Enfances Familles Générations
Revue interdisciplinaire sur la famille contemporaine
Articles sous presse
Temporalité trans : identité de genre, temps
transitoire et éthique médiatique
Trans temporality: gender identity, transitory time and media ethics
Alexandre Baril
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/efg/1359
ISSN : 1708-6310
Éditeur
Centre Urbanisation Culture Société (UCS) de l'INRS
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Référence électronique
Alexandre Baril, « Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique »,
Enfances Familles Générations [En ligne], Articles sous presse, mis en ligne le 31 août 2017, consulté le
23 avril 2018. URL : http://journals.openedition.org/efg/1359
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Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique
Temporalité trans : identité de
genre, temps transitoire et éthique
médiatique
Trans temporality: gender identity, transitory time and media ethics
Alexandre Baril
L’auteur aimerait remercier Jean-Sébastien Sauvé et Aimé Cloutier pour leur relecture de versions
préliminaires de cet article, Anne Dagenais Guertin, Kathryn Trevenen et Trina LeBlanc pour les
discussions qu’ils ont eues sur le sujet, ainsi que les personnes ayant évalué cet article.
« Retour vers le futur » ou la temporalité trans-gressée
1
Bien que les travaux sur les âges de vie et les temporalités biologiques et sociales nous
montrent comment les cycles de vie, qu’il s’agisse de l’enfance, la jeunesse, l’adultéité ou
la vieillesse, sont marqués par des revirements, des moments décisifs ou des
« bifurcations biographiques » (Bidart, 2006)1, la linéarité sous-jacente à l’enchainement
de ces cycles est rarement remise en question, sauf dans les films de science-fiction. En
effet, une fois l’enfance et l’adolescence passées, on ne s’attend pas à l’âge adulte à revivre
une seconde puberté. Or, lorsqu’on intègre la lunette du genre à ces analyses sur les
temporalités, nos présomptions sur ce que sont les âges de la vie et leur succession sont
ébranlées. En effet, les personnes transgenres et transsexuelles (ci-dessous « trans ») qui
poursuivent une transition physique – notamment grâce à des traitements hormonaux –
sont amenées à vivre, littéralement et figurativement, une seconde puberté et jeunesse à
travers l’apparition de caractéristiques sexuelles secondaires et l’incorporation de
nouvelles formes d’identification sociale. Par exemple, en tant qu’homme trans, lorsque
j’ai commencé mon traitement à la testostérone en 2008, les transformations qui se sont
opérées dans mon corps ont été similaires à celles que j’aurais vécues à travers une
puberté si j’étais né homme, et ce, sur une durée presque aussi longue que l’adolescence 2 :
prise de masse musculaire, déplacement des graisses, mue de la voix, acné, apparition
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1
Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique
graduelle d’une plus forte pilosité sur le corps, dont la barbe, etc. Comment les personnes
trans, plongées dans une seconde puberté à travers leur transition, sont-elles amenées, de
façon similaire ou différente, à vivre cette seconde jeunesse à l’âge adulte ? Qu’est-ce qui
caractérise cette temporalité propre aux expériences trans ?
2
Dans cet essai, j’argumenterai, à partir d’une méthodologie autoethnographique fondée
sur ma propre expérience en tant qu’homme trans, que certaines personnes trans sont
amenées à vivre une temporalité particulière que je nomme un « temps de
surexposition » dans lequel elles sont amenées à se dévoiler constamment à travers des
conjonctures personnelles, communautaires et sociales/médiatiques. Jusqu’ici, cette
temporalité a été laissée en jachère dans les travaux universitaires, tant sur les âges de la
vie, les genres, que sur les enjeux trans. Malgré le développement fulgurant des
mouvements et études trans au cours des deux dernières décennies (Stryker et Whittle,
2006 ; Stryker, 2008 ; Stryker et Aizura, 2013), la notion de « temporalité trans » a été peu
traitée du côté anglophone et occultée du côté francophone, comme le démontre ce
premier article en français s’intéressant à ce sujet3. Tout comme c’est le cas pour les
travaux sur les genres et les âges de vie, il existe des recherches qui portent sur des âges
de vie particuliers des populations trans : les jeunes trans à risque de harcèlement et
d’intimidation à l’école (Chamberland et al., 2011) ou les personnes trans vieillissantes et
les problèmes particuliers qu’elles vivent en institution ou liés aux soins de santé (Hébert
et al., 2015), pour ne nommer que ces exemples. Néanmoins, ces travaux n’interrogent pas
la spécificité de la « temporalité trans », comme le font certains travaux dans le champ
des études des sexualités et queers, comme ceux de Edelman (2004), Halberstam (2005),
Freeman (2007 ; 2010), ou Muñoz (2009). Qu’arrive-t-il lorsque, à partir d’une approche
intersectionnelle (Crenshaw, 1991 ; Bilge, 2009 ; Lutz et al., 2011), on croise les analyses sur
les âges de vie, les genres (cisgenres4/transgenres) et les temporalités sociales
marginalisées pour analyser l’expérience temporelle que vivent les personnes trans ?
C’est à cette question que cet essai répondra à partir de perspectives queers, féministes et
transactivistes5. Pour ce faire, l’article est divisé de manière tripartite. Je proposerai
d’abord un bref historique des notions de temporalités queer et « crip6 » et indiquerai
comment celles-ci s’apparentent aux temporalités trans. Ensuite, je m’attarderai aux
spécificités des temporalités trans et montrerai comment elles peuvent être marquées
par un désir de surexposition. Enfin, j’exposerai comment ce temps de surexposition est
parfois l’objet d’une surexploitation médiatique. Je conclurai en réfléchissant à une
éthique médiatique des temporalités sociales responsable et sensible aux groupes
marginalisés dans nos sociétés cisgenristes7, hétérosexistes et capacitistes8.
Les temporalités marginalisées : queer, crip, trans
Temporalité queer
3
Les mouvements queers sont nés au tournant des années 1990, en pleine crise de la
pandémie du VIH/sida, pour réagir notamment à l’inaction du gouvernement américain à
l’égard du VIH qui décimait alors une grande partie de la communauté gaie aux États-Unis
et ailleurs. Le terme « queer », qui jusqu’alors servait d’insulte pour les minorités
sexuelles considérées bizarres, tordues, anormales, a alors été resignifié positivement par
ces dernières et utilisé de façon affirmative par des groupes activistes tels que Queer
Nation ou Act Up afin de dénoncer l’homophobie (ou l’hétéronormativité) et d’agir face à
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Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique
la crise du sida (Éribon, 2003). Peu de temps après, les premières théorisations queers
sont apparues dans les universités, dénonçant le sexisme, racisme, classisme et d’autres
formes d’exclusions présentes dans les études gaies et lesbiennes – centrées à l’époque
sur les expériences des hommes gais blancs de classe moyenne ou aisée –, et invitant, à
travers le terme parapluie « queer », à prendre davantage en considération la diversité
dans ce champ d’études : d’abord sous la plume de Teresa de Lauretis (1991), puis dans les
travaux désormais classiques d’auteur-es comme Kosofsky Sedgwick (2008 [1990]),
Warner (1993), Butler (1993), et Halperin (2000 [1995]). En français, les réflexions queers
ont commencé à émerger autour des années 2000 dans les travaux de Bourcier (1999 ;
2006 [2001] ; 2005 ; 2011), Éribon (2003), Baril (2007), Cervulle et Rees-Robert (2010),
Perreau (2012) et Laprade (2014). Malgré leurs importantes différences, ces travaux en
anglais et en français s’intéressent tous aux sexualités et aux identités sexuelles et de
genre9 qui sortent des cadres traditionnels cisgenristes et hétérosexistes, et contestent la
notion de « normalité ». Les théories, études et mouvements queers sont souvent
considérés comme les pendants davantage critiques, anti-assimilationnistes et
antinormatifs des théories, études et mouvements gais et lesbiens, ces derniers versant
parfois dans une certaine bourgeoisie ou conservatisme et étant taxés d’homonormatifs
par les activistes et auteur-es queers (Puar, 2007). La question de la temporalité queer,
pour sa part, a commencé à faire l’objet de réflexions dans les travaux queers
anglophones autour de 2005, avec la publication d’ouvrages phares sur le sujet (Edelman,
2004 ; Halberstam, 2005 ; Muñoz, 2009 ; Freeman, 2010). Halberstam (2005 : 6) fournit une
définition de la temporalité queer :
For the purpose of this book, « queer » refers to nonnormative logics and
organizations of community, sexual identity, embodiment, and activity in space and
time. « Queer time » is a term for those specific models of temporality that emerge
within postmodernism once one leaves the temporal frames of bourgeois
reproduction and family, longevity, risk/safety, and inheritance.
