Pour une anthologie de l’histoire
de l’art occidental : entre
remakes japonais et mitate,
vers un nouveau statut de
l’image répétitive dans l’œuvre
de Morimura Yasumasa
/1 Voir à ce sujet
l’ouvrage d’Isabelle
Charrier, La Peinture
japonaise contemporaine,
de 1750 à nos jours,
Besançon, Éditions de
la Manufacture, 1991.
De Vinci, Rembrandt, Velázquez, Manet ou encore Van Gogh, sont
autant de noms célèbres dans le monde entier pour leurs œuvres
ou leurs apparitions devenues mythiques dans les supports audiovisuels et médiatiques. De tels noms, lorsqu’ils sont évoqués, impliquent à tous la venue en mémoire de l’image de l’une de leurs
œuvres ou de leurs reproductions. Ces dernières se sont vues depuis des décennies diffuser à travers les supports papiers ou vidéo,
rendant presque immatérielle l’œuvre même. Cependant, parallèlement à ce phénomène de diffusion, la transmission de telles
images a permis l’émergence d’une culture devenue commune à
tous. L’exemple du Japon est particulièrement représentatif de cette
expansion et transmission de l’image des œuvres d’art venues des
continents européen et américain. Leur diffusion dans les revues
spécialisées et les informations les plus précieuses étaient transmises par le Shirakaba [Bouleau blanc] et Subaru [Pléiades]. Elles
ont contribué à afiner la compréhension de l’Occident et de sa création artistique, ainsi qu’à l’afirmation de l’individualité et de la subjectivité, phénomènes essentiellement occidentaux. Leur parution
marque non seulement l’art occidental comme un propagateur de
nouveaux concepts scientiiques dans l’art japonais, mais également comme une nouvelle base de données imagée à disposition
des artistes/1 . Ce concept de l’image d’une œuvre, comme support
d’informations et d’inspiration, se voit encore aujourd’hui employé
par certains artistes au Japon.
98
Désormais, l’œuvre d’art trouve échos et relets à travers d’autres
reprises et versions constituées par des artistes prenant parti de citer l’œuvre directement, en soulignant le titre et le nom de l’artiste,
ou bien à travers la citation directe grâce à la recomposition même
de l’œuvre évoquée. Cette restitution de l’image de l’œuvre sur un
autre corps plastique est l’un des partis pris de l’artiste japonais Morimura Yasumasa, pour l’établissement de son nouveau répertoire
d’images. Morimura est diplômé des Beaux-Arts de la Kyoto City University of Arts, et il vit et travaille à Ôsaka depuis le début de sa carrière en 1985. C’est précisément à cette date que celle-ci prend une
dimension internationale, avec notamment le fameux Self-Portrait as
Art History, Portrait (Van Gogh) (ill.1), très inspiré de l’Autoportrait
à l’oreille bandée du peintre néerlandais (1889). À l’image de cette
pièce maîtresse, l’artiste japonais effectue un voyage à l’intérieur
des chefs-d’œuvre qui ont marqué l’histoire de l’art occidental. Il
constitue ainsi un recueil imagé de l’histoire de la peinture, telle une
anthologie, en rassemblant les productions les plus marquantes.
Alors que le début de sa production est essentiellement marqué
par un travail sur les autoportraits et portraits peints, au début des
années 1990 son attention se tourne vers les stars contemporaines
de la chanson et du cinéma. Sa pratique se fonde sur la reproduction
photographique d’une autre épreuve photographique d’un portrait
ou autoportrait peint ou photographié. Morimura reproduit donc à
son tour l’image de l’œuvre qu’il désire évoquer. L’image dupliquée
se voit alors transposée et réintégrée sur le visage et le corps de
l’artiste japonais. Ce concept de la transposition est plus particulièrement proche de la forme traditionnelle du mitate.
Au Japon, le mitate 見立て est un large concept lié à une façon traditionnelle de penser et voir le monde, la réalité, la nature et l’art.
Ce concept était d’abord utilisé pour aménager les jardins dans les
demeures seigneuriales japonaises dès le 8e siècle. Mitate signiie
littéralement « instituer ou établir (tate 立て) par le regard (mi 見) ».
Il s’agit donc du principe de « voir comme » selon Paul Ricoeur, et
celui de « l’artialisation in visu » qui se combinent dans « l’artialisation in situ » selon Alain Roger/2 , au sein de la schématisation qui
institue le paysage comme tel. Ce procédé se base sur celui de la
transposition et de la comparaison, au sein duquel tout objet est
« vu comme » une autre chose qui sera désignée ou créée à cet effet.
Ce sera dans le rapport qu’entretiennent ces deux objets que s’appréciera la comparaison que fera le l’observateur.
Toutefois face à une telle démonstration d’un engouement pour
les œuvres célèbres de l’art occidental, comment pourrait-on déinir exactement le statut des images re-fabriquées par Morimura
99
/2 Augustin Berque,
« L’appareillage
de l’ici vers l’ailleurs
dans les jardins
japonais », ExtrêmeOrient, n° 22, 2000,
p. 115-123.
/3 Expression empruntée
à Umberto Eco,
« Innovation et répétition :
entre esthétique moderne
et post-moderne »,
Réseaux, volume 12,
n° 68, 1994, p. 9-26.
Yasumasa ? Peut-on parler de mitate ou de remakes quand d’autres
parlent de pastiches ou de copies ?
