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LA CHAMBRE ET LE SPECTRE

Il s'agit de mon dernier texte, un essai biographique, proprement inadmissible. Cela parle d'un suicidé de la société du nom de Jacques Rigaut et de la façon, non de "tomber amoureux(se)", mais de "chuter amoureux(se)". C'est un éloge de dadada (puisque Rigaut était dada et moi aussi), du dadaïsme avant dada et de ce qu'il deviendra (probablement) dans un siècle, donc du "rater mieux" dans la vie et en amour.

Bruno LEMOINE LA CHAMBRE ET LE SPECTRE 1 « J’avais été tellement plongé dedans qu’il me semblait l’avoir tourné, ce sujet. Je me suis mis à faire, à divers endroits, les photographies qui avaient les mêmes cadrages que j’aurais faits pour le film, un soin, une méticulosité qu’il ne m’était jamais arrivé d’avoir pour les films précédents. » Michelangelo Antonioni « Je me livre aux exercices de simulation. » Jacques Rigaut 2 -I– EMMA Peut-être n’y a-t-il pas même de désir. Le hasard serait le maître d’un ballet dans lequel nous entrerions, enfant. Nous apprendrions alors à reconnaître les signes de l’amour, là où il n’y a que l’inconséquence d’un lac gelé sous l’effroi d’un monde mort. Ce que j’écrirai à propos d’Emma ne lui parviendra jamais. Et si ces lignes lui arrivent un jour, d’une manière ou d’une autre si Emma m’en demande réparation, cette espèce de léthargie, que je vais commencer à décrire, l’empêchement que j’ai de concevoir un être, un proche ou moi-même autrement que comme une marionnette, un personnage, un objet, sa colère contre moi ne m’affecteront que le temps qu’ils dureront. Je pourrais avoir du regret après cela, mais celui-ci sera comme l’impression qu’un film laisse après qu’on l’a vu. J’avoue même espérer un tel moment, comme un homme, que l’ennui a aigri, peut attiser la colère de ses proches ou leur pitié pour se distraire. Tout du moins, une partie de moi, la plus cynique, espère ce moment, mais sans l’envisager vraiment, comme si nous pouvions faire revenir devant nous, et par un simple claquement de doigts, ceux qui sont partis pour de vieilles histoires, et comme si une telle rancune pouvait me rendre, dans l’instant où je la jouerais, plus humain. J’avais connu Emma, il y a quinze ans de cela, alors que j’étais avec l’une de ses amies, rencontrée comme elle sur les bancs de la faculté. À cette époque, l’idée même d’avoir une liaison avec elle ne m’avait pas traversé l’esprit, trop heureux que j’étais de voir jeune femme aussi charmante qu’elle regarder son compagnon et se laisser regarder par lui d’une façon qui ne pouvait pas me laisser indifférent : « Ceux-là s’aiment, vraiment. », auriez-vous pu dire en les voyant, « ceux-là se connaissent depuis leur dix-huit ans, ceux-là n’ont pas connu d’autres expériences amoureuses. » Je ne peux pas dire non plus la façon dont elle me considérait alors : je devais être l’ami d’Estelle, celui qui devait la rendre heureuse, tant la vie nous pare facilement de celui ou de celle qui nous accompagne. Lorsque j’appris qu’elle et son compagnon partaient poursuivre un an leurs études, elle aux États-Unis et lui en Allemagne, je ne pus pourtant réprimer un sentiment de contentement, non parce que j’étais jaloux de la vie qu’ils avaient alors, mais par lecture de signes que nous apprenons tous à reconnaître, ainsi que les arcanes du tarot n’ont pas besoin de prédire l’avenir d’un homme pour être un moyen de divination efficace : Emma et son compagnon pouvaient rompre alors, ils avaient de sérieuses chances de ne plus vivre ensemble après leur année à l’étranger (lire cela comme une indication, ainsi qu’un GPS trace aujourd’hui pour nous différentes routes possibles sur nos écrans en voiture), et la vision que j’avais de leur amour était pour moi si forte avant leur départ, puisqu’ils semblaient se regarder l’un et l’autre comme au premier jour, que j’étais touché par leur humanité, cet espoir de bonheur qui pouvait être déçu un an après, leur solitude en somme aussi forte que la mienne. Une image me hanta, quelque temps après avoir rompu avec Estelle et rencontré Soraya, celle d’un quai de gare où se séparent des amants. Ce quai, dans ma tête, me faisait prendre 3 conscience de la façon dont le désir pouvait être aussi fuyant et impalpable que l’eau. Qui n’a pas connu l’envie qui saisit de la femme qu’on laisse ou de celle dont on se sépare ? De ce besoin précis d’elle à cet instant, hors de toutes astreintes ? Tel motif de se quitter pour un jour ou pour toujours peut, si on le laisse émerger, devenir paradoxal, voire la plus haute ambition en amour. L’image d’un quai de gare ou d’un terminal d’aéroport, où l’on se mettrait à désirer la vision évanouissante de l’amour. Il y a, dans chaque réminiscence qu’un homme ou une femme ont d’un partenaire, peut-être moins le souvenir d’un être qu’ils ont aimé que l’invention d’une étoile par un astronome perdu devant sa lunette. L’armée, où j’étais pour mon service, m’avait fait compter les jours qu’il me restait à passer avec Estelle. Lorsque je compris que, après elle, six mois devaient s’écouler en Moselle, seul et sans personne à aimer durant mes week-ends, une peur me prit que je ne sus réprimer. Dans la caserne où je me trouvais, je me mis donc à espérer si fort une femme qui m’attende que, lorsqu’Estelle, dans un café, me déclara craintivement qu’elle ne pouvait plus vivre avec moi, à la nouvelle de notre séparation je ne pus réprimer ma joie. J’aurais fêté alors la mort d’un ami ou la chute et la blessure d’un voisin de table, offrant à boire à toute la salle, dansant avec Estelle et riant et jurant en dépensant ma solde. Quand, un an après mon service militaire, sortant avec Soraya, elle me déclara qu’il n’y avait rien à espérer avec elle, puisqu’elle partait dans quelques mois poursuivre ses études à Paris, je la fréquentai, elle, plus assidûment que je ne fis avec aucune autre, et ce terme mis à notre relation me galvanisa. Chaque geste que Soraya ébauchait, alors que j’étais avec elle, chaque parole comme chaque détail de son studio à Dijon étaient pour moi un objet de vénération, et même si, aux derniers jours de notre relation, l’amour et la jalousie reprirent un peu de leur assurance sur moi, me faisant vouloir davantage que le délai assigné, la vie l’avait changée pour nous deux, nous étions heureux de ne nous quitter. Je revis Emma à une soirée chez des amis, trois années après son départ aux États-Unis. Lorsque je compris que j’avais la possibilité de l’embrasser, elle, je laissai faire, heureux de retrouver une amie dans des circonstances nouvelles. Emma, comme Soraya, devait partir après ses examens à la fac de Dijon, de sorte qu’elle reproduisit pour moi une scène que je connaissais. Et si Emma était issue d’une famille cambodgienne installée en France depuis une génération, Soraya venait d’une riche famille algérienne. Petites et mignonnes toutes les deux, l’une rêvait de revenir au pays avec un métier et l’autre de faire carrière en France, mais si Soraya, comme moi, avait le plus souvent été seule, Emma avait aimé plus de huit ans durant le même garçon, cet étudiant dégingandé aux allures de Robert Filliou qu’on ne pouvait pas ne pas apprécier. Emma logeait au-dessus d’un magasin de vêtements, à quelques pas du Pauvre Diable à Dijon. Elle m’apparaissait dans l’embrasure de sa porte, après que j’eus sonné à l’interphone et monté l’escalier. Elle me tendait alors sa joue, inclinait un front d’ivoire ou offrait sa bouche, et elle me laissait entrer pour reprendre sa conversation au téléphone à l’endroit même où elle l’avait laissée. Un petit corridor, où défilaient ses chaussures, menait à un large studio éclairé par trois fenêtres, au-dessus de rayonnages de livres. Peu de meubles, des murs blancs sur lesquels elle avait disposé, dans des cadres, des photos de roches et de lichens, des portraits d’elle et d’amis américains. Au-dessus d’un matelas posé à même le sol, une affiche bleue mi-Chagall, mi-Matisse pour un festival ou un concert. À gauche, un large cône en plastique mou servait de pouf ou de fauteuil, selon la forme qu’on souhaitait lui donner, près d’une table composée d’une planche et de deux tréteaux où étaient disposés un PC, des livres et des cours. Rien ne tranchait qui puisse révéler l’âge d’Emma, sa situation sociale, matérielle ou affective qu’une uniformité de teintes et de tons propre et clinique, comme un 4 moule laticifère sur le corps d’un mannequin pour magasin ou telle sculpture hyperréaliste échantillonnée par un artiste contemporain pour une Biennale ou Ikea. Un aphorisme du Gai savoir, dans lequel Nietzsche répétait les mots d’un maître de danse à propos des femmes petites me revint alors à l’esprit : ce troisième sexe, qui définissait pour Nietzsche de façon carrément misogyne, une catégorie de femmes, des poinçons, formant un dessin autour de son nombril, m’en dévoilaient une cause possible. Sa taille adulte avait été, selon elle, déterminée par de ces trous qu’un sorcier cambodgien avait fait sur son ventre, alors que, enfant, elle avait été faite prisonnière dans un camp avec ses parents et qu’elle était tombée malade, faute de nourriture. Son regard, lorsqu’elle faisait l’amour, lançait des éclairs dans l’obscurité, comme l’émail des yeux des dieux égyptiens sculptés dans du bois d’ébène. Elle eut aussi ces yeux-là, un soir, quand elle me fit de ces reproches dont elle avait commencé l’inventaire, quelques jours avant. Elle était dans sa kitchenette, face à moi, alors que nous prenions le thé : « - Je ne t’admire pas, Bruno. » Cela avait été dit à brûle-pourpoint et j’en fus épaté. Un silence s’ensuivit entre nous deux et elle reprit : - Je ne t’admire pas. - Ah oui ? fis-je. - Nous sommes trop différents. Tu ne t’intéresses pas aux mêmes choses que moi et tu l’avoues parfois. Tu as même dénigré une ou deux fois mon travail à la fac ! Tu es maladroit et tu es inintéressant. Quand j’arrive chez moi, j’aime que les choses soient à leur place, les chaussures rangées dans l’entrée et la vaisselle faite. Toi, tu ne vois rien, tu laisses tout traîner. Je te reprends ici et là, mais ça ne sert à rien, cela m’effraie même de te laisser quelque chose dans les mains… Oui !... Tu, tu es un éléphant ! - Dans un magasin de porcelaine ? - C’est idiot comme question. Tu ne cherches pas à être agréable ! » Elle m’avait invectivé jusque-là en me regardant fixement. Moi qui ne crois que difficilement en la gravité de telles situations et qui ne respecte probablement rien, je dus faire mine de me lever de ma chaise pour inspecter sa pupille et juger par ce biais de l’étendue du mal fait. Elle nuança tout au moins ses propos : « Pourquoi es-tu aussi patient avec moi ? Quelle patience tu as ! Comment fais-tu pour me supporter ? Si quelqu’un faisait comme moi, je le laisserai tout de suite en plant. Qu’est-ce que tu cherches ? » Je pensais à ce moment-là « À faire la charité », et je répondis : « - J’ai envie de toi, c’est tout. - Et ça te suffit ? - Oui, répondis-je. - Tu ne cherches pas davantage ? - À aimer ? dus-je demander, amer. - Oui, à être surpris par quelqu’un, à être exigeant avec lui et à ce qu’il soit exigeant avec toi. - Non. - Tu n’as rien d’intéressant pour moi, tu le sais ? Quand nous avons une discussion entre amis, tes propos me paraissent creux. Tu n’as rien sur quoi je puisse me raccrocher, sauf que tu es beau et tendre, mais cela ne suffit pas. Si je te parle autant de mon premier compagnon, c’est parce que je l’aimais et que je l’admirais pour son humanité. C’est pour cela que je te parle autant de lui. Il faudrait que je t’admire d’une manière ou d’une autre pour que tu me plaises, c’est normal… - Normal ? demandais-je alors, irrité. Mais il n’y a pas lieu d’admirer qui que ce soit, 5 même le pape ! Pourquoi cherches-tu un modèle ? - Je recherche, oui, je recherche des modèles, parce qu’il y a toujours des gens qui nous sont supérieurs en quelque manière et qu’on peut les aimer pour cela ; j’ai besoin de savoir que quelqu’un est solide en quelque chose. - Solide comme la pierre ?... Eh bien, aime, si tu en as envie, cherche-toi un modèle, tranchai-je. - Pourquoi restes-tu avec moi, Bruno ? - Mais parce que je suis sensuel, sensuel et sans plus, et que cela suffit à mon bonheur. Je n’ai pas besoin d’aller chercher midi à quatorze heures je ne sais quelle Juliette à Roméo pour avoir l’impression d’avoir accompli quelque chose. - Tu ne m’aimes pas ? - Non, pourquoi cela ? Je ne t’aime pas, comme je n’ai jamais aimé personne, comme je me refuse à aimer, parce que je me refuse à être bercé d’illusions et à en souffrir. » Couler alors ici dans le souvenir d’Emma, comme glisser dans le lit d’une rivière jusqu’au fond des eaux, puis noter, à travers les ondées, les yeux qu’elle avait à cet instant. « Pourquoi restes-tu alors avec moi qui te dis tout ça ? Pourquoi m’écoutes-tu parler ? Que cherches-tu, pourquoi continues-tu à entendre ce que je dis ? Qu’est-ce que tu fais là ! » Garder, marqué en moi, le visage d’Emma, le conserver vivant dans mon esprit, pour le contempler à mon aise, quand je voudrai, en fermant les yeux. 6 -IIMAE MURRAY & CIE Mae Murray Le visage de Mae Murray sur les écrans des cinémas parisiens – 1920. Grand visage blanc lumineux, silencieux, regardant fixement devant soi, huit fois, douze fois, vingt fois plus grand que le vôtre. Mae Murray est le modèle d’où sortiront toutes les stars de cinéma futures : Ava Gardner, Rita Hayworth, Greta Garbo, Sophia Loren, Audrey Hepburn, Marilyn Monroe, Liz Taylor, Brigitte Bardot, Catherine Deneuve, Julia Roberts, Angelina Jolie : autant de variantes du même reflet jouant, devant miroir sans tain, sa partition, pour des spectateurs ébahis. Et même si Mae Murray n’a pas survécu au cinéma parlant comme le grand Charlie Chaplin, c’est elle, elle est la seule que l’on contemple encore sur nos écrans, comme figure unique d’Ève, d’un film à l’autre. Visage lunaire, spectral, parlant, pleurant, se repoudrant, souriant, mangeant, minaudant, hurlant, implorant, se moquant, riant, de profil, face caméra, visage immense, plus lumineux, plus grand et semblant plus vivant que celui des représentations d’Ève dans les églises, autrefois, et, devant elle, devant l’Überfrau Murray, quelque chose se passe dans l’esprit du spectateur en 1920 comme dans celui du poète Jacques Rigaut. Quelque chose passe, revient, ressurgit dans l’esprit fasciné du poète dada Rigaut, l’ami de Tristan Tzara et d’André Breton, comme dans celui du spectateur : celui d’un nourrisson ouvrant les yeux, pour la première fois, devant sa mère. Quelque chose d’heuristique alors là, que le spectateur refoulait naguère : la première image nette de cette peau, de ces yeux, de cette bouche, de ce nez, la première vision de cette chair qui nous a nourri : visage blanc lunaire, l’image première de la mère, alors que la sage-femme nous dépose dans ses bras : « Son petit rire qu’on ne gouvernera jamais, ses derniers mensonges, ses prochains mensonges, ses robes, ses enfantillages exaspérants, ses ultimatums à propos d’un gant ou d’une promenade, tout ce qu’on ne sait pas, la terreur et le désir d’une inévitable rupture, sa tendresse au moment où l’on n’espère plus, son incorrigible gaieté, et le souvenir de ce long 7 corps trop agile, d’une extravagance, d’un vice, je suis amoureux de Mae Murray. », déclarait en 1920 Rigaut. ̶ Jacques Rigaut, l’aventureman suicidé, premier fan ! J’aime, comme un damné, une image, un