4
En d’autres mots, la notion de temps queer est à la fois descriptive et normative. D’une
part, cette notion représente une description de ce que sont les temporalités
traditionnelles (hétérosexuelles) versus hors normes (queers). D’autre part, la notion de
temps queer propose sur le plan normatif une critique des temporalités traditionnelles en
vue de dégager les apports épistémologiques et heuristiques des temporalités
marginalisées pour les réflexions sur les temporalités en général. En s’éloignant d’une
chronologie qui suit un ordre précis (valorisant de vivre sa jeunesse, de poursuivre ses
études en vue de trouver un emploi reconnu, de trouver un-e partenaire de sexe opposé,
d’acheter une maison et d’avoir des enfants, pour éventuellement atteindre une retraite
confortable), les temporalités queers permettent de repenser notre rapport au temps et
surtout notre conception de celui-ci comme étant naturel et stable. Le fait pour certaines
personnes queers de ne pas avoir d’enfant, de ne pas s’engager dans une relation
monogame, d’avoir un rythme de vie axé sur la socialité et les sorties (traditionnellement
associé à l’adolescence et à la jeunesse) ou encore, comme dans le cas de la crise du sida,
d’avoir une espérance de vie raccourcie et de vivre dans l’urgence du moment,
constituent des expériences temporelles qui transfigurent la conception même de la
temporalité.
5
Certaines personnes pourraient voir dans cette opposition binaire entre temporalité
traditionnelle et queer un portrait simpliste en soutenant que plusieurs personnes gaies
ou lesbiennes suivent un parcours plus traditionnel en ayant une maison, un emploi, un
mariage, des enfants, etc. La critique queer et sa contestation des normes vise justement
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3
Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique
cette homonormativité au sein de la population gaie et lesbienne consistant à adopter un
mode de vie hétérosexuel au sein des couples de même sexe (Puar, 2007). Sous cet angle,
la temporalité queer se distingue nettement et s’oppose à la temporalité traditionnelle,
qu’elle soit hétéro- ou homo- normative. Si le temps queer se caractérise presque toujours
par un refus d’adopter les normes dominantes, il serait injuste de réduire les temporalités
traditionnelles à un parcours linéaire visant simplement à étudier, s’enrichir, se marier et
se reproduire. Les travaux en sociologie démontrent comment cette temporalité dite
traditionnelle, décrite comme homogène dans certains travaux queers, se traduit dans la
réalité par d’importantes évolutions, transformations, fragmentations et transitions
(Becquet et Bidart, 2013 ; Bidart, 2006 ; Charton et Lévy, 2009 ; Legrand et Voléry, 2012).
Comme le notent Grossetti, Bessin et Bidart (2009), il y a au cœur de chaque vie des
moments clés, des moments décisifs et des ruptures ou, pour le dire dans leurs mots, des
« bifurcations », qui viennent rompre la régularité et linéarité des parcours de vie.
Autrement dit, toutes les personnes hétérosexuelles ne sont pas en couple ou en couple
monogame, certains couples ont des enfants et d’autres non, certaines personnes optent
pour des modes de vie dans lesquels la carrière n’est pas centrale et défendent des valeurs
anticapitalistes, certaines vies sont marquées par les handicaps, la maladie, les
réorientations, etc. L’objectif de cet article n’étant ni d’offrir une analyse historique de la
notion de temporalité queer ni d’effectuer une critique de la conception parfois simplifiée
que certains travaux queers ont des temporalités dites traditionnelles, j’aimerais
maintenant me tourner vers le champ des études « crip » et sur le handicap qui offrent
aussi des réflexions pertinentes sur les temporalités.
Temporalité « crip » ou handicapée10
6
D’autres groupes marginalisés, comme celui des personnes handicapées, qu’il s’agisse de
handicaps physiques, psychologiques, intellectuels, d’apprentissage, environnementaux
ou autres, ont problématisé la temporalité à partir de perspectives subalternes. Ils ont
mis de l’avant, au cours des dernières décennies, la notion de temporalité handicapée,
mieux connue sous l’expression « crip time » (McRuer, 2010 ; Price, 2011 ; Kafer, 2013). Le
terme « crip » provient de l’adjectif anglais « crippled » et du nom « cripple » qui réfèrent à
une personne dont la mobilité est réduite et sont utilisés comme termes dérogatoires
pour désigner toute personne handicapée. Le terme « crip » a fait l’objet d’un
détournement comparable à celui du terme « queer », qui a été resignifié positivement.
Après la publication du livre Crip Theory par McRuer (2006), les perspectives crip ont été
adoptées par des activistes et sont devenues des objets de théorisation et un champ
d’études. Tout comme les théories/études queers se distinguent des théories/études gaies
et lesbiennes par leur forte teneur antinormative et anti-assimilationniste et sont perçues
comme la faction transgressive et subversive des théories/études sur la diversité sexuelle,
les théories/études crip se distinguent de façon similaire des théories/études sur le
handicap, ces dernières étant parfois vues comme plus traditionnelles et moins
subversives. Autrement dit, les théories crip sont aux théories sur le handicap ce que les
théories queers sont aux théories gaies et lesbiennes.
7
L’expression « crip time » a, quant à elle, été répertoriée pour la première fois sous la
plume de Zola en 1988, puis dans les travaux de Gill en 1995 et ceux de Olkin en 1999.
Néanmoins, ces auteur‑es n’ont pas défini ce qu’ils et elles entendaient par l’expression «
crip time » et n’en ont fait qu’un usage restreint dans leurs travaux. C’est dans les années
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Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique
2000 que l’intérêt pour cette notion, telle que nous la définissons aujourd’hui, refait
surface dans les travaux de McRuer (2006 ; 2010), de Kuppers (2008), de Price (2011) et
Kafer (2013). Comme Kafer le souligne, malgré la sous-théorisation de la notion de « crip
time », celle-ci possède un caractère polysémique. Parmi ses multiples acceptions, il est
possible d’en dégager trois.
8
La première acception concerne le temps supplémentaire que prennent les personnes
vivant avec des handicaps pour accomplir des tâches comme se déplacer, se laver,
s’habiller, s’alimenter, travailler, parler ou lire. Il est évident que cette lenteur (en
fonction d’une conception capacitiste et traditionnelle du temps) à faire des activités
courantes peut être vécue de façon frustrante par certaines personnes. Néanmoins,
plusieurs personnes handicapées rapportent qu’elles vivent difficilement ce « crip time »
parce qu’elles sont aussi bousculées dans leur temporalité par des conditions externes,
fondées sur des exigences capacitistes et néolibérales, où tout est évalué en fonction de la
rapidité, de la performance et des résultats instantanés. Comme le dit McDonald (2015) :
I have cerebral palsy, I can’t walk or talk, I use an alphabet board, and I
communicate at the rate of 450 words an hour compared to your 150 words in a
minute – twenty times as slow. A slow world would be my heaven. I am forced to
live in your world, a fast hard one. […] I need to speed up, or you need to slow
down. […] Crip time is pre-programmed, thought running ahead of communication;
pre-programmed like crip lives, programmed with activities we did not choose,
overwriting our own lives with other people’s voices.
9
La temporalité handicapée possède donc une double signification dans cette première
acception : elle réfère simultanément à l’expérience subjective du handicap et à son
expérience sociopolitique dans une société non adaptée aux personnes dont les façons de
parler, marcher, s’alimenter, se déplacer, etc., sont plus lentes que les normes. La
temporalité handicapée devient un temps imposé, hors de soi et de sa propre temporalité.
