il devrait être porteur ; elle n'est en fait que ma propre représentation des choses. Il est important de dissocier soi et l'autre. L'erreur, ou ce que je considère comme tel n'est pas forcément à modifier séance tenante (hormis le cas où une personne est en danger immédiat). Vouloir changer autrui ne sert à rien et est même impossible. Karl Rogers écrivait même dans un manifeste "Il n'y a rien de plus vain que de croire qu'on peut apprendre quelque chose à quelqu'un." Seule la personne peut se changer elle-même. Tout au plus ce qu'on peut faire c'est indiquer à la personne qu'on ne voit pas les choses ainsi, et ne pas tenter de corriger autrui, et réellement respecter son erreur comme ayant le droit d'exister. Paradoxalement c'est cela qui permet à la personne d'ouvrir le début d'un processus de changement. C'est souvent elle qui d'ailleurs revient à la charge en interrogeant pourquoi on ne 150 Jonas, le pardon mode d’emploi pense pas comme elle. C'est alors elle qui est demandeur. Sa position par rapport au problème commence à adopter une infime variation, même si elle va être recouverte par des tonnes de justifications. Leur surnombre est justement l'indice que ça vacille. Il faut respecter cela et ne pas vouloir pousser trop tôt ni trop vite. Il faut laisser le temps à la personne de prendre son propre rythme de changement, en n'oubliant pas qu'un train aussi massif soit-il, aussi rapide soit-il, démarre toujours très lentement, imperceptiblement. 12) ALORS, PRENDRE CONSCIENCE? N'oublions pas que la force avec laquelle on affirme une opinion n'est aucunement une preuve de vérité de cette opinion. Par contre elle est la preuve de notre attachement à cette opinion. Ce n'est pas la même chose. De même un sondage ou un vote n'est pas une garantie d'exactitude ou de bien-fondé, c'est simplement l'indice qu'on croit avec force que... On a donc là à se délier, à prendre conscience de la relativité. Eh bien justement, relativisons. La relativité est forcément générale, totale, sinon elle ne serait pas de la relativité. Elle englobe tout. Y compris donc ce que nous disions à l'instant : la prise de conscience. Examinons cela. C'en est devenu un stéréotype qu'on met à toutes les sauces : il faut prendre conscience de, je n'ai pas pris conscience de l'importance de... Et bien sûr on en fait la panacée, et notamment dans un certain rapport à la psychanalyse. Ca n'est pas aussi évident que ça, n'en déplaise à Descartes. La plupart du temps ce n'est que de l'opinion, nous lui avons réglé son compte un peu plus haut. 151 Jonas, le pardon mode d’emploi Le problème vient du fait que, qui dit prise de conscience, dit individu qui prend conscience. Et là se glisse l'ego qui s'accapare la prise de conscience en offrant simplement ses services puisqu'il faut bien qu'il y ait un support à cette prise de conscience, hein, moi c'est juste pour rendre service. C'est un peu comme le Roi qui de lui-même abdiquerait sa royauté, tenez je proclame même la république... par édit royal ! On sent confusément qu'on est floué mais on n'a pas senti à quel moment s'est opéré le renversement pervers. En fait donc, dans la prise de conscience, c'est encore le Moi Royal qui est aux commandes. La prise de conscience peut n'être qu'un escamotage particulièrement habile qui a les allures d'un changement mais qui revient au même. Et qui nous fait courir indéfiniment de prise de conscience en prise de conscience en espérant que la suivante sera la bonne, comme le singe essaie d'appréhender son image en saisissant de sa main derrière le miroir ce qui se dérobe à l'appropriation telle qu'elle se donne à voir. Et, de même que le singe doit chercher non pas derrière le miroir mais dans l'autre direction, vers lui, sur lui-même, opération qui est non-naturelle et parait même aberrante, de même la dynamique du changement fondamental