reflet dans le miroitement des eaux-cinéma me ramenant à ce que j’étais : le sein, le Sein des seins toujours, derrière l’image Mae Murray superstar ! On ne peut aimer aussi impunément une femme et pour d’aussi mauvaises raisons, s’il n’y avait, là, comme une hormone du plaisir déridant la peau d’un nouveau-né au sortir du bassin, du prophète Jonas rejeté des flots et retrouvant la terre ferme. Dans ce « je suis amoureux de Mae Murray », il y a, chez le poète Rigaut, quelque chose d’une extrême innocence, en même temps que d’une intense lucidité. Comme si Jonas avait refusé jusqu’au bout la mission que Yahvé lui avait imposé, comme s’il s’était accroché aux flots, au ventre de la baleine, refusé de s’extirper de son corps de mammifère marin, de s’en sortir… comme si jamais, vraiment, rien n’avait eu lieu que cette ouverture de la bouche d’une baleine expulsant, rien que l’eau ou Thalassa, comme si, toujours, là maintenant, aucune action, aucun jalon que cette expulsion même, se répétant une fois, cent fois, mille fois : la vie comme une image mise en boucle ici même, toujours : MAE MURRAY MAE MOURRAIT LA MÈRE LA MER L’AMÈRE La souveraineté viendrait alors pour nous de cette image d’un lieu, d’une peau, d’une terre, d’une vie mise en boucle, échantillonnée, samplée, et de cette vision de femme idéale, du désir amoureux gadgétisé, réduit à rien, devenant superflu. Rigaut, et nous derrière lui à présent, aimons une femme : une vraie, une authentique image faite femme – rien qu’une image – une vraie, insupportable, impossible et capricieuse : un corps de déesse avec l’âme d’une enfant de cinq ans. Rien qu’une image. La femme, la mère : une poupée, Le désir, l’amour : un caprice, comme une envie subite de régression, un tout premier cri primal : MAe MurrAy : ‘A’ prononcé nourrisson – flatulence expulsée une fois, dix fois, mille fois, le rêve ! Et parlez-nous de couple, de ménage, de courses, de famille, après ça ! Nous allons tous composer nos masques de façade, que nous soyons femme ou homme, lors d’une première rencontre ou devant une bague de fiançailles, puis nous retournerons à nos eaux lustrales. * Comment j’avais connu Romain ? Lors d’une soirée, sûrement. Cela dut se faire d’une façon assez banale, durant une fête, entre le couloir et la cuisine d’un appartement loué par des étudiants et rempli de monde. Je ne me souviens plus du tout de ma rencontre avec Romain. Il était alors étudiant en dernière année à l’école des Beaux-Arts de Dijon. Fumiste et fier de l’être : ce genre de garçon. Les filles le trouvaient charmant, mignon : il faisait rire, avait de l’esprit. Toujours à la recherche d’une femme avec laquelle passer la soirée : il 8 attrapait, c’était même sa principale occupation après ses cours et son travail dans un cinéma de quartier. Il m’avait proposé de travailler avec lui sur un projet. Il s’agissait de concevoir un livre pour enfants. C’était un travail assez simple, une sinécure, à ce qu’il lui semblait : je devais écrire un texte pour des tout-petits, trois ou quatre mots sur un canard, un ciel de Raoul Dufy ou le père Noël, et lui se chargeait des images. Puis, après que j’eus écrit quelques lignes, emballé, Romain voulut faire mieux. Il trouva qu’un livre pour enfants, ce n’était pas suffisant. Son projet se changea alors en film d’animation. Romain avait acheté de la patte à modeler pour les personnages et le décor, ébauché des dessins et consulté des logiciels informatiques pour le montage, mais, comment dire ? Toute entreprise, même aisée, demande à ce qu’on y consacre un certain temps, quelques heures par semaine, quelques jours ou quelques mois, selon les difficultés rencontrées dans sa réalisation, et ce n’est pas nécessairement ce que recherche le jeune homme ; ce n’est pas dans son style de répondre à une demande, même si elle vient de lui. Son moteur, ce qui le fait lever le matin, c’est l’envie, l’essence de l’envie, son parfum, et pourquoi aller plus loin que ce moteur-ci ? Surtout quand on sait la difficulté d’aboutir, et, après la réalisation, les aléas pour trouver un éditeur pour un livre, ou un producteur pour un film d’animation. Pourquoi donc achever, finalement ? Un livre pour enfants doit rester un jeu d’enfant. Comme je l’ai dit, Romain attrapait les filles, et, puisque nous étions bons amis, il m’expliquait quelquefois sa méthode pour draguer. J’aimais son côté pédagogue : « L’important, quand tu abordes dans la rue, à un arrêt de bus ou pendant une soirée, c’est d’avoir conscience de l’absurdité de la situation : tout est là, m’expliquait-il. Elle et toi, vous connaissez les pas de danse, les différents aspects de la chorégraphie et où tout cela finit inéluctablement. Vous connaissez le film, vous n’aimeriez pas le voir s’il vous était montré, mais vous en avez besoin : c’est elle, c’est la fille que tu veux serrer. Donc, tu t’approches d’elle maintenant : « Salut, ça va ? Je ne vous dérange pas ? » Puis, dans le même temps, tu es jeune, mignon, assez bien sapé et tu as l’esprit de répartie. Alors, tu lui parles sincèrement, et tu lui dis sans fard que tu la dragues et que tu es désolé de lui sortir les banalités d’usage ; si tu en avais d’autres, tu aimerais les lui donner. Alors, elle se mettra à rire, parce que, pour la première fois peut-être, un débile ne cherche pas à lui monter un bateau. Et là, c’est gagné, tu as trois chances sur quatre de repartir avec son numéro de téléphone. » Imparable. Le plus curieux de l’affaire, c’est que Romain n’était pas considéré comme étant un bon coup, c’était même tout le contraire. Et, pourtant, même étant gauche au lit et mauvais étalon, il plaisait aux femmes ; il plaisait comme son travail aux Beaux-Arts ou son absence de travail plaisaient. N’en rester qu’au parfum, à cette impression de –, à ne donner qu’à voir : le déceptif. Ainsi, quelques nuits, se sentant seul, il envoyait à toutes les femmes de son carnet d’adresses le même SMS : « Qu’est-ce que tu fais, ce soir ? », et une ou deux répondaient toujours. ̶ Imparable. Le prince charmant. L’image du prince charmant. Le cliché, la banalité de l’image du prince charmant. Vous connaissez les pas de danse, les différents aspects de la chorégraphie et où tout cela finit inéluctablement. Romain était projectionniste dans un cinéma de quartier, à quelques pas du centre-ville de Dijon. Enrouler la bobine dans l’appareil argentique avant l’arrivée du numérique dans les salles, œil d’Allah attendant la pupille d’Adam pour voir son œuvre au septième jour ; mettre le film en marche : Mae Murray. 9 Romain invitait ses conquêtes à assister aux séances ; il attendait qu’elles arrivent pour commencer le film, cinq minutes, dix, quinze minutes ou une demi-heure, faisant face au mécontentement du public, jusqu’à ce qu’elles soient assises dans la salle : - Voir Mae Murray à l’écran ou le dos de sa petite amie assise dans la salle. - Le mélange du dos de la compagne avec l’actrice projetée à l’écran. Le monde n’a pas changé depuis 1920, son système, sa structure osseuse, comme celle de la baleine ayant avalé Jonas ; Cate Blanchett, Sandra Bullock, Pénélope Cruz ou Léa Seydoux offerte à l’écran et dans la salle : une idée de – Et, certaines fois, dînant avec lui au restaurant universitaire ou me retrouvant chez lui pour discuter, il me présentait une de ses compagnes à laquelle il faisait la moue : « Bruno, s’il te plaît, me chuchotait-il alors, débarrasse-m’en. Je t’en prie, sors avec elle ! » Je le laissais dire, mais je devais, somme toute, raccompagner quelques pas l’éconduite, pour lui faire entendre raison ou lui offrir un kleenex : « Tu sais, Romain… » ; il n’y avait généralement pas besoin d’en dire davantage et elle repartait dépitée. Il ne se rappelait jamais non plus les rendez-vous pris avec telle ou telle. Alors, quelque fois, se promenant à Dijon ou resté seul chez lui pour la soirée, il se retrouvait nez à nez avec l’une d’entre elles, qui faisait les magasins ou qui sonnait à sa porte après qu’il l’avait invitée. C’est ce qui arriva, un jour, à deux d’entre elles. Sortant du cinéma au bras de l’une après son travail, le film terminé, il s’aperçut que l’autre l’attendait sur le trottoir d’à côté. L’inconvenance de la situation parut si insolite aux deux femmes qu’elles sympathisèrent aussitôt et s’invitèrent chez le goujat pour boire à leur amitié nouvelle. La fête dura toute la nuit, les deux femmes chantèrent et dansèrent ensemble, en se servant généreusement dans le cubi de mauvais vin que Romain avait toujours chez lui. À trois heures du matin, fatigué, celui-ci alla se coucher en les laissant s’amuser sans lui. Le lendemain matin, elles se quittèrent en se promettant de se retrouver chez lui, les jours suivants. Klara était l’une de ces femmes. Elle ne connaissait alors Romain que depuis deux ou trois jours ; celui-ci lui avait proposé une séance de cinéma et elle avait accepté. L’autre jeune femme se prénommait Alice et elle adorait malheureusement Romain ; elle était avec lui depuis, peut-être, deux mois maintenant. Je m’étais alors promis de ne jamais sortir avec les compagnes de mes amis et j’avais alors respecté ce principe sans discontinuer, mais, lorsque je sentis, la première fois, le regard de Klara se poser sur moi alors qu’elle était avec Romain, mon sang ne fit qu’un tour : c’était, pour elle et pour moi, le désir, une attirance mutuelle. Quand une telle chose survient, quelque chose se passe dans notre hypophyse, on le sait : on sent l’endorphine qui vient à nous et nous prend à parti. Mais je tenais à respecter la promesse que je m’étais faite : toutes les petites amies de mes camarades, même celles qui sortaient avec Romain, et même si ses compagnes deviennent rapidement et toutes uniment ses ex. Je ne suis naturellement pas le seul à tenir à un tel principe, mais, comme pour nombre de femmes et d’hommes, c’est davantage un prétexte qu’un principe, il faut bien l’avouer. Ce n’est pas qu’on ait un cœur, on cherche plutôt à éviter les complications et l’ennui d’une histoire sans saveur. Comme Romain, on connaît le film et comment il se termine. À la différence de mon ami pourtant, mon envie cédait souvent la place à l’ennui devant ce qu’il avait de prémédité dans ses phases, ses plans-séquences et son dénouement. Mes principes, mes vœux de célibat à courte période étaient aussi des prétextes que je me donnais à l’époque pour ne pas répéter des scènes imposées. L’amour n’est plus un mythe depuis longtemps, on le sait, mais combien nous en rebat-on encore là-dessus ! 10 « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. », la jolie fin ! Les tristes fables sur l’amour fou, aussi ! Tristan et Iseult, Roméo et Juliette, quel modèle y a-t-il encore làdedans ? Comment ne pas encore leur préférer la morale du jeune homme, comme Romain, ou de la jeune femme qui prêche pour la vitesse, la richesse et la variété des rencontres ? J’aurais ainsi opté pour le mode de vie proposé par Don Juan, s’il n’avait été, lui aussi, un stéréotype éculé. Mais se figurer que le bonheur ne se satisfait que d’une intimité à deux, qu’il n’y ait aucune avarice, pas le moindre esprit borné derrière telle image : une cellule formée d’une femme et d’un homme, ou d’un homme et d’un homme, ou d’une femme et d’une femme – et toujours les mêmes jusqu’à la fin et toujours à deux – trouvant une intense satisfaction à contempler le nombril de leur monade, et produisant parfois, quand la sauce prend, et élevant, comme œufs en neige, leurs enfants. Et, si ce n’était que cela, mais non ! Puisque ce mythe de l’amour à deux représente l’image même du bonheur, puisqu’il fonde le socle sur lequel nos sociétés se sont formées, il s’agit encore de travailler pour l’obtenir. Et, comme la société n’a pas d’autre idéal à fournir, comme elle ne conçoit pas d’autre destinée que ce film-ci, elle trouve toujours des cinéastes et des écrivains pour la conforter dans ses aspirations et condamne à l’indifférence et au mépris ceux qui voient différemment. Alors, que faire, quand on pense autrement ? On louvoie, naturellement, on escamote, on résiste, on rate mieux et le plus souvent possible. La plupart des femmes et des hommes malheureux en amour le sont pour de bonnes raisons. Comme le poète Jacques Rigaut et son amour pour Mae Murray, Jacques Rigaut et son mariage express avec une riche américaine, et, surtout, Jacques Rigaut et son amour pour X. Le poète écrivit à ce sujet l’histoire d’amour la plus ratée qui puisse être : Madame X. Pas besoin de nommer X, son identité étant fongible comme celle de nombreuses autres, autant dire qu’elle n’en avait pas. Et cela se passa comme suit. * Madame X. Et, d’abord, tomber amoureux, ou, plutôt, chuter amoureux. La chute. Le plus bas que bas. Vitesse de la chute. Jeu d’ivresse à tomber plus bas que terre. Jeu d’enfants, que la chute ; jeu de petits, de tout-petits ; le plus vieux jeu du monde. Chuter. Chuter amoureux. Les causes, les motifs de l’amour ? Les plus mauvais qui soient. – Comment vous êtes-vous rencontrés ? Comment se rencontrer ? Rigaut ne rencontre pas, au début de son histoire d’amour, madame X ; Rigaut ne la rencontrera jamais, parce que, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, il n’y a pas chez lui de mobilité, pas d’action motivée du corps de Rigaut vers X, aucune action vraiment sérieuse : Rigaut se laisse plutôt porter. 