Jacques Laffitte
Jonas,
le pardon, mode d’emploi
Essai
L’Arbre aux Signes
Editions
Jonas, le pardon mode d’emploi
Jacques Laffitte
Jonas,
le pardon, mode d’emploi
Essai
ère
(1
2ème édition revue et corrigée 2012
parution aux Editions Brépols en 1997 sous le titre
« Pardon, mode d’emploi »
Illustration de couverture : Jonas gravure de Gustave Doré
ISBN 978-2-9540838-1-0
L’Arbre aux Signes Editions
N° Siret : 537 672 727 000 14
APE : 5811 Z
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2
Jonas, le pardon mode d’emploi
PREMIERE PARTIE
JONAS, l’homme en procès
S = Traduction Segond
C = Traduction Chouraqui
* souligné par l'auteur
Une histoire déroutante.
Tout le monde connaît grosso modo l'histoire de Jonas qui
passa trois jours dans le ventre d'une baleine avant d'annoncer
à Ninive qu'elle serait détruite.
En fait c'est un peu plus compliqué, ou plus exactement
c'est fertile en surprises et retournements de situation.
D'abord le héros ne part pas pour effectuer sa mission :
annoncer à Ninive qu'elle est mauvaise, que sa méchanceté est
montée jusqu'à l'Eternel. Non, Jonas part en bateau dans la
direction opposée, à Tarsis, parce qu'il n'a pas envie, mais pas
envie du tout de faire son devoir. Il y a là quelque chose
d'intéressant qu'il faudra explorer. Evidemment la sanction ne
se fait pas attendre : une grande tempête se lève et met en péril
le bateau et tout son équipage. Tout le monde est effrayé et
chacun prie ses dieux avec ferveur, sauf devinez qui, Jonas.
Lui Jonas se couche et s'endort profondément en pleine
tempête ! Réaction étonnante. Le capitaine du bateau vient le
réveiller et lui enjoindre de faire comme les autres, de prier son
dieu. Les prières apparaissent sans effet. Les marins décident
de jeter les sorts pour savoir quel est le coupable d'un malheur
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Jonas, le pardon mode d’emploi
tellement hors du commun. Le sort désigne Jonas. On se dit
qu'il va y avoir du jugement sommaire et du châtiment rapide.
Et bien non, ils lui posent un flot de questions, ce qu'il a fait
(de mal), quel est son pays, qui il est, de quel peuple, c'est une
véritable mission (inter)rogatoire.
En fait, lors de l'embarquement, Jonas leur avait déclaré
"qu'il fuyait loin de la face de l'Eternel" une tâche qui lui avait
été donnée par son Dieu. Alors les marins lui demandent ce
qu'ils doivent faire pour que la mer se calme puisqu'il reconnaît
que c'est à cause de lui que tout ce malheur arrive. Et Jonas
leur répond : "Prenez-moi, et jetez-moi dans la mer, et la mer
se calmera envers vous ; car je sais que c'est moi qui attire sur
vous cette grande tempête." (J 1-12 S).
Mais, alors qu'on pourrait s'attendre à une justice
expéditive, les marins ne le font pas. Ils rament de toutes leurs
forces; et ils avaient déjà jeté par dessus bord tous les objets
inutiles pour alléger le navire. Ce n'est qu'après ces tentatives
qu'ils invoquent le Dieu de Jonas et lui renvoient la
responsabilité du châtiment dont l'exécution paraît la seule
solution. Ils prennent Jonas et le jettent dans la mer. Et la mer
s'apaise.
Jonas, dans le grand bleu, se retrouve avalé par un gros
poisson, l'histoire ne dit pas si c'est une baleine, un dauphin ou
quelqu'autre mammifère marin. Toujours est-il qu'il y séjourne
trois jours dans les conditions que vous pouvez imaginer ; il a
le temps de réfléchir à toutes ces mésaventures et à son refus
de la mission qui lui a été confiée. Bref la nuit noire du ventre
marin portant conseil, il se décide enfin. Le poisson le relâche
sur le rivage.
Alors Jonas va à Ninive et pendant une journée entière de
marche dans la ville, crie contre elle: "Encore quarante jours et
Ninive est détruite!" (J 3-4 S)
Frappés par cette exhortation puissante les gens se
repentent, jeûnent, se vêtent de sacs. Le roi lui-même se couvre
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Jonas, le pardon mode d’emploi
d'un sac, s'assoit dans la cendre et accroît le mouvement en
l'étendant même aux animaux afin que la repentance soit
entière. Car ainsi : "Qui sait si Dieu ne reviendra pas et ne se
repentira pas, et s'il ne renoncera pas à son ardente colère, en
sorte que nous ne périssions point?" (J 3-9 S)
Et effectivement "Dieu vit qu'ils agissaient ainsi et qu'ils
revenaient de leur mauvaise voie. Alors Dieu se repentit du
mal qu'il avait résolu de leur faire, et il ne le fit pas." (J 3-10 S)
Ouf, on a évité la catastrophe ! L'histoire paraît simple
avec comme happy end : la ville se repent et elle est sauvée. Si
c'était une série télévisée tout s'arrêterait là, joie et liesse
populaire. Mais non, l'histoire continue : le héros n'est pas
content, mais pas content du tout. Il est en colère : «Cela déplut
fort à Jonas, et il fut irrité." (J 4-1S) "Cela fait mal à Iona1,
grand mal, et le brûle." (J 4-1 C).
Voilà qui est troublant, d'autant plus que les
commentateurs n'insistent pas tellement sur cette fin, quelque
peu gênés pour rendre compte de ce reste qui colle au texte.
Imaginez votre série télévisée avec Superman qui sauve des
milliers d'habitants... et qui n'est pas heureux du tout d'avoir
réussi cet exploit !
Mais Dieu ne passe pas cet à-côté de l'épisode aux pertes
et profits. Il va traiter ce reste, le "problème" que vit alors
Jonas. C'est ce qui fait l'objet de la dernière partie de l'histoire
où l'on voit Dieu aider Jonas à comprendre pourquoi lui, Dieu,
a eu pitié de Ninive quand ses habitants se sont repentis. Et pas
parce que tel était son bon plaisir, comme le ferait un petit
dictateur velléitaire ou girouette. Non, Dieu va très
pédagogiquement lui donner les éléments pour comprendre la
situation et ce qui a fait son bouleversement sens dessusdessous.
1
Iona est le nom hébreu de Jonas
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Jonas, le pardon mode d’emploi
I) JONAS, ou LA MISSION A L'ENVERS.
Tout cela mérite d'examiner l'aventure en détail. Faisons
un retour sur image, reprenons l'histoire à son début pour
trouver des indices intéressants.
L'histoire, très courte puisqu'elle fait entre une page et
demie et trois pages selon les éditions, démarre sur les
chapeaux de roue. "La parole de l'Eternel fut adressée à Jonas
fils d'Amitthaï, en ces mots : Lève-toi, va à Ninive, la grande
ville, et crie contre elle ! car sa méchanceté est montée jusqu'à
moi." (J 1-2 S)
C'est aussi succinct et impératif qu'un ordre de mission
des Services Secrets s'adressant à un de leurs agents spéciaux.
On ne sait rien sur la "méchanceté" de la ville, on ne nous dit
rien encore sur le danger qui est suspendu au-dessus d'elle. On
sait simplement que c'est "la grande ville". Il faut imaginer
Ninive comme l'équivalent pour l'époque, d'une de nos grandes
métropoles, d'une New York par exemple, puisqu'on apprendra
que "Ninive était une très-grande ville, de trois jours de
marche" pour la traverser à pied (J 3-3 S).
La fuite
La différence entre James Bond et Jonas, c'est que James
Bond va directement au feu par le premier avion. Jonas lui, "se
leva pour... s'enfuir à Tarsis" en bateau. (J 1-3S). On pourrait
qualifier cela de désertion ou de refus d'obéissance justiciables
de Cour Martiale pour Haute Trahison !
C'est ce qui nous rend Jonas très humain. On a beau être
prophète, on n'en est pas moins homme pour autant. Une des
grandes caractéristiques de ce récit, c'est qu'il est fait avec des
hommes comme vous et moi. Qui n'a jamais renâclé devant
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Jonas, le pardon mode d’emploi
une tâche difficile et n'a eu envie de s'enfuir loin, très loin du
lieu de sa mission?
Il part donc "à l'envers", à l'opposé de la direction qui lui
est assignée. Il faut reconnaître que ce n'est pas une mission
facile, aller annoncer à une grande métropole qu'elle est
pourrie jusqu'à la moelle, qu'elle ne mérite que d'être détruite et
qu'elle le sera dans quarante jours! Imaginez-vous à la place de
Jonas, il y a de quoi se faire lyncher ou ce qui se faisait
beaucoup à l'époque et se pratique toujours d'ailleurs de nos
jours, se faire lapider, tuer à coups de pierre par une foule en
furie.
Jonas fuit "loin de la face de l'Eternel". Manque de chance
pour lui, "il s'éleva sur la mer une grande tempête. Le navire
menaçait de faire naufrage" (J 1-4,5 S). En ces temps-là on
n'avait pas les bulletins météo ni les balises Argos. Les
évènements météorologiques, sismiques et autres n'étaient pas
perçus en tant que phénomènes naturels comme l'expression
l'indique de nos jours. Au contraire, ils étaient perçus et
interprétés en tant que phénomènes surnaturels, comme
manifestation de(s) Dieu(x) selon les croyances de chacun.
"Les mariniers eurent peur, ils implorèrent chacun leur dieu" ;
mais cela n'empêchant pas de garder les pieds sur terre et la
tête sur les épaules, "ils jetèrent dans la mer les objets qui
étaient sur le navire, afin de le rendre plus léger." (J 1-5 S)
L’angoisse
Que fait notre Jonas pendant ce temps-là ? Prie-t-il,
implore-t-il son Dieu? Point du tout. "Jonas descendit au fond
du navire, se coucha, et s'endormit profondément." (J 1-5 S) En
pleine tempête, alors que tout le monde risque de périr dans le
naufrage, au lieu d'aider ou de prier, un homme va se coucher
et s'endort profondément.
Cela ne trompe pas, on reconnaît là le syndrome de
l'angoisse. Soit l'angoissé ne peut plus fermer l'œil de la nuit,
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Jonas, le pardon mode d’emploi
soit il dort des heures et des heures et n'en a jamais assez quel
que soit le bruit autour de lui. Mais il y a danger de mort,
direz-vous. Pire que cela, en fait Jonas se vit comme déjà mort
à la vie. L'angoissé n'a plus goût à la vie et la mort lui est
indifférente, ou même, on le verra dans d'autres parties du
texte, la mort lui semble tout à fait intéressante pour mettre fin
à son angoisse ou à son trouble.
Il n'y a que trois solutions à l'angoisse. Avant d'examiner
lesquelles, rappelons ce qui la caractérise : l'individu en
situation d'angoisse ne peut agir sur sa / ses cause(s), sinon ce
serait déjà fait. Ces causes peuvent être objectives, situations
de guerre, pénurie de travail, etc... Elles peuvent aussi être
subjectives : devoir faire quelque chose qu'on déteste ; être le
siège d'un conflit entre des valeurs morales et des valeurs de
profit (tromper le client en obéissant à l'institution et être
parjure à soi-même) ; etc.
Quelles sont ces trois solutions qu'a répertoriées Henri
Laborit dans "Eloge de la fuite" :
1) La fuite quand elle est possible.
2) L'agressivité contre un tiers (ça ne résout pas le
problème mais ça constitue un exutoire).
3) La violence contre soi (symptômes psychosomatiques,
suicide)ou contre autrui (exutoire compensatoire, sacrifice).
Après avoir essayé la fuite, sans succès apparemment,
Jonas en est au symptôme psychosomatique du sommeil, (il ne
lui restera plus après cela que l'agressivité, mais c'est pour plus
tard). Le sommeil présente plusieurs attraits pour l'angoissé : il
est une fuite de la situation d'abord, au profit d'un monde sinon
meilleur du moins autre que celui de l'angoisse et c'est déjà pas
mal. Ensuite le sommeil est lui-même une petite mort, on y
sombre, on lâche tout. Enfin après avoir dormi les choses sont
un peu plus claires, ce qui fait dire à l'adage que "la nuit (le
sommeil) porte conseil".
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Jonas, le pardon mode d’emploi
La troisième solution
Mais le problème sur le bateau reste entier. C'est ce que
vient lui rappeler le commandant de bord : "Pourquoi dors-tu?
Lève-toi, invoque ton Dieu ! Peut-être voudra-t-il penser à
nous, et nous ne périrons pas." (J 1-6 S)
Pour les hommes de ce temps-là, une fois fait ce
qu'humainement ils peuvent faire et que leur art de naviguer
leur a enseigné, la seule possibilité qui reste pour agir sur la
tempête ne peut plus être que du domaine supra-humain, dans
l'ordre des causes surnaturelles et divines. S'offre alors à notre
regard une scène qui a dû se produire souvent dans ces temps
antiques : le psychodrame de la recherche de causalité, dont
notamment (parce que c'est le plus facile), cette causalité
particulière qu'est la culpabilité, la recherche de la faute et
donc du fautif : "Venez, et tirons au sort, pour savoir qui nous
attire ce malheur." (J 1-7 S) Rien n'est plus déstabilisant et
troublant que d'être dans le malheur sans une explication, sans
une cause. Peu importe qu'elle soit vraie ou fausse, n'importe
quoi plutôt que de rester devant le vide angoissant d'une
question sans réponse. Et cette problématique, cette façon de
voir, est partagée par tous y compris Jonas lui-même, on le
verra.
Le sacrifice
"Ils tirèrent au sort, et le sort tomba sur Jonas." (J 1-7 S).
Ce qui se passe alors est étonnant. Les marins auraient pu,
auraient dû en toute « logique » compensatoire, lui tomber
dessus et le sacrifier séance tenante et sans autre forme de
procès puisque c'était lui le coupable clairement désigné par
cette forme de lecture des signes de l'invisible qu'est le tirage
des sorts.
Or pas du tout. Ils veulent comprendre, ce ne sont pas des
bêtes ou des partisans de l'automatisme victimaire. Peut-être
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Jonas, le pardon mode d’emploi
aidés par le fait qu'ils sont d'origines diverses comme tous les
marins, avec chacun leur religion, leurs dieux et leurs
pratiques, ils ont vraisemblablement intégré une certaine
conscience de la relativité des formes religieuses et de ce qui
se joue dans les relations étranges entre l'homme et "son" dieu.
Et alors que la tempête fait toujours rage, "ils lui disent :
Rapporte-nous donc pourquoi ce malheur est sur nous. Quel est
ton métier? D'où viens-tu? Quelle est ta terre? De quel peuple
es-tu, toi?" (J 1-8 C). Ils l'assaillent de questions, ils veulent
comprendre, ils donnent le temps au coupable de s'expliquer,
de se défendre.
Et Jonas explique : "Je suis Hébreu, et je crains l'Eternel,
le Dieu des cieux, qui a fait la mer et la terre." (J 1-9 S) Il
reconnait être affilié au dieu qui, justement, est maître de la
mer ! En fait il est soulagé de pouvoir avouer sa faute, sa fuite.
De nouveau, et de façon entière, car "ces hommes savaient
qu'il fuyait loin de la face de l'Eternel, parce qu'il le leur avait
déclaré." (J 1-10 S). On reconnaît bien là l'angoissé, il a besoin
de parler à quelqu'un, au premier venu de son problème, du
drame qui le fait souffrir et qu'il n'arrive pas à résoudre.
Et là encore rebondissement. On constate une surprenante
sollicitude de la part des marins : au lieu de le sacrifier à
présent, puisqu'en plus il a avoué, ils s'en remettent à lui : "Ils
lui dirent : Que te ferons-nous, pour que la mer se calme
envers nous?" (J 1-11 S). C'est d'une grande retenue, c'est
l'offre faite au condamné de déterminer lui-même sa peine. Peu
de systèmes judiciaires peuvent se prévaloir d'une telle
ouverture d'esprit surtout dans l'urgence d'avoir à agir sur le
problème.
La franchise appelle la franchise. Jonas répond : "Prenezmoi, et jetez-moi dans la mer, et la mer se calmera envers vous
; car je sais que c'est moi qui attire sur vous cette tempête." (J
1-12 S).
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Jonas, le pardon mode d’emploi
Et, nouveau rebondissement, ils... ne le font pas. Ils se
remettent à ramer pour tenter de gagner la terre ferme, "mais
ils ne le purent, parce que la mer s'agitait toujours plus contre
eux." (J 1-13 S). Après ce dernier effort de l'humain contre la
volonté de(s) dieu(x) et avant de jeter Jonas à la mer, donc à la
mort, "ils crient vers IHVH, ils disent : Holà, IHVH ! Ne
soyons pas perdus pour l'être de cet homme." (J 1-14 C) "et ne
nous charge pas du sang innocent ! Car toi, Eternel, tu fais ce
que tu veux." (J 1-14 S).
Il est à remarquer qu'ils prient non pas leurs dieux, mais
celui de l'homme. Et avec force ("Holà IHVH !"), ils renvoient
la responsabilité de ce sacrifice-meurtre sur le Dieu lui-même.
Ainsi, après avoir remis par trois fois l’exécution de la
sentence (alors qu’ils sont en situation d’urgence), après avoir
tout essayé matériellement en se délestant des objets lourds,
après avoir tout essayé humainement en ramant jusqu'à
l'épuisement, alors et alors seulement, puisque la cause de la
tempête est établie, le fautif désigné par signe surnaturel, la
culpabilité du fautif avérée et reconnue par lui, la
responsabilité de la solution rejetée sur l'Auteur de cette
causalité, alors :
"...ils prirent Jonas, et le jetèrent dans la mer. Et la fureur
de la mer s'apaisa. Ces hommes furent saisis d'une grande
crainte de l'Eternel, et ils offrirent un sacrifice à l'Eternel, et
firent des vœux." (J 1-15.16 S).
Imaginaire et Symbolique
On pourrait croire que l'histoire va s'arrêter là, elle se
suffirait à elle-même à ce stade. On ne triche pas avec Dieu et
il punit les méchants. Ca serait moral comme tout. Mais on
validerait ainsi la fausse solution, l’imaginaire d’un supposé
lien de causalité qui aurait marché au lieu d’un véritable accès
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Jonas, le pardon mode d’emploi
au symbolique qui ne nie pas la réalité mais la prend en
compte. C’est cela le véritable enjeu de cette histoire et de ses
mises en scènes successives, passer de l’imaginaire, du
collement imaginaire à des causalités supposées, à un autre
rapport, symbolique, qui relativise le cadre de pensée initial.
Là où on était dans l’Imaginaire qui paraît le réel et est investi
comme tel, qui signe la croyance impérative chevillée au corps
de l’homme, on est appelé à réfléchir, à relativiser (comme le
font les marins qui se débattent en pleine tempête de
conscience). C’est pour cela, parce que l’enjeu véritable est le
renversement de perspective, l’avènement d’une autre façon de
considérer le problème, qu’il y a changement de tableau. Cela
nous est signifié, comme sur une scène, par un coup de
théâtre : retournement de situation, un sous-marin de Sa
Majesté est là et repêche le malheureux Agent 007 dans le
bouillon :
"L'Eternel fit venir un grand poisson pour engloutir Jonas,
et Jonas fut dans le ventre du poisson trois jours et trois nuits.
Jonas, dans le ventre du poisson, pria l'Eternel, son Dieu." (J 21 S).
Il est à remarquer que nous assistons là à une grande
première dans l'histoire de l'humanité : c'est le premier stage de
formation de trois jours en résidentiel complet. Et le rédacteur
de la Bible nous livre même le compte-rendu du stage, c'est
carrément de la dynamique de groupe, avec une seule personne
certes, mais quand même on y retrouve tout, les états d'âme,
l'affectivité, la prise de conscience, le changement et la prise de
décision qui était l'objectif du stage : "J'accomplirai les vœux
que j'ai faits : le salut vient de l'Eternel." (J 2-10 S).
"Et le poisson vomit Jonas sur la terre." (J 2-11S).
On a enfin réussi à positionner l'Agent 007. L'ordre de
mission est alors envoyé à Jonas une seconde fois puisqu'il est
maintenant enfin à pied d'œuvre : "Lève-toi (serait-il encore
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Jonas, le pardon mode d’emploi
couché, en train de dormir? Passons discrètement sur la vie
privée des agents spéciaux qui ne sont pas tous dans les bras de
somptueuses hétaïres)*, va à Ninive, la grande ville, et
proclames-y la publication que je t'ordonne!" (J 3-2 S). On
notera que nous ne connaissons toujours pas la teneur exacte
du message.
Le boulot
"Et Jonas se leva (!)* et alla à Ninive, selon la parole de
l'Eternel." (J 3-3 S). Dès le premier jour Jonas parcourut un
tiers de la ville et admonesta violemment les habitants de
Ninive: "Il criait et disait : Encore quarante jours et Ninive est
détruite !" (J 3-4 S).
Il faut bien se représenter la situation. A l'époque, il n'y
avait pas de télé, ni de journaux, pas de médias pour faire
connaître ce qu'on a à dire ; le seul moyen de communication
c'est l'homme. Et pour parler il n'y a pas de sono ni de baffles,
le seul haut-parleur c'est la voix. Bonne raison donc pour crier,
plus une autre qui est en fait la plus importante c'est le message
qu'il a à dire, le réquisitoire de l'Eternel. C'est ce qui fait de
Jonas un Haut-parleur, le parleur du Très-Haut et qui lui donne
la force de le faire. Car ici il n'y a pas de play-back, pas d'effets
spéciaux, c'est du direct, et même du direct en pleine figure :
"Ninive va être détruite, vous allez tous mourir !"
Cela ne s'énonce pas comme un bulletin météo. C'est non
seulement une catastrophe en soi, mais aussi et avant tout une
véritable condamnation à mort qui est prononcée "car sa
méchanceté est montée jusqu'à moi." (J 1-2 S).
Ce n'est pas facile à entendre, et tout aussi difficile à
annoncer. Et pour que ça ait une chance d'être entendu il faut
que ce soit bien dit, avec conviction, sans douter un seul
instant du bien-fondé de ce qu'on proclame, ni du fait que le
châtiment édicté est inéluctable puisque mérité : Il ne vous
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Jonas, le pardon mode d’emploi
reste que quarante jours à vivre avant d'être châtiés. Vous allez
mourir car vous êtes méchants!! Vous ne méritez plus de vivre,
votre infamie est montée jusqu'à Dieu, la terre hurle d'opprobre
contre vous, etc., etc... Il suffit de se reporter aux psaumes et
de lire les imprécations des prophètes pour voir l'éloquence
déployée dans ce genre de situation. Jonas le fait, et le fait
bien, avec une telle éloquence que les "gens de Ninive crurent
à Dieu, ils publièrent un jeûne, et se revêtirent de sacs, depuis
les plus grands jusqu'aux plus petits." (J 3-5 S).
Et résultat…
Les paroles de Jonas ont porté. Les gens font pénitence, ils
ne mangent plus, ils abandonnent tout ce qui est illusions,
atours, séductions et tromperies en quittant leurs vêtements et
en se recouvrant de sacs. Ce n'est pas confortable des sacs de
jute, ça pique, ça gratte. Et ils le font totalement, au point
d'inclure dans cette repentance les enfants aussi. Le roi luimême se repent et s'assied dans la cendre, ce qui est une
marque de dénuement, d'ascèse, et aussi le rappel de ce qu'on
vaut, et la préparation à ce qu'on va être dans moins de
quarante jours, des cendres.
Il y a là une réelle prise de conscience, un profond travail
de deuil, un complet changement de valeurs, en un mot on
assiste à une véritable conversion des gens. (Conversion : cumversus, se tourner vers-avec, c'est-à-dire changer
complètement, radicalement "à la racine de son être", et non
pas adhérer à une religion comme on prend un ticket de
spectacle.) La conversion était forte en ces temps-là, c'était un
engagement total et une décision de rupture avec les anciennes
pratiques.
"Dieu vit qu'ils agissaient ainsi et qu'ils revenaient de leur
mauvaise voie. Alors Dieu se repentit du mal qu'il avait résolu
de leur faire, et il ne le fit pas." (J 3-10 S).
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Jonas, le pardon mode d’emploi
On serait tenté de dire : Quelle belle Happy end ! Les
fautifs ont fait amende honorable et certainement promis de ne
plus recommencer. Et Dieu leur a pardonné. Mais, bizarrement
ce n'est pas fini. La suite est proprement surprenante et
constitue un nouveau rebondissement. Jugez-en plutôt :
Jonas est furieux
"Cela déplut fort à Jonas, et il fut irrité." (J 4-1 S).
Avons-nous bien lu? Le héros n'est-il pas heureux d'avoir
réussi sa mission, que les habitants se soient repentis et aient
été sauvés, vu leur bonne conduite? Eh bien non, le Héros n'est
pas content du tout : " Cela fait mal à Iona, grand mal, et le
brûle." (J 4-1 C). La traduction d'André Chouraqui le confirme.
Notre héros est furieux du dénouement.
Et il admoneste Dieu et lui adresse des reproches. En
réalité il fait une scène à Dieu, tellement il est dépité, une
scène maximaliste en mettant même en balance sa démission :
"Puisque c'est comme ça je quitte le service de Sa Majesté."
Avec Dieu comme patron cela se dit : "prends-moi donc mon
être ! Oui, ma mort sera meilleure que ma vie." (J 4-3 C).
Dieu, comme tout bon supérieur hiérarchique tente
d'apaiser son employé "Allons, allons, ne te fais pas de mal
comme ça, tu te fais souffrir inutilement", littéralement : "Estce bien que cela te brûle?" (J 4-4 C) ou "Fais-tu bien de
t'irriter?"(J 4-4 S).
On en a tous fait l'expérience, quand quelqu'un est en
colère, les bonnes paroles sont de peu d'efficacité. Il vaut
mieux utiliser le langage pratique et concret des réalités pour
tenter de ramener l'homme à la raison, surtout si c'est celle de
la raison d'Etat, ou des intérêts supérieurs de la Foi. Dieu va
donc utiliser un élément concret, végétal, qui constitue
l'épisode du Ricin.
Jonas s'était construit une cabane à l'écart de la ville, pour
avoir un peu d'ombre, vraisemblablement avec des branchages
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Jonas, le pardon mode d’emploi
car dans le désert il n'y a pas beaucoup de végétation. Mais des
branchages secs ce n'est pas ce qu'il y a de mieux en termes
d'isolation thermique sous l'ardent soleil de ces contrées.
"L'Eternel Dieu fit croître un ricin, qui s'éleva au-dessus
de Jonas, pour donner de l'ombre sur sa tête et pour lui ôter son
irritation. Jonas éprouva une grande joie à cause de ce ricin." (J
4-6 S). Le ricin est une plante herbacée de très grande taille à
feuilles palmées de la famille des euphorbiacées (Dictionnaire
Hachette 1990). Ca fait de la bonne ombre, ça!
Mais le dessein de Dieu est évidemment pédagogique.
Son but n'est pas d'offrir un confort quatre étoiles, fût-ce à un
agent en service commandé. Même si cela a des airs de club
Méd. en plein désert, l'Eternel n'est pas Trigano. D'ailleurs ce
bonheur de ricin ne durera pas plus qu'un souvenir de
vacances. "Mais le lendemain, à l'aurore, Dieu fit venir un ver
qui piqua le ricin, et le ricin sécha." (J 4-7 S). Juste le temps
d'avoir des regrets... et une insolation. "Au lever du soleil, Dieu
fit souffler un vent chaud d'orient, et le soleil frappa sur la tête
de Jonas au point qu'il tomba en défaillance." (J 4-8 S).
Jonas "demanda la mort, et dit : La mort m'est préférable à
la vie." (J 4-8 S). Il présente à nouveau sa démission en
mettant en balance sa vie, ce qui est l'indice d'un trouble
profond et constitue un véritable appel à l'aide.
"Dieu dit à Jonas : Fais-tu bien de t'irriter à cause du
ricin?" (J 4-9 S). On notera la qualité pédagogique de Dieu qui
reprend de façon très formative la même question qu'il avait
posée précédemment. L'enseignement est affaire sinon de
répétition, du moins de retour sur les mêmes points nodaux de
la personnalité du formé, et de ses réticences à changer, à
intégrer le changement dans sa manière de penser.
Et c'est ce que lui dit Dieu, car il ne le laisse pas mariner
dans son incompréhension. Après la mise en situation
métaphorique, il tire pour Jonas la leçon de l'expérience,
puisque ce dernier n'arrive pas à la comprendre : "Tu as pitié
16
Jonas, le pardon mode d’emploi
du ricin qui ne t'a coûté aucune peine et que tu n'as pas fait
croître, qui est né dans une nuit et qui a péri dans une nuit. Et
moi je n'aurais pas pitié de Ninive, la grande ville, dans
laquelle se trouvent plus de cent vingt mille hommes qui ne
savent pas distinguer leur droite de leur gauche, et des animaux
en grand nombre !" (J 4-10 S).
Le texte s'arrête là, de façon très sobre et pudique, laissant
Jonas en pleine interrogation... ainsi que le lecteur.
II) L'ENVERS DE LA MISSION.
Ayons l'outrecuidance de poursuivre la réflexion et
proposons quelques pistes ou éléments complémentaires.
Quel est donc le problème que nous conte cet
enseignement? Et d'abord où se situe le point central de cette
parabole?
Le véritable moment-pivot de l'histoire se situe quand la
destruction de Ninive ne se produit pas. Cela c'est un fait...
psychologique. Constatable, un fait troublant pour
l'entendement. "Cela déplut fort à Jonas, et il fut irrité." (J 4-1
S). Parce que ça démolit tout l'univers de Jonas, toute sa
représentation de ce qui devait se passer. Toutes les valeurs au
nom desquelles Jonas est intervenu sur ordre de l'Eternel, se
trouvent battues en brèche, démenties par les faits, réduites à
néant. Ce n'est pas Ninive qui est démolie, c'est Jonas.
La dissonance cognitive
Se produit là ce que, dans le domaine de la connaissance
ou de conscience, on appelle une "dissonance cognitive", une
fausse note, un déchirement dans l'ordonnancement du système
de connaissance et de valeurs de la personne. On peut observer
17
Jonas, le pardon mode d’emploi
les réactions à cette "dissonance cognitive" dans des situations
de groupe ou dans des collectivités. Cela se produit le plus
souvent dans des sectes, mais pas seulement, également dans
des partis politiques. Un exemple nous est donné avec ce qui
s'est produit en Corée en 1992 où une secte avait annoncé la fin
du monde pour un jour précis. A l'approche de la date
fatidique, les télévisions locales, mais aussi internationales,
s'en sont fait l'écho. Des tas de gens sont angoissés, font
pénitence, se préparent à la mort, certains vendent tout ce qu'ils
possèdent. Et quand à l'heure prévue le cataclysme final ne se
produit pas, tous ceux qui y ont cru sont désemparés et certains
se suicident, ne résistant pas à l'effondrement de ce qui était
devenu leur cadre de référence fondamental. C'est ce que
ressent Jonas et qu'il dit textuellement : "Maintenant, Eternel,
prends-moi donc la vie, car la mort m'est préférable à la vie."
(J 4-3 S). Ne rions pas, la personne est profondément troublée.
Elle est dans un état de déréliction complète : elle se sent
totalement abandonnée, lâchée. Plus rien ne vaut la peine d'être
vécu pour elle, puisque les valeurs auxquelles elle croyait
s'avèrent fausses, irrémédiablement invalidées par les faits.
Son monde s'effondre, l'entrainant dans cette chute.
Le drame se produit quand les personnes n'arrivent pas à
remanier leur cadre de référence, sauf si la secte opère un
rétablissement artistique et périlleux, du genre : "C'est grâce à
nos prières et parce qu'on a fait pénitence que le monde a été
sauvé. Notre Seigneur est le plus grand, etc.., etc..." Dans le
cas d'un parti politique c'est la même chose, il suffit de
remplacer Seigneur par Grand Timonier ou Secrétaire Général,
et prières par Marxisme-léninisme, avec une bonne analyse
politique de derrière les fagots, en un mot la langue de bois
bien connue et toujours en usage sous toutes les latitudes
politiques.
18
Jonas, le pardon mode d’emploi
L’effondrement
Revenons à Jonas et au drame intérieur qu'il vit à ce
moment-là. Il est dans une situation proprement affolante,
c'est-à-dire qui rend fou. Elle se décompose en trois
déterminants : une invalidation du sujet, une situation
paradoxale et une condamnation à mort. Examinons d'abord le
premier de ces déterminants, l'invalidation du sujet. Il peut
s'énoncer ainsi :
1- Je dois annoncer que Ninive sera détruite dans 40 jours
parce qu'ils ont péché.
2- Je l'ai fait, je l'ai annoncé conformément à l'ordre qui
m'a été donné.
3- Ninive n'est pas détruite. (= Dissonance cognitive)
4- C'est donc que leur péché ne justifiait pas la
destruction.
5- J'ai l'air de quoi, moi avec ça, je passe pour un
imbécile.
On comprend qu'il soit fort irrité : Tout ce qu'il lui a été si
difficile de faire apparaît comme caduc ou faux. Jonas se sent
nié, triplement invalidé : par les faits, par le mauvais jugement
d'un péché pas si grave que ça puisque non sanctionné, et
enfin invalidé par Celui-là même qui l'a envoyé et qui change
d'avis.
N'oublions pas que ce n'était pas une initiative de Jonas
d'aller à Ninive, il a suffisamment renâclé ; non il a agi sur
ordre, au péril de sa vie, après que le commandant de l'action
l'y ait obligé par deux fois, et en plus lui ait fait subir un stage
de recyclage de trois jours... dans un hôtel pas très net
d'ailleurs. On reconnaît là ce qu'en psychologie on appelle un
"processus d'invalidation de la personne".
19
Jonas, le pardon mode d’emploi
Il n'y a pas plus déstructurant. Enfin si, ou tout autant,
c'est le paradoxe, le fait de devoir faire une chose et son
contraire simultanément. En effet, dans le cas de Jonas,
l'invalidation du sujet va se doubler d'un paradoxe
parfaitement affolant car sans l'intervention de Jonas Ninive
aurait été détruite puisque "sa méchanceté est montée jusqu'à
moi" (J 1-2 S) selon les paroles de l'Eternel. Le paradoxe
s'énonce dans les termes suivants :
Si je n'annonce pas qu'elle sera détruite, elle le sera. Si
j'annonce qu'elle sera détruite, elle ne l'est pas. Mais pour
qu'elle ne soit pas détruite il faut que j'annonce qu'elle le sera.
Et si je le fais, elle ne l'est pas. Donc j'annonce quelque chose
de faux !
C'est un peu dur pour un prophète, dont la raison d'être est
d'annoncer la vérité. Au secours ! !
Pour corser le tout, (troisième élément) il s'ensuit une
conséquence inattendue pour Jonas. Avec tout ça, c'est-à-dire
cette non-destruction de Ninive pourtant annoncée, (et de la
part de Dieu lui-même en personne), Jonas se trouve être en
pleine situation de médisance. Et oui, de fait, après coup, il se
trouve avoir médit, avoir accusé à tort des gens, une ville
entière, d'un péché qui n'existe pas puisqu'il n'y a pas de
châtiment. Or la médisance était un crime important, dont
l'auteur était frappé de lèpre directement par Dieu, et / ou puni
de mort par les hommes, car ce péché était assimilé aux fautes
les plus graves, l'assassinat, l'inceste, et l'idolâtrie. Voilà donc
notre pauvre Jonas justiciable en plus d'une condamnation à
mort potentielle à cause de l'Eternel.
Il y a de quoi être un peu déçu du voyage... malgré le
séjour offert dans un palace flottant qui laissait un peu à désirer
soit-dit en passant.
20
Jonas, le pardon mode d’emploi
Jonas, prophète de malheur.
Où est en fait le problème, où est-ce que ça pêche?
Permettons-nous d'utiliser une formulation de très bonne
source, puisque tirée de la Genèse quand Dieu s'adresse à Caïn
fort irrité lui aussi du résultat de son action de sacrifice : "à
l'ouverture, la faute est tapie ; à toi sa passion. Toi, gouvernelà." (G 4-7 C). Remarquons au passage la similitude des deux
séquences, la réaction du personnage (irritation et désir de
mort), la difficulté à comprendre la situation pour l'acteur, et la
pédagogie de l'Eternel.
De la faute…
Remontons donc au début de cette histoire de Jonas et
voyons où la faute est tapie. Dans ce qui nous est rapporté
textuellement aux premières lignes, de la mission dévolue à
Jonas nous savons seulement ceci : "Lève-toi, va à Ninive, la
grande ville, et crie contre elle ! car sa méchanceté est montée
jusqu'à moi." (J 1-2 S) C'est tout, c'est court, c'est lapidaire.
C'est même trop court, il y a certainement là une déperdition
d'information. Qui n’est pas le fiat du hasard et encore moins
anodine. C'est une constatation qu'on fait souvent dans les
stages de formation : quand on donne la consigne d'un travail,
d'un exercice, ce qui est retenu et compris par les stagiaires est
souvent fort réducteur par rapport au message initial.
On constate ici dans le message dont on a la trace qu'il
n'est nullement fait mention d'une quelconque possibilité de
rémission ou d'amendement. Et chose troublante quand le
message sera réitéré à Jonas en 3-2, rien n'indiquera la
possibilité d'un rachat. De même dans un stage, en cours
d'exercice quand on fait répéter la consigne, les mêmes erreurs
d'interprétation sont réaffirmées. Heureusement, les formateurs
actuels, chanceux "deus ex machina" de la communication,
disposent de la vidéo qui permet d'avoir une trace objective de
21
Jonas, le pardon mode d’emploi
la consigne initiale. On peut donc faire l'hypothèse que ce n'est
pas Dieu qui est fautif, mais que c'est bien le chargé de mission
qui a oublié quelqu'élément important de la consigne. On se
souvient qu'il n'était pas très enthousiaste pour faire le travail
qui lui était proposé. D'autant que les autres stagiaires promis
aux mêmes missions (peuple ayant fauté, destruction de la
ville), le prophète Jérémie (26-13 / 33 -8...) par exemple, n'ont
pas oublié d'annoncer la possibilité de rémission.
...au châtiment
Ce qui apparaît donc patent chez Jonas c'est qu'il est tout
entier dans la problématique de la faute ; pire même que cela,
plus encore que dans la problématique de la faute, il est dans la
problématique du châtiment : "il criait et disait : Encore
quarante jours, et Ninive est détruite !" (J 3-4 S) Chouraqui
traduit le verbe au futur ("sera bouleversée"). Ce présent de la
traduction de Segond est plus qu'indicatif il rend encore plus
présente cette destruction, ce châtiment avant même qu'il
n'arrive.