n'est pas dans la prise de conscience, mais dans la direction opposée. Dans ce qu'on pourrait appeler "la prise d'inconscient". Prise d'inconscient en plusieurs sens : à savoir que ça n'est plus tant une affaire de conscience que de rapport avec l'inconscient. Ce qui veut dire également qu'il faut abandonner tout espoir d'arriver à être définitivement "comme maître et possesseur de la nature" et notamment de la sienne, c'est-à-dire de ce qui est inconscient en nous. On le constate à son moidéfendant en cure analytique : ça se fait sans qu'on sache comment ça se (dé)fait, sans qu'on soit aux commandes de ce bateau qui parait ivre et qui l'est aussi dans une mesure 152 Jonas, le pardon mode d’emploi certaine, et sans être sûr que le pilote connaisse le port. C'est assez déroutant. C'est cela qu'on apprend en analyse, c'est-àdire pas grand chose... sauf çà. Prise d'inconscient. La prise de conscience ne va pas vous blanchir l'inconscient en moins de deux, pfuit finies les taches de mon inconscient sur la chemise immaculée de mon moi innocent. L'inconscient n'est pas une maladie, il ne s'éradique pas comme la rubéole. On n'en finira jamais avec l'inconscient. Puisqu'on est aux prises avec l'inconscient, pourquoi ne pas entendre "prise" au sens où l'on parle de prise de judo? Voilà qui change notre rapport avec l'inconscient et avec notre image du moi. On sait que les arts martiaux orientaux sont aussi des manières de penser ou plus exactement des mises en pratique d'une philosophie-regard sur le monde... et sur soi. Notamment de façon dialectique : on prend en compte le fait qu'une action entraine une réaction. Et que ce n'est pas en s'opposant frontalement qu'on est le plus fort. Il vaut mieux ne pas s'opposer mais accompagner le mouvement même de l'adversaire, en l'orientant ; sa force nous est alors un ajout, au point qu'il suffit d'un coup de pouce (au sens propre) pour faire dévier le coup ou déséquilibrer l'autre. On voudra bien noter qu'une mauvaise compréhension (ou incomplète) de la dialectique (judoka ou autre) a fait croire ou dire uniquement la première partie de la proposition : "Il vaut mieux ne pas s'opposer" ce qui aboutit à une passivité, à une impuissance, et en général à une boucherie. Ce qui serait un mauvais résultat pour l'issue d'un conflit. On oublie souvent la deuxième partie de la proposition : "mais accompagner le mouvement même de l'adversaire" en lui donnant un autre sens. Ce qui permet de comprendre la non-violence : elle n'est pas passivité ou fatalisme ; elle est une action, par exemple s'asseoir par terre; elle est une manifestation d'opinion, et elle oblige l'antagoniste à montrer son non-respect du droit 153 Jonas, le pardon mode d’emploi d'opinion, ou à montrer qu'il est initiateur de violence là même où il se prétend garant de la paix. En prenant cette analogie avec un des arts martiaux les plus connus on a l'image de ce qu'on peut faire avec notre inconscient. Action qui ne soit pas une violence qui créerait des problèmes supplémentaires à gérer. "Sois bon avec toi-même" disait le voyageur. Et bien jusqu'à plus ample informé, mon inconscient fait partie de moi, même si je ne suis pas toujours d'accord avec lui. Alors la question est : comment faire? Généralement on a à sa disposition deux attitudes par rapport aux désirs ou états affectifs : on refuse ou on s'y abandonne. Et on oscille entre les deux comme le balancier d'une pendule. On s'y éprouve instable et parjure à soi-même. Aller à l'opposé du même n'en libère pas, on en reste dépendant même en étant complètement contre. En fait tout contre. Ce n'est donc pas une solution ; parce qu'on reste dans le même ensemble, on change simplement de cavalier, pardon d'élément, mais c'est toujours sur la même piste de danse. "Etre bon avec soi-même" ne consiste ni dans le refus au nom d'un idéal impossible, ni