11 Comment se laisse-t-il porter ? Comment se laisse-t-il sombrer ? La clé du mobile Rigaut vers l’inconnue X ? La même que celle qu’il ressent pour Mae Murray. L’envie Mae Murray = l’envie X. Il n’y a pas de raison sérieuse au fait que Rigaut aborde X, pas plus qu’il n’a de raison d’aimer Mae Murray ou Pénélope Cruz, ou alors, ces raisons sont les plus mauvaises qui soient : Rigaut désire madame X, parce que les autres hommes, des amis, des connaissances, des fréquentations des cercles dans lesquels il gravite, la désirent, elle. C’est le désir des autres hommes et la façon dont ils s’entichent d’une femme qui le pousse, lui, d’une escapade à une autre. Pas de tempérament, Rigaut n’a pas davantage de personnalité. Peut-on encore parler, pour lui, de velléité ? En tout et pour tout, Rigaut est un spectre. Un spectre. Il n’est pas là, ou, alors, pas vraiment. Il ne fait que regarder, effleure à peine. Brille par son absence. Et, en amour aussi, il est brillant, on ne peut plus brillant. Un tel personnage est difficile à tenir. Ombre violette. Lapis-lazuli. La dernière couleur avant l’absence de couleur. Purple. Même en amour, funambule du presque rien, Rigaut : « Jusqu’à présent, sans que j’en désespère, ni vocation, ni femme, ni vice ne me sont apparus comme désignés par une fatalité pour être à moi, écrivait-il dans Madame X. En attendant, c’est le désir des autres qui donne à mes yeux du prix à un objet, et par une sorte d’émulation provoque mon désir. Aussi grossièrement qu’un enfant qui réclame le jouet de son voisin et y renonce si l’autre n’y tient plus. Ce qui est à vous sera à moi. Les amours de mes amis sont mes amours. » Lucidité de Jacques Rigaut dans le mal, contre le dernier idéal qui reste aux hommes lorsqu’ils ont tout perdu : l’amour. L’amour, ici, sous toutes ses formes : aimer, adorer, faire l’amour, être avec quelqu’un par dépit, le souvenir d’un instant même, une caresse ou un frôlement. Ce qui détermine Rigaut n’est pas cela, mais le désir des autres hommes ; c’est le désir des autres, son moteur. Son corps, son esprit s’anime, quand celui des autres hommes autour de lui prend vie, tel un reflet, une image qu’il leur renvoie : Rigaut est un miroir. On ne peut même pas lui en vouloir : il n’est pas là, il ne fait que répéter les gestes que nous amorçons et les différents actes dont la somme parcourt nos vies : « Les amours de mes amis sont mes amours. » Peut-on en vouloir à son reflet, quand il nous trompe ? Non, naturellement. Naturellement aussi, Rigaut ne pouvait physiquement être le reflet de personne : un homme, comme tout corps opaque, ne renvoie pas la lumière. On ne peut pas non plus répéter indéfiniment ni parfaitement les faits et gestes d’un autre homme, quand il est devant nous. Rigaut, en niant avoir une part dans ses affaires de cœur, semble encore ici se moquer. Mais, en général, cette question de la répétition recoupe aussi pour nous celle de la nature, et, avec elle, la question de la reproduction, de la transmission de l’information et de l’éducation. En somme, qu’est-ce qui se répète chez un homme et dans la nature ? Vaste et complexe question que celle-ci. En 1968, Deleuze avait rédigé sa thèse là-dessus, Différence et répétition, et Kierkegaard, en 1843, en avait écrit un essai, La reprise, dans lequel il montrait que la vie ne répète pas ni ne se répète comme un reflet ou un film que l’on se repasse dans un lecteur DVD. On peut, par exemple, partir en voyage une seconde fois dans une ville comme Berlin pour Kierkegaard, se refaire pas à pas, minute après minute, le même parcours, revoir les mêmes personnes, essayer de renouer avec un ancien amour, cela sera, d’une manière ou d’une autre, différent. Il est, par exemple, hautement probable que l’ex-compagne que l’on désire encore à Berlin, désormais dise non à nos avances : c’est trop tard. Même le morceau 12 de musique ou la ritournelle qu’on réécoute pour la centième fois seront différents, puisqu’il y a toujours des contingences nouvelles constatables dans l’environnement où nous évoluons, la répétition pure n’existe pas. Par contre, on peut reproduire, imiter des gestes, des attitudes, des comportements, des actions, c’est inévitable, et cela dès sa plus tendre enfance ; c’est même essentiel pour qu’une société se perpétue. Rigaut ne répète donc pas le jeu de la séduction ni le comportement amoureux, mais il le soujoue. Tout se passe pour lui en-deçà du jeu que les conventions sociales imposent. Soujouer est ici tout le contraire de surjouer, il en est aux antipodes. Rigaut suit, obséquieux, les mécanismes qui déterminent les jeux amoureux de sa caste, la petite société, le petit monde dans lequel il gravite. Il y a ici comme une forme d’antijeu amoureux, dans lequel le partenaire se moque de gagner ou de perdre contre celui ou celle qu’il convoite et, par voie de conséquence, contre la société qui impose à ses membres d’obtenir un gain. – Rigaut, masochiste de l’amour : il ne va pas vers madame X, parce qu’elle lui plaît ou qu’il l’aime, mais parce qu’elle plaît aux autres. - Jeu de l’automate Rigaut, répétant, point par point, le programme sexuel pour lequel il a été conçu. Être beau, pour ce faire, et Rigaut est beau, il plaît aux femmes et à madame X. ̶ Rigaut est beau, à n’en pas douter. - Règle du jeu de l’automate - 1 : Ne jamais aborder une femme frontalement, mais toujours de biais, se laisser porter jusqu’à elle, et, ainsi, qu’elle ait l’impression de faire le premier pas, lui donner la chance d’aborder la première et, par la suite, lui donner à voir et entendre ce qu’elle entend voir et entendre. Rigaut écrit à ce propos : « Le goût que j’éprouvais pour Mme X ne me gênait guère. Le seul signe que j’en laissai paraître fut le soin que je pris d’éviter de lui être présenté. C’est ainsi que je commence ma cour. Si j’aperçois dans la rue un visage qui me plaît, j’affecte de regarder ailleurs. Chaque fois que dans une soirée je distingue une femme, le groupe où elle se trouvera sera le seul dont je me tiendrai à l’écart, sans que je m’explique ce qui entre dans ces mouvements de préméditation, de timidité, de crainte de gâter une chance de plaire en dénonçant le désir que j’en ai. En toute occasion, j’ai horreur de faire des frais, je voudrais ne pas commencer, les femmes d’ailleurs n’ont de chance de me plaire qu’autant que je leur plais. » – « ET MAINTENANT, RÉFLÉCHISSEZ LES MIROIRS. », s’exclame ailleurs Jacques Rigaut. Madame X a trouvé son reflet, son alter ego en l’aventureman suicidé. - Règle du jeu de l’automate - 2 : Être le double, la moitié de ces dames : être lord Patchogue. Car le double de Rigaut se nomme lord Patchogue et/ou madame X ; le reflet de Rigaut se nomme lord Patchogue et/ou madame X. Lord Patchogue est le reflet de X, de madame ou de monsieur, homme ou femme, de qui ou quoi vous voulez. Une image. Comme Mae Murray est une image. Rigaut vous tend votre miroir : il est votre miroir. Narcissisme des femmes. Narcissisme des hommes et des femmes, mais, peut-être avant tout, narcissisme propre au genre féminin. Car il y a une culture, un culte du reflet. Un culte « genré », dirions-nous aujourd’hui, du reflet ; et Rigaut, alias Lord Patchogue, renvoie l’image de qui se fait belle ; c’est donc elle qui vient à lui, c’est elle qui doit s’avancer jusqu’à son image d’elle-même : 13 « Elle se mire, professionnelle. Désemparé, passif, Lord Patchogue lui renvoie ce qu’elle demande. Quel amour, quels amants, quels quels. La jeune fille a de la complaisance, la voici qui passe ses mains sur ses seins. Lord Patchogue docilement accompagne ses gestes, il ne lui faut pas moins que le contact sous ses doigts de deux jeunes globes étrangers pour le rappeler à lui-même. Par-dessus sa chemise, ses doigts restent attachés avec précaution à une gorge de femme, comme elle respire, il la sent se gonfler, il apprend sa tiédeur. », écrit lors Patchogue, alias Rigaut, alias XX ou XY. Et le plus inadmissible de telle situation vécue par « elle », c’est que telles minauderies devant la glace se font naturellement : on imite naturellement. Il n’y a rien de plus naturel pour une femme ou pour un homme que l’imitation, dès les premiers jours sur Terre, dès les premières heures. Contagion du modèle imité. De qui ou de quoi vous voyez. Toujours. Tout le temps. Neurones miroirs1. De sorte que nous sommes tous Jacques Rigaut depuis toujours. Nous sommes tous Rigaut dès nos premières heures et notre premier sourire, mais nous l’avons oublié. Homme ou femme. XX ou XY. Avant même d’être, au bout du bout, le début du début, nous nous confondons les uns les autres : « Nous arrivons à une idée peut-être paradoxale, écrivait, à l’époque de Rigaut, le philosophe et psychologue Pierre Janet dans « Les conduites sociales », c’est que la distinction des personnes, la distinction de moi-même et du socius n’est peut-être pas aussi fondamentale, aussi primitive qu’on le croyait et qu’il y a eu une période dont il reste encore bien des traces où ma personne et mes propres actes étaient confondus avec la personne et les actes des autres hommes. »2 Lord Patchogue est le neurone miroir de vos vies, enfant, tout enfant, bien enfant, tout uniment ce qui forme votre identité et vos manières de vous comporter en société : je suis vous et vous êtes moi. Dès le berceau, je souris quand vous me souriez, je lève les bras quand vous les levez, je ris et pleure quand vous riez, pleurez, dès l’enfance et même plus tard, car j’ai décidé d’en rester là, malgré tout : en demeurer au degré zéro de la communication, tel un enfant, toujours tout le temps enfant, répondant, résonant, caisse de résonance de vos revendications et de vos humeurs, fidèle chaîne Hi-Fi de vos moindres soupirs, le plus faible murmure, mur réfléchissant de vos plus intimes vibrations malgré tout, malgré le fait que je sois moi, que, par le langage, j’aie acquis une identité qui m’a fait être un homme à part entière, et que je m’en serve, que je me serve du langage pour être avec vous en société, ce qui me donne cette consistance qui me permet de garder la face devant vous. Car, le plus souvent, vous me demandez de la garder, le plus souvent, vous voulez conserver les apparences, le séant, séance tenante. Que je vous tende, que je vous tende, que je vous tende le miroir dont vous avez besoin, vous, vous permettant de vous figurer, vous envisager, vous mettre dans la tête cette tête vous permettant de dire je, de signifier et signer je, toujours, tout le temps, jusqu’à ce que mort s’ensuive : « Mon secret, écrit Jacques Rigaut, je suis de l’autre côté de la glace. Le 20 juillet 1924, à Oyster Bay, dans la maison de Cecil Stewart j’ai réalisé cet exploit surprenant – j’ai mes témoins – j’ai pris un léger élan et, le front en avant, j’ai traversé la glace. Ce fut facile et magique – une légère coupure au front, blessure imperceptible et fatale. Depuis, au lieu que Il y a dix ans, des études de neurophysiologie ont démontré l’existence de « neurones miroirs ». Activés automatiquement par la vision d’un mouvement réalisé par un autre avec lequel le sujet entre en relation, ils sont à l’origine d’un mécanisme neuronal qui permet au sujet de reproduire le comportement observé. Voir Vittorio Gallese, « The "Shared Manifold" Hypothesis : From Mirror Neurons to Empathy», Journal of Consciousness Studies, n°5-7. 2 P. Janet, « Les troubles de la personnalité sociale », Bulletin de psychologie, vol. XLVII, n°414 : 167. 1 14 chaque miroir porte mon nom comme autrefois, c’est moi qui de l’autre côté vous réponds, c’est moi qui vous instruis, c’est moi qui vous modèle. Seul je suis un peu moins qu’un point, devant vous, sans effort, sans malice, je vous suis, je suis vous ; vous avez de la peine à y croire et vous vous hâtez de faire une grimace, c’est pourquoi probablement on dit que je suis affecté. » * J’avais compris ce jeu de la séduction bien longtemps avant de rencontrer Klara ou de lire Rigaut. Bien souvent, moi non plus, je n’abordais pas ni ne révélais mes intentions à la personne qui m’intéressait. Car, la plupart du temps, dans une soirée, mes désirs, mes envies pour une femme étaient les mêmes que ceux des autres hommes, et l’usage veut que celles, qui sont l’objet de l’attention des convives masculins, en jouent. Je n’abordais pas la femme attendue, mais son amie, sa confidente, et je faisais en sorte de m’intéresser à elle. Et, souvent, l’attachement que je feignais, ce souci que l’on a d’une personne rencontrée, l’alcool aidant, devenait sincère. Nous riions l’un et l’autre de concert, parlions des études que nous faisions, des livres que nous lisions, de la musique que nous écoutions et de nos espoirs. Je ne cherchais, entre nous deux, que de favoriser un lien cordial, et son amie, celle qui était plus belle qu’elle, était heureuse de voir qu’on s’amusait, et, lorsqu’elle s’approchait de nous, j’affectais de ne pas la voir vraiment. Tout mon comportement, mes attitudes montraient qu’il n’y avait qu’une personne vers laquelle allait toute ma sympathie : la bonne copine. Nous nous promettions enfin de nous revoir, je lui disais que j’en serais heureux, mais que cela serait « ami-ami » entre nous deux, et, généralement, elle acceptait volontiers. Alors, nous nous retrouvions quelques jours plus tard, nous sympathisions l’un et l’autre autour d’un café pris en ville. Elle me parlait du métier qu’elle aimerait avoir et des enfants qu’elle aurait sûrement, et j’étais toujours de son avis. Et, progressivement, contrairement à mes plans, à force de nous voir, la bonne copine commençait à avoir plus de valeur à mes yeux que la jolie poupée, et ce changement de ma disposition d’esprit me montrait que le désir est une chose relative, puisque son objet peut changer selon l’intention ou le manque d’attention qu’on y met : je désirais alors, j’aimais la bonne copine aussi fortement que j’aurais aimé la jolie poupée, si nous étions sortis ensemble, la première fois, mais mon inclination pour la bonne copine n’était désormais plus affectée. Les causes du motif amoureux varient donc selon les intentions qu’on en a, et ces intentions sont elles-mêmes relatives, puisqu’elles ne dépendent pas nécessairement d’un choix délibéré. Au fond, nous pouvons, comme Pascal, parier sur Dieu, et attendre à genoux la foi ou la révélation, mais un tel motif étranger de désir peut venir, bien plus sûrement, de notre environnement social immédiat : l’amour peut venir de telle ou telle femme, ou de tel homme, volontairement pris au hasard. Il suffit alors de refléter l’image que votre partenaire attend de vous, lui faire voir ce qu’il ou elle désire voir, et entendre ce qu’il ou elle désire entendre. Si vous êtes sincère avec vous-même, vous l’aimerez après cela, malgré vos sentiments initiaux, vous aimerez, malgré tout, quelque chose de l’homme ou de la femme abordée. C’est cela que j’appelle le soujeu, mais une forme de soujeu seulement (puisqu’une telle pratique humaine peut se retrouver dans la plupart des situations de la vie courante, si on le souhaite), une forme de soujeu liée aux pratiques amoureuses, et qui peut, si on n’y prend garde, devenir une forme inversée de l’amour courtois. 15 - III - PRATIQUE DU SOUJEU DANS LES RAPPORTS AMOUREUX : « Toutes les femmes sont Barbie et tous les hommes sont Ken. » Pour soujouer, il faut une discipline d’enfer. C’est difficile de faire le contraire de ce qu’on pense, de ce qui nous anime, difficile d’éviter la proie que l’on désire et d’en choisir une autre, et surtout quand on est jeunes. Difficile de considérer son propre désir sexuel comme étant une catégorie esthétique que l’on va chercher à déconstruire. La plupart d’entre nous ne peuvent pas imaginer se reprendre, lorsqu’il s’agit du beau féminin ou du beau masculin. De toute façon, la morale des familles fait bien la différence entre l’éthique et l’esthétique. Si vous êtes un homme, c’est bien de trouver belle la Vénus de Willendorf, cette sculpture qui est la première représentation connue du corps de la femme, mais n’imaginez pas la faire rencontrer à vos parents sans que ceux-ci ne vous disent en aparté leur désapprobation. Lorsqu’on est une femme, cela peut être différent : souvent, l’important, pour une femme, c’est que l’homme avec lequel elle se trouve soit intelligent. Il est même préférable que l’homme soit intelligent et laid quand on est une femme, et belle et idiote, quand on est un homme. Dans les milieux homosexuels que je connais moins bien, il y a aussi un culte de la beauté, souvent nettement plus drastique que chez les hétéros. Après l’âge de trente ou trentecinq ans, l’on peut être considérés comme indésirables. Il faudrait que je demande à un esthète, ou à celui qui se prétend tel, ce qu’il pense de son ou sa partenaire ; je crois qu’il le prendrait mal. Pour lui, le beau dépasse le cadre du foyer ; on ne mélange pas la vie privée avec une notion qui touche notre civilisation, et qui a ses institutions. Dans une société primitive, cela devrait être différent. On imagine mal un Indien parler du beau et du laid en général, sauf, peut-être, pour les touristes. Pour un Indien, aujourd’hui, le concept de beau devrait être une vue de l’esprit ou un concept marketing importé sur ses terres par la vieille Europe, mais sa femme est nécessairement belle, puisqu’elle est la mère de ses enfants, et il n’y a pas à discuter là-dessus avec lui non plus. Dans l’un ou l’autre cas, que nous nous considérions comme primitifs ou civilisés, nos partenaires amoureux sont beaux, un point c’est tout. Pourtant, il n’y a pas besoin