Comme le dit St-Pierre (2015 : 60) par rapport aux personnes handicapées qui vivent des
« troubles du langage » : « [f]or the disabled speaker […] this means that speech will
almost inevitably result in a persistent and pervasive decentering of his temporal
structure as he is folded into uncomfortable rhythms and tempos in an attempt to
establish a shared horizon ». Autrement dit, la temporalité handicapée signifie à la fois
une temporalité subjective et une temporalité partagée qui ne nous appartient plus, bref
un temps imposé par les autres personnes, la société, ses institutions et ses structures
(conçues pour les personnes non handicapées). Bref, dans des sociétés mal adaptées à une
variété de capacités physiques et mentales, le temps supplémentaire nécessaire pour les
personnes handicapées dépasse leur simple condition, car il résulte d’un ensemble de
facteurs externes allant des retards du personnel soignant ou du transport adapté aux
problèmes liés aux équipements, en passant par les retards causés par l’utilisation
d’interprètes (Kafer, 2013). De ce point de vue, les personnes handicapées vivent, en plus
de leur propre temporalité, un temps perdu à travers le manque de services et de
structures adaptés à leur réalité.
10
Une deuxième acception de la notion de temporalité handicapée relève de sa
conceptualisation dominante comme perte de temps, un temps handicapé vu comme lent
et improductif en fonction des critères capacitistes, néolibéraux et capitalistes de nos
sociétés (McRuer, 2010 ; Kafer, 2013 ; Dalke et Mullaney, 2014). St-Pierre (2015 : 60-61)
remarque que : « Gendered, fat, elderly, and disabled bodies […] are evaluated temporally,
and read as a “loss” or a “waste” of time for not performing within normative
parameters ». La temporalité handicapée relève, en fonction de cette idéologie, davantage
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Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique
de l’insulte ou du reproche à l’égard des personnes handicapées qui échoueraient à
satisfaire les exigences d’un monde-minute, où la lenteur dans l’exécution de tâches est
perçue comme un échec plutôt qu’un avantage ou une différence. Au final, comme le
mentionne Kafer (2013), la temporalité handicapée est rendue impossible et inintelligible
selon les scripts dominants. De fait, il n’y a pas de temps accordé aux personnes
handicapées et aucun avenir envisagé pour elles. Le seul avenir possible est un avenir
curatif, dans lequel le handicap serait guéri, éliminé, afin de « normaliser » la personne
pour la réintégrer à une temporalité traditionnelle11. Les auteur‑es en études crip et sur le
handicap sont néanmoins critiques relativement à cette conceptualisation du temps
handicapé comme temps gaspillé. Elles et ils ont cherché à mettre en avant les possibilités
offertes par une compréhension de la temporalité en dehors des horizons de la
« normalité », bref une conception du temps plus inclusive des personnes aux capacités
variées.
11
La dernière acception de la notion de temporalité handicapée concerne la prise en
considération et la mise en pratique d’une temporalité plus flexible et adaptée (Price,
2011 ; Dalke et Mullaney, 2014). Ce qui me semble prometteur ici pour la
conceptualisation de la temporalité trans, dont je discuterai plus loin, est comment cette
dernière utilisation de la notion de temporalité handicapée est fondée sur une
reconceptualisation générale et une « queerisation » du temps que l’on qualifie
habituellement de « normal » et souhaitable. Kafer (2013 : 27) écrit :
Crip time is flex time not just expanded but exploded; it requires reimagining our
notions of what can and should happen in time, or recognizing how expectations of
« how long things take » are based on very particular minds and bodies. We can
then understand the flexibility of crip time as being not only an accommodation to
those who need « more » time but also, and perhaps especially, a challenge to
normative and normalizing expectations of pace and scheduling. Rather than bend
disabled bodies and minds to meet the clock, crip time bends the clock to meet
disabled bodies and minds.
12
Tout comme le concept de « queer time », le concept de « crip time » possède une fonction à
la fois descriptive et normative. Le temps handicapé devient ainsi, dans les termes de
Kafer (2013), un choix alternatif à ce qu’elle nomme le « temps curatif », pour être en
mesure d’envisager un avenir viable et positif pour les personnes handicapées. Ce bref
historique des temporalités queers et crip m’amène à considérer une troisième forme de
temps marginalisé : la temporalité trans.
Temporalité trans
13
La temporalité trans n’a pas été problématisée et théorisée comme les temporalités
queers et crip. Malgré la présence d’une entrée « Temporality » écrite par Kadji Amin
(2014) dans la liste des mots clés en études trans dans le premier numéro de la revue TSQ:
Transgender Studies Quarterly (Stryker et Currah, 2014), il est possible de constater
l’absence de références traitant de cette question dans la bibliographie de cette entrée, de
même qu’une absence de théorisation, par les auteur-es en études trans, de la temporalité
trans comme telle. La majorité des auteur-es cité-es dans cette entrée travaillent
davantage en études queers et les auteur-es spécialisés en études trans mentionné-es,
comme Jay Prosser (1998), font référence au récit temporel trans dans les autobiographies
plutôt que de problématiser la temporalité trans en soi. Les travaux sur les temporalités
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6
Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique
trans sont toutefois en émergence du côté anglophone, comme en témoignent de récents
travaux (Grabham, 2010 ; Carter, 2013) ou conférences sur cette thématique12.
14
Cette absence de travaux est criante au regard de l’expérience temporelle particulière
vécue par plusieurs personnes trans, qui mérite d’être théorisée. Les personnes trans sont
amenées, durant certaines périodes de leur vie, à expérimenter des temps accélérés ou
plus lents, comme c’est le cas des processus d’apprentissage des scripts sociaux de la
féminité ou masculinité, ou lors des périodes de convalescence suivant les opérations
pour celles qui optent pour des procédures chirurgicales (ce qui n’est pas le cas de toutes
les personnes trans)13. Ces expériences temporelles peuvent certes être déstabilisantes ou
frustrantes en elles-mêmes. Cependant, ayant moi-même vécu une période de six mois
durant laquelle tout mon temps a été investi dans des microsoins corporels (changements
de pansements, application d’onguents, visites de chirurgiens, exercices pour favoriser la
guérison, etc.), je peux témoigner, à la suite de nombreuses personnes trans, que cette
temporalité trans ne résulte pas que de la transition en soi, mais aussi du contexte dans
lequel se déroulent les transitions. Comme c’est le cas pour les personnes handicapées, les
personnes trans se font imposer une temporalité à partir des normes et structures
dominantes cisgenristes. La temporalité trans, ce n’est donc pas seulement un temps
post-chirurgical, mais aussi et surtout les longs mois d’attente avant d’obtenir les
attestations psychologiques nécessaires pour procéder à des traitements et des
chirurgies, les délais excessifs dans l’accès aux soins de santé à cause des refus de
traitement répétés de la part des médecins simplement parce que la personne est trans,
les démarches souvent longues et complexes pour procéder à des changements de l’état
civil, pour ne nommer que ces exemples14. Le temps trans est donc une temporalité dictée
par l’horloge cisgenrenormative qui contribue, en érigeant des obstacles systémiques sur
la route des personnes trans, à transformer leur expérience temporelle, notamment en
matière de pertes de temps qui pourraient être évitées si les structures et institutions
étaient adaptées à leur réalité.
15
Au-delà des pertes de temps créées par une société structurée autour des temporalités
cisgenristes, les personnes trans expérimentent aussi, comme les personnes queers et
handicapées, une délégitimation de leur temporalité propre, où leur temps est qualifié
d’improductif et leur avenir rendu impensable à partir des normes cisgenrenormatives.
Comme je le souligne ailleurs, « [t]he lack of a “trans future” is particularly striking for
people with non-binary genders: not only is a future in their preferred sex/gender
identity rendered null and void, but their very cultural, social, medical, political, and
legal existence is invalidated in most national contexts […] » (Baril, 2016 : 161-162). De
fait, s’il existe un avenir pour les personnes trans dites normatives, celles qui se moulent
aux règles de la féminité, de la masculinité et de l’hétérosexualité et dont les objectifs de
vie et professionnels s’insèrent dans les scripts néolibéraux et capitalistes de nos sociétés
(Irving, 2008 ; Spade, 2011) à travers lesquels les trans sont destinés à incorporer, après
leur transition, une citoyenneté productive et reproductive, cet avenir est absent pour les
personnes androgynes, non genrées, bi-genrées, bispirituelles15 sortant de ces cadres. De
manière similaire aux personnes queers et handicapées dont l’avenir légitime passe par
l’adoption d’une homonormativité (Halberstam, 2005 ; Puar, 2007) ou l’acceptation d’un
traitement médical pour éliminer le handicap, l’avenir légitime des personnes trans passe
par une assimilation cisgenrenormative. Cette dernière est balisée par l’adoption stricte
d’une identité sociale, politique et juridique de genre masculin ou féminin et d’une
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Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique
trajectoire médicale, légale et culturelle suivant les normes dominantes (Stone, 2006 ;
Irving, 2008 ; Spade, 2011 ; Fortier, 2014).