Ce "présent", mais aussi cette forme lapidaire de
l'annonce dont on ne nous donne aucun autre détail, cela nous
parle peut-être autant de Jonas que de Ninive. D'autres
prophètes auraient été prolixes sur la ou les fautes, auraient fait
la morale, auraient rappelé et mis l'accent sur l'acte
d'accusation. Ici rien, on ne sait absolument rien de la faute, et
durant toute l'histoire il ne nous sera pas donné d'autre détail
qu'une vague "méchanceté". Cela ne nous empêchera pas dans
le cours du récit d'être attentif aux indices et de formuler une
ou deux hypothèses.
Ces différents éléments, brièveté du message, nonexplicitation de la faute, oubli ou non-mention de la possibilité
de rémission, sur-accentuation du châtiment présenté comme
pratiquement (un) fait, son inéluctabilité dans un temps très
court, la conjonction de toutes ces caractéristiques ne peut être
22
Jonas, le pardon mode d’emploi
un hasard, elle devient un faisceau concordant. Ce que le texte
nous signifie, y compris par ces manques-là, c'est que nous
sommes complètement immergés dans la problématique du
châtiment.
Et de son corollaire, l'exécution. On ne connaît pas de
tribunaux qui ne fassent pas exécuter leurs condamnations.
Alors vous pensez quand c'est le Juge Suprême lui-même qui
condamne. Cette connotation exécutoire, on en trouve
confirmation dans la deuxième formulation de la mission :
"proclames-y la publication que je t'ordonne!" En une ligne
trois expressions fortes, impératives : proclame / publication /
ordonne.
"Proclamer" ce n'est pas simplement annoncer, c'est dire
avec force, crier, c'est de l'imprécation, ce n'est pas de la
guimauve ou une parole en l'air.
"Publication" c'est comme un ordre de mobilisation
générale, ça ne se discute pas ; de même un tribunal rend
publique sa décision.
"Je t'ordonne!" enfin, c'est clair, pas besoin de
commentaires, en général même c'est mal vu concernant des
ordres !
Jonas se vit donc comme un exécutant sinon du châtiment
de l'Eternel, du moins de sa "publication" obligée. Avec
comme conséquence sa difficulté à accepter le changement à la
fin de l'œuvre dont il avait publié le programme.
Jonas n'est pas un prophète de l'espoir, de la rémission, il
est un prophète de malheur. Pris tout entier dans la
problématique de l'exécution du châtiment, ne voyant pas la
possibilité de rémission, il remplit sa mission de prophète
mais, par la force des choses, à l'envers. On comprend qu'au
bout du compte il soit tout retourné du résultat. Souvenez-vous
au début il en était malade, hyper angoissé. De quoi? On peut
23
Jonas, le pardon mode d’emploi
faire l'hypothèse que c'est précisément de cela, de cette
impossibilité à sortir de la problématique du châtiment, à
penser dans d'autres termes.
Jonas, prophète du malheur.
Le prophète tenait donc au châtiment. Mais alors notre
Jonas se révèle-t-il être un affreux Jojo? Oui et non, les deux...
comme tout un chacun d'ailleurs, mais de lui on peut parler !
Voilà ce qui fait l'intérêt de cet apologue dans lequel on peut
lire et entendre quelque chose de nous puisque c'est d'un autre
dont on parle. Jonas, mon semblable, mon frère, permets-nous
de nous regarder à travers toi et d'examiner notre rapport à la
faute et à la justice.
A nos yeux du XXème siècle, donc après deux milles ans
de christianisme (centré sur le pardon), cela paraît incongru
pour ne pas dire incroyable que Jonas soit mécontent de ce qui
est arrivé ou plutôt de ce qui n'est pas arrivé à Ninive, sa nondestruction.
Mais il faut se replacer dans le contexte de l'époque.
L'épopée christique n'est pas encore advenue avec son nouveau
recadrage conceptuel, métaphysique et social. Et pas non plus
la compréhension météo des phénomènes naturels. N'oublions
pas qu'en 1992 après J-C et la Science, (qui fait marcher les
téléviseurs), lors de l'éruption du volcan Pinatubo, les habitants
invoquent leur péché pour "justifier" la calamité qui les frappe.
Pourtant ils ont tous leurs téléviseurs chez eux avec chaque
soir les bulletins météos nationaux, et ils seraient bien en peine
de dire en quoi consiste leur faute.
24
Jonas, le pardon mode d’emploi
Problématique du malheur
A l'époque de Jonas, (mais est-ce si différent
actuellement), on a du mal à sortir de la problématique du
malheur-châtiment
qui
vient
"expliquer-justifier"
l'insoutenable, l'incompréhensible, la souffrance. Et qui d'entre
nous, quand il a un pépin sérieux, ne cherche pas une
explication-justification dans l'astrologie-horoscope pour les
plus atteints, ou tout simplement dans une "faute" qu'il aurait
perpétrée à son corps défendant contre son bienheureux Patron,
et dont il va chercher où et quand il aurait bien pu la
commettre.
Il y a ce qu'on pourrait appeler une compulsion à la
culpabilité inculquée par les différentes institutions, familiale,
éducative, et religieuse. La contrainte qu'elles appliquent aux
individus induit chez eux comme sous-bassement la
culpabilité. Elles nous y ont formé pour le plus grand bien (!)
de ce qu'on appelle l'état civilisé ou la bienséance sociale, ou
par la nécessité d'être aimé, reconnu. D'autant plus, quand on
ne dispose pas des sciences sociales, est-on enclin à tout
percevoir dans une problématique du malheur. Elle est même
ce qui constitue le point central de "compréhension" du réel.
Jonas n'échappe pas à cette règle non-écrite mais combien
puissante et organisatrice. Avec son corollaire, l'appareil que
maintenant on peut qualifier d'imaginaire, l'appareil de
justification-causalité, en un mot la faute, le péché. Et donc la
punition forcément méritée puisqu'il y a des faits, les calamités
naturelles pour lesquelles on ne trouve pas d'explication. La
faute vient combler à propos ce vide qui serait insoutenable
sans cela. Elle devient la pierre d'angle d'un désir
d'ordonnancement du réel, d'un désir d'ordre, celui auquel on
croit et qui permettrait ainsi de ne plus être victime passive
mais d'agir sur les "causes" du malheur.
Cette dynamique de la faute est à l'œuvre tout au long de
l'histoire de Jonas. Prenons le fait de la tempête qui survient
25
Jonas, le pardon mode d’emploi
quand notre héros est dans le bateau. Il est "évident" pour tous,
y compris lui-même, que cela ne peut être qu'une manifestation
d'une puissance surnaturelle, donc divine. Le malheur n'est pas
un aléa naturel impondérable, il est un phénomène central en
fonction duquel on interprète et réoriente sa vie, et rapidement
s'il vous plaît car il y a urgence. Trouvez-moi un coupable,
sinon j'en désigne-un! Et oui nous en étions-là à cette époque
(plus maintenant?). Il fallait trouver un bouc-émissaire, les
analyses de René Girard sont très éclairantes sur ce processus
social et mental, fondateur de "réel" et de "sacré".
De la justesse…
Examinons un instant le fonctionnement de cet appareil de
causalité à travers la "justesse" qui le fonde et la "Justice" qui
le légitime.
La "justesse". Une situation extra-ordinaire, c'est-à-dire
excédant les moyens que l'on met habituellement en œuvre
pour en sortir (les marins jettent par-dessus bord tout ce qui est
inutile pour alléger le bateau, ils font force rame contre la
tempête), ne peut être signifiante que d'une volonté elle-même
extraordinaire, donc dépendant de forces occultes, divines,
quel(s) que soi(en)t le(s) dieu(x) au(x)quel(s) on s'affilie.
La "justesse" du raisonnement est fondée sur la force
inhabituelle du phénomène, expliquée par une volonté
surhumaine, et est vérifiée par l'impuissance à le traiter.
De plus, la toute-puissance hypostasiée chez l'auteur
supposé du phénomène naturel s'en trouve alors prouvée. Cette
preuve repose sur l'équivalence de force établie entre la
manifestation hors-normes de l'évènement, et la puissance
présumée de son auteur. Il y a là un de ces pseudo-équilibres
dont l'humaine nature est friande, sans s'en rendre compte.
26
Jonas, le pardon mode d’emploi
…à la « Justice »
A cette optique déformée va se superposer une deuxième
perspective erronée elle aussi, celle de la faute et de son
corollaire le châtiment. Elle s'énonce ainsi : si ce(s) dieu(x)
mobilise(nt) tant de force, cela ne peut être que parce qu'il y a
quelque volonté humaine qui s'oppose! On appelle ça offenser
le dieu, attenter à sa majesté, s'attirer son courroux, commettre
un péché, etc... En un mot il y a forcément eu faute. L'acte
humain est qualifié d'oppositionnel parce qu'il ne va pas dans
le sens souhaité par le dieu, la preuve c'est qu'on a un
problème. Cet acte devient responsabilité du fait de la volonté
autonome, voire de refus présupposé chez l'homme.
La manifestation naturelle, expression du dieu, vient donc
se doubler de la notion de rétorsion venant châtier l'opposition
hypostasiée. Et, bien sûr, la force du châtiment est elle-même
comprise dans un rapport d'équivalence avec la gravité de
l'opposition. Cette équivalence vient "légitimer" la Justice du
châtiment et "prouve" l'existence de la faute puisqu'il y a
sanction manifestement.
"Justesse" comme équi-valence de signification entre deux
manifestations de force (celle naturelle des éléments et celle
surnaturelle de dieu).
"Justice" comme causalité entre faute-responsabilité et
châtiment-rétorsion.
Ces deux présupposés (équivalence et causalité) fondent
ce double mouvement croisé "Justesse" / "Justice", auquel on
assiste dans la tempête. Il faut bien voir qu'il est le produit de
l'imaginaire de l'homme et de sa tentative de rendre compte
d'un réel qui lui échappe, toujours, nécessairement.
D'où cette attitude du commandant et des marins pressant
de questions notre Jonas pour lui faire dire ce qui se passe
entre lui et son dieu, qui fait qu'ils en sont là, aux frontières de
la mort. (Comme dans l'épopée de Job ses amis essaieront, à
27
Jonas, le pardon mode d’emploi
partir de cette même problématique, de lui faire avouer "la"
faute qu'il a commise pour subir tant d'adversité). Tout
malheur ne peut qu'être lié à une faute. C'est une donnée à
priori de la conscience et de la connaissance, pour les gens de
l'époque.
Cela ne paraît étrange qu'à nous, occidentaux rationalistes,
qui avons tout juste une centaine d'années de science à notre
actif, à notre conscience. Nous sommes la "civilisation" qui
réduit la faute à la souffrance et qui s'efforce de réduire la
souffrance... à des médicaments.
Jonas, prophète dans le malheur.
De la justice…
La gestion de la faute occupait donc une place centrale
dans les évènements de l'époque. Contrairement aux
apparences, ça n'était pas simple à gérer puisque cela
recouvrait des manifestations météorologiques, des maladies,
des revers de fortunes, des affrontements géopolitiques, des
problèmes sociaux, relationnels, etc.... Beaucoup de textes
légiféreront là-dessus (comme de nos jours d'ailleurs), sur
tablettes d'argile, ou de pierre comme en témoignent les Tables
de la Loi, Les Dix Paroles, sur le célèbre Mont Sinaï. Cette
volonté de régulation "constituera" un peuple tout entier, sorti
d'un "no Law's land", la terre d'Egypte, où les Hébreux
n'avaient plus de droit à rien. Ils en sortiront par la "force" d'un
Dieu qui leur donnera "Constitution" morale et civile, les
instituant en propre comme peuple à part entière, faisant de la
liberté et du statut d'étranger à ne pas oublier, leur Loi
Constitutive, dont tout autrui pourra bénéficier toujours, face
à la réalité quotidienne.
28
Jonas, le pardon mode d’emploi
C'est proprement la Loi Morale transcendante des
conditions historiques, qui est avancée et dont, (d'une autre
façon, mais pas différente quant au fond) pourra se prévaloir
Antigone face à la raison d'Etat de Créon. De tels sauts de la
conscience morale et de l'être-avec-autrui, apportés par les
religions, représentent des seuils qualitatifs de l’évolution
mentale de l'humanité. On pourrait, en référence aux ères
géologiques, les qualifier d’ères de la conscience humaine.
Les trois ères du rapport à la faute
Elles se situent aux confluents de la notion de Justice, de
ce qui la précède, la vengeance, et d’un nouvelle perspective
qui change le rapport que l’on entretient avec la faute et avec
son porteur :
Dans l'ère de la Vengeance, chacun cherchait réparation,
mais à son aune, à sa mesure et celle-ci était souvent
démesurée. La vengeance se caractérise par le fait qu'elle est
un rapport de force brute, qu'elle est individuelle ou de sousgroupe mais en tout cas pas régulée par le collectif en tant que
détenteur et disant le Droit. Seul prime l'intérêt, selon sa vision
personnelle ou de sous-groupe, et on ne se gênait pas pour
prendre les intérêts en plus du capital.
Par contre l'ère de la Justice va se différencier par
l'introduction de la Justesse, c'est-à-dire l'équivalence effective
entre faute et réparation. Prenons l'exemple de la formule
célèbre qui paraît à tort être l'archétype de la vengeance : "Œil
pour œil, dent pour dent." Contrairement aux apparences et à la
lecture que nous sommes habitués à en faire après deux milles
ans de christianisme, c'était en fait une grande avancée dans la
justice-justesse. Cela voulait dire et obligeait à ne pas infliger
plus comme châtiment que le dol ou préjudice subi. Avant cela
c'était : "pour un œil les deux yeux, pour une dent toute la
29
Jonas, le pardon mode d’emploi
mâchoire". On était effectivement dans la vengeance avec les
intérêts, pas dans la justice. La justice se spécifiera par deux
choses : d'une part la création d'un corpus juridique, d'autre
part la délégation du pouvoir de juger à une institution dévolue
à ce rôle.
Mais tout cet édifice repose sur la faute, et donc laisse
entier le problème de ce que l'on établit ou considère comme
étant une faute. Cela varie beaucoup avec les époques et
surtout avec les outils de perception du "réel" dont on dispose.
Cette optique de justice-équivalence entre la faute et le
châtiment (pas supérieur à la faute) était déjà difficile à
intégrer par les hommes dans leurs rapports entre eux. Elle se
justifiait de l'attitude supposée identique de la part de Dieu
concernant les fautes des hommes à son égard. En fait elle ne
faisait que légitimer la représentation que les hommes avaient
de ce processus de "causalité" malheur-faute. D'où le troubledésarroi profond d'un Jonas quand cette représentation ne
fonctionne plus, n'est pas respectée par le principal pilier du
système "judiciaire" qui le fonde, Dieu lui-même en personne.
Tout s'effondre pour celui qui se trouve être... un prophète dans
le malheur.
"Allo la Base? Y a quelque chose qui ne va pas, j'y
comprends plus rien moi à votre mission, j'ai fait tout ce qui
m'était commandé et ça se passe pas du tout comme prévu !"
Notre Agent 007 est complètement dans le brouillard.
…au Pardon
Jonas est perdu parce qu'il ne saisit pas les subtilités de
stratégie. C'est pour ça qu'on ne laisse pas les décisions
politiques aux militaires, soit-dit en passant. Car il ne s'agit pas
d'un revirement arbitraire dû à une saute d'humeur d'un Dieupotentat local qui déciderait selon l'envie du moment. Non il
30
Jonas, le pardon mode d’emploi
s'agit d'un saut qualitatif dans l'ordre de la conscience morale
qui est ainsi indiqué, rendu patent ; il ouvre à un autre champ
de la Justice, à un au-delà de la Justice, à une autre dimension
de la relation avec Dieu, et en découlant, un autre type de
rapport des hommes entre eux : l'ère du Pardon.
- C'est quoi là votre truc, jamais entendu parler, c'est un
nouveau châtiment?
- Euh, (toussotement), pas exactement, c'est plutôt
l'inverse. Disons que ça supprime le châtiment et la faute.
- Ah, ...?... mais ça fait mal au moins?".
- Euh, non, ça fait du bien à tout le monde, à la victime
comme au coupable, et aussi aux témoins.
- Mais alors c'est qu’il n’y a pas eu faute?
- Si, il y a eu faute.
- Alors là, moi je n’y comprends plus rien à vos décisions
de portée métaphysique et morale, je rends mon tablier.
On notera que dans ce dialogue imaginaire entre Dieu et
son Envoyé Spécial, ce dernier emploie le terme de "décisions
de portée métaphysique et morale". Est-ce un abus de votre
serviteur, ou bien est-ce que, quelque part comme on dit de nos
jours, notre héros savait quand même que ce genre de chose, le
pardon, pouvait exister? Eh bien la réponse est oui.
Replongeons-nous dans le texte. Que dit Jonas dans son dépit
qui suit la non-advenue de la destruction de Ninive : "Car je
savais que tu es un Dieu compatissant et miséricordieux, lent à
la colère et riche en bonté, et qui te repens du mal." (J 4-2 S).
En une phrase pas moins de cinq expressions qui disent la
possibilité de la rémission, de la miséricorde, en un mot du
pardon. Notre hypothèse du stagiaire prophète-agent spécial
qui a oublié une partie de la consigne-ordre de mission se
trouve vérifiée.
31
Jonas, le pardon mode d’emploi
Cela nous parle donc bien de l'humaine nature, de Jonas
certes, mais pas seulement, de la nôtre aussi. Car c'est quelque
chose qu'on entend souvent dire après nos deux mille ans de
christianisme à propos de celui qui nous a causé du tort : "Bon,
je lui pardonne, mais je n’oublie pas ce qu'il m'a fait !!!" Ce
n'est pas facile de pardonner. On y tient au châtiment, pour ne
pas dire à la vengeance, même déléguée (par force) à
l'institution judiciaire, ça se lit à longueur de journaux. Comme
si on était complètement immergé dans le malheur une fois
qu'il s'est produit au point de ne plus pouvoir s'en dégager, ou
de ne pas vouloir en sortir. On y tient comme un pendu à sa
corde, ça nous étrangle mais on en jouit, même si c'est
douloureusement.
Jonas ne voulait pas de cette possibilité de pardon. Là
encore abusons-nous du texte en noircissant ainsi Jonas?
Relisons le texte dans les lignes qui précèdent son aveu : "Ah!
Eternel, n'est-ce pas ce que je disais quand j'étais encore dans
mon pays? C'est ce que je voulais prévenir en fuyant à Tarsis."
(J 4-2 S). Donc non seulement il le savait, mais il le disait
même, c'est la raison pour laquelle il ne voulait pas de cette
mission, c'est pour cela qu'il a fui à Tarsis.
Du malheur...à la déroute.
Un autre indice signifiant que Jonas avait quand même
quelque peu compris cette possibilité de pardon nous est donné
lors de la session de recyclage de trois jours et trois nuits qu'il
effectue dans le tout premier Centre de Formation du monde ;
tout premier historiquement parlant, parce que question qualité
des repas c'était plutôt rudimentaire, pour ne pas dire négligé,
je ne sais pas si je l'ai déjà dit. Mais enfin, ne nous plaignons
pas il y avait le téléphone : "J'ai crié dans ma détresse vers
32
Jonas, le pardon mode d’emploi
IHVH ; il me répond. Du ventre du Shéol (ah voilà, j'étais au
Shéol, l'Hôtel Neptune c'était les concurrents d'à côté)*, j'ai
appelé ; tu entends ma voix." (J 2-3 C).
Bref, la communication est établie. Suit alors le compterendu de stage, un peu brouillon certes, vous savez ce que c'est
les notes des stagiaires. D'aucuns pensent même que c'est un
rajout d'un psaume qui aurait été repris et mis là. Même dans
ce cas, ça n'est certainement pas par hasard, et pas dépourvu de
signification. Examinons cela : "Tu m'as jeté dans un gouffre
(...) Je suis répudié loin de tes yeux ; (...) l'abîme m'entoure, le
jonc bande ma tête (je sombre, je suis perdu, j'en ai mal à la
tête de ce dilemme)* (...) Aux entrailles des monts, je suis
descendu (je suis dans les 36 èmes dessous)* La terre, ses
verrous sont contre moi, en pérennité ! (tout mon "réel" et ses
articulations se retournent contre moi, fondamentalement et
durablement)* Quand mon être s'enveloppe sur moi, (c'est-àdire qu'il est près de mourir, il est dans une profonde
déréliction, dans l'agonie du désespoir)*, je mémorise IHVH
(je me souviens de IHVH, je pense à Dieu)* Ma prière vient
vers toi, au palais de ton sanctuaire." (ma réflexion tend vers
toi, au centre de ma tête)* (J 2-4 à 8 C).
Suivent alors deux versets étonnants car ils annoncent ce
qui va se passer à Ninive et pour Jonas : "Les conservateurs de
fumées vaines abandonnent leur chérissement. Mais moi, à la
voix de merci, je sacrifie pour toi ; je paie pour ce que j'ai voué
pour le salut de IHVH." (J 2-10 C).
"Les conservateurs de fumées vaines (les adorateurs de
faux dieux, les tenants de mauvaises pratiques), abandonnent
leur chérissement (reviennent de leurs pratiques, se repentent).
Mais moi, à la voix de merci, (à la voix, à l'entendementcompréhension de Celui qui a merci des gens, qui prend pitié),
je sacrifie pour toi (je me sacrifie de ce que je pense être juste,
je fais abstraction de moi, de mon ego, de mes valeurs). Je paie
ce que j'ai voué pour le salut de IHVH" (ça me coûte
33
Jonas, le pardon mode d’emploi
d’abandonner ce à quoi je m’étais voué : l’admonestationchâtiment au nom de IHVH).
La traduction de Segond est légèrement différente dans la
forme mais reste proche quant au fond : "Ceux qui s'attachent à
de vaines idoles éloignent d'eux la miséricorde." (J 2-9 S). On
est dans la thématique de la menace, de la punition qui est celle
de Jonas. "Pour moi, je t'offrirai des sacrifices avec un cri
d'actions de grâces," (J 2-10 S) C'est le propre de l'inconscient
d'indiquer dans la même phrase deux significations différentes
voire opposées : je serai l'officiant qui sacrifiera ces gens-là,
ou bien je me sacrifierai de bonne grâce (!) à ta volonté :
"J'accomplirai les voeux que j'ai faits: Le salut vient de
l'Eternel." (J 2-10 S).
C'est une reddition sans conditions, la mission est
acceptée. La session a atteint son objectif. Le poisson "vomit
Iona sur le sec."
On voit là le changement en plein travail, au sens du
travail d'accouchement et de deuil, dans la difficulté,
l'atermoiement, la réticence et le début d'ouverture vers une
autre perception de la portée de la mission. Mais en fait, elle
n'est pas encore clairement comprise et assumée par Jonas.
C'est ce qui va le mener à...
III) VOIR L'ENVERS DES CHOSES.
Revenons à la situation entre Dieu et Jonas dépité après la
non-destruction de Ninive. Jonas est non seulement dans le
malheur mais aussi dans une déroute profonde qui l'accroît car
il ne comprend pas ou plus exactement n'admet pas la
situation. Il refuse de prendre en compte les éléments de
34
Jonas, le pardon mode d’emploi
"compréhension" que pourtant il a et qui lui permettraient
d'intégrer-accepter ce contre quoi tout son être se révolte.
Pédagogue
On assiste alors à un véritable travail de formateur, ou de
psychothérapeute, en tout cas d'agent de changement,
qu'effectue l'Eternel à l'égard de son apprenti, Jonas. Car on
n'est habitué à ne voir Dieu que sous les traits d'un Législateur,
ou d'un Juge, voire d'un Dirigeant dont on ne comprend pas le
bien-fondé des ordres, et "il vaut mieux ne pas parler de ses
revirements" ajouterait Jonas. On oublie que Dieu prend
souvent la peine d'être formateur, d'aider l'impétrant (ou
l'empêtré) à accéder au stade de compréhension supérieur à
celui où il est.
Examinons comment Dieu procède. Plutôt que de lui dire
"tu dois penser comme ça", il pose une question, c'est la bonne
manière de faire, amener l'autre à s'interroger :
"L'Eternel répondit : Fais-tu bien de t'irriter?" (J 4-4 S).
Dieu montre qu'il perçoit l'état affectif dans lequel est son
stagiaire ; celui-ci est effectivement en colère au point qu'il
vient de présenter sa démission : "Maintenant Eternel, prendsmoi donc la vie, car la mort m'est préférable à la vie." (J 4-3 S).
On notera en passant que Jonas non seulement présente sa
démission mais aussi l'assortit d'une menace de suicide, ou
plus exactement encore d'une demande d'être suicidé par le
Divin, ce qui revient, cela n'échappera à personne, à un
châtiment. Et de plus exécuté par le Seigneur. Ce qui
ramènerait Dieu à ce que Jonas veut qu'Il soit, un juge et un
bourreau. On voit combien Jonas est tout entier dans la
problématique du châtiment et de la faute : personne d'autre
que lui ne penserait à le châtier puisqu'il a mené sa mission à
bien, d'aucuns réclameraient plutôt des félicitations et une
augmentation. Lui il demande la mort !
35
Jonas, le pardon mode d’emploi
Etat affectif
Fais-tu bien de t'irriter? C'est court et très pudique. Cela
incite la personne à se rendre compte de l'état affectif dans
lequel elle est et qui l'empêche de pouvoir raisonner
froidement, calmement et donc de pouvoir comprendre,
intégrer de nouveaux paramètres. On peut entendre cette
question dans trois sens : d'une part, "As-tu raison de t'irriter,
est-ce que les raisons de ton irritation-dépit sont valides?",
d'autre part "Est-ce que cela te fait du bien cette irritation, y
prends-tu plaisir?" et enfin "Es-tu sûr d'être non seulement
dans le Juste, mais aussi dans le Bien?».
Réponse? Pas de réponse, un silence étonnant mais qui est
la preuve que la question touchait juste. Le silence de Jonas est
le signe du fait qu'il est interloqué, surpris, ça fait tilt dans son
esprit, même s'il n'a pas encore compris. Et c'est une
constatation que l'on a tous fait : on tient à sa rancœur et on
prend plaisir à la ruminer, à la ressasser sans fin.
Jonas ne répond pas et réfléchit. Peut-être est-ce pour cela
que "Jonas sortit de la ville, et s'assit à l'orient de la ville." (J 45 S). Mais pas seulement : "Là il se fit une cabane, et s'y tint à
l'ombre, jusqu'à ce qu'il vit ce qui arriverait dans la ville." (J 45 S). Donc ça prend du temps, ce n'est pas l'histoire d'une
heure ou deux de réflexion, il se fait un abri. Mais c'est aussi
pour voir si, des fois, on sait jamais, quand même, peut-être
que... En fait c'est pour ça qu'il se construit la cabane, pour
pouvoir observer ce qu'il adviendra de la ville. Peut-être
espère-t-il qu'elle sera détruite, que Dieu reviendra sur sa
décision, ça lui est déjà arrivé, hein, alors pourquoi pas dans
l'autre sens, maintenant ?
Refus de changer ?
Mais plus vraisemblablement Jonas espère autre chose,
son attitude est un peu plus subtile, voire légèrement perverse.
36
Jonas, le pardon mode d’emploi
Il sait que Dieu est miséricordieux, on l'a vu, il y a peu de
chances qu'Il revienne sur son pardon. Bon très bien, il a
pardonné la faute des habitants de Ninive parce qu'ils se sont
repentis et ont arrêté de commettre toutes les horreurs qu'ils
faisaient. Mais "Qui a bu, boira..." Et si les habitants
commettaient à nouveau tous leurs péchés, hein, qui c'est qui
serait bien embêté et qui aurait ainsi eu tort de leur avoir
pardonné? Alors on pardonne et voilà ce que ça donne, ils
recommencent de plus belle, moi je dis faut liquider toute cette
vermine d'un seul coup, d'un seul, allez hop".
Ce qui accrédite l'hypothèse de cette attitude-attente de
Jonas est exprimé par un petit mot dans le texte : il se fit une
cabane et s'y mit à l'ombre... "jusqu'à ce qu'il vit ce qui
arriverait dans* la ville." (J 4-5 S) et non pas de la ville.
Initialement c'était toute la ville qui était condamnée, y
compris les animaux, comme en témoigne la dernière phrase
qui mentionne les "animaux en grand nombre!" (J 4-11 S).
Mettez-vous à la place de Jonas, on ne renonce pas comme ça
d'un tour de main à ses valeurs, à ses schémas de pensée ;
"plutôt mourir !" ajouterait Jonas, comme on l'a vu à plusieurs
reprises.
"It's a long way..." malgré tous les efforts de formation qui
se déroulent d'ailleurs dans des conditions... enfin bref vous
m'avez compris, je n'insiste pas.
Ce qu'il y a de bien avec l'Eternel, c'est qu'il insiste avec
tact et pédagogie, Lui. Que fait Dieu? Il ne laisse pas notre
petit bonhomme mariner dans son amertume. Il va en rajouter,
et de deux façons opposées pour créer un effet de choc
psychologique. D'abord "L'Eternel Dieu fit croître un ricin, qui
s'éleva au-dessus de Jonas, pour donner de l'ombre sur sa tête
et pour lui ôter son irritation." (J 4-6 S). C'est d'abord mesuré
comme action, ça pourrait suffire un tel acte de commisération,
et par le sens même entrainer Jonas dans cette problématique
de compréhension-commisération. "Jonas éprouva une grande
37
Jonas, le pardon mode d’emploi
joie à cause de ce ricin." (J 4-6 S). On comprend sa
satisfaction, ça tape dur le soleil dans les contrées désertiques,
mais mon cher Jonas on ne va pas vous amener une chaise
longue et une boisson fraîche. Ce n'est pas le but de l'exercice.
Il aurait pu comprendre devant cette poussée extraordinaire du
ricin, et plier bagage, mettre fin à son attente dont nous avons
vu les présupposés. Mais non.
Alors il faut continuer la progression pédagogique : "Mais
le lendemain, à l'aurore, Dieu fit venir un ver qui piqua le ricin,
et le ricin sécha." (J 4-7 S). Et comme ça ne suffit pas, on est
obligé d'augmenter la pression pédagogique : "Au lever du
soleil, Dieu fit souffler un vent chaud d'orient, et le soleil
frappa sur la tête de Jonas, au point qu'il tomba en défaillance.
Il demanda la mort, et dit : La mort m'est préférable à la vie."
(J 4-8 S). On notera une tendance (qui n'est pas que celle de
Jonas) à mettre en balance sa mort pour tout et n'importe quoi :
parce qu'une ville n'a pas été détruite (plutôt la fin du monde
que changer ma représentation du monde), ou parce qu'une
plante verte est morte. Mais sous couvert de cette plante verte
qui couvrait son attente, c'est-à-dire son entêtement stupide
(jusqu'à ce qu'il vit ce qui arriverait dans la ville" (J 4-5 S)" à
postuler que les habitants de Ninive vont rester-revenir dans la
faute. C'est lui qui, en fait, n'arrive pas à en sortir.
Dieu, lui ne s'irrite pas de cette résistance à la
compréhension. "Dieu dit à Jonas: Fais-tu bien de t'irriter à
cause du ricin?" (J 4-9 S). Toujours très pudique, neutre mais
prenant en compte la situation affective de la personne, et la
faisant advenir à la parole, à la conscience. Avec un petit plus,
un petit ajout. C'est ce qu'on appelle une aide pédagogique, un
révélateur. D'où la formulation : "Fais-tu bien de t'irriter à
cause du ricin*?
Tout est là, dans ce qui paraît n'être que de la pacotille, de
l'évidence, mais qui révèle en fait notre investissement plaqué
sur du factuel. Ce que le hasard, ou la conjoncture fait advenir
38
Jonas, le pardon mode d’emploi
d'agréable on l'intègre comme allant de soi, comme évident.
Quand ça ne nous est pas favorable alors on a plutôt une légère
tendance à hurler contre elle, contre l'injustice, la persécution,
la tyrannie, en un mot les impôts, quoi.
Utilisons cette métaphore des impôts : l'ombre favorable
du ricin représente les rémunérations qu'on a reçues. Le dépit
de l'assèchement du ricin, figure le moment où on reçoit notre
feuille d'impôts. Et encore c'est nous qui avions remplie la
déclaration de revenus. Et pourtant on la ressent comme une
injure à notre droit de vivre. Si notre conjoint nous dit : "Mais
tu as tort de te mettre dans tous ces états pour cette feuille", on
répond avec la même rage que celle de Jonas à Dieu : "Je fais
bien* de m'irriter jusqu'à la mort." (J 4-10 S). Chacun de nous
peut reconnaître que c'est aussi dur à avaler... que de l'huile de
ricin ! Enfin bref n'en rajoutons pas sur les métaphores.
Est opérée alors par Dieu, notre maître-pédagogue, la mise
en rapport des deux états d'âme successifs : "Tu as pitié du
ricin qui ne t'a coûté aucune peine et que tu n'as pas fait croître,
qui est né dans une nuit et qui a péri dans une nuit." (J 4-10 S).
Mettez-vous à la place de Jonas en plein désert. Forcément
vous vous êtes réjoui(e) de cet avantage inespéré du Club Med,
ce n'est pas inscrit dans la location donc c'est gratuit, c'est tout
pour moi.
Hélas, rien n'est acquis, ni l'ombre pour Jonas... ni les
hommes pour Dieu, il convient de le souligner (Jonas d'ailleurs
l'a signifié précédemment dans son attente). Et donc, de ce qui
ne vous appartenait pas, ce beau parasol végétal qui n'était pas
inscrit dans le contrat, vous avez fait comme si c'était à vous,
comme si ça vous était dû. Vous avez tout simplement oublié
la relativité de toute chose. Et son corollaire concernant les
choses métaphysiques et morales, surtout concernant une ville
entière et ses rapports avec Dieu, à savoir que ça pouvait être
soumis à négociation, à échange, donc aussi à pardon.
39
Jonas, le pardon mode d’emploi
Relativité et négociation
Et pourtant cher 007, vous connaissiez, en bon Agent
spécial de la métaphysique, les histoires que les Services
Secrets se racontent au coin du feu, notamment cette mission
particulièrement difficile à négocier entre Dieu et deux villes,
vous savez cette affaire que relatait votre prédécesseur
Abraham et qui est répertoriée sous le nom de code: Sodome et
Gomorrhe.
Souvenez-vous : "IHVH dit : "La clameur de Sodome et
de Gomorrhe, oui, elle est très lourde...Je descendrai donc et je
verrai : s'ils ont fait selon leur clameur venue à moi,
l'anéantissement ! Sinon je le saurai." (G 18-20 C).
Malgré ce qui vient d'être dit, et par le Patron lui-même en
personne, "Abraham se tient encore en face de IHVH.
Abraham s'avance. Il dit : "Extermineras-tu aussi le juste avec
le criminel?" (G 18-22 C). On notera que face à une mission
aussi déplaisante que celle de Jonas et lui ressemblant trait
pour trait, la seule réaction n'est pas forcément... d'aller se
coucher, ou de fuir dans la direction opposée.
S'ensuit alors une discussion de marchands de tapis entre
Abraham et Dieu. Abraham propose un "prix" de rachat pour la
ville selon le nombre de justes qu'on peut y trouver. "Peut-être
y-a-t-il cinquante justes au milieu de la ville : les feras-tu périr
aussi et ne pardonneras-tu pas à la ville à cause des cinquante
justes qui sont au milieu d'elle?" (G 18-24 S). Et après avoir
conclu accord avec Dieu il réussit encore à faire baisser le prix,
et à partir de chaque nouvel accord à faire de nouveau baisser
le montant de la transaction. Et ce marchandage judiciaire et
moral se reproduit six fois (50, 45, 40, 30, 20, 10 justes).
Ce qu'il est intéressant de noter c'est que dans cette
affaire-là, Abraham lui non plus n'est pas encore dans l'ère du
pardon ; il est dans celle de l'excuse. Il cherche des "bonnes
raisons", des prétextes pour modifier la décision. Il ne
demande pas à Dieu de pardonner, mais il plaide au nom de la
40
Jonas, le pardon mode d’emploi
justice l'impossibilité d'appliquer la peine en gros, sans faire le
détail. Et il réussit, il emporte son deal, son marché avec Dieu.
Ce serait bien un monde si on n'arrivait pas à trouver dans
toute une ville dix justes !
Manque de chance, c'est bien notre monde, il suffit pour
s'en convaincre de voir notre réticence à donner une pièce à un
SDF dans une rame de métro, bien qu'on connaisse le prix d'un
repas et d'une chambre d'hôtel.
De la relativité... à la politique.
Mais revenons à notre histoire de Jonas et de Ninive. Y
est-il question de pardon à quelque moment? Eh bien la
réponse est oui ! Mais ça ne vient pas de Dieu, ou plus
exactement de ce qui nous est rapporté par Jonas des paroles
du Très-Haut, et bien sûr encore moins de ce que Jonas aurait
tenté de négocier avec l'Eternel, puisque Jonas n'était pas dans
l'optique du pardon ni même dans celle du marchandage, et
qu'il avait quelque tendance à entendre sélectivement la
consigne.
Ce qui est dit de la possibilité de rémission vient
implicitement des fautifs eux-mêmes, par leurs actes de
repentance, et explicitement des propos de leur chef, le Roi de
Ninive, et cela sous forme non pas de contrat, mais de
reddition sans condition, sans assurance de contrepartie. C'est
un fait étonnant et sur lequel ne s'étend pas Jonas, dont il ne
fait pas mention alors qu'il a bien dû le voir : les habitants de
Ninive entendent son discours imprécatoire, et ils en tiennent
compte.
41
Jonas, le pardon mode d’emploi
Ils changent, eux
Ils modifient leurs comportements, immédiatement, et de
façon radicale : "Les gens de Ninive crurent à Dieu, ils
publièrent un jeûne, et se revêtirent de sacs, depuis les plus
grands jusqu'aux plus petits." (J 3-5 S). Cela s'opère en
plusieurs étapes mais très rapprochées et conséquentes.