dans le fait de s'adonner à ses états affectifs en s'immergeant ou se noyant dans l'intensité de leur impact sens-ationnel. La solution se situe au cœur même de la difficulté. Dans un pas de côté à effectuer. Voyons de quoi il s'agit : La difficulté lors d'une situation qui nous submerge, nous étrangle de fureur par exemple, la difficulté vient de ce que sont mélangés ensemble le sens de la chose et la blessure qu'on en ressent. Le sens (état affectif) et la blessure (impact sensationnel). Ils sont portés tous deux par la situation, par le même évènement. On les vit donc comme indissociablement liés, comme étant la même chose. Or ils sont de natures différentes : 154 Jonas, le pardon mode d’emploi L'un est au niveau classe, ensemble, l'autre est au niveau élément de cette classe, de cet ensemble. Ce qui est radicalement différent. Or on les prend comme étant de même niveau, dans la même catégorie. C'est ce qui produit la confusion et la difficulté à traiter chacun. Comment ça, qu'ils ne sont pas de la même catégorie? Prenons un exemple : on ne confond pas, on ne traite pas le menu comme le plat au restaurant. Pourtant ils ont le même objet, ce que vous allez manger. On sait choisir sur le menu sans avoir besoin de manger le plat. Le menu est l'ensemble, la classe des mets, le plat est l'élément de la classe des mets. On lit l'un, on mange l'autre. L'un est une méta-communication sur ce qu'on peut manger, l'autre est la chose à vivre-manger dont parle le premier. Eh bien dans le menu des comportements possibles votre interlocuteur a choisi un plat. Vous n'êtes pas obligé de choisir le même. Ce que l'on sait faire au restaurant, on est invité à faire de même au "banquet" de cette vie commune avec d'autres. Sans se sentir offusqué que l'autre choisisse un autre plat que le sien. A ce restaurant tout est dans le menu... y compris des plats qu'on n'aime pas du tout. Et que d'autres choisissent. Et qu'ils renversent sur vous parce qu'ils sont très maladroits ! 13) COMMENT CONCLURE UN PARDON? En utilisant tout cela, y compris ce qu'on a dit (et avec lequel vous étiez d'accord, je vous le rappelle, si, si, j'ai perçu votre assentiment) à propos de l'amour, du bon-vouloir, de la liberté, de la décision, qui sont les ingrédients du changement, en un mot le "être bon avec soi-même" pour pouvoir l'être avec 155 Jonas, le pardon mode d’emploi autrui. Car vous aurez remarqué de vous-même, qu'on ne peut pas être bon avec soi-même tout en s'entretenant dans la haine, parce qu'alors on se déteste en se constatant aussi haineux. On a vu qu'il faut distinguer le jugement de la faute par le Tribunal, du pardon lui-même. Car le pardon n'est pas le but du Tribunal, celui-ci ne juge que des actes et ne condamne que des individus. Le pardon est d'un autre ordre. Il ne se peut que par la réflexion-aveu qui permet de se resituer, victime comme meurtrier, dans le corps de l'humanité ; car il ne faut pas oublier que le meurtre disjoint les proches de la victime du corps social humain en en faisant des inhumains aspirés dans le maelstrom de la réparation-vengeance. Le pardon est donc nécessaire autant pour les survivants que pour le fauteur, pour que les survivants puissent continuer à vivre, autrement que comme "du mort-survivants". Car être un "(du) mort-vivant" est proprement invivable. Et ce serait une victoire supplémentaire de la mort-meurtre sur les (sur)vivants que de les enchaîner à une telle prison. C'est ce qu'illustre une pratique très intéressante de certaines populations dites primitives aux Philippines ou en Afrique. Il s'agit des doubles funérailles. Un certain temps (un à deux ans) après la mise en terre du défunt on l'exhume pour faire ce qui est appelé les "vraies" funérailles. Les premières ont pour but de commencer le deuil et de laisser au corps du défunt le temps de se dessécher pour