d’aller jusqu’à la Vénus de Willendorf, mais, entre Mae Murray et Angelina Jolie, par exemple, il y a bien ce que Jacques Rancière, dans La destinée des images, appelle un « régime de représentation ». Pas besoin non plus d’aller dans un musée ou une galerie pour comprendre combien « destinée des images » et « destinée des hommes » sont intimement mêlées. Et entre une Ève byzantine et l’Adam et Ève que JeanBaptiste Santerre a peint en 1717 ? On sait, par exemple, aujourd’hui, grâce à l’anthropologie, que les notions de beau et de laid ne sont pas universelles. Dans un livre traitant de l’art, par exemple, l’anthropologue anglais Alfred Gell montrait que le motif sur un bouclier Asmat ne pouvait, initialement, être considéré comme étant beau et attirant en soi, mais, bien au contraire, menaçant et repoussant pour la société qui l’avait fabriqué, puisqu’il s’agissait 16 d’effrayer l’ennemi3. Attirance et répulsion, amour et haine sont donc relatives à une culture, comme le beau et le laid. Et, comme pour la physique quantique, dans les jeux de l’amour et du hasard, celui qui observe a une influence déterminante sur ce qui est observé : le marivaudage est affecté de l’indétermination quantique, au même titre que la singularité initiale en astrophysique ou vos doigts de pied en éventail quand vous bronzez sur un transat en été. Il y a bien attirance et répulsion, amour et haine, il y a bien un « cœur », mais leur disposition sur l’échiquier social dépend du contexte culturel et social propre à une époque, à son histoire et à la façon dont celle-ci a prise sur vous. Le cœur a donc ses raisons qu’un ethnologue ou un anthropologue ont bien plus de chance de décrire qu’un philosophe, un esthète ou un poète. Pour cela, il faut réduire à portion congrue l’objet du désir, autrement dit faire l’épochè ‘Mae Murray’ ; à savoir la loi d’indétermination par laquelle l’objet visé est déformé (grâce à, et/ou) à cause de la lumière de nos désirs, et prendre la route opposée : Monsieur X peut être tous les hommes, Madame X peut être toutes les femmes : vous ne l’avez même pas abordée, puisqu’elle est venue jusqu’à vous. Vous n’êtes qu’un miroir, vous n’êtes que la caméra devant laquelle X va jouer son film… vous êtes maintenant Lord Patchogue : « NOTE : Dans un cas analogue, quoique de circonstances très différentes, Lord Patchogue a passé six mois entiers exclusivement occupé d’une créature qui ne pouvait offrir pour lui le plus mince intérêt. Amour, confort, vanité, argent, il ne pouvait rien attendre d’elle. De plus il la jugeait de rapports les plus ennuyeux. Ce qui n’a pas empêché pendant ces six mois de n’avoir d’attention que pour elle ; ses amis, il avait cessé de les voir, à l’exception de deux ou trois qu’il pouvait entretenir de ce sujet. Le goût des monstres qui est sans doute à l’origine de cet épisode ne suffit pas à expliquer la persistance d’un amour si désintéressé. Plus tard d’ailleurs, il a perdu tout contact avec cette fascination et il serait incapable de la justifier. Ce qui ne l’empêche pas de trouver là une autre justification à la validité de l’intérêt. » * Vous êtes désormais un miroir ou une caméra. Vous captez la lumière, la renvoyez ou l’enregistrez. Vous n’êtes plus l’agent, vous n’avez plus de rôle dans l’histoire d’amour que vous jouez, mais vous en êtes le patient. Dès lors, comme vous avez choisi au hasard le compagnon ou la compagne avec laquelle vous sortez, il y a de fortes chances que les rapports amoureux que vous écrirez sur elle ou lui soient objectifs et critiques ; il y a aussi de fortes chances que vous soyez déçu, que vous alliez, sur cette pente, de déception en déception. Mais, rappelez-vous, vous ne croyez pas plus en la vie qu’en l’amour, vous n’avez aucune valeur morale, ni avec vous-même ni avec votre entourage. Le film que vous allez nous faire sera donc proche du cinéma vériste, comme Andy Warhol filmant ses partenaires de la Factory : votre intimité sera montrée crue, la description sera clinique ; un rapport circonstancié, pas plus, pas moins : - Madame X, pour Jacques Rigaut, est une femme en instance de divorce, depuis que son mari est revenu de la grande guerre, et elle a un enfant de lui ; c’est une bourgeoise qui vit des rentes que lui verse son mari afin de s’occuper de leur fils. - Elle n’a pas de discussion, n’a pas lu, n’a pas d’esprit, ne s’est jamais posée de questions sur le monde ou sur elle-même ; elle est absolument incapable d’éprouver la moindre 3 Alfred Gell, L’art et ses agents, une théorie anthropologique. Les Presses du Réel, « Fabula », Dijon : 2009. 17 compassion pour une injustice ou de porter un jugement moral sur son environnement social ou sur sa situation. - Madame X a des vues sur Jacques Rigaut ; elle l’aime parce qu’il est là, qu’elle est quasi libre (puisqu’en instance de divorce) et qu’elle souhaite, désormais, parvenir à un foyer, à une monade amoureuse, à sa propre petite tour d’ivoire avec le poète Rigaut. – X est donc, faut-il le mentionner ? tout le contraire des héroïnes romantiques de D.H. Lawrence ; Rigaut est aussi, naturellement, la dernière personne à laquelle X devrait penser pour ses projets amoureux… Nous sommes tous la dernière personne à laquelle X ou Y devraient penser, et le monde amoureux ressemble à une erreur tragique faite par un chirurgien sur une table d’opération : le monde amoureux nous laisse, comme Rigaut, spectateurs de nos dérives en huis-clos avec elle ou lui, et de nos heures passées à enregistrer nos scènes de ménage : « Il y a chez les gens et dans les faits une espèce d’intérêt littéraire. Mme X est parmi le type de ces personnes odieuses ou agréables à voir peu importe, insignifiante plutôt, sans élément de profondeur ou d’originalité, mais dont la plupart des actes est un élément de récit, au point que ce qu’on peut dire sur elle vaut beaucoup plus qu’elle. », écrivait Rigaut à ce propos. * Vous êtes avec lui ou elle, maintenant, comme Rigaut, vous demandant ce que vous foutez là, avec telle personne, pourquoi vous perdez votre temps, mais vous êtes fasciné par le soujeu, la situation que vous avez mise en place, alors vous l’enregistrez, vous la filmez, vous l’écrivez, vous ne pouvez pas faire autrement. De là, leur intérêt littéraire, proche de l’intérêt du voyeur pour la scène qu’il regarde et des sentiments que cette scène lui fait éprouver maintenant : « Ces notes, j’ai commencé à les rédiger chez elle, nous révèle Rigaut à propos de son histoire avec Mme X, presque sous son nez, dans la crainte d’oublier deux ou trois mouvements, deux ou trois passages d’un sentiment à un autre. Ces passages qui sont ce dont j’aurais le mieux aimé donner l’idée, on n’en trouve pas trace ici. J’aurais voulu noter qu’en la tenant dans mes bras, sur le point de la quitter, je cédais à une gentillesse qui n’était pas feinte, qu’à peine le dos tourné j’avais dans la bouche des mots : Conne, couillonne, idiote de ne pas deviner à quel point je me moquais d’elle, que quelques secondes après je rencontrais mon visage dans une glace, je ricanais : « voici le visage du cynique. »… » Paradoxalement, c’est l’insignifiance-même de Mme X qui semble remarquable à Rigaut et le trouble. Jamais telle insignifiance n’a paru davantage troubler un homme, même aussi averti que Rigaut, car il n’y a, semble-t-il, rien sur lequel il puisse maintenant réfléchir, aucune réflexion, aucune image, ici, comme si une telle femme était elle-même un spectre, comme lui. – Monomanie de Jacques Rigaut face à l’absence de profondeur de Mme X : le vide, l’abîme vertigineux que lui laisse sa relation avec une telle femme : six mois de vide spectral. Le lecteur pourrait imaginer ici que Mme X n’existe, pas plus que Rigaut, tant le manque de présence et d’empathie de l’un et l’autre partenaire amoureux est patent : « Non, pourrait- 18 on se dire, Mme X n’existe pas, c’est du néant, c’est un vide que cette femme ! Cela n’existe pas, une telle relation, cela ne peut être. »… - Les lettres scabreuses que son mari lui envoyait du front après 1914 et qu’elle faisait lire à Rigaut en minaudant sur l’oreiller. - Le jeu ritualisé qu’elle entretient avec son fils de cinq ans : elle, sur le sofa, jouant à la morte, et le petit, cherchant à la ranimer, une fois, deux fois, trois fois, jusqu’à ce qu’il pleure vraiment. - Le manque de sensualité, le manque d’appétit sexuel qu’ils ont l’un pour l’autre, ses caprices insupportables, ses enfantillages, et les distractions de Rigaut, l’oubli d’un rendezvous ou d’un mot qu’il devait lui écrire. X est telle une poupée pour le poète, à n’en pas douter, quelque chose comme une poupée, comme Mae Murray dont a parlé Rigaut avant elle. Sauf que Mme X n’est pas une image de cinéma, sauf qu’elle a existé vraiment, elle, sauf qu’elle n’est pas un film ! … On lui a bien appris son rôle, elle l’incarne maintenant à la perfection. Rien à faire, elle ne pourra plus changer. Elle est comme ça : une poupée, un jouet pour adultes, même fade, même quasi inexistant : une poupée posée dans un coin de salon pour des hommes pressés. À propos de l’émotion esthétique, l’anthropologue Alfred Gell écrivait : « Regardez la petite fille avec la poupée. Elle l’aime. Sa poupée est, dit-elle, sa meilleure amie. Jetterait-elle par-dessus bord sa poupée pour sauver de la noyade le grand frère qui la tyrannise ? Certainement pas. L’exemple peut sembler trivial, et on dira que les types de relations que les petites filles entretiennent avec leur poupée sont loin d’être représentatives du comportement social humain. Mais l’exemple n’est pas trivial du tout ; c’est l’exemple même de ce que l’anthropologie de l’art se propose d’analyser. Si nous le considérons comme trivial, c’est parce que nous ne supportons pas, nous qui admirons le David de Michel-Ange d’être comparés à cette petite fille qui entoure sa poupée d’affection. Mais qu’est-ce que David, sinon une grande poupée pour adultes ? Je ne dis pas cela pour dévaloriser David, mais pour réévaluer les poupées des petites filles, qui sont après tout des objets dignes de réflexion. Elles sont indubitablement des êtres sociaux, des « membres de la famille », pour un temps au moins. »4 Toutes les femmes sont Barbie et tous les hommes sont Ken. 4 Ibid. Alfred Gell, L’art et ses agents, une théorie anthropologique. Pp. 22-23. 19 - IV- DES PORTRAITS CHINOIS ET DE LEUR DISSEMINATION POSSIBLE EN SOCIÉTÉ Klara était une jolie fille d’une vingtaine d’années, la taille mince, les yeux gris-verts, les cheveux châtain clairs, des pommettes saillantes sur un large sourire. Sa mère était polonaise ; elle avait fait l’école des Beaux-Arts de Varsovie et elle s’était retrouvée à vingt ans, à Paris en 68, à chercher du travail en tant qu’architecte d’intérieur. De sorte que Klara, sa fille, avait tout de la jeune femme européenne, émancipée, authentique et naturelle, polonaise par sa mère et française du côté de son père. Elle était habillée, la plupart du temps, d’un jean moulant et de pulls proches du corps à cols roulés montant. La silhouette filiforme, de petits seins, un long cou, le port de tête altier ; elle redoublait pour la troisième fois sa première année d’études en histoire de l’art, sans qu’elle n’en fût le moins du monde affectée, quand je la rencontrais. Moi, à cette époque, je passais une maîtrise afin de pouvoir partir enseigner le français à l’étranger. J’avais alors emménagé dans un petit studio du centre-ville de Dijon, après avoir vécu plus d’un an dans l’appartement de ma grand-mère maternelle, une vieille dame devenue hémiplégique, que je gardais, avec d’autres membres de ma famille et des aides soignantes, avant qu’il ne nous fût plus possible de la maintenir chez elle et qu’il fallut l’emmener dans un hospice, jusqu’à ce que la grande sécheresse de 2003 eût raison d’elle. – Est maintenant marquée en moi cette lente décrépitude de tout son corps, cette motilité à bout portant, poussant celle qui en était atteinte à des chutes spectaculaires, la tête la première, sur le carrelage de son appartement : une vie atrophiée. Je pensais alors, et je pense encore, qu’on ne peut mourir ainsi, qu’il y a un moment où il faut mettre un terme à une agonie douloureuse, mais elle avait été, sa vie durant, une catholique fervente et elle envisageait les choses tout autrement que moi ; ni moi ni personne de son entourage n’aborda donc avec elle le sujet, connaissant déjà sa réponse. La seule chose qui me préoccupa pourtant, après elle, était ce que j’allais faire de ma vie et une envie de percer le motif qui pousse les hommes et les femmes à se lever chaque matin, même mourant et sans espoir. – Envie ou curiosité qui ne m’ont pas lâché jusqu’à aujourd’hui, puisque j’en suis encore là à écrire dessus, après avoir publié deux ou trois livres, mais en prenant cette fois une période de ma vie et de la vie du poète Jacques Rigaut comme terrain d’études. Selon moi, ce qui pousse bon nombre d’entre nous à continuer à vivre jusqu’au bout est généralement le soujeu. Un soujeu. Car nous sommes tous, qu’on le veuille ou non, des spectres, vous comme moi, mais rares sont ceux qui en ont une conscience claire. Rares sont ceux qui admettent ne pas avoir eu le choix et que, la vie les ayant embarqués à flots malgré eux, les épreuves qu’ils traversent ne témoignent pas de leur maîtrise des événements, mais, bien plutôt, de leur adresse à conserver leur corps intact sous les remous des mers, malgré une mort annoncée dès le premier pas sur le ponton des navires. Le marin au long cours oublie généralement la façon dont ses compagnons l’ont fait boire et saoulé au début, alors même qu’il n’avait pas pris la décision de partir en mer avec eux. Il oublie le plus souvent, et, quelquefois aussi, il peut affecter une attitude docile, de celle que le capitaine et les autres membres de l’équipage attendent de lui : il joue donc, surjoue, 20 soujoue le rôle du personnage qu’on lui demande d’être, effectuant les tâches qui lui ont été dévolues, afin que le bateau aborde à bon port avec sa cargaison intacte. Quelques femmes et quelques hommes ont pourtant conscience d’être des spectres travestis en marins : ils assument ainsi, chaque jour, leur fonction entre pont et bastingage ; chaque jour, ils se voient, se regardent, ils s’inspectent accomplir leur tâche – routines effectuées chaque heure à la maison comme au travail – et ils voient leur compagnon en faire autant, comme si la vie leur échappait en permanence, comme si, finalement, un démiurge s’était évertué, six jours durant, à fabriquer un monde qui, dans l’état de déliquescence où il se trouve, ne semble pas réel et que l’on puisse s’attendre à ce que l’illusion soit découverte au septième jour. Mais la plupart d’entre nous, fort heureusement, se figurent tout bonnement avoir accepté leur sort de marin, et bien avant même que leurs compagnons ne les saoulent pour leur baptême du castor. Ils étaient jeunes alors et ils cherchaient à se montrer plus virils ou plus belles, plus mûrs ou plus adultes qu’elles ne l’étaient vraiment ; c’est ainsi : les jeunes hommes jouent à être des hommes et les jeunes femmes à être des femmes : « Il faut souffrir pour être beau et belle », dit-on à ce propos. De sorte que, consciemment ou non, nous cherchons à donner à notre corps la forme que les canons esthétiques de notre époque prescrivent pour l’un ou l’autre sexe, et, à cette occasion, celui-ci est assez souple pour se laisser faire, ou il résiste à