D'abord ils crurent à Dieu. Vraisemblablement ils ne croyaient
pas à ce dieu-là, certainement avaient-ils d'autres dieux,
puisqu'étant en Assyrie. Toujours est-il qu'ils croient, c'est-àdire qu'ils remettent en question leur système de valeurs, de
croyances, ils se convertissent, ils changent. Ils traduisent
immédiatement en acte leur changement : ils jeûnent, et ils le
font collectivement, "ils publièrent (rendirent public) un
jeûne", et en plus ils se dépouillent de leurs apparences, de
leurs séductions vestimentaires, de leur extériorité, ils "se
revêtirent de sacs", ce n'est pas confortable du tout des sacs. Et
ceci "depuis les plus grands jusqu'aux plus petits." Ca concerne
tout le monde jusqu'à l'avenir puisque les générations futures,
les enfants y sont associés, formés dirait-on aujourd'hui, à ce
recadrage de valeurs. C'est un véritable mouvement social et
culturel qui se produit là.
Et que va prendre en marche... le dirigeant, le détenteur du
pouvoir local. "La chose parvint au roi de Ninive;" (J3-6 S). Il
aurait pu aller contre, faire emprisonner le fauteur de trouble,
Jonas, et le faire mettre à mort publiquement avec force
démonstration de puissance. Non. La puissance du mouvement
social est certainement trop forte, on ne va pas contre le sens
de l'histoire ni contre le poids de l'électorat. "Vox populi, vox
dei" surtout dans le cas qui nous occupe. Il vaut mieux prendre
le train en marche... et en rajouter une louche pour prendre la
tête du mouvement : "il se leva de son trône, ôta son manteau,
se couvrit d'un sac" (jusque là c'est comme les autres) "et
s'assit dans la cendre." (J 3-6 S). C'est nouveau, c'est bien, c'est
une gradation supplémentaire dans la pénitence, ça montre
42
Jonas, le pardon mode d’emploi
qu'on renonce à tout, que le chef renonce plus fort que les
autres. Qu'on est conscient de la relativité de toute chose et de
nous autres qui ne serons bientôt plus que cendre et poudre.
C'est le rôle du Chef, du représentant de la collectivité que
d'incarner ce qu'elle vit, d'être son porte-parole.
Et que peut faire un représentant du peuple et de
l'autorité? Faire un décret ! "Et il fit faire dans Ninive cette
publication, par ordre du roi et de ses grands (on s'assure
quand même que les relais de l'autorité vont suivre)* : Que les
hommes et les bêtes, les bœufs et les brebis, ne goûtent de rien,
ne paissent point, et ne boivent point d'eau!" (J 3-7 S). On en
rajoute une louche là encore, puisque les enfants sont déjà
inclus dans le mouvement, on l'étend aux animaux. Ca se
faisait parfois à l'époque dans des situations similaires.
L'avantage est double : d'une part ça montre que rien n'échappe
à la puissance du roi, mais aussi et surtout, ça fait du bruit. Ca
gueule du bétail qu'on prive de manger et de boire. Le résultat
ne se fait pas attendre. Partout dans toute la ville
simultanément ça brame, ça braie, ça bêle, ça hennit, sans
s'arrêter, jour et nuit, c'est un véritable tintamarre. Que voulezvous quand on n'a pas encore inventé la radio et les médias on
fait avec les moyens du bord. Personne ne peut ignorer ce qui
se passe. Ca constitue une pression sonore formidable. A
l'égard de qui? Des récalcitrants certes, s'il en restait, mais c'est
peu probable. C'est surtout à l'égard du Dieu que ça fonctionne.
On fait monter jusqu'à Dieu le cri de la repentance avec les
baffles de l'époque.
Et cette repentance, quand on est roi, on la décrète totale,
jusqu'au règne animal qu'on va faire se repentir lui aussi : "Que
les hommes et les bêtes soient couverts de sacs, qu'ils crient à
Dieu avec force, et qu'ils reviennent tous de leur mauvaise voie
et des actes de violence dont leurs mains sont coupables!" (J 38 S).
43
Jonas, le pardon mode d’emploi
Les animaux aussi
Arrêtons-nous un instant sur cet élément qui nous signifie
l'inclusion des animaux eux-mêmes dans la faute, même si
c'est dit avec pudeur et par ellipse. C'est le seul indice qui nous
est peut-être donné de la nature du péché de la ville de Ninive
et de ses habitants, péché dont "la méchanceté est montée
jusqu'à moi." (J 1-2 S). Si les bêtes doivent être revêtues de
sacs, jeûner, et revenir de leur mauvaise voie, au même titre
que les humains, c'est peut-être qu'elles sont co-responsables
ou partie prenante de la faute, du péché. De quoi peut-il s'agir
en termes de faute commune entre humains et animaux?
Evidemment vous avez deviné, comme à beaucoup d'autres
occasions dans la Bible, on peut supposer qu'il s'agit encore du
domaine de la sexualité.
On peut penser que la faute dont il est question ici est la
zoophilie, les rapports sexuels entre humains et animaux. La
domestication, le fait de s'occuper d'eux tous les jours, favorise
disons des relations de proximité, voire de ce qu'en terme
d'éthologie (étude du comportement animal) on nomme des
phénomènes d'imprégnation, tels que ceux que l'on peut
constater avec par exemple les chiens qui, ne vivant plus avec
leurs congénères, prennent l'humain comme équivalent et
s'émoustillent sur la jambe du maître. On peut donc faire
l'hypothèse qu'associer le bétail à la pénitence n'était pas
forcément dénué de tout fondement. Avec quand même une
part un peu plus grande de responsabilité pour ces "actes de
violence dont leurs mains sont coupables." Or jusqu'à plus
ample informé les bœufs et brebis n'ont pas de mains. Mais
cela n'exclut pas, rassurez-vous, d'autres péchés, libre à vous
d'imaginer lesquels.
44
Jonas, le pardon mode d’emploi
Le véritable prophète
Enfin, n'oublions pas quand même le plus important, la
possibilité de rémission, de pardon, mais évoquée à titre
d'hypothèse et pas du tout de certitude, par le roi, ce qui
semblerait confirmer que cela n'a pas été dit par Jonas : "Qui
sait si Dieu ne reviendra pas et ne se repentira pas, et s'il ne
renoncera pas à son ardente colère, en sorte que nous ne
périssions point?" (J 3-9 S). Trois fois est exprimée la demande
de rémission dans la même phrase.
Jonas ne se fait pas le porte-parole de la ville repentante,
son négociateur-médiateur auprès de Dieu. C'est le roi de
Ninive qui est le héraut de la repentance, et avec humilité. Et
ses paroles sont en fait textuellement celles du prophète Joël
(2-13 et 2-14).
Et le résultat ne se fait pas attendre, pour bien montrer le
lien : "Dieu vit qu'ils agissaient ainsi et qu'ils revenaient de
leur mauvaise voie. Alors Dieu se repentit du mal qu'il avait
résolu de leur faire, et il ne le fit pas." (J 3-10 S).
Cette formulation n'est pas anodine : "Dieu se repentit du
mal qu'il avait résolu de leur faire". L'attitude de Dieu est
similaire au comportement humain : être résolu à faire du mal.
Ceci non pas pour montrer que Dieu est gouverné par les
mêmes passions abominables, mais pour nous montrer
comment en sortir. Dieu voulait l'extermination, Il se repent, Il
ne fait pas. Si Dieu lui-même montre la voie du changement à
partir des mêmes prémisses que les humains, alors on a la
preuve que c'est possible même pour tous ces crimes de lèsemajesté qui blessent tant notre Moi. C'est le signe que le
modèle mérite d'être suivi, qu'il est bon de se repentir du projet
de mal et de pardonner. Et ceci est signifié sous forme non pas
d'une injonction mais d'un exemple-témoignage.
45
Jonas, le pardon mode d’emploi
Miséricorde
Enfin, si Dieu était abominablement humain, il ferait
reproche à Jonas de n'avoir rien compris, de ne pas avoir un
sou de miséricorde, etc... Non. Dieu ne fait pas le moindre
reproche à Jonas. Sinon il serait ce que Jonas attend qu'il soit,
là encore : un pourfendeur de l'iniquité, quelqu'un qui châtie,
qui se met en colère.
Mais miséricorde n’est ni lâcheté ni angélisme ; elle ne
consiste pas à tout supporter, à accepter tout et n’importe quoi
et elle ne dispense pas d’agir. Et ici, dans le cas de Dieu, non
pas directement en faisant à la place d’autrui, mais en aidant la
personne dans son débat sur l’action juste et sur cette notion de
justice. Dieu ne peut ni agir à la place de, ni ne rien faire,
laisser Jonas dans son erreur, dans son cadre de référence
faussé. Car ce serait encore le valider par le silence en ne
faisant rien.
Alors Dieu va faire acte pédagogique. Il va faire sens, par
la métaphore du ricin et de l'insolation, comme on l'a vu.
Et Dieu explique le sens de l'exercice, de ce que Jonas a
vécu : "Tu as pitié du ricin qui ne t'as coûté aucune peine et
que tu n'as pas fait croître, qui est né dans une nuit et qui a péri
dans une nuit." (J 4-10 S). Est mis à jour ce rapport de
possession dans lequel on se projette concernant les choses
dont on bénéficie et qu'on s'assimile, même si elles ne nous ont
rien coûté. Prégnance de l'appropriation. Sans doute Jonas, le
féroce, a-t-il dû se dire, comme on l'aurait tous fait, en voyant
ce ricin : "Oh mon beau petit ricin qui me fait de l'ombre..."
Et rosse il a vécu ce que vivent les rosses, l'espace d'un
ricin. Cela fait faire l'expérience de la relativité.
46
Jonas, le pardon mode d’emploi
La déprise.
Dans cet épisode du ricin, Jonas est convoqué à deux
prises de conscience simultanées. Elles sont parfaitement
complémentaires par rapport à l'objectif pédagogique, qui est
de comprendre ce qui s'est passé à propos de Ninive.
Examinons ces deux prises de conscience, l'appropriation et
la relativité.
L'appropriation. C'est l'assignation d'une chose à un
seul maître, l'assignation d'une situation à un seul maître-mot, à
une seule lecture, à une seule signification. On ne possède pas
que des objets, mais aussi des modes de pensée. D'ailleurs dans
les deux cas, on peut reconnaître qu'on est tout autant possédés
par eux qu'on ne les possède, si ce n'est plus. Et ne parlons pas
des passions, de la colère, de la haine, etc...!
La relativité. C'est ce qui est à la fois le plus évident, et
ce à quoi on est le plus rétif. Le plus évident parce que tout
nous le prouve abondamment, tout dépérit, vieillit et meurt.
Tout change, l'Histoire nous montre que ce qui est vrai à une
époque et pour lequel on s'entretue, ne l'est plus quelque temps
après.
Et pourtant Dieu sait si on renâcle. On voudrait que toute
chose soit sûre, immuable, fixe, qu'on puisse se baser dessus,
en un mot une bonne Foi(s) pour tout(es). Toutes les religions
ont tendance à s'engouffrer dans cette brèche et à répondre à ce
désir d'homme. Au lieu d'opérer la désagréable mais nécessaire
frustration de ce désir d'intangibilité parfaitement clôturant.
Or l'acceptation de la relativité est la porte qui ouvre au
changement. Puisque rien n'est assigné définitivement et par
nature, cela nous ouvre une latitude fantastique. Dans les
rapports sociaux mais aussi par rapport à soi-même. On peut se
47
Jonas, le pardon mode d’emploi
saisir comme être en devenir perpétuel et non pas comme
simple employé aux écritures... ou aux châtiments. Au lieu de
subir passivement le cours des choses on peut le créer. Ce qui
est supra-humain c'est de devancer la chose et de l'infléchir, au
lieu de se lamenter d'en être victime. Infléchir le "couru
d'avance", la destruction de Ninive qui ne présentera aucun
intérêt, permet d'accéder à un autre point de vue, celui de la
magnanimité, de la miséricorde. Au lieu d'être l'objet passif
d'un système aussi juste soit-il, en introduisant de la relativité,
de la possibilité de changement, de rémission, on accède au
devenir.
Avec en prime le fait qu'on aura posé un acte libre. Et
bon. Saut qualitatif, passage à un autre ordre de pensée. Et de
rapports à autrui. Et à soi. Car cela me transforme, et on est
content de pardonner (si on ne se sent pas heureux de
pardonner c'est qu'on n'a pas pardonné). C'est une véritable
subversion positive, celle du mal en bien.
Avec en prime également la réduction de l'hypocrisie,
vous savez celle du faux apitoiement. Par exemple : "Oh
pauvre petit ricin qui n'a pas eu le temps de vivre sa vie... (et
de me fournir encore de l'ombre)."
"Et moi, je n'aurais pas pitié de Ninive, la grande ville,
dans laquelle se trouvent plus de cent vingt mille hommes qui
ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche, et des
animaux en grand nombre !" (J 4-11 S).
Et le commentaire-explication du pédagogue s'achève sur
ce questionnement à méditer, toujours sans le moindre
jugement sur Jonas. Ce n'est pas un hasard, ou une
inconvenance de l'écrivain que d'arrêter cette histoire ainsi, de
façon apparemment abrupte. C'est là encore un parfait acte
pédagogique, on laisse le formé en suspens avec le
questionnement, la méditation à poursuivre sur lui-même.
Dieu ne clôt pas, précisément par le fait qu'il n'apporte pas
la réponse explicite. La forme de la question offre maintenant à
48
Jonas, le pardon mode d’emploi
l'interlocuteur de se mettre à la place de celui qui a à décider.
La forme auto-interrogative mais s'adressant à Jonas,
"remettant le problème entre ses mains", met l'interlocuteur en
position de pardonner ou non. Est alors achevé ce qu'il est
possible de faire pour aider quelqu'un à changer.
Maintenant c'est de Jonas que dépend par réflexion, le sort
de Ninive. De simple exécutant des hautes œuvres, il est
convoqué à être non pas juge, mais au-delà même de la justice,
celui qui fait grâce, qui transmue le mal.
C'est très exactement ce que Jonas voulait éviter d'avoir à
se poser comme problème en fuyant à Tarsis, car cela oblige à
changer son monde de représentations, cela convoque à
accéder à un autre type d'humanité, à une autre ère, l'ère du
pardon.
Cette histoire nous parle autant et même plus de Jonas que
de Ninive. Et nous parlant de Jonas qui a du mal à intégrer le
pardon, elle nous parle avec la même discrétion et pédagogie...
de nous.
On comprend pourquoi lors de la célébration du Yom
Kippour (Jour du Grand Pardon) on lit Jonas. C'est tout le
trajet, allant de la Vengeance au Pardon, que nous avons à
effectuer sur nous-mêmes, comme a à le faire Jonas. C'est une
autre sortie d'Egypte à laquelle nous sommes invités, un saut
qualitatif, un passage, Pessah.
IV) PROCES DE JONAS
Puisque nous avons démontré que l'Agent Spécial Jonas
avait été singulièrement déficient dans sa mission, allons
jusqu'au bout, faisons-le passer en Cour Martiale
49
Jonas, le pardon mode d’emploi
Métaphysique, ce que ne fait pas Dieu, vous l'aurez remarqué,
car nous savons "que tu es un Dieu compatissant et
miséricordieux, lent à la colère et riche en bonté, et qui te
repens du mal." (J 4-2 S). Modelons-nous donc sur ce
Formateur hors-pair, et pour instruire le procès de Jonas...
faisons-nous son avocat :
"Nous ne nierons pas les faits, l'Agent Jonas a tout fait à
l'envers :
- Il fuit la mission qui lui est confiée, il part dans la
direction opposée.
- Il admoneste la ville mais oublie la possibilité de
rémission- conversion, qui était le but véritable de l'opération
commandée.
- Au lieu d'être heureux que la ville soit sauvée, il a la
réaction inverse : il est furieux du résultat et met en balance sa
suppression physique.
Nous plaidons coupable, c'est même une caractéristique
majeure de notre client : il est fortement marqué par la notion
de culpabilité. Il est tout entier dans la faute, dans la
problématique de la faute et de son corolaire le châtiment. On
nous pardonnera de reprendre ce texte bien connu de vos
services : "à l'ouverture, la faute est tapie ; à toi sa passion.
Toi, gouvernes-la." (G 4-7 C). Il n'est pas interdit de faire
l'hypothèse que c'était probablement là le but véritable de toute
cette mission, d'apprendre à gérer la faute et les passions
qu'elle déclenche.
Car est-ce un hasard si c'est Jonas qui a été choisi pour
cette mission? Il ne pouvait avoir échappé aux services
supérieurs que Jonas n'était pas Jérémie. Nous serions donc
fondé à nous poser la question : serait-ce une volonté délibérée
d'un Dieu pervers qui enverrait sur le terrain des opérations le
plus à même de se tromper, de faire les choses à l'envers, ce
qui signifierait que Dieu pousse Jonas à la faute?
50
Jonas, le pardon mode d’emploi
Bien sûr que non, ce n'est pas une volonté perverse. C'est
proprement l'inverse, c'est une volonté converse : amener au
changement, à la conversion. Qui ça? Ninive certes, mais aussi
et surtout Jonas. Il s'agissait de favoriser ce qui aurait le plus
de chance de produire le choc de dissonance cognitive pour les
deux parties, la ville de Ninive mais aussi Jonas.
Par ailleurs, Jonas était le plus à même à cause justement
de son défaut, de sa surreprésentation de la faute, il était le plus
doué pour être convaincant. Car on peut penser que pour être
un bon imprécateur il vaut mieux se centrer sur le péché, sur la
faute, que de répéter à tout bout de champ qu'on peut être
pardonné, et que le Dieu est un dieu de miséricorde, etc...etc...
Son défaut était donc sa qualité suprême et le garant de
son efficacité, c'est ce qui fait qu'il a été choisi fort
judicieusement par les services compétents pour cette mission.
Seuls les grands désespérés peuvent avoir l'énergie qui
transporte les montagnes, qui inverse le cours des choses...
même à leur corps défendant.
C'est ce qui explique également que ce rapport nous
relatant les faits, ne fasse que deux ou trois pages selon les
éditions, et soit d'une brièveté étonnante sur les propos tenus
par Jonas : on ne sait pas grand chose, à la lecture du rapport,
de ce qu'a dit Jonas aux populations, on ne sait rien de la faute
de Ninive, faute sur laquelle on est réduit aux hypothèses.
Pourtant le discours de notre Agent Jonas a été suffisamment
éloquent, on en connait le résultat.
La véritable mission
Par contre rien ne nous est épargné sur les tergiversations
de notre client, sa fuite, ses états d'âme, et à l'intérieur de
l'histoire elle-même le fait qu'il est lui-même porteur de faute,
causant une tempête, mettant en péril la vie de marins même
affiliés à d'autres dieux, et qui vont être amenés malgré leurs
51
Jonas, le pardon mode d’emploi
réticences à le "faire périr" en l'offrant comme victime
expiatoire, à sa demande expresse.
Ceci constitue à vrai dire une histoire dans l'histoire, lui
répondant trait pour trait : on a une collectivité d'hommes "qui
ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche" (J 4-11 S)
dans l'affaire métaphysique qui leur arrive ; on a un collectif
menacé-condamné par une faute. Une faute dont ils ne sont pas
responsables, mais à laquelle ils ont prêté leur concours, "car
ces hommes savaient qu'il fuyait loin de la face de l'Eternel,
parce qu'il le leur avait déclaré." (J 1-10 S).
Et quand la faute est avérée et porte à conséquence
irrémédiable, le naufrage du bateau, au lieu d'exécuter séance
tenante le coupable clairement désigné par signe, ils laissent la
possibilité de changer au fautif lui-même : "que te ferons-nous,
pour que la mer se calme envers nous?" (J 1-11 S). Ils sont
conscients de la possibilité de rémission et le disent par la voix
du grand navigateur : "Crie vers ton Elohim. Peut-être l'Elohim
se ravisera-t-il pour nous, et nous ne serons pas perdus ;" (J 1-6
C). Et les marins laissent le temps au fautif de s'amender et de
déclarer qu'il se rend, qu'il fera ce qui lui était demandé, en un
mot la possibilité de la conversion. Et ce n'est qu'après ce
temps de sursis (équivalent des 40 jours de Ninive), que les
marins font ce que demande Jonas qui refuse-résiste à la
nécessité de conversion. Car à aucun moment de cet épisode
on n'entend Jonas se repentir, ou même simplement dire qu'il
accepte de remplir sa mission, qu'il ira à Ninive. Non, plutôt
mourir ! Eh bien soit.
Alors le châtiment est appliqué, mais de façon symbolique
sans entrainer la réalité de la disparition physique, grâce à nos
moyens logistiques très performants... même si le côté hôtelier
laisse parfois un peu à désirer aux dires de certains. Cette
intervention montre bien en tout cas, que les services étaient au
courant de la difficulté des opérations.
52
Jonas, le pardon mode d’emploi
Et, de ce qui préfigure la conversion, même si elle est là
incomplète dans le cas de notre Agent, on voit le résultat : le
collectif est épargné, et le châtiment pratiquement à l'œuvre, le
naufrage, s'arrête. Les marins sont sauvés.
Cette histoire dans l'histoire nous présente tout le cycle de
l'évolution à opérer dans le rapport à la faute. On a tout d'abord
la façon humaine, très humaine, de réagir individuellement au
premier degré, à savoir prendre la tangente. N'insistons pas.
Ensuite on a la réaction humaine socialisée-organisée par un
système d'explication-causalité-équivalence, c'est celle du
collectif sur le bateau, universelle ; ils sont tous de nationalité
différente mais ils ont la même façon de voir et de pratiquer le
sacrifice expiatoire comme réparation de la faute. Enfin on a la
nouvelle manière de considérer la faute, la façon qui introduit
du nouveau dans les rapports entre les hommes et avec Dieu :
la suspension du châtiment permettant le repentir. C'est cette
nouvelle attitude qui est mise en œuvre à l'égard de Jonas (les 3
jours dans le poisson), de Ninive ensuite (les 40 jours),
complétée par le pardon qui met fin à l'enchaînement de la
violence et modifie les rapports des gens.
Le totalitarisme de la violence
Ceci nous permet d'émettre une autre hypothèse
concernant la faute-méchanceté de Ninive. Peut-être s'agissaitil tout simplement de ça : du cycle de la violence et de la façon
d'y mettre fin.
Peut-être le crime des habitants de Ninive résidait-il dans
le fait qu'ils étaient intransigeants à outrance, qu'ils ne
pardonnaient rien, que tout manquement devait être châtié. Au
point de tuer l'âne ou le cheval qui avait été "cause" de la chute
mortelle de son cavalier. Ce que pourrait indiquer la phrase
"hommes qui ne savent pas distinguer leur droite de leur
53
Jonas, le pardon mode d’emploi
gauche" (J 4-11 S) en d'autres termes des gens qui ne savent
pas relativiser, qui ne savent pas pondérer.
Ce genre de sacrifice-exécution ne sert à rien ; cette
problématique est auto-dévorante, enclenchant une spirale sans
fin ajoutant violence sur violence, rétorsion sur amertume,
même si c'est à travers un arsenal juridiste qui devient un délire
pointilliste et pointilleux, n'épargnant ni hommes, ni enfants, ni
bêtes. Ca rend la vie invivable, on est tout le temps en procès,
on ne fait qu'attaquer et / ou se défendre. Même si c'est dans
l'enceinte d'un tribunal et dans les termes de son arsenal
juridique, on ne sort pas en fait de la spirale de la violence.
Si le système pénal et le tribunal n'apaisent pas les parties,
ils ne jouent pas complètement leur rôle. Tout le monde se
trouve ramené au cycle antérieur, celui de la vengeance, même
si elle est confiée aux magistrats. Ainsi cachée, la
problématique de la vengeance s'en trouve même renforcée et
légitimée.
En effet le sacrifice ne doit pas être un mécanisme
victimaire, un automatisme compensateur que l'on s'administre
comme une potion magique pour solde de tout compte moral,
du genre : "j'ai élevé un sacrifice donc je n'ai plus à me poser
de problème, maintenant je suis tranquille, en règle." C'est là le
détournement de la loi en procédure automatique, c'est-à-dire
idolâtre.
Changement de problématique…
A ce mal-là, on comprendra que comme en homéopathie,
il y faut soigner le mal par le mal, vous avez compris que je
fais allusion à l'envoi de notre client Jonas. Qui connaît le
problème de l’intérieur et se trouvera inclus lui aussi dans une
nécessité de changer, comme ses clients. Car ce qui importe
dans le sacrifice c'est le changement de la façon de voir, la
conversion profonde, jusqu'au niveau intime. On comprend
maintenant qu'elle se soit manifestée par de tels
54
Jonas, le pardon mode d’emploi
comportements, jeûne, sacs, cendres, repris par tout le monde
dans la ville, et manifestant l'entièreté du changement de
valeurs, de cadre de référence.
De même que l'histoire dans l'histoire donne des clefs
pour comprendre l'ensemble, de même peut-on s'interroger sur
quelques éléments sémantiques troublants qui donnent
également une indication sur les soubassements de l'opération.
"Jonas" est la traduction latine de l'hébreu "Iona" qui
signifie : "Colombe" c'est-à-dire : être faible, fragile, doux,
vulnérable. Et qui signifie également, c'en est devenu un
symbole : "Paix", la colombe envoyée par Noé et ramenant une
feuille d'olivier dans son bec.
Et c'est cette colombe qui sera envoyée pour annoncer la
mort, sa condamnation à mort à toute une ville, "une très
grande ville, de trois jours de marche." (J 3-3 S). On peut
comprendre que notre Agent ait un peu perdu les autres sens
de sa mission. Au point que la traduction s'en fait l'écho : "...et
Ninive sera bouleversée!" (J 3-4 C) ou bien "...et Ninive est
détruite!" (J 3-4 S). Le rapport ne signifie que ces deux sens :
détruite / bouleversée. Or le verbe hébreu au futur NHPKT,
dont la racine est HPK, a plusieurs sens (Gesenius' Hebreu
Chaldee, Lexicon to the Old Testament, HWF Gesenius, Baker
Book House, Grand Rapid, Michigan, 1979) :
1) Tourner, retourner comme un gâteau.
2) Retourner, renverser, submerger.
3) Changer, se convertir.
4) Pervertir.
Ces quatre sens sont particulièrement intéressants. On part
du premier sens, simple, matériel, de la vie de tous les jours.
Puis on l'étend à un domaine large et à connotation forte, la
destruction. Ensuite on passe à une autre extension,
métaphorique, celle du retournement non de la veste mais de la
55
Jonas, le pardon mode d’emploi
conversion véritable. Enfin parce que c'est contenu
potentiellement dans le changement et dans notre zone de
liberté, on termine par la quatrième signification, l'apparence
de la conversion en faux-semblant, à savoir la perversion, celle
qui abuse de l'autre.
On constate que, avec Jonas, le troisième sens (se
convertir) est passé sous silence, subjugué par le deuxième
sens spectaculaire, dramatique, celui de la destruction. Mais
nous n'avons pas connaissance dans le rapport qui nous est
fourni, des "attendus" de la mission. Nous n'avons que l'ordre
de route très opératoire certes : "Lève-toi, va à Ninive, la
grande ville, et crie contre elle ! car sa méchanceté est montée
jusqu'à moi." (J 1-2 S), puis tout à fait impératif lorsqu'il est
réitéré : "Lève-toi, va à Ninive, la grande ville, et proclames-y
la publication que je t'ordonne!" (J 3-1 S) mais on voudra bien
reconnaître qu'il est d'une sècheresse toute administrative. On
remarquera également que dans ces deux messages-ordres de
mission on ne trouve mention ni de destruction, ni de pardon.
C'est le propre de la fonction de chef que de ne se fermer
aucune alternative afin de ne pas être prisonnier de ses propos.
Par ailleurs nous savons que nos Agents sont formés à
respecter des consignes parfois très dures, telle celle qui fut
adressée par l'Eternel à Esaïe : "Rends insensible le cœur de ce
peuple, endurcis ses oreilles, et bouche-lui les yeux, pour qu'il
ne voie point de ses yeux, n'entende point de ses oreilles, ne
comprenne point de son cœur, ne se convertisse point et ne soit
point guéri." (E 6-10 S). Et l'Agent Esaïe, le doigt sur la
couture du pantalon, de demander : "Jusques à quand,
Seigneur? Et Il (Dieu) répondit : Jusqu'à ce que les villes soient
dévastées et privées d'habitants; ..." (E 6-11 S).
Enfin on voudra bien constater "in fine" un petit fait qui
rend la mission assez étonnante : on envoie un prophète hébreu
à Ninive. Or Ninive n'est pas une ville de Palestine et encore
56
Jonas, le pardon mode d’emploi
moins juive. Elle est même à l'opposé religieux et
géographique, à des milliers de kilomètres de là, en AssurAssyrie (Irak) ; Ninive est l'actuelle Kuyundjik, proche de
Mossoul. Ninive est, à cette époque-là, une des très grandes
villes d'une civilisation brillante, antérieure à la fondation
d'Israël, une civilisation avec ses propres dieux, creuset des
cultures Akkadienne et Sumérienne, en gros la Mésopotamie.
Alors que généralement la tâche des prophètes juifs est de
ramener dans le giron les hébreux qui se sont égarés dans la
dévotion à d'autres dieux, dans le cas de Jonas on envoie un
prophète en plein "empire du mal" dans le pays qui, à plusieurs
reprises, à détruit, veut détruire et détruira Jérusalem, le peuple
et l'état juif. L'équivalent serait, quelques millénaires plus tard,
d'envoyer en pleine guerre froide un Agent américain à
Moscou pour prêcher l'économie de marché à l'Assemblée des
Soviets du Parti communiste d'URSS. Ca n'a plus rien à voir
avec le fait de rappeler les principes intangibles de la libre
entreprise à des managers américains qui s'en seraient écarté.
Ainsi donc, ces ennemis qui voulaient détruire notre pays
et qui le disaient clairement, il faut aller les convertir, leur
pardonner, et pourquoi pas les aimer tant qu'on y est? Eh oui
également. Ninive était donc bien choisie, car s'il est
relativement facile de pardonner à ceux de notre communauté,
il est plus difficile d'étendre la relation de fraternité à ceux qui
sont radicalement autres et en plus ennemis.
C'était donc vraisemblablement de ça qu'il s'agissait. Et on
nous permettra d'ajouter que c'est toujours d'actualité, pour
l'ex-Urss... comme pour la Palestine.
Bouleversant
Tout ceci accrédite donc l'hypothèse que, dans cette
mission de Jonas, il s'agit plus d'une démarche intérieure que
d'une opération des "services extérieurs". Ninive est ici la
métaphore générale de l'ennemi... et du changement auquel on
57
Jonas, le pardon mode d’emploi
est convoqué à son égard. De plus Colombe (sens
étymologique de Iona-Jonas) désigne aussi la Communauté
d'Israël (Zohar Ed. Verdier p 416 citant Cant 2-14).
Démarche intérieure donc, allant jusqu'à la déprise
absolue pour notre Agent, car force nous est de remarquer que
le véritable prophète du changement dans l'opération "Ninive"
est non pas Jonas, mais le roi de Ninive. Car c'est lui qui
change, qui se couvre de cendres, appelle à un accroissement
de pénitence, et dit la possibilité éventuelle de rémission. (Ce
qui est mis dans la bouche du roi est le verset 2-14 du prophète
Joël : "Qui sait s'il ne reviendra pas et ne se repentira pas, "(S)
Comme dans toutes les opérations délicates, un objectif
peut en cacher un autre, non connu de l'Agent pour des raisons
inconscientes, je veux dire de Haute Stratégie. Les voies du
Seigneur sont impénétrables au premier abord pour le commun
des Agents... même si c'est pour leur bien.
Et c'est à cela qu'il nous est donné d'assister dans le cas de
notre Jonas, même si à la fin de l'histoire le rapport nous laisse
en suspens afin que chacun de nous puisse se dire qu'il s'agit de
soi-même aussi en pareilles circonstances, et que chacun ait la
possibilité d'en tirer leçon.
Nous nous en remettrons donc à cet enseignement... et à la
mansuétude de la Cour, puisque nous savons que : " tu es un
Dieu compatissant et miséricordieux, lent à la colère et riche
en bonté, et qui te repens du mal." (J 4-2 S). "
58
Jonas, le pardon mode d’emploi
DEUXIEME PARTIE
LE PARDON, mode d’emploi
"De la difficulté de changer"
1) LE PARDON, UN ACTE NATUREL?
Le Pardon n'est pas un acte facile, contrairement aux
beaux discours, ou aux fantasmes que l'on projette à son
propos. Ne nous voilons pas la face, le Pardon est un acte...
"inhumain", car toute notre impulsivité naturelle nous en
éloigne à mille lieux.
Le Pardon est un acte non-humain, il paraît même être un
acte purement divin, on l'a vu avec Jonas. Mais cet acte divin
nous est indiqué comme étant à notre portée puisque Dieu nous
y convie. Ce doit donc être intéressant. De plus Il ne le réserve
pas à son usage exclusif et royal. Il nous le confie et son
emploi n'est assorti d'aucune restriction ou menace. Divin il est
puisque Dieu le pratique, donc divin il est vraisemblablement
dans ses effets et dans son processus même.
Parler du Pardon n'est pas non plus chose facile car ce...
comment appeler ça, attitude?, résultat?, état d'esprit?, état de
59
Jonas, le pardon mode d’emploi
grâce?, disons pour l'instant ce "moment" est au bout du
compte le résultat d'un ensemble fait de violence, de réflexion,
de parole, d'apaisement, d'union. Il est tout cela à la fois,
successivement et en même temps. Car chacun de ces états est
aussi contenu dans les autres, à l'état latent ou actant, que ce
soit positivement ou négativement.
Pour aborder l'étude du Pardon, dégageons-nous d'abord
de quelques idées reçues, voire imposées par la morale ou par
un consensus plus ou moins fumeux. Contrairement à ce qu'on
pourrait penser le Pardon n'est pas une fin en soi, et encore
moins une directive du Parti Ecclésiastique quelle que soit
l'église à laquelle on est affilié. Pas plus que l'amour, le Pardon
ne se décrète.
Ce qu’il n’est pas & ce qu’il est
Voyons d'abord ce que n'est pas le Pardon, avant de voir
ce qu'il peut être, et d'abord supprimons cette majuscule
malodorante qui fleure les manifestations de victoire de la
Rome antique camouflées sous les apparences populistes du
christianisme.
- Le pardon n'est pas la façon de montrer le Triomphe de
la magnanimité. Ce serait une contradiction dans les termes, la
magnanimité ne supporte pas le triomphe mais l'exclut
radicalement, à la racine. En fait elle en déracine la volontémême, chez la personne, sinon ce serait encore asseoir le désir
de domination de l'Ego sous les apparences du Don : "Vois
comme je suis bon puisque je te donne mon pardon !". Le
pardon n'est pas une série télévisée avec majorettes et défilés.
- Le pardon n'est pas non plus un "solde de tout compte"
dont on serait bénéficiaire, inscrivant en lettres d'or : solde
créditeur de votre compte religieux sur lequel vous avez
60
Jonas, le pardon mode d’emploi
déposé toutes vos bonnes... actions. Le pardon n'est pas une
affaire de comptabilité.
- Le pardon n'est pas plus une chirurgie magique qui, par
un coup d'anesthésie générale, nous délivrerait de nos griefs,
de nos "va mourir!", ou dit à l'envers, de nos "prends-moi la
vie" (Salut Jonas). Le pardon n'est pas un somnifère, ni un
emplâtre sur une jambe de bois, ni une opération à la
Frankenstein.
- Le pardon n'est pas encore, malgré les apparences, le
sous-produit d'on ne sait quelle cuisine mitonnée dans la
casserole close d'un confessionnal, et de plus concoctée avec
un commis... d'office. Le pardon n'est pas une recette juridique
ou administrative, fût-elle bénie des dieux.
S’il n’est pas cela, alors qu'est-ce qu’il est ?
On pourrait dire que le pardon est :
un état d'abandon, mais qui est étonnamment productif.
un acte de déconstruction, de perdition positive, où l'on ne
perd que son ego dans sa forme étriquée, et où on
(re)trouve un ami.
une clé ouvrant à un autre rapport au monde et aux gens,
et qui produit de la joie à vivre.
un acte social qui (re)crée du tissu social, qui restaure la
trame de la relation à autrui.
un acte d'anti-violence, plus même que de non-violence,
car il court-circuite et met fin à la violence.
61
Jonas, le pardon mode d’emploi
Un nouveau dé-but
Le pardon n'est pas une fin en soi, ni une fin tout court.
On pourrait même dire que le pardon est un dé-but. Ceci en
plusieurs sens :
Dé-but au sens d'abandon de but. Abandon de but de
victoire, on l'a vu. Mais aussi d'abandon au sens où je
m'abandonne à ce processus dont j'accepte de ne pas savoir où
il va me mener. Pour qu'il y ait réconciliation il faut qu'il n'y ait
ni vainqueur, ni vaincu, ni même volonté de savoir à quel
résultat on va aboutir. Il faut accepter d'aller à cette
spontanéité, jusqu'à cet extrême du non-savoir, de la nonmaîtrise, pour qu'il puisse y avoir... quelque chose de nouveau,
d'inédit, c'est-à-dire quelque chose qui n'avait pas encore été
dit. C'est là où il devient créateur d'autre chose, de rapport
nouveau à soi-même et à l'autre.
Dé-but au sens de déconstruction. Car la déconstruction
est un bon début, c'est comme ça qu'on apprend.
Déconstruction n'est pas démolition ou destruction. Elle est
démontage. Là réside l'apprentissage, l'apparition du neuf, par
l'intégration de ce qui est compréhension. Le passé on ne
l'éradique pas, on a à l'intégrer. Pas forcément comme on l'a
vécu, mais dans le(s) sens qu'il prend, qu'on peut chercher et y
trouver. Car le passé contrairement à ce qui est dit ici et là n'est
pas fixé une fois pour toutes. Il est accessible à modifications.
Tout nous le prouve : les historiens certes, qui nous
permettent de comprendre autrement et de lire plus
intelligemment ce qu'on avait perçu avec des yeux de taupe.
Mais aussi votre propre expérience vous le rappelle : par
exemple ce service militaire où vous en avez bavé jusqu'à la
garde, vous en venez avec le temps à dire "ah, c'était le bon
temps !" si vous n'étiez pas sur un champ de bataille. Ou
62
Jonas, le pardon mode d’emploi
l'époque de votre enfance, ou votre adhésion-militantisme à
telle idéologie pure et dure, etc... Le passé est donc malléable à
la durée, il peut changer de cours, de sens.
Dé-but au sens de clé : cette possibilité de revoir son
histoire ouvre le champ des possibles. Le fait de relativiser et
d'intégrer d'autres paramètres, d'autres explications ou raisons
permet d'accéder à une autre compréhension de ce qu'on a
vécu. Cela introduit à une nouvelle mise en perspective de ce
que l'on n'avait vu que sous une forme partielle et... partiale.
