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LE FACE--FACE CITADINS/NATURE Nathalie Blanc Assoc. Multitudes | Multitudes 2013/3 - n° 54 pages 129 139 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes Article disponible en ligne l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-multitudes-2013-3-page-129.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Blanc Nathalie, Le face-à-face citadins/nature, Multitudes, 2013/3 n° 54, p. 129-139. DOI : 10.3917/mult.054.0129 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution ectronique Cairn.info pour Assoc. Multitudes. Assoc. Multitudes. Tous droits rerv pour tous pays. La reproduction ou reprentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autoris que dans les limites des conditions gales d'utilisation du site ou, le cas hnt, des conditions gales de la licence souscrite par votre ablissement. Toute autre reproduction ou reprentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manie que ce soit, est interdite sauf accord prlable et rit de l'iteur, en dehors des cas prus par la lislation en vigueur en France. Il est prisque son stockage dans une base de donns est alement interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes ISSN 0292-0107 Nathalie Blanc Que signifie protéger l’environnement, sur les plans éthique et esthétique ? Au nom de quoi agissons-nous ? Quelle sorte de protection pouvons-nous imaginer de l’environnement ? Quelle place ont les tensions esthétiques dans la formulation d’une obligation à l’égard de l’environnement ? Esthétique et éthique : un face-à-face Depuis quelques années, les réflexions sur le thème de l’esthétique environnementale en France et à l’étranger se font nombreuses1. Elles impliquent un raisonnement éthique. La Ces questionnements obligent, premièrement, à interroger l’autonomie du champ de l’esthétique, vécue aussi comme une force critique (Adorno, 2013), voire une promesse de liberté au regard des volontés de contrôle et de normativité sociale (Berleant, 2010). Ce travail a été ébauché par ailleurs (Blanc, 2008 ; 2012). Ces interrogations nous conduisent, deuxièmement, à vouloir comprendre les rapports d’une éthique environnementale et de soins donnés aux éléments de notre environnement au nom de leur beauté, ou du plaisir qu’on peut avoir à les pratiquer, de loin, par le biais des médias, ou de près, dans la proximité et la familiarité, manifestant le souci d’une vie persévérante. 129 1 Rappelons que l’esthétique environnementale, courant essentiellement anglophone inspiré des philosophies de la nature, insiste sur l’expérience esthétique pour les environnements naturels. Les travaux de l’esthétique environnementale, initiée par la tradition analytique anglosaxonne et désormais développée en France, sont utiles pour aborder cette question du rapport sensible à la ville et permettent d’exploiter et d’articuler les éléments collectés. S’intéressant depuis plus de trois décennies à des objets tels que la nature, le paysage, l’espace urbain ou encore le quotidien, l’esthétique environnementale déploie diverses stratégies de compréhension des valeurs que la communauté humaine construit par rapport à son environnement, mais s’intéresse peu à l’art. Ces stratégies peuvent servir de référents dans l’exercice d’analyse des valeurs mises en jeu par les habitants-acteurs rencontrés. Ainsi, on prendra en compte aussi bien les appréciations dites « cognitives » intégrant les développements scientifiques que « non cognitives », celles axées sur le rôle de l’imagination que celles incluant le rôle de la narrativité. À cela s’ajoutent encore les évolutions les plus récentes en esthétique, concernant l’intervention de l’éthique au sein même de l’esthétique, ou encore le rapport entre esthétique et politique. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes Le face-à-face citadins/nature Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes dégradation de l’environnement lato sensu nous concerne tous, et solidairement. Cet intérêt ne relève pas du seul choix ; être touché par l’environnement, sa dégradation qui nous met en péril, s’impose. Ainsi, la vision d’un environnement dégradé, parfois sans réversibilité possible, transforme la relation éthique à la nature. Il est possible de distinguer plusieurs polarités. Il y a, tout d’abord, la relation éthique à la nature et à l’environnement proche, ces environnements du quotidien dont dépend la qualité du cadre de vie. Il y a la relation à une nature lointaine, rendue proche, parfois, par le jeu des médias. Un sentiment de honte ou de culpabilité à ne pas s’en occuper, à ne pas la prendre en considération, joue un rôle dans l’idée de notre responsabilité vis-à-vis des générations futures. Il invite à prendre en considération les êtres vivants et les environnements présents considérés fragiles. Cette fragilité donne un caractère d’obligation à la préservation écologique. La Terre étant un écosystème, nous sommes liés. Les êtres fragiles peuvent être nécessaires aux êtres moins fragiles. Une telle mise en scène rend