nos intentions avec plus ou moins de bonheur. Moi-même et Klara, nous étions tous les deux de jeunes gens assez mignons issus des classes moyennes et de la petite bourgeoisie. L’un et l’autre étudiant et vivant dans la même ville de province, il y avait de bonnes chances que nous nous rencontrions et sortions ensemble, avec l’idée préconçue que nous nous étions choisis, l’un et l’autre, librement : nous étions tous les deux de jeunes gens modernes, à ce qu’il nous semblait. Ce qui aurait aussi bien pu – les aléas de la vie étant ce qu’ils sont – être, entre nous, totalement différents. L’idéal, semble-t-il, est pourtant atteint, lorsque la jeune femme ou le jeune homme trouvent leur personnalité, comme Léonard de Vinci trouva les traits de Mona Lisa au bout de ses pinceaux, de sorte que, lorsqu’ils se rencontrent, l’un et l’autre croient avoir découvert leur moitié, de cette partie d’eux-mêmes qu’ils cherchaient, quelque temps auparavant, alors qu’ils étaient devant la glace et que leur corps changeait. Souvent, nous désirons en amour de ce modèle physique, de cette attitude et de cette disposition d’esprit que nous souhaitions pour nous-mêmes, durant notre adolescence, comme Adam, paraît-il, vit Eve sortir de sa hanche et l’aima. Quelque temps, Klara et moi nous fûmes bons amis, et je dois dire que, malgré mon envie d’elle, je pensais en rester là, mais l’attrait que nous avions l’un pour l’autre me rattrapa et je vécus avec elle une histoire d’amour que n’importe quel auteur pourrait écrire. Lorsque je l’embrassai pour la première fois, elle me déclara être surprise par mon baiser puisqu’elle n’imaginait plus que je pouvais être intéressé par elle, puis tout alla très vite entre nous. Nous fûmes heureux quelque temps ; je la présentai à mes parents et à ma sœur, et elle à sa mère, à son frère et à sa sœur. La famille de Klara était une petite communauté de Polonais vivant à la périphérie de Dijon depuis bientôt plus d’une génération et se retrouvant ensemble les week-ends pour l’apéro ou le dîner, et je fus, sans problème, intégré à cette famille élargie à la sphère des oncles, des tantes et des cousins. C’était une communauté gaie, heureuse et unie, d’après ce que j’en vis. Romain, alors, ne m’en voulut pas de mon incartade avec Klara, il le lui dit, et elle et Alice continuèrent à se fréquenter comme auparavant. 21 * Klara avait encore une amie à Dijon du nom de Charlotte qui travaillait dans une banque et vivait encore chez ses parents. Charlotte venait souvent nous voir ou nous la retrouvions dans un café en ville ou lors d’une soirée, et Klara la conseillait souvent. La famille de Charlotte exigeait d’elle qu’elle se mariât à un moment ou à un autre, mais Charlotte n’en faisait qu’à sa tête : jouant les jeunes oies dévergondées, elle cumulait les expériences amoureuses et elle s’en mordait les doigts après coup. Klara interprétait alors, avec elle, le rôle de la grande sœur ; elle avait aussi cela en elle, cette attitude de grande sœur, qui dispense ses conseils, ou de jeune femme de compagnie sans un sou vaillant mais honnête, puisqu’elle avait dû aider sa mère à élever sa sœur et son frère, encore enfants, alors que son père était parti pour une femme plus jeune. Klara ne lui en voulait d’ailleurs plus, à ce père absent, elle n’affichait plus que du mépris pour lui. Klara avait donc tout de la jolie poupée et de la grande sœur, et Charlotte, de la jeune oie dévergondée, cherchant, dans les confidences qu’elle faisait à ma compagne, un semblant de constance, ce qui ne manquait pas de m’irriter. Klara s’en affligeait, elle aussi, ainsi que de certaines ingratitudes de Charlotte, comme le fait de ne pas téléphoner ou d’arriver en retard à un rendez-vous, mais elle aimait cela, finalement, que Charlotte fût telle qu’elle était, jusqu’à ce que, à la fin, elle n’y tînt plus et coupât les ponts avec elle. Le comportement d’Alice, l’amie qu’elle avait rencontrée avec Romain, était complètement différent. Alice était plutôt sage : elle avait vite compris qu’aucune relation n’était possible avec Romain ; d’ailleurs, celui-ci envisageait de partir à Paris sans elle, pour trouver du travail ou se mettre au vert chez son père. Il avait toujours l’intention de devenir artiste, mais il avait pris conscience que, en tout et pour tout, il était un dilettante, ce qui semblait ne lui poser aucun problème. Les rapports d’Alice avec Klara étaient donc cordiaux, et simplement cordiaux, comme ils l’avaient toujours été, depuis le début. Quant à moi, à cette époque, j’essayais d’écrire mon premier roman, Matachine, que j’allais publier quelque temps plus tard. Je voulais être un écrivain, donc j’étais écrivain : entre l’homme qui parle dans la rue et la littérature, il n’y a finalement qu’un pas, qui se trouve, quoiqu’on en dise, aisément franchi. Comme dans la vie, il s’agit, en effet, de rester en équilibre sur ses deux pattes, pas plus, pas moins : frôler à chaque trottoir l’indigence, à chaque seuil son écueil, mais ne jamais y tomber. En tout et pour tout, il faut, pour être écrivain, ne donner que le minimum à lire, n’en rester qu’à ce que le lecteur attend de l’inconnu : que l’inconnu soit, pour lui, un passant, un passant des villes, toujours de dos ou de profil, mais un passant filant droit, comme les lignes d’un livre. Dans la vie, le lecteur cherche désespérément à maîtriser son image et à ne pas se laisser affecter par celle des autres, de celle que les miroirs lui renvoient chaque jour ou des portraits photographiques, des peintures ou des dessins que l’on fait de lui et de ceux de son espèce, mais aussi des textes qu’on pourrait publier sur son compte, dans les journaux, sur Internet et dans les livres : son image est son « âme » et il ne supporterait pas que son « âme » lui échappe, comme ni Klara ni Charlotte ne supporteraient que je parle d’elles, comme je le fais en ce moment. L’écrivain est celui qui a compris cela et qui renvoie indirectement au lecteur l’image de lui et des autres hommes qu’il souhaite avoir… Et, de toute façon, nous savons tous combien la littérature est indolore, combien peu se sent visé un lecteur, lorsqu’il ouvre un livre : tout le monde plaide, sans savoir vraiment pourquoi, de l’innocence de la littérature, même les écrivains. – Surtout 22 les écrivains, puisqu’ils n’ont pas intérêt à froisser la susceptibilité de leur lecteur (La fiction, en un sens, est un prétexte commode, de nos jours, pour éviter de tenir un propos sur le monde et les hommes). L’attitude de Jacques Rigaut, un siècle plus tôt, était complètement différente à ce sujet, puisqu’il s’était mis, et ce, dès ses premiers textes, du côté de la mort : « Un homme qu’épargnent les ennuis et l’ennui trouve peut-être dans le suicide l’accomplissement du geste le plus désintéressé, pourvu qu’il ne soit pas curieux de la mort ! », écrit-il ainsi, dans « Je serai sérieux… » Autrement dit, se tuer machinalement comme on éteint la lumière, le soir, avant de s’endormir, voilà, en quelques mots, tout ce qu’il en était du programme littéraire de Rigaut pour les années à venir… Un tel rôle, aussi scandaleux, inadmissible ou subversif qu’il nous semble être encore, est assez proche de celui généralement dévolu au sorcier des cultures primitives. Lui aussi, en effet, vit en marge de sa société, à côté du village, à quelque pas de la forêt et de la brousse où se trouve le monde des morts. Comme Rigaut, le sorcier est généralement craint parce qu’il fraie avec les âmes des défunts. Il est craint, donc on le célèbre et on le stigmatise, on s’en approche et on le fuit. On peut voir aussi un tel mélange à l’œuvre, de célébration et de fuite, dans les quelques textes critiques ayant été publiés sur l’œuvre fragmentaire de Rigaut, et notamment dans le roman de l’écrivain Drieu la Rochelle, Le feu follet, dont je vais parler plus loin. * On peut donc, selon moi, si on accepte l’idée de formes culturelles ataviques évoluant jusqu’à nous, donner au sorcier une définition étendue, des sociétés primitives aux sociétés modernes ; et cela pourrait être celle-ci : le sorcier est celui qui joue avec son image et, a fortiori, avec celle des autres hommes avec lesquels il entre en contact. Votre voisin ou vousmême pourriez donc être des sorciers ; nul besoin d’aller dans les campagnes profondes ou à Haïti pour y chercher des traces de superstition, elles sont à côté de vous. En devenant Lord Patchogue, en affirmant qu’il est devenu Lord Patchogue, Rigaut jouait lui aussi avec son image, tel un sorcier, comme il composait avec l’image de tous les hommes passant à côté de lui – puisqu’il est, semble-t-il, notre reflet, puisqu’il dit, puisqu’il écrit qu’il est notre reflet, quand on s’approche du miroir derrière lequel il déclarait se trouver à Oyster Bay, sur la côte Est des États-Unis. Lord Patchogue pourrait être, en ce sens, lui-même – si l’on prend les affirmations d’un poète suicidé en 1929 pour argent comptant –, une dissémination de notre propre personne, puisque notre image, si nous passions, par extraordinaire, devant un miroir (qui doit bien se trouver encore dans une vieille maison d’Oyster Bay, proche de New York), notre image, alors, ne nous appartiendrait plus. Dans L’art et ses agents, l’anthropologue Alfred Gell donnait le schéma suivant qui montre les différents agents et patients à l’œuvre dans la sorcellerie des voults, que l’on trouve dans nombre de cultures, mais aussi chez nous, sous une forme différente : [[[Prototype-A] → Artiste-A] → Indice-A] → Prototype/Destinataire-P5 5 L’art et ses agents. « La sorcellerie des voults », pp. 126 à 129. 23 Comme on peut voir dans ce schéma, le sorcier est envisagé par Gell comme étant un artiste, puisqu’il sculpte le voult destiné à faire du mal et lui confère l’identité de sa victime. A, dans le schéma, signifie agent, et P, patient. Klara ou Madame X rentrent, à mon sens, comme des prototypes de l’œuvre, ou « voult » ou « poupée vaudou », que l’écrivain (ou « l’écrivant », à votre guise) peuvent chercher à représenter afin d’induire un effet (ou vénéfice, ou sort) sur elles. Or, selon Gell, certains rituels sorciers rentraient bien dans ce qu’une anthropologie de l’art pouvait étudier, lorsqu’il y a un travail artistique à fournir, même s’il s’agit d’une sculpture vaudoue. Cela donne, pour le texte « Madame X » de Rigaut, dont on trouve une allusion, comme je l’ai montré, dans Lord Patchogue6, comme, maintenant, pour mon propre texte, les schémas suivants : [[[L’image de Madame X en tant qu’agent] → Rigaut] → Le texte « Madame X »] → L’image de Madame X dans le texte de Rigaut / Madame X elle-même en tant que victime, si elle a lu le texte de Rigaut, si elle s’est reconnue derrière l’initiale X et qu’elle en a éprouvé de l’aversion pour son auteur. Ou bien, pour mon cas : [[[L’image de Klara en tant qu’agent] → Lemoine] → Le texte La chambre et le spectre] → L’image de Klara / Klara elle-même en tant que victime, si elle lit mon texte, si elle se reconnaît derrière le prénom mentionné « Klara » et qu’elle en éprouve pour moi de l’aversion. Or, ici, dans le cas de Jacques Rigaut alias Lord Patchogue, comme avec le soujeu dont je tisse ici la théorie, il n’y a pas de conséquence réellement nocive du portrait envers le regardeur. Rigaut comme moi, nous n’avons fait, selon nous, que regarder ; nous n’agissons pas en retour contre les prototypes X ou Klara, puisque nous affirmons être leurs reflets – et ce, même si, dans mon cas, le désir que j’ai eu pour Klara était plus fort que celui de Rigaut pour Mme X. Le seul à être a priori affecté, selon nous, c’est nous-mêmes. Le soujeu semble donc être à peine une cause, il y a, à nous entendre tous deux, à peine une intention, mais il y a une intention tout de même. Et l’image-même de Madame X par Rigaut, ou l’image que je donne ici de Klara et de Charlotte, sont, elles aussi, somme toute, maltraitées. Si l’on suit toutes les conséquences que le soujeu implique dans notre cas, l’« idolâtrie », le comportement idôlatre ne serait pas le fait de Rigaut écrivant sur Madame X ou de moi-même écrivant sur Katia, puisque nous estimons, précisément, être des reflets, des images spéculaires, en sorte que, toujours selon nous, nous ne faisons que répéter ce que l’image des deux femmes nous renvoie. Le schéma de Gell doit donc être ici « remisé », puisque la situation Artiste est, pour Rigaut et pour moi-même, ambiguë, paradoxale, agente et patiente dans le même temps : [[[Prototype-A] → Artiste-A/P] → Indice-A] → Prototype/Destinataire-P 6 Voir la citation de Lord Patchogue, p. 15. 24 C’est donc la source des reflets (ou Madame X ou Klara) qui éprouve un comportement « idolâtre », si l’une ou l’autre trouvaient ces textes et se sentaient affectées par ce que moi ou Rigaut avons écrit sur elles. Dès lors, Madame X et Klara, se reconnaissant et se sentant visées, éprouveraient leurs personnes comme étant disséminées par l’« émanation » d’un portrait d’elles qu’elles n’auraient pas contrôlé. Un tel type de croyance affectant une personne est proche de la théorie épicurienne des simulacres flottant comme partie du corps : ce seraient des morceaux d’elles qui se trouveraient, selon elles, avoirs été dérobées, après qu’on a écrit sur elles. Il reste que, aujourd’hui, je joue, je surjoue, je soujoue avec mon image, et a fortiori avec celle de mes proches, sans que je ne ressente, comme Rigaut, l’envie de mourir, même par jeu, et, peut-être, un éditeur publiera-t-il ce texte, me donnant par là-même la possibilité de disséminer un peu plus celle-ci, mais ce sera une image décentrée, excentrée, recentrée par mes soins ; de ce genre de texte dont vous pourrez vous demander, en le lisant, s’il entre dans la catégorie « Littérature », « Esthétique » ou « Curiosités »7. Loin de vous ici, pourtant, le sentiment d’avoir été jamais captivé, ou « pris », par une image ou par un texte, loin de vous, aussi, le sentiment d’avoir été fan de Mae Murray, de Liz Taylor ou de Kim Basinger, ou d’avoir, derrière votre reflet, éprouvé le regard de Lord Patchogue, de Big Brother ou d’un ange ; c’est pourquoi vous parlerez, en adulte averti, et les critiques ou les réserves que vous ferez à mon sujet seront, bien entendu, « littéraires ». Et, pourtant, il y a bien là, me semble-t-il, dans le mouvement que j’imprime à mon texte à propos de Klara, comme dans le mouvement qui a poussé Rigaut à écrire sur Madame X, quelque chose d’analogue au sentiment du sorcier fabriquant une effigie à l’image de sa victime ; et, pourtant, il y a bien quelquefois, dans votre façon de lire un poème, de regarder une œuvre d’art ou même la télé, quelque chose qui confine à de l’idolâtrie. 