pouvoir être exhumé lors des grandes funérailles qui vont achever la séparation des vivants d'avec le mort. Car c'est de cela surtout qu'il s'agit, de" traiter" les survivants même si on entoure de beaucoup d'onguents le corps du mort. En effet, même mort, le défunt continue d'hanter l'esprit des vivants, voire de revenir les visiter dans leurs rêves-cauchemars de façon d'autant plus troublante qu'il apparaît alors comme étant mort et vivant, c'est-à-dire comme un "mort-vivant" digne des meilleurs thrillers venant 156 Jonas, le pardon mode d’emploi épouvanter les proches, ou leur Imaginaire, ce qui revient au même dans ce cas-là. Et ceci même s'il n'y a pas eu assassinat, on a toujours quelque faute dans le placard, à l'égard du disparu. Et comme il n'est plus là, on ne peut plus en parler ou "traiter" c'est-à-dire négocier avec lui. On se retrouve donc avec un laissé pour compte diablement embarrassant. Va alors être produite cette cérémonie des deuxièmes funérailles sur la scène du Symbolique. Comment est-elle conduite? Avec force rituels, à grand concours de peuple et grosse consommation de nourriture. C'est toujours une manifestation de foule ou de grand groupe, toute la famille, les proches et tout le village. Et pas tant pour profiter de la ripaille, mais parce qu'il est essentiel que tout le groupe social soit présent et uni (d'où la participation de tous dans l'acte communiel de manger). Il faut l'assemblée du peuple, pour opposer une force équivalente à celle du poids de l'Imaginaire chez les survivants. Le peuple, réunit sur lui bien des attributs du Réel : comme lui il semble éternel, défiant le temps au-delà de la durée de l'individu ; il est l'identité et la culture assurant la saisie-compréhension de la réalité ; il est d'une force qui semble toute-puissante ; et quelques iconoclastes vont même jusqu'à penser que c'est lui qui crée les dieux ! Dans cette cérémonie des deuxièmes funérailles il s'agit de rien moins que de produire à nouveau un Réel viable, mis à mal qu'il a été par la fracture de la mort de l'être cher. Reproduire un Réel notamment pour la veuve et les très proches. Il faut pouvoir donner "quitus" dans tous les sens du terme (solde de tout compte, et latitude de quitter le défunt) pour pouvoir se remarier, recommencer une nouvelle vie, ou simplement poursuivre le cours de l'ancienne, mais en paix avec soi-même. Et tout ceci, je le rappelle, alors qu'il n'y avait pas eu crime, mais simplement mort naturelle. Nous sommes donc là 157 Jonas, le pardon mode d’emploi quasiment dans une cérémonie de pardon à l'égard d'une nonfaute, dans un véritable processus de réparation-réconciliation des survivants avec eux-mêmes déchirés par la brisure-mort de l'être cher. Eh bien si c'est nécessaire quand il n'y a pas eu faute pour réintroduire à la vie, combien plus cela sera-t-il indispensable quand il y aura eu faute. Créer du symbolique Créer une cérémonie, disions-nous, pour le pardon. Elle se fait en trois temps, pas forcément dans un même moment, mais pas trop disjoints dans le temps non plus. Ces trois étapes ont des fonctions différentes mais complémentaires et toutes indispensables : - Le temps de la parole, de l'état affectif qui s'avoue, qui peut s'épancher et non plus exploser contre l'autre ou imploser contre soi. - Le temps du sens qui se met en suspend, en neutralité, c'est-à-dire qui se détache des personnes ; il doit être dit par le tiers médiateur en présence des personnes. - Le temps du symbole : création-partagée par les personnes, qui symbolise vivre à nouveau : création d'un dessin, d'un collage, d'une figurine, d'un objet, d'un repas spécial original, d'une musique ou chanson (rap), d'un poème (style cadavre exquis), plantation d'un végétal, etc. Alors on peut être en paix avec soi-même, avec l'autre, et avec la vie. Le fait de partager du sens