On en devient plus intelligent, c'est un sous-produit, et non des
moindres, du pardon.
Dé-but au sens de sociabilisation : l'avantage du pardon
est qu'il recrée la relation à l'autre, qui avait été déchirée par la
faute, ou le problème non résolu. C'est cela qui avait dissout le
tissu social parce que la confiance qui en constituait la trame
entre les protagonistes, était déchirée. En la restaurant on
rétablit cette dimension sociale essentielle à notre existence,
car on a besoin de cette confiance (pouvoir faire foi à l'autre)
tous les jours, comme de l'air qu'on respire. (On retrouve
l'importance de la confiance, fides, dans le fait qu'elle constitue
avec pietas, le respect des dieux de la cité, et virtus, le courage,
la trilogie du sentiment religieux de la Rome antique et donc le
ciment de ses membres. cf. Histoire générale du Diable de
Gérald Messadié p 217. éd° Robert Laffont)
Dé-but au sens d'antiviolence : pour qu'il y ait relations
sociales il faut qu'il n'y ait pas violence, sinon ce n'est pas de la
relation sociale c'est de la foire d'empoigne c'est-à-dire de
l'imposition de force, en un mot de la guerre même si elle est
sans canons.
Or la violence est. Elle est même une tendance spontanée,
ne faisons pas d'angélisme. Donc, pour être inhumain, c'est-à63
Jonas, le pardon mode d’emploi
dire accéder à un peu de divin, il faut mettre fin à la violence
naturelle-spontanée. C'est cela qui est le plus difficile. On ne
savait pas comment faire avant qu'on invente le pardon.
Sonnez trompettes, résonnez hautbois ! Certes, mais il
n'empêche que ce n'est pas facile et qu'il ne suffit pas de dire :
"Y a qu'à !" Tout l'enjeu est de comprendre comment ça
fonctionne, comment ça se met en œuvre et quel effet ça
produit.
2) MAIS COMMENT CA SE PRESENTE?
Pour comprendre comment va opérer ce coup de théâtre
qu'est le pardon il faut d'abord examiner le décor dans lequel
évoluent les acteurs, en un mot ce qui fait problème, et bien sûr
aussi la scène cruciale du conflit.
Premier Tableau : un problème de mots?
Le décor, c'est le plus vieux du monde. Dès que
l'humanité a su dire "areu - areu" elle a commencé à prendre
position, à dire son sentiment, à peser le pour et le contre. Ou
plus exactement encore, dès ce moment-là elle a commencé à
faire des erreurs d'interprétations et à (ré)agir en fonction de
ses erreurs d'interprétation sur ce qu'a dit l'autre. La preuve
c'est qu'on ne sait toujours pas ce que signifie "areu - areu", et
qu'on n'arrête pas de gloser là-dessus.
Si l'on replace le tout en situation adulte cela veut dire que
c'est à un problème d'interprétation, de compréhension
réciproque, que l'on est confronté entre les deux personnes ou
groupes de personnes. En d'autres termes c'est du : "Je dis
que..." confronté à du "Et moi je pense que...".
Se nouent alors désaccords, incompréhensions et donc
échanges vifs, voire violents. Quiproquos et problèmes de
64
Jonas, le pardon mode d’emploi
communication-compréhension, on ne met pas les mêmes
choses sous les mêmes termes, problème du sens des mots,
certes. Mais n'est-ce que cela, n'est-ce qu'une affaire de
lexique, de vocabulaire? Non.
Deuxième Tableau : un problème de valeurs?
Car en dessous il y a quelque "chose" à propos de quoi on
est en désaccord avec l'autre. C'est cette "chose" qui semble
faire problème. Examinons de quoi il peut s'agir.
Ce peut être un objet matériel auquel l'un tient et que
l'autre s'est approprié, en un mot il y a eu vol. On tient à cet
objet parce qu'il est cher, qu'il représente beaucoup d'argent.
Personne ne reprochera à quelqu'un de lui avoir volé une
allumette ou une aiguille. Sauf si on n'en a pas d'autre et si on
est dans l'impossibilité de s'en procurer commodément. Ce
n'est donc pas le prix qui fait qu'on tient à un objet mais sa
valeur. La valeur n'est pas intrinsèque à l'objet mais est relative
au besoin qu'on en a et à la générosité de l'environnement.
C'est la rareté qui fait la valeur, ce n'est pas de moi, c'est Marx
qui l'a dit. Dans cette affaire qui crée conflit entre deux
personnes il y a donc aussi un problème de valeur.
"Valeur d'usage" liée à l'utilité de l'objet pour la ou les
personne(s). Mais cela peut être aussi de la "valeur ajoutée",
celle que l'on place dans l'objet "j'y accordais beaucoup de
prix", "il avait une grande valeur sentimentale pour moi", etc...
C'est-à-dire qu'il peut s'agir autant d'une affaire de cœur que
d'argent.
Troisième Tableau : un problème de significations?
Mais le quelque "chose" à propos de quoi on est en
désaccord avec l'autre peut être aussi tout à fait immatériel. Par
exemple un évènement, une attitude, un comportement de
l'autre qui n'a pas été ce qu'on attendait. On en veut à l'autre
parce qu'il n'a pas fait ce que j'espérais qu'il fasse... ou qu'il ne
65
Jonas, le pardon mode d’emploi
fasse pas. Car on attend aussi des non-actes, des retenues de la
part de l'autre. Et c'est là où le bât blesse. Car sous le couvert
de ma déception intense je glisse de l'obligation pour l'autre, je
lui refile sans qu'il s'en doute le fait qu'il était entendu qu'il
devait ne pas me décevoir. Il y a là trois détonations en un
seul coup : la déception / le fait que c'est à moi qu'était destiné
l'acte / le devoir auquel il a failli.
Souvenez-vous de ce que vous disait votre parent favori
quand vous n'aviez pas été premier de la classe ou que vous
n'aviez pas marqué le but au match : "Tu me déçois..." Ou de
ce que vous avez dit à votre mari (ou à votre femme) qui s'est
tellement intéressé(e) à quelqu'un au cours de la dernière
réception.
C'est moi qui suis déçu certes, mais par moi, du fait de
mes attentes sur l'autre. Le fait d'avoir des attentes n'en
légitime pas le contenu. A le méconnaître on court le risque du
ridicule comme ce parent annonçant sérieusement que son fils
de quatre ans sera polytechnicien, et on fait endosser à l'autre
des habits qui ne sont pas les siens. On veut à la place d'autrui,
et avec force, ne nous racontons pas d'histoire.
L’agneau bêlant
Ou plutôt si, prenons une histoire pour voir comment cela
fonctionne. C'est la parabole de l'agneau bêlant que nous conte
Nietzsche dans "La généalogie de la morale" (Gallimard NRF
idées): "Que les agneaux aient l'horreur des grands oiseaux de
proie, voilà qui n'étonnera personne : mais ce n'est point une
raison d'en vouloir aux grands oiseaux de proie de ce qu'ils
ravissent les petits agneaux." L'agneau pâtit des oiseaux de
proie qui le mangent. Il se dit que si les aigles ne le mangeaient
pas ce serait bien. Ils n'ont qu'à ne pas le manger, et s'ils ne se
retiennent pas de le manger c'est qu'ils sont méchants. Le
paralogisme que construit l'agneau réside dans deux choses :
l'une c'est la fiction que l'aigle pourrait se retenir d'agir et donc
66
Jonas, le pardon mode d’emploi
s'il ne le fait pas c'est qu'il est méchant. L'autre s'énonce ainsi :
"Ces oiseaux de proie sont méchants ; et celui qui est un oiseau
de proie aussi peu que possible, voire même tout le contraire,
un agneau - celui-là ne serait-il pas bon?"
Est ainsi verrouillé un raisonnement à double entrée : l'une
concerne le protagoniste dont je postule qu'il ne doit pas faire,
et que s'il fait c'est pour me nuire ; l'autre c'est que moi qui ne
peux faire pareil ou qui ne peux pas agir contre ça, je postule
que c'est par ma volonté de me retenir, et donc c'est la preuve
que je suis bon. J'inverse mon impuissance en choix, et l'action
de l'autre pour son propre compte en volonté de me nuire.
A un tel idéal les oiseaux de proie "répondront par un
coup d'œil quelque peu moqueur et se diront peut-être : "Nous
ne leur en voulons pas du tout, à ces bons agneaux, nous les
aimons même : rien n'est plus savoureux que la chair tendre
d'un agneau."
Tout ceci que nous énonçons n'est pas pour légitimer la
goujaterie mais pour bien voir le genre de fiction que nous
érigeons en dogme, en vérité, voire en contrat obligataire ou en
évidence scientifique du genre : "ce qui est donné à l'un est
enlevé à l'autre". Et c'est souvent ainsi que l'on conçoit l'amour,
comme un fromage dont le nombre de parts serait forcément
limité et où la part donnée à quelqu'un d'autre est quelque
chose qui m'est retiré.
La sensation d’être victime
La faute ou le problème ne tient pas tant au fait lui-même
qu'à ce qui est "ressenti" : une autre personne ne sera pas
meurtrie par le même oubli, larcin ou manquement. Ce qui
importe et fait la gravité de la situation est la signification
(« Fais-tu bien de t’irriter… ») que prend le fait pour celui qui
en est ou s'en pense "victime". Cette dernière est le siège d'un
raisonnement fautif, vicié : il y a forcément eu faute puisqu'il y
a douleur, victime, moi. S'il y a eu faute, il y a donc eu fauteur,
67
Jonas, le pardon mode d’emploi
et comme je suis victime je suis assuré (!) de ne pas être le
coupable.
Il y a un véritable problème de significations commises là
d'emblée dans l'enchaînement de "faute", et donc dans la
relation qui va se trouver nouée (comme un sac de nœuds selon
la belle expression populaire, mais aussi comme on dit qu'on a
la gorge nouée), entre les deux protagonistes qui vont
s'envoyer des significations à la tête... en plus des assiettes.
3) LA SCENE CRUCIALE, L'OFFENSE.
Si l'on voulait un maître-mot pour résumer la diversité
apparente des tableaux évoqués précédemment qui sont la toile
de fond du problème, on pourrait dire qu'il s'agit
d'investissement.
Communication : l'erreur est typiquement un
investissement puisqu'on a investi un mot, une situation d'un
sens inapproprié. Si ce n'était qu'une difficulté de vocabulaire
elle serait déjà aplanie.
Valeur : investissement d'un objet à cause de son utilité ou
de son poids sentimental. Sous l'objet il y a l'atteinte à la
personne.
Signification : on se croyait détenteur d'une certitude dans
laquelle on avait investi toutes ses "actions" : l'amour de
l'autre, ou son avenir, ou bien mais c'est le même processus, on
se croyait propriétaire de quelqu'un : la personne même de
l'autre, mon enfant, ou le conjoint. Illusion confortée d'ailleurs
par ce même autre, votre ci-devant mari, qui vous avait dit : "Je
suis tout à toi". Ah le grand fou, il ne savait pas que vous
prendriez cela au pied de la lettre !
68
Jonas, le pardon mode d’emploi
Il n'empêche que la "victime" souffre. Il ne faut pas
l'oublier. Il convient donc d'étudier le processus de souffrance
lui-même qui va être le metteur en scène... de ménage.
Comment s'enclenche le processus de souffrance? Pourquoi
va-t-on entamer des rétorsions?
Qu'est-ce qui fait qu'on souffre (hors causes de maladie)?
C'est toujours qu'on n'obtient pas ce qu'on attendait. Bien, alors
qu'est-ce qu'on attendait?
Prenons l'exemple d'une discussion enflammée que nous
observons entre deux personnes. A notre effarement, on
constate souvent que les deux personnes sont d'accord sur le
fond mais se disputent sur les mots, et ça n'est pas un problème
de vocabulaire sinon ça se réglerait sans engueulade. Qu'est-ce
qui se joue là sous couvert d'un "pur" problème de forme?
-> Une rivalité de type dominant – dominé ? Donc un
problème de pouvoir? Oui souvent, mais pas autant qu'on le
croit. Par contre c'est la plupart du temps dans ces termes qu'on
tente d'expliquer le conflit. Le "hic" c'est qu'on peut observer
que la personne dominée ne cherche pas forcément à prendre la
place de son chef, et la refuserait si on la lui offrait ("ah non, je
ne sais pas faire, ça c'est son boulot"). Non il y a autre chose.
Le conflit qu'on croit être de pouvoir est en fait d'une autre
nature.
Alors de quoi s'agit-il?
De reconnaissance. Sur deux plans. Le premier est d'être
reconnu(e) à sa valeur et non pas comme un objet qui va
"obligatoirement" produire ce qu'on attend de lui. Car le
résultat n'est pas automatique, la personne y met du sien, et
cela n'est pas perçu. On pourrait appeler ça "le complexe de la
potiche" : être pris comme un objet qui est à disposition,
comme un appareil qui fonctionne toujours au quart de tour. Et
elle a bien raison cette personne, c'est pourquoi elle va utiliser
69
Jonas, le pardon mode d’emploi
toute la latitude dont elle dispose (la marge de manœuvre qui
ne dépend que d'elle) bruyamment ou non (car tous les conflits
ne cassent pas les meubles), pour faire payer à l'autre le prix
de son bon vouloir. C'est très précisément cela qui définit le
pouvoir.
Mais à travers cette reconnaissance de sa bonne volonté,
que requiert la personne, il y a le deuxième plan qui se joue :
être reconnu(e) pour la valeur qu'on a à ses propres yeux, et
plus seulement objectivement.
-> C'est ce qu'on peut appeler l'image de soi. C'est quoi
encore ce truc-là? En bien c'est comme l'image de marque mais
à votre échelle et avec vous comme client, (c'est le plus
impitoyable) et comme responsable clientèle (il est pas
commode non plus celui-là). Voici en fait l'enjeu sous-jacent à
toute communication même entre amis, donc même en dehors
des rapports d'autorité institutionnelle propres à l'entreprise. En
effet dans toute interaction verbale, ou pour parler simplement,
dans toute discussion entre deux personnes, en dessous de ce
qui se dit textuellement même si on parle de carottes, on
envoie à l'autre l'image qu'on a de soi, qui est en général bonne
: "oh des carottes! mon mari adore comme je les fais", mais qui
peut être mauvaise "oh des carottes! moi je suis une piètre
cuisinière je ne sais même pas faire cuire un œuf". Et la
protagoniste va renvoyer à cette dernière comment elle perçoit
cela en signifiant son propre cadre de valeurs. Ce peut être :
"Ah vous savez, la cuisine c'est ce qui retient les petits maris
qui se débinent" ou bien "oh vous savez y a pas que la cuisine
dans la vie".
Il y a donc un double miroir qui fonctionne simultanément
entre les deux personnes et qui peut être concordant ou
discordant. La discorde pouvant être explicite ou tacite : "je ne
sais même pas faire cuire un œuf !" dit-elle en lissant
70
Jonas, le pardon mode d’emploi
négligemment une robe moulant un corps à vous faire attraper
une exophtalmie* de loup pour Chaperon rouge, etc...etc...
(* saillie des globes oculaires hors de leurs orbites)
A travers l'image de moi que j'envoie à l'autre dont
j'espère qu'il va la reconnaître, l'approuver, c'est mon identité
qui est en question au moins partiellement, parce qu'on ne se
sent exister qu'à proportion de ce renvoi-accord de l'autre. C'est
donc ce qu'on a de plus cher qui est en jeu, là. Si j'envoie
comme image de moi "Super Nana" et que l'autre me renvoie
comme perception de moi "pouffiasse" c'est sûr qu'il va y a
voir de l'eau dans le gaz entre nous deux.
Vous voulez un autre exemple? Bon d'accord, mais c'est
bien parce que c'est vous. La mère qui dit à son fils de 14 ans :
"Mets ton cache-nez tu vas prendre froid!" s'expose de la part
de son fils à un : "Mais je compte bien prendre froid et si je
peux j'espère en mourir!". La mère continue à fonctionner
comme si son fils avait toujours 4 ans et elle lui envoie cette
image de lui. Il ne peut qu'être en désaccord avec cette idée et
lui renvoyer la brisure de cette représentation, car l'image qu'il
a de lui est celle d'un adulte assez grand pour prendre tout seul
la décision de mettre ou non un cache-col, et ceci selon ses
propres critères (j'aurais l'air de quoi auprès des copines !).
C'est la mère qui a deux trains de retard et qui continue à rester
sur le quai de la gare Petite Enfance alors que le train est déjà
arrivé à Adulte. Voilà ce qui fait dire que l'âge adolescent est
un âge ingrat à vivre... par les parents et pour l'image qu'ils
veulent maintenir d'eux-mêmes contre vents et marées du
temps. Car ce que leur renvoie la situation (et pas le fils qui
s'en fout comme de sa première chemise), c'est qu'ils ont
vieilli, qu'ils ont pris dix ans de plus (c'est vrai qu'on ne les voit
pas passer), et qu'ils continuent à "fonctionner" comme si toute
la famille était en "arrêt-image" sur un enfant de 4 ans.
71
Jonas, le pardon mode d’emploi
4) BLESSURE, LA SPIRALE INFERNALE
La scène peut alors prendre son essor puisqu'on a tout ce
qu'il faut pour l'alimenter : incompréhension "mais c'est pour
pas que tu prennes froid"/ images discordantes "je suis assez
grand" / rapports de pouvoir "c'est à ta mère que tu parles"/
Ou immédiatement après, le conflit se transposant entre
les deux parents :
- La mère au père (qui est aussi son mari) : Ton fils
(n'était-elle pas là pour le faire aussi?) devient impossible, on
ne peut plus rien lui dire ! (c'était pas une parole c'était un
ordre).
- Le père (qui est aussi un homme) : Laisse tomber, c'est
de son âge.
- La mère : Et voilà tu ne me soutiens pas, tu prends son
parti, etc... etc...
On notera, par parenthèses, que ce qui ne peut se résoudre
avec la personne (le fils), va tenter de se traiter avec un proche
(le père), et sur les trois mêmes plans de cette dynamique.
Essayons de voir de quoi il s'agit dans cette interaction verbale.
On a une personne qui souffre, la mère. Elle va essayer de dire
sa blessure à son mari, pour la traiter, c'est-à-dire pour être
consolée et si possible guérie de ce mal dont elle ne voit pas la
véritable cause. De quoi souffre-t-elle? Elle se sent blessée.
- Où avez-vous mal? lui demanderait le thérapeute.
- A mon amour-propre.
- C'est-à-dire?
- Ben, en tant que mère!
- Ca dure combien de temps le fait d'être mère?
- Euh... je sais pas, de toutes façons je suis sa mère, non?
72
Jonas, le pardon mode d’emploi
- Peut-être que votre fonction de mère est achevée, que
vous n'êtes pas que cela, et que vous appartenez aussi à vousmême?
- ...?! ...
Dans l'échange avec son mari elle veut obtenir réparation
et elle va trouver encore plus de blessure, ce qui va accroître sa
soif de réparation-consolation-et reconnaissance de son image.
Et elle va se retrouver avec deux problèmes, là où elle n'en
avait qu'un avec son fils. Affreux-affreux. S'est créée une
spirale effroyable qui s'alimente de l'incompréhension des
significations qui se superposent dans cette situation mais aussi
de besoins contradictoires et non-dits.
Le baume qui blesse
C'est en fait à une dynamique infernale de la blessure et
des efforts pour la réparer qu'on assiste à ce moment-là. Car le
plus horrible c'est que les efforts pour réparer la blessure
l'accroissent. Plus la personne essaie de faire comprendre
combien elle souffre, plus l'autre essaie de la ramener à une
vision objective de la situation. Et donc elle ressentira les
efforts que font les autres pour la ramener à la raison ou à cette
vision objective des choses comme un déni d'elle-même. Car
cette perception raisonnée-objective c'est ce qu'elle ne peut pas
voir, puisqu'elle est accrochée à l'imaginaire de son rôle de
mère. Elle s'acharne à vouloir obtenir vérification de son
image de bonne mère, et ce qui lui est renvoyé c'est l'inverse à
savoir qu'elle est une mère qui ne sait pas ou plus s'y prendre.
Horreur-malheur, je rends mon tablier comme disait Jonas.
C'est précisément ce qu'elle ne peut pas faire, elle, parce qu'elle
est restée dépendante de son rôle de mère comme un alpiniste
qui a dévissé l'est de sa corde.
Examinons comment fonctionne la deuxième blessure
pour la mère à l'occasion de la réponse de son mari. Cela va
73
Jonas, le pardon mode d’emploi
être une blessure au carré car la tentative de son époux pour
l'apaiser va être ressentie non seulement comme une
incompréhension mais comme une impudence à propos de sa
première blessure, donc comme une deuxième blessure là où
était attendu un baume au cœur.
Le mari dit : Laisse tomber, c'est de son âge.
Ce qu'il veut dire, c'est deux choses : Notre fils a grandi, il
n'est plus un enfant, or tu le traites comme un gamin de quatre
ans / Arrête de te faire mal (ou pour reprendre une expression
célèbre: Fais-tu bien de t'irriter?) abandonne ton rapport
imaginaire à ton rôle de mère.
Ce qu'il dit c'est en d'autres termes : N'y pense plus / c'est
un âge ingrat.
On remarque que ce qu'il dit a la propriété d'être ambigu
c'est-à-dire de pouvoir être entendu de plusieurs façons.
Par exemple "N'y pense plus" peut être entendu comme
une tentative d'apaisement : "c'est pas grave" ; comme un
conseil : "cesse de ne penser que dans les termes d'une mère
d'un enfant de 4 ans." ; comme une proposition de dénirefoulement : "tu nous embêtes avec ton problème." ; comme
une incitation au lâcher-prise en sagesse.
De même : "c'est un âge ingrat" peut être compris de
plusieurs façons : la première comme invitation à s'apercevoir
de l'âge réel de "l'enfant". Il peut être entendu comme une
compréhension du fait que ce qui est ingrat à vivre pour le
parent c'est cette période adolescente du rejeton et ce que nous
renvoie l'enfant sans s'en rendre compte : "vous êtes vieux".
Enfin il connote la difficulté à se reprendre dans sa propre
histoire d'homme, de femme, et d'accepter qu'être mère n'est
pas le tout de la femme, n'épuise pas l'ensemble de ses
potentialités d'être humain.
C'est sûr que ça fait beaucoup de choses en deux petites
phrases. Et le mari ne savait sûrement pas qu'il disait tout cela
74
Jonas, le pardon mode d’emploi
en si peu de mots. Mais un entretien à froid (ou avec un tiers
thérapeute) aurait permis de le mettre à jour et même de le
faire dire par la mère elle-même.
Or nous ne sommes pas dans un entretien à froid, mais
dans une situation à chaud et sur fond de blessure qui vient
d'être commise par un faux criminel le fils, avec une victime
qui est en fait le véritable auteur de sa propre blessure. C'est
quasiment un mauvais feuilleton policier, ou du bon Agatha
Christie, comme on voudra. Car le commissaire appelé en
renfort pour constater les dégâts retourne sa veste, disculpe le
suspect et donne tort à la victime.
C'est ce que ressent la mère-épouse. La réponse de son
mari est prise comme un lâchage, un passage à l'ennemi, une
trahison du compagnon de bataille dans ce qu'elle vit comme
une question de vie ou de mort. Et c'est vrai qu'il est là
question pour elle de mourir à son état de mère devenu
obsolète, dépassé par rapport à l'âge réel de son fils, et de
redevenir femme, de reprendre le cours d'une histoire
forcément inconnue ; elle va devoir quitter son ancien mode de
représentation, l'ère maternante, pour passer à une autre ère
celle de femme - être adulte en devenir continu mais incertain,
et ceci avec d'autres adultes dont, notamment, son ancien
"fils".
La dynamique infernale
Illustrons cette dynamique infernale de la blessure et du
désir éconduit de reconnaissance, que celle-ci soit légitime ou
erronée-imaginaire. Pour représenter ce mécanisme qui se
produit dans les différents secteurs de l'activité humaine et pas
seulement en famille (rassurez-vous madame, c'est la même
chose qui se produira au bureau où vous allez retravailler),
figurons à l'aide d'un schéma la spirale de la blessure.
75
Jonas, le pardon mode d’emploi
Il faut lire ce schéma en partant de la base, de gauche à
droite et de bas en haut, les étoiles figurant les paroles
justificatives-explicatives-blessantes sans le vouloir.
Ce schéma rend compte aussi de phénomènes de
communication purement professionnelle telle que par
exemple une situation entre un touriste mécontent de trouver
porte close et un gardien de musée qui va se sentir agressé par
les paroles du ci-devant touriste. On va avoir frustrationdéception-agressivité côté touriste et justification-défenseagressivité côté gardien qui vont alimenter une spirale
76
Jonas, le pardon mode d’emploi
infernale où chacun s'efforce de faire reconnaître la blessure
qui lui est infligée par "l'autre" et le fait que c'est injuste. Ceci
dans un ping-pong effroyable parce que chacun souffre, et
dérisoire parce que chacun est à côté de la plaque. Chacun croit
ne parler que de l'objectivité du problème auquel il est
confronté alors que l'essentiel réside dans la résonnance
affective de la frustration ressentie par chacun par rapport à sa
propre "image de soi".
Pourquoi blesser ?
Pourquoi le fait de se sentir blessé se transforme-t-il en
désir de blesser? Par mesure de rétorsion à l'égard du fauteur,
de celui par qui le mal est arrivé, pourrait-on croire. Mais force
nous est de constater que la personne blessée va être blessante
même à l'égard de personnes qui n'ont rien à voir avec la
blessure initiale. Ce n'est pas par malignité sadique, ou dû à
une aberration mentale, c'est trop fréquent pour cela ; non, au
contraire il y a plusieurs raisons (même si ce ne sont pas de
"bonnes raisons"), et elles nous indiquent la signification de ce
processus. Blessé on va devenir blessant :
1- Parce que la douleur est encore plus insupportable si on
ne peut pas l'évacuer au moins en partie, en décharger la
tension.
2- Pour signifier qu'on a été blessé, montrer où on a mal.
3- Parce qu'on veut obtenir de l'aide, même si on n'ose pas
la demander. On veut être consolé-compris-obtenir réparation.
"C'est plus fort que moi, il faut que ça sorte", on l'a tous
dit ou pensé, et surtout agi, et souvent "c'est le premier qui
passe qui prend". Besoin de décharger la tension créée par la
blessure. Première raison. La particularité de la situation de
77
Jonas, le pardon mode d’emploi
stress est qu'elle n'est vivable que si la tension qu'elle crée peut
être expurgée, dans une action sur ses causes (c'est l'idéal),
dans une activité musculaire (sport) ou symbolique (production
imaginaire, artistique, conflits, rituels, etc...). Le phénomène
du "bouc émissaire" représente une cristallisation de ces trois
plans sur une personne physique ou morale (groupe) : action
sur les "causes" mêmes erronées ("c'est à cause d'eux le
malheur"), / activité musculaire du comportement de foule
(peu ou prou de type lynchage), symbolique ("unité" retrouvée
du groupe social contre quelqu'un). Mais, dieu merci, comme
le Dieu de Jonas le montre, le lynchage-destruction n'est pas la
seule ressource du symbolique, le pardon peut être là de
quelque utilité, on le verra plus loin.
Deuxième raison : signifier qu'on a été blessé. Qui n'a
jamais boudé? C'est une action ("mais qu'est-ce que tu as...?")
qui se veut non blessante ("mais rien, je t'assure..."), mais qui
n'en constitue pas moins un reproche muet ("qu'est-ce que je
t'ai fait?"). De même la personne blessée qui devient auteur de
blessure ne cherche pas tant à faire souffrir qu'à signifier à
l'autre (que ce soit le fauteur ou un tiers) l'intensité de la
première blessure. C'est pour que le fauteur prenne la mesure
de ce qu'il a produit chez elle comme souffrance, même sans
s'en rendre compte. Ou que le tiers "voit" la souffrance et le
désarroi de la victime.
Pour demander de l’aide !
C'est donc en fait une communication, primaire certes, et
dont le but paradoxal est de demander de l'aide, d'obtenir
restauration de la dignité de la personne, dignité mise à mal par
la blessure. Troisième raison. Le "C'est plus fort que moi, il
faut que ça sorte" s'entend comme un besoin de communiquer.
Le drame est que le moyen utilisé pour cette communication
est aussi mauvais que le mal et va le redoubler. En effet l'autre
78
Jonas, le pardon mode d’emploi
reçoit une blessure et va lui aussi communiquer sa blessure au
moyen d'une blessure, etc...
Même si la première offense a été donnée sans volonté de
nuire, sans s'en rendre compte, la personne blessée aura besoin
de signifier qu'elle a été blessée. On pourrait même dire
d'autant plus que c'était sans s'en rendre compte. Il y a là un
facteur déstabilisant pour la victime par rapport à sa
représentation du monde, facteur symbolique qui l'atteint dans
son sentiment d'identité, qui se surajoute à la blessure et
parfois suffit à la constituer. Ce facteur de surprise et de
brisure de l'image que j'avais de l'autre, de la confiance que
j'avais placé en lui-elle, nous fait à chaque fois nous dire
"blessé d'une atteinte mortelle aussi bien qu'imprévue, je
succombe au coup qui m'achève et me tue".
5) QUE FAIRE ?
Oui, la seule chose vraiment intéressante c'est de se
demander comment faire pour rompre cet enchaînement dont il
n'aura échappé à personne qu'il est sans fin dans sa forme de
tornade balayant tout sur son passage et faisant feu de tout
bois.
Pour traiter le préjudice matériel subi, ou le dol c'est-àdire la blessure, on ne connaît que trois manières, pas d’égale
valeur et d'efficacité très différentes :
- la vengeance
- le tribunal
- le pardon
79
Jonas, le pardon mode d’emploi
1) La vengeance
C'est le mode de réponse le plus spontané. En fait c'est notre
premier mouvement, tout à fait impulsif, c'est même une envie
très forte. D'aucuns appellent ça "se faire justice" comme on
"se fait la cuisine" c'est-à-dire en mijotant ce qu'on veut et dans
la quantité désirée, c'est assez dire la relativité d'une telle
justice.
Ne la rejetons pas d'emblée comme un vieil archaïsme de
l'histoire. Si elle est un des modes de réponse le plus vieux du
monde et qui est toujours actuel et pratiqué, (ne faisons pas
d'angélisme), c'est qu'il doit y avoir des raisons, ce qui ne veut
pas dire qu'elle ait raison.
Qu'est-ce qui se passe dans la vengeance qui fait qu'elle
est si attractive ?
1- On se fait réparation.
2- On applique le même préjudice ou un dol équivalent
(pas supérieur, soyons optimistes!) au fauteur.
3- On fait souffrir le fauteur.
Reprenons ces trois plans et voyons quel est le résultat :
1)
On a agi soi-même. Mais en est-on plus heureux
ou satisfait? Force est de constater que les personnes
qui en parlent après "s'être fait justice" n'en parlent
pas de façon sereine et heureuse. Elles en parlent avec
la même hargne que s'il n'y avait pas eu l'action. Donc
elles ne sont pas apaisées, l'objectif est raté.
2)
Concernant le préjudice subi par la victime, on
constate qu'il n'est pas réparé puisqu'on s'est employé
à opérer une destruction équivalente chez le fauteur.
Infligeant un préjudice à ce dernier on n'a pas recréé
80
Jonas, le pardon mode d’emploi
ce qui avait été détruit et qui continue à manquer, et
on a produit une deuxième destruction. Comme quoi
la réparation objective n'était pas le mobile véritable
de l'action.
3)
On a voulu faire souffrir le fauteur. Mais quel est
le résultat de cette souffrance qu'on lui a infligé? Estil abattu, éteint comme ces puits de pétrole enflammés
que l'on souffle par l'explosion d'une charge de
dynamite? Si c'est le cas, à la différence du puits de
pétrole ça ne sera que momentané. La dynamique
infernale de la blessure est telle qu'il va saisir la
première occasion de faire souffrir à nouveau
quelqu'un, vous si c'est possible, et si ça ne l'est pas le
premier venu fera l'affaire ; ce pourra être un de ses
proches... ou des vôtres, ou n'importe qui. La tornade
de la violence aura gagné quelqu'un de plus pour
l'alimenter et elle peut essaimer ainsi indéfiniment.
Souvent même la rétorsion produit un coup de fouet et
l'autre est en pleine forme, hyper en colère, remonté
comme jamais, cherchant à en découdre et à vous
faire un nouveau coup encore plus vache. On appelle
ça entrer dans le cycle de la vendetta.
Au "mieux" on a abaissé momentanément (et non apaisé)
sa propre tension, celle qu'on ressent. Cette baisse partielle de
la tension que ressentait la victime est provisoire puisque le feu
n’est pas éteint. Chacun sait qu'il y aura le deuxième round
avec de nouveaux préjudices ou dols (c'est-à-dire douleur qui
ne peut être réparée, telle que la mort de quelqu'un), et puis le
round suivant, ad nauseam. Cela devient comme une joute sans
fin, un jeu négatif dont les protagonistes ne peuvent plus
quitter la table.
81
Jonas, le pardon mode d’emploi
Au bout du compte le résultat est négatif sur les trois
points.
2) Le tribunal
C'est le plus pratiqué. En quoi consiste-t-il? Il s'agit de
faire intervenir une institution judiciaire qui va juger l'acte,
statuer sur le préjudice ou dol et prononcer une sentence.
Quel est l'effet recherché et comment fonctionne-t-elle
pour cela?
Il y a plusieurs buts recherchés. Le premier est de mettre
fin à la spirale infernale de la vengeance, destructrice du lien
social et de la paix civile. Le deuxième est de prononcer un
jugement juste et d'obliger le fautif et pas seulement le fauteur
(celui qui a commis et qui n'est pas forcément l'instigateur) à
une réparation objective du préjudice ou dol à l'égard de la
victime. Le troisième est de mettre en présence les deux
protagonistes face à la faute et non plus dans la faute, et ceci
devant le corps social représenté par le tribunal et le jury, au
lieu d'être l'un face à l'autre, englués dans la spirale du même.
Se joue là la dimension essentielle de cette procédure
intense qu'est le tribunal. Cette dimension est de l'ordre de ce
qu'on appelle le symbolique dans le fonctionnement psychique
humain. Cette dimension du symbolique est caractérisée par
une position tierce, par la parole, et par une cérémonie qui
représente le problème et le traite mais à partir d'un autre point
de vue ; c'est précisément ce que ne pouvaient faire d'euxmêmes les protagonistes à l'affaire.
Comment fonctionne-t-elle ?
En étant en position tierce par rapport au problème et aux
plaideurs c'est-à-dire en n'étant pas partie prenante ou
intéressée au conflit ou dol. Si c'était le cas ce serait une cause
82
Jonas, le pardon mode d’emploi
d'invalidation des juges et d'annulation de la sentence. Cette
position tierce est indispensable pour pouvoir juger
sereinement car elle est garante de la neutralité-objectivité du
jugement. Et en ne faisant que ça, en se dévoluant
exclusivement à ce rôle elle représente une sorte de sacerdoce
social et laïc.
En faisant advenir à la parole les partenaires du
problème, elle fait accéder à la compréhension des
motivations, de la complexité des significations qui se sont
cristallisées dans l'acte délictueux. Elle substitue à l'acte, à la
réaction impulsive, la dimension proprement humaine de prise
en compte des éléments relatifs et explicatifs de la situation.
Elle a ainsi pour but de donner aux gens l'intelligence de la
situation... et d'eux-mêmes.
Enfin par la dimension cérémonielle, c'est-à-dire par
l'expression solennelle du corps social qu'elle représente, elle
signifie la dimension tragique de l'acte vécu par tous, et pas
seulement par la victime, mais aussi par le fauteur même à son
corps défendant. Ce faisant elle restitue à celui-ci sa plénitude
d'homme ayant momentanément péché ou déjanté (selon le
vocabulaire choisi) mais pouvant et ayant à se reprendre. Et la
peine prononcée pourra alors avoir de la valeur, celle d'une
réintégration dans le corps social après purgation de ladite
peine pour quitus.
Là apparait la portée métaphysique de cet acte solennel
car on ne peut effacer le passé, mais on peut en traiter les
conséquences. Ces conséquences en sont comme l'image,
l'ombre portée de l'acte mais maintenant sans l'acte, c'est-à-dire
que l'on traite les significations de l'acte. Et cela on le peut si
on le veut. C'est pourquoi c'est devenu une volonté
sanctionnée, j'allais dire sanctifiée, par la Loi, qui oblige à ce
que le jugement de la personne et le prononcé de la réparation
soient du ressort exclusif d'une institution toute entière dévolue
83
Jonas, le pardon mode d’emploi
à cette mission ; et qui peut dès lors prétendre à s'appeler
Justice.
3) Le pardon
Un Tribunal, ça ne pardonne pas ; tous les délinquants
vous le diront. Le Tribunal met en examen, juge, et condamne.
Il ne donne pas de pardon. Parce que ça n'est pas sa fonction,
ça ne rentre pas dans ses attributions. Et c'est bien ainsi. Parce
qu'il est une sanction du réel social, et il ne doit être que cela.
Le réel social sanctionne un comportement comme on dit que
le résultat d'une expérience sanctionne la validité de
l'hypothèse scientifique sous-jacente.
Le pardon est d'un autre ordre, d'une autre nature.
Le Tribunal diagnostique le mal, opère, et fait de l'asepsie
sociale. Mais il ne recoud pas les plaies. Il soigne
l'inflammation sociale qui s'est produite localement dans son
corps. Mais, à l'issue du procès, le jugement nous laisse
toujours une impression d'inachèvement quand le verdict est
donné. On reste sur sa faim.
Faim de quoi ? De réconciliation. On désirait une
réconciliation. Avec qui ? Avec l'autre, certes. Mais pas
seulement. Avec soi aussi.
Car le pire du crime c'est qu'il nous a dénaturé, même
nous victimes. Il ne nous a pas seulement spolié d'un objet,
privé d'un être cher ; à travers cela il nous a démoli nous et
notre potentiel de rapport avec autrui. Le crime, cet acte
extérieur a délité à l'intérieur de nous notre sentiment
d'identité qui est la seule chose qu'on ait véritablement en
propre. Ce sentiment d'exister et d'en avoir le droit en étant
unique et irremplaçable est ce qui nous constitue. Il est ce qui
nous permet de nous percevoir avec une suffisante permanence
84
Jonas, le pardon mode d’emploi
pour pouvoir accepter l'impermanence, c'est-à-dire que rien
n'est assuré. Là est le paradoxe proprement fondateur de
l'humaine nature et là où elle a à se saisir.