visible une chaîne d’être vivants, d’éléments naturels, de fonctionnements écosystémiques, bien difficile à modéliser. Les entités naturelles sont concernées dans leurs rapports historiques aux êtres humains. Cette invisible chaîne au caractère d’obligation ne peut donner lieu à un contrat êtres humainséléments naturels. En effet, avec qui contracter, et s’agit-il vraiment d’un contrat qu’une des parties pourrait briser ? Ce n’est pas, non plus, une obligation morale au sens strict. La cohabitation planétaire avec toutes sortes d’entités suppose de redéfinir ce qui nous lie. L’éthique du « care », courant de réflexion qui promeut le soin donné aux « fragiles » notamment, associée à l’éthique de l’environnement, permet de penser cette nouvelle relation. L’éthique du « care » facilite la mise au point d’une éthique de la solidarité des corps, proches ou lointains. Elle nous fait voir que ce soin donné aux vivants est obligatoire du fait d’être(s) vivant(s). Les éléments sont nombreux dans cette direction. Par exemple, êtres humains et biodiversité doivent trouver la bonne distance, via la mise en place d’aménagements. C’est le cas des « trames vertes » ou réseau d’espaces verts connectés écologiquement. Cette cohabitation devrait associer toutes sortes de natures vivantes. Aussi, les formes de l’environnement sont associées à des valeurs. On ne peut juger la beauté de l’éléphant sans avoir à imaginer sa préservation et non sans mettre en évidence les arguments éthiques qui justifient une modification des comportements à son égard. Cependant, cette obligation justifiée par la beauté de l’éléphant ne paraît plus si vraie pour d’autres espèces animales, par exemple, le cafard. Comment s’opèrent ces sélections, ces choix environnementaux, plus ou moins conscients, et profondément enracinés dans des cultures données ? C’est ainsi que la mise en forme des environnements traduit des valeurs et, notamment, des rapports nature/culture (Descola, 2005). Comment se tisse ce rapport des formes et des valeurs ? Les différentes conceptions de l’éthique environnementale2 veulent mettre en cause la neutralité axiologique de la nature, qualifiée de 130 2 Parmi les plus connus, citons notamment Holmes Rolston : Rolston III, H., 1988. Environmental Ethics. Duties to and Values in the Natural World, Temple University Press, Philadelphia ; Rolston III, H., 1993. « Value in Nature and the Nature of Value », in Philosophy and Natural Environment, R. Attfield et A. Blesey (éds.), Cambridge University Press, Cambridge, pp. 13-30 – tr. fr. en 2007 par H.-S. Afeissa dans H.-S. Afeissa (éd.), Éthique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Vrin, Paris, pp. 153186 ; et, également Baird Callicott, Callicott, J. B., 1989. In Defense of the Land Ethic : Essays in Environmental Philosophy, SUNY Press, Albany ; Callicott, J. B., 1999. Beyond the Land Ethic : More Essays in Environmental Philosophy, SUNY Press, Albany ; Callicott, J. B., et Palmer, C. (éds.), 2004. Environmental Philosophy. Critical Concepts in the Environment, 5 volumes, Routledge, Londres-New York. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes Multitudes 54 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes ressource, et définie sur le mode instrumental, et l’exceptionnalité de l’espèce humaine (Schaeffer, 2007) : la nature, les êtres vivants n’auraient pas de valeur en eux-mêmes, sinon en rapport avec les besoins humains. Les philosophes de l’éthique environnementale souhaitent reformuler l’anthropocentrisme moral, plus ou moins radicalement, suivant le décentrement opéré. Une question déterminante est le type d’entités susceptible de porter la valeur, des organismes biologiques à l’écosystème. Des positions variées du biocentrisme à l’écocentrisme structurent le débat. Philippe Descola, auteur, en 2005, de Par-delà nature et culture, critique l’éthique environnementale en ces termes : selon lui, ces philosophies environnementales reproduisent la coupure nature/ culture propre à l’ontologie naturaliste qu’il distingue parmi d’autres ontologies3. Si les propositions en matière d’éthique environnementale qui accordent une valeur intrinsèque à la nature ont tendance à renforcer la différence ontologique de la nature et des êtres humains, c’est que les travaux dont elles s’inspirent qui font de l’homme un pur organe, le cerveau, le privent d’esprit ; ceux qui donnent langage et culture aux animaux concernent uniquement quelques espèces animales. Et que deviennent les autres éléments de nature qu’ils soient bio3 L’auteur met en avant quatre types d’ontologie de par le monde à partir d’une double catégorisation : la « physicalité », c’est-à-dire la place attribuée au corps, et l’intériorité, c’est-à-dire la place attribuée à l’esprit. Face à un autrui quelconque, humain ou non humain, je peux supposer soit qu’il possède des éléments de physicalité et d’intériorité identiques aux miens, soit que son intériorité et sa physicalité sont distinctes des miennes, soit encore que nous avons des intériorités similaires et des