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La parure en ivoire des hommes de Cro-Magnon Randall WHITE L’observation et l’analyse, ainsi que l’expérimentation, révèlent les techniques des premiers bijoutiers de l’Aurignacien, notamment la taille des perles en ivoire de mammouths Ce qui est à regretter, c’est que pratiquement sans exception les meilleurs préhistoriens aient attaché leurs soins à faire de bonnes chronologies, mais non à relever lesinnombrablesdétailsqui auraient permis d’enrichir notre connaissance sur les activités intellectuelles et sociales des hommes de cette époque. A. Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole ntre 40 000 et 30 000 ans, l’Europe occidentale est le théâtre de bouleversements culturels: les Néandertaliens et leur culture moustérienne disparaissent et cèdent la place à des populations d’un type nouveau, les hommes modernes, dont la culture aurignacienne envahit progressivement tout le continent. Le changement, radical, se traduit par de nouvelles techniques de travail de la pierre, de l’os, du bois de cervidé et de l’ivoire; par des armes de chasse plus efficaces; par des organisations sociales différentes; par des échanges de matières premières sur de longues distances; par de nombreuses images peintes, gravées, et sculptées, variant selon les régions; enfin, par de grandes quantités d’éléments de parures. L’ivoire joue un rôle majeur dans ces changements, notamment dans leurs aspects plastiques et symboliques. E 98 Les Aurignaciens n’utilisaient pas l’ivoire pour fabriquer les outils ou les armes de chasses, mais en faisaient une matière première privilégiée pour la confection des objets sculptés et des parures. L’explication de cette étonnante distinction nécessitait de mieux comprendre l’ivoire et de le voir avec l’œil d’un Aurignacien : l’expérimentation s’imposait. Notre démarche vis-à-vis de la technique de nos ancêtres est inspirée de celle du préhistorien André LeroiGourhan, lui-même influencé par les idées de Marcel Mauss, selon qui le phénomène social ne se comprend que dans sa totalité. L’une des notions clefs de Leroi-Gourhan est celle de chaîne opératoire. Pour toute production culturelle, de la manufacture des outils en pierre aux peintures rupestres, ces chaînes opératoires sont constituées de séquences de techniquesacquises, c’est-à-dire la manipulation d’outils conventionnels au moyen de gestes habituels et assurément culturels. Leroi-Gourhan a montré que cessystèmestechniquessous-jacents ne sont jamais uniques et que le choix de l’un ou l’autre était une préférence culturelle. Plus encore, la culture humaine est établie sur ces chaînes. Les objets de parures découverts par les préhistoriens dans un site archéo- logique sont alors l’aboutissement d’une longue chaîne de conceptions et de gestes. Cette chaîne commence avec les postulats culturels quant à la personne qui arborera les parures et passe par les croyances relatives aux matières premières et à leur potentiel symbolique. Ces croyances influent sur le choix et la transformation de ces matières en différentes formes, textures, couleurs. Par ailleurs, cette production d’un objet signifiant requiert également une organisation sociale, aussi bien pour obtenir des matières premières de sources parfois lointaines, que pour transmettre un savoir-faire technique d’une génération à l’autre. Les parures des Aurignaciens Nous détaillerons comment une observation minutieuse et une expérimentation visant à élucider la chaîne opératoire sous-jacente à la construction d’objets en ivoire éclairent les contextes sociaux, économiques et idéologiques des représentations elles-mêmes et de la culture aurignacienne. Les sites européens attribués àl’Aurignacien (entre 40 000 et 30 000 ans avant le présent) ont révélé une abondance d’ornements personnels sous la forme de perles, de pendeloques, de dents d’animaux et de coquilles marines ➤ L’HOMME ©POUR LA SCIENCE/ DOSSIER N°43 Alexander Marshack 1. CES AM ULETTES