produit du bien-être, de l'assomption d'être pour tous. Le pardon est l'ombre portée du Désir, sa sœur jumelle, faisant paire parfaitement complémentaire avec lui et devenant 158 Jonas, le pardon mode d’emploi couple originaire. C'est-à-dire couple générique, qui génère de la personne. Et non plus gère des torts ou du préjudice. C'est pour cela qu'il y a autant de plaisir à pardonner, on y éprouve une paix et un bien-être total et fondateur, comme quand on fait l'amour avec une personne aimée. Le pardon est le reflet de l'acte d'amour dans toute sa dimension de plaisir et d'être. Il ne faut pas pardonner "par amour" c'est-à-dire par devoir (comme on se contraignait au devoir conjugal), mais on pardonne parce que c'est bon, parce que ça fait du bien à tout le monde. Le pardon crée de l'amour et du plaisir. Si vous n'êtes pas heureux de pardonner, c'est que vous n'êtes pas dans le pardon, mais dans la contrainte (certaines religions en font une obligation, on ajoute alors du déni à de la souffrance). Vous avez encore besoin de dire votre blessure. Et d'écouter celle de l'autre. Puis d'avouer, les deux, le fauteur certes, mais aussi vous, d'avouer votre détresse. Amorçant la pompe à reconnaissance chez vous et chez l'autre, vous créez un socle commun, celui du partage d'humanité. Rappelons que l'aveu doit se faire en présence des deux protagonistes. Pas avec un commis à cet office et tenant lieu de l'autre, à sa place. Il ne viendrait à personne la prétention de pardonner à la place de la victime. C'est pourtant ce qu'une pratique religieuse mal comprise est sensée faire à travers la confession à un tiers. En vérité, comme le dit bien l'intitulé "sacrement de pénitence", il ne s'agit que de la première partie du pardon, à savoir travailler la peine-itence et l'aveu appelé confession. Le pardon sera à effectuer avec la personne victime, et il ne suffit pas de se confesser pour être absous, sans avoir à aller parler avec celui à qui on a causé du tort. Le prêtre doit être médiateur et sa fonction ne s'arrête pas à entendre la personne en confession, mais doit se poursuivre par la médiation-rencontre avec la victime pour que puisse se résoudre le problème qu'ont les deux protagonistes. Sinon le 159 Jonas, le pardon mode d’emploi sacrement de pénitence enfonce dans la problématique de la faute en la fixant de façon non-résolutoire au lieu d'apaiserréconcilier les deux parties. A ignorer cela on commet une erreur ontologique créée par une prétention totalitaire, c'est-àdire prétendant magiquement effacer à soi seul ce qui ne relève que d'un acte libre et fondateur des deux autres personnes. Place tierce Cette fonction tierce, écoutant, mettant en rapport les deux protagonistes, et servant de médiateur-témoin de la réconciliation, peut être remplie par n'importe qui, mais à une condition triple : avoir compris le fonctionnement, / n'être pas partie au conflit, / et accepter... de ne pas y arriver ! Car le volontarisme est le premier ennemi du pardon. Il ne se commande pas. On ne peut pas vouloir à la place d'autrui. Tout au plus peut-on rendre cela possible. Et c'est déjà énorme, c'est même la quantité discrète qu'on ne remarque pas mais qui change tout. Seule l'absence de volontarisme permet de constituer la neutralité indispensable qui sera le véritable champ sur lequel va germer le pardon. Tout doit partir de la relativité, surtout le pardon. Il en procède et de plus il permet de l'intégrer, cette relativité ; en cela il est un cadeau aussi pour celui qui le donne, et certes pas le moindre. Le pardon est un don qui permet d'aller au-delà de soi, et même... de la relativité. 