physicalités hétérogènes, soit enfin que nos intériorités sont différentes et nos physicalités analogues. Ces formules définissent quatre grands types d’ontologies, c’est-à-dire de systèmes de propriétés des existants que l’on appellera, par convention, le totémisme, l’analogisme, l’animisme et le naturalisme (la posture occidentale). tiques et/ou abiotiques ? Du côté des droits de la nature, « les éthiques holistes paraissent plus proches de l’animisme car elles mettent l’accent non pas sur des individus ou des espèces dotées de propriétés particulières, mais sur la nécessité de préserver le bien commun en ne bouleversant pas de manière inconsidérée les relations d’interdépendance qui unissent toutes les composantes organiques et inorganiques de l’environnement. » (p. 273) Cependant, l’intelligence des interactions nature/ société, homme/animal exige un bon gestionnaire ou un scientifique avisé (essentiellement pensé comme masculin). Pour P. Descola, ces développements théoriques prennent le parti d’un naturalisme sans intériorité, soit que l’éthique se cale sur la science pour justifier de principes de protection, soit qu’elle attribue une conscience, mais somme toute limitée, à certaines espèces animales ; cette philosophie étend le champ de l’humain plutôt que de départiculariser celui de la nature. De manière générale, l’éthique environnementale qui s’est développée aux États-Unis, en Australie, en Allemagne et dans les pays scandinaves a reçu un accueil mitigé en France, où l’on assimile ces courants académiques à une tentative « libérale » ou « réactionnaire » de saper les universaux issus des Lumières et les droits imprescriptibles de la personne humaine (alors que certains courants de l’éthique environnementale accordent des droits à la nature la dotant de valeur intrinsèque). Ce rejet n’est pas définitif d’autant plus que les travaux issus de ces traditions sont désormais mieux connus et accessibles en français4. 131 4 On trouvera une synthèse du courant d’éthique environnementale dans le livre de C. Larrère, Les philosophies de l’environnement, PUF, Paris, 1997. Voir aussi l’anthologie commentée publiée par Hicham-Stéphane Afeissa, Éthique de l’environnement, Nature, valeur, respect, Vrin, Paris, 2007 ; et plus récemment le petit ouvrage, La com- Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes Hors-Champ Le face-à-face citadins/nature Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes Depuis, l’éthique environnementale a croisé la route de l’éthique du care (Laugier (Ed.), 2011). Une éthique du « care » promeut l’engagement envers le proche. Elle n’est pas une éthique de justice telle qu’elle est couramment admise. Par exemple, Carol Gilligan citée par B. Ambroise (in Paperman, Laugier, 2005, p. 264) identifie « trois caractéristiques fondamentales différenciant l’éthique du care de l’éthique de la justice. Premièrement l’éthique du care s’articule autour de concepts moraux différents de l’éthique de la justice universaliste, à savoir : la responsabilité et les liens humains plutôt que le droit et les règles. Deuxièmement, cette forme de morale est liée à des circonstances concrètes et n’est pas formelle et abstraite. Troisièmement, cette forme de morale est mieux exprimée, non pas comme un ensemble de principes et de règles, mais comme une activité et une pratique, “l’activité de soin”. Ainsi, selon la “voix différente” de C. Gilligan, la morale n’est pas fondée sur des principes abstraits et universels, mais dans les expériences quotidiennes et les problèmes moraux que les gens ordinaires rencontrent dans la vie de tous les jours. » comportements). L’éthique du « care » requiert des pratiques contextualisées, dessinant des façons d’être, des styles de vie. L’éthique s’apprécie de façon circonstanciée, et non en surplomb, abstraitement. Le mode d’examen de ces éthiques pratiques passe par l’observation critique et pragmatiste du rapport à l’environnement. Il conduit à valoriser les situations elles-mêmes plutôt que leur résultat. La transformation d’une rivière par des opérations collectives d’entretien apprend aux gens à se soucier de l’environnement et à coordonner les gestes mis en œuvre pour le sauvegarder etc. Évaluer une action à sa seule finalité présumée, par exemple le nettoyage d’une rivière, revient à la réduire à l’objectif affiché. L’action a forcément sa dynamique, sa valeur propre. Cependant, le rapport à l’environnement ne se limite pas en une politique du « care ». La Terre n’est pas sans puissance propre. Les termes de nature et de phusis renvoient au caractère imprévisible du vivant. Les modes de résiliences et les cycles naturels sont aujourd’hui encore largement inconnus. Enfin, il ne s’agit pas d’un soin accordé librement ; le soin accordé aux Critique de l’éthique environnementale environnements naturels et construits possède (selon C. Larrère, cette dernière est essentielle- un caractère d’obligation lié d’être conjoinment masculine et une éthique écoféministe privi- tement le produit d’une longue histoire entre légierait un rapport