16
La troisième acception du temps handicapé, qui s’applique aussi aux temporalités queers,
concerne sa dimension normative et son ancrage dans une critique sociale des
temporalités traditionnelles. Cette composante normative fait également partie du temps
trans : les temporalités trans sont plus flexibles et s’inscrivent en porte-à-faux par
rapport aux critères cisgenristes. C’est sous cet angle, je pense, que nous devrions
réfléchir aux potentialités de conceptualiser cette temporalité trans pour nourrir les
travaux sur les différentes temporalités marginalisées. J’aimerais donc, dans les
prochaines pages, contribuer à ces réflexions quant aux liens qu’entretiennent les
personnes trans au temps et comment nous pourrions créer collectivement des espaces/
temps qui prendraient davantage en considération les expériences et vécus
sociosubjectifs des personnes trans.
La temporalité trans : temps de surexposition
17
Si l’expérience temporelle est au cœur de toutes les vies, elle revêt un caractère
particulier pour les personnes trans. Qu’il s’agisse du sentiment d’urgence et
d’impatience de procéder à certains changements (d’état civil, corporels, etc.) ; de la
seconde puberté enclenchée par les traitements hormonaux à l’âge de 25, 45 ou même 60
ans ; de la perception altérée de l’âge des personnes en transition car plusieurs hommes
trans, y compris moi-même, sont perçus comme des adolescents lors des premières
années de leur transition (Schilt, 2010) ; de l’expérience du temps perdu avant la
transition ou retrouvé pendant et après celle-ci ; de l’expérience du temps accéléré
d’acculturation à des rôles sociaux et des environnements nouveaux (ex. : salles de bain et
vestiaires), la temporalité trans diffère de la temporalité que vivent les personnes cis. De
même, la temporalité trans brouille les repères traditionnels de temps, d’âges et de
parcours de vie tels que théorisés habituellement. Je fournis ci-dessous deux courts
exemples illustrant le rapport différent qu’entretiennent les personnes trans à la jeunesse
et la vieillesse.
18
Premièrement, plusieurs personnes trans réfèrent aux transitions en termes de seconde
naissance : « Je suis né à 32 ans », peut-on lire sur les pancartes lors des manifestations et
marches trans. Comme d’autres formes d’expériences intenses qui peuvent constituer des
moments décisifs, comme des conversions religieuses, des accidents ou des maladies, la
vie prend un sens différent avec une transition et est parfois décrite comme une seconde
naissance suivie d’une période de jeunesse caractérisée par les découvertes sur soi et son
rapport au monde. Cette (re)naissance constituerait une excellente pierre angulaire pour
une « épistémologie de la jeunesse », pour reprendre l’expression de Halberstam (2005 :
2), dans des travaux ultérieurs qui s’attarderaient aux liens entre la jeunesse vécue, l’âge
adulte réel et les transitions, qui viennent interrompre la linéarité de ce passage supposé
entre jeunesse et maturité. Deuxièmement, les transitions de sexe/genre peuvent nous
fournir un éclairage différent sur la vieillesse et des réflexions sur l’âgisme. À titre
d’exemple, comme d’autres personnes (cis ou trans), je redoute la vieillesse, en fonction
d’un âgisme et d’un capacitisme intériorisés que je déconstruis au quotidien. Dans nos
sociétés sexistes, cisgenristes et âgistes, les catégories valorisées d’hommes et de femmes
ne reposent pas uniquement sur les catégories de genre normatives que sont la
masculinité et la féminité hégémoniques, mais aussi sur des catégories d’âge. Les
caractéristiques associées aux hommes et à une virilité traditionnelle, telles la force
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Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique
physique, la présence d’une importante musculature, la pilosité très apparente (Julien,
2015), l’autonomie, la réalisation personnelle à travers l’activité, notamment
professionnelle, sont non seulement liées à des conceptions genrées dominantes, mais
également à des âges de vie plus valorisés que d’autres (Legrand et Voléry, 2012).
L’homme vieillissant, dont le corps n’est plus musclé, dont la pilosité est moins
apparente, dont le niveau d’activité est ralenti ou qui se retrouve en perte d’autonomie,
n’est plus dans certains cas considéré aussi viril, par lui-même ou par les autres, en
fonction des normes dominantes. Comme l’ont montré dans leurs analyses
intersectionnelles Clare (2009) par rapport aux personnes handicapées ou White (2014) à
l’égard des personnes de grosse taille, les genres normatifs s’appuient non seulement sur
des conceptions dominantes de la masculinité et de la féminité, mais simultanément sur
un capacitisme et une discrimination en fonction du poids ; les personnes handicapées et
les grosses personnes (terminologie des militant-es dans ce domaine) se trouvent exclues
des genres idéaux, voire interrogées sur leur appartenance aux catégories d’hommes/
femmes dans certains cas (à partir des normes dominantes, les femmes handicapées ne
sont pas vues comme féminines et les hommes avec de grosses hanches, fesses, etc., sont
vus comme moins masculins).
19
Une logique similaire est à l’œuvre par rapport à l’âge, dynamique que des analyses
intersectionnelles dans de futures recherches liant les dimensions du genre et de l’âge
pourraient nous révéler avec plus d’acuité. Comme homme trans, la dégendérisation ou
dévirilisation des hommes plus âgés qui s’effectuent en fonction de nos paradigmes
dominants a un effet particulier pour moi ; les signes de l’âge ne viennent pas seulement
usurper d’un point de vue socioculturel les caractéristiques de ma masculinité, mais
s’entremêlent avec mes expériences des processus de dégendérisation dont sont
constamment victimes les personnes trans dans des sociétés cisgenristes. Dans des
contextes où les personnes trans se voient refuser leur masculinité et féminité d’autoidentification, les processus de dégendérisation liés au vieillissement complexifient
l’expérience du cisgenrisme tout comme le cisgenrisme intervient dans les dynamiques
âgistes. Il s’agit de quelques exemples qui montrent comment ces réflexions sur les
temporalités trans et les processus de désidentification et d’identification, de
réorientations, de ruptures et de resignifications qu’elles impliquent, sont porteuses
d’une valeur heuristique et épistémologique pour repenser sous un nouvel angle les
travaux sur les âges et les temps de la vie, les bifurcations et les moments clés qui
interrompent l’apparente stabilité et linéarité de l’existence (Charton et Lévy, 2009 ;
Grossetti, Bessin et Bidard, 2009 ; Becquet et Bidart, 2013). Je n’ai esquissé ici que les
grandes lignes que pourraient adopter d’éventuelles recherches qui lieraient des
réflexions sur la temporalité et les personnes trans. J’aimerais toutefois m’attarder, dans
le reste de cette section, sur une dimension précise de la temporalité trans, que je nomme
le « temps de surexposition » et qui consiste en une temporalité dans laquelle le désir de
dévoilement des personnes trans est exacerbé par un ensemble de facteurs. Je procèderai
à cette analyse à partir de données autoethnographiques, soit l’exposition de ma propre
transition dans la sphère publique à travers des médias. Mon expérience ne prétend pas
représenter la majorité des personnes trans – bien que plusieurs personnes trans m’aient
partagé une expérience similaire ou en ont témoigné publiquement, comme c’est le cas de
Green (2004) –, mais celle-ci semble utile pour réfléchir à des dimensions éthiques que
soulèvent les transitions au regard de leur médiatisation.