160 Jonas, le pardon mode d’emploi Postface, notice biographique et autres livres de l’auteur L’auteur, psychologue de formation, s’emploie à revisiter les mythes de l’antiquité, grecque, sumérienne et biblique. A partir d’une optique de spiritualité laïque c’est-à-dire en dehors de tout engagement de foi, croyance ou adhésion aux formes religieuses en tant que telles, peut alors se développer une analyse qui réintroduit ces mythes dans le patrimoine de sagesse commun à l’humanité. Car il ne faut pas oublier que, dans les temps anciens, les différents domaines du savoir n’étaient pas distincts et développés en tant que tels . La religion rassemblait tout le bagage culturel du groupe humain : les codes pénaux, civils, pratiques d’hygiène, d’agronomie, savoirs calendaires astronomiques, histoire, et bien sûr identité sociale et réflexions philosophiques et métaphysiques sur le sens de la vie. Maintenant que les sciences se développent de façon autonome et rigoureuse, on peut débarrasser les corpus religieux de leurs scories désuètes et se centrer sur leur message spirituel. Celui-ci était dit, construit, de façon poétique sous forme de mythes, parce que l’imaginaire est toujours à disposition, parce que c’est la première forme de pensée : la religion corpus de mythes était ainsi la principale forme culturelle populaire. Mais surtout, dans un domaine où il ne peut y avoir de vérification, la forme poétique est la plus appropriée ; de plus, elle se construit avec ses destinataires, par élaborations successives, ajouts, remaniements, selon le talent et l’inspiration de ses chantres qui avaient des dispositions pour 161 Jonas, le pardon mode d’emploi la chanter-réciter, pour la faire vivre devant et pour leurs auditeurs. Elle devenait ainsi l’expression d’un collectif, expression dans laquelle le groupe se reconnaissait, se sentait exister en tant que tel grâce à ces manifestations ; elles devenaient célébrations notamment aux moments charnières de la vie de groupe (mariages, enterrements, équinoxes, etc.). Le peuple saisissait ce qui l’unissait dans le partage de cette ferveur culturelle dont le ressenti intense était attribué au(x) dieu(x) sous l’égide duquel s’effectuait cette célébration du corps social. C’est ce transfert sur la figure d’une divinité de ce « ressenti » constitué par l’émotion poétique, le partage collectif en un temps et lieu d’une identité propre, la sensation de force et d’unité (celle du groupe), c’est tout cela qui crée la croyance en tant qu’adhésion affective-religieuse à un corpus d’images. Celles-ci sont investies d’une durabilité supérieure à la condition humaine, et bien sûr de pouvoirs infinis, de causalités insoupçonnées, et constituent la « vérité » du dieu qui n’est constitué que des vérités que l’on veut bien y mettre. Mais on peut faire l’hypothèse que ces phénomènes de groupe, pour ne pas dire de foule, ont été remarqués et ont dû faire l’objet d’interrogation de la part des érudits ou des personnes âgées qui avaient eu le temps de voir les choses se produire et se reproduire. Ils en percevaient le caractère relatif et la valeur contradictoire des manifestations de foule : côté versatile, l’adulé est rejeté un peu plus tard, les foules tuent autant qu’elles louent. Et puis surtout, les autres populations ont aussi des dieux, des pratiques, auxquelles elles se vouent et croient sans plus de preuves qu’eux-mêmes. La spiritualité ne pouvait faire l’économie d’une interrogation sur…les religions. Et donc aussi sur ce qui est à sa base : non seulement le(s) dieu(x) mais aussi le besoin de religion, le sentiment d’unité, la quête d’absolu, et peut-être d’abord, parce qu’ils percevaient bien que tout cela se passait 162 Jonas, le pardon mode d’emploi dans la tête, interrogation sur ce qu’est « penser », connaître, etc. C’est ce qui fait l’objet du livre « Caïn, l’énigme du premier criminel ». « Les 3 Tours de Bab’El » analysent les trois monothéismes ainsi que les deux autres grandes religions. La même optique décapante préside à l’analyse du fanatisme comme phénomène socio-psychique