7 25 -V- ÉLÉMENTS SUCCINCTS DE RÉCIT : Jouer avec l’image de Rigaut / soujouer lorsqu’on est en couple J’avais découvert les écrits de Jacques Rigaut deux ou trois ans après avoir divorcé de Klara. J’avais été marqué, alors que j’étais avec elle, par le film de Louis Malle, Le feu follet, l’adaptation d’un roman de Drieu la Rochelle inspiré, justement, de la vie du poète. C’était alors, derrière les yeux de l’acteur Maurice Ronet jouant le personnage d’Alain Leroy, cette mélancolie effleurant un miroir, une lettre, un papier ou un pistolet, ce regard tendu, désincarné et triste sur les êtres et les choses. Dans le film de Louis Malle, Alain Leroy, sortant, après des mois d’isolement, d’une cure de désintoxication, cherche à renouer avec d’anciens amis avant de se donner la mort. Nous sommes à Paris, dans les années 60, à la fin de la guerre d’Algérie. Leroy est au lit dans un hôtel avec Lydia, une jeune femme d’affaires new yorkaise qui lui propose de divorcer de sa femme, la riche Dorothy, pour l’épouser, elle. Leroy refuse alors l’offre de Lydia, prétextant qu’elle serait malheureuse avec lui, et que, de toute façon, il est trop tard pour lui, puis il retourne à la maison de santé où il séjourne. Dans la chambre où il vit, on découvre, devant son lit, écrite à la main sur un grand miroir, une date qu’il a entourée : le 23 juillet. Derrière la porte, une femme de chambre l’appelle pour qu’il vienne déjeuner. Leroy rejoint alors la salle à manger de la maison de santé, déjeune avec les autres pensionnaires et discute avec une vieille dame qui s’est prise d’affection pour lui et qui lui apprend que le docteur lui a fait entendre qu’il allait les quitter. Puis il retourne dans sa chambre, voit, en contre-champ devant lui, posées en bas d’un miroir, sur la tablette d’une cheminée de marbre, des photographies de sa femme Dorothy. Il s’avance vers les photos, en repositionne une qui ne respectait pas l’alignement de rigueur imposé par le cadre du miroir, dérange les aiguilles d’une pendule qui s’était mise à sonner, puis il souffle sur un drapeau des Etats-Unis qu’une petite nymphe en céramique, posée près des photos de Dorothy, arborait. Enfin, il se met à découper et à coller, sur un autre miroir, un article de fait-divers intitulé « Navrant ! », où l’on peut lire : « Jean-Jacques voulait jouer à l’homme volant. » On voit alors le reflet de Leroy, alias Rigaut, alias Lord Patchogue, diffusé par l’étain de la glace…. À gauche de l’article sur l’homme volant, d’autres textes ont trouvé leur place sur un mur de la chambre, ainsi que deux photographies en médaillon, dont on devine qu’elles représentent Dorothy et Lydia… Le spectateur, qui ne sait pas qui a été Drieu ni Rigaut, se dit alors que Leroy a décidé de rester dans la chambre d’une maison de soins à Versailles, même si sa cure est terminée, même s’il est soigné (Lydia, sur l’oreiller, lui en avait même fait, au début du film, la remarque), précisément parce qu’il n’attend plus rien de la vie. Il peut aussi penser que ce personnage a eu bien tort de refuser la proposition de la belle Lydia, et que, lui, s’il avait été à sa place, il aurait sauté sur l’occasion. En très gros-plan, à cet instant, le titre d’un autre fait-divers scotché sous l’abat-jour d’une lampe Tiffany : « NUE, ELLE ÉTAIT MORTE. À ses côtés son mari râlait. ». Puis, 26 nouveau gros plan sur la date inscrite au feutre, sur l’une des glaces de la chambre : ce 23 juillet, déjà mentionné. Leroy, dont on ne voit encore que le reflet, fait les cent pas, il marmonne, rumine, comme un lion en cage, le nom de sa femme Dorothy. Il va ensuite à sa table de travail, écrit une page qu’il rature aussitôt, corrige au feutre rouge, puis il se met à gribouiller un visage… À côté de la feuille manuscrite se trouve une mallette de cuir ; Leroy l’ouvre et il en sort, sous un fouillis de cartes de jeux, un pistolet. Il regarde s’il est chargé et le contemple un instant, jusqu’à ce que les bruits d’un klaxon, qui viennent de la rue, le sortent de sa rêverie. Le docteur ouvre alors sa porte… « En toute rigueur, ses gestes, ses paroles cherchaient dans le suicide une légitime, une seule conclusion. Encore fallait-il ne pas la rater cette facile mort et partir superbe, détaché et non comme une victime. », écrit, à l’âge de vingt ans, Jacques Rigaut dans « Son enfance »8 Ce que recherchait précisément Rigaut, comme on l’a dit, et cela bien avant Georges Bataille (époque Acéphale), c’est un sacricide, mais lui ne le rata pas. Et, comme vous vous en doutez peut-être déjà, un sacricide n’est pas un suicide, ni même un sacrifice. Par contre, comme on va voir, comme on le voit peut-être déjà, ce qu’ont fait Drieu La Rochelle et Louis Malle avec Le feu follet, c’est de ranger ce poète au rayon des déchus… le propos de Rigaut, quoiqu’on en dise, semble, après quelques minutes de film, dénaturé par leur soin : « Trop mélancolique pour supporter la vie, il se suicida. », imagine-t-on après ça9. Le Clézio, qui écrivit un article sur l’aventureman suicidé, sut, lui, tout au moins, interpréter au plus près l’œuvre et la personne de Rigaut. En témoigne un hommage trouvé de la main de Le Clézio dans La Quinzaine Littéraire d’avril 1970, un court mais intense sermon façon Bossuet, faisant l’éloge du poète : « Une PASSION, déclarait alors Le Clézio : une ivresse de la vérité, une ivresse de la beauté de la vérité. Il s'agit d'aller jusqu'au bout de cette vie, de savoir comment les choses se passent, sans jamais succomber à aucune complaisance, à aucun à peu près. Découvrant à chaque instant un nouveau mensonge, un nouveau déguisement destiné à masquer le vide, Rigaut descend résolument tous les degrés de l'existence, et tous les degrés du langage. Il parvient exactement au même moment au degré zéro de la vie et au degré zéro du langage. »10 Sauf que, pour Le Clézio non plus, Rigaut n’a pas traversé le miroir. Comment aurait-il pu, puisque l’écrivain avait sacré Rigaut, au début de son hommage, champion de la vérité, donc, en quelque façon, philosophe ? Tout au moins Rigaut, dans son texte, ne rate-t-il pas sa sortie : « Cette décision logique, écrit encore Le Clézio dans son sermon, quand Rigaut l'aura prise, c'est qu'il sera parvenu à dépouiller le suicide de tout son aspect sentimental. Ce sera une opération chirurgicale, préméditée jusque dans ses moindres détails. C'est pour cela que le suicide de Rigaut est admirable, et c'est pour cela que la Société le refuse, parce qu'elle en connaît tout le danger. La société humaine peut se permettre des accidents, des suicides passionnels, des morts par folie ; leur caractère irréfléchi plaide en fait pour les vivants. Mais qu'un homme considère l'éventualité de sa mort avec tant de calme et de raison, qu'un « Son enfance… », Jacques Rigaut. Écrits, Gallimard, « NRF », Paris : 1970. P. 17. La même incompréhension s’est retrouvée entre Blanchot et Bataille, notamment pour le sacrifice que ce dernier avait voulu faire de sa vie à l’époque de la revue Acéphale (Voir, à ce sujet, l’essai de Blanchot, La communauté inavouable, et, sur tel type d’incompréhension entre Bataille et Blanchot, ce qu’en dit Michel Surya dans Sainteté de Bataille.) 10 « Jusqu’au bout », J. M. G. Le Clézio, La Quinzaine Littéraire, du 1er au 15 avril 1970, p. 4. 8 9 27 homme se tue par logique, parce qu'il a connu qu'il n'y avait aucun autre remède, voilà bien le comble du blasphème. Car cette mort condamne la société toute entière, lui révèle d'un seul coup sa faillite. »11 Nous sommes donc là, semble-t-il, bien loin du suicide annoncé dès les premiers plans du film de Louis Malle, précisément dans le sacricide. … Le docteur ouvre alors sa porte… Leroy réussit, à cet instant, à cacher son arme sous un foulard de soie. L’homme en blouse blanche entre et s’assied devant la partie d’échecs qu’ils ont commencée quelque temps auparavant. Il lui demande si sa première sortie durant la soirée s’est bien déroulée, puis il lui conseille, après quelques instants, de reprendre une vie normale, loin de sa maison de repos. Leroy s’emballe alors et le menace de recommencer à boire s’il le met à la porte. Le médecin le rassure, il cherche à le motiver, le rappelle à nouveau à ses projets : Dorothy, sa femme, l’attend sans doute à New York, il ne peut en être autrement. Mais son patient lui répond que non, vous ne croyez que ce qui vous arrange, docteur. Dorothy, maintenant, l’a oublié, à ce qu’il sait, et, si elle lui envoie un chèque tous les mois, c’est pour s’acquitter, tout bonnement, d’une dette. Le médecin, borné, l’assure pourtant du contraire et il lui demande de télégraphier à sa riche Américaine pour qu’elle le rejoigne : « Amenez-la avec vous dans le midi et faites en sorte qu’elle ne vous quitte plus. » Leroy accepte alors de se plier à la demande du médecin et il lui assure qu’il sera parti dans une semaine. Satisfait par la réponse, le médecin le quitte. Leroy retourne alors à la contemplation de son pistolet, un browning si je ne m’abuse, puis il rédige le télégramme demandé… « 23 juillet » revient alors à l’écran… derrière le noir et blanc de la photographie cinéma, le spectateur comprend que nous sommes en été et que le 23 juillet arrivera, sans doute, demain ou après-demain… ̶ « Se retrouvant seul et oublié de tous, sans perspective d’avenir et méprisé par sa femme, il se suicide. », devrait être une épitaphe suffisante, quelque chose comme le « Vixit » gravé sur les tombes des Romains, durant l’Antiquité : « Il a vécu. » C’est, tout au moins, ce qu’un spectateur cynique pourrait se dire, à ce moment du film, de Leroy… ̶ * J’ignorais, alors que j’étais avec Klara, tout des textes de Rigaut ; j’ignorais en l’occurrence, à l’époque de mon couple avec elle, que, dans Le feu follet, Rigaut n’est plus Rigaut, que c’était, même, tout le contraire. Ce que montre, indirectement, Louis Malle à l’écran, passé l’éblouissement du film, c’est un malentendu entre deux écrivains et amis, que, vie, opinions, œuvres, tout oppose : Drieu ne pouvait concevoir, il ne pouvait entendre que son ami Rigaut puisse être du côté de la mort, et que ce choix, inadmissible pour lui à la fin des années 20, suffît à faire de cet homme un poète : le roman de Drieu La Rochelle, dont est sortie l’adaptation de Louis Malle s’ouvre sur une telle incompréhension. Il était inconcevable, et il reste encore, de nos jours, inconcevable qu’un suicide – et surtout s’il est gratuit – pût être un acte d’émancipation et d’affranchissement total. Rigaut devait être, selon Drieu, un homme mélancolique et désespéré, et non un poète libéré de tout, même des lettres, et faisant ainsi partie de cette « constellation d’hommes libres » dont avait parlé Tristan Tzara12. 11 Ibid. Les propos de Rigaut, selon Drieu, étaient certes ceux d’un écrivain, mais qui avaient gâché son talent dans une vie dissolue. Il aurait donc fallu que Rigaut se reprenne pour faire une œuvre qui se tienne, qu’il arrête 12 28 Dès lors, l’image de Jacques Rigaut est elle-même disséminée à travers ce qu’elle devient chez Drieu La Rochelle et Louis Malle, mais aussi – cas plus étonnant encore – à travers un morceau du poète et chanteur Daniel Darc qui reprit et transforma les mots d’Alain Leroy sur son album Nijinsky. On se souvient que, dans Le feu follet, Alain Leroy, avant son suicide, se promène dans les rues de Paris avec son ami Dubourg. Se disputant à un moment du film, Dubourg s’en prend à Leroy, parce qu’il considère que celui-ci a fait l’apologie de l’obscur et du noir, par peur de la vie ; il le poursuit alors dans la rue en le traitant de lâche. L’avatar de Lord Patchogue se retourne alors vers Dubourg et il lui demande, après lui avoir pris le bras : « Tu es mon ami ? Si tu es mon ami, aime-moi comme je suis, pas autrement… » Puis, après s’être repris : « Laisse-moi te regarder, poursuit-il… Je voulais que tu m’aides à mourir, c’est tout. » Dans la chanson « Le feu follet », Daniel Darc transformait alors la première phrase de Leroy pour la faire sienne : « Si je suis votre ami, chantait Darc, Aimez-moi comme je suis D’ailleurs je ne suis pas beaucoup Et je crois que je m’en fous Si je suis votre ami Aimez-moi comme je suis », puis la chanson poursuit sur cette lancée. Or il se trouve que le poète Daniel Darc13, à vingt ans, s’était tailladé les veines, alors qu’il était en première partie d’un concert du groupe américain, les Talking Heads, deux ans avant la sortie de son premier album au titre évocateur, Seppuku. La reprise par Daniel Darc des mots de Leroy, double de Rigaut, scellait, de façon symbolique, le destin du chanteur à celui d’une autre comète de l’espace poétique français. Rigaut revient peut-être alors là avec une image plus proche de ce qu’il a été, lui, et même, de ce qu’il aurait aimé pour lui, s’il avait vécu à la fin des années 70 : l’image-même d’un rȏnin, un samouraï sans maître ni loi, sous le bruit des guitares électriques et des tambours, évoquant encore les bruits des musiques futuristes et dada. Pourtant, l’aveu de faiblesse d’Alain Leroy, lors de la dernière scène du Feu follet, demeure dans la chanson de Daniel Darc, puisqu’elle commence par ces mots, détournés du film et des textes emprunts de cynisme de Rigaut : « J’aurais voulu être vous. Ce doit être assez doux. » Rigaut n’aurait voulu être personne, entendons-nous bien, et surtout pas vous. Ou plutôt il voulait être tout le monde et personne en même temps, c’est-à-dire Dieu, comme, à Berlin, l’Oberdada Johannes Baader, l’ami de Raoul Hausmann, avait voulu l’être après191414. L’image, les propos de Rigaut sont donc à nouveau disséminés, mais cette fois-ci différemment de Drieu et Malle, par un punk ayant sévi sur la scène française, à partir des années 80. l’alcool, l’héroïne et les femmes, et devienne, en quelque manière, comme lui-même, un ascète de la plume. Écrire, par exemple, comme Rigaut, qu’il faudrait dynamiter l’annuaire téléphonique pour qu’explose l’identité des hommes, cela peut s’entendre poétiquement, c’est même, peut-être, très beau, mais cela n’est pas, pour Drieu, sérieux. C’est beau, en l’occurrence, comme toutes les révoltes d’enfants sont belles, et quand on sait les apprécier à leur juste valeur. 13 On peut trouver tous les livres de Daniel Darc aux Editions Derrière La Salle de Bain. 14 Une série de photographies de Rigaut par Man Ray le représente ainsi en Christ sur la croix : hommage détourné à un autre suicidé célèbre. 