L’œuvre de Morimura semble pleinement intégrer la tension spéciique de l’art japonais moderne, post-moderne et contemporain, à
savoir un art considéré comme étant tributaire à la fois de l’art occidental et de ses propres réappropriations dites « japonisantes ». En
effet, à l’heure où l’art japonais met en avant son sens de l’adaptation et de la réappropriation d’images marquées par leur médiatisation, Morimura prend le concept de transposition que suggère
le concept de mitate pour réaliser à son tour un dérivé de l’histoire
de l’art, basé sur le genre de l’autoportrait. Mais au regard de la
large production de Morimura, cette étude s’attachera aux œuvres
ayant trait à l’histoire de l’art européen, soit entre 1985 et 1995, ain
de clariier le statut des images de l’artiste japonais. Pour cela, il
convient d’ouvrir l’analyse sur une première partie déinissant les
enjeux du mitate dans l’art japonais, puis dans l’œuvre de Morimura
Yasumasa, dans le but de déinir une nouvelle version où la citation
choisie se veut être à la fois commodément identiiable plastiquement et étymologiquement. Dans un deuxième temps de l’étude,
c’est la part ironique dans l’élaboration de la répétition qui sera accentuée, par le biais du travestissement suscité par ce qu’implique
le genre de l’autoportrait. Suite cela, la pratique de Morimura sera
analysée sous l’angle comparatif et différentiel de la pratique de
l’« appropriationnisme ». L’objectif d’une telle approche de l’œuvre
de l’artiste japonais comme étant à la fois remake, transposition et
mitate, semble contenir l’enjeu d’un renouvellement des lectures
faites autour de sa production, réduites à une démarche basée sur le
simulacre et l’imitation.
Les nouvelles images dérivées de Morimura
Yasumasa : de la tradition du mitate
aux « pseudo-remakes/3 » explicités des chefsd’œuvre de l’art occidental
Bien que Morimura afirme lui-même que c’est de l’imitation que
découle l’initiation/4 , l’enjeu de son œuvre découle également d’une
tradition japonaise férue de réadaptations/5 et de transpositions
proches du concept du mitate. Cette tradition d’adapter une œuvre
à travers la production d’une autre par le jeu de la citation et de la
transposition a longtemps été pratiquée dans différentes formes
artistiques japonaises. Alors que l’imitation des grands maîtres de
la peinture permettait aux étudiants d’afiner leur technique et leur
100
style, l’imitation par transposition au Japon trouve un écho dans le
mitate, largement employé dans différentes pratiques artistiques et
artisanales traditionnelles. Pour prendre un exemple fameux de la
littérature japonaise, l’histoire intitulée le « Rendez-vous aux chrysanthèmes » du recueil de l’Ugetsu-monogatari [Contes de pluie et
de lune, dont l’édition originale paru en 1776] d’Ueda Akinari (17341809), est fondée sur la lecture comparée de l’auteur sur le conte
chinois du 16e siècle Kou kin siao chouo [Contes de jadis et de naguère]. Cet exemple démontre pleinement la transposition achevée
japonaise d’une référence chinoise, puisque l’histoire d’Akinari apparaît pleinement comme étant japonaise. Cette adaptation est pourtant considérée comme le conte le plus abouti et le chef-d’œuvre de
son auteur. Même si la transposition est pleinement achevée, Akinari
laisse comprendre au lecteur averti qu’il s’agit bien d’une permutation par la reprise des points fondamentaux de la trame narrative du
conte chinois/6 . Mais ce que cela sous-entend est la connaissance
des textes antérieurs, comme le suggère par exemple le conte chinois,
ain d’apprécier pleinement le nouveau texte proposé. Ce qui nous
intéresse plus particulièrement dans ce contexte sont les citations et
références explicites et identiiables. Ce jeu sur la redondance transposée dans une forme d’image ou de récit a largement dominé l’art
post-moderne, comme nous le soulignerons plus loin.
Morimura simpliie le choix de ses références en supposant que tout
le monde a déjà vu une œuvre de l’artiste à laquelle il fait allusion.
À la différence de ce premier exemple, Morimura investit totalement
l’image de la peinture qu’il cite en intégrant directement la composition de celle-ci, n’hésitant pas à jouer aux acteurs et à dupliquer
son image pour incarner tous les personnages présents. En posant
dans l’image directement, il laisse entendre qu’il s’agit non pas d’une
œuvre entièrement conçue plastiquement par lui-même. Pour cela,
il se fonde sur la citation d’une œuvre très popularisée que le public
connaît déjà, l’image citée appartenant à la mémoire collective/7,
comme le démontre clairement Olympia and Portrait [Futago]/8 (ill. 2)
Si l’on compare l’Olympia de Manet avec l’œuvre de Morimura, on
constate que ce dernier n’a pas hésité à ajouter au décor des éléments
japonais, comme ce kimono ou bien la statuette d’un chat noir assurant bonne fortune à son possesseur. Cela n’est pas sans rappeler
l’engouement des artistes tels que Van Gogh, Gauguin et Manet dès
le troisième quart du 19e siècle pour le Japon et ses estampes, comme
en témoigne le portrait emblématique d’Émile Zola peint par Manet
en 1868 au Musée d’Orsay. Dans cette toile, l’auteur français pose
dans l’atelier du peintre, où les goûts de ce dernier pour le Japon sont
clairement exposés. Cette pièce de la production de Manet et celle
101
/4 Yasumasa Morimura,
Manebu Bijutsushi
[Apprendre l’histoire
de l’art], Tokyo, Akaaka
Art Publishing, Inc., 2010.