Identité
Pour comprendre l'importance de ce sentiment d'identité,
sentiment ontologique d'exister, prenons un exemple que tout
le monde a vécu et qui en fera ressentir la résonnance d'autant
plus que la valeur du préjudice y est minime. C'est le vol de
votre portefeuille avec vos papiers d'identité. Ne prenons pas le
cas où vous êtes à l'étranger. Restons dans votre ville, et de
plus vous gardez vos clés de voiture et de votre domicile. Le
dommage objectif n'est pas excessif, vos papiers, un peu
d'argent, votre carte bleue pour laquelle vous ferez opposition,
vous pouvez rentrer chez vous. Et pourtant analysez la couleur
étrange de cette souffrance que vous ressentez au moment où
vous vous rendez compte qu'on vient de vous dérober vos
papiers. Sous la première sensation de vexation de vous être
fait avoir, vous avez l'étrange sentiment d'être amputé de
quelque chose de pourtant immatériel, d'être en quelque sorte
veuf non pas de vous mais d'une partie de vous. Plus
précisément de l'image de vous, notamment de la possibilité de
vous justifier en prouvant qui vous êtes. Immédiatement vous
vous précipitez sur l'idée qu'il vous reste votre passeport dans
le tiroir de la commode. Ouf ! ça rassure. Mais l'espace d'une
seconde vous est apparue la totale vulnérabilité de ce que vous
pensiez posséder le plus en propre, votre identité.
Eh bien c'est le même électrochoc qui se produit dans le
dol ou préjudice subi. Soudain un pan entier d'identité, c'est-àdire de vous, a été mis à mal, atteint dans votre sentiment que
les choses existent telles qu'on les saisit, avec une certaine
permanence, cette croyance qu'elles sont à "ma" disposition.
85
Jonas, le pardon mode d’emploi
For intérieur
C'est le même phénomène dans le cas d'une agression
violente par une ou plusieurs personnes. Ce qui fait cet état de
choc que l'on ressent n'est pas tant lié aux conséquences
physiques de l'agression sur son corps, il peut même ne pas y
en avoir, et pourtant on est perdu, on ne sait plus où on habite
(parfois au sens propre comme au sens figuré) : le monde s'est
écroulé autour de soi, et comble de perversité de cette
sensation, on constate pourtant qu'il tient toujours debout. On a
donc une impression totalement ressentie et rien de sa "réalité"
objective. Il y a là un hiatus, une fracture de notre saisie non
pas tant du monde que de nous-mêmes. Est-ce lié au fait que
l'agression a été perpétrée par des humains, des alter-egos?
Non pas seulement. On constate la même vulnérabilité du
sentiment d'exister dans le cas de personnes ensevelies sous les
décombres d'un tremblement de terre par exemple. Même non
blessées, et secourues de suite, elles peuvent mourir
inexplicablement alors qu'elles n'ont pas de lésion. De quoi
meurent-elles alors? De cet état de choc, c'est-à-dire de cette
rupture dans le sentiment d'exister. C'est pourquoi il faut
impérativement parler aux victimes, les toucher quand c'est
possible, maintenir le contact, c'est cela qui les sauve autant
que les moyens matériels de secours.
Détruits
Poussons encore un peu plus cette exploration. Pourquoi
les survivants des camps de concentration ou de tortures
éprouvent-ils autant de difficulté à se réadapter et sont souvent
suicidaires? Parce qu'ils ont été atteints doublement par une
violence physique et par une violence symbolique. Qui est
vraisemblablement la pire car non visible, occultée qu'elle est
par la manifestation physique de la première, et de plus
difficilement énonçable car faite de significations
contradictoires et recouvertes par d'autres. C'est pour cela que
86
Jonas, le pardon mode d’emploi
la notion de torture mentale n'est pas risible du tout, même
dans le cas d'un couple marié. Revenons aux rescapés de la
mort. Ils sont alors dans une situation impossible, une véritable
contradiction dans les termes. Ils ont été "tués" à l'intérieur
d'eux-mêmes. Première dimension mortifère. Mais ça ne se
voit pas et l'apparence extérieurement visible est qu'ils sont
bien vivants. Or ils vivent peut-être mais pas bien du tout. Le
paradoxe est qu'ils sont en même temps deux choses qui
s'excluent formellement : être mort et être vivant. On ne peut
pas être les deux. Malgré tous leurs efforts pour vivre comme
tout le monde il leur est impossible d'oublier. L'imprégnation
de cette déstructuration en acte qu'a été la torture est tellement
forte qu'elle se rappelle à eux à tout moment. Puisqu'ils ne
peuvent supprimer la mort en eux, ils sont tentés de supprimer
la vie. Ils ont eu tout l'effet de la mort sans en avoir l'acte, la
réalité de la mort. Ils sont donc dans cette mort spoliés de la
mort, doublement atteints car là symboliquement. Deuxième
anéantissement de cette "mort". C'est ce qui rend si difficile
pour eux d'en parler et "incompréhensible" cette fixation pour
leur entourage. Il semble alors ne leur rester que la mort pour
être réunifiés avec eux-mêmes et pour que les choses soient
enfin cohérentes. Troisième victoire de la mort.
Cohérence
A travers l'évocation de ces diverses situations on perçoit
qu'il y a donc effectivement besoin d'une restauration
particulière du sentiment ontologique d'exister chez la victime,
et notamment de son droit à exister.
Faim de réconciliation avions-nous dit, avec soi-même
certes, mais aussi avec l'autre, avec le fautif. Qu'est-ce qu'il y a
sous ce désir de réconciliation avec l'autre?
Le désir qu'il se repente de son "crime". C'est sûr que c'en
est une condition nécessaire. Et qu'est-ce qu'il y a sous cette
repentance de l'autre? La réconciliation de l'autre avec lui87
Jonas, le pardon mode d’emploi
même, c'est-à-dire qu'il redevienne comme avant, un être
partageant les mêmes valeurs, comme il était avant l'égarement
de la faute. On désire pour lui qu'il retrouve ce même sens
moral qui fonde la vie sociale, qui permettrait qu'il soit à
nouveau digne de confiance, qu'on puisse avoir foi en lui dans
les rapports humains.
Pourquoi? Parce que ce serait la restauration des valeurs
auxquelles on croit et qui fondent notre vie quotidienne. Or ce
sont elles qui ont été battues en brèche par le crime, ou l'acte
délictueux ; et ce faisant le crime menace notre édifice de
valeurs, et continue à le menacer même après la cessation de
l'acte lui-même tant que le crime n'a pas été invalidé à son tour
par une ré-adhésion du criminel à ces valeurs fondatrices.
Seule cette réintégration des valeurs fondamentales dans
l'individu et par lui, apporte l'apaisement des cœurs et la paix
sociale.
C'est pourquoi on accorde tant d'importance à l'aveu. Au
point que certains systèmes judiciaires comme le chinois
veulent obtenir obligatoirement, et donc par la contrainte, cet
"aveu", au risque qu'il n'ait aucune valeur puisqu'imposé de
force.
L’aveu
Or l'aveu ne peut être que spontané, c'est-à-dire un acte
libre, le premier que pourra poser le criminel après son crime.
Seul un acte libre peut amorcer le processus de réintégration
dans le corps social, mais aussi dans sa propre histoire pour
l'égaré lui-même.
Le paradoxe est donc qu'on ne peut pas le vouloir à la
place d'autrui, mais seulement le rendre possible et l'attendre.
C'est cela qui constitue cette attente intense au cours du procès
et qui fait notre déception quand il ne se produit pas.
Frustration non seulement pour nous, mais à l'égard du fautif
88
Jonas, le pardon mode d’emploi
lui-même aussi, car sans cela il se coupe de la seule possibilité
de se retrouver dans la dignité humaine.
C'est pour cette raison qu'il y a au cours du procès ce
retour sur le passé, sur l'histoire et l'enfance de l'accusé avant
qu'il ne devienne criminel. Ce n'est pas tant pour édulcorer sa
responsabilité, même si c'est important de comprendre les
conditions sociologiques qui ont concouru au drame, que pour
rendre possible cet aveu. Cette reconnexion de l'individu avec
lui-même, avec son passé mais aussi avec son "à venir", c'està-dire son être en devenir, est là crucialement "en procès" au
sens également de "en processus", pendant qu'il est en tribunal
devant sa faute et devant le corps social.
Mais l'aveu est difficile, même à soi-même, même
concernant quelque chose dont on n'est pas responsable, par
exemple une maladie incurable en l'état actuel de nos
connaissances médicales, le Sida, affectant un proche, et
interrogeant notre rapport à celui-ci, et à la mort. Prenons la
situation d'une mère dont le fils est en phase active et terminale
de Sida.
On constate que, quand l'institution hospitalière ne peut
plus rien pour soigner le malade et qu'elle préconise de
ramener le malade chez lui pour qu'il puisse vivre ses dernières
semaines dans son environnement personnel ou familial,
l'entourage, la famille est déroutée. Elle ne sait pas comment
faire, et souvent elle a des comportements inadéquats voire
pathologiques, mais d'une pathologie qui n'a rien à voir avec le
Sida. Telle mère (mais ce n'est pas la personne qui est en
cause, on pourrait dire plutôt tel personnage parental)
réceptionnant au domicile familial son fils de 1m80 ne pesant
plus que 40 kg et à qui un accompagnateur d'Aides propose de
lui amener une super glace très raffinée qui allume une
étincelle d'envie dans l'œil du malade, la mère intervient en
89
Jonas, le pardon mode d’emploi
disant qu'il faut distinguer entre les caprices et ce qui est
diététique!
Ce qui est étonnant, c'est l'aveuglement forcené de la
personne mère qui va agir et réagir non pas comme un être
humain devant un autre humain, son égal, qui est face à la mort
(tout le monde sait que ce malade-là n'en a pas pour
longtemps), mais elle va agir comme une mère devant un
enfant de 5 ans qui veut encore une sucette avant le repas du
soir.
Fuyant l'angoisse de la mort et l'interrogation à laquelle
cela la convoque dans son propre être, elle se réfugie dans le
rôle de mère à l'époque bénie où elle était seule maître de ce
qui était bien et mal, la période où son enfant avait 5 ans, et
elle réendosse les oripeaux troués d'une Baby Jane. Elle
produit alors un déphasage ontologique par rapport à un être
qui achève sa vie, dévaluant sans le vouloir un des moments
sacrés de tout être humain, celui de son passage à l'au-delà.
Ceci parce qu'elle ne peut s'avouer la réalité, à savoir non
seulement que son fils existe et a existé en dehors d'elle, a
mené sa propre vie (par exemple d'homosexuel, ou de
toxicomane), mais aussi qu'elle ne peut rien pour lui
actuellement et définitivement. Si ce n'est vivre, elle, ce qu'elle
a à vivre là, en tant qu'être humain impuissant devant
"l'injustice" de la mort d'un être cher.
La mort ne se débite pas en tranches et la fuite n'est
d'aucun secours sinon temporaire mais son crédit se paie cher,
quelle que soit la longueur des arriérés. Il en est de même de
l'aveu et de son absence. Il ne se peut que complet, et
douloureux. Il est un deuil de la personne d'avec elle-même,
d'avec une part d'elle-même, souvent la plus chère ou la plus
liée.
Ce qu'il y a de paradoxal dans l'aveu c'est que ce n'est que
l'acceptation de sa douleur qui lui permet de produire son effet
efficace et rédempteur. Et qu'il faut donc accepter jusqu'au
90
Jonas, le pardon mode d’emploi
fond de s'y trouver nu, mal et sans certitude aucune, pour qu'il
sauve. Et on notera que dans l'aveu, la personne n'attend rien,
ne demande rien. Elle est dans le dénuement absolu, c'est cela
qui est l'essence même de l'aveu, et qui fait qu'il est un
processus d'épure.
Il peut alors être un point de départ, le point dont va partir
un individu pour redevenir un être entier, ouvert.
De l’acte impulsif à la parole
C’est pour cela que le baptême, dans sa version d’origine,
au Jourdain, était une renaissance parce qu’il passait par une
phase d’aveu (en termes techniques religieux on appelle cela
confesser ses fautes), donc de passage à la parole. Et pour qu’il
soit une renaissance l’impétrant devait passer par le dénuement
extrême et le renoncement à ce qu’il était avant donc par une
mort qui pour être symbolique n’en était pas moins teinté de
réalisme : on plongeait la personne la tête sous l’eau et on l’y
maintenait jusqu’à suffocation, jusqu’à ce qu’elle soit à deux
doigts de mourir ou au moins de connaître l’affolement de la
mort ; cela créait un ancrage de l’expérience dans le corps,
rendant réelle la mesure « extrême » signant l’engagement
pris ; le souvenir en était indélébile, rien à voir avec le
shampoing dans un pataugeoire mickey sous un chapiteau de
foire et les trémolos d’un commercial du religieux relié à la
masse.
L'aveu est un passage à la parole. Il permet de mettre en
mots ce qui auparavant s'était traduit par un "passage à l'acte"
faute de pouvoir se dire et de pouvoir être entendu.
Le passage à l'acte est une réaction impulsive dans
laquelle la personne est toute entière prise dans son état
affectif, elle ne se maîtrise plus et n'est plus accessible au
raisonnement, à un examen rationnel des choses. Elle ne se
perçoit et n'existe plus que dans cet état affectif violemment
91
Jonas, le pardon mode d’emploi
sensationnel et s'y enferme comme Achille dans sa tente, ou je
ne sais plus qui dans sa tour. Et point ne veut en sortir, et point
ne veut être consolé(e). La personne se met alors toute seule
dans une spirale ascensionnelle de la blessure et l'alimente ellemême de ses récriminations jusqu'à aboutir au point de nonretour où la réaction de fusion de la personne avec son état
affectif est totale. Fermée à tout distinguo elle explose dans le
passage à l'acte annihilant tout sur son passage, y compris ellemême s'il le faut, elle s'en fiche, elle n'est plus qu'une tornade
affective, la rage de détruire jusqu'au vertige.
La parole produit l'effet inverse. Elle apaise, permet de
pondérer, d'introduire à un examen rationnel des faits. La
parole produit cela sauf quand elle est utilisée pour créer cet
état affectif-sensationnel de collusion, d'indifférenciation,
notamment en situation de foule comme le savent bien les
tribuns démagogues. Il apparaît donc que ce n'est pas la parole
en soi, mais le type de parole, ou plus exactement encore c'est
l'usage que l'on va faire de la parole avec autrui qui va
produire une modification de l'essentiel chez lui.
Ca n'a l'air de rien, mais ça change tout.
6) SENS-ATIONNEL ET ETATS AFFECTIFS
Ce qui fait l'intensité d'une situation conflictuelle c'est non
seulement le problème objectif mais aussi, et même surtout, sa
résonnance subjective pour la personne. On dira "Il en fait tout
un drame". Le rapport que j'entretiens avec le problème est tout
aussi important que le problème ; et parfois même c'est cela
seul qui le constitue comme problème. Le sens qu'il prend pour
la personne, que ce sens soit erroné (l'autre ne cherchait
nullement à me vexer), ou que ce sens soit vrai (il y avait
réellement une menée persécutive dans ce qu'a dit et fait l'autre
92
Jonas, le pardon mode d’emploi
à mon égard) détermine l'impact "sensationnel" de ce
problème sur moi et est sous-tendu par mon état affectif lié à
la situation.
Sens-ationnel
Impact sens-ationnel non pas au sens de merveilleux mais
au sens où l'on parle d'un film "à sensations", c'est-à-dire
produisant sur soi des effets forts, ou sensations, que l'on
maîtrise plus ou moins. Par ce terme sens-ationnel on va
entendre ce qui est du domaine des sens, du "langage" des
sens, de ce qui est saisissable immédiatement par les sens, sans
la médiation de l'intellect.
Ce sens-ationnel exprime donc l'impact d'une situation sur
l'individu ou manifeste un état affectif de la personne. Le sensationnel peut donc être suscité par les données extérieures mais
aussi provenir de l'intérieur de la personne, de son état affectif .
Et bien sûr d'un mixte des deux. Les catégories selon
lesquelles se décline le sens-ationnel sont réduites car elles
sont des réponses réactives qu'on pourrait qualifier de "brutes"
au sens de "brut de décoffrage" pour employer une expression
du bâtiment puisqu'elles ne sont que l'enveloppe d'un état
affectif sous-jacent, à l'état latent, sollicité par la situation. Le
sens-ationnel est brut et brutal. Brut, c'est-à-dire primaire, non
élaboré et réactif. Brutal, signifie fort et brusque. Pour résumer
on pourrait dire qu'il prend possession de l'être tout entier,
même si ce n'est que momentanément.
Ces impacts sens-ationnels sont caractérisés par leur
intensité physique, résultat de la rencontre d'un état affectif et
d'une situation ; ils se produisent quand l'individu est submergé
par le sens que prend cette conjonction d'une situation et du ou
des états affectifs qui entrent alors en résonnance en lui.
93
Jonas, le pardon mode d’emploi
Ces catégories du sens-ationnel peuvent être divisées en
trois catégories :
LE SENS-ATIONNEL
Trouble
Fusion - collusion
(dépit, confusion, destruction)
(situ. famille, amoureuses, politiques, etc.)
Rétractation
Fascination
(de abstention à répulsion)
(plans professionnels, artistiques, etc.)
Paralysie
Bien-être, quiétude
(peur, panique, angoisse)
(rapport à soi et relation à autrui)
Les catégories de la colonne de gauche sont caractérisés
par un impact en concave, en creux, par du délié ; celles de
droite par un impact en convexe, en relief, par du plein.
Par Trouble on entendra les manifestations qui sont le
signe d'une déstabilisation confusionnelle de l'individu : on
rougit de honte, de colère, d'amour, etc... On peut être
profondément troublé (jusqu'à la rage destructrice dirigée
contre l'autre ou contre soi) par la menée affolante (effort pour
rendre l'autre fou) que met en place une personne ou institution
telle qu'une double contrainte (exiger deux choses qui
s'excluent mutuellement) etc...
La Rétractation exprime les manifestations de retrait qui
vont de la simple abstention jusqu'au dégoût, de la fuite
jusqu'au rejet actif de l'autre.
94
Jonas, le pardon mode d’emploi
Paralysie recouvre les manifestations d'effroi, avec leurs
différents degrés d'incapacitation de l'individu, du suspens de
film à la dépression chronique en passant par les peurs
intenses, les stress momentanés (type challenges) qui peuvent
aussi être stimulants, etc...
La Fusion est une manifestation d'abolition des frontières
du moi, où l'individu fait corps avec un groupe ou foule, et
abandonne son libre-arbitre au profit d'un impératif d'unicité
qui exclut toute différenciation. L'individu n'est plus indivis
(i.e. la plus petite partie qui ne peut être divisée), il est dans un
processus totalitaire du même, qui sécrète comme son
complément "obligé" le rejet dans ses différentes
manifestations (allant de l'exclusion du parti jusqu'aux
pogroms).
La Fascination est la même forme mais en détail là où la
Fusion fonctionne en grande surface. Il s'agit d'un happement
dans la sphère imaginaire de l'autre. Que ce soit par le système
défensif de l'autre, ou par la puissance fantasmatique de son
désir. La fascination fonctionne immédiatement, c'est-à-dire
sans médiation de la pensée. Cette collusion-happement à êtreavec-contre l'autre (personne ou idée), revient toujours, même
sans s'en rendre compte, à être-l'autre. Elle représente un
abandon de soi, c'est-à-dire une dilution plus ou moins
importante du soi avec "perte" de son sentiment d'identité
propre, et un collement-inscription dans la dépendance à
l'autre, ou dans sa contre-dépendance, ce qui est (hait) pareil.
Bien-être, quiétude : comme dans la boîte de Pandore il
fallait qu'il en reste un de vraiment bien parmi tous ces
phénomènes sens-ationnels. Là on trouvera la sérénité, que
certains appellent Joie (à ne pas confondre avec les hurlements
ou l'hystérie collective qui ont à voir avec la fusion), les
95
Jonas, le pardon mode d’emploi
manifestations de volupté acceptée et partagée. Ici on est dans
l'union qui est à l'opposé de la fusion indifférenciante. Là où la
fusion est un amalgame dissolvant de la personne, l'union est
une communion basée sur, et respectant la différence de soi et
de l'autre, acceptée et reconnue de plein droit.
Ces catégories du sens-ationnel ne se présentent pas au
jugement et ne sont donc pas à juger ; elles sont des réactions,
on ne juge pas un débordement de flotte dans la salle d'eau ;
par contre on détermine la cause et on condamne le robinet à
être fermé ou on le répare, ce qui est mieux. Un comportement
de foule peut être le seul moyen d'opposer un rapport de force
équivalent à la violence froide de l'injustice d'un pouvoir
établi. L'erreur serait justement de se laisser prendre à
confondre la manifestation et la cause. Dans l'Antiquité on
tuait les messagers porteurs de mauvaises nouvelles, comme
s'ils y étaient pour quelque chose, les pauvres! On rit de tant de
bêtise maintenant, mais on fait de même quand on se laisse
happer par l'impact sens-ationnel que suscite en nous la
situation et que l'on va réagir contre l'individu qui en est
porteur. Car le sens-ationnel a cette particularité d'être
fortement contaminateur dans la mesure où il active chez nous
les mêmes catégories ou des catégories complémentaires.
Le sens-ationnel représente donc, l'impact physique et
psychologique (trace et sens) sur l'individu d'une situation (et
des personnes qui la génèrent), et / ou de l'état affectif dans
lequel il est suite à cette situation même si elle est révolue et
passée depuis belle lurette. Mais elle a non seulement impacté
l’individu mais formaté la personne même si cela est dénié par
elle.
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Jonas, le pardon mode d’emploi
Etats affectifs
Par état affectif on entend la disposition psychique, ou
état d'esprit affectant plus ou moins durablement l’individu et
modélisant ses réponses à la situation et aux personnes y ayant
trait. Les états affectifs sont composites et basiques ; en effet
ils peuvent être à la fois une pièce maîtresse structurante de
l'individu ou / et un élément ponctuel sans forte répercussion
dans le temps. Ces états peuvent donc se sédimenter en grille
de lecture des évènements et en schèmes de comportements
qui s'avèreront plus ou moins adaptés aux situations.
Ces conduites sont fluctuantes et susceptibles de
modifications, mais aussi de rigidification. L'individu peut
avoir de nombreux états affectifs qui peuvent être
contradictoires voire entrer en concurrence sur le moment ou
dans le temps, ce qui accroît la difficulté à les gérer et à trouver
une réponse satisfaisante pour lui... et pour son entourage. Ces
états affectifs peuvent être conjoints c'est-à-dire se trouver
plusieurs à être activés simultanément même s'ils sont ou
paraissent contradictoires (Etre aimé & se sentir abandonné ou
dans l'indifférenciation / Admirer & se sentir nié, etc...).
Enfin ces états affectifs peuvent être hiérarchisés et cette
hiérarchie se modifier dans le temps. Ces états affectifs et leur
hiérarchisation sont propres à chaque individu et constituent ce
que les gens appellent sa personnalité ou son caractère dans la
forme visible par des tiers parce qu’il se traduit par des
attitudes non verbales, des actes et des paroles.
Pour comprendre l'importance de ces états affectifs qui
sont prégnants tant sur le plan de l'individu et de son histoire,
que sur le plan des interactions sociales ou institutionnelles, le
mieux est d'en donner quelques illustrations non exhaustives :
97
Jonas, le pardon mode d’emploi
ETATS AFFECTIFS
Dominer
Rébellion
Partie d’un groupe, subordination
Soumission, passivité
Confiance en soi, en autrui
Se sentir nié-dévalué
Douter de soi, de l'autre
Sentiment plénier d'exister
Etre aimé
Admirer
Aimer
Etre reconnu
Se sentir seul / disponible
Désirer sexuellement
Se sentir recherché, apprécié
Etre sexuellement désiré
Etre dans du connu-maîtrisé
Etre dans l'indifférenciation
Etc...
Etre dans l'inconnu-apprendre
Etre différencié, personnalisation
Même s'ils sont présentés en couple pour montrer l'axe de
sens autour duquel ils s'articulent, ils ne sont ni tout bons ni
tout mauvais. Cela dépend des situations et des besoins de la
personne au moment considéré. On peut être très heureux
d'être soumis, passif, dans certains cas et ne pas du tout le
supporter dans d'autres. Il peut être mauvais de douter de soi,
comme cela peut être la condition nécessaire d'une juste
appréciation et d'une découverte. Dominer ou se révolter n'est
pas forcément bon ou mauvais en soi... ou pour l'autre. Un
sentiment d'exister pleinement est bon mais peut produire la
suffisance et entrainer le dégoût des autres. Enfin n’oublions
pas que, contrairement à ce qu’assure le sens commun, on peut
être l’un et l’autre : soumis à la maison et rebelle dans son
travail, etc.
98
Jonas, le pardon mode d’emploi
Les états affectifs couvrent toute la palette des sentiments
humains qu'ils soient "négatifs": se sentir nié / lâché par ses
amis ou par son supérieur, etc... ou qu'ils soient "positifs" :
désir amoureux, confiance, admiration, etc... Quand on est
béat d'admiration ou éperdu d'amour pour quelqu'un, on trouve
beau tout ce que dit ou fait cette personne. On est beaucoup
moins conscient, voire pas du tout, du fait qu'il y a le même
impact de l'état affectif sur la personne et sur son
comportement quand la valeur est "négative". On ne s'en
aperçoit pas parce qu'on est dans le domaine de la souffrance et
que ce n'est pas bien vu de se plaindre ou d'avoir des états
d'âme, donc on refoule l'état affectif et la demande qu'il soit
pris en compte ; mais comme l'inconscient ne s'élimine pas,
cela s'accumule et prédispose à un impact sens-ationnel.
La forme
Or, tant que l'impact sens-ationnel du problème sur moi,
et donc l'état ou le rapport affectif dans lequel je suis avec le
problème n'est pas reconnu, je n'entends pas les solutions,
souvent même je les refuse les unes après les autres sans
m'apercevoir que ça en devient systématique. Je crois ne
répondre que sur le fond alors que je ne suis sensible qu'à la
forme parce que c'est là que j'attends une réponse. Cela produit
étonnement et agacement dans l'entourage qui ne voit que
l'objectivité du problème et la pertinence de la solution
proposée. (Mais cette sensibilité à la forme constitue aussi un
levier utilisable positivement, on le verra plus loin.)
Le propre des états affectifs est de pouvoir exister en étant
de portance contraire (on passe "d'une extrémité à l'autre") ou
contradictoires (deux états qui se contredisent sont activés en
même temps : envie de détruire la personne aimée, amourdétestation de l’horrible, souhait d’indépendance-actions de
dépendance, etc.) ; il serait donc vain de vouloir les rassembler
par catégories étanches. C'est pourtant ce qu'on va faire pour
99
Jonas, le pardon mode d’emploi
sacrifier à notre souci de catalogage, mais à condition de ne
pas oublier qu'ils ne sont pas soumis au principe aristotélicien
de non-contradiction :
ETATS AFFECTIFS
Exemples de composantes, configurations, et plans d’être
Dominer
Rébellion
Diriger-besoin de groupe,
Soumission - domination
Situations de pouvoir,
privées, sociales,
institutionnelles
Confiance soi / autrui
Douter de soi, de l'autre
Se sentir dévalué-exister Valoriser - nier autrui
Admirer
Etre reconnu
Le Sujet,
Représentations
de soi et de l’autre
Etre aimé
Désirer sexuellement
Se sentir abandonné
Aimer
Etre sexuellement désiré
Se sentir apprécié
Le Moi, le Sujet,
amour de l’image et
image de l’amour
Le connu-maîtrisé
L'indifférenciation
etc...
L'inconnu - apprendre
Personnalisation
Inconnu-Altérité,
la connaissance et
le devenir-Sujet
Les deux premières colonnes ne sont bien sûr pas à
comprendre comme l'une relevant d'états actifs, l'autre d'états
passifs. D’autre part certains états affectifs se jouent tantôt
seul, tantôt en relation avec l’autre. Le grisé entre les encadrés
symbolise l'interdépendance et le recouvrement de ces états
affectifs quelle que soit leur place. Enfin le même état affectif
peut être considéré comme positif et/ou comme négatif, et il le
sera différemment selon les situations : quelqu’un qui se
rebelle contre l’autorité et les consignes de sécurité en situation
de danger est inadapté et dangereux…sauf s’il a raison !
100
Jonas, le pardon mode d’emploi
C'est donc la reconnaissance de l'impact sens-ationnel du
problème et du rapport affectif que la personne entretient avec
lui, qui va déterminer l'issue véritable du conflit. Mais le même
phénomène sens-ationnel peut manifester différents états
affectifs. Par exemple je rougis de honte, de frustration ou de
désir amoureux. Le sens-ationnel est l'enveloppe qui manifeste
un ou plusieurs états affectifs même si c'est pour les nier : ainsi
en rougissant je manifeste-nie mon excitation-trouble (par ex.
sur le plan sexuel ou hiérarchique, etc.) et ma défensedésorientation par rapport à cet état.
La reconnaissance de l'impact sens-ationnel et de l'état
affectif sous-jacent peut se faire sur deux plans :
Par la personne elle-même : elle se rend compte ellemême du phénomène ; c'est très bien, elle pourra appliquer
cette connaissance à elle-même et être de moins en moins le
jouet de cette dépendance à ces conditions sens-ationnelles.
Mais en général on n'en est pas capable tout seul, sinon on ne
tomberait pas dans ce piège, et on n'aurait pas besoin d'aller
voir un thérapeute qui sera une extension de soi et, à travers le
transfert, de l'autre. En fait, on a besoin que cette
reconnaissance arrive...
Par l'autre avec qui on est "dans" le problème. Le fait de
donner cette reconnaissance est moins facile qu'il n'y parait.
Non pas techniquement, mais parce que les gens n'y pensent
pas, ou ne veulent pas, craignent d'avoir l'air d'une mauviette,
ou ont peur de ce genre de rapports humains même s'ils ne sont
que momentanés. En un mot parce que cela suppose que la
personne se rende compte elle-même du phénomène qui se
produit chez elle comme de celui qui se produit chez autrui,
sans être pris dans la spirale sens-ationnelle.
101
Jonas, le pardon mode d’emploi
Pourquoi n'est-ce pas commode? Parce qu'il y a un effet
de contagion quasi simultanée de ce plan affectif et surtout de
sa couverture sens-ationnelle. Il est le mode d'être le plus
ancien de l'humanité, le moins élaboré ou le plus animal
pourrait-on dire, mais surtout il apparaît comme le plus
immédiat, c'est-à-dire sans intermédiaire.
Les deux modes de communication
Immédiat car il se communique par le plus basique parmi
les deux modes de communication dont nous disposons en tant
qu'êtres communicants. Ces deux modes sont la
communication digitale et la communication analogique.
La communication digitale est celle qui sert à véhiculer de
l'information ; "digit" ou "bit» est la plus petite unité
d'information en langage informatique, d'où ce qualificatif de
digital. C'est, pour le dire en langage courant, le contenu neutre
de la communication, ce qui est objectif.
La communication analogique est celle qui consiste par
exemple à faire effectivement les gros yeux pour signifier à
l'enfant : "ne fais pas ça", ou "attention à toi" en mimant par
l'expression des yeux la colère ou la peur. On le voit elle est
imprécise ou peut prêter à confusion mais son message est fort,
et elle se sert du sens-ationnel comme véhicule. On utilise
aussi cette communication quand l'autre (la digitale) n'est pas
possible ou serait inconvenante : par exemple dans un train, la
vieille dame votre voisine, vous demande l'heure d'arrivée du
train à destination, que vous lui donnez, puis elle demande où
il s'arrête, etc..., bref vous sentez qu'elle veut parler avec vous
et que ça risque de durer tout le voyage. Or vous n'en avez pas
envie. Pour ne pas être rustre et dur avec elle en lui disant "je
ne veux pas parler avec vous" vous allez feindre de dormir.
102
Jonas, le pardon mode d’emploi
Vous lui communiquez ainsi que vous ne voulez pas
communiquer avec elle. Ce faisant c'est encore une
communication. Mais celle-ci met des formes non-violentes
qui permettent à chacun de faire repli sans perdre la face et
sans offenser l'autre. Vous avez utilisé un cadre de référence
commun qui est qu'on respecte le sommeil d'autrui. Mais vous
et elle savez que ce sommeil est feint. D'ailleurs la vieille dame
dira suffisamment fort "le monsieur veut dormir, je ne vais pas
le déranger", en se tournant vers la nouvelle personne sur
laquelle elle aura jeté son dévolu, ...celle-ci se plongeant
derechef et de façon éperdue dans la lecture d'un journal
quelconque.
Dans ces deux exemples la communication est analogique
mais le sens-ationnel est parfaitement maîtrisé puisque feint,
créé de toutes pièces pour les besoins de la cause. On voudra
bien noter, entre parenthèses, qu'on peut donc le maîtriser, ne
pas en être le jouet passif, mais agir avec lui.
Il en va plus difficilement quand "c'est à de vrai" c'est-àdire que la communication analogique s'effectue
spontanément, notamment dans la situation de conflit. Là les
impacts sens-ationnels et les états affectifs sous-jacents sont en
interaction immédiate entre eux, et on y répond de façon
analogue par une réaction affective de la même eau qui va
avoir un impact... sens-ationnel. On retrouve là cette
contamination réciproque qui enclenche le maelström infernal
des blessures. Le fonctionnement de cette spirale est
parfaitement analogique : chacun, pour faire sentir à quel point
il a été blessé, va blesser l'autre, alimentant à jet continu la
tornade de la rétorsion qui a pourtant pour but essentiel (mais
non su) de montrer que l'autre nous a blessé et qu'on a besoin
de réparation. Ce fonctionnement en analogie est symbolisé
dans le schéma (p 56) par l'axe de symétrie le long duquel
s'enroule cette spire du même.
103
Jonas, le pardon mode d’emploi
Pour trouver une bonne issue au conflit tout va donc
dépendre de la capacité de chacun à "maîtriser" ce sensationnel, le sien et celui de l'autre. "Maîtriser" non pas au sens
de recouvrir d'une chape de plomb ou d'appliquer un corset de
fer à ce plan affectif, ni non plus au sens d'immobiliser son
adversaire, mais "maîtriser" au sens où l'on dit "être maître en
la matière", d'abord en s'en rendant compte et surtout en les
traitant de la bonne manière.
Comment les traiter? Il ne vous aura pas échappé que cette
communication analogique est profondément ressentie, elle est
de l'ordre du sens-ationnel et de l'affectif, on l'a assez dit, mais
surtout elle est non-verbale, c'est-à-dire non-verbalisée.
Ah voilà qui est intéressant, parce que ça nous donne un
moyen, par défaut, que nous allons pouvoir utiliser : la
verbalisation, c'est-à-dire le fait de faire venir à la parole ce
qui se communiquait en analogique, en non-verbal.
En tenant compte de ce plan sens-ationnel du problème,
en verbalisant ce qui se passe sur ce plan affectif on va pouvoir
offrir à la personne cette reconnaissance dont elle a besoin
concernant l'impact qu'a chez elle le problème. Ce faisant cela
lui permettra d'être reconnue en tant que sujet humain
souffrant, et donc de s'en distancier suffisamment pour ne pas
en être le jouet. Cela lui rendra ainsi possible de reprendre pied
en elle-même et dans la réalité.
Mais, et c'en est une condition sine qua non, il est
impératif que cela ne soit pas un reproche, qui est toujours une
position elle-même affective et chargée. Cela ne doit être dit
qu'à partir d'un état affectif neutre, c'est-à-dire d'un état nonaffectif. Ou pour le dire autrement, sans volontarisme
concernant l'autre, sans volonté de vouloir à la place d'autrui,
sans même désir de le ramener à la raison. Comme constat de
ce qui se vit là dans la situation. Donc pas de : "ah mais là tu es
104
Jonas, le pardon mode d’emploi
en colère" ou "c'est parce que tu es frustré(e) que tu dis ça",
toutes ces formulations sont à jeter aux orties car elles sont des
jugements et des attitudes sens-ationnelles (de dépit). En disant
cela vous êtes dans la volonté de puissance et de triomphe sur
autrui, vous n'obtiendrez qu'un redoublement de violence et
vous aggraverez l'impact sens-ationnel du problème, en y
ayant ajouté une dimension perverse (vous savez ce genre de
proposition : "c'est pour ton bien que je te dis ça". Ce n'est pas
vrai c'est pour votre tranquillité, ou pour rester dominant).
Dans tout cela ce qui importe ce n'est pas tant la
formulation que ce qui la sous-tend, à savoir l'attitude. Celle-ci
se manifeste bien sûr dans le registre du non-verbal, de
l'analogique, par l'intonation notamment, par la posture
physique et par la mimique faciale, le plus souvent sans qu'on
s'en rende compte parce qu'on privilégie le contenu, la
communication digitale. On croit en effet que toute
l'interaction entre deux personnes ne se situe qu'au niveau
objectif de ce qui est dit, au niveau du textuel. Prenons par
exemple la phrase "tu peux le faire" que dirait un mari à sa
femme. Le véritable sens dans lequel il faut entendre cette
phrase va être donné par l'intonation si les deux personnes sont
en présence, ou par le contexte et les commentaires du
narrateur si c'est dans un roman : ça pourra être une
autorisation (à l'intérieur d'un rapport de sujétion fort), un
encouragement (bienveillant, de type paternel), ou une menace
(sous-entendu "je t'attends au tournant").
Se sentir reconnu
Mais on peut prendre conscience de ce plan analogique de
l'attitude, il suffit de le savoir et d'accepter d'y porter attention.
C'est la première étape pour le maîtriser (et se maîtriser), au
sens vu plus haut.
105
Jonas, le pardon mode d’emploi
Là est le point nodal, le nœud du changement :
reconnaître le plan affectif sans entrer dedans. On croit que,
pour bien aider quelqu'un, montrer sa solidarité et connaître au
fond le problème de l'autre, on doit ressentir-vivre ce que
l'autre vit-ressent. On pense que la sympathie c'est partager la
même peine, en un mot éprouver les mêmes états affectifs que
l'autre. Or cela n'aide pas la personne, car au bout du compte
on est deux à être "mal", ça fait deux plaintes et non pas une
solution. Cette nécessité de coller au ressenti de l'autre, et plus
généralement aux états affectifs est une illusion partagée par
beaucoup et survalorisée. On est persuadé que la façon la plus
pleine de vivre, c'est la Passion ; au point que cela en
deviendrait le mode de vie normal, une sorte de sloganobligation "Il faut avoir des passions", sinon notre vie glisserait
sans plus de valeur qu'un pet de lapin sur une toile cirée
achetée à Honolulu. La publicité en fait ses choux gras et nous
le décline à toutes les sauces. Dans tous les domaines c'est
toujours "Margarine, la passion des frites" (remarquez que
dans un certain sens c'est vrai qu'elles souffrent dans leur bain
!).