29 J’étais donc marqué, tandis que j’étais avec Klara, par cet André Leroy, parce que, même si l’époque et les conditions de son existence étaient naturellement différentes des miennes, je ressentais, comme lui, êtres, objets et événements comme derrière une vitre, comme si toute information, toute sensation, que je percevais alors, avaient été retardées, comme si les bruits du monde étaient étouffés avant d’arriver à mes oreilles. Je ne m’identifiais pas vraiment à lui, je ne le pouvais pas, mais quelque chose de son passé, qui était en horschamp dans le film, évoquait certaines souffrances ressenties, enfant, une angoisse lente et impérieuse avec laquelle il me fallait maintenant composer et qui empêchait toute émotion véritable de surgir. Leroy dit encore au début du film, alors que son médecin reprend une partie d’échecs avec lui, que le mal, qui le ronge, est au cœur de la volonté et que c’est elle, précisément, que cet homme de science soigne. Autrement dit, non pas une volonté quelconque, mais la volonté pleine et entière était, selon Leroy, et de façon intrinsèque, une maladie que la science et la culture se devaient de soigner, afin que survive la société… de cette dialectique, de cette partie d’échecs, au fond, entre la conscience et le vouloir-vivre qui fut un leitmotiv de la pensée de Schopenhauer, et qu’on retrouve là, rampante et disséminée, de Louis Malle à Daniel Darc, jusqu’à nos jours, à travers des hommes et des œuvres, mais aussi dans la vie-même, dans le quotidien de certains d’entre nous, et derrière les non-dits. ̶ Le médecin ajourne alors la partie d’échecs avec Leroy, en lui donnant son congé ; façon, comme une autre, de ne pas s’avouer perdant… Leroy lui a promis qu’il allait partir, tout va donc pour le mieux, maintenant... Avant de fermer la porte, l’homme de médecine affirme pourtant, sans grande conviction, devant la caméra ou devant Lord Patchogue : « Leroy, la vie est bonne... », puis il s’enfuit. * J’obtins alors une maîtrise me permettant d’enseigner le français à des étrangers, et, ne voulant pas passer le concours de professeur, malgré un diplôme validant cinq années d’études de lettres, méprisant école, famille et société pour le peu d’attrait que j’en avais, je m’évadais dans les livres. Je vécus ainsi, quelques mois, de l’argent du chômage et d’une petite somme d’argent que ma grand-mère m’avait laissé à sa mort et qui me permit d’emménager avec Klara, dans un petit appartement proche du centre-ville de Dijon. Klara avait, entretemps, trouvé un emploi de vendeuse dans un magasin de vêtements pour femmes et elle semblait être heureuse ainsi. Nous vivions encore, malgré tout, dans la gêne, et mes ressources, au bout de quelques mois, commencèrent à s’épuiser. Je lui proposai alors de partir en Chine, où nous avions, me semblait-il, plus de chance de trouver du travail qu’en France. Le projet me paraissait, somme toute, réalisable, si nous nous y prenions intelligemment : nous nous serions installés dans une ville universitaire, et j’aurais donné des cours de français à des étudiants chinois ̶ il y avait des offres d’emploi pour moi à ce sujet ̶ et Klara, après quelque temps, aurait travaillé pour une entreprise française implantée là-bas ou elle aurait servi de modèle européen pour des photographes chinois. Nous aurions ainsi immigré l’un avec l’autre, unis contre l’adversité et les coups durs, aurions appris le mandarin, puis, après deux ou trois ans, portés d’une province ou d’un canton à un autre au gré des emplois glanés, nous nous serions installés et aurions fondé une famille. Qu’est-ce que la vie pouvait bien nous apporter en France ? Qu’est-ce qu’il y avait encore à espérer de ce pays ? Rien, mais, si nous avions vécu à l’étranger, les enfants, 30 que nous aurions eus ensemble, auraient possédé deux langues et deux cultures, la nôtre et la chinoise ; ils auraient ainsi été plus ouverts, plus heureux et plus épanouis qu’aucun autre enfant au monde. Parce qu’ils auraient vu du pays, parce qu’ils auraient été forcés de s’intégrer chaque fois à des conditions d’existence et à un quotidien nouveaux. Pourquoi faudrait-il demeurer dans une culture qui ne nous apporte rien et qui, chaque année, s’enferme davantage dans la crise ? Pourquoi rester ? Qu’y avait-il de nouveau ici que nous ne connaissions déjà ? Je n’aimais pas la France, on ne pouvait aimer les valeurs d’épicier de notre pays, ses bas-de-laine et ses ambitions qui étaient encore celles d’un père Grandet : « C’est le père Grandet toujours, la France, comprends-tu, Klara ? C’est la mentalité bourgeoise du dix-neuvième siècle telle que Balzac l’a dépeinte deux siècles avant nous, les portables et le nucléaire en plus. Ceux qui nous dirigent ont encore cette mentalité de propriétaire foncier, avares et fiers de leurs vignes pour les bénéfices qu’ils en obtiennent, et faisant des affaires sur le dos des hommes qu’ils méprisent. Et, même si leur tas d’or décline, même si, contrairement au vieux Grandet, leurs fonds, chaque année, se réduisent comme peau de chagrin, ils ne veulent pas changer, ils en sont encore là à vivre aux dépens de leur frère et de leur fille et à spéculer pour des bons du trésor ou des actions cotées en Bourse. Comment ne pas partir plutôt que de supporter un tel père ? On ne le peut pas, c’est impossible. Mieux vaut prendre ses cliques et ses claques, et déménager à la première occasion. » Mais Klara ne pensait rien à ce que j’avançai ; elle me laissa dire, les deux ou trois fois où je lui proposai de partir avec moi, puis elle se tut. Si elle restait, c’était pour sa mère, c’était pour ses frères et sœurs, ses oncles, tantes et cousins polonais qui habitaient à moins d’une heure de l’endroit où nous vivions ; cela ne la dérangeait pas de supporter Grandet, si c’était proche des siens. « Qu’est-ce que Grandet, finalement ? aurait-elle pu me demander. Le père Grandet est partout, même en Pologne et en Chine. » ̶ Don d’ubiquité du père Grandet dans les affaires des hommes, sur les cinq continents, et cela, depuis plus de cinquante ans, désormais. Mieux vaut vivre à ses côtés, comme une bonne Eugénie, comme une bonne ingénue. « Pourquoi parler de ce qui blesse ? Il y aura toujours des hommes pour vivre aux dépens d’autres hommes, tout le temps. » Le mieux aurait été que je rentre à l’Education nationale par la voie d’un concours et que je fasse, comme les autres, contre mauvaise fortune bon cœur. Elle-même avait raison, finalement : vouloir partir en Chine ou ailleurs, tandis que le système mis en place est partout le même, c’est être naïf, il n’y a même pas à en discuter. « Pourquoi encore parler de cela ? Et à notre âge ? » Choisir avec la costumière l’habit qui nous correspond le mieux et se dépêcher maintenant de rentrer en scène, avant le baisser du rideau. Ce que voulait Klara, c’était un bonheur simple, quelques amis, des enfants, un travail, voilà tout. Et moi, déçu de ne pouvoir l’emmener avec moi dans mon aventure en Chine, je me comportais avec elle comme un spectateur devant un film déjà vu, déjà connu, mais qui, trop poli pour dire ce qu’il pense, laisse la projection se faire et attend qu’elle passe. Klara voyait toujours Alice, Charlotte et d’autres amis, et semblait toujours heureuse. Elle semblait toujours heureuse, même si je n’avais pas de travail, même si notre vie était précaire. Mes parents, quant à eux, la trouvaient charmante ; ils me disaient que je devais rester avec elle, parce qu’elle était charmante. Elle avait vécu, elle savait ce qu’était la vie ; adolescente, elle avait aidé sa mère seule à éduquer son frère et sa sœur, lorsque le père était parti ; elle savait donc la valeur des choses. C’était bien, ce moment, cette période, comme si la vie pouvait commencer : les yeux de Klara, le sourire de Klara, sa taille élancée, ses mains croisées sur les genoux à faire et dire ce qu’on attendait d’elle. Avec mes parents, avec ses parents, avec Charlotte, Alice ou les 31 autres, le tableau heureux que nous faisions ! Une comédie morale proche de celles écrites de Diderot, une existence honnête. Même Charlotte et ses déconvenues avec les hommes, Charlotte qui courait tous les lièvres et ne supportait pas l’alcool, Charlotte elle-même rentrait dans le tableau en tant que charmante oie, puisqu’elle aussi avait droit de trouver le prince charmant et de se marier avec lui. Il n’y avait pas de problème, il n’y en avait jamais eu. ̶ « Qu’est-ce que tu as fait Charlotte ? Tu sais bien que c’est mal, Charlotte ? Tu pleures maintenant ? » Et Klara, de consoler l’enfant perdue. Puisque Charlotte était perdue, n’estce pas ? elle qui gagnait sa vie davantage sinon mieux que ma compagne ou moi-même. Elle n’était pas du tout perdue, Charlotte, et, le lendemain matin, après une nuit blanche, elle était dans son bureau à la banque, fraîche et pimpante, à traiter un dossier, et, le soir, elle rentrait le plus souvent chez ses parents, dans l’appartement qu’ils lui louaient pour une somme modique, au-dessus du leur. C’était moi-même qui étais perdu, et j’aurais dû, après cela, trouver du travail en Chine et laisser Klara en plant, même si ce n’était pas loyal, même si, après cela, j’aurais éprouvé du remords… ̶ Mais le problème avec tel scénario de fuite en avant, voyez-vous, c’est qu’il vaut mieux être précaire et sédentaire en France que précaire et nomade en Chine. Mettons que je ne retrouve pas un emploi d’enseignant là-bas, après mon premier contrat, qu’est-ce que je deviens avec un salaire chinois, repartant en France ? Retour à la case départ, tout simplement, et chez les parents, la queue entre les jambes ; et cela, pour moi, ce n'était pas pensable. Ou bien j’aurais construit mon réseau professionnel, comme un grand, d’une année sur l’autre, avec la communauté des expatriés français trouvée là-bas. J’aurais donc été en Chine comme Ahasvérus, le juif errant, d’un canton et d’une ville-champignon à l’autre, sans pouvoir même faire de projets de couple, puisque devant partir, chaque fois, au bout d’un an ou deux pour une école ou une université chinoise nouvelle15. Au fond, si des passerelles à l’emploi sont mises en place pour des migrants venant des pays riches, cellesci sont instituées pour ne pas être pérennes : il faut que le diplômé émigré ayant un emploi à l’international ait le sentiment que sa situation ne durera qu’un temps et, avec tel sentiment, pour lui généralement, l’envie, après coup, de retourner coûte que coûte sur la terre de ses ancêtres. Parce qu’il y a des frontières, parce que les projets de vie se font à l’échelle des pays et que rares sont ceux qui peuvent, de par leur métier, voyager sereinement. Parce qu’une société est fondée sur des individus se conformant à un mouvement pendulaire à l’échelle d’un pays, de leur foyer à leur travail, et que les cultures font en sorte que vous répétiez cinq jours sur sept le même trajet sans ennui métaphysique, sans même que vous n’envisagiez sérieusement être en liberté conditionnelle, puisque tout le monde est comme vous, que tout le monde, ainsi, pense être libre ou se donne l’air de l’être. Et, si un tel destin vous mine, il y a dieu, l’art et la société de consommation, vous avez le choix ! Ou vous pouvez encore soujouer : vous êtes alors un Bartleby au travail, mais aussi en amour, dans votre quotidien, vous êtes Bartleby avec vous-même16 : ̶ Soyez ce que vous êtes ! I would prefer not to… ̶ Soyez un homme ! I would prefer not to… ̶ Soyez une femme ! I would prefer not to… ̶ Soyez vivant ! I would prefer not to… Un tel parcours d’enseignant français sous contrat à l’étranger est assez fréquent, et, avec lui, pour cet enseignant, à plus ou moins long terme, la sensation d’être exilé, hors du monde. 16 Bartleby est une nouvelle de Herman Melville publiée en 1853 et narrant l’histoire d’un clerc refusant le travail et vivant et dormant dans l’étude de l’homme de loi qui l’emploie. Aussi, lorsque sa démission lui est signifiée, celui-ci refuse encore de l’entendre… A chaque fois que l’employeur demandait quelque chose, Bartleby lui répondait : I would prefer not to… 15 32 Le désir, là-dedans ? Aucun, puisque le désir vient du fait de se savoir citoyen du monde, de notre conscience de ce qui nous fait homme dans le monde, et, pour un homme, les frontières et les murs n’ont aucune raison d’être, le mouvement pendulaire métro-boulotdodo n’a aucune raison d’être : le monde est trop vaste pour y ériger des murs, le monde est et demeure un plan lisse, pour reprendre un concept deleuzien. Pour Bartleby, ce personnage d’Hermann Melville, il n’y a pas de différence entre vivre chez soi et vivre dehors : il squatte donc le bureau où il travaille, mange et dort au vu et au su de son patron et des autres employés de sa boîte. Une telle différence entre vie privée et vie professionnelle reste et demeure une abstraction, malgré ce que famille et école nous enseignent à ce propos : il faudrait donc que son employeur, avoué à Wall Street, apprenne lui-même à reconnaître une telle abstraction pour ce qu’elle est, mais un tel homme, trop policé et respectable pour avoir encore une conscience claire de l’essentiel, ne peut pas l’entendre, c’est pourquoi il chasse Bartleby. Il le chasse même avec une certaine appréhension, quand on lit la nouvelle de Herman Melville : il le chasse, au fond, avec toute la compassion qu’un homme civilisé peut avoir pour un sauvage, auquel il lui est impossible, de par sa mentalité, de faire l’hospitalité. Embarqués dans l’existence, nous attendons le moment où nous serons notre propre maître ; c’est même, généralement, la seule raison qui nous fasse vivre, la seule, en tout cas, qui puisse nous faire jouer quelque temps notre rôle de clerc chez un avoué de Wall Street : nous souhaitons endurer les vertiges des flots marins sans autre guide que nous-mêmes. Et, si nous consentons à ce qu’il soit difficile de prendre la route qui nous plaît, étant donnés le sort dans lequel nous sommes jetés et les impératifs des voyages pour lesquels nous avons été débauchés, nous attendons pourtant, coûte que coûte, notre heure, celle où nous serons libres de voguer où bon nous semble, sans en être altérés ni aliénés par un autre que nousmêmes. Pour l’instant, nous soujouons, avançant un pion puis un autre sur le jeu d’échecs, au grand dam de nos partenaires, et le médecin, qui nous visite quelquefois, ajourne toujours la partie que nous avions commencée avec lui : « Leroy, la vie est bonne. », déclare-t-il, et il déguerpit chaque fois sans demander son reste. Nous sommes ainsi faits, non pour être responsables de je ne sais quel sort du monde17, mais pour vivre heureux où bon nous semble, et ce bonheur, s’il était possible pour ceux qui le désirent, s’il était institutionnalisé, ne coûterait finalement rien puisqu’il ne s’agit que de nomadisme hors de toute notion de territoire, et qu’un tel nomadisme n’intéresse vraisemblablement qu’une minorité. Et, si sa perspective s’éloigne de nous aujourd’hui, si elle paraît bien utopique, si tant d’hommes, par ailleurs, sont aujourd’hui refoulés des frontières de l’Europe alors qu’ils ne cherchent qu’à survivre, ce n’est pas parce que « le monde est ce qu’il est », phrase qui ne veut rien dire et dont il n’y a pas lieu d’analyser ici la vague tautologie, mais parce que certains de nos congénères profitent des injustices de l’Histoire, certains hommes abusent sans vergogne du pouvoir qu’ils ont d’asservir d’autres hommes et que nos États cautionnent leurs crimes. Et pourtant, il est plus vraisemblable aujourd’hui de se sentir citoyen du monde que pour un stoïcien grec ou romain de l’Antiquité ; il est donc, en contrepartie, plus injuste, il est plus insoutenable, aujourd’hui, de ne pas l’être ; il y a là même quelque chose du supplice de Tantale : nous voyons, altérés, l’eau glissant à nos pieds, mais nous ne pouvons pas la boire, nous apercevons encore des fruits au-dessus de nos têtes, sans même que nous ne puissions les manger. C’est Je pense ici au principe de responsabilité tel que le philosophe allemand Hans Jonas l’a pensé, même si le moralisme de Jonas s’adressait davantage aux cadres dirigeants des pays qu’aux hommes : Le principe de responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, Ed. Le Cerf, Paris : 1991. 