ordinaire à l’environnement, êtres humains et autres êtres vivants. La solidaaxé sur les fonctions de reproduction) l’éthique rité des êtres vivants est, à l’heure actuelle, un du « care » concerne l’environnement, en particu- patrimoine commun à l’ensemble des nations lier les activités réservées à la prise en charge des (Schaeffer, 2007). Ainsi l’animal domestique environnements ordinaires. L’éthique du « care » nous produit-il aussi bien que nous le produine s’apprécie pas de manière conséquentialiste (à sons. De nombreuses espèces sont compagnes partir des conséquences), ou de manière déonto- (Haraway, 2003). La force de ces arguments est logique (à partir d’une norme surplombante de de mettre en scène des solidarités et des interdépendances donnant valeur de nécessités aux munauté des êtres de nature, Éditions MF, Paris, 2010. Voir comportements éthiques à l’égard des environaussi l’article Afeissa, Hicham-Stéphane (2008), « Éthique nements naturels et construits. Nous apprécieenvironnementale », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique : www.dicopo.fr/ rons ainsi plus facilement l’intérêt d’un renouspip.php (article 112). veau des éthiques à l’égard du vivant. 132 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes Multitudes 54 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes S’inspirant donc d’une éthique du « care » et d’une éthique environnementale, ma réflexion propose les prémisses d’une éthique et d’une esthétique des interdépendances, des solidarités. Elle accorde une place particulière au soin accordé à la nature5, mais valorise surtout la reconnaissance d’une co-appartenance des êtres vivants, notamment géographique. Il s’agit de mettre en valeur les relations avec les environnements naturels et construits qui participent des éléments d’une co-habitation et d’une co-adaptation réussie (Larrère, 2011 ; Ostrom, 2010). Une telle réflexion s’appuie notamment sur une vision écosystémique de l’environnement. Cette éthique en situation fait sienne la reconnaissance de soi et des autres dans et par l’environnement. Les êtres humains cohabitent et se co-construisent avec les éléments de leur environnement qu’ils qualifient à ce titre et qui les qualifient en retour. Ce mécanisme passe notamment par des aspects esthétiques, paysagers et narratifs (Honneth, 2007). Cette dynamique de cohabitation engage les individus dans des situations, les oblige même à des réponses « vives » empathiques (Rifkin, 2009). En ce sens, quelle place ont les rapports des habitants à l’environnement ? Quelle importance ont les formes paysagères, narratives, ambiantales ? Quelles valeurs ont les formes de l’engagement ? Notre hypothèse est donc bien que les valeurs (définies) sont perceptibles, concrètes. Il s’agit de donner forme à l’environnement, de le mettre en adéquation avec une sensibilité et de représenter l’environnement concerné par ces valeurs. La formule pourrait être alors : « prends en considération les attache5 Cela conduit à valoriser le « care » même si la protection de la nature, qui consiste à faire barrage à toute violence plutôt qu’à prendre en charge les environnements, n’y est pas explicitement reliée. ments », reconnaissant ainsi les continuités du « vivant » présentes dans le temps et dans l’espace, comme des principes nécessaires et préalables à l’énonciation d’une justice. Des terrains variés Nos premiers exemples s’appuient sur les rapports des citadins aux animaux et aux plantes, et sur la manière dont ces éléments du vivant prennent place dans nos vies. Ils concernent, ensuite, des travaux d’artistes inspirés par l’environnement aussi bien que des environnements bâtis selon des principes esthétiques permettant d’imaginer un monde différent. Ce qui semble important ici est de montrer les rapports entre la contrainte que représente l’environnement et la liberté d’imaginer et de représenter. Des polarités éthico-esthétiques se dessinent à partir de ces exemples : le rapport à l’animal de compagnie met en évidence un anthropomorphisme (ce qu’on me fait à moi est égal à ce qu’on fait à l’animal). Deuxièmement, il est pris soin de l’environnement (pratiques de remédiation, de restauration, de renaturation, etc.) au titre de notre nature d’êtres vivants (reliés à l’environnement). Troisièmement, l’environnement est représenté comme un grand « autre », un mécanisme à observer dont il convient de préserver l’altérité. L’attachement Un premier exemple sera l’attachement à l’animal de compagnie. Il existe un sentiment d’identification qui conduit à privilégier un mode de prise en charge de l’animal. Les valeurs défendues, alors, celle d’une nature de l’animal, d’un respect à l’égard de ses qualités propres d’être vivant actent son autonomie. De nombreuses personnes prêtent aux animaux des intentions, une intériorité. Cette remarque 133 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes Hors-Champ Le face-à-face citadins/nature Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes concerne particulièrement les chats et dépend des fictions