Enfances Familles Générations , Articles sous presse
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Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique
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Je démontrerai comment certaines personnes trans se retrouvent, au moment de leur
transition, dans des conjonctures particulières qui construisent, alimentent et façonnent
ce que je qualifierais de « désir de surexposition » et marquant cette temporalité de
surexposition. J’identifie trois types de conjonctures : 1) personnelles ; 2)
communautaires ; 3) sociales/médiatiques. Premièrement, les conjonctures personnelles
sont liées à la transition elle-même, que cette transition soit sociale uniquement
(s’identifier à un genre différent de celui attribué à la naissance sans vouloir transformer
son corps) ou physique. L’identité et le corps trans, pour plusieurs personnes trans, y
compris moi-même, sont pendant de longues années niés, cachés, camouflés derrière une
identité de surface qui respecte les normes et des vêtements qui cachent le corps à la
source de la dysphorie. Lorsque cette identité sociale et ce corps se transforment, ils
deviennent l’objet d’un besoin de monstration : s’afficher et s’affirmer publiquement, dire
qui nous sommes haut et fort, sortir de la honte, faire voir ce corps trop longtemps
dissimulé sous les vêtements et cette identité qui coïncide davantage avec celle ressentie,
mais refoulée. Par comparaison, il peut être intéressant d’imaginer une personne privée
de nourriture ; dans les premiers moments où elle aura de nouveau accès à de la
nourriture, elle se gavera pour compenser le manque durant la privation. La situation est
similaire pour plusieurs personnes trans ; pendant des années, elles sont privées de
pouvoir vivre leur identité de genre, de vivre dans un corps dans lequel elles se sentent
bien, de montrer ce corps (je réfère ici à une monstration « normale » du corps, comme
porter des chandails à manches courtes, un maillot de bain, se déshabiller lors de
relations sexuelles, etc.). Lorsqu’elles ont enfin la possibilité de vivre dans l’identité et le
corps voulus, de les exposer, il y a pour certaines personnes un phénomène de
compensation à l’œuvre (qui varie en fonction de leur propre relation vis-à-vis ce qui
constitue la vie privée), consistant en un besoin de surexposition publique de l’identité et
du corps longtemps cachés. L’intensité d’une transition favorise également le besoin d’en
témoigner. Comme pour les jeunes parents qui viennent d’avoir un enfant ou les
personnes qui sont en deuil d’une personne chère, les personnes trans vivent un moment
intense de transformations émotives, physiques, sociales et politiques dont elles ont
besoin de parler.
21
Deuxièmement, les conjonctures communautaires sont liées au cercle identitaire des
personnes trans. Beaucoup d’entre elles consultent des groupes de pair-es, reçoivent des
services et de l’aide fournis par d’autres personnes trans et graduellement, certaines
d’entre elles prennent racine dans des communautés trans, activistes ou non. De façon
semblable à d’autres groupes marginalisés, comme les groupes gais, lesbiens, bisexuels et
queers, les communautés trans ont débattu au cours des dernières décennies de la notion
de visibilité, c’est-à-dire le fait de s’identifier publiquement comme personne trans
(Cromwell, 1999 ; Green, 2004 ; Feinberg, 2006 ; Stone, 2006 ; Serano, 2007). Bien que
certain-es auteur-es, comme Roen (2002), déconstruisent à partir de leurs travaux
empiriques le débat entre la visibilité et l’invisibilité en montrant comment une même
personne trans peut décider d’être visible dans certains contextes et non visible dans
d’autres en fonction de ses besoins, de ses valeurs politiques, de son niveau de sécurité
dans la situation, etc., il n’en demeure pas moins que la visibilité constitue toujours un
enjeu important au sein de plusieurs communautés trans, au point de constituer parfois
une injonction à être visible (ou être hors du placard). Les contacts fréquents avec les
communautés, notamment activistes, et les encouragements reçus par ses pair-es d’être
fier et fière de son identité, son parcours, son histoire et sa communauté, voire de parler
Enfances Familles Générations , Articles sous presse
10
Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique
publiquement de son vécu et de ses expériences d’oppression en vue d’éduquer le public,
constituent des conjonctures communautaires qui contribuent elles aussi au désir de
surexposition trans. Ces appels à la visibilité ne sont pas mauvais en soi. Tout comme le
besoin de monstration explicité sur le plan personnel constitue une forme de résilience et
de reprise de pouvoir sur son identité et son corps, le désir de visibilité publique qui est
nourri par les communautés trans constitue un « remède » contre le cisgenrisme et
remplit une importante fonction dans la création de réseaux de sociabilité, de solidarité
et de soutien. Je souligne seulement le fait que ces conjonctures personnelles et
communautaires jouent un rôle central dans la temporalité de surexposition.
22
Troisièmement, les conjonctures sociales et médiatiques réfèrent aux processus sociaux
de mystification et d’objectification des transitions, et de médiatisation sensationnaliste
vis-à-vis des « changements de sexe » (Serano, 2007). Ces conjonctures stimulent le désir
de surexposition de certaines personnes trans et, surtout, façonnent la manière dont la
(sur)exposition est publiquement représentée. Dans une société où les corps des
personnes marginalisées, y compris ceux des femmes, des personnes racialisées ou des
personnes trans, sont objectifiés par les médias et instrumentalisés à des fins
commerciales dans des perspectives sensationnalistes et sexualisantes, les corps des
personnes trans deviennent rapidement l’objet de curiosités sociales et le centre de
l’objectif – pour jouer sur les mots – des médias avides de ces transformations corporelles
et sexuelles (Green 2004 ; Serano, 2007 ; Shelley, 2008 ; Ryan, 2009). Lorsqu’une personne
est en transition, elle est constamment sollicitée de témoigner publiquement de son
expérience de transition sur des enjeux qui attirent l’attention comme les
transformations corporelles liées aux hormones et aux chirurgies, la sexualité, les drames
familiaux et relationnels. Qu’il s’agisse des collègues de travail qui interrogent la
personne trans afin de savoir quand elle aura « l’opération », des ami-es et connaissances
qui la questionnent sur certains éléments de la transition, de sa famille qui lui demande
de justifier son choix, ou encore des journalistes, cinéastes ou documentaristes qui
veulent faire des entrevues, la personne trans se retrouve « sous les feux de la rampe » au
moment de sa transition, sur-sollicitée à en parler et l’exhiber publiquement. Il est
évident que de telles conjonctures sociales et médiatiques, multipliant le nombre de
sollicitations, ont des implications sur le désir de surexposition. Si ce désir n’existait pas
préalablement, on peut supposer qu’il se construise, et s’il était déjà présent, on peut
comprendre qu’il soit nourri et stimulé par ces multiples requêtes. Même quand le désir
d’exposition et de monstration est absent chez certaines personnes trans, elles peuvent se
retrouver malgré elles au cœur d’une attention sociale ou médiatique entourant leur
transition qui les oblige à s’exposer publiquement. Par exemple, le simple fait de changer
de nom légal et de mention de sexe implique plusieurs dizaines de récits de son parcours
à la famille, aux proches ou à des inconnus afin de pouvoir changer son permis de
conduire, ses cartes bancaires, etc.
23
Ces trois conjonctures rassemblées, soit personnelles, communautaires et sociales/
médiatiques, contribuent à fabriquer ou façonner le désir de surexposition et influencent
les formes que prend celui-ci. La période de transition est un moment particulier, marqué
par des joies et libérations, mais également par une extrême vulnérabilité étant donné les
discriminations et situations difficiles vécues, dont les violences verbales, psychologiques
et sexuelles ; les pertes d’emplois ; les difficultés à trouver un logement ou à obtenir des
papiers d’identité correspondant à l’auto-identification ; les chirurgies de stérilisation
forcées jusqu’en 2015 au Québec pour obtenir un changement d’identité civile ; les rejets
Enfances Familles Générations , Articles sous presse
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Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique
sociaux, familiaux et amoureux, etc. (Shelley, 2008 ; Schilt, 2010 ; Spade, 2011). Dans de
telles périodes d’intensité et de vulnérabilité, beaucoup de personnes trans ressentent
une urgence d’affirmer publiquement leur identité et de montrer ce corps en pleine
transformation après des années de négation. Puisqu’elles sont aussi durant cette période
fortement sollicitées à témoigner de leur expérience dans divers médias et à exposer ce
nouveau corps qu’elles acquièrent, il arrive que les décisions se prennent rapidement,
sans réflexion sur les conséquences de telles prises de parole ou apparitions publiques.