dans « Mais…Comment peut-on être fanatique ? », cependant que « La Face cachée de Dieu » présente une autre façon de voir, (si l’on peut dire !) Dieu ou ce que l’on met sous ce terme. Ils seront édités aux Editions L’Arbre aux Signes en 2012. Notice biographique de l’auteur : Psychologue de la Vie sociale et du Travail (DESS Université de Toulouse le Mirail 1979), son activité professionnelle de formateur-consultant s’est orientée dans deux directions principales : 1. La communication en tant que système d'interaction entre les personnes et notamment sur la dimension de conflit et de violence symbolique. 2. L'étude des phénomènes de groupes (groupes "naturels", entreprises, administrations, associations, sociétés), à travers la théorie organisationnelle qui étudie leur fonctionnement et leur problématique du changement. Depuis 1985 l’auteur travaille sur les thèmes religieux afin de développer une spiritualité athée (au sens de libre de toute obligation de croire) s’étayant sur trois éclairages spécifiques : 163 Jonas, le pardon mode d’emploi  L’exégèse et l’étude structurale des textes appliquées à des mythes connus (Arbre de la Connaissance, Caïn, sacrifice d’Isaac, etc.) font affleurer la spiritualité en tant que traitement symbolique sous la lecture habituelle de la violence que l’on conjoint à la faute.  L’analyse organisationnelle (psychosociale et problématique du changement) s’applique aux « groupes » que représentent aussi bien une religion, un Parti, mais aussi une foule de supporters.  L’interprétation psychanalytique dévoile les phénomènes de doubles contraintes, négation, projection et identification, à l’œuvre dans la recherche de toutepuissance mais aussi du sentiment d’appartenance. Bibliographie : Livre : 1ère édition : "PARDON, MODE D'EMPLOI" Ed° Brepols 1997. Réédition revue et corrigée 2012 « Jonas, le pardon, mode d’emploi » Amazon Kindle/ Arbre aux Signes Editions. Livre en co-participation (Rencontres de Suresnes l’Universel) : "LE DIALOGUE INTERRELIGIEUX" Ed° Dervy 2003 164 Jonas, le pardon mode d’emploi Travail sur le fanatisme en quatre volets complémentaires édités séparément : Caïn, l’énigme du premier criminel (1èreed.TdB 2009 / Mais… Comment peut-on être fanatique ? / Les 3 Tours de Bab’El / La Face cachée de Dieu. Seront édités en 2012 aux Editions L’Arbre aux Signes Articles :  "Le péché de Gomorrhe, ou la tentation intégriste" Revue Etudes. Nov 96.  "Sous le désir de Dieu" Revue Nouvelles Clés. Eté 2000.  "Violence invisible" Journal du Sida et de la Démocratie sanitaire. Avril 2001 Interventions dans des colloques :  Alerte aux Réalités Internationales : "Le besoin de religion" 1998.  L'Universel : "Rencontres Spirituelles" 1999, 2000, 2001.  Rencontres de Mai "Regards croisés occident orient" à Strasbourg. Mai 2000.  Cercle Mémoire et Vigilance :" Marges et latitudes de la liberté" Mars 2001. Site de l’auteur : http://www.spiritualite-libre.com/ 165 Jonas, le pardon mode d’emploi TABLE DES MATIERES 1ère Partie JONAS, l’homme en procès Une histoire déroutante. P3 1) JONAS, OU LA MISSION A L’ENVERS. P6 2) L'ENVERS DE LA MISSION. P 17 3) VOIR L'ENVERS DES CHOSES. P 34 La fuite / L’angoisse / La troisième solution / Le sacrifice/ Imaginaire et Symbolique / Le boulot / Et résultat… / Jonas est furieux La dissonance cognitive / L’effondrement Jonas, prophète de malheur. P 21 De la faute… / ...au châtiment Jonas, prophète du malheur. P 24 Problématique du malheur / De la justesse…/ …à la « Justice » Jonas, prophète dans le malheur. P 28 De la Justice… / Les trois ères du rapport à la faute /…au Pardon Du malheur à la déroute. P 32 Pédagogue / Etat affectif / Refus de changer ?