narratives construites autour de l’animal, comme le montre ce propos d’une habitante du Ve arrondissement de Paris : « Les chats, j’en ai toujours eu dans ma famille : ma mère qui devait être une dame assez rigolote – ça remonte à la guerre de 1914, ma mère était née en 1908 – avait fait des cartes de visite pour son chat. C’était en ville, elle habitait une petite villa dans le XVIe arrondissement où il y avait des maisons individuelles à l’époque, près du Trocadéro. Elle avait un chat et j’ai été élevée avec les chats. Quand je me suis mariée, je n’en ai pas eu tout de suite, je travaillais et mon mari n’était jamais là, il voyageait beaucoup, beaucoup, et puis j’ai une tante qui adorait les chats qui en avait douze et des perroquets dans une immense pièce […] Alors, j’ai été chercher une petite compagne à la SPA. Ils m’ont dit : “Prenez celle-ci, elle a déjà eu le typhus, elle a survécu, ne prenez pas les autres, il y a une espèce de typhus rampant, donc il y a un risque pour vos chats si vous en avez d’autres.” Elle n’était pas en très bon état, elle était un peu misérable : mais à la limite, plus c’est moche, plus je les aime… » ce monde, la nature n’est pas entachée par le mal. Les animaux deviennent doués de bonté : F. (Paris, quartiers centraux, non-environnementaliste) : « un chien, ce n’est qu’amour ; ça te regarde, tu fonds […]. Un animal, ce n’est que de l’amour ; il n’y a pas de conflits. » L’être humain lui se voit souillé par le mal : F. (Paris, quartiers centraux, non-environnementaliste) : « J’ai pas mal de copines, mais je préfère voir leurs animaux. » C’est ainsi que se construit un attachement sur le mode de la reconnaissance d’une sensibilité commune aux êtres humains et aux êtres vivants, même dotés de corps différents. Cette identification donne les clés d’une reconnaissance éthique de ce qui est proche, familier. Cet engagement peut être qualifié de communautaire. Il met en valeur la protection d’une « famille » lato sensu. La reconnaissance de la mutualité du soin Un deuxième exemple, très différent, concerne la valeur « sensible » accordée à la nature qui permet de prendre soin de personnes atteintes de maladies. Il ne s’agit pas de s’identifier, De nombreux citadins se relient éga- mais de prêter à la nature des vertus imagilement aux éléments vivants non domesti- nées, ou réelles, qui rendent sa fréquentation, qués sur le mode anthropomorphique. La et la relation établie avec elle, nécessaire, voire nature éprouve des sensations : « les abeilles providentielle, comme le montre l’exemple. se sentent mieux en ville, en ce moment. » À ce titre, l’expérience du Centre Hospitalier (F., Strasbourg, quartiers centraux, environ- Universitaire de Nancy est extrêmement inténementaliste). Les animaux deviennent rusés ressante. Créés en 2008 par le Centre Hospiet stratèges ; un Parisien, évoquant le pigeon- talier universitaire de Nancy à l’intention des nier contraceptif, dit qu’à « Notre-Dame il malades d’Alzheimer, les « jardins thérapeun’y en a pas besoin puisqu’il y a les faucons, tiques » procèdent dans une logique d’horils [les pigeons] font moins les malins ». Une tithérapie6. Le jardin, appelé « art, mémoire Parisienne aimant les animaux est déçue par 6 L’hortithérapie est la réhabilitation pratique et glol’île de la Réunion, « parce qu’en fait les anibale de la personne par la pratique du jardinage adapté selon les différents types de handicaps (physique, sensomaux là-bas sont très très mal traités ». Dans 134 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes Multitudes 54 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes et vie », réunit dans un espace tout ce qui stimule et sollicite les mécanismes cognitifs des patients atteints de la maladie d’Alzheimer à travers quatre thématiques fortes : l’air, la terre, l’eau et le feu. Les sens des patients sont ainsi mobilisés : la vue par les coloris, les paysages créés ; l’ouïe par le son des fontaines et de mobiles sonores ; le toucher par les végétaux ; l’odorat, par les parfums et senteurs des plantations. Mémoire, langage et émotion puiseront dans la succession des saisons et les échanges avec les accompagnants. La circulation dans le jardin offre également un cadre spatial et temporel, et c’est un lieu d’ouverture puisqu’il est dehors et ouvert aux visiteurs. Le jardin se constitue comme un lieu de médiation. Le dernier exemple est tiré du travail de Mel Chin, artiste américain qui met en exergue un rapport de remédiation environnementale (Blanc, Ramos, 2010). Élaboré entre 1990 et 1993 en collaboration avec le scientifique Rufus Chaney sur le site pollué de St. Paul, Minnesota, le premier Revival Field de Mel Chin, Revival Field I. Pig’s Eye Landfill, est un champ de phytoremédiation formellement circonscrit en un cercle inscrit dans un carré traversé par deux diagonales, planté pour trois saisons, évoquant l’idée que la terre est une cible de régénération. Étant donné que la phytoremédiation est supposée devenir une entreprise hautement rentable, les différents Revival Fields ont été