/5 Voir à ce sujet
l’ouvrage de Donald
Richie, Le Cinéma
japonais, Paris,
Éditions du Rocher,
2005.
/6 Lire à ce sujet la
traduction et l
es annotations de René
Sieffert dans Contes
de pluie et de lune,
Paris, Gallimard/Unesco,
Collection Connaissance
de l’Orient, 1956.
/7 Umberto parle
de topos enregistrés
dans « l’encyclopédie »
du spectateur, dans
« Innovation et répétition :
entre esthétique moderne
et post-moderne », art.
cit., p. 9-26.
/8 Le mot japonais
« Futago » 双子 désigne
les jumeaux ou jumelles.
Ci-contre (ill. 1)
Morimura Yasumasa,
Self-Portraits as Art
History, Portrait
(Van Gogh), 1985.
Photographie en couleurs,
120x100 cm. Coll. Ikkan
Sanada, coll. The National
Museum of Art, Ôsaka,
avec la permission de
l’artiste et de la galerie
ShugoArts, Tokyo.
102
Ci-dessus (ill.2)
Morimura Yasumasa,
Olympia and Portrait
(Futago), 1988.
Photographie en couleurs,
210 x 300 cm.
Coll. Vicki et Kent Logan,
San Francisco Museum
of Modern Art, avec
la permission de l’artiste
et de la galerie ShugoArts,
Tokyo.
103
/9 Yasumasa Morimura.
Historia del Arte, Madrid,
Fundacion Telefonica,
2000.
/10 Inoue Akihiko,
« Mitate et Art
contemporain »,
dans Philippe Nys
(sld), Recherches
interdisciplinaires, artarchitecture-paysage,
École Supérieure
d’architecture de Parisla-Villette, Équipe
« Architecture milieu
paysage », Paris,
rapport DAP/INHA,
octobre 2007, p. 229-244.
de Morimura résonnent beaucoup avec l’huile sur toile de Kuroda
Seiki, Gashitsune Kume Keiichirô [Kume Keiichirô dans son atelier],
peinte en 1889. Dans cette toile, Kuroda représente son confrère le
peintre Kime Keiichiro dans son atelier parisien, où l’on peut voir distinctement des éléments proprement japonais, comme des pivoines,
un éventail, des kakemono ou bien un paravent. Ces éléments sont
présentés pour rappeler le Japon, et ramener ainsi son pays absent
dans son propre espace-temps.
Mais en intégrant dans cet espace ces objets, Morimura agit comme
s’il était le réalisateur reproduisant sa propre version d’une œuvre
célèbre, avec d’autres acteurs (lui-même), d’autres costumes et accessoires, dans un décor « ressemblant ». La transposition obtenue
donne pour résultat un dérivé de l’objet-référence. Puisque l’image
obtenue d’après une transposition à partir d’une première est une
version exclusive présentée par l’artiste japonais, on peut suggérer
que la mythologie prestigieuse donnée à voir par les œuvres d’art
et leur aura est iltrée par l’expérience individuelle de l’artiste. Cette
expérience individuelle est d’autant plus consolidée par l’usage du
genre de l’autoportrait. De cette façon, c’est à travers lui-même, son
corps et son visage, que les héros de l’histoire de l’art et de la culture
médiatique sont retranscrits. Il exhibe donc un lien privilégié, comme
un face à face, entre le modèle-peintre et l’artiste. Tout comme le
suggère l’application d’un remake d’une œuvre, c’est présenter sa
propre vision non seulement à l’auteur premier (si celui-ci est toujours vivant) mais également au public averti. Le lien entretenu par
Morimura avec les œuvres qu’il a sélectionné se veut affectif/9 , dans
la mesure où l’artiste a grandi avec de telles œuvres reproduites
dans les livres dédiés à l’art occidental. L’artiste offre alors un rêve
à l’observateur, celui de s’approprier et d’incarner ses héros favoris.
Cette volonté de créer un dérivé, tout en citant directement sa source,
est d’autant plus probante lorsque l’artiste japonais afirme la iliation imagée en ajoutant directement le nom de l’artiste, de l’œuvre
évoquée, ou bien l’expression « d’après » qui précède le nom des
actrices qu’il joue dans une partie de ses autoportraits. Non seulement la iliation comme étant un objet « dérivé de » est plus claire,
mais l’artiste renforce la dimension métonymique de sa transposition
à la fois comme remake et mitate. Si l’on se réfère au mitate comme
forme de transposition/10, c’est voir A comme B. Dans ce sens, c’est
voir l’objet A mais non l’objet B, donc observer B à travers A. Ce qui
lie ces deux objets, ce sont leur association, leurs ressemblances et
les concordances entre ce qui les caractérise formellement et plastiquement. Selon ces concordances formelles, l’auteur du mitate va
alors produire une dénomination commune entre ces deux objets
104
semblables. Il procèdera alors par métonymie pour qualiier l’objet
B. Étymologiquement, il s’explique dans sa désignation par un rapport étroit avec une autre chose ou un autre nom. Dans le cas de
la production des autoportraits de Morimura Yasumasa, ce principe
s’applique adéquatement au mitate. Il donne à voir en premier lieu
un portrait semblable à celui cité (dans le cas où l’observateur a déjà
pu voir l’œuvre ou sa reproduction), puis son propre autoportrait. Si
l’on prend le cas des pièces créées autour de l’œuvre de Rembrandt
plus particulièrement, l’artiste n’hésite pas à transposer son visage
à l’intérieur de l’image. Il change certains éléments tels que les détails dans les costumes et parures, de sorte à obtenir non pas un
pastiche de l’œuvre évoquée mais un dérivé, une autre version avec
pour objet central le visage de l’artiste japonais. Concrètement au
regard de Self-Portrait as a Stout Man 1640 de 1994 face à l’Autoportrait de Rembrandt peint en 1640, nous pourrions parler de remake.