Pour certaines personnes trans, cette période transitoire est marquée par une temporalité
en décalage avec le monde réel ; comme plusieurs personnes trans en témoignent et
comme je l’ai vécu, une transition est un gouffre d’argent, d’énergie et de temps (Shelley,
2008 ; Cotten, 2012 ; Baril, 2015b ; 2016). En période de transition, tout tourne autour de la
transition. Il devient difficile, du moins ce l’était pour moi, de réfléchir de façon claire aux
enjeux importants, aux implications à long terme de décisions prises dans un moment où
tout (se) bouscule (dans) notre vie. Cette remarque ne vise pas à nier l’agentivité des
personnes trans ou délégitimer leur autonomie décisionnelle quant à d’éventuels
traitements médicaux et d’autres choix. Elle cherche plutôt à entamer une réflexion
critique sur les pressions sociales et médiatiques exercées sur les personnes trans de
témoigner à propos de leur transition et les implications que cela peut avoir à long terme.
Par exemple, plusieurs journaux, magazines, documentaires et émissions dévoilent des
images « avant/après » de la personne, centrées sur le corps (et certaines parties plutôt
que d’autres, parfois dénudées), souvent sexualisantes. Les médias sont remplis de ces
images ; du torse nu de Chaz Bono, en passant par la photo de Caitlyn Jenner en première
page du Vanity Fair, ces images montrent l’engouement pour les corps trans. En somme,
plusieurs personnes trans sont sur-sollicitées à témoigner de leur expérience (j’ai reçu
plus de 500 demandes des médias en huit ans) et à exhiber leur corps et leur nudité, un
acte singulier et en soi peu signifiant, mais qui, à l’heure du numérique et de la
mondialisation, ne le demeure pas. De fait, les périodes transitoires des personnes trans
se trouvent éternisées dans l’univers virtuel. Je déplore donc le fait que le désir transitoire
de surexposition de certaines personnes trans est, dans nos conjonctures, immortalisé à
travers la captation et la diffusion des images des identités et des corps ainsi trans-formés.
La surexposition et la surexploitation des médias
24
L’intérêt des médias envers les personnes trans n’est pas nouveau ; Meyerowitz (2002)
propose une étude de cet engouement médiatique pour les « changements de sexe » dans
la période d’après-guerre, à partir du milieu des années 1950. D’autres analyses portant
sur le traitement médiatique plus récent des enjeux trans, qu’il s’agisse de films,
documentaires, émissions de variétés, dans les journaux ou autres, comme celles de
Halberstam (2005), Espineira (2008), Shelley (2008), Ryan (2009) ou Espineira et Thomas
(2014), documentent cette surexploitation de la thématique trans par les médias en vue
de se faire un capital culturel, sans égard aux communautés concernées, à leur bien-être
et aux implications que peuvent avoir ces représentations sur leur vie (Namaste, 2012).
Plusieurs de ces auteur-es ont établi des typologies en fonction des stéréotypes à partir
desquels les personnes trans sont représentées au grand et petit écran. C’est le cas de
Serano (2007 : 36-41), qui distingue entre la personne (femme) trans trompeuse ou
frauduleuse et celle qui est pathétique. Alors que la première incarne parfaitement la
féminité, au point de tromper les gens sur son « vrai » sexe, entendons ici masculin en
fonction d’une idéologie cisgenriste, la seconde est caractérisée par son désir pathétique
Enfances Familles Générations , Articles sous presse
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Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique
d’atteindre une féminité qu’elle échoue à incarner, présentant ainsi une féminité clichée
et manquée pour provoquer la moquerie chez les téléspectateurs-trices. Néanmoins,
comme le rappelle Serano (2007 : 40), les deux types de femmes trans représentées
renforcent l’idée fausse, mais prédominante, selon laquelle les femmes trans ne sont pas
des femmes. J’aimerais ici défendre l’idée selon laquelle ce processus de dégendérisation
(ou « ungendering » dans Serano, 2007 : 170-172) constitue un facteur supplémentaire
dans le désir trans de surexposition. En effet, plus une personne se voit invalidée et
délégitimée dans son genre d’auto-identification, plus elle peut avoir tendance à vouloir
montrer aux autres, à travers des « preuves concrètes », que son identité est celle qu’elle
réclame. Par exemple, le fait de ne pas être accepté comme homme, de ne pas être en
mesure d’avoir des pièces d’identité masculines, le fait que sa famille ou ses collègues
refusent l’identité choisie, peut amener un homme trans à vouloir montrer sa masculinité
à travers des photos de son corps en transformation, de sa pilosité corporelle et faciale ou
de son torse transformé. Serano montre comment les représentations médiatiques des
personnes trans non seulement valident les idées cisgenristes reçues, mais procèdent
également à une objectification et une sexualisation à outrance des corps trans. Bien que
l’analyse de Serano (2007) s’attarde à l’objectification et la sexualisation des femmes trans
à partir de son concept de cissexisme (entrecroisement entre le cisgenrisme et le
sexisme), je soulignerais que ces processus s’appliquent aussi aux hommes trans. Namaste
(2012) et Serano (2007) montrent, par exemple, comment les vies et les parcours des
personnes trans sont truffés d’embuches, dont la discrimination, la violence, le
harcèlement et l’isolement, mais que ces difficultés sont occultées dans les médias : les
émissions et documentaires préfèrent dépeindre de façon sensationnaliste les
transformations corporelles, les processus chirurgicaux et la vie sexuelle avant et après la
transition. Serano (2007 : 53) écrit :
Many of us face workplace discrimination, police harassment, and the constant
threat of violence. Yet the media focuses very little on any of this. Instead, TV
shows and documentaries about transsexuals tend to focus rather exclusively on
one particular aspect of our lives: our physical transitions. Such transition-focused
programs always seem to follow the same format, which includes rigorous
discussions of all the medical procedures involved (hormones, surgeries,
electrolysis, etc.) and plenty of the requisite before-and-after shots.
25
Ce traitement médiatique s’inscrit dans ce que Foucault (1976 : 88) appellerait une
« science-aveu ». Foucault démontre comment la sexualité s’est constituée en vérité et
dénombre deux manières de produire ce qu’il nomme « la vérité du sexe » : l’art érotique
et la « scientia sexualis » à travers le processus de l’aveu (Foucault, 1976 : 76-79). Selon lui,
l’aveu fait partie des techniques disciplinaires du pouvoir qui agissent sur l’individu.
L’aveu est ainsi au cœur de multiples disciplines et de plusieurs savoirs, allant de
l’éducation aux rapports interpersonnels, du droit à la psychanalyse. On pourrait
également y inclure les médias sous toutes leurs formes. L’aveu est non seulement prôné
et encouragé, mais en quelque sorte obligé dans certains cas. Foucault (1976 : 79) écrit :
[L]’aveu est devenu, en Occident, une des techniques les plus hautement valorisées
pour produire le vrai. Nous sommes devenus, depuis lors, une société
singulièrement avouante. L’aveu a diffusé loin ses effets : dans la justice, dans la
médecine, dans la pédagogie, dans les rapports familiaux, dans les relations
amoureuses, dans l’ordre le plus quotidien, et dans les rites les plus solennels ; on
avoue ses crimes, on avoue ses péchés, on avoue ses pensées et ses désirs, on avoue
son passé et ses rêves, on avoue son enfance ; on avoue ses maladies et ses misères ;
on s’emploie avec la plus grande exactitude à dire ce qu’il y a de plus difficile à dire
[…]. On avoue – ou on est forcé d’avouer. Quand il n’est pas spontané, ou imposé par
Enfances Familles Générations , Articles sous presse
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Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique
quelque impératif intérieur, l’aveu est extorqué ; on le débusque dans l’âme ou on
l’arrache au corps.
26
L’aveu pour Foucault est un pouvoir-savoir entourant le sexe, le construisant ainsi en
vérité. Il constitue un effet du pouvoir par lequel la sexualité est dite et décrite par les
personnes qui ont intégré cette contrainte de l’aveu en pensant qu’il s’agit non pas d’une
coercition, mais d’une libération qui les pousse à parler et avouer leur sexualité. Foucault
rappelle à quel point nous sommes dupes de croire à cette libération à travers l’aveu, qui
n’est au fond qu’une « ruse », selon ses termes, du pouvoir et de sa capacité à inscrire la
sexualité au sein de multiples discours (Foucault, 1976). Cette « science-aveu » à travers
les médias du sexe trans-formé est devenue un parcours souvent emprunté par les
groupes marginalisés à travers lequel les corps et les âmes des personnes trans sont
déshabillés, littéralement et figurativement, pour assouvir un public curieux et des
médias sensationnalistes.