en ivoire de mammouth ont été mises au jour à Vogelherd, en Allemagne. Le mammouth (en haut, de 4,8 centimètres de longueur) et le cheval (en bas, de cinq centimètres de longueur) ont été sculptés il y a environ 34 000 et 32 000 ans, pendant l’Aurignacien, une période de bouleversements culturels où apparaissent les premiers dessins, mais aussi les sculptures et les parures. AVRIL-JUIN 2004/ ©POUR LA SCIENCE 99 c a b R. White R. White D.R. 2. LES PERLES EN FORM E DE PANIER étaient abondantes pendant l’Aurignacien, les vestiges (a) de l’abri Castanet, en Dordogne, en témoignant (le diamètre moyen des perles est de six millimètres). Sur l’une des perles (b) découvertes dans l’abri Blanchard, en Dordogne, on remarque la surface lustrée par un polissage intense (elle mesure un centimètre de diamètre). Par leur forme, par leur taille, et après ce polissage, les perles ressemblent étonnamment à un coquillage méditerranéen, Cyclope neritea (c). percées. Ce large corpus d’ornements personnels, qui succède à une quasiabsence pendant le Moustérien, reflète des transformations significatives dans la société humaine européenne au début de l’Aurignacien, notamment l’apparition d’identités individuelles et sociales. La majorité des ornements personnels préservés dans les sites européens de la culture Aurignacienne était fabriquée en ivoire, comme les célèbres statuettes de Vogelherd (voir la figure 1), percées pour la suspension. Pendant l’Aurignacien européen occidental, des fac-similés de canines de cerf et des coquilles marines étaient confectionnés en ivoire (des exemples en talc et en calcaire sont également connus). Enfin, des pendeloques de divers styles étaient aussi fabriquées en ivoire. Nous ne détaillerons ici que les séquences opérationnelles nécessaires à la production en masse de «perles d’ivoire » en forme de panier (voir la figure 2), les autres formes ne seront que survolées. Deux attributs des perles et pendentifs de l’Aurignacien sont particulièrement dignes d’intérêt : le lustre de surface et le fac-similé. En effet, les perles aurignaciennes arborent un remarquable lustre de surface qui n’est pas le résultat de processus postdépositionnels, mais bien de techniques d’abrasion et de polissage. Le potentiel qu’a l’ivoire de revêtir des polis lustrés a sans doute été exploité 100 pour répliquer les caractéristiques tactiles d’autres supports ornementaux, tels la nacre, le talc (la stéatite) et l’émail dentaire. En d’autres termes, le polissage de l’ivoire était une «re-présentation»des textures rencontrées ailleurs. Notre propre médium culturel de représentation est le plus souvent visuel, aussi négligeons-nous les caractéristiques tactiles d’objets. Néanmoins, on ne peut manquer de noter qu’au sein même de la «tradition occidentale», les qualités tactiles de l’ivoire poli ont été tellement recherchées que les éléphants sont au bord de l’extinction. Des perles en forme de panier L’hypothèse selon laquelle le polissage de l’ivoire visait à reproduire les qualités de surface d’autres substances est renforcée par l’existence dans les sites de l’Aurignacien de fac-similés en ivoire de coquillages et de dents d’animaux. Par exemple, les perles d’ivoire et de talc en forme de panier, si fréquentes dans les sites de l’Aurignacien du SudOuest de la France, ressemblent étonnamment, aussi bien en forme qu’en taille, à une espèce de coquillages méditerranéens découverte dans des sites de l’Aurignacien dans le Sud-Est de la France: Cyclope neritea. La séquence de production pour les perles aurignaciennes en pierre tendre et en ivoire varie d’un endroit à l’autre. En France, les perles les plus répan- dues, représentées par plus de 1 000 spécimens, sont en forme de panier. Découvertes en grandes quantités au début du XXe siècle, aux abris Blanchard, Castanet, la Souquette, Isturitz et Saint-Jean de Verges, elles ont été datées au carbone 14 entre 34 000 et 32 000 ans. Elles ont été élaborées (voir la figure 4) à partir de tiges en