Pour porter assistance à la personne par rapport à son
problème il faut d'abord l'aider à sortir du bain affectif
bouillonnant dans lequel elle se grille, et ce n'est pas en y
plongeant à notre tour qu'on va la secourir, mais depuis la rive.
Pour cela donc Reconnaître le plan affectif. Reconnaître
dans deux sens. D'abord Reconnaître au sens d'identifier dans
quel état affectif est la personne, et aussi dans quel état affectif
vous êtes, vous-mêmes. Deuxièmement Reconnaître cet Etat
affectif comme une nation reconnaît un autre Etat souverain
sans s'ingérer dans l'intimité de l'Etat, à savoir son
gouvernement. Reconnaître l'état affectif, et donc le fait qu'il
est à ce moment aux commandes, ceci sans le juger, sans juger
la personne, mais en en tenant compte.
106
Jonas, le pardon mode d’emploi
Dans cet état de suspend de la guerre, et des passions ou
états affectifs, dans ce temps où vous arrêtez la montée active
de la spirale blessante pour prendre en compte la blessure de
l'autre et trouver ce qui est commun à vous deux, à savoir le
fait que vous n'aimez pas être blessés, là se crée quelque chose
d'universel qui vous réunit tous les deux. Là s'établit une base
commune, positive et humaine, sans suprématie de l'un sur
l'autre. C'est cela qu'on appelle la compassion au sens
bouddhiste du terme. La compassion n'est pas une charité
glorieuse, ni même une victoire sur soi-même, et encore moins
une leçon faite à autrui.
Elle est simplement la traduction du fait que ce n'est qu'en
faisant l'expérience de notre dénuement devant la souffrance,
et en éprouvant la difficulté à aider, que l'on se découvre
pleinement humain. Ecoutant la souffrance de l'autre et sa
difficulté à traiter le problème sans entrer dans le carrousel des
passions, pardon, des états affectifs avec leur cortège d'effets
sens-ationnels, on présente à l'autre une surface blanche, un de
ces points d'appui dont Archimède disait : "Donnez-moi un
point d'appui, et je soulèverai le monde!". C'est donc votre
honneur que d'offrir cet... appui.
Vous y ferez l'expérience de la déprise, voie royale du...
dénuement, de la sérénité et du changement, "infime correction
de l'essentiel qui importe plus que cent innovations
accessoires" *(Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes
générations de Raoul Vaneigem. NRF Gallimard). Cette
attitude, l'empathie (être soi-même avec l'autre sans ressentirêtre inclus dans l'état affectif de l'autre) est à disposition, alors
qu'on ne connaît généralement que sa sœur jumelle, la
sympathie (éprouver avec l'autre, c'est-à-dire ressentir les
mêmes états affectifs). Il est temps de changer de cavalière.
La compassion - empathie est une clé qui ouvre deux
plans à la fois, celui de l'autre en lui offrant un nouveau point
107
Jonas, le pardon mode d’emploi
de perspective pour son champ de vision, et le vôtre en vous
faisant accéder à votre dimension, en vous permettant de vous
découvrir autre, l'autre de l'alter-ego, mon semblable, mon
frère. La déprise est le paradoxe de celui qui crée à partir de
rien. La compassion-empathie est un petit rien où l'on accepte
d'être nu, comme au jour de sa mort, c'est-à-dire totalement
démuni, sûr de rien. Alors, cette "petite mort" peut être une
naissance, à deux.
7) COMMENT APAISER L'AUTRE?
Examinons comment on peut mettre en œuvre ce que nous
venons de dire, en nous souvenant que c’est valable autant
dans des situations professionnelles que personnelles, qu’il
s’agisse du mécontentement d’un client à votre SAV, d’un
conflit avec un subordonné-collaborateur ou supérieur
hiérarchique, ou avec un membre de votre famille.
L’apaisement de la situation de conflit se fait en plusieurs
étapes :
1) Se rendre compte :
- que l'on est dans une situation conflictuelle.
- qu'il y a des états affectifs qui sont en jeu.
- que vous êtes dans un état affectif.
- que s'amorce une spirale de blessures.
Pour cela :
- cesser d'alimenter la spirale, en arrêtant de répondre.
Cela permet en outre de s’adonner au deuxième point :
- observer ce qui se passe pour décoder votre propre état
affectif et celui dans lequel est la personne. Ne pas hésiter à
attendre en ne disant rien, surtout si on ne sait pas quoi faire ;
108
Jonas, le pardon mode d’emploi
mettre à profit ce temps où l’autre manifeste l’intensité de son
état affectif pour se rappeler ce mode d’emploi. Une fois
identifié cet état affectif (de l’autre, et le vôtre sur lequel vous
alliez répondre)...
2) Manifester de l'attention à la personne, en verbalisant
la sensation que elle ressent, par une formulation-constat
neutre, sans reproche, sans désir même de prouver votre bon
droit, ou votre bonne foi.
Si vous avez envie de faire reproche c'est que vous êtes
encore dans un état affectif ; idem concernant la preuve de
votre bonne foi. Dans ces cas-là il faut continuer à vous taire
pour identifier votre propre état affectif. Même si en vous
taisant vous avez l'impression d'accréditer les allégations de
l'autre. Souvenez-vous que le contenu de ce qui est dit n'a dans
cette situation aucune valeur de vérité. Le fait de vous taire est
déjà une manifestation d'attention à la personne. Puis
complétez-la en formulant la sensation que manifeste votre
interlocuteur :
- "Vous avez rencontré un gros bug… "Tu es ulcéré
par...", "Tu trouves rageant de... Tu ne supportes plus de…",
etc...
Et ne vous étonnez pas si la personne vous répond par
exemple "Mais je ne suis pas en colère du tout !!!" en le disant
avec colère. Il lui faut encore un peu de temps pour qu'elle
puisse reconnaître en son for intérieur cette façon d'être sensationnelle. Il faut dans ce cas-là...attendre, la laisser vider sa
cuve affective…puis
3) Rassurer la personne en disant par exemple que "ce
serait normal dans cette situation d'éprouver une certaine
frustration. "Je comprends que tu sois déçu(e) par...". Laissez
la personne "vider sa cuve" sens-ationnelle et observez le
109
Jonas, le pardon mode d’emploi
decrescendo d'intensité verbale avec laquelle elle s'exprime,
notamment les changements d'intonation.
4) Dire la possibilité du problème. Manifester une pleine
disponibilité à examiner le problème.
Pour cela :
-> Reconnaître "qu'il est possible qu'il y ait eu erreur", (ce
qui ne veut pas dire que la personne ait raison, ni que vous
ayez tort : mais que c'est glissé une erreur ou
incompréhension,) ou "qu'il est possible qu’on ait confondu
...", "de toutes façons il est certain que cela pose problème, fait
difficulté...," etc...
-> Envisager votre responsabilité possible sans attendre
de savoir si vous avez ou non une part de responsabilité afin de
prévenir votre propre attitude d'objection-accusation, vous
montrez que vous assumez un erreur possible de votre part (ou
de votre service) ; et surtout vous dédramatisez pour votre
interlocuteur aussi ; ce faisant, vous lui rendez possible tout à
l’heure de reconnaître de lui-même que…) : "Il se peut tout à
fait que j'aie oublié de..., ou que je n'aie pas mesuré
l'importance de… ou que notre service n’ait pas…"
-> Manifester qu'il n'y avait pas volonté de nuire chez
aucun des partenaires : ni de la part de votre interlocuteur, ni
de votre part : "et je sais que la bonne volonté de chacun n'est
pas en cause".
5) Positiver la situation présente : en montrant que "cela
va permettre de trouver une solution à ce genre de problème",
"de mieux s'entendre", "de pouvoir fonctionner plus
harmonieusement", et bien sûr "d'éviter de nouvelles
méprises", etc...
110
Jonas, le pardon mode d’emploi
6) Passer à l'examen rationnel du problème : en
examinant les faits et surtout en laissant de côté les
interprétations et appréciations personnelles. Bien séparer les
deux, ne jamais ouvrir la boîte à reproches il n’en sort que des
justifications / accusations et aucune solution technique. S’en
tenir aux faits, en écoutant les interprétations ou opinions mais
sans les relever ni y répondre. Donc sans rentrer dans une
escalade de justifications, car vous retomberiez alors dans le
registre du sens-ationnel et de l'affectif. Les écouter donne de
la considération à votre interlocuteur, il a besoin d’éponger
son-ses état affectifs, parfois simplement l’intensité du drame
possible à côté duquel ils sont passé.
7) Chercher ensemble une solution concrète au
problème, examiner sa mise en œuvre pratique et conjointe
(c'est-à-dire par accord commun, parfois avec tout le groupe
concerné car cela permettra de faire élaborer par les opérateurs
eux-mêmes les bonnes solutions et d’avoir le plus de chances
qu’elles soient mises en œuvre car créées par eux). Le plan
pratique est d'une grande ressource, il est non seulement une
action (sans laquelle la solution ne servirait à rien), mais il
représente une alliance entre les personnes. Il est donc
impératif qu'ait été désamorcé auparavant le plan des états
affectifs. Et il n'est pas nécessaire d'aller voir du côté du papa,
de la maman, et tutti frottis.
Enfin vérifier qu'il n'y ait pas d'autre problème, car il n’y a
pas qu’un train qui peut en cacher un autre ; si c’est le cas les
traiter aussi en profitant de l’état d’esprit positif créé, et pour
conclure cet accord...
8) Remercier la personne pour la solution et positiver
l'issue de la situation. En remerciant votre interlocuteur pour
sa coopération dans la résolution du problème vous bouclez la
positivité de tout le dialogue et vous validez l'expérience de
111
Jonas, le pardon mode d’emploi
"maîtrise" des états affectifs que la personne a faite. Enfin en
"ayant de la reconnaissance" pour la personne (c'est le
troisième sens de "reconnaître"), vous créez un socle-souvenir,
une base comportementale nouvelle pour que votre
interlocuteur puisse être ouvert à ce genre de relation et la
pratiquer. Et que cette façon de traiter-résoudre un problème
soit un modèle qu’il puisse reprendre.
Eh voilà, c'est tout.
Ah bon, c'est tout? Ce n'était donc que ça le pardon? Oui,
il n'est pas un grand Traité international avec toutes les TV, des
sourires surfaits, de longues poignées de mains ou de grandes
embrassades.
Nous avons pris des situations "légères", de la vie
quotidienne, pour présenter cette tectonique des plaques de
l'offense-rétorsion, cette armature défense-offense dans la
relation, plutôt que de grands bouleversements cosmiques type
tremblement de terre, c'est-à-dire sur le plan humain guerres,
génocides, tortures, assassinats, etc... Les situations
banalement intimes de la vie familiale ou de couple sont
bizarrement plus difficiles à décoder comme étant dramatiques
elles aussi ; il n'y a pas que les crimes faisant la Une des
journaux qui soient graves. D'ailleurs ces grands crimes se
résument toujours au bout de l'article à des raisons "triviales".
Comme le répond la criminelle à l'inspecteur qui lui demande
les raisons de son acte : "Pourquoi avez-vous assassiné votre
mari, dans la cuisine?" - "Mais parce qu'au salon y a la
moquette et c'est difficile à ravoir les tâches de sang !"
(Inspecteur Canardo de Sokal, Editions Casterman).
Le pardon est discret et parfois même il se passe de mots,
en tout cas de mots grandiloquents, du style "Reviens, je te
pardonne". Il serait plutôt du genre : une main qui se pose sur
le bras de l'autre, et qui signifie tout le pardon.
112
Jonas, le pardon mode d’emploi
Ce n'est pas en collant à l'imaginaire des états affectifs
qu'on éprouve une réelle satisfaction. Plus on y est collé, plus
on est aveugle. Le fait de ressentir un état affectif n'est pas
synonyme de vérité, c'est-à-dire du bien-fondé de cet état
affectif. Ce qui est vrai c'est qu'on ressent cet état affectif, mais
cela ne veut pas dire qu'on ait raison sur ses causes supposées ;
on a même souvent tendance à se tromper beaucoup dans ce
domaine des responsabilités. "Je suis blessé donc on m'a
blessé", tel est notre raisonnement. Pour évacuer sa douleur on
en attribue la responsabilité à une origine extérieure à soi :
parce que c'est plus supportable d'en chercher la cause à
l'extérieur. Je suis blessé (état affectif vrai) donc (attribution
faussement causale) on a blessé (responsabilité extérieure) moi
(victime). Car si la cause est intérieure à soi, si on est la propre
origine de son malheur, c'est insupportable parce que ça
semble sans rémission ou sans action possible (sinon on l'aurait
déjà fait, pense-t-on). Donc on cherche à l'extérieur de soi une
cause : "Trouvez-moi un responsable qui ne soit pas moi !"
L'imaginaire, donc, n'est pas un guide, il est un ressort qui
peut aller dans un sens ou dans l'autre; et on a tous fait
l'expérience de l'élastique qui nous cingle les doigts de façon
cuisante, à croire qu'elle était malveillante à notre égard alors
qu'elle ne faisait que se détendre.
L’apaisement
De même la haine-vengeance est une pseudo-satisfaction
par défaut, par dépit. Elle est une anti-satisfaction, une
satisfaction illusoire contre l'autre. Eh bien puisqu'elle est une
satisfaction à l'envers, retournons-la comme un gant, c'est ce
que nous propose le processus du pardon. Et examinons si le
pardon ainsi considéré tient la route. Il doit être l'envers de la
vengeance. Rappelons comment fonctionnait la vengeance :
113
Jonas, le pardon mode d’emploi
1- On se fait réparation.
2- On applique le même préjudice au fauteur.
3- On fait souffrir le fauteur.
Regardons comment fonctionne le pardon :
1- On agit soi-même.
2- On se rend compte des états affectifs que l'on ressent
soi et l'autre.
3- On produit l'apaisement chez soi et chez l'autre.
Le pardon est donc la même chose, mais inversée : on
retrouve le fait d'agir à son initiative / le "même" non plus dans
le préjudice mais dans la prise en compte des états affectifs des
deux personnes / et au lieu de la souffrance multipliée par
deux, on a l'apaisement ressenti par les deux protagonistes.
La difficulté est de bien employer l'imaginaire et ses états
affectifs : ni bons, ni mauvais en soi, tout dépend de l'usage
qu'on en fait. Ils ont la particularité d'être ambivalents et donc
d'avoir un double. Comme les deux faces d'une pièce de
monnaie : elles parlent de la même chose, une valeur, mais la
disent différemment... surtout si c'est un enjeu qu'on joue à pile
ou face !
Réaménager
La solution va se situer dans la prise en compte plus
encore que dans la prise de conscience des états affectifs
comme s'ils étaient des éléments stables, définitifs, donnés une
fois pour toutes. La prise de conscience est une étape
nécessaire mais non suffisante, car elle risque de n'être qu'un
état affectif de plus. La "prise de distance" permet de se rendre
compte que les états affectifs sont relativement modifiables et
susceptibles d'aménagement. "Se rendre compte" englobe les
deux formules "prise de conscience" et "prise de distance" car
114
Jonas, le pardon mode d’emploi
elle signifie aussi "faire rendre compte" aux états affectifs de
ce qu'ils induisent dans l'individu, et donc en moi.
Si l'on comparait l'individu à une maison, les états
affectifs en seraient les pièces, avec des communications entre
elles, avec des cloisons mobiles, des murs porteurs, des
cloisons fixes, des portes, etc... La situation psychique de la
personne, sa personnalité, serait l'agencement interne de ces
pièces, qui peut être plus ou moins remanié : à certains
moments on abat une cloison, on enlève un plafond, on partage
une pièce, on supprime un couloir, etc...
On a donc deux possibilités : soit on ne bouge rien, on
laisse tout en place comme c'était quand on a acheté, on subit
sa maison et on s'adapte à elle.
Soit on prend un peu de recul, on "se rend compte" des
dispositions de l'espace et des besoins de la famille ou des
personnes qui vont habiter là, et on recompose l'espace
intérieur. A l'arrière de la maison la chambre qui était froide et
triste avec sa fenêtre au nord, on va y percer une porte-fenêtre
dans le mur à l'ouest et ça devient une cuisine ensoleillée, de
plain-pied avec le jardin. Elémentaire mon cher Watson,
certes. Mais l'ancien propriétaire ne l'avait pas fait et ne l'aurait
jamais fait. Il a fallu pour ce faire une rupture de l'habitude, de
la façon de voir, représentée dans ce cas par le changement de
propriétaire.
Dans la relation avec l'autre on a le même choix : soit on
habite les mêmes pièces de la relation, il se peut alors qu'elle
ne soit plus qu'une habitude et l'abri une prison. Soit on ouvre
l'espace intérieur, on modifie l'architecture de la relation, et
même on recrée de la distance, ce qui ne veut pas dire de la
froideur et encore moins de la morgue. Modifier l'idée qu'on se
fait de l'autre et de notre relation à lui comme on change la
représentation qu'on avait de la pièce du fond et de l'ensemble
de la maison. Pour cela il faut prendre de la distance. On sait le
115
Jonas, le pardon mode d’emploi
faire avec une maison, il est bon de s'y appliquer aussi dans la
relation à l'autre et à soi-même.
Prendre de la distance
Comment "prend-on de la distance" avec ses états
affectifs?
En se taisant ne serait-ce que momentanément, en ne se
croyant pas obligé de répondre immédiatement, donc en
introduisant la distance du silence ; il permet à l'autre de vider
sa cuve, sa tension, et à vous il vous laisse le temps de repérer
votre état affectif et bien sûr également celui de l'autre ; il vous
permet de constater que tout se passe non pas sur le plan du
contenu "objectif" des reproches, mais sur celui de la blessure,
des états affectifs. Alors vous pouvez verbaliser, faire advenir à
la parole ce que ressent l'autre et dont il n'est pas conscient, ou
qu'il n'accepte pas encore de ressentir ("mais non je ne suis pas
en colère, ça ne me fait rien du tout !!"). Là en disant, avec un
ton et un regard neutre, empathique, compassionnel de celui
qui constate (pas de celui qui accuse ou se défend), alors vous
aidez réellement l'autre à s'apaiser, sans avoir à lui dire "calmetoi", ce qui agace toujours la personne et redouble sa colère
("Je fais bien de m'irriter" disait Jonas), tant qu'il n'a pas pu la
traiter. La seule aide que vous pouvez lui apporter c'est
précisément de dire, de faire advenir à la parole ce qui est non
verbalisé chez lui. C'est ça le pouvoir de la parole ; c'est le
point d'appui d'Archimède qui évite la casse des assiettes... et
de votre relation.
En plus, en faisant silence, au point même d'accepter de ne
pas savoir comment faire pendant ce moment où vous vous
taisez, vous faites un exercice d'entrainement à la pratique de
la sérénité et donc de la sagesse. Il ne s'agit pas de se taire pour
seulement se retenir de dire des mots durs, mais de se taire
pour observer, et avoir le temps de trouver les bons mots ;
116
Jonas, le pardon mode d’emploi
ceux qui vont aider et ceux qui vont avec un peu d'humour
désamorcer la tornade.
Ça ne demande qu'un effort, celui de se rendre compte que
vouloir passer en force ne fait qu'accroître les barrières de
l'autre, renforcer ses défenses... et ses attaques. Il faut donc
accepter de faire moins de ce que notre premier mouvement
(notre premier état affectif) nous poussait à faire. Et là on
prend la mesure de ce que l'autre souffre. Et on peut le lui dire
avec sérénité, avec compassion ; pas avec un apitoiement du
genre : "Mon vieux j'aimerais pas être à ta place, t'es pas sorti
de l'auberge!", cela se serait le coup de pied de l'âne, de la
vengeance cachée sous les apparences de la commisération.
8) VOIR AUTREMENT : Faute et Obligation.
De la difficulté à changer
Eh bien voilà, nous sommes en plein dans la
problématique du changement, qui donne son titre à cette
deuxième partie du livre : "Le pardon, mode d'emploi " c'est-àdire voir autrement.
Cette problématique du changement peut se résumer en
quelques mots : ce n'est pas en faisant plus de la même chose
que ça va changer, sinon ça aurait déjà changé ! Il faut donc
savoir s'arrêter. Et oser faire autre chose, et pourquoi pas
l'inverse de ce que notre premier mouvement nous poussait à
faire.
Pour bien comprendre cela laissez-moi vous raconter une
belle histoire, tout à fait historique, du moins à ce que raconte
la légende !
C'est l'histoire de Dame Carcas dans sa bonne ville de
Carcassonne. Ca se passait au Moyen Age. Dame Carcas avait
en charge sa bonne ville. En politicien et chef d'état avisé, elle
117
Jonas, le pardon mode d’emploi
la dote de ce qui se fait de mieux à l'époque en termes de
défense, et même de dissuasion contre les attaques : des
fortifications, une triple rangée de remparts fortifiés avec tours,
mâchicoulis et tout et tout. Sa ville était à juste titre réputée
imprenable. Elle était effectivement imprenable... par la force.
Dans ce cas-là, mettez-vous à la place des ennemis, on sait ce
qu'il reste à faire : un siège, on dirait de nos jours un blocus ou
un embargo, ça se pratique toujours, regardez vos journaux
télévisés. Arriva donc une armée ennemie, qui, pas folle la
guêpe, décida immédiatement de faire le siège de la ville.
Côté ville, on sait ce qu'il faut faire dans ces cas-là,
mettez-vous à la place des assiégés : on se rationne, on a fait
d'importantes réserves, on a des points d'eau dans la ville,
sinon on ne l'aurait pas bâtie là. On est capable de tenir des
mois qui peuvent même se compter en année(s). Le rapport de
force va donc se situer sur l'échelle du temps.
Car du côté des assiégeants ce n'est pas aussi commode
qu'on aurait pu le penser. Les premiers mois ça va. Mais au
bout d'un certain temps, la situation devient de moins en moins
facile. Il faut aller chercher la nourriture de plus en plus loin,
car une armée conquérante ne s'embarrasse pas de manières
quand elle arrive : elle pille, détruit, brûle, tue abondamment
les gens qui auraient pu la nourrir. De plus elle est en proie à
l'inactivité, et pour des hommes d'action c'est le pire ennemi.
Au bout de quelques mois, il y a des dissensions entre les
chefs, voire même des séditions qu'il faut réprimer dans le
sang, ce qui fait toujours mauvais effet dans les rangs dont on
sait que la force réside dans l'unité et le moral.
Mais ça n'est pas rose non plus du côté des assiégés après
de nombreux mois. Surtout en se rationnant. Les rations
diminuent dramatiquement. La situation est grave. Que fait-on
dans ces cas-là? On fait un état des lieux, pour inventorier les
ressources restantes. C'est ce qu'ordonna Dame Carcas. En
fouillant partout, en rassemblant tout ce qui pouvait être
118
Jonas, le pardon mode d’emploi
mangé, on constata qu'il ne restait plus qu'une truie et un sac
d'orge !
Alors, à l'effarement de ses conseillers, Dame Carcas
ordonna de donner le dernier sac d'orge à manger à la truie... !
Et de jeter celle-ci par-dessus les remparts ! Ce qui fut fait. La
truie s'écrasa aux pieds de l'armée assiégeante, son ventre
gonflé libérant toute l'orge qu'elle venait de manger.
Devant un tel signe d'abondance et de mépris pour
l'efficacité de son siège, l'armée ennemie leva le camp et partit
!
Tout l'art du changement est là, dans cette façon de
prendre à rebours la tendance naturelle à ne voir un problème
que sous un seul angle : se rationner encore plus pour durer un
peu plus. Changer c'est donc changer de registre, au risque de
paraître déraisonnable ("elle est devenue folle la reine" ont dû
penser les conseillers). Changer c'est regarder différemment le
problème, et donc modifier son "point de vue" quant à la
solution, en prenant en compte d'autres éléments de la
situation, notamment la relativité de la position de force. On
notera que dans cette histoire c'est un élément de
communication, et du rapport psychologique à la situation, qui
est pris comme support du changement : le fait que le supposé
"fort", l'assiégeant est également faible sous certains aspects,
voire même a besoin d'aide. En fait il a besoin d'un coup de
pouce pour pouvoir quitter sa position inconfortable
d'assiégeant infructueux. Il lui faut une bonne raison, une
raison suffisamment acceptable ou décisive pour justifier son
changement de stratégie.
Oui, c'est très bien tout ça, mais moi je m'emporte, c'est
plus fort que moi, je ne peux pas m'empêcher de répliquer
quand l'autre m'attaque ou me dit une rosserie! C'est sûr c'est
difficile de résister à son premier mouvement, surtout quand on
119
Jonas, le pardon mode d’emploi
se sent blessé par ce que dit l'autre, on a envie de lui faire
sentir qu'il nous a dit une vacherie, et de le lui faire ressentir de
la même façon, avec la même intensité. Tenez, regardez, en en
parlant nous sommes déjà dans le processus même
d'explicitation-reconnaissance de l'état affectif que vous
ressentez dans la situation d'agressivité ; vous voyez c'est
apaisant, et c'est tout à fait possible de l'appliquer à n'importe
quelle situation, même la vôtre, maintenant en train de lire ce
livre qui parle de ce qui vous semble si difficile à faire. Ce doit
donc être faisable.
En résumé
Bon, je vous entends, vous voulez qu'on résume en
quelques mots comment on fait pour ne pas se laisser emporter
dans la spirale de la blessure? Voici :
1) Eviter de se sentir blessé. Comment ? En ne rentrant
pas dans le processus de contamination réciproque des états
affectifs. Comment ? En observant, en identifiant ce processus
du maelström qui se produit, là. Dès qu’il y a violence verbale
regarder comme la-les personnes sentent blessées ; identifier
par quoi. Se rendre compte que l'autre est blessé et qu'il
cherche à blesser pour faire sentir à quel point il est blessé, lui.
2) Eviter de blesser l'autre. Comment ? En écoutant. Et
pour cela apprendre à se taire. Pour ne pas aggraver la blessure
de l'autre, ne pas se précipiter de répondre. Sinon vous
risqueriez d'être en train de vous justifier. Se taire permet de ne
pas offrir à l'autre le "répondant", le mur sur lequel son
agressivité va rebondir.
3) Eponger la blessure de l'autre. Et oui il faut aussi
panser un peu la blessure de l'autre, sans démagogie, mais avec
retenue et discrétion. Marquer de l'attention à l'état affectif de
120
Jonas, le pardon mode d’emploi
l'autre. Il est le signe que la personne a mal à son identité, est
meurtrie dans son amour-propre. Peu importe que ce soit à
cause de vous ou non. D'ailleurs à ce propos, c'est un bon
exercice préliminaire que d'appliquer cette méthode à des
situations où vous n'êtes pas en cause, cela permet de bien voir
le processus et de voir le résultat de votre écoute. Reformulez
ce que ressent l'autre, de façon neutre et empathique, sans
excès, pudiquement. Vous verrez la personne se calmer toute
seule et être capable elle-même de relativiser l'importance ou
la gravité de sa blessure, pour peu qu'on ne l'y contraigne pas.
Ce qu'elle veut c'est que soit prise en compte "l'injustice"
vécue, qu'elle soit réelle ou simplement ressentie par elle, c'està-dire affective.
Ces trois temps peuvent être "mis aux commandes" quasi
simultanément, ou l'un après l'autre dans l'ordre indiqué, cela
dépendra de la personne que vous avez en face, et de son
temps d'intégration.
Mort d’homme
Bon, c'est très joli tout ça, mais ça n'a rien à voir avec un
grand pardon, c'est-à-dire pour une très lourde faute, un
assassinat par exemple, dites-vous.
Il est évident qu'une telle situation est bouleversante et
très difficile à vivre. Il y a non seulement mort d'homme, d'être
humain, mais en plus mort, par exemple, de votre enfant, quel
que soit son âge. Il y a donc plusieurs niveaux de souffrance
qui se superposent, et tous aussi légitimement douloureux. On
est atteint dans son sentiment de citoyen du monde porteur
d'une certaine moralité, en tant qu'être humain pouvant être
soi-même assassiné, et enfin comme parent ou conjoint de la
personne assassinée. On se trouve blessé dans son amourpropre, dans son amour de protecteur-gardien de l'autre et de
son devenir brutalement interrompu, et dans cet amour d'un
121
Jonas, le pardon mode d’emploi
être humain pour un autre humain que l'on s'est choisi ou que
l'on a engendré-donné au monde. Tous ces niveaux ruinent
l'image qu'on s'était faite du monde, de la vie ici-bas et de ce
qu'il y a à y vivre. On notera que c'est pareil pour des parents
qui voient leur fils mourir du sida ou d’un accident de la route,
avant eux.
Tout cela est brisé comme un rêve auquel on tenait plus
qu'aux rêves justement que l'on fait dans son sommeil. Parce
que c'était un rêve bâti sur la réalité de tous les jours, à laquelle
chacun participe, et dans laquelle on élit ses êtres aimés pour
vivre avec eux une part d'histoire, un morceau de réalisation,
avec lesquels on écrit une trace de son passage ici-bas. Et tout
cela se trouve brusquement anéanti par la brutalité d'une
malveillance. Cela fait mal à notre souhait de stabilité, de
permanence, comme nous surprend la mort dans un accident de
voiture d'un être cher. Or qu'y a-t-il de plus injuste et de plus
vain qu'un accident de la route?
Mais vous remarquerez que là comme dans les domaines
interpersonnels, quand on sort de la problématique habituelle,
celle de al fatalité, l’analyse non-affective, technique, du
problème est grosse de solutions : il a suffit d’imposer des
règles de sécurité passive sur les voitures, de limiter la vitesse
et de mettre des radars pour passer de dix mille à quatre mille
morts par an avec un parc automobile qui a augmenté.
La différence au premier abord entre un accident de la
route et un assassinat, c'est que le fauteur de l'accident ne le
voulait jamais et qu'il le subit lui aussi et souvent en meurt
également.
L'assassin n'est un être abominable et hors du commun
que parce que les journaux s'empressent de le décrire ainsi
pour occulter d'emblée le fait, véritablement effroyable et
déstabilisant, que l'assassin est comme tout le monde. La
frontière entre le comportement normal et le comportement
122
Jonas, le pardon mode d’emploi
assassin est en fait très ténue. Le véritable fait est que les
assassins ne basculent pas dans la folie, ils passent à l'acte de
ce qu'ils vivaient déjà en ombre portée, comme vous et moi,
l'ombre portée d'un malheur, d'une pulsion que Mr tout le
monde maintient dans le registre de la bienséance et de la
haine policée non agie et retournée contre soi. L'assassin ne
fait pas plus que passer de 110 à 130 km/h dans un virage de sa
vie un peu plus difficile à négocier et sur la route mouillée
d'une déception fondamentale de ce qu'il croit être essentiel
pour lui (la fidélité de sa femme, la perte de son emploi, une
réflexion désobligeante de son créancier, etc...).
Il est un être qui a déjanté dans le virage, qui a cru pouvoir
saisir et tenir un moment ineffable dans sa main et le garder
prisonnier. Il a pris comme un outrage personnel et
ontologique le fait que de rien on n’est possesseur. Et il a
encore cru qu'il lui fallait laver cet affront dans un acte définitif
pour faire comprendre au monde que celui-ci était tout entier
responsable de son malheur. Malheur qui n'est que celui d'une
croyance. Comme toute croyance elle n'a pas d'autre valeur
que la créance que l'on place en elle. Et c'est de ce cercle
vicieux qu'il souffre, parce qu'il n'arrive pas à renoncer à son
illusion, et à renoncer tout court.
C'est cela l'acte véritable le plus difficile à effectuer,
renoncer. Et son corollaire, accepter. Accepter le fait que
l'autre ne m'appartient pas, n'est pas à mon service, quels que
soient les serments que celui-ci ait bien voulu faire, croyant lui
aussi qu'il était maître de son désir comme de l'air qu'il
respirait.
Et pourtant dans cet état de dénuement avec l'autre,
d'abandon des oripeaux mentaux de la victoire sur l'autre, dans
ce renoncement au devoir-réussir sur le plan social, là
s'éprouve une richesse d'être, jamais cotée en Bourse, mais qui
a toujours cours partout où quelques personnes savent s'y
adonner, savent la valeur de l'abandon.
123
Jonas, le pardon mode d’emploi
L’abandon
Eh bien le pardon est de la même famille que l'abandon. Il
en est le frère jumeau, celui que l'on peut se choisir comme
ami de cœur, comme frère spirituel. Il y a la même
concordance entre pardon et abandon. C'est la même affaire de
cœur, la même opération de changement, la même
convergence de vue.
Il s'agit d'une ouverture à ce qu'il y a de plus proche entre
vous et l'autre, ce qu'il y a d'être en chacun de nous quelle que
soit la configuration maladroite ou malheureuse dans laquelle
chacun essaie de vivre son être.
Il est des occasions où l'on voit l'être de la personne
s'ouvrir comme une fleur éclot. C'est notamment le cas lorsque
deux personnes sont en amour, c'est visible pour tout le monde
sauf parfois pour les deux protagonistes trop préoccupés qu'ils
sont par le trouble que génère en eux le désir et par leur
incertitude à savoir y répondre. Leur visage resplendit, même
dans l'obscurité. De même quand une personne comprendprend conscience de quelque chose d'essentiel, ou également
quand elle est écoutée-reconnue dans son besoin affectif ou
social. Comme le SDF dont le visage s'illumine au geste qui lui
est fait, non pas à cause de la valeur de la somme souvent
modique qui lui est donnée, mais à cause de la prise en compte
par l'autre de son malheur. C'est cela qui l'émeut et le réintègre
dans le corps des vivants, alors que le refus l'enfonce dans les
sables mouvants du déni d'existence. Même si le refus est dilué
dans la pseudo-excuse gênée d'un "je n’ai pas les moyens" qui
pense s'exonérer de son devoir humain en donnant un prétexte,
ou qui pense même simplement atténuer la rigueur de son refus
par un semblant d'explication. La personne aurait parlé avec le
SDF même sans donner d'argent, celui-ci aurait eu ce dont il
avait besoin, un peu de reconnaissance d'être dont il manquait
autant que d'argent.
124
Jonas, le pardon mode d’emploi
Revenons à nos assassins. Le plus abominable c'est qu'à
un assassin on peut en vouloir de vous avoir "enlevé" un être
cher, alors qu'à un cancer allez faire des reproches! Personne
n'a vu d'homme à homme un de ces bitoniaux qui ont nom
molécule, virus et compagnie. Pourtant ce sont eux qui tuent le
plus. On croit n'exister qu'à proportion de ce à quoi on
s'oppose. Cela peut aller jusqu'au ridicule dans la prise de
position nettement affirmée entre ce qui est bien et ce qui est
mal. Comme le disait avec force une bonne dame au docteur
Didier Chals : "Moi, le cancer, je suis contre ! " Ouf, on a eu
chaud ! Rassurez-vous on ne lui a pas demandé son opinion sur
la peine de mort. Le seul problème c'est que le cancer ne lui
demandera pas son avis à la bonne dame. L'erreur est de croire
qu'on se facilite la vie en étendant royalement la main pour
délimiter ce qui est bon, de ce côté-ci, et mauvais, mettezvous-là. En se faisant un tel cinéma, on se donne l'impression
d'avoir du poids et on se berce de l'illusion de décider... de ce
qui s'effectue sans nous.
La solution est à l'inverse : tenir, même maladroitement,
les deux bouts. Là est l'unité, et non plus l'apartheid intérieur.
La difficulté est, étrangement, de ne pas alimenter notre
racisme interne, bétonné d'opinions-prises de positions bien
tranchées.
Ainsi, interrogeons-nous sur la peine de mort, car elle
nous travaille, même si on croit lui avoir réglé son compte. A
quoi sert la peine de mort quand elle existe encore? Nous
avons les éléments de réponse quelques pages plus haut, du
côté de Vengeance, Tribunal, et pardon. Elle n'est pas un
apaisement, elle a les allures d'une vengeance ratée, déléguée à
la puissance publique, et ce qui est sûr c'est qu'elle n'a jamais
empêché quelqu'un de commettre un crime. Elle n'a de valeur
d'exemplarité que pour ceux qui veulent assassiner l'assassin
en toute sécurité sans courir de risques et sans crainte de
125
Jonas, le pardon mode d’emploi
représailles. Et elle n'enlève rien à la douleur des proches de la
victime d'avoir perdu un être cher. Elle ne traite pas la
souffrance.
La brisure
Or cela importe. Comment aider les proches à vivre cette
brisure de leur être. Car ils sont brisés, cassés. Il est nécessaire
de comprendre ce qui se passe en eux. Prenons un exemple
"moindre" qui permettra par contre coup de saisir l'importance
de cette cassure. Un veuvage.
C'est apparemment "naturel" et normal, personne n'est
coupable, le conjoint est mort de maladie. Or le survivant est
effondré et mettra des mois, voire des années à s'en remettre.
Certes il le savait que personne n'est immortel. Et pourtant il le
vit comme une injustice à lui faite. C'est son univers, son cadre
de représentation et de vie qui est rompu à travers lui, mais
c'est lui qui est en morceaux. Il se retrouve amputé d'une partie
de son être qui était devenu un "être-à-deux" avec le conjoint.
Comme se retrouve amputé d'une part importante de sa
vie, le chômeur. Il a perdu plus que son travail, lui a été ôté sa
raison sociale, son utilité, sa raison d'être dans le
fonctionnement social ; et aussi toutes les interactions
conviviales avec les collègues. N'oublions pas que le travail
représente la moitié ou les trois-quarts de la vie éveillée d'un
individu adulte.
Ou encore également le retraité, il se retrouve avec, du
jour au lendemain, une enveloppe de temps vide, sans
reconnaissance sociale. Et même s'il a sa femme à la maison,
ça ne suffit pas. Le retraité peut mourir de la retraite dans les
trois mois s'il n'arrive pas à se retrouver-redonner des centres
d'intérêt à sa vie.
Dans ces trois exemples on retrouve la même profonde
douleur, une identique désorientation de ceux qui sont frappés
par l'injustice du "sort". Ce qui fait leur douleur profondément
126
Jonas, le pardon mode d’emploi
respectable et réellement pathétique, c'est la brisure de leur
cadre de référence, c'est-à-dire de ce qui était leur vie avec ses
"habitants", ses valeurs, ses partages, ses dons, etc... Le drame
vient de là, de cette brisure et de la grande difficulté à recoller
les morceaux de cette fracture de leur vie, plus en fait que de
l'assassin, même si c'est par lui que c'est arrivé.