27
Étant un homme éduqué, spécialisé sur les enjeux trans et les processus d’objectification
et de sexualisation que font subir nos sociétés à plusieurs groupes marginalisés, j’ai
pourtant moi-même cru que je devais passer publiquement à l’aveu. Malgré mes premiers
refus à montrer et à parler de ma transition, cette « société singulièrement avouante »,
fondée sur un cisgenrisme délégitimant ma masculinité et mon sexe d’auto-identification,
combinée aux trois conjonctures identifiées plus haut, ont fini par me faire accepter ce
que je juge aujourd’hui inacceptable, notamment de me déshabiller devant la caméra,
alors que je n’avais pas envie de faire cela. Je voulais plutôt saisir l’occasion de ce
témoignage public pour inspirer les jeunes trans, pour partager mon expertise sur les
enjeux trans et pour sensibiliser le public à des réalités méconnues. Néanmoins, le format
médiatique dans lequel on me demandait de participer insistait sur une perspective de
monstration du corps, du « sexe transformé ». Comme plusieurs personnes trans (Green,
2004 ; Serano, 2007 ; Shelley, 2008), j’ai pensé que le récit vidéo-photographique de mon
parcours aiderait certaines personnes trans. Et de fait, comme le soulignent Green (2004)
et Shelley (2008), certaines personnes trans ont (et pourront) bénéficier de ce témoignage
dans le cadre de leur propre processus exploratoire de leur transitude ; loin de moi l’idée
de vouloir dépeindre les médias de façon unilatérale comme reproducteurs d’une
idéologie cisgenriste, encore moins de penser que la réception de ces images et
témoignages est univoque. Comme le souligne Shelley (2008 : 135), « [f]or those suffering
in silence, this information can be life-saving ». J’ai reçu plusieurs témoignages à cet effet
d’hommes trans qui ont été et continuent d’être inspirés par ma propre histoire dépeinte
dans différents médias. Il peut donc y avoir de nombreux avantages à ces représentations
médiatiques. Mais quel est le prix à payer, dans tous les sens du terme, pour les personnes
trans, comme ça été mon cas, lorsque leur histoire et leurs images sont dans les mains de
journalistes sans scrupules, de documentaristes sans éthique ou d’animateurs-trices
d’émission sans professionnalisme qui, au nom de leur liberté d’expression journalistique,
au nom du droit de savoir du grand public ou au nom de l’Art, utilisent ces images et ces
témoignages d’une manière qui rend inconfortables les personnes trans, les vulnérabilise
et les expose à de potentiels dangers ? Quel est le prix à payer quand ces personnes trans
se retrouvent au centre de tempêtes médiatiques où les images des corps chirurgiés, nus,
en transformation, deviennent virales sur Internet et alimentent ainsi un cycle de
violences systémiques : perte d’emploi et refus d’embauche, harcèlement,
discriminations, violences, non-respect de la vie intime ? Quels sont les impacts négatifs,
non seulement sociaux, mais également psychologiques, affectifs et relationnels de ces
Enfances Familles Générations , Articles sous presse
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Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique
mises à nu des identités trans dans l’espace public pour les personnes trans, mais
également leurs proches (leur famille, leurs enfants, leur partenaire, leurs ami-es), bref
de cette surexploitation médiatique de ce désir temporaire et transitoire de
surexposition ?
Pour une éthique des temporalités marginalisées
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Une éthique des temporalités sociales responsable et sensible aux groupes marginalisés
devrait, dans nos sociétés hétérosexistes, racistes, cisgenristes, capacitistes, etc., nous
amener à réfléchir collectivement aux conséquences négatives à long terme que peut
avoir l’immortalisation vidéo-photographique de ces moments transitoires pour les
personnes trans, ainsi que pour d’autres groupes marginalisés. De fait, la simple signature
d’un formulaire de consentement officiel (qui ne peut être révoqué) à diffuser
publiquement ces images ne constitue pas, à mon sens, une démarche véritablement
éthique qui prend en considération le caractère complexe, mouvant et profondément
intime des transitions des personnes trans ; consentir une fois ne devrait pas équivaloir,
pour les personnes en possession des témoignages et images, à présupposer le
consentement éternel de ces personnes (Baril, 2017). Comme c’est le cas dans nos
réflexions critiques en cours sur la notion de consentement sexuel, le consentement du
témoignage public des personnes marginalisées devrait être constamment redemandé et
réaffirmé et lorsque celui-ci cesse de l’être, la nouvelle posture des personnes devrait
prévaloir sur toute notion juridique de contrat qui les lie à des journalistes,
documentaristes, etc. Une femme qui accepte de marier un homme et d’avoir des
relations sexuelles avec lui ne s’engage pas à dire oui en tout temps à toute relation
sexuelle ; elle doit pouvoir être en mesure de révoquer ce consentement et de montrer
qu’il y a violation de ses droits si un jour il la force à avoir un rapport sexuel. Selon moi, le
rapport des médias aux témoignages et aux images intimes des personnes trans devrait
être repensé dans une perspective similaire ; comme le mari ne peut utiliser le prétexte
que sa femme a consenti, lors du mariage, à avoir des rapports sexuels avec lui pour
justifier son agression sexuelle le jour où elle dit non, les médias devraient réfléchir à ce
consentement qu’ils font signer et utilisent pour exploiter certaines personnes trans. Les
médias devraient être conviés à cette tâche de réflexion éthique critique entourant le
désir de surexposition de certaines personnes trans, notamment construit et orienté par
et à travers les normes de nos sociétés. Plutôt que de surexploiter ce désir de
surexposition transitoire, une éthique des temporalités sociales marginalisées au cœur
des pratiques médiatiques devrait interroger la formation et les implications d’un tel
besoin de surexposition. Bref, des médias socialement responsables devraient surexposer
l’exploitation de ce désir de surexposition plutôt que de l’exploiter.
29
Je considère ma participation à certaines formes de visibilité médiatique moins comme
des « erreurs » personnelles que comme des actions commises dans des moments de ma
vie d’une intensité marquée, où la perception de la réalité, du temps, de son rapport aux
autres, etc., est parfois altérée à la fois par des facteurs internes et externes, structurels et
systémiques. Je peux dire que je regrette avoir participé à certains projets médiatiques
entourant ma transition, auxquels un ensemble de facteurs m’ont amené à prendre part.
Néanmoins, j’espère avoir démontré ici qu’il s’agit moins d’« erreurs » individuelles, qui
ne relèveraient que de l’individu et de ses « mauvais choix » – une notion participant
d’ailleurs à un processus qui blâme la victime, comme c’est souvent le cas pour les
Enfances Familles Générations , Articles sous presse
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Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique
violences sexuelles – que d’une capitalisation, surexploitation et d’un processus
d’immortalisation d’un moment transitoire dans la vie de certaines personnes trans, un
moment marqué par une extrême vulnérabilité personnelle, relationnelle, culturelle,
sociale, politique, juridique et médicale. La mise en place d’une éthique des temporalités
sociales marginalisées devrait nous permettre de développer des mécanismes de soutien
et des réseaux d’aide pour les personnes trans qui traversent de telles périodes afin de les
aider à faire des choix éclairés, notamment au regard de leur participation médiatique, de
même que des outils de sensibilisation destinés au public et aux médias afin de guider
leur volonté de savoir sur les personnes trans.
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Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique
NOTES
1. Voir aussi les travaux suivants : Charton et Lévy (2009), Grossetti, Bessin et Bidart (2009),
Legrand et Voléry (2012) et Becquet et Bidart (2013).
2. Depuis le début du traitement hormonal qui se poursuivra toute ma vie, je continue de
constater plusieurs changements physiques dans mon corps à chaque année. Bien qu’il serait
intéressant de comparer la première et la seconde puberté vécues, il s’agit d’un objectif différent
qui ne peut être poursuivi dans l’espace limité de cet article. Une telle étude serait utile pour
éclairer, sous un nouvel angle, les recherches à propos du corps adolescent qui se transforme. De
fait, alors que la première puberté est « subie » parce que non choisie, la seconde est entamée
volontairement. Pour des lectures sur la puberté, voir ce numéro de la revue Ethnologie française
(Diasio, 2015).