ivoire ou de talc en forme de bâtonnets qui étaient segmentés à l’aide d’une lame de silex : les hommes traçaient une rainure sur toute la circonférence de la tige, puis la cassaient en ébauches cylindriques de un à deux centimètres de longueur. L’une des extrémités de ces cylindres était alors rabotée de façon à former une sorte de racine aplatie qui était ensuite perforée à la jonction de l’extrémité non altérée. Enfin, ces ébauches étaient polies jusqu’à l’obtention de leur forme finale en panier par l’emploi d’abrasifs d’abord grossiers, puis plus fins, par exemple avec de l’hématite en poudre. Nos expériences montrent qu’une perle d’ivoire requiert deux à trois heures de travail. Les perles d’ivoire des sites aurignaciens du Sud de l’Allemagne, datées au carbone 14 de la même période, diffèrent notablement, bien que le principe de réduction d’un bâtonnet d’ivoire soit identique. Par exemple, à Geißenklösterle, les perles sont percées de deux trous, comme si deux perles en panier françaises étaient accolées par leur base. Ce type de perle est tout aussi inconnu en France que l’est la forme de panier en Allemagne. Parmi les matières premières d’ornementation préservées, on trouve diverses substances animales et minérales: du calcaire, du schiste, du talc, des dents de mammifères, de l’os, du bois de cervidé, des espèces fossiles et contemporaines de coquillages marins et d’eau douce, du corail fossile, des fossiles de bélemnites (des céphalopodes marins proches de la seiche), du jais, de la lignite, de l’hématite, de la pyrite et, bien sûr, de l’ivoire. Néanmoins, cette liste ne dénote pas un usage fortuit des matériaux rencontrés dans l’environnement : un certain nombre de choix prononcés étaient faits, notamment selon les régions. Par ➤ L’HOMME ©POUR LA SCIENCE/ DOSSIER N°43 exemple, en France, en Allemagne, en Belgique et en Russie, les dents majoritairement choisies pour être des objets de suspension sont les canines de renard, alors qu’elles sont absentes en Espagne et en Italie, au profit des canines de cerfs. Les ornements personnels étaient fréquemment fabriqués à partir de matières premières exotiques aux régions où elles sont découvertes. C’est ainsi le cas des coquilles et des minéraux rares, mais aussi de l’ivoire, puisque les restes de mammouth sont absents des sites de l’Aurignacien dans le Sud-Ouest de la France. Cependant, les Aurignaciens ont peut-être collecté de l’ivoire ancien à partir de sources géologiques. La structure de l’ivoire Les défenses proboscidiennes (voir la figure 3) sont des dents spécialisées, les incisives supérieures, constituées principalement de dentine. Àl’inverse d’autres ivoires, les défenses d’éléphant et de mammouth ont une structure complexe, formée par des cellules spécialisées nommées odontoblastes. À l’intérieur de la cavité pulpaire, ces cellules produisent de la dentine neuve qu’elles traversent ensuite pour rejoindre la nouvelle surface de la cavité pulpaire. Ce faisant, elles laissent des traces, des tunnels, nommés tubules dentinaires ou lignes de Schreger. Celles-ci irradient vers l’extérieur à partir de la cavité pulpaire et s’inclinent vers la pointe de la défense. Une section transversale (voir la figure 5) montre une structure tridimensionnelle complexe en forme d’arcs croisés à travers la largeur de la défense. Cette intersection est nommée schéma de Schreger. En section transverse, ce schéma de Schreger découpe de larges cercles concentriques, nommés lames, qui sont les interfaces entre des cônes superposés d’ivoire. Dans une défense vivante, les bordures entre ces lames ne sont pas des aires de faiblesse structurelle, car celles-ci sont liées par les interactions complexes des tubules dentinaires et par des fibres de collagène. Lors du dessèchement et de la détérioration du collagène dentinaire qui l’accompagne, les défenses AVRIL-JUIN 2004/ ©POUR LA SCIENCE se fissurent, ou s’épaufrent, le long de ces bordures concentriques, notamment dans les zones extérieures