Et symétriquement, comme l'image inversée dans le
miroir, l'acte criminel détruit à rebours l'assassin dans son
rapport à la vie, avec l'étrange sentiment d'impuissance que
l'on ressent quand en freinant on sent la voiture déraper
irrémédiablement pour aller frapper les voitures de devant.
On a donc deux groupes de vies brisées, celles de la
victime et de ses proches d'une part, et de l'autre celles de
l'assassin et de ses proches, car ils sont brisés eux aussi, même
s'ils ne le disent pas ou si les médias ne s'attardent pas làdessus parce que ce n'est pas d'un bon rapport "audimat". Il y a
une étrange égalité entre ces deux groupes frappés d'un
malheur qui les fait participer à leur corps défendant à une
tragédie grecque à l'antique.
Si l'on en reste là on reste en plan dans un arrêt sur image,
dans l'effroi de cette injustice, dans la tétanie mentalement
ressassée de cet acte. On devient alors un mort-vivant aspiré en
quelque sorte non pas tant par le défunt que par le crime. C'est
pourquoi il faut le Tribunal, pour détacher du crime. Mais il
faut aussi autre chose pour détacher du cadavre du défunt : le
pardon, qui seul réintroduit dans la communauté des vivants.
Comment s'effectue cette restauration? En deux temps.
La restauration
Le premier temps, indispensable on l'a dit, c'est celui du
Tribunal. Son but est d'amener le criminel au repentir et
souvent il y arrive mais ça n'est pas automatique. La sentence
condamne l'acte et juge la personne. Il peut ne pas produire le
repentir car le repentir comme l'aveu ne se commande pas, il se
127
Jonas, le pardon mode d’emploi
produit. Dans tous les sens du terme : il se produit comme un
évènement se déclenche, et également il est un produit qui se
prépare, qui se travaille comme on parle de travail de deuil ou
d'accouchement. Car il est une conversion de l'être de la
personne du criminel. Pour cela il y faut de la parole, c'est
pourquoi on parle tant dans un Tribunal, ce n’est pas de la
parlote. Si on reprend tout depuis le début y compris en
commençant par le nom de l'incriminé, ce n’est pas du
superfétatoire, c'est qu'il s'agit d'un individu devant les
représentants non seulement de la société mais devant les
représentants de l'humanité, de ce qui représente l'humain face
à l'inhumain de l'acte que n'a pas maîtrisé l'individu. Et le
Tribunal va entendre tous les éléments qui ont pu être
rassemblés et qui peuvent permettre de comprendre ce qui s'est
passé. Comme ce qu'on dit être le défilé de toute sa vie pour
celui qui va mourir. Apparaît ainsi le référentiel qui a été celui
de la vie d'une personne.
Cette toile de fond et le rappel des faits incriminés ont
pour but de permettre à l'accusé de prendre la mesure de l'acte
qu'il a commis. De même le temps passé avant le jugement
rend possible une réflexion-prise de conscience. Ce repentirconversion est un préliminaire nécessaire.
Reste donc après le jugement à produire la reconnexion de
chacune des deux parties avec son être d'humain : non
seulement la victime mais aussi le criminel. Et ceci pour que la
sentence ait valeur de rachat-pénitence et d'achèvement de la
conversion, c'est-à-dire de réintroduction, après purgation de la
peine, dans le corps social et dans son corpus de valeurs.
Cela ne se peut qu'à travers le processus du pardon. Après
le Procès Pénal de l'acte, le Processus de Pardon pour les
personnes. Le pardon est un acte qui œuvre pour les deux
parties. Le pardon ne s'effectue pas à sens unique en direction
128
Jonas, le pardon mode d’emploi
du criminel. Il a aussi pour but d'avoir une efficace de
réconciliation avec soi-même pour les victimes. C'est essentiel.
Le pardon est un acte à deux parties, comme l'amour. Ca
ne marche pas si on n'est pas deux.
C'est pour cela qu'il faut qu'il y ait repentir du criminel.
Sinon on se retrouve avec la déception que l'on a éprouvée lors
du procès des grands criminels de guerre nazie, tels Barbie ou
Touvier. S'il n'y a pas repentir, comment voulez-vous
pardonner à quelqu'un qui ne se sent pas coupable? Attardonsnous un instant sur leur situation pour comprendre cela.
L’expérience de Milgram
Malgré le temps, malgré le jugement "objectif" de
l'Histoire qui donne facilement tort aux vaincus, manifestement
ils ne se sentaient pas coupables. Ou plus exactement on peut
faire l'hypothèse qu'ils devaient se sentir intérieurement et
humainement coupables mais pas responsables puisqu'étant
commis d'office aux crimes qui leur étaient commandés. C'est
fort courant. Je n'en veux pour preuve que ce qui se passe dans
des cas moindres par leurs conséquences mais identiques quant
au fond, et qu'on a pu observer en laboratoire lors
d'expériences comme celles de Milgram aux USA et qui font
l'objet de son livre "Soumission à l'autorité" (Stanley Milgram
éd.Calmann-Lévy 1974). De quoi s'agissait-il?
On recrute par voie de presse des personnes de tous
milieux sociaux pour participer à une expérience sur
l'apprentissage et donc la mémoire. En fait il s'agira d'étudier
leur attitude par rapport à l'autorité, mais cela n'est pas dit pour
ne pas biaiser l'expérience. On met en présence deux
personnes, l'une est un des sujets naïfs (recrutés par voie de
presse) et l'autre un compère (de l'expérimentateur). Il est celui
qui "apprendra". Par un tirage au sort "arrangé" c'est
évidemment le sujet naïf qui sera chargé d'enseigner au
compère une liste de mots et de qualificatifs associés, type
129
Jonas, le pardon mode d’emploi
ciel-bleu, etc... A chaque erreur, le sujet naïf doit infliger une
décharge électrique grandissante avec chaque erreur, à la
personne "apprenant" pour l'inciter à faire attention et à
mémoriser. Bien sûr les décharges ne seront pas envoyées,
mais le compère simulera la souffrance croissant avec
l'intensité de la décharge.
Le tableau des décharges électriques avec 30 curseurs va
de 15 à 450 volts avec les mentions suivantes inscrites sur le
tableau pour les valeurs clés:
VOLTS
15
75 135
195
255 315
375
435
450
UUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUU
Attention
Choc Choc Choc Choc Choc Choc
Choc
Choc
léger modéré fort très fort intense extrêm. Dangereux XXX
Intense
Choc
XXX
Le compère, au fur et à mesure des décharges, manifeste
une souffrance de plus en plus douloureuse, allant jusqu'à
demander qu'on arrête l'expérience, disant qu'il est cardiaque,
etc... Si les "sujets naïfs" demandent d'arrêter l'expérience il est
prévu de dire : "L'intérêt de l'expérience exige que vous
continuiez." On arrête l'expérience à la troisième demande du
sujet naïf. S'il refuse de continuer, on répète à trois reprises la
phrase incitatrice et on arrête. *(Pour les cinéphiles, le film "I
comme Icare" montre cette expérience).
A quel pourcentage estimez-vous le nombre de sujets qui
iront jusqu'aux décharges extrêmes ? 20%, 40%, 50% ? Non
vous n'y êtes pas. Le chiffre est de 62%. L'expérience a été
refaite en faisant attacher le bras du compère par le sujet naïf
pour établir un contact physique avec "l'apprenant". On a varié
et sélectionné l'origine sociale des sujets naïfs pour qu'elle soit
de tous bords. Pensant que l'environnement universitaire
130
Jonas, le pardon mode d’emploi
pouvait influer, l'expérience a été renouvelée, sans blouse
blanche, dans des locaux extérieurs sans signe apparent
d'autorité morale de savoir, dans une banlieue quelconque. Les
chiffres ont été sensiblement les mêmes.
Voilà ce que nous sommes, nous, vous et moi. Cela se
passe de commentaires.
La valeur criminelle
Il aurait donc fallu dire aux Barbie-Touvier : "Vous n'êtes
pas responsables ! On aurait fait pareil que vous, pris dans de
telles conditions, pieds et poings liés au nazisme. Dans la
tranquillité d'un laboratoire d'Université dans un pays libéral et
humaniste on est 62 % de gens normaux, non endoctrinés, à
devenir tortionnaires de gens innocents qui ne nous ont rien
fait". Mais surtout, ils étaient pris dans une double contrainte :
ils devaient à la fois faire et ne pas faire. Quoi ? Moralement
ils ne devaient pas tuer des civils, mais les ordres de leur
hiérarchie étaient de les exécuter. Dans ce conflit intérieur
comment décider ? Comme le fait et doit le faire un militaire :
obéir aux ordres. Surtout qu’un soldat c’est fait pour tuer, ne
faisons pas d’angélisme. Et, comme de plus, leur hiérarchie
n’était pas très portée sur la discussion, ils n’avaient pas
vraiment le choix, si ce n’est de se faire exécuter eux-mêmes
pour haute trahison.
Alors les tortionnaires auraient pu pleurer. Se sentant
reconnus dans la situation intenable qui était la leur dans la
dictature de leur univers concentrationnaire, dans ce dilemme
auquel ils ne pouvaient échapper : devenir tortionnaire ou être
exécuté pour refus d'obéissance en temps de guerre, on peut
comprendre que des êtres humains deviennent des machines de
mort. On en a vu dénoncer leurs voisins pour moins que ça
sous l'Occupation ; on a vu aussi horrible que le nazisme
ailleurs, en URSS, en Turquie vis-à-vis des Arméniens, aux
USA à l'égard des Indiens. Et même après que tout le monde
131
Jonas, le pardon mode d’emploi
ait dit généreusement avec la certitude des aveugles « plus
jamais ça » on a vu d’autres exemples de génocide au
Cambodge, au Rwanda, etc. Même les résistants à l’occupation
nazie qu’on aurait pu croire vaccinés contre toute
« occupation » se sont enrôlés pour pacifier l’Indochine,
l’Algérie, etc. au lieu de leur libérer séance tenante.
Alors peut-être ces hommes dont on a fait des tueurs
auraient-ils pu enfin parler de leurs nuits peuplées de
cauchemars, comme les GI's du Vietnam.
Et dans cette commune réprobation contre l'horreur, les
anciens nazis, les soldats coloniaux, auraient enfin pu readhérer aux valeurs partagées par tous et réintégrer la
communauté des hommes. C’est cela qu’on veut, qu’on espère.
Car ils sont aussi de bons pères de famille, c'est cela qui paraît
le plus étonnant et qui vient casser l'idée reçue selon laquelle
les tortionnaires sont des monstres exceptionnels et repérables
par tous, ou des cas pathologiques. Non, ils sont des gens
comme tout le monde et qui deviennent abominables parce
qu'on le leur demande sur un formulaire administratif B2.
9) LA DONNEE DE BASE : DUKKHA.
La difficulté à accepter cette proposition du pardon et son
mode d'emploi, vient peut-être d'une réticence fondamentale :
c'est qu'il faut alors admettre que la blessure avec son univers
de malheurs et de rétorsions est non seulement une donnée de
base mais même la principale. Elle est celle qui sert de
référence à notre être-là au monde, à notre façon de "voir" la
vie, même si on ignore que c'est elle qui la gouverne.
Et cela on a du mal à l'admettre parce qu'on est bâti sur le
mythe du bonheur, de la réussite. "Croissez et multipliez"
disait la Genèse, on a cru y lire "... dans le bonheur!", et on est
132
Jonas, le pardon mode d’emploi
tout étonné de se retrouver avec des famines au lieu de
familles.
En fait, l'univers de base ou plutôt la base de l'univers,
c'est la souffrance, même si on emploie toute notre énergie à
nier cette évidence. Tout nous le prouve, la dégradation de
toute matière, chair ou mouvement vers l'état le plus simple,
l'état inerte de la mort.
Il est une religion qui en parle et fait de la reconnaissance
de la souffrance la base de son enseignement, ou plus
exactement de son attitude devant la vie et de son rapport à la
sagesse, c'est le bouddhisme. Il énonce :
"Tout est Dukkha"
Cette expression généralement traduite par "Tout est
souffrance" est plutôt à comprendre comme "Tout est en
souffrance". Pour quatre raisons.
1) Toute chose n'est qu'en souffrance. Toute chose ne se
saisit et n'existe qu'en rapport avec la souffrance. D'une part,
parce que le bonheur n'a pas d'histoire, il n'y a que le malheur
qui fait des histoires, à n'en plus finir! D'autre part, parce que
la vie est marquée par la finitude, évolution et dégradation.
Même le plaisir n'échappe pas à la référence à la souffrance car
il peut être considéré comme suppression d'un état de besoin
qui peut aller jusqu'à la souffrance. Mais ce serait une erreur
que de le résumer à cela, il a sa dynamique propre, à savoir la
recherche du plaisir parce qu'il est l'inverse d'un état de nonexcitation.
2) En-souffrance : c'est-à-dire en suspens, en attente,
dans l'incertitude. Comme on le dit d'un paquet dont l'adresse
est devenue illisible, ou bien d'une affaire qui a du mal à se
133
Jonas, le pardon mode d’emploi
conclure, dont l'issue est incertaine, mais où il y a aussi du
suspense.
L'incertitude est angoissante et favorise la dépendance.
Mais elle contient aussi la non-assignation : elle peut être
positive ou négative.
L'attente est neutre, elle est l'élément tiers pourrait-on
dire entre l'objet attendu et le sujet qui attend. Le prototype en
serait la gestation.
Le suspens est l'excitation de l'incertitude, au second
degré. Il est le jeu sur l'angoisse, l'impuissance et l'attente.
Ces trois sens balayent le panorama de ce en-souffrance,
avec ces différentes valences ou intensités et polarités.
Ramené à l'homme cela met en évidence notre fluidité des
sentiments appliquée aux choses de la vie. Une affaire
incertaine peut générer abattement ou excitation active. De
même l'intérêt pour les films à suspense, voire d'horreur, nous
balance entre répulsion et adhésion, et le tout dans une
impossibilité d'en modifier le cours puisqu'on ne peut plus crier
au guignol "Attention". Ambivalence fondamentale qui est la
leçon qu'on peut tirer des évènements si on veut bien l'y lire.
Car toute chose n'est réputée mauvaise que parce qu'on ne la
comprend que d'une façon. On veut qu'elle soit univoque,
qu'elle n'ait qu'un sens, et un seul, le bon.
3) Le troisième sens est un mixte des deux précédents
avec un sens supplémentaire. Du fait que tout est en suspens,
en attente, et dans l'incertitude, il en ressort que tout n'est
affecté d'aucune finalité. Le véritable sens de l'étant, de tout ce
qui est, est que justement il n'a pas de sens prédéterminé. Et
donc, que même la souffrance n'a pas de sens.
On est alors mûrs pour comprendre l'impermanence dans
laquelle on baigne. Voilà le sens de la vie : tout est fluctuant,
incertain, non-éternel et fini. Et son paquet d'emballage (assez
moche d'ailleurs) la souffrance, n'est même pas une
134
Jonas, le pardon mode d’emploi
méchanceté à nous destinée par quelque Grand sadique. Nous
sommes nus sous nos habits.
4) Quatrième sens, le plus littéral, et qui nous éclaire sur
notre condition : souffrance vient de sufferre, c'est du latin bien
sûr, ça veut dire très exactement "sup-porter". Pleurez tristes
mortels, voilà-t-y pas que çui-ci nous recommande la
résignation en plus maintenant, comme si qu'on supportait pas
déjà assez?
Que nenni, et vous avez raison de dire que si en plus il
faut se résigner c'est bien un malheur supplémentaire.
Le premier sens de sufferre et donc de sup-porter est
"placer sous" : alors-là ça devient plus intéressant. Ca nous
donne même une indication de la voie à suivre. C'est en
"plaçant" cette conscience-là "sous", c'est-à-dire à la base de
notre sentiment d'être-là au monde qu'on aura une juste
perception de lui, de nous, du "tout".
Alors il est possible de ne plus être prisonnier de la
souffrance puisqu'on sait que "tout est en-souffrance". A partir
du moment où vous rétablissez l'impermanence comme faisant
partie de et étant le cadre de référence, vous changez sa valeur
jusque là négative d'imperfection. Au lieu de vouloir toujours
la chasser comme une malpropre, vous opérez un véritable
rétablissement comme le fait un bon équilibriste qui connaît
bien son centre de gravité. C'est cela qui remet les choses (...et
vous) à leur place dans le cours de, de quoi au juste? De ce qui
est... ce que c'est.
Alors, de savoir supporter cela, vous pouvez même en
devenir un "supporter" (sans drapeau ni trompette) de ce courslà de la vie et de cette façon de voir les choses... et les autres.
Cela fonde la compassion.
Compassion c'est un joli mot, ça vient de cum-patior, oui
c'est du latin vous avez deviné juste, et ça veut dire "souffrir-
135
Jonas, le pardon mode d’emploi
supporter avec". Compassion de la vie, compassion avec les
autres pour ceux qui sont aussi... en- souffrance.
5) Allez, je vois que vous vous intéressez à la chose, je
vais vous en donner un peu plus pour votre argent, pardon pour
votre attention. Trouvons un cinquième sens ou effet de ce "ensouffrance". C'est celui que j'utilise en ce moment-même pour
écrire ces lignes. Car il ne faudrait pas croire que tout ça c'est
des trucs pour faire joli parce que ça sonne bien, mais que ça
ne servirait à rien. Non, non, ça sert très pratiquement.
Eh bien il s'agit de s'autoriser à mettre en souffrance une
tâche. Ainsi il fallait absolument que je travaille cet après-midi
à rédiger un Bilan. C'est fou ce que pas envie ! Et c'est fou
aussi ce que sentiment de devoir, on ajoute. Alors de
m'autoriser à juste écrire en 4 lignes pas plus, pour pas les
oublier ces quatre petites vérités sur "Tout est Dukkha" cela
s'est développé avec une précision inattendue, certes tout
l'après-midi mais avec en prime le fait que ça ne me pèse plus
de me mettre au Bilan.
Le paradoxe est toujours étonnant dans sa fécondité, car
cela a fait d'une pierre deux coups. Si j'étais resté devant mon
écran ou ma page blanche à me répéter "il faut que tu t'y
mettes" j'y aurais passé tout l'après-midi sans rien produire de
bon car voulant passer en force. Alors que mettant en
souffrance ma tâche, et prenant en compte ma souffrance
devant la tâche, je réintroduis le cours des choses et je m'y
réintroduis, alors que de vouloir m'y astreindre m'en retire.
Pratiquement, comment intégrer "Tout est Dukkha"? En
reconnaissant que :
-> Reconnaître la souffrance, reconnaître que l'on souffre
n'est pas si évident qu'il y parait ; bien souvent on nie et
d'abord à soi-même que l'on souffre, qu'on est malheureux.
136
Jonas, le pardon mode d’emploi
C'est souvent la négation de ce sentiment de souffrance qui
ajoute, voire qui constitue parfois l'essentiel de la souffrance.
-> Toute chose, évènement, personne, est dans la
souffrance. Cette affirmation qui est une assertion de portée
absolue casse notre attitude de déni de la souffrance. En effet
on prend la souffrance comme une contradiction à notre
perception du quotidien, comme un défi à notre volonté,
comme une insulte à notre raison, enfin et surtout comme une
vexation à notre narcissisme, à notre idéal du moi.
-> Rien n'est grand puisque "Tout est Dukkha". Tout est
amené à souffrir, ce qui n'est pas en train de souffrir, ça va ne
pas tarder. Tout est marqué par la finitude, la mort, le
délitement comme le morceau de sucre dans votre tasse de thé.
-> Se brise la dernière illusion qui consisterait à croire
qu'en prenant conscience que "Tout est souffrance", on
supprimerait la souffrance. Il faut se rendre à l'évidence, cette
conscience que "tout est souffrance" est elle-même
malheureuse. Le fait de croire éradiquer la souffrance était
encore une volonté de victoire du moi, même acceptant d'en
passer par les fourches caudines du malheur : puisqu'il
l'accepterait, il serait encore maître du malheur ! Or la
souffrance-dukkha c'est précisément ce qui échappe à notre
contrôle, ce sur quoi on n'a pas prise. Pas d'autre solution là
aussi que de lâcher prise !
-> Last but not least, la souffrance est donc ce qu'il y a de
commun entre tous les hommes. Le fait qu'ils soient alterégaux devant Dukkha fonde leur égalité au moins autant que
les Droits de l'Homme ; cela base leur solidarité sur quelque
chose qu'ils connaissent tous, la souffrance. Voilà qui fonde
une socialité reposant sur la compassion. Sur la souffrance, sur
137
Jonas, le pardon mode d’emploi
ce fumier infâme, il peut donc y avoir la plus belle des fleurs.
Ca n'est pas rien.
Revenons au pardon, mais on ne l'avait pas quitté en
fréquentant son frère jumeau la compassion. En fait le pardon
va être de la néguentropie active. L'entropie c'est la tendance
de tout corps à aller à l'état inerte. Et la néguentropie est ce qui
contrecarre cette tendance, notamment l'information
puisqu'elle met en forme, permet de construire, d'aller à contre
courant de la dégradation. Le pardon va donc être de la
néguentropie, qui contrecarre l'indifférenciation, l'annihilation.
Le pardon c'est de l'information forte, c'est-à-dire qui crée une
force, qui modifie l'état des choses, les relations des gens entre
eux. En fait, il modifie la représentation du rapport à la vie et
aux conditions d'existence que les uns ont avec les autres.
La blessure non seulement nous fait souffrir, mais pire
encore brise notre rêve de perfection, de maîtrise absolue, de
monde positif. C'est cela le plus terrible, ce qu'on lui pardonne
le moins et qu'on va faire payer très cher à... celui par qui le
malheur arrive, en un mot au briseur de rêve. On a du mal à
accepter que partout, dans toutes les situations, que l'individu
soit seul ou en groupe, professionnel ou simplement convivial,
ce qui sous-tend les pensées, impulse les interactions verbales
et les actes entre les personnes, c'est de la blessure. Que ce soit
en créant de la blessure ou en y réagissant, que ce soit en
amenant sa blessure causée par un tiers pour se la faire panser
ou penser, que ce soit en prenant n'importe qui à témoin ou en
lui faisant endosser le rôle du criminel, ou encore en instaurant
une parodie de procès où la cause est entendue d'avance et au
cours de laquelle on ne produit bien entendu que les témoins à
charge.
On a du mal à admettre que ce qui dicte la conduite du
monde et régit notre vie dans ses actes les plus quotidiens ce
138
Jonas, le pardon mode d’emploi
sont des réactions de chat échaudé, des sensibilités d'écorché
vif, un va-et-vient de souffrance, un ping-pong de blessures.
10) LE DESIR ET SES AVATARS.
Revenons à l'impact du crime. Une de ses conséquences
notables c'est qu'il brise l'être de Désir que l'on est. Etre de
Désir c'est-à-dire de confiance, d'amour, d'espoir en la vie et
donc en l'autre qui en est le support. Dans la difficulté à
pardonner, la personne meurtrie se retrouve dans une situation
d'auto-enfermement qui n'est pas sans rappeler, même si c'est à
la puissance dix les situations-types de la vie de Mr Tout le
monde, vous et moi, celles de la Jalousie, de la Rancœur, et du
Reproche. Faisons un coup de zoom sur ces trois formes très
proches les unes des autres et examinons comment elles se
présentent.
La jalousie
Dans la jalousie on est blessé par une blessure effectuée
ou non encore réalisée. C'est ce qui en constitue la première
caractéristique étonnante au premier abord mais on verra qu'on
la retrouve dans les autres cas : il importe peu que l'outrage ait
eu lieu ou non. Il s'agit en fait d'un défaut de réassurance d'un
privilège, celui d'être le préféré, l'unique. Cette exclusivité est
considérée comme la condition sine qua non de l'amour,
comme sa seule validation. Mais cette même condition va donc
tout autant invalider l'amour parce que la personne élue a aimé
en pensée, en acte ou par simple omission (comme l'énonce le
mode d'emploi du péché que sont certaines prières), a "aimé"
donc quelqu'un d'autre.
Cette exclusivité était considérée comme la garantie d'un
amour vrai, inoxydable et lavable en machine sans perdre ses
139
Jonas, le pardon mode d’emploi
couleurs. De même, la virginité au mariage était sensée
apporter dans sa corbeille une semblable garantie d'amour
parfait. Exclusivité du seul homme, virginité au mariage que
les femmes qui l'avaient gardée jusques là résumaient d'un mot
: "On était des oies, oui, quand on arrivait au mariage". Piètre
résultat pour ce qui était sensé n'avoir pas de prix tant sa valeur
était grande. L'exclusivité n'est pas une garantie de valeur, ni
une bonne conseillère.
Dans ces deux cas, on confond et on inverse la cause et
l'effet. La valorisation de la virginité repose sur la qualité de
découverte-émerveillement du premier rapport sexuel pour la
personne nubile. En faire une contrainte et considérer la
virginité comme la propriété du futur époux revient à une
captation de l'être même de la personne. Par ailleurs on
confond la carte et le territoire, le ticket et le spectacle : en
effet ce n'est pas parce que c'est le premier rapport (numérique)
qu'il va être merveilleux. C'est, en fait, parce qu'il y aura
reconnaissance de chacun, ouverture réciproque, abandon à
l'autre, que va naître la sensualité des corps et le plaisir à être...
deux. Un premier rapport sexuel brutal ne sera jamais
merveilleux. Dans cette chosification de la virginité en un
mécanisme automatique ne s'exprime que la volonté de
posséder-obtenir de force ce qui ne peut que se donner. Mais
cela suppose au préalable que l'on reconnaisse qu'on ne l'a pas
et que cela ne peut venir que d'un acte libre de l'autre. Or c'est
cela qui est intolérable à l'ego et à la volonté de maîtriser ce
qui est par essence incertain. Le merveilleux ne se peut que de
la spontanéité de la personne. Il ne se commande pas.
De même pour l'exclusivité-fidélité du conjoint. Elle est
un effet, pas une condition ; c'est parce qu'on est tellement bien
avec l'amant(e) que les autres n'attirent pas. En voulant se
prémunir des autres, en un mot interdire que les autres soient
attirants, le jaloux n'exprime que sa peur de l'impuissance,
c'est-à-dire en fait son incertitude sur le fait d'être digne
140
Jonas, le pardon mode d’emploi
d'amour. Et il va essayer de changer le monde extérieur, de le
mettre en prison, plutôt que de changer son mo(n) de de
représentation, sa façon de voir les choses. L'obligation
d'exclusivité est aussi une défense contre le fait que l'autre peut
venir à manquer. L'exclusivité n'est pas une preuve d'amour,
c'est le signe d'une incapacité à aimer l'autre en tant qu'être
existant en soi, autonome, capable de donner librement son
amour (comme c'était le cas quand l'autre était fiancé(e) à
vous). Il s'agit donc d'un délire d'appropriation forcenée du
monde, concentré sur un être, appropriation sensée prémunir
contre la souffrance et la mort. Frêle rempart, puisqu'il vous
colle à ce dont il est supposé vous prémunir. C'est vouloir à
toute force, et contre Galilée, faire tourner le soleil autour de la
Terre puisque l'"l'évidence" accrédite votre croyance en vous
faisant "voir" se coucher le soleil chaque jour après son
parcours d'est en ouest.
La rancœur
Ça sent le ranci et on a mal au cœur. On réservera ici le
sens de rancœur pour l'amertume, la déception par rapport à un
objet, ou une situation, plutôt que par rapport à une-des
personne(s), ce plan étant traité dans Reproche. Par rancœur on
entendra donc ce qui est de l'ordre de la frustration qui va être
ressassée, rancie. Processus que l'on pratique tous plus ou
moins comme Mr Jourdain la prose. Ce qu'il y a de particulier
dans ce phénomène c'est qu'il focalise-crée un "mauvais objet"
qui devient porteur, "responsable" de tout mon malheur. Il a
donc en fait, une fonction économique pour l'individu puisque
dans ce mauvais objet on place tout le négatif hors de soi. Si ce
qui est mauvais n'est pas moi, alors moi je suis bien. Vous
aurez reconnu-là également les phénomènes de boucémissaire, racisme, etc... Evidemment, avec de tels
présupposés, l'individu va être très négatif-agressif vis à vis de
l'objet, situation ou personnage, suscitant de la part de celui-ci
141
Jonas, le pardon mode d’emploi
une réaction de défense-fuite-attaque, qui sera ressentie comme
une agressivité venant de l'autre. La boucle sera alors bouclée,
cette réaction venant "prouver" l'élection du mauvais objet à
cette fonction, "justifiant" le processus de rancœur et
l'alimentant. En fait la personne est l'auteur de l'agression mais
croit en être la pure victime, s'enfermant elle-même dans un
processus de malheur-récrimination sans fin.
Le reproche
Qu'est-ce que le reproche? Il est la forme inversée du
Désir quand il devient totalitaire. Expliquons-nous.
Forme inversée : le reproche est l'envers d'un souhait,
c'est-à-dire un souhait non exaucé dont on retourne la
déception contre l'autre. Que ce souhait ait été exprimé ou non,
cela importe peu. Le reproche sera même d'autant plus fort
qu'il correspondait à une attente, c'est-à-dire à un souhait non
explicite. Ce qui veut dire qu'on voulait que ce souhait soit
satisfait spontanément par l'entourage.
Désir : le reproche est donc du désir qui n'a pu se dire, se
manifester, être compris et donc satisfait. Car le propre du
désir est qu'il ne se peut commander et nécessite la spontanéité.
Totalitaire : le désir, et son corollaire la spontanéité déçue,
va alors se retourner comme un gant en un mixte de reproche
et d'obtention forcenée. Dans ce désir de voir réalisé son
souhait sans qu'on ait à le demander ou même à le manifester,
s'exprime une volonté d'assujettissement de l'autre, de
l'entourage.
Ce qui fait que ce "désir" devient infernal repose sur une
double contrainte, une injonction paradoxale, et un processus
de fusion.
La double contrainte c'est que c'est une demande qui n'en
est pas une au sens ou elle n'est pas exprimée comme telle,
voire même est niée ("mais non je ne veux rien"). C'est donc
142
Jonas, le pardon mode d’emploi
une demande qui ne doit pas en être une. Elle implique donc
elle-même et son contraire.
L'injonction paradoxale : cette demande consiste en un
impératif qui doit venir des gens eux-mêmes. Elle correspond
donc à une obligation de spontanéité. C'est donc une négation
dans les termes.
Fusion : il y a là recouvrement de désir et non plus
rencontre ou association de deux désirs, donc de deux
personnes. Le désir de l'autre doit être celui de la personne
demanderesse. Il n'y a plus d'en-dehors du désir de cette
personne, et donc plus d'autre en tant que tel. S'il n'y a plus
d'autre, d'altérité reconnue, on est dans la fusion au sens
d'indifférenciation de soi et de l'autre, c'est-à-dire dans la
confusion mentale, dans la négation de l'individualité (indivis).
Le désir de prévenance spontanée attendue de la part de
l'autre s'est mué en volonté de domination sur l'autre "justifiée"
par moultes raisons toutes aussi imparables les unes que les
autres. C'est ce qui fait de la vie un enfer pour les deux parties,
par exemple le malade et son entourage.
Cet enfer devient totalitaire quand il a atteint son but,
c'est-à-dire quand il n'y a plus d'opposition, que l'entourage est
assujetti, esclave. Se déploie alors toute l'étendue de cette
victoire à la Pyrrhus : le malade a gagné mais il en meurt... au
monde du désir. Il n'est plus dans la dimension du désir
puisqu'il est dans l'impératif autoritaire et l'assujettissement
d'autrui au lieu de sa spontanéité, à trop la vouloir. De plus il
obtient l'inverse du désir, le retrait ou la fuite de l'entourage.
Ou bien sûr son animosité dans laquelle vous aurez reconnu la
forme inversée du désir : le reproche ! La boucle est alors
bouclée en une spirale sans fin qui s'autoalimente indéfiniment,
l'entourage atteignant à son tour le point de fusion en ayant le
désir que le malade comprenne de lui-même qu'il "en demande
trop", etc... etc...
143
Jonas, le pardon mode d’emploi
Le malade, le jaloux ou l'aigri, meurt à la dimension du
désir parce qu'il veut du certain, du bien net (bon à ma droite,
mauvais à ma gauche). Il veut du certain parce qu'il est dans
l'incertain, voire dans l'inquiétude maximale (peur de la mort,
angoisse d'être sans sa moitié, ou d'être submergé par sa propre
agressivité). Il cherche donc à réduire l'incertain de ce qu'il ne
maîtrise pas en agissant sur ce qui est à sa portée dans la
situation : son environnement, la relation à ses proches.
Or le désir ne se peut que de la liberté de l'autre. Il
implique donc forcément de l'incertain. Mais il veut avec
certitude quelque chose, l'Objet de son souhait. Il va donc
devoir se débattre en lui-même avec les deux pôles de son
désir : l'objet libre (donc incertain) de sa satisfaction et la
certitude de son envie ou besoin d'avoir cet objet. Il va donc
osciller entre ces deux pôles comme un pendule, et faire
déraper la certitude de son besoin en obligation de satisfaction
de la part de la Personne de l'autre, de son entourage.
Cela va se produire quand l'individu est en grande
incertitude ontologique, c'est-à-dire quand il n'est plus
suffisamment assuré en lui-même de son sentiment d'exister,
soit parce qu'il est miné par la maladie, ou débordé par son
sentiment négatif ou sa frustration, soit parce que l'individu a
tout placé de ce sentiment ontologique dans un autre dont il
dépend alors complètement. Et le pire c'est qu'il s'était
"attaché" précisément à cet autre pour se sentir exister, pour
avoir un peu plus de ce sentiment ontologique. Le remède se
révèle alors pire que le mal, car il accroît l'incertitude et rend
l'individu vulnérable là où il rêvait d'invulnérabilité et de
certitude dans ce sentiment. L'autre n'est plus aimé pour lui, ou
reconnu en soi, mais aimé pour moi, pour (r)assurer mon
sentiment d'exister.
144
Jonas, le pardon mode d’emploi
Rassurez-vous, ou inquiétez-vous, c'est pareil dans
d'autres situations que l'amour, au bureau, ou sur le plan des
décisions politiques entre autres, en un mot quand il est
question de pouvoir, de décision, d'imposition, d'obligation,
etc. Ce qui se joue réellement n'a souvent rien à voir avec
l'objet prétendu du débat, tout comme le couple se déchire pour
l'obtention de ce sentiment de sécurité existentielle en croyant
ne se disputer qu'à propos de vaisselle, de courses, ou...
d'amants hypothétiques.
Il faut se faire une raison, quand il n'y a plus d'incertain il
n'y a plus de désir et donc plus de vie. Or la vie c'est aussi
assurer la suprématie du vivant, du sujet sur l'incertain, sur la
mort. A ce paradoxe on se crucifie, car il faut, et c'est la seule
véritable obligation, tenir les deux bouts de cette contradiction
(désirer et accepter de ne pas vouloir) pour nouer les fils de ce
qu'on appellera une existence.
11) LE RENVERSEMENT
La vie n'est pas autre chose que le fait de s'adapter à des
changements, de les gérer, et si possible de les conduire. C'est
déjà tout un programme quand il ne s'agit que de changements
extérieurs liés à la conjoncture économique, à l'âge, bref à des
choses qu'on ne maîtrise pas. Mais ce qui est plus difficile
encore à admettre c'est que la vie requiert de nous, des
renversements. Oui requiert, au sens fort de réquisition. La vie
requiert des renversements qui ne dépendent, hélas, que de
nous, et en plus elle ne nous y oblige pas. C'est ça le plus
horrible, on n'y est même pas contraint. On peut rester tel qu'on
est, malheureux, sans opérer ces renversements. Cela pourrait
145
Jonas, le pardon mode d’emploi
être le cas dans le genre de situation familiale où il y a
confusion de représentations entre père, mère-épouse et fils.
Le renversement consistera dans ce que va faire l'enfant
avec ça, avec ce qui aura marqué son histoire, cette façon de
comprendre les évènements, les gens, les relations qui les
relient, en un mot les états affectifs qui sont les siens et qui
incluent les autres catégories explicitées avec cette notion.
Comme le disait J-P Sartre, "L'important n'est pas ce qu'on a
fait de l'homme, mais ce qu'il a fait de ce qu'on a fait de lui".
On retrouve là le cadre, le sujet, de tout ce livre : que fait
l'individu de sa souffrance-blessure, et non pas seulement
comment fait-il avec. Car dans ce "faire avec" il y a une sorte
de renoncement qui n'en est pas un, qui est en fait un
enchâssement de la douleur dans une Image mentale. Et celleci devient alors pôle constitutif de l'individu et l'ancre dans le
malheur. De trois façons.
Dans un premier sens, l'individu est submergé par sa
douleur et ne peut s'en détacher parce qu'il n'a pas les moyens
de la traiter. Dans un deuxième sens, parce que l'individu y
trouve une sorte de "bénéfice secondaire" car il y a du plaisir à
se gratter là où ça fait mal. Enfin dans un troisième sens, parce
qu'on a besoin de références, à tel point que mieux "vaut" des
références négatives, douloureuses, que pas de références du
tout ; ce qui explique que des situations de souffrance soient
prises comme référents, et non pas résorbées. Avec ces trois
liens, l'individu est alors attaché à son malheur comme un
pendu à sa corde. Il en meurt, il en jouit d'une certaine façon, et
c'est le seul lien qui le relie encore au monde, mais il n'est plus
libre de l'abandonner.
Il est donc temps de renverser cela, d'utiliser le lien à
d'autres fins qu'à se pendre.
146
Jonas, le pardon mode d’emploi
Car lien signifie aussi liaison, donc sens, et relation. Et ce
sont bien des effets de sens qui font l'intensité de nos relations.
De même les liaisons sont les raccordements que nous faisons
entre des situations parfois très différentes dont nous seuls
faisons le "transfert" de sens entre la situation ancienne et la
nouvelle. Voilà qui nous ouvre à la compréhension de notre
collement au malheur, et donc aussi à la possibilité de
renverser notre vision des choses.
Car par exemple, souvenez-vous, lors de l'enterrement de
la tante Agathe, c'est là que s'est opérée une réconciliation,
comme si chacun n'attendait qu'une occasion d'abandonner ses
griefs, pour se réconcilier avec les autres, mais aussi à travers
cela avec soi-même. Ou également, ce film que vous regardiez,
et où une scène en apparence anodine vous a fait fondre en
larmes, parce qu'en fait, de façon transposée et symbolique,
vous était représentée la mise à jour d'une vérité profonde pour
vous, profonde autant qu'enfouie. Quelle était cette vérité?