/ Relativité et négociation De la relativité... à la politique. P 41 Ils changent, eux / Les animaux aussi / Le véritable prophète Miséricorde La déprise. P 47 4) PROCES DE JONAS P 49 La véritable mission / Le totalitarisme de la violence / Changement de problématique / Bouleversant 166 Jonas, le pardon mode d’emploi 2ème Partie LE PARDON, mode d’emploi 1) LE PARDON, UN ACTE NATUREL ? Ce qu’il n’est pas & ce qu’il est / Un nouveau dé-but P 59 2) MAIS COMMENT CA SE PRESENTE ? P 64 Premier Tableau : un problème de mots? / Deuxième Tableau : un problème de valeurs? / Troisième Tableau : un problème de significations? / L’agneau bêlant / La sensation d’être victime 3) LA SCENE CRUCIALE, L'OFFENSE. P 68 Le baume qui blesse / La dynamique infernale 4) BLESSURE, LA SPIRALE INFERNALE. Pourquoi blesser ? / Pour demander de l’aide ! 5) QUE FAIRE ? P 72 P 79 1- la vengeance 2- le tribunal 3- le pardon Identité / For intérieur / Détruits / Cohérence / L’aveu / De l’acte impulsif à la parole 6) SENS-ATIONNEL ET ETATS AFFECTIFS. P 92 Sens-ationnel / Etats affectifs / La forme / Les deux modes de communication / Se sentir reconnu 7) COMMENT APAISER L'AUTRE ? P 108 Se rendre compte / Manifester de l’attention /Rassurer la personne / Dire la possibilité du pb / Positiver la situation 167 Jonas, le pardon mode d’emploi présente / Passer à l’examen rationnel du pb / Chercher une solution concrète / Remercier la personne 8) VOIR AUTREMENT : Faute et obligation P 117 9) LA DONNEE DE BASE : DUKKHA P 132 10) LE DESIR ET SES AVATARS P 139 11) LE RENVERSEMENT P 149 De la difficulté à changer/ En résumé / Mort d’homme / Mort d’homme / La brisure / L’expérience de Milgram / La valeur criminelle La jalousie / La rancœur / Le reproche Amorcer la pompe / Bon-vouloir / Estime de soi 12) ALORS, PRENDRE CONSCIENCE ? P 151 13) COMMENT CONCLURE UN PARDON ? P 155 Créer du symbolique / Place tierce / Postface / Notice biographique P 161 Tables des matières P 166 168 Jonas, le pardon mode d’emploi L’Arbre aux Signes vous invite à le retrouver sur ses sites : www.arbreauxsignes.com et www.spiritualite-libre.com et à lire en version papier ou e-book : Livres du même auteur : Caïn, l’énigme du premier criminel Les 3 Tours de Bab’El Mais… Comment peut-on être fanatique ? La Face cachée de Dieu Jonas, le pardon mode d’emploi Livrets à thèmes : Le Sacrifice d’Isaac L’Echelle de Jacob La Gorgone Méduse Pandora, la femme une calamité ? Le Péché de Gomorrhe, la tentation intégriste Esope, ou l’art d’accommoder la langue Littérature générale : A vos Plumes ! livret périodique ouvert à tous gens de plume ! Pour nous contacter : contact@arbreauxsignes.com 169 Jonas, le pardon mode d’emploi Pourquoi Jonas fuit-il à l’autre bout du monde quand Dieu l’envoie à Ninive ? Il faudra de fortes pressions (violente tempête, stage de trois jours dans le ventre du poisson) pour qu’il consente à y aller. Et qu’il annonce… quoi ? Que Ninive sera détruite ! A aucun moment il ne parle de la possibilité du pardon. Et quand Dieu gracie Ninive, Jonas est… furieux ! Cet épisode plein de rebondissements nous parle de notre propre difficulté à pardonner. Mais il ne suffit pas de dire « Faut pardonner », on ne ferait que rajouter de la honte à la blessure que nous ressentons. Après Jonas, la deuxième partie, le pardon mode d’emploi, nous explique les « raisons » du désir de vengeance, la spirale de la violence, mais aussi le traitement des conflits et les voies de l’apaisement. Croqué par Bruno Rocco Philosophe et psychologue diplômé (DESS), Jacques Laffitte s’est consacré aux phénomènes de communication, d’identité et de groupes. Depuis 25 ans il centre son travail sur la spiritualité, le « besoin » de religion, et le fanatisme qui ne se limite pas aux religions : communisme, nazisme, génocides en ont été des expressions. L’éclairage original qu’il apporte aux grandes figures bibliques et aux mythes antiques réintroduit la spiritualité dans le patrimoine commun de la culture. Et de la sagesse à laquelle nous aspirons tous ! 170