Même si plastiquement nous sommes proches du procédé de l’imitation et de la reprise, en dépit d’un réchauffement de la palette et
d’un cadre plus serré, l’artiste joue le rôle de Rembrandt, adoptant la
même attitude et expression que son modèle. Fondamentalement,
le remake consiste à raconter de nouveau une histoire qui a déjà
eu du succès, en créant une nouvelle version d’un ilm. Comme le
souligne à cet effet Umberto Eco, l’histoire de l’art et la littérature
sont composées d’innombrables « pseudo-remakes »/11 , suscitant à
chaque fois quelque chose de différent. La version donnée par Morimura d’un autoportrait fameux de l’artiste hollandais se voit alors
être une nouvelle version de l’histoire, à la fois hybride et troublante.
Le remake devient clairement la version japonaise d’une référence
connue pour s’approprier le caractère prestigieux de la source, et
ainsi légitimer la iliation entre le modèle et l’artiste japonais.
Répétitions ironiques et travestissements :
quand nos références occidentales deviennent
des symboles japonais
Les nouvelles images données à voir par Morimura sont comme
les résultantes de modiications et de transmutations faites d’une
image citée à une autre. C’est le transfert vers un ailleurs. La citation
et l’icône se modiient et changent d’aura lorsqu’elles intègrent un
nouveau cadre qu’est l’esprit de l’artiste. La transposition opérée
voit ainsi son aura et son image modiiées également, puisqu’elle
est la résultante de plusieurs autres facteurs spatio-temporels. On
assiste alors à des dérivations de l’image de référence, comme si
elle faisait l’objet de remakes multiples. Ces dérivations engendrent
105
/11 Umberto Eco,
« Innovation et répétition :
entre esthétique moderne
et post-moderne »,
art. cit., p. 15.
/12 Voir à ce sujet pour
plus de détails le livre
de Katô Shûichi, Le Temps
et l’espace dans la culture
japonaise, Paris, CNRS
Éditions, 2009.
des formes diverses. Ainsi en reprenant un thème commun et initial,
c’est repenser et varier pour le transformer en le renversant dans
le champ créatif de l’artiste. C’est exactement ce qui se produisit
pour Les Ménines de Picasso (entre le 17 août et le 20 décembre
1957, composées de cinquante-huit tableaux), ou bien pour l’Étude
d’après le portrait du pape Innocent X par Vélasquez de Francis
Bacon. Les deux artistes entraînent l’image de ces deux fameuses
toiles dans une mise en abîme. C’est en quelque sorte renforcer leur
état d’images transitoires. En effet les toiles de Picasso sont pour la
plupart des détails agrandis du premier tableau qui inaugura la série
(telles que l’Infante, les demoiselles, le décor). Le palais est devenu
l’atelier du peintre, la palette est surdimensionnée par rapport à
l’artiste qui se rapproche du centre, occupé par les deux illettes.
Au fond de la toile, se dresse un portrait dans un miroir comme sur
la toile originelle, mais ce miroir est devenu un écran de télé où grimace un pantin anonyme. Néanmoins, Picasso opère une interprétation car il travaille en grossissant les détails, il change l’environnement et certains objets, le tout dans un style cubiste.
C’est dans cette substitution et ces variations que l’artiste japonais
se rapproche de la série de Picasso à l’égard des œuvres de Vélasquez. En effet, si on compare la « Plaque décorée d’une infante » de
1957 inspirée de l’Infante Margarita en bleu de 1659, avec les deux
propositions datées de 1990 de Morimura, Daughter of Art History
(Princess A) fondée sur cette dernière toile, et Daughter of Art History (Princess B) suivant le motif de l’Infante Margarita (en robe
blanche) de Vélasquez, peint en 1656, Picasso appose sa propre
vision plastique en reconstituant le schème constitutif de la toile
d’origine. Morimura quant à lui s’est substitué à la place du personnage, en se travestissant grâce aux artiices du maquillage et de la
mise en scène qui constituent les deux pièces. L’artiste a fait en sorte
de reconstituer la scène dans son ensemble plastique et non grâce
aux moyens de la reproduction photographique. Dans Daughter of
Art History (Princess B) (ill. 3) Morimura a conservé l’ensemble de
la composition, en dépit de l’aspect troublant qu’apporte l’ajout de
son visage et des mains surdimensionnées par rapport au reste du
corps construit à cet effet. Cependant lorsqu’on s’attarde sur la seconde version proposée, Daughter of Art History (Princess A) (ill. 4)
non seulement Morimura a éclairé la palette chromatique, mais il y
a attaché d’autres accessoires et des objets insolites, telles que les
peluches et l’horloge, pour intensiier le caractère à la fois humain
et contemporain de la jeune princesse espagnole. De cette façon,
il s’agit de ramener le personnage et ce qu’il signiie dans un autre
espace-temps, celui de l’artiste/12 .