C'était un des états affectifs parmi les plus importants parce
qu'entrant dans la composition de beaucoup d'autres (comme
on le dit pour un alliage de métaux) : la reconnaissance, c'est-àdire se sentir reconnu, accepté, apprécié, dans une relation de
réciprocité. Ou également se sentir digne d'être aimé, d'être un
Objet d'amour pour quelqu'un.
C'est cela qui est à l'œuvre dans une réconciliation, dans
des retrouvailles, dans tout raccordement. Ou dans son exact
équivalent à l'envers: la séparation, le rejet, la mort.
La reconnaissance est l'autre nourriture dont nous avons
besoin, celle qui sustente l'être de la personne, qui la fait
exister sur le plan de son psychisme, et de son Image. Image
qu'elle a d'elle-même, et Image qui est ce qu'elle présente en
premier à tout autrui.
Eh bien, de même que deux miroirs ne reflèteront rien s'il
n'y a pas quelque chose à refléter ou quelqu'un pour regarder le
reflet, de même mon rapport au monde et à autrui dépend du
147
Jonas, le pardon mode d’emploi
fait que je vais faire exister ces miroirs ou non. Et cela je le
peux.
Amorcer la pompe
Comment? De la même façon que vous opérez pour
obtenir de l'eau d'une pompe désamorcée : il faut accepter de
dépenser, de perdre un peu d'eau pour en avoir au centuple. De
même il ne dépend que de moi d'amorcer la pompe à
reconnaissance. Dans une nouvelle de Marcel Aymé, une jeune
femme disait à chacun qu'il était beau, et cela les transformait
au point que les nouveaux arrivants étaient surpris de les
trouver si beaux. Ils étaient réellement transfigurés.
Là réside le point d'appui dont a besoin le nouvel
Archimède que nous sommes pour soulever notre monde
intérieur.
Mais il faut bien voir que cela engage notre décision,
notre liberté, notre bon-vouloir. Les trois :
Décision. Une décision n'est pas une loi, c'est-à-dire
quelque chose d'obligatoire qui s'impose à nous de l'extérieur,
nous dispensant de choisir ou de poser nous-mêmes loi.
Décision est un engagement que l'on prend, qui implique un
acte autonome de l'individu. Donc sa liberté.
Liberté. Comment penser librement à l'ombre d'une
chapelle, d'un dogme, d'une norme obligatoire? demandaient
les murs de Mai 68. La liberté est d'abord une attitude
intérieure certes, mais aussi extérieure et pour tous, car que
faire de notre liberté si les autres ne peuvent aussi en jouir.
Notre liberté implique aussi celle de l'autre, sinon il ne peut pas
y avoir de désir. "La liberté d'autrui étend la mienne à l'infini"
écrivait Bakounine. C'est toujours d'actualité, et c'est un
programme indéfiniment formateur. La liberté renvoie donc
aussi au bon-vouloir de l'autre.
148
Jonas, le pardon mode d’emploi
Bon-vouloir
A quoi servirait un vouloir s'il n'était bon? A asservir? A
faire souffrir? Ce ne serait que du dépit et ne produirait qu'une
satisfaction par défaut, en manque. Il n'est de vouloir que de ce
qui est bon, que de ce qui fait du bien. Au fond on ne s'y
trompe pas, on sait ce qui est bel et bon, comme on sait ce qui
est moche et con, même si on en rit (jaune, d'ailleurs) en
l'infligeant à autrui. Bon-vouloir c'est donc à la fois la bonne
application de son mental, et le désir de ce qui est bon, de la
liberté de l'autre et de son désir libre. La bonté est donc une
valeur particulièrement intéressante, car elle est d'une
productivité exponentielle, un renvoi en miroir à l'infini.
Ah, j'oubliais. Il y faut aussi un peu d'amour. On peut
reprendre la définition de la liberté de Bakounine en
l'appliquant à l'amour : L'amour d'autrui étend le mien à
l'infini. Amour d'autrui dans ses deux sens : celui que me porte
autrui, certes, mais aussi celui que je donne à autrui. Il est
étonnamment et doublement productif : il y a un bien-être
immédiat à faire du bien à autrui, on se sent bien et ça n'est pas
une autosatisfaction publicitaire mégalo à l'américaine. Non
c'est simple, discret et doux. Et ça fait du bien à autrui, la
personne est contente qu'on lui ait dit quelques mots, on le
constate même chez la boulangère.
Estime de soi
Mais cet amour d'autrui ne se peut donner si l'on est plein
de haine à l'égard de soi. Cet amour d'autrui comprend donc
aussi l'amour de soi. Voilà une bonne nouvelle : vous êtes
autorisé à vous aimer vous-mêmes! Il faut le dire ou le répéter,
car on nous a désappris cela et on nous a inculqué la
désapprobation voire la haine de soi. Contrairement à ce qui
est souvent proféré comme stéréotype, les gens en fait ne
s'aiment pas assez eux-mêmes, c'est même de ça qu'ils
souffrent. Avec comme conséquence que ne pouvant se le
149
Jonas, le pardon mode d’emploi
donner à eux-mêmes ils vont l'attendre d'autrui. Et comme ça
tarde à venir parce qu'autrui est dans le même cas qu'eux, ils
vont faire reproche intérieurement aux autres de ne pas leur
donner cet amour-reconnaissance dont ils ont tant soif. Vous
aurez reconnu là le fonctionnement en spirale vu
précédemment. Il importe donc d'amorcer la pompe à
reconnaissance en commençant par l'amour de soi. Comme le
disait en guise d'au revoir un voyageur du RER à l'ami qui
allait descendre : "Sois bon avec toi-même!". C'était beau, car
comment aimer quelqu'un si on ne s'aime pas soi-même, si l'on
n'est pas avec soi-même dans un rapport d'ouverture,
d'hospitalité avec cet être humain qui est moi-même. Et qui est
aussi un autre, en évolution, même incertaine. Alors seulement
je suis prêt à envisager l'autre, c'est-à-dire à le rencontrer à
travers l'image qu'il a de lui-même, parce que je le reconnais
comme mon alter-ego, comme un autre moi-même, un moiautre.
Et je ne suis pas obligé d'être d'accord avec l'image qu'il a
de lui-même. Ni à prendre cette différence comme une insulte
à l'humanité dont il devrait être porteur ; elle n'est en fait que
ma propre représentation des choses. Il est important de
dissocier soi et l'autre. L'erreur, ou ce que je considère comme
tel n'est pas forcément à modifier séance tenante (hormis le cas
où une personne est en danger immédiat). Vouloir changer
autrui ne sert à rien et est même impossible. Karl Rogers
écrivait même dans un manifeste "Il n'y a rien de plus vain que
de croire qu'on peut apprendre quelque chose à quelqu'un."
Seule la personne peut se changer elle-même. Tout au plus ce
qu'on peut faire c'est indiquer à la personne qu'on ne voit pas
les choses ainsi, et ne pas tenter de corriger autrui, et
réellement respecter son erreur comme ayant le droit d'exister.
Paradoxalement c'est cela qui permet à la personne d'ouvrir le
début d'un processus de changement. C'est souvent elle qui
d'ailleurs revient à la charge en interrogeant pourquoi on ne
150
Jonas, le pardon mode d’emploi
pense pas comme elle. C'est alors elle qui est demandeur. Sa
position par rapport au problème commence à adopter une
infime variation, même si elle va être recouverte par des tonnes
de justifications. Leur surnombre est justement l'indice que ça
vacille. Il faut respecter cela et ne pas vouloir pousser trop tôt
ni trop vite. Il faut laisser le temps à la personne de prendre son
propre rythme de changement, en n'oubliant pas qu'un train
aussi massif soit-il, aussi rapide soit-il, démarre toujours très
lentement, imperceptiblement.
12) ALORS, PRENDRE CONSCIENCE?
N'oublions pas que la force avec laquelle on affirme une
opinion n'est aucunement une preuve de vérité de cette
opinion. Par contre elle est la preuve de notre attachement à
cette opinion. Ce n'est pas la même chose. De même un
sondage ou un vote n'est pas une garantie d'exactitude ou de
bien-fondé, c'est simplement l'indice qu'on croit avec force
que...
On a donc là à se délier, à prendre conscience de la
relativité. Eh bien justement, relativisons. La relativité est
forcément générale, totale, sinon elle ne serait pas de la
relativité. Elle englobe tout. Y compris donc ce que nous
disions à l'instant : la prise de conscience. Examinons cela.
C'en est devenu un stéréotype qu'on met à toutes les
sauces : il faut prendre conscience de, je n'ai pas pris
conscience de l'importance de... Et bien sûr on en fait la
panacée, et notamment dans un certain rapport à la
psychanalyse. Ca n'est pas aussi évident que ça, n'en déplaise à
Descartes. La plupart du temps ce n'est que de l'opinion, nous
lui avons réglé son compte un peu plus haut.
151
Jonas, le pardon mode d’emploi
Le problème vient du fait que, qui dit prise de conscience,
dit individu qui prend conscience. Et là se glisse l'ego qui
s'accapare la prise de conscience en offrant simplement ses
services puisqu'il faut bien qu'il y ait un support à cette prise de
conscience, hein, moi c'est juste pour rendre service. C'est un
peu comme le Roi qui de lui-même abdiquerait sa royauté,
tenez je proclame même la république... par édit royal ! On
sent confusément qu'on est floué mais on n'a pas senti à quel
moment s'est opéré le renversement pervers. En fait donc, dans
la prise de conscience, c'est encore le Moi Royal qui est aux
commandes. La prise de conscience peut n'être qu'un
escamotage particulièrement habile qui a les allures d'un
changement mais qui revient au même. Et qui nous fait courir
indéfiniment de prise de conscience en prise de conscience en
espérant que la suivante sera la bonne, comme le singe essaie
d'appréhender son image en saisissant de sa main derrière le
miroir ce qui se dérobe à l'appropriation telle qu'elle se donne à
voir.
Et, de même que le singe doit chercher non pas derrière le
miroir mais dans l'autre direction, vers lui, sur lui-même,
opération qui est non-naturelle et parait même aberrante, de
même la dynamique du changement fondamental n'est pas dans
la prise de conscience, mais dans la direction opposée. Dans ce
qu'on pourrait appeler "la prise d'inconscient".
Prise d'inconscient en plusieurs sens : à savoir que ça n'est
plus tant une affaire de conscience que de rapport avec
l'inconscient. Ce qui veut dire également qu'il faut abandonner
tout espoir d'arriver à être définitivement "comme maître et
possesseur de la nature" et notamment de la sienne, c'est-à-dire
de ce qui est inconscient en nous. On le constate à son moidéfendant en cure analytique : ça se fait sans qu'on sache
comment ça se (dé)fait, sans qu'on soit aux commandes de ce
bateau qui parait ivre et qui l'est aussi dans une mesure
152
Jonas, le pardon mode d’emploi
certaine, et sans être sûr que le pilote connaisse le port. C'est
assez déroutant. C'est cela qu'on apprend en analyse, c'est-àdire pas grand chose... sauf çà.
Prise d'inconscient. La prise de conscience ne va pas vous
blanchir l'inconscient en moins de deux, pfuit finies les taches
de mon inconscient sur la chemise immaculée de mon moi
innocent. L'inconscient n'est pas une maladie, il ne s'éradique
pas comme la rubéole. On n'en finira jamais avec l'inconscient.
Puisqu'on est aux prises avec l'inconscient, pourquoi ne
pas entendre "prise" au sens où l'on parle de prise de judo?
Voilà qui change notre rapport avec l'inconscient et avec notre
image du moi. On sait que les arts martiaux orientaux sont
aussi des manières de penser ou plus exactement des mises en
pratique d'une philosophie-regard sur le monde... et sur soi.
Notamment de façon dialectique : on prend en compte le fait
qu'une action entraine une réaction. Et que ce n'est pas en
s'opposant frontalement qu'on est le plus fort. Il vaut mieux ne
pas s'opposer mais accompagner le mouvement même de
l'adversaire, en l'orientant ; sa force nous est alors un ajout, au
point qu'il suffit d'un coup de pouce (au sens propre) pour faire
dévier le coup ou déséquilibrer l'autre.
On voudra bien noter qu'une mauvaise compréhension (ou
incomplète) de la dialectique (judoka ou autre) a fait croire ou
dire uniquement la première partie de la proposition : "Il vaut
mieux ne pas s'opposer" ce qui aboutit à une passivité, à une
impuissance, et en général à une boucherie. Ce qui serait un
mauvais résultat pour l'issue d'un conflit. On oublie souvent la
deuxième partie de la proposition : "mais accompagner le
mouvement même de l'adversaire" en lui donnant un autre
sens. Ce qui permet de comprendre la non-violence : elle n'est
pas passivité ou fatalisme ; elle est une action, par exemple
s'asseoir par terre; elle est une manifestation d'opinion, et elle
oblige l'antagoniste à montrer son non-respect du droit
153
Jonas, le pardon mode d’emploi
d'opinion, ou à montrer qu'il est initiateur de violence là même
où il se prétend garant de la paix.
En prenant cette analogie avec un des arts martiaux les
plus connus on a l'image de ce qu'on peut faire avec notre
inconscient. Action qui ne soit pas une violence qui créerait
des problèmes supplémentaires à gérer.
"Sois bon avec toi-même" disait le voyageur. Et bien
jusqu'à plus ample informé, mon inconscient fait partie de moi,
même si je ne suis pas toujours d'accord avec lui. Alors la
question est : comment faire?
Généralement on a à sa disposition deux attitudes par
rapport aux désirs ou états affectifs : on refuse ou on s'y
abandonne. Et on oscille entre les deux comme le balancier
d'une pendule. On s'y éprouve instable et parjure à soi-même.
Aller à l'opposé du même n'en libère pas, on en reste
dépendant même en étant complètement contre. En fait tout
contre. Ce n'est donc pas une solution ; parce qu'on reste dans
le même ensemble, on change simplement de cavalier, pardon
d'élément, mais c'est toujours sur la même piste de danse.
"Etre bon avec soi-même" ne consiste ni dans le refus au
nom d'un idéal impossible, ni dans le fait de s'adonner à ses
états affectifs en s'immergeant ou se noyant dans l'intensité de
leur impact sens-ationnel.
La solution se situe au cœur même de la difficulté. Dans
un pas de côté à effectuer. Voyons de quoi il s'agit :
La difficulté lors d'une situation qui nous submerge, nous
étrangle de fureur par exemple, la difficulté vient de ce que
sont mélangés ensemble le sens de la chose et la blessure qu'on
en ressent. Le sens (état affectif) et la blessure (impact sensationnel). Ils sont portés tous deux par la situation, par le
même évènement. On les vit donc comme indissociablement
liés, comme étant la même chose. Or ils sont de natures
différentes :
154
Jonas, le pardon mode d’emploi
L'un est au niveau classe, ensemble, l'autre est au niveau
élément de cette classe, de cet ensemble. Ce qui est
radicalement différent. Or on les prend comme étant de même
niveau, dans la même catégorie. C'est ce qui produit la
confusion et la difficulté à traiter chacun. Comment ça, qu'ils
ne sont pas de la même catégorie?
Prenons un exemple : on ne confond pas, on ne traite pas
le menu comme le plat au restaurant. Pourtant ils ont le même
objet, ce que vous allez manger. On sait choisir sur le menu
sans avoir besoin de manger le plat. Le menu est l'ensemble, la
classe des mets, le plat est l'élément de la classe des mets. On
lit l'un, on mange l'autre. L'un est une méta-communication sur
ce qu'on peut manger, l'autre est la chose à vivre-manger dont
parle le premier.
Eh bien dans le menu des comportements possibles votre
interlocuteur a choisi un plat. Vous n'êtes pas obligé de choisir
le même. Ce que l'on sait faire au restaurant, on est invité à
faire de même au "banquet" de cette vie commune avec
d'autres. Sans se sentir offusqué que l'autre choisisse un autre
plat que le sien. A ce restaurant tout est dans le menu... y
compris des plats qu'on n'aime pas du tout. Et que d'autres
choisissent. Et qu'ils renversent sur vous parce qu'ils sont très
maladroits !
13) COMMENT CONCLURE UN PARDON?
En utilisant tout cela, y compris ce qu'on a dit (et avec
lequel vous étiez d'accord, je vous le rappelle, si, si, j'ai perçu
votre assentiment) à propos de l'amour, du bon-vouloir, de la
liberté, de la décision, qui sont les ingrédients du changement,
en un mot le "être bon avec soi-même" pour pouvoir l'être avec
155
Jonas, le pardon mode d’emploi
autrui. Car vous aurez remarqué de vous-même, qu'on ne peut
pas être bon avec soi-même tout en s'entretenant dans la haine,
parce qu'alors on se déteste en se constatant aussi haineux.
On a vu qu'il faut distinguer le jugement de la faute par le
Tribunal, du pardon lui-même. Car le pardon n'est pas le but du
Tribunal, celui-ci ne juge que des actes et ne condamne que
des individus. Le pardon est d'un autre ordre. Il ne se peut que
par la réflexion-aveu qui permet de se resituer, victime comme
meurtrier, dans le corps de l'humanité ; car il ne faut pas
oublier que le meurtre disjoint les proches de la victime du
corps social humain en en faisant des inhumains aspirés dans le
maelstrom de la réparation-vengeance.
Le pardon est donc nécessaire autant pour les survivants
que pour le fauteur, pour que les survivants puissent continuer
à vivre, autrement que comme "du mort-survivants". Car être
un "(du) mort-vivant" est proprement invivable. Et ce serait
une victoire supplémentaire de la mort-meurtre sur les
(sur)vivants que de les enchaîner à une telle prison.
C'est ce qu'illustre une pratique très intéressante de
certaines populations dites primitives aux Philippines ou en
Afrique. Il s'agit des doubles funérailles. Un certain temps (un
à deux ans) après la mise en terre du défunt on l'exhume pour
faire ce qui est appelé les "vraies" funérailles. Les premières
ont pour but de commencer le deuil et de laisser au corps du
défunt le temps de se dessécher pour pouvoir être exhumé lors
des grandes funérailles qui vont achever la séparation des
vivants d'avec le mort.
Car c'est de cela surtout qu'il s'agit, de" traiter" les
survivants même si on entoure de beaucoup d'onguents le
corps du mort. En effet, même mort, le défunt continue
d'hanter l'esprit des vivants, voire de revenir les visiter dans
leurs rêves-cauchemars de façon d'autant plus troublante qu'il
apparaît alors comme étant mort et vivant, c'est-à-dire comme
un "mort-vivant" digne des meilleurs thrillers venant
156
Jonas, le pardon mode d’emploi
épouvanter les proches, ou leur Imaginaire, ce qui revient au
même dans ce cas-là. Et ceci même s'il n'y a pas eu assassinat,
on a toujours quelque faute dans le placard, à l'égard du
disparu. Et comme il n'est plus là, on ne peut plus en parler ou
"traiter" c'est-à-dire négocier avec lui. On se retrouve donc
avec un laissé pour compte diablement embarrassant.
Va alors être produite cette cérémonie des deuxièmes
funérailles sur la scène du Symbolique. Comment est-elle
conduite? Avec force rituels, à grand concours de peuple et
grosse consommation de nourriture.
C'est toujours une manifestation de foule ou de grand
groupe, toute la famille, les proches et tout le village. Et pas
tant pour profiter de la ripaille, mais parce qu'il est essentiel
que tout le groupe social soit présent et uni (d'où la
participation de tous dans l'acte communiel de manger). Il faut
l'assemblée du peuple, pour opposer une force équivalente à
celle du poids de l'Imaginaire chez les survivants. Le peuple,
réunit sur lui bien des attributs du Réel : comme lui il semble
éternel, défiant le temps au-delà de la durée de l'individu ; il est
l'identité et la culture assurant la saisie-compréhension de la
réalité ; il est d'une force qui semble toute-puissante ; et
quelques iconoclastes vont même jusqu'à penser que c'est lui
qui crée les dieux !
Dans cette cérémonie des deuxièmes funérailles il s'agit de
rien moins que de produire à nouveau un Réel viable, mis à
mal qu'il a été par la fracture de la mort de l'être cher.
Reproduire un Réel notamment pour la veuve et les très
proches. Il faut pouvoir donner "quitus" dans tous les sens du
terme (solde de tout compte, et latitude de quitter le défunt)
pour pouvoir se remarier, recommencer une nouvelle vie, ou
simplement poursuivre le cours de l'ancienne, mais en paix
avec soi-même.
Et tout ceci, je le rappelle, alors qu'il n'y avait pas eu
crime, mais simplement mort naturelle. Nous sommes donc là
157
Jonas, le pardon mode d’emploi
quasiment dans une cérémonie de pardon à l'égard d'une nonfaute, dans un véritable processus de réparation-réconciliation
des survivants avec eux-mêmes déchirés par la brisure-mort de
l'être cher.
Eh bien si c'est nécessaire quand il n'y a pas eu faute pour
réintroduire à la vie, combien plus cela sera-t-il indispensable
quand il y aura eu faute.
Créer du symbolique
Créer une cérémonie, disions-nous, pour le pardon. Elle se
fait en trois temps, pas forcément dans un même moment, mais
pas trop disjoints dans le temps non plus. Ces trois étapes ont
des fonctions différentes mais complémentaires et toutes
indispensables :
- Le temps de la parole, de l'état affectif qui s'avoue, qui
peut s'épancher et non plus exploser contre l'autre ou imploser
contre soi.
- Le temps du sens qui se met en suspend, en neutralité,
c'est-à-dire qui se détache des personnes ; il doit être dit par le
tiers médiateur en présence des personnes.
- Le temps du symbole : création-partagée par les
personnes, qui symbolise vivre à nouveau : création d'un
dessin, d'un collage, d'une figurine, d'un objet, d'un repas
spécial original, d'une musique ou chanson (rap), d'un poème
(style cadavre exquis), plantation d'un végétal, etc.
Alors on peut être en paix avec soi-même, avec l'autre, et
avec la vie. Le fait de partager du sens produit du bien-être, de
l'assomption d'être pour tous.
Le pardon est l'ombre portée du Désir, sa sœur jumelle,
faisant paire parfaitement complémentaire avec lui et devenant
158
Jonas, le pardon mode d’emploi
couple originaire. C'est-à-dire couple générique, qui génère de
la personne. Et non plus gère des torts ou du préjudice.
C'est pour cela qu'il y a autant de plaisir à pardonner, on y
éprouve une paix et un bien-être total et fondateur, comme
quand on fait l'amour avec une personne aimée. Le pardon est
le reflet de l'acte d'amour dans toute sa dimension de plaisir et
d'être. Il ne faut pas pardonner "par amour" c'est-à-dire par
devoir (comme on se contraignait au devoir conjugal), mais on
pardonne parce que c'est bon, parce que ça fait du bien à tout le
monde. Le pardon crée de l'amour et du plaisir.
Si vous n'êtes pas heureux de pardonner, c'est que vous
n'êtes pas dans le pardon, mais dans la contrainte (certaines
religions en font une obligation, on ajoute alors du déni à de la
souffrance). Vous avez encore besoin de dire votre blessure. Et
d'écouter celle de l'autre. Puis d'avouer, les deux, le fauteur
certes, mais aussi vous, d'avouer votre détresse. Amorçant la
pompe à reconnaissance chez vous et chez l'autre, vous créez
un socle commun, celui du partage d'humanité.
Rappelons que l'aveu doit se faire en présence des deux
protagonistes. Pas avec un commis à cet office et tenant lieu de
l'autre, à sa place. Il ne viendrait à personne la prétention de
pardonner à la place de la victime. C'est pourtant ce qu'une
pratique religieuse mal comprise est sensée faire à travers la
confession à un tiers. En vérité, comme le dit bien l'intitulé
"sacrement de pénitence", il ne s'agit que de la première partie
du pardon, à savoir travailler la peine-itence et l'aveu appelé
confession. Le pardon sera à effectuer avec la personne
victime, et il ne suffit pas de se confesser pour être absous,
sans avoir à aller parler avec celui à qui on a causé du tort. Le
prêtre doit être médiateur et sa fonction ne s'arrête pas à
entendre la personne en confession, mais doit se poursuivre par
la médiation-rencontre avec la victime pour que puisse se
résoudre le problème qu'ont les deux protagonistes. Sinon le
159
Jonas, le pardon mode d’emploi
sacrement de pénitence enfonce dans la problématique de la
faute en la fixant de façon non-résolutoire au lieu d'apaiserréconcilier les deux parties. A ignorer cela on commet une
erreur ontologique créée par une prétention totalitaire, c'est-àdire prétendant magiquement effacer à soi seul ce qui ne relève
que d'un acte libre et fondateur des deux autres personnes.
Place tierce
Cette fonction tierce, écoutant, mettant en rapport les deux
protagonistes, et servant de médiateur-témoin de la
réconciliation, peut être remplie par n'importe qui, mais à une
condition triple : avoir compris le fonctionnement, / n'être pas
partie au conflit, / et accepter... de ne pas y arriver !
Car le volontarisme est le premier ennemi du pardon. Il ne
se commande pas. On ne peut pas vouloir à la place d'autrui.
Tout au plus peut-on rendre cela possible. Et c'est déjà énorme,
c'est même la quantité discrète qu'on ne remarque pas mais qui
change tout. Seule l'absence de volontarisme permet de
constituer la neutralité indispensable qui sera le véritable
champ sur lequel va germer le pardon.
Tout doit partir de la relativité, surtout le pardon. Il en
procède et de plus il permet de l'intégrer, cette relativité ; en
cela il est un cadeau aussi pour celui qui le donne, et certes pas
le moindre. Le pardon est un don qui permet d'aller au-delà de
soi, et même... de la relativité.
160
Jonas, le pardon mode d’emploi
Postface, notice biographique et
autres livres de l’auteur
L’auteur, psychologue de formation, s’emploie à
revisiter les mythes de l’antiquité, grecque, sumérienne et
biblique.
A partir d’une optique de spiritualité laïque c’est-à-dire
en dehors de tout engagement de foi, croyance ou adhésion aux
formes religieuses en tant que telles, peut alors se développer
une analyse qui réintroduit ces mythes dans le patrimoine de
sagesse commun à l’humanité. Car il ne faut pas oublier que,
dans les temps anciens, les différents domaines du savoir
n’étaient pas distincts et développés en tant que tels . La
religion rassemblait tout le bagage culturel du groupe humain :
les codes pénaux, civils, pratiques d’hygiène, d’agronomie,
savoirs calendaires astronomiques, histoire, et bien sûr identité
sociale et réflexions philosophiques et métaphysiques sur le
sens de la vie.
Maintenant que les sciences se développent de façon
autonome et rigoureuse, on peut débarrasser les corpus
religieux de leurs scories désuètes et se centrer sur leur
message spirituel.
Celui-ci était dit, construit, de façon poétique sous
forme de mythes, parce que l’imaginaire est toujours à
disposition, parce que c’est la première forme de pensée : la
religion corpus de mythes était ainsi la principale forme
culturelle populaire. Mais surtout, dans un domaine où il ne
peut y avoir de vérification, la forme poétique est la plus
appropriée ; de plus, elle se construit avec ses destinataires, par
élaborations successives, ajouts, remaniements, selon le talent
et l’inspiration de ses chantres qui avaient des dispositions pour
161
Jonas, le pardon mode d’emploi
la chanter-réciter, pour la faire vivre devant et pour leurs
auditeurs. Elle devenait ainsi l’expression d’un collectif,
expression dans laquelle le groupe se reconnaissait, se sentait
exister en tant que tel grâce à ces manifestations ; elles
devenaient célébrations notamment aux moments charnières de
la vie de groupe (mariages, enterrements, équinoxes, etc.).
Le peuple saisissait ce qui l’unissait dans le partage de
cette ferveur culturelle dont le ressenti intense était attribué
au(x) dieu(x) sous l’égide duquel s’effectuait cette célébration
du corps social. C’est ce transfert sur la figure d’une divinité de
ce « ressenti » constitué par l’émotion poétique, le partage
collectif en un temps et lieu d’une identité propre, la sensation
de force et d’unité (celle du groupe), c’est tout cela qui crée la
croyance en tant qu’adhésion affective-religieuse à un corpus
d’images. Celles-ci sont investies d’une durabilité supérieure à
la condition humaine, et bien sûr de pouvoirs infinis, de
causalités insoupçonnées, et constituent la « vérité » du dieu
qui n’est constitué que des vérités que l’on veut bien y mettre.
Mais on peut faire l’hypothèse que ces phénomènes de
groupe, pour ne pas dire de foule, ont été remarqués et ont dû
faire l’objet d’interrogation de la part des érudits ou des
personnes âgées qui avaient eu le temps de voir les choses se
produire et se reproduire. Ils en percevaient le caractère relatif
et la valeur contradictoire des manifestations de foule : côté
versatile, l’adulé est rejeté un peu plus tard, les foules tuent
autant qu’elles louent. Et puis surtout, les autres populations
ont aussi des dieux, des pratiques, auxquelles elles se vouent et
croient sans plus de preuves qu’eux-mêmes.
La spiritualité ne pouvait faire l’économie d’une
interrogation sur…les religions. Et donc aussi sur ce qui est à
sa base : non seulement le(s) dieu(x) mais aussi le besoin de
religion, le sentiment d’unité, la quête d’absolu, et peut-être
d’abord, parce qu’ils percevaient bien que tout cela se passait
162
Jonas, le pardon mode d’emploi
dans la tête, interrogation sur ce qu’est « penser », connaître,
etc.
C’est ce qui fait l’objet du livre « Caïn, l’énigme du
premier criminel ». « Les 3 Tours de Bab’El » analysent les
trois monothéismes ainsi que les deux autres grandes religions.
La même optique décapante préside à l’analyse du fanatisme
comme phénomène socio-psychique dans « Mais…Comment
peut-on être fanatique ? », cependant que « La Face cachée
de Dieu » présente une autre façon de voir, (si l’on peut dire !)
Dieu ou ce que l’on met sous ce terme. Ils seront édités aux
Editions L’Arbre aux Signes en 2012.
Notice biographique de l’auteur :
Psychologue de la Vie sociale et du Travail (DESS
Université de Toulouse le Mirail 1979), son activité
professionnelle de formateur-consultant s’est orientée dans
deux directions principales :
1. La communication en tant que système d'interaction entre
les personnes et notamment sur la dimension de conflit et
de violence symbolique.
2. L'étude des phénomènes de groupes (groupes "naturels",
entreprises, administrations, associations, sociétés), à
travers la théorie organisationnelle qui étudie leur
fonctionnement et leur problématique du changement.
Depuis 1985 l’auteur travaille sur les thèmes religieux afin de
développer une spiritualité athée (au sens de libre de toute
obligation de croire) s’étayant sur trois éclairages spécifiques :
163
Jonas, le pardon mode d’emploi
L’exégèse et l’étude structurale des textes appliquées à des
mythes connus (Arbre de la Connaissance, Caïn, sacrifice
d’Isaac, etc.) font affleurer la spiritualité en tant que
traitement symbolique sous la lecture habituelle de la
violence que l’on conjoint à la faute.
L’analyse
organisationnelle
(psychosociale
et
problématique du changement) s’applique aux « groupes »
que représentent aussi bien une religion, un Parti, mais
aussi une foule de supporters.
L’interprétation psychanalytique dévoile les phénomènes
de doubles contraintes, négation, projection et
identification, à l’œuvre dans la recherche de toutepuissance mais aussi du sentiment d’appartenance.
Bibliographie :
Livre : 1ère édition : "PARDON, MODE D'EMPLOI" Ed°
Brepols 1997. Réédition revue et corrigée 2012 « Jonas, le
pardon, mode d’emploi » Amazon Kindle/ Arbre aux Signes
Editions.
Livre en co-participation (Rencontres de Suresnes
l’Universel) : "LE DIALOGUE INTERRELIGIEUX" Ed°
Dervy 2003
164
Jonas, le pardon mode d’emploi
Travail sur le fanatisme en quatre volets complémentaires
édités séparément : Caïn, l’énigme du premier criminel
(1èreed.TdB 2009 / Mais… Comment peut-on être fanatique ?
/ Les 3 Tours de Bab’El / La Face cachée de Dieu.
Seront édités en 2012 aux Editions L’Arbre aux Signes
Articles :
"Le péché de Gomorrhe, ou la tentation intégriste" Revue
Etudes. Nov 96.
"Sous le désir de Dieu" Revue Nouvelles Clés. Eté 2000.
"Violence invisible" Journal du Sida et de la Démocratie
sanitaire. Avril 2001
Interventions dans des colloques :
Alerte aux Réalités Internationales : "Le besoin de religion"
1998.
L'Universel : "Rencontres Spirituelles" 1999, 2000, 2001.
Rencontres de Mai "Regards croisés occident orient" à
Strasbourg. Mai 2000.
Cercle Mémoire et Vigilance :" Marges et latitudes de la
liberté" Mars 2001.
Site de l’auteur : http://www.spiritualite-libre.com/
165
Jonas, le pardon mode d’emploi
TABLE DES MATIERES
1ère Partie
JONAS, l’homme en procès
Une histoire déroutante.
P3
1) JONAS, OU LA MISSION A L’ENVERS.
P6
2) L'ENVERS DE LA MISSION.
P 17
3) VOIR L'ENVERS DES CHOSES.
P 34
La fuite / L’angoisse / La troisième solution / Le sacrifice/
Imaginaire et Symbolique / Le boulot / Et résultat… / Jonas est
furieux
La dissonance cognitive / L’effondrement
Jonas, prophète de malheur.
P 21
De la faute… / ...au châtiment
Jonas, prophète du malheur.
P 24
Problématique du malheur / De la justesse…/ …à la
« Justice »
Jonas, prophète dans le malheur.
P 28
De la Justice… / Les trois ères du rapport à la faute /…au
Pardon
Du malheur à la déroute.
P 32
Pédagogue / Etat affectif / Refus de changer ?/ Relativité et
négociation
De la relativité... à la politique.
P 41
Ils changent, eux / Les animaux aussi / Le véritable prophète
Miséricorde
La déprise.
P 47
4) PROCES DE JONAS
P 49
La véritable mission / Le totalitarisme de la violence /
Changement de problématique / Bouleversant
166
Jonas, le pardon mode d’emploi
2ème Partie
LE PARDON, mode d’emploi
1) LE PARDON, UN ACTE NATUREL ?
Ce qu’il n’est pas & ce qu’il est / Un nouveau dé-but
P 59
2) MAIS COMMENT CA SE PRESENTE ?
P 64
Premier Tableau : un problème de mots? / Deuxième Tableau :
un problème de valeurs? / Troisième Tableau : un problème de
significations? / L’agneau bêlant / La sensation d’être victime
3) LA SCENE CRUCIALE, L'OFFENSE.
P 68
Le baume qui blesse / La dynamique infernale
4) BLESSURE, LA SPIRALE INFERNALE.
Pourquoi blesser ? / Pour demander de l’aide !
5) QUE FAIRE ?
P 72
P 79
1- la vengeance
2- le tribunal
3- le pardon
Identité / For intérieur / Détruits / Cohérence / L’aveu / De
l’acte impulsif à la parole
6) SENS-ATIONNEL ET ETATS AFFECTIFS.
P 92
Sens-ationnel / Etats affectifs / La forme / Les deux modes de
communication / Se sentir reconnu
7) COMMENT APAISER L'AUTRE ?
P 108
Se rendre compte / Manifester de l’attention /Rassurer la
personne / Dire la possibilité du pb / Positiver la situation
167
Jonas, le pardon mode d’emploi
présente / Passer à l’examen rationnel du pb / Chercher une
solution concrète / Remercier la personne
8) VOIR AUTREMENT : Faute et obligation
P 117
9) LA DONNEE DE BASE : DUKKHA
P 132
10) LE DESIR ET SES AVATARS
P 139
11) LE RENVERSEMENT
P 149
De la difficulté à changer/ En résumé / Mort d’homme / Mort
d’homme / La brisure / L’expérience de Milgram / La valeur
criminelle
La jalousie / La rancœur / Le reproche
Amorcer la pompe / Bon-vouloir / Estime de soi
12) ALORS, PRENDRE CONSCIENCE ?
P 151
13) COMMENT CONCLURE UN PARDON ?
P 155
Créer du symbolique / Place tierce /
Postface / Notice biographique
P 161
Tables des matières
P 166
168
Jonas, le pardon mode d’emploi
L’Arbre aux Signes
vous invite à le retrouver sur ses sites :
www.arbreauxsignes.com et www.spiritualite-libre.com
et à lire en version papier ou e-book :
Livres du même auteur :
Caïn, l’énigme du premier criminel
Les 3 Tours de Bab’El
Mais… Comment peut-on être fanatique ?
La Face cachée de Dieu
Jonas, le pardon mode d’emploi
Livrets à thèmes :
Le Sacrifice d’Isaac
L’Echelle de Jacob
La Gorgone Méduse
Pandora, la femme une calamité ?
Le Péché de Gomorrhe, la tentation intégriste
Esope, ou l’art d’accommoder la langue
Littérature générale :
A vos Plumes ! livret périodique ouvert à tous gens de plume !
Pour nous contacter : contact@arbreauxsignes.com
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Jonas, le pardon mode d’emploi
Pourquoi Jonas fuit-il à l’autre bout du monde quand
Dieu l’envoie à Ninive ? Il faudra de fortes pressions (violente
tempête, stage de trois jours dans le ventre du poisson) pour
qu’il consente à y aller. Et qu’il annonce… quoi ? Que Ninive
sera détruite ! A aucun moment il ne parle de la possibilité du
pardon. Et quand Dieu gracie Ninive, Jonas est… furieux !
Cet épisode plein de rebondissements nous parle de
notre propre difficulté à pardonner. Mais il ne suffit pas de dire
« Faut pardonner », on ne ferait que rajouter de la honte à la
blessure que nous ressentons.
Après Jonas, la deuxième partie, le pardon mode
d’emploi, nous explique les « raisons » du désir de vengeance,
la spirale de la violence, mais aussi le traitement des conflits et
les voies de l’apaisement.
Croqué par Bruno Rocco
Philosophe et psychologue diplômé
(DESS), Jacques Laffitte s’est consacré
aux phénomènes de communication,
d’identité et de groupes. Depuis 25 ans il
centre son travail sur la spiritualité, le
« besoin » de religion, et le fanatisme qui
ne se limite pas aux religions :
communisme, nazisme, génocides en ont
été des expressions.
L’éclairage original qu’il apporte aux grandes figures
bibliques et aux mythes antiques réintroduit la spiritualité dans
le patrimoine commun de la culture. Et de la sagesse à laquelle
nous aspirons tous !
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