où elles sont plus développées. Le noyau intérieur de la défense, autour du canal du nerf central, est compact, homogène et protégé contre un épaufrement. En conséquence, cet ivoire intérieur est particulièrement difficile à travailler avec des outils en pierre. On comprend alors que dans les sites aurignaciens riches en ivoire du Sud-Ouest de la France, cet «ivoire de noyau» soit abondant dans les déchets de défenses. L’ivoire a des propriétés, tels la couleur, le lustre, la douceur ou la chaleur au toucher, qui le distinguent d’autres matériaux comme l’os et le bois de renne. Néanmoins, ces qualités n’apparaissent pleinement qu’après un polissage avec des abrasifs fins. Selon le Britannique C. Ritchie, les travailleurs d’ivoire modernes préfèrent des abrasifs fins métalliques y compris le rouge de bijoutier, c’est-à-dire de l’hématite rouge. Une analyse des perles d’ivoire de l’Aurignacien a mis en évidence des particules d’hématite dans les stries du polissage fin sur leurs surfaces. De plus, de larges caches d’ocre rouge ont été découvertes dans deux des plus riches sites aurignaciens porteurs d’ivoire du Sud-Ouest de la France, l’abri Blanchard et l’abri Castanet, tous les deux en Dordogne. fraîche ne se sectionne pas non plus longitudinalement à partir d’une fissure dans la mince extrémité proximale (près du crâne) bordant la cavité pulpaire et qui se propagerait vers l’extrémité distale de la défense. À l’instar de l’ivoire frais d’éléphant d’Afrique, l’ivoire de mammouth extrait du pergélisol de l’Alaska dans les années 1920 n’a pu être travaillé efficacement par percussion directe. Des tentatives en ce sens ont produit les mêmes résultats que ceux auxquels on pourrait s’attendre en frappant un épais morceau de bois dur avec un marteau en pierre : elles sont restées vaines! Toutefois, des éclats, de taille consistante, ont sauté là où la défense avait été déjà fissurée par dessèchement. Qu’il soit frais ou artificiellement desséché, par exemple dans un four, l’ivoire d’éléphant d’Afrique résiste aux assauts destinés à le fendre, puis à profiter de la fissure pour y glisser un coin. Lors du dessèchement, l’ivoire d’éléphant s’est fracturé selon des lignes concentriques conformes aux larges lames de la défense. Néanmoins, celles-ci étaient trop Cavité pulpaire Éléphants vs mammouths Mes travaux expérimentaux sur le travail de l’ivoire ont réfuté plusieurs de mes premières hypothèses à propos des défenses proboscidiennes en tant que matière première. D’abord, la défense de l’éléphant africain moderne ne constitue pas une alternative satisfaisante pour la défense de mammouth. Bien que, superficiellement, les différences ne semblent pas notables, les deux formes d’ivoire se fracturent différemment, car l’angle d’intersection des lignes de Schreger n’est pas le même chez l’éléphant et chez le mammouth. Par ailleurs, les défenses fraîches sont difficiles à percer et à réduire en parties utilisables: l’ivoire frais ne se fracture pas le long des longues lames concentriques. Une défense d’éléphant Dentine Émail Cément 3. LES DÉFENSES DES PROBOSCIDIENS, tel le mammouth, sont des incisives spécialisées. Elles sont constituées de dentine (l’ivoire) et recouvertes de cément, ou d’émail à l’extrémité. À leur base, elles sont traversées par une cavité pulpaire qui se prolonge en un fin canal où est logé le nerf dentaire. 101 petites pour servir de point d’accès aux coins. En revanche, le surchauffage dans un four a rendu les défenses d’éléphant si fragiles qu’elles sont devenues cassables à la main. Les choses en allèrent différemment avec l’ivoire de mammouth. Lorsque je l’ai reçu, le segment médian de la défense était fracturé selon une ligne concentrique qui suivait, là encore, la bordure d’une lame proche de sa surface externe. L’exploitation de cette fracture de dessèchement à l’aide d’un coin conduit par percussion depuis l’extrémité distale a produit de larges éclats. Avec suffisamment de travail, on peut vraisemblablement