106
Néanmoins, nous n’avons plus affaire à une jeune princesse mais
à l’artiste lui-même posant dans un ensemble de costumes, de parures et d’accessoires appartenant au personnage d’origine. C’est
par le travestissement de son apparence que l’artiste ouvre une
autre version plus travestie encore que livrent le pastiche et l’ironie
suggérée par l’impression donnée au spectateur. Morimura insère
donc une forme de répétition ironique, puisqu’il détourne complètement l’image citée. Alors que le spectateur averti s’attend à voir
le personnage du tableau qu’il connaissait au préalable, il se trouve
confronté à un autre visage, donc un autre personnage. Le travestissement de l’artiste en un personnage féminin telle que l’Infante
laisse entendre au spectateur que tout l’ensemble de la composition
est un simulacre. En effet Morimura fait croire au spectateur que les
mains présentées sont les siennes, alors qu’elles sont en réalité artiicielles. Le travestissement tout comme les faux-semblants laissent
entendre qu’il s’agit d’une fausse réplique, et donc d’une transposition ironique. De cette manière, Morimura accentue encore plus l’art
du spectacle que supposent toutes les mises en scène au sein d’un
portrait ou d’un autoportrait. Nous sommes donc en présence d’une
double mise en abîme. La première constitue ce que supposent le
mitate et le remake, à savoir la transposition d’une œuvre citée
à travers une nouvelle mise en scène ain que les deux pièces se
répondent par leurs échos schématiques et plastiques. La seconde
consiste à ce que Morimura se travestisse à partir d’un premier déguisement opéré par le modèle, lui-même désireux au moment de
l’exécution d’incarner un statut particulier face à ses contemporains.
Par la répétition ironique détournée que procure le travestissement,
c’est énoncer que toutes ces images sont des spectacles.
Par cette opération, les pièces de Picasso et de Morimura n’ont plus
de tension ni de conlit car la hiérarchie instaurée dans la toile citée
n’existe plus. On ne se trouve plus en face d’une seule toile mais
de plusieurs composées en série qui déclinent la même variante du
« peintre et son modèle », donc du pouvoir du peintre sur son modèle. Or ces versions personnelles données par nos deux artistes
démontrent également le pouvoir d’interprétation. Bien que Picasso
joue sur la décomposition des Ménines, Morimura Yasumasa va plus
loin en incarnant l’Infante. Les variations proposées par Picasso
démontrent un travail d’étude autour et d’après une toile considérée
comme l’un des jalons de l’histoire de l’art. Quant aux deux propositions de Morimura, celles-ci servent à afirmer sa capacité d’endosser la cape de l’artiste, du sujet et de l’objet du tableau.
On peut suggérer alors que la fonction de la transposition, du remake et de l’autoportrait est de soutenir les jeux de rôles de l’artiste
107
japonais, tout en sérialisant son visage comme on l’aurait fait pour
une marque industrielle. Grâce à ces outils, il a la possibilité de revêtir tous les costumes qu’il désire, allant de l’artiste maudit, aux personnages royaux, jusqu’aux stars de la musique et du cinéma, quelle
que soit la nationalité du modèle choisi. La permutation de l’histoire
de l’art du monde occidental comme héritage collectif et universelle
est d’autant plus conséquente, car les héros ont désormais des traits
japonais, comme le suggère fortement Les Corbeaux, l’un des contes
ilmés d’Akira Kurosawa. Dans cette histoire l’avatar du célèbre réalisateur observe quelques œuvres de Van Gogh dans une salle d’exposition et parvient à s’introduire dans le paysage de l’une de ces toiles.
Le personnage distingue alors un homme arborant un chapeau, aux
oreilles cachées par un foulard, il reconnaît le maître et converse avec
lui en japonais. L’acteur jouant le rôle du peintre est en effet un Japonais. Ce que démontre cette mise en relet de Kurosawa est l’appropriation du passé et du patrimoine européen par la modernité japonaise. Cet acte est d’autant plus marquant lorsque Morimura présente
à son tour Self-Portrait as Art History, Portrait (Van Gogh). À travers
cet autoportrait, se trouvent intégrés à parts égales deux pôles ambivalents. Le premier est la igure de l’artiste maudit et marginal, tandis que le deuxième serait la marchandisation de l’œuvre de Vincent
Van Gogh, et plus spéciiquement de cette toile diffusée en masse
sur n’importes quels supports. Ce second pôle se manifesterait alors
sous le signe de la répétition engagée par Morimura. Toutefois en
remplaçant le visage de Van Gogh par le sien, l’artiste démontre une
volonté contestataire inhérente à cette substitution, la transformation d’un symbole de l’art moderne européen en un symbole japonais.
En soi, Morimura se pose comme le digne héritier de l’importation des principes émis par la culture et l’art occidental. Grâce à la
constitution de remakes (si l’on suit le sens expliqué plus haut) et de
mitate par transpositions, Morimura insufle une nouvelle énergie à
cet héritage universel. Le résultat obtenu est un double de nos héros
culturels à la forme hybride, mi-japonais mi-caucasien, mi-homme
mi-femme.