des succès ; ils ont permis de récolter des données et d’éveiller les consciences à l’intérêt des plantes hyperaccumulatrices. Cependant, dès l’origine, s’est posée la question du statut d’une telle prariel, mental ou polyhandicaps) et qui peut-être considéré comme un dispositif de prévention ou faire l’objet d’un projet d’éducation thérapeutique. tique : le National Endowment for the Arts n’a pas poursuivi son financement au-delà de la première proposition de Chin, estimant qu’il ne s’agissait pas d’art. L’artiste a plaidé en comparant le processus d’absorption de métaux lourds par les plantes à celui de la gravure où l’acide creuse la plaque de métal. Pour Chin, ce projet peut aussi s’apparenter à une sculpture avec des matériaux qui n’ont jusqu’ici jamais été expérimentés (biochimie et agriculture). Ces exemples mettent en évidence une relation forte avec des éléments du vivant, relation qui s’apparente à du soin pour soi. Reconnaître l’élément du vivant tel qu’il est équivaut à se reconnaître soi. Cette reconnaissance accompagne aussi un mécanisme de prise en charge ; d’un animal, d’une mère et de patients. Identifier la part souffrante d’éléments du vivant, humains ou non-humains, peut conduire à vouloir les prendre en charge, et à vouloir les guérir. Une nature indépendante Une dernière version des liens aux environnements naturels et construits naît de la représentation d’une nature qui n’a rien à voir avec les êtres humains. Elle est autosuffisante. Elle s’impose par son caractère lointain au destin qui se déroule en parallèle de celui de l’être humain. Peut-être les climato-sceptiques rendent-ils compte par leurs comportements d’une semblable vision de la nature. Pour les trames vertes, des individus évoquent la nature dans des termes également plus distanciés. Dans ces discours, les plantes et les animaux sont des éléments ayant une matérialité et un destin différencié. Ils se développent sans l’être humain. C’est alors le « grand Autre » : H. (Strasbourg, quartiers péri-cen- 135 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes Hors-Champ Le face-à-face citadins/nature Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes traux, environnementaliste), la nature, « c’est quand même des arbres spontanés qui s’installent tout seuls. » F. (Strasbourg, quartiers péri-centraux, environnementaliste) : la nature renvoie à « une petite fleur qui ne doit pas son existence à l’homme ». La faune et la flore ont leur biologie propre qu’il s’agit de comprendre et de décrire. Lors de promenade un Marseillais décrit à ses enfants les espèces qu’il voit, « il y a le pin, la garrigue, toutes les espèces qu’il y a dans la garrigue, le thym, le romarin ». F. (Strasbourg, quartiers centraux, environnementaliste) à propos des continuités naturelles : « ce sont des espaces dont l’homme n’a pas besoin de s’occuper ». Dans ces échanges, la survie de ces entités repose sur une cause éthique détachée dans un premier temps du destin de l’humanité. Il faut sauver la faune et la flore pour elle-même. L’esthétique de la nature est gratuite, et c’est cette gratuité qui fait sa grandeur. La nature n’est pas présente pour l’humanité, elle est consubstantielle au monde. H. (Marseille, quartiers péri-centraux, environnementaliste) : « pour Marseille, c’est justement le fait que tous ces massifs qu’il y a autour soient reliés, et ils devraient fractionner ce nouveau système […] Par exemple, l’autoroute, ça bloque… c’est bon, mais pour l’aménagement ultérieur, il faut réfléchir à ne pas morceler justement ces écosystèmes et à garder des continuités de manière à ce que les populations puissent… d’oiseaux, d’animaux… elles aient un espace assez grand pour vivre, plutôt que de se retrouver sur des îlots… » cycles fermés comme des fictions totalitaires. Cela est notamment le cas des propositions de structures urbaines en circuit fermé de Slave City (2005-) ou de The Technocrat (2003-). Le projet Technocrate insiste par exemple sur la question du recyclage, rendu absurde par sa réduction aux déchets corporels. « Dans ce système, l’humain citoyen est le rouage biologique qui produit assez de matière première pour produire le biogaz non seulement utilisé pour faire cuire l’alimentation, mais pour obtenir l’alcool capable d’assurer le bon fonctionnement des gens ». La Total Faecal Solution (Solution fécale totale) prévoit une surveillance vidéo contrôlant l’usage distinct des toilettes à merde ou à pisse destinées à être recyclées. Ce faisant, précise AVL, « la sympathique écologie frise le voyeurisme ». L’Alcoholator permet en contrepartie la production de 1 800 litres d’alcool à 40 degrés distribué trois fois par jour aux habitants pour leur bien-être. Ces environnements témoignent d’une autonomie écosystémique, par le recyclage, et tendent un miroir au monde qui a abandonné « tout concept moral » au profit d’un rationalisme pur et d’un calcul utilitaire, explique l’artiste. Cette vision d’une régulation de la « maison commune » peut virer au cauchemar éthique ; la justification de l’obligation provoquant une tyrannie sociale et politique. Ces exemples montrent la force des attachements et des environnements ordinaires, la valeur de l’utopie artistique, du modèle Cette vision de la nature accompagne symbolique, en termes d’éco-invention. Peutun esprit de système. L’être humain serait on maintenant, essayer de généraliser ou d’apen quelque sorte l’horloger, voire le tyran, préhender ces observations sur un mode plus de cette délicate mécanique. Les œuvres de théorique ? Faisons-le en réfléchissant aux l’Atelier Van Lieshout montrent ainsi des éco- modes de valorisation de l’environnement. 