3. Ma recension des écrits sur la temporalité trans semble indiquer que cet article est le premier
sur le sujet en français. Fortier (2015) aborde la question de la transparentalité et du « temps de
l’acceptation » que traversent les enfants des personnes trans, mais n’investigue pas la notion de
temporalité trans elle-même.
4. Dans « […] les dictionnaires de langue française, en sciences pures, l’adjectif cis est employé
comme antonyme de trans, le premier référant à un élément qui est du même côté, le second qui,
dans ses origines latines signifie “par-delà”, référant à un élément appartenant aux deux côtés.
Plus généralement, le préfixe trans désigne, en opposition au préfixe cis, une transformation et
une transition. Le préfixe cis est ainsi accolé aux termes de sexe et de genre pour désigner les
personnes qui décident de ne pas faire de transition de sexe ou de genre » (Baril, 2009 : 283-284).
Autrement dit, une personne cisgenre et cissexuelle (cis) est une personne non transgenre et non
transsexuelle.
5. Le terme « transactiviste » réfère à une perspective dans laquelle les violences et
discriminations vécues par les personnes trans sont dénoncées.
6. Le terme « crip » signifie handicapé. Je définirai ce terme en détail dans la section 2.2.
7. Le cisgenrisme est un système d’oppression dans lequel les personnes trans sont dominées par
les personnes cis (Baril, 2015a ; 2015b). Ce terme est un synonyme de « transphobie », en évitant
la notion de « phobie » qui réduit les attitudes négatives envers les personnes trans à un
problème pathologique individuel (une phobie) alors qu’il s’agit d’une oppression systémique.
8. Le terme « capacitiste » réfère à un « […] système d’oppression qui touche les personnes en
situation de handicap, parfois nommé “abléisme” (ableism), “handicapisme” ou “capacitisme” […
] [dans lequel] l’identité de corps valid(é)e [non handicapée] est couplée à la mobilité, à
l’indépendance, à l’autonomie, à la productivité et à la réussite, alors que l’identité de corps
invalid(é)e [handicapée] est associée à la cassure, à l’impotence, à la dépendance, à
l’improductivité et à l’échec » (Baril et Trevenen, 2014 : 52-53).
9. L’expression « identités sexuelles » réfère aux identités liées aux préférences sexuelles alors
que celle d’« identité de genre » réfère aux identités liées aux genres d’auto-identification des
personnes, comme le genre féminin, masculin, non-genré, bigenré, etc. Pour des définitions
détaillées, voir Baril (2009), Chamberland et al., (2011), Fortier (2014) et Serano (2007).
10. Cette section est en partie inspirée d’une section d’un texte que j’ai publié en anglais qui
établit des liens entre les temporalités vécues par les personnes trans, handicapées et les
minorités linguistiques (Baril, 2016). Bien que la structure de cette section soit similaire, le texte
de celle-ci a été ici réécrit en français.
11. Je n’argumente pas ici que le capitalisme et le néolibéralisme sont les causes du capacitisme,
mais bien qu’ils se conjuguent au capacitisme.
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Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique
12. En avril 2016 avait lieu la première conférence sur le sujet intitulée « Trans Temporality
Conference: Reimagining the Linearity of Bodies and Time » à l’Université de Toronto. Les actes
de ce colloque ont été publiés en mars 2017 (au moment de la relecture des épreuves de cet
article) dans un numéro spécial de la revue Somatechnics.
13. À titre d’exemple, une phalloplastie, qui consiste à créer un phallus, implique souvent une
série de trois, quatre, cinq ou six chirurgies s’étendant sur plusieurs années (Baril, 2015b ; 2016 ;
Cotten, 2012). Ces chirurgies sont suivies de plusieurs semaines ou mois de convalescence, durant
lesquels il y a un ralentissement des activités régulières.
14. Ces procédures, délais et examens sont perçus comme normaux et nécessaires du point de
vue de certain-es professionnel-les de la santé et comme une forme de « gatekeeping » et de perte
de temps par plusieurs activistes trans. Il faut noter le double standard à l’origine de ce qui est vu
par les personnes trans comme une perte de temps : les examens, évaluations et procédures
auxquels elles sont soumises et engendrant des délais ne sont pas exigés de la même manière aux
personnes cisgenres/cissexuelles souhaitant transformer leur corps, leurs organes génitaux, ou
entreprendre des traitements hormonaux qui concordent avec leur identité de genre assignée à
la naissance.
15. Les personnes bispirituelles sont des membres des communautés autochtones dont le genre
ne peut être réduit au système binaire de genre occidental.
RÉSUMÉS
Cadre de la recherche : Les notions de « queer time » et « crip time » (temporalités queers et
handicapées) en études queers et sur le handicap sont descriptives et normatives. D’une part, ces
notions représentent une description des temporalités dominantes (hétérosexuelles ou non
handicapées) versus hors normes (queers ou handicapées). D’autre part, elles proposent sur le
plan normatif une critique des temporalités dominantes.
Objectifs : Cet essai explore, sur le plan descriptif et normatif, une troisième temporalité
marginalisée ; celle des personnes trans.
Méthodologie : À partir d’une méthodologie autoethnographique et d’une approche
intersectionnelle, cet article croise les analyses sur les âges de vie, les genres (cisgenres versus
transgenres) et les temporalités sociales marginalisées afin d’étudier la temporalité trans et ses
implications pour les représentations médiatiques des personnes trans.
Résultats : Je soutiens que certaines personnes trans sont amenées à vivre, à travers des
conjonctures personnelles, communautaires et sociales/médiatiques, une temporalité de
« surexposition » les poussant à se dévoiler. Bien qu’il s’agisse d’un moment transitoire, ce
dernier est souvent exploité par les médias.
Conclusions : Je propose d’abord un historique des notions de temporalités queers et « crip » et
indique comment celles-ci s’apparentent aux temporalités trans. Ensuite, je m’attarde aux
spécificités des temporalités trans et montre qu’elles sont marquées par un temps de
surexposition. Enfin, j’expose comment ce temps de surexposition est l’objet d’une
surexploitation par les médias. Je réfléchis en conclusion à une éthique médiatique sensible aux
groupes marginalisés.
Contribution : Cet article dégage les apports épistémologiques et heuristiques des temporalités
marginalisées, notamment trans, pour les réflexions sociologiques sur le temps et les âges de vie
Enfances Familles Générations , Articles sous presse
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Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique
et constitue une contribution pour les études de genre, trans et du handicap, ainsi que pour
l’éthique des médias.
Research Framework: The notions of “queer time” and “crip time” (queer and disabled
temporalities) in queer and disability studies are descriptive and normative. On one hand, these
notions represent a description of dominant temporality (heterosexual and non-disabled) versus
non standard temporality (queer and disabled). On the other hand, they also offer a critique of
dominant temporality from a normative standpoint.
Objectives: Taking a normative and descriptive approach, this study explores a third,
marginalized temporality—that of trans people.
Methodology: By taking an intersectional approach, and though the use of autoethnographic
methodology, this article analyses life stages, genders (cisgender versus transgender) and
marginalized social temporalities to study trans temporality and its implications on the media’s
representation of trans people.
Results: I would argue that certain trans people are lead to experience an ‘overexposed’
temporality that pushes them to reveal themselves due to personal, community and social/media
circumstances. Though this is a transitory moment, it is nevertheless often exploited by the
media.
Conclusions: I started with a history of the notions of queer and crip time and pointed out how
they are part of the trans temporality. Then I addressed the specificities of trans temporality to
show how it is marked by an overexposure of time. I then exposed how this overexposure of time
is the object of media exploitation. In the conclusion, I ponder over the development of a media
ethics policy that is more sensitive to marginalized groups.
Contribution: This article makes an heuristic and epistemological contribution to marginalized
temporalities, especially those of trans people, and on sociological reflections of time and life
stages. It also contributes to gender, trans and disability studies as well as to media ethics.
INDEX
Keywords : temporality, transgender, gender identity, trans theory, queer theory, disability
theory, life stages, intersectionality, media, autoethnography
Mots-clés : temporalité, transgenre, identité de genre, théories trans, théories queers, théories
sur le handicap, âges de vie, intersectionnalité, médias, autoethnographie
AUTEUR
ALEXANDRE BARIL
Chercheur postdoctoral Izaak Walton Killam, Département de science politique, Dalhousie
University (Canada), alexandrebaril@yahoo.ca | abaril@uottawa.ca
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