Entre images « refaites » et images-sosies : de la tradition
des correspondances vers une répétition différentielle
Dans un premier temps si l’on considère les images de l’artiste japonais de manière générale, on pourrait appliquer le terme de remake
au sens cinématographique. Il réactualise un récit, une œuvre à travers un nouveau médium qu’est son propre corps, selon ses propres
costumes et mises en scène. Si l’on revient sur Self-Portrait as a Stout
Man, Morimura incarne tel un véritable acteur le rôle d’un Rembrandt
108
posant pour exécuter son propre autoportrait. L’artiste a fait en
sorte de respecter dans l’ensemble l’expression sereine et digne
de l’artiste hollandais, de même que pour le costume. Cette idée de
réadapter une œuvre par une autre, en conservant un support plat
et immobile, est également transposable à l’autoportrait multiple
Portrait (Nine Faces) de 1990, d’après le célèbre portrait collectif de
Rembrandt La leçon d’anatomie du professeur Nicolaes Tulp, peint
entre 1632 et 1634. Morimura incarne cette fois-ci tous les personnages initialement présents dans la toile de Rembrandt, jusqu’au
cadavre-même. Comme à son habitude, il conserve la même mise
en scène, les mêmes expressions et attitudes que les personnages.
Morimura a plus particulièrement pris soin de respecter scrupuleusement les expressions de chaque personnage au sens théâtral. Ce
trait de la production de l’artiste japonais conirme bien que nous
sommes en présence d’une forme de remake dans un sens cinématographique. Néanmoins, si l’on regarde de plus près le sens étymologique du mot, « to remake » signiie « refaire ». Certes l’emploi de
cet anglicisme qualiie initialement la reproduction d’une première
version d’un ilm à succès, mais si l’on considère spéciiquement
« refaire », Morimura ne suit pas le même processus de création par
lequel a procédé l’auteur pour exécuter son œuvre. Morimura Yasumasa opère par la transposition du mitate ain de s’approprier et reconstituer l’œuvre choisie. Dans cette idée de « refaire » une œuvre
au sens d’une réalisation, c’est la démarche des artistes américains
de l’« appropriationnisme » qui s’en rapproche le plus.
Plus spéciiquement, si l’on compare la pratique de l’artiste japonais
avec l’« appropriationnisme », le concept de reprise et d’imitation
est très prégnant, autant dans la technique employée que dans le
résultat plus qu’approximatif de l’œuvre « dérivée de ». Morimura se
situe dans une iliation marquée avec les œuvres qu’il cite. L’artiste
japonais transpose une image choisie à la sienne mais ne revendique aucunement la main de l’artiste ni d’auteur, puisqu’il rend
évident la transposition. Morimura défend lui-même un art sans
originalité. Mais contrairement aux artistes américains de l’« appropriationnisme », il ne reproduit pas l’acte, ni la pratique de l’artiste
cité, ni même le résultat. Les autoportraits de Morimura vont bien
plus loin que le concept même de répétition et de reprise, car l’on ne
peut confondre un Rembrandt et un Morimura. Même s’il ne répète
pas le geste de l’artiste cité, il reproduit délibérément « la manière »
de ce dernier par des moyens photographiques et informatiques.
L’acte chez Morimura n’est pas celui de la « pratique » ni du « faire »,
mais celui de la conservation, alors que c’est la question de l’auteur
même qui est remise en question chez ces derniers.
109
/13 Yasumasa Morimura,
Manebu Bijutsushi,
op. cit., p. 14.
Les artistes de l’« appropriationnisme » se situent dans le concept
de doublage de l’acte et de son résultat. Cette pratique s’est inscrite dans un contexte où l’emprunt et la citation de formes issues
de la modernité ainsi que du mélange des genres prévalent. Leurs
référents sont très variés mais ils sont proches de l’art américain des
années 1960. Quelle que soit la nature plastique et physique des
références (peintures, sculptures, ready-made), ce sont souvent des
œuvres reconnues par tous et reproduites maintes fois dans les catalogues, livres et revues (de la même manière dont Morimura découvrit la plupart des œuvres d’art/13 ) ; ce qui facilite grandement l’identiication de leurs sources qu’aucun ne souhaite dissimuler. C’est
donc un acte symboliquement fort, constituant de cette manière une
remise en cause radicale de la notion d’auteur. On sait notamment
qu’Elaine Sturtevant et Mike Bidlo ont utilisé les même techniques,
voire les même supports, que ceux employés par leurs modèles. En
effet pour copier en 1991 Johns Black Figure Five (1960) de Jasper
Johns, Sturtevant utilisa le collage et l’encaustique caractéristique
des œuvres de ce dernier. Suivant la technique de Jackson Pollock
pour ses « drippings », Bidlo employa l’huile, l’acrylique, l’émail et
l’aluminium. De ce fait, leurs œuvres sont très ressemblantes par rapport aux premières. Malgré cela, Sturtevant revendique le caractère
approximatif de ses pièces, alors que Bidlo ne cherche pas à copier ni
à exercer un travail de faussaire. En effet, effectuer une image-sosie
d’un dripping ou reproduire une Anthropométrie est presque impossible de manière exacte. Il sufit simplement à Bidlo d’exécuter une
peinture qui aurait pu être réalisée par Jackson Pollock ou dirigée
par Yves Klein, c’est-à-dire une œuvre crédible en tant qu’originale.