gratter, piler et polir de tels éclats d’ivoire frais afin d’obtenir les formes désirées. Aussi, le recours à cette méthode par les a travailleurs d’ivoire aurignaciens ne peut être exclu. Par ailleurs, la défense d’Alaska, après avoir été faiblement desséchée, s’est fracturée selon des directions radiales transverses aux fractures lamellaires concentriques (voir la figure 5). Ces fractures radiales étaient insuffisantes pour l’emploi de coins sans doute en raison de la «fraîcheur » de la défense. Par des tentatives similaires menées avec des fragments lamellaires de défense de mammouth davantage desséchés, on a obtenu de longues échardes. Ainsi, la méthode qui consiste à fendre, puis à employer des coins, une stratégie aurignacienne fondamentale pour le travail des matériaux organiques, n’est pas appropriée à la structure des défenses proboscidiennes fraîches ou même légèrement desséchées. Les observations et les expérimentations précédentes montrent que les travailleurs d’ivoire aurignaciens pratiquaient sans doute certaines formes de séchage artificiel volontaire de défenses fraîches, ou recherchaient pour matière première des défenses d’un certain âge, voire «sub-fossiles». Toutefois, la production de longues tiges d’ivoire n’est pas implicitement «proposée» par la structure de l’ivoire et est difficile àréaliser. Cestigessemblent avoir été un objectif des travailleurs d’ivoire aurignaciens, même si ellesnécessitaient de résoudre de sérieux problèmes mécaniques. Cette volonté déterminée d’obtenir des tiges d’ivoire en forme de « crayons » répond peut-être au souhait d’une standardisation de la réduction de telles baguettes en perles: b c d R. White e 4. LES PERLES EN FORM E DE PANIER étaient construites à partir de baguette d’ivoire (a, de cinq à six centimètres de longueur). Les artisans aurignaciens les incisaient d’abord avec des silex de façon à créer des points de cassure. Une fois détaché, chaque segment est une perle brute (b, de deux à trois centimètres de longueur) dont une partie était ensuite aplanie sur deux faces 102 opposées (c, de un à deux centimètres de longueur) créant ainsi une sorte de bulbe à l’une de ses extrémités. Puis on perforait ces ébauches (d) que l’on polissait enfin pour obtenir la forme caractéristique de ces perles (e, d’environ six millimètres de diamètre). Au final, plus des trois quarts de la matière première ont disparu en copeaux et en poussière. ➤ L’HOMME ©POUR LA SCIENCE/ DOSSIER N°43 De l’ivoire bouilli ? Au moins à partir de 25 000 ans, ancienneté des découvertes de Sungir, en Russie, les vestiges archéologiques montrent que les hommes de CroMagnon ont ébouillanté les défenses entières (traitement qui faciliterait le travail de l’ivoire, mais nos expériences n’ont pas pu le confirmer). Cependant, même dans ce site, la chaîne opératoire pour la production de perles ne semble pas avoir utilisé de l’ivoire entièrement adouci. En effet, le trempage de l’ivoire dans l’eau n’a que des effets superficiels et est donc insuffisant pour une défense entière. En revanche, lorsque l’ivoire trempé est déjà réduit en fragments plus minces, l’eau pénètre la surface, rendant la perforation, le grattage et le creusement plus faciles. Le trempage fonctionne également sur des fragments de défense sub-fossile. Une comparaison de notre échantillon expérimental avec la véritable production de débris aurignaciens indique AVRIL-JUIN 2004/ ©POUR LA SCIENCE Ligne de Schreger 5 millimètres R. White des bâtonnets cylindriques d’approximativement même diamètre permettent facilement la production d’ébauches de perles standardisées et plus tard à des perles, elles aussi standardisées. Cette standardisation était probablement motivée par la volonté de coudre ces perles sur des vêtements selon un arrangement donné. Ainsi, les perles aurignaciennes n’avaient pas d’intérêt en tant qu’objet individuel. En laboratoire, avec des lames aurignaciennes de silex bergeracois, une plaquette de calcaire fin, de l’ocre