17 33 pourquoi nous soujouons de nos jours, au fur et à mesure que les progrès technologiques et nos facilités de transport nous font entrevoir un monde plus petit et plus proches de nous que jamais, nous soujouons aujourd’hui et nous soujouerons probablement demain davantage sinon plus que jadis, puisque, de ce monde qui nous semble en quelque manière plus intime, il semble bien aussi que le système mis en place ne nous en laissera qu’un simulacre18… ̶ Alors, Klara, une fin d’après-midi de printemps, déclara : « J’ai fait un test, et le test est positif. » « Comment cela ? », demandai-je. « J’avais des doutes, me répondit-elle. J’ai fait un test de grossesse : je suis enceinte. J’ai dû oublier ma pilule ; il y a eu, en tout cas, un moment d’égarement... Je suppose que tu ne veux pas le garder ? Ce genre de décision, il faut la prendre à deux. » Cela avait été dit froidement, tel que je m’en souviens maintenant, et, moi-même, à ce moment-là, je dus ne pas en avoir non plus. - Et toi, veux-tu le garder ? - Je n’en sais rien, j’attends ta réponse. Ce sera sans doute oui, si tu dis oui, et non, si tu dis non… Je réfléchis alors : c’était la première fois qu’une telle chose m’arrivait. - Pour un enfant, il faut une situation stable, tu ne crois pas ? répondis-je. Il faudrait au moins que l’un de nous deux soit en CDI, et je me vois difficilement être père de famille dans un pays que je trouve sinistre. Mieux vaut être heureux, bien dans sa peau et croire en l’avenir, lorsqu’on veut être parents. Est-ce que tu as envie d’élever un enfant, Klara, avec les revenus qui sont les nôtres ? Et dans ce pays ? - Je trouve qu’on n’est pas si mal ici, mais, dans le fond, je pense la même chose que toi, répondit-elle. Je vais appeler notre médecin. » Puis elle n’y revint plus, la décision était prise. Mais, à part moi, les jours suivants, je songeai : « Elle ne m’a pas tout dit, elle en a peut-être envie, de cet enfant. C’est important, dans la vie d’une femme, d’être mère. À moins que ce ne se soit pas ce genre de femme, Il faut ici dire quelque chose des rapports du soujeu et de la lutte des classes… de cela, Rigaut se serait moqué, puisqu’il considérait qu’il n’y avait pas lieu d’espérer quoi que ce soit de cette vie, mais, comme vous vous en doutez peut-être maintenant, nous ne sommes pas lui, même si nous admirons son œuvre. Il y a, au fond, comme chacun sait, quelque chose de la dialectique hégélienne dans les rapports Employeur-Employé tels que les décrit, au dix-neuvième siècle, Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, mais, pour le philosophe politique, la démocratie (ou pire, à mon sens, selon lui : le socialisme et, a fortiori, le communisme, s’il en avait eu vent) est une fatalité en soi. Tocqueville écrivait, à ce sujet, à propos des démocraties : « Là se poursuit sans cesse une guerre sourde et intestine entre des pouvoirs toujours soupçonneux et rivaux : le maître se montre malveillant et doux, le serviteur malveillant et indocile ; l’un veut se dérober sans cesse par des restrictions déshonnêtes à l’obligation de protéger et de rétribuer, l’autre à celle d’obéir. » Selon Tocqueville, le contrat de travail, liant deux hommes, était un mal nécessaire pour l’un et l’autre parti se retrouvant à jouer le rôle de maître ou à obéir. Toujours est-il qu’il est plus fréquent de constater aujourd’hui un employé mal rétribué qu’un employeur ayant du mal à se faire entendre, puisque le nombre des employés sur les employeurs est, naturellement, plus important, et que, généralement, les lois protègent les premiers afin que la production des biens puisse avoir lieu année après année à l’échelle des pays, même si les Etats prétendent généralement le contraire (Cent cinquante millions d’hommes et de femmes en Inde ont ainsi manifesté, l’année dernière, pour obtenir une augmentation de leur salaire et une amélioration de leur condition de travail). Le soujeu se retrouve donc davantage dans l’attitude du peuple que dans celle des classes favorisées. Aussi, lorsque Marx et des ouvriers anglais issus des TradeUnions décidèrent, en 1864, de créer la Première Internationale en Angleterre, afin de lutter contre le dumping social, un vent nouveau advient dans l’Histoire : celle d’un peuple qui se considère non plus comme appartenant à une nation mais, au niveau international, comme homme et citoyen du monde. Et, de là, l’espoir pour une multitude d’ouvriers en Europe, d’un soujeu devenant, par contrecoup, un surjeu. 18 34 peut-être a-t-elle la nature d’une jeune fille ou d’une maîtresse… il y a, naturellement, plusieurs types de femmes comme il y a plusieurs types d’hommes. Et, cela, ce genre de choses, on l’apprend toujours trop tard, même quand il s’agit de soi-même. Comment puisje être sûr qu’elle m’ait tout dit ? Et qu’est-ce que notre couple va devenir ? Cela ne va pas durer longtemps, cela ne peut plus durer longtemps, notre histoire, notre ménage, après cela. Parce que, même si ne pas avoir d’enfant avec moi ne semble être rien pour elle, même si elle n’a rien dit ni, peut-être, rien pensé à ce propos, quelque chose, probablement, s’est rompue entre nous. Il y a, en tout cas, une ombre au tableau : nous serons bientôt des étrangers l’un pour l’autre, c’est certain. » Alors, le jour de son avortement, je vins la voir à l’hôpital avec un bouquet de fleurs. Je l’imaginais en pleurs, incapable de se figurer avoir empêché notre enfant de venir au monde, pensant avoir raté sa vie, m’en voulant pour cela, que sais-je encore ? Une infirmière m’indiqua sa chambre. Je longeai des couloirs tristes et sans vie, cherchant, en moi même, le courage de ne pas rebrousser chemin. Quand j’arrivai devant sa porte, j’entendis alors des rires. Surpris, je frappai ; des éclats de paroles fusaient de l’autre côté. Quand j’entrai, je vis Klara couchée dans un lit, et Charlotte en pyjama dans un autre lit, à côté d’elle : les deux amies s’étaient retrouvées ensemble, l’une et l’autre, à avorter dans le même lieu. Un tel hasard, le cocasse de l’affaire, l’ironie du sort les faisaient rire aux larmes depuis une bonne heure maintenant, comme deux amies parties pour une escapade, un week-end à la mer ou à la montagne, se retrouvent, le soir, à partager la même chambre d’hôtel, ou deux enfants, un soir de vacances, trop excités pour pouvoir s’endormir. Comment une telle chose put avoir lieu ? Comment deux amies pouvaient-elles se retrouver au même endroit, à la même heure et pour une opération si critique ? Klara avait dû me dire qu’elle et Charlotte devaient avorter le même jour, mais quand ? Et pourquoi n’en avais-je plus le souvenir maintenant ? Je ne me rappelais plus alors, ni aujourd’hui, ce que Klara m’avait dit à ce propos : probablement ne m’avait-elle rien dit, puisqu’elle ne savait pas elle-même que Charlotte était là, à l’hôpital, et pour la même opération qu’elle. Et, quand bien même j’en aurais eu le souvenir, il est difficile de penser que deux amies se retrouvent à tel endroit pour la même affaire, et, davantage encore, que l’administration d’un hôpital daigne leur trouver une chambre où les loger ensemble. La situation me paraissait parfaitement invraisemblable ; cela ne tenait pas debout, cette histoire. Comment cela avait-il bien pu avoir lieu ? Comment moi-même en étais-je arrivé là ? Ce n’était pas prévu, c’était complètement inconcevable, ce qui arrivait : elles étaient là, devant moi, après leur avortement, et elles riaient aux éclats. De cela, je ne suis même plus certain, aujourd’hui ; la seule chose que je puisse affirmer, c’est qu’elles étaient heureuses d’être ensemble, et que, pour moi, un tel bonheur, n’était pas même inconvenant, il ne cadrait avec rien de ce que je connaissais. Ce dut être comme ce point aveugle dans l’œil : quelque chose a dû se dérouler devant moi et je ne l’ai pas vue. * Il y a souvent, au fond, dans le hasard des circonstances qui nous pressent, comme un jeu qui se forme malgré nous, comme on peut soi-même manier un pion ou une carte lors d’une partie, comme si nous étions pris dans un jeu plus grand que nous et qui nous dépasse, et 35 cela n’est pas le lieu d’en rire, cela n’en est jamais le lieu ; la situation est tout sauf adéquate pour laisser échapper un rire, même contenu. Le réel se dévoile alors quelquefois à nous, tel qu’il a toujours été finalement, mais que le monde nous cachait jusque-là, de ce que lui-même n’en pouvait plus de nous cacher et qui craque pourtant de toutes parts : une anomalie. Le réel devient pour nous-même une anomalie, lorsque l’ironie du sort le jette sur notre route. (Il a toujours été là, finalement, à suivre le même chemin que vous, mais vous ne le voyiez pas. On vous a si bien appris à l’éviter que vous ne le reconnaissez pas, lorsqu’il se déclare à vous, comme le seul maître de vos vies, pourtant, le seul à vous avoir permis d’être là, à être ce que vous êtes.) Et, maintenant, il joue avec nos faces, nos vies, nos âmes (il a même toujours joué avec elles, et ce depuis le début). Il joue sans honte ni remords avec nous-mêmes, parce qu’il ne nous connaît pas, que ces faces et ces âmes, qui nous forment, lui sont indifférentes, puisqu’il est l’indifférence-même, le fond du fond des choses, leur tréfonds. Dans L’idée de ludique, le philosophe Jean-Paul Galibert écrit à ce sujet : « Le jeu est le temps décisif. Une sorte de décision sans décideur, où les choses se décident. Il ne s’agit pas de réflexion, mais de chaos. D’un temps de prématuration de la forme dans le désordre. Un temps d’esquisse et de contour, où tout est vague et pourtant décisif. »19 « Le jeu est le temps décisif », déclare Galibert, vous ne pourrez pas vous en défaire. C’est pourquoi, assez souvent, nous en rions, nous ne pouvons pas ne pas nous empêcher d’en rire, de nous tordre les côtes lorsqu’il apparaît fortuitement, lorsqu’il nous fait signe sur la route, malgré nous, malgré tout : ce n’était donc que cela, le tragique, le sérieux de la vie : une farce ! Nous ne pouvons même plus nous tenir les côtes, tant la farce semble énorme, tant elle nous dépasse. Et les contingences du réel reprennent alors leur droit sur nos déterminismes, nos raisons, nos garanties, nos assurances, nos principes de précaution, toute forme d’actions préventives que nous tentions pour vivre et survivre contre lui, et notre responsabilité-même dans les affaires courantes s’en trouve faussée. Nous pouvons alors faire comme si cela n’avait pas eu lieu, et généralement c’est ce que nous faisons ; nous pouvons malgré tout sauver les apparences, mais, au fond, c’est perdu d’avance, parce que le jeu nous rattrape toujours, parce qu’il ne nous a jamais quittés. Nous pouvons aussi, à ce propos, tuer notre innocence pour demeurer sérieux et adultes jusqu’au bout ; comme Caïn a tué son frère Abel, nous pouvons faire en sorte que le réel ne nous atteigne plus, le fuir – second, troisième ou sept-millième Caïn sur la route du temps – de plus en plus loin, aux confins du monde, bâtir des villes toujours plus imposantes et plus menaçantes, trouver des paroles propitiatoires pour que le réel n’advienne plus. Nous pouvons enfin nous enterrer vivant, nouveau Caïnite, dans une tombe à Hénoch ou un abri antiatomique à Gotham City, le temps sera toujours là, le jeu des éléments, le sort dans lequel nous sommes jetés, tel un zombie, un troupeau de zombies les bras en avant, chairs en pâte à mâcher ridicule du premier Nuit des morts vivants, et vous perdrez votre sérieux en voyant ce jeu si minable qui tombe sur vous, vous ne pourrez pas vous contenir, même damnés en enfer, pleurant et grinçant des dents, vous rirez : vous rirez en pleurant et en grinçant des dents même au paradis, même en enfer, du ridicule de la situation que l’anomalie a provoquée. Klara n’avait pas pris le parti de rire à cette forme de jeu qu’on appelle « ironie du sort », elle n’avait pas pris le parti de rire en découvrant le côté fumiste de Romain, tandis 19 L’esprit de ludique, Jean-Paul Galibert. Editions Publie.net, Paris : 2013. P. 89. 36 qu’Alice l’attendait, lui, devant le cinéma de quartier où il travaillait, elle n’avait pas pris le parti de rire à l’hôpital, tandis que Charlotte, la petite sœur, la dévergondée, celle qu’elle sermonnait quelquefois, se retrouva à avorter à ses côtés le même soir, les circonstances furent telles, dans l’un et l’autre cas, qu’elle ne put s’empêcher d’en rire, et ce dut être, à chaque fois, un rire fou, un rire aux larmes. Le réel reprend alors son droit sur vos vies, il ouvre les pores de vos peaux, il dilate votre épiderme en un mouvement panique. Et ce qui se passe là, pour qui en est le témoin, pour qui demeure lucide, est magnifique. Car, alors même que le réel vous destitue de ce que vous êtes, vous recouvrez une part de votre Souveraineté, c'est-à-dire RIEN : vous recouvrez RIEN. Le soujeu se manifeste alors de cette prise de conscience révolutionnaire que l’esprit de l’homme est souverain, puisque, pris dans l’instant où il marche, danse, joue ou se lève, comme au premier jour, il n’a pas conscience d’être né et que son sort est mortel. Et cela, même sur un lit de mort, comme au premier jour couché dans un berceau : seule la douleur pourra le ramener au monde. * Qu’avons-nous fait alors, Klara et moi, après cela ? Qu’aurions-nous pu faire ? Nous nous sommes mariés, naturellement. Sur notre carton d’invitation à nos noces, j’avais dessiné deux mariés ayant l’aspect de glaçons ou d’un reflet embué dans un verre d’eau. Puis, lorsque la glace a fondu entre nous, deux ans après, au sortir du bureau d’une avocate, ayant divorcé, je lui demandai : « Klara, est-ce que tu as vu l’image des glaçons sur le carton pour nos noces ? » « Non, me dit-elle alors, je n’ai pas vu de glaçon : il n’y avait pas de glaçon. Je trouvais l’image jolie, c’est tout. » Elle trouvait l’image jolie, nous étions jolis : qu’aurions-nous pu faire d’autre, après tout, que de nous marier et de nous laisser fondre au soleil ? Dans les années 20, les noces de Jacques Rigaut à New York avec la jeune et riche Gladys Barber durent, elles aussi, être charmantes et jolies et belles : cubes de glace posés dans un verre, en été, pour rafraîchir de la vie souvent tiède et chaude. Et, si le mariage s’est terminé brusquement pour le couple, qu’importe ! Ni Gladys ni Jacques n’y ont sans doute cru. Et l’essentiel, maintenant, ce sont les photographies des mariés : ce sont les photographies des mariés qui comptent : c’est l’image, c’est le reflet de l’amour et du bonheur qui a de la valeur, davantage et bien plus que ce qu’il en était vraiment. Ainsi, simuler le bonheur, rayonner, simuler la vie, rayonner le bonheur, la vie jusqu’au bout. Rayonner, simuler. Aimer une image. Être une image. Aimer être une image. Puis la devenir à force d’y croire. Devenir enfin toutes les images, puisque, souverains, nous découvrons que nous ne sommes RIEN, même une image. S’hypostasier ainsi, fongibles et fondant dans un verre d’eau. Aujourd’hui, me remémorant cet épisode de ma vie, je me dis que ni moi ni Rigaut ne connaissions l’amour, et c’est maintenant que je sais qu’il existe, maintenant que je suis avec une femme qui m’aime et me le prouve quotidiennement, que je peux écrire tout cela et témoigner contre moi. 37 Aujourd’hui, me remémorant cet épisode de ma vie, je témoigne contre moi ; sans regret ni remords, je dis : « J’étais bien malheureux, finalement ; cela ne peut plus être moi, aujourd’hui », comme si deux moi, deux personnalités vivaient en moi désormais, l’une qui aime maintenant une femme et veut vivre avec elle jusqu’à mes derniers jours, et l’autre qui demeure ce qu’elle était dix ans auparavant et ne croit rien, l’une ouverte au soleil et l’autre à la lune. Et je me dis aussi, pourtant, que je pourrais maintenant avoir bien plus de moi et de vies que ces deux-là, le soleil et la lune, et je sens toutes ces vies qui ne demandent qu’à sortir de moi et germer. Mes deux moi pourraient vivre alors de concorde, me dis-je – deux, puis trois, puis quatre moi, avec la femme que j’aime, et elle-même pourrait changer d’existence à sa guise, mais toujours avec moi, maintenant, toujours tous les deux, puisque nous nous aimons l’un et l’autre, puisque nous voulons rester ensemble. Si seulement, oui, si seulement les sociétés nous laissaient changer d’existence à notre guise, mais gardant notre cœur intact, ni aliénés ni alterés, et celui de celle qu’on aime avec nous ! Si seulement, si seulement ! 38 39