Ces artistes procurent au spectateur une œuvre potentielle qu’aurait
pu produire l’auteur premier, reproduisant alors une différence dans
la répétition de l’acte de celui-ci. On sait notamment que les pièces
de Bidlo et de Sturtevant sont de même dimensions que les œuvres
originales, rendant leur identiication plus dificile. Les œuvres proposées alors par Bidlo et Sturtevant possèdent ainsi cette propriété
d’être des œuvres potentielles de Pollock ou d’Yves Klein, car la
notion d’auteur est troublée par l’exécution à l’identique. Dans cette
idée, c’est imaginer ce qu’aurait pu faire l’artiste cité à ce moment clé
de l’exécution. C’est proposer une pièce potentielle, une possibilité
de réalisation qu’aurait pu développer l’artiste cité.
Le problème touche alors l’original, le modèle et son double. Lorsqu’on
parle d’une copie ou d’un double, on pense automatiquement à les
comparer avec l’original (l’objet en trois dimensions), et il en va de
même avec Morimura même s’il choisit délibérément de se référer à
la reproduction photographique d’une œuvre. Mais la comparaison
110
doit-elle s’effectuer par rapport à la reproduction ou à l’original ? La
question est des plus ambiguës quand on sait que les œuvres d’art
célèbres sont connues désormais et majoritairement par le seul biais
de la reproduction photographique, permettant ainsi toutes les permutations possibles à l’artiste.
Au-delà du remake : une réinterprétation de l’histoire
Le remake confère à Morimura Yasumasa un canevas déjà attendu
d’un cadre d’images données et reconnues de par le monde pour
leurs qualités artistiques et culturelles sur le plan patrimonial. En
se reposant sur la fortune critique des artistes et de leurs chefsd’œuvre, Morimura s’assure une reconnaissance par la comparaison
redondante entre l’œuvre citée et ses propres jeux de transposition.
La reprise du même schème dans sa production constitue ainsi une
nouvelle histoire de l’art à son image, selon ses propres émotions.
En effet pour reprendre un schéma présenté par Umberto Eco/14 ,
lorsque Morimura nous montre une image de son autoportrait à
la fois comme étant originale et différente, nous savons que cette
image en répète une autre que nous connaissons déjà au préalable.
C’est justement grâce à cela que celle-ci nous plaît. Le spectateur
averti se voit obliger de rétablir la forme physique et initiale de
l’œuvre transposée. Ce processus dans l’esprit de l’observateur
est différent lorsque le renversement s’opère d’une œuvre évoquée
dans un autre cadre, vers un autre espace. Ainsi, ce que suggèrent
simultanément les images de l’artiste japonais est le comblement
d’une absence, mais qui se voit travestie sous la forme du corps
médium de l’artiste. Puisque les tableaux originaux sont dans un endroit précis, que l’on peut supposer loin du spectateur et de l’artiste,
Morimura ramène à ce premier et à lui-même l’histoire visuelle.
Mais au-delà de ce transfert et renversement que suggère le mitate,
ce que suppose cette redondance évidente dans la production de
Morimura est une rélexion sur la manière dont la citation révèle
le contenu du message voulu par l’artiste japonais, et non pas la
manière dont est présentée la citation dans son œuvre. La transposition d’une image à une autre permet de révéler les intentions de
l’artiste envers l’observateur. C’est l’une des raisons qui a poussé
Morimura à concevoir la série de photo et de vidéo Requiem/15, débutée en 2010. Cette série de performances se fonde de nouveau sur
la mémoire collective en mettant en scène les personnalités et les
évènements historiques du 20e siècle tels qu’ils ont été immortalisés et conservés par les moyens de la photographie et du cinéma.
L’artiste japonais avoue très clairement que même si ces épisodes
111
/14 Umberto Eco,
« Innovation et répétition :
entre esthétique moderne
et post-moderne », art.
cit., p. 9-26.
/15 Je choisis
délibérément de
regrouper les cinq
chapitres sous le même
titre Requiem.
/16 L’auteur célèbre
japonais Mishima
Yukio (1925-1970) a
retransmit son discours,
en faveur d’un retour
aux fondements
des traditions japonaises,
fait au quartier général
du Ministère de l’armée
le 5 novembre 1970.
/17 Kai Itoi, Yasumasa
Morimura : Requiem for
the xx th Century, Twilight
of the Turbulent Gods,
“Yasumasa Morimura:
Appeasing the Susanoo
of Kamegesaki”, Édition
Filippo Meggia et
Marinella Venanzi, Skira,
2007, p. 23.
/18 Yoshiko Shimada,
« Afterword: Japanese
Pop Culture and the
Eradication of History »,
dans Fran Lloyd (sld),
Consuming Bodies,
Londres, Reaktion Books,
2002, p. 186-191.
/19 Ce mot japonais
désigne une catégorie
de Japonais consacrant
leur vie aux mangas,
animes et jeux vidéo.
appartiennent à la mémoire collective, ses propres souvenirs gardés
de ces visionnages sont personnels. L’interprétation d’un fait historique, tel que le discours donné et ilmé par Mishima Yukio avant son
suicide/16 repris par Morimura à travers Requiem : MISHIMA, se voit
alors réinterpréter selon son expérience personnelle, son enthousiasme et son idée de la beauté/17.