136 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes Multitudes 54 Efforts de généralisation Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes Il apparaît que formes et valeurs opèrent d’un même élan solidaire. Les artistes racontent la manière dont leur travail formel se justifie en rapport avec l’environnement social et écologique. Les formes constituent une action et une réaction à l’égard de l’environnement vécu. En ce sens, la mise en forme de ces environnements artistiques7 peut aider à comprendre ce que, par ailleurs, les créativités environnementales ordinaires mettent en œuvre. rel ou construit. C’est l’humanité et la dignité que vous leur reconnaissez. Pour être reconnue en tant que telle, cette valeur doit être explicitement et publiquement valorisée. Quelles sont, dès lors, les valeurs, qui justifient que vous preniez soin de cette chose, élément du vivant ou personne ? Ce peut être aussi des valeurs qui se dégagent dans le cours de l’action ou qui s’inscrivent dans le cadre d’une culture donnée qui renvoie éventuellement à des aspects esthétiques, de qualité environnePrenons un peu de distance. Qu’est-ce une mentale, de co-appartenance, de survie, etc. valeur ? Dans la littérature, le terme de valeur a Il existe également une valeur financière, qui des acceptions variées et est souvent contesté. consiste à apposer un prix sur une personne ou Kumar and Kumar (2008, p. 809) propose une une chose qui reflète la valeur accordée sur un compilation des sens donnés au mot valeur, marché basé sur une relation entre la demande adapté de Gilipin (2000) (cité dans Spangen- et l’offre (Sagoff, 2008). L’idée de valeur va bien berg et Settele, 2010, p. 328). Les valeurs décrites plus loin, cependant, que la question de l’utili(valeurs marchandes, valeurs intrinsèques, sation pour le bénéfice ou l’utilité d’une chose, valeurs d’existence, valeurs d’échanges, valeurs d’une personne, ou d’éléments du vivant. L’arécosystémiques ou écologiques, etc.) sont gent est l’expression d’une valeur, mais toutes essentiellement des valeurs environnementales. les valeurs ne peuvent s’exprimer en termes monétaires ou financiers, loin de là. Les exemples présentés ci-dessus à titre d’illustrations permettent d’adopter une persReconnaître ces valeurs, et leur donner pective plus générale et voir quels sont les prin- une importance suffisante pour en faire des cipes et, éventuellement, les soucis qui guident leviers de transformation riche de l’environles gens dans leurs attachements (solidarité, nement, peut être un objectif. Listons d’abord justice ou justesse, beauté) et les valeurs qu’ils les différents modes identifiés d’attachement à reconnaissent aux éléments de l’environne- l’environnement. Il y a une valorisation posment auxquels ils s’attachent. sible de l’environnement en termes d’identité, qui passe par une reconnaissance de soi dans On peut dire que l’utilisation du mot l’environnement, et un plaisir manifeste assovaleur renvoie au caractère d’un élément natu- cié à la vision de ces éléments de l’environnement. Il y a, deuxièmement, la question du 7 Il faut rappeler ici que l’édition de 1968 de l’Ency- soin, de l’attention portée à l’environnement, clopaedia Universalis (Encyclopedia Universalis, vol. 6, 1968, pp. 311-313) donne un sens artistique au terme qui prend en considération le sentiment de « d’environnement », au moment où les héritiers du compassion à l’égard d’organismes vivants par dadaïsme et du Pop Art, en premier lieu américains, se lancent dans la création de ce qu’ils appellent précisément exemple, et comporte une prise en charge de des « environnements ». ces éléments de l’environnement. Enfin, il y a 137 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes Hors-Champ Le face-à-face citadins/nature Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes ronnementale ») ; prendre soin des environnements est donc prendre soin des êtres qui s’y trouvent, humains et non-humains, biotiques et abiotiques, dans leurs interdépendances. La prise en considération de l’environnement, en tant que source de valeurs, revient à inclure l’ensemble des liens (« meaningful links », Holland, 2011) qui rattachent à l’environnement au-delà de la qualification de la nature comme ressource. Ces liens rendent capables les gens ; ce sont les « capabilities » (Sen, 2010 ; Nussbaum, En somme, les exemples ci-dessus, qui 201110) ; la richesse de ces liens augmente les montrent que les personnes