rouge en poudre et de l’eau (essentielle à l’adoucissement et à la lubrification de la surface de l’ivoire), nous avons reproduit des stigmates et des surfaces polies semblables à celles qui sont observées dans les perles d’ivoire aurignaciennes. Alors que la plupart de ces dernières montrent des traces d’hématite, peu, voire aucune, d’entre elles sont profondément tachées. Or des taches indélébiles n’apparaissent que lorsque l’hématite en poudre est mélangée à du gras ou à de l’huile. Ainsi, la nature superficielle des dépôts d’hématite sur les perles aurignaciennes indique l’utilisation d’eau plutôt que de gras comme agent adoucissant et lubrifiant. 5. UNE DÉFENSE DE M AM M OUTH extraite du pergélisol. La section transversale (à droite) met en évidence des fissures, d’une part, concentriques (le long des lames dont est constituée la défense) et, d’autre part, radiales. L’examen microscopique (ci-dessus) révèle les lignes de Schreger (les arcs de cercle). l’emploi d’eau dans les étapes finales de la production de perles. Bien que le rainurage et le dégagement des baguettes d’ivoire à partir de défenses fraîches constituent une méthode possible, mais pénible et longue, les baguettes trouvées dans les sites aurignaciens ne montrent aucune trace des tiges dégagées par incision de la surface de la défense. Les sites français qui ont produit les plus importantes quantités d’ornements en ivoire et de débris de production ont révélé peu de segments d’ivoire significatifs éclairant les techniques aurignaciennes de la réduction des défenses. Les sites où les perles étaient manufacturées en quantité étaient des endroits particuliers du paysage social, peut-être des lieux d’agrégations de groupes. Cette hypothèse expliquerait l’abondance de matières premières exotiques dans ces sites. Par ailleurs, des sites proches se distinguent parfois par le degré d’avancement des perles majoritaires, indiquant peut-être une division du travail plus élaborée que l’on ne pensait. Dans certains cas, les perles étaient travaillées jusqu’à un certain stade, par exemple, perforées, mais non taillées. Elles auraient été emmagasinées comme telles, puis finies seulement au moment d’être cousues ou attachées. Cette façon de procéder apportait peut-être au travailleur d’ivoire la liberté de créer un objet final taillé précisément à la forme et aux dimensions requises du moment. Les perles en forme de panier de l’Aurignacien montrent souvent des cassures préhistoriques, le plus souvent le long du rebord du trou, 4 centimètres attestant un probable arrachage d’un vêtement durant une activité, ou par le reprisage de vêtements au cours duquel les perles usées ou brisées ont pu être ôtées et jetées. Si l’usage et le maintien des vêtements perlés sont avérés, la production intensive de perles l’est également. La dissimulation de grandes quantités de perles, ou même de vêtements décorés entiers, ne peut alors être exclue et expliquerait la proportion notable de perles intactes et entières. Hélas, les techniques de fouille au début du XX e siècle ne tenaient pas compte de la localisation d’objets selon trois dimensions: l’analyse spatiale au sein de ces sites est donc aujourd’hui impossible. L’observation, l’analyse et l’expérimentation décrites, conçues en termes d’une version modifiée de la chaîne opératoire de Leroi-Gourhan, constituent les fondements d’une méthode permettant l’accès à des domaines de pensée et d’action d’un passé lointain. Cette approche montre que, derrière ce qu’on peut prendre pour de simples bibelots, se cache une complexité conceptuelle, technique et symbolique où l’ivoire joue un grand rôle. Elle montre que cette matière première était riche d’évocations pour les premiers hommes modernes de l’Europe occidentale. Randall WHITE est professeur au Centre d’études sur les origines de l’homme, à l’Université de New York. Randall WHITE, L’art préhistorique dans le monde, La Martinière, 2003. Randall WHITE, Préhistoire, Sud-Ouest, 1994. 103