Revenir sur les grands évènements du passé de l’Asie et sur ses
images retranscrites n’est pas sans rappeler les discours révisionnistes à propos des crimes de guerre perpétrés par le Japon dans les
deux premiers quarts du 20e siècle, ainsi que l’absence de contenu à
ce sujet dans les manuels scolaires. Pourtant ce retour sur ces évènements historiques rejoués par Morimura par le biais de séquences
ilmées mettant en scène l’artiste dans la peau du personnage parodié, laisse entendre une critique et une réinterprétation que suggère
l’usage du remake et du mitate détaillés plus haut. Mais alors qu’une
partie des artistes de l’Archipel renforce actuellement la culture pop
japonaise, tel que Murakami Takashi, qui s’approprie les éléments
historiques et les clichés stéréotypés de celle-ci, Morimura s’empare
des icônes du monde occidental et du Japon. Ce trait de la production
de l’artiste qui a été analysé tout au long de cette étude renforce l’idée
d’un Orientalisme spéciique que nous conservons du Japon, et où se
conserve simultanément cette exception japonaise/18 . Ces remakes
des images du passé répondent à un public de plus en plus friand de
visuels sophistiqués et de représentations ironiques et parodiques.
Ce que révèle la manière dont sont utilisées les citations de Morimura,
c’est qu’on ne peut trouver une hégémonie dans l’histoire de l’art du
Japon, puisque celui-ci s’est développé en étroite collaboration avec
l’art européen et américain. Certes Morimura renforce cette idée d’une
japonité unique en touchant aux images de la culture, de la même manière que Murakami envers la pop culture et celle de l’otaku/19 , mais
il consolide également cette part hybride dans la culture japonaise.
Cet examen de l’œuvre de Morimura Yasumasa privilégiant les relations entre le mitate et la forme du remake a permis la mise à jour
d’une nouvelle forme de transposition clairement perceptible. Alors
que le mitate dans les formes traditionnelles artistiques du Japon était
destiné à une élite érudite, les transpositions de Morimura s’ouvrent
sur un éventail d’images plus accessibles grâce à la dimension métonymique clairement suggérée, selon les principes du mitate. Mais tel
un véritable acteur, l’artiste japonais joue le rôle des artistes ou des
modèles qu’il désire incarner selon sa guise, transformant l’image
non plus en seulement en un mitate, mais également en un remake de
l’histoire racontée par l’œuvre citée. Même si Morimura renforce l’état
transitoire de ces références, il en renforce l’écho par l’imposition de
112
son propre corps au sein de la composition. L’image-référence faisant
partie intégrante de la mémoire collective, aussi bien européenne,
américaine que japonaise, sa dimension init par devenir à la fois
japonaise et universelle, dans le sens où ses héros sont incarnés par
Morimura. C’est donc agir selon le procédé de la répétition ironique,
procurée par le jeu du travestissement de l’artiste. Pour ces raisons,
la production de l’artiste japonais se rapproche plus d’un remake
cinématographique. Mais elle s’en éloigne si l’on prend en compte
l’idée de pratiquer selon la même exécution que l’auteur de l’ouvrage
évoqué. C’est pourquoi les images de Morimura ont plus pour fonction de sérialiser de nouveau ce qui est déjà sérialisé, tout en maintenant une certaine pratique de la conservation. C’est démontrer sous
un autre angle – selon sa propre expérience individuelle transcendée
par l’usage de l’autoportrait – les chaînons de l’histoire de l’art.
Le remake chez Morimura ne montre pas tant un intérêt plastique mais
plutôt la manière dont il s’il s’approprie une œuvre. Cette dernière
n’est plus perçue pour ses qualités techniques mais médiatiques et
culturelles. C’est ce qu’elle suscite à Morimura et au spectateur qui
guide son choix. Morimura se place également dans la même position
que l’observateur, puisque lui aussi a découvert ces chefs-d’œuvre
de la peinture occidentale par les médiums photographiques et audiovisuels. La boucle entre Morimura et le public se referme lorsque
l’artiste invite ce dernier à poser comme lui dans une machine qu’il
présente lors de son exposition « Kusoh Bijustukan (The Museum
of Daydream and Disguise)/20 ». Le public pouvait prendre place au
sein de l’œuvre par un procédé photographique, comme le pratique
l’artiste. La répétition et la reprise du cadre, tout comme le remake,
permettent à l’inconnu d’être le héros de son choix.
Le mitate et le remake sont des outils au service de l’artiste pour
sérialiser son visage. Cette sérialisation aboutit au inal à la fabrication, la marchandisation et la standardisation apportées par la
permanence de son visage représenté. En opérant de cette manière,
Morimura feint un questionnement sur l’identité même s’il la rend
multiple au gré de ses transformations. Et même si la présence de
son visage transformé, restant reconnaissable malgré tout, assure
une continuité logique, le statut du corps comme objet n’est plus
le garant ni le témoin des changements puisque les traces de son
propre vieillissement disparaissent derrière l’artiice du maquillage
et des outils numériques. Ironiquement, Morimura se transforme en
une idole japonaise de l’art, renforçant cet orientalisme que nous
conservons du Japon.
Déborah Lévy
113
/20 En 1998 au Musée
d’Art contemporain
de Tokyo, « Morimura
Yasumasa: Self-Portrait
as art history ».