accordent un pou- choix de vie possibles. Dans une situation d’incertitude, notamvoir d’agir (une « agentivité » Gell, 1998 ; Blanc, 20128) à l’environnement, valorisent égale- ment en termes écologiques (et écosystément le fait que les environnements naturels miques), préserver ces attachements peut être et construits, les éléments du vivant qui y considéré comme relevant d’un principe de concourent, ont une dimension constitutive justice et oblige à prendre en charge milieux et pour les individus et les collectifs concernés. Il personnes dans leurs imbrications. s’agit alors d’interagentivité9. Dès lors, quelques remarques s’imposent. L’idée d’un environnement, d’une resLa pauvreté environnementale des êtres source gérée en bien commun, est que l’enviest source d’amoindrissement à tous niveaux ronnement contribue à la reconnaissance de et de privation de droits fondamentaux (cf. les chacun et à la constitution du collectif ; c’est mobilisations en faveur d’une « justice envi- un principe de co-construction d’autant plus important que nos rapports aux éléments 8 Il importe, premièrement, de remarquer que « l’agentivité distribuée » (Gell, 1998) joue un rôle dans les représen- vivants, on le verra, ne sont pas tant affaire de tations et pratiques développées à l’égard de l’environne- distinctions biologiques, ordonnées suivant la reconnaissance du « grand Autre » que représente la nature, qui va de pair avec une prise en considération de ses formes, et s’accompagne, le plus souvent, d’une observation, admiration ou contemplation. Ces éléments de réflexion ont pour objectif de donner les bases d’une conception originale de la valorisation environnementale dans la perspective d’un nouveau dialogue nature/culture. La perspective esthétique repose sur les rapports entre formes et valeurs, entre objectivité et subjectivité. ment. En d’autres termes, souscrire à une vision du monde, se représenter l’environnement en donnant à ces mots le poids de l’expérience, mais aussi se doter d’une opinion à son égard, participe, de manière plus générale, d’une activité qui consiste à doter l’environnement d’un effet sur soi ; ainsi, dire de l’herbe qu’elle est sale (papiers, mégots, boue, etc.) ou propre (naturelle, verte, etc.), c’est inscrire dans l’herbe la possibilité de s’y asseoir ou non. Cette « agentivité distribuée » participe du développement des possibilités qui sont inscrites dans les éléments de l’environnement. 9 L’analyse que Karen Barad fait de la théorie quantique de Niels Bohr, dans Meeting the universe halfway : Quantum Physics and the Entanglement of Matter and Meaning (2007), met en évidence que rien n’existe hors de l’intraaction. Ceci définit un objet fluctuant symboliquement et matériellement, aux possibilités contingentes. C’est un réalisme agentif. 138 10 C’est en ce sens, d’ailleurs, que l’environnement importe dans la réflexion sur le développement des capacités humaines. Remarquons juste – car cela mériterait de plus amples développements – et notons que l’environnement importe comme source de créativité (Sen, 2010) : « Development is fundamentally an empowering process and this power can be used to preserve and enrich the environment, and not only to decimate it. We must not, therefore, think of the environemnt exclusively in terms of conserving pre-existing natural conditions, since the environnement can also include the results of human creation. For example, purification of water is part of improving the environment in which we live. The elimation of epidemics contributes both to development and to environmental enhancement. » Nombreux sont les liens qui rendent capables les gens, et augmentent les « capabilities » et les évolutions de ces dernières. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.57.106 - 07/03/2014 08h32. © Assoc. Multitudes Multitudes 54 Hors-Champ Le face-à-face citadins/nature Conclusion Prendre en charge la problématique environnementale en tant que source de valeurs est prendre en considération l’ensemble des liens qui y rattachent au-delà de la qualification de la nature comme ressource. De quelle manière les liens identifiés dans le cadre de nos débats parviennent-ils à justifier d’une augmentation des richesses possibles pour les personnes concernées ? Cependant, que ce soit de récents travaux sur les trames vertes ou des installations artistiques telles celles de l’Atelier Van Lieshout, ces récents développements montrent de sérieuses ambiguïtés. L’une d’elles, et non des moindres, est que faire corps avec la nature, c’est aussi se faire violence, c’est-à-dire que tout geste actif à son encontre suppose un dommage symbolique. Références bibliographiques Adorno W. Theodor (2013) Aesthetics theory, Bloomsbury Academic, Collection Bloomsbury Revelations Ambroise B. (2005) « Réalisme moral et éthique du Care », in Paperman P., Laugier S. (Éds), Le souci des autres. Éthique et politique du Care, éditions de l’EHESS, Paris, p. 263-278 Berleant A. (2010) Sensibility and sense. 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