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Mariage et famille dans le Golfe arabe

2012, Espace, Populations, Sociétés, 2012/2, pp. 79-96.

(English follows) Mariage et famille dans le Golfe arabe : vers un bouleversement politique ? Depuis la fin des années 1970, la nuptialité a connu des transformations importantes dans tous les pays arabes, dont les plus significatives sont l’augmentation de l’âge moyen au premier mariage et l’émergence du célibat féminin. Les États du Golfe, étudiés dans cet article, n’échappent pas à cette évolution. Or, le mariage dans le monde arabe, rite de passage à l’âge adulte, est aussi le lieu de la reproduction des institutions : le mariage est donc une question politique. Après une présentation des évolutions récentes de la nuptialité dans les six pays du Golfe, l’article analyse l’impact de ces mutations sur les dynamiques sociales caractérisant cette région (les contraintes socio-économiques posées au choix du conjoint, les relations entre sexes et entre générations, l’évolution des structures familiales). Les données montrent que sont partout défiés l’idéal arabe du mariage précoce et universel, la domination masculine et celle des aînés. En conséquence, cette évolution des comportements sociodémographiques pourrait également menacer les pouvoirs autoritaires et « néopatriarcaux » de la région. Une analyse des débats populaires et politiques menés sur la question du mariage en Arabie saoudite montre en effet que celle-ci est instrumentalisée dans le processus de réforme sociopolitique en cours dans le royaume, afin de contrer l’emprise de certains acteurs sur le champ social. Mots clés : nuptialité ; mariage ; divorce ; famille ; structures familiales, démographie politique ; politique démographique ; politique sociale ; pays du Golfe ; Arabie Saoudite ; Koweït ; Émirats arabes unis ; Oman ; Qatar ; Bahreïn. Marriage and Family in the Arab Gulf States: Towards a Political Transition? Since the end of the 1970’s, marriage patterns have undergone tremendous changes in every Arab country. Most significant among them are the increase in the age at first marriage and the emergence of female celibacy, as experienced in the Arab Gulf. Yet, marriage in the Arab world is a rite of passage to adulthood, as well as an essential element in the process of reproducing sociopolitical institutions. This gives the marriage issue a political outreach which is the topic of the paper. After describing recent changes in the marriage patterns experienced in the six Arab Gulf States over the last four decades, the paper analyses the impact of such changes on the social dynamics characterizing the region (socioeconomic constraints put to marrying and spouse’ choice; male-female and intergenerational relationships; the evolution of family structures). Data emphasize that everywhere in the region, the ideal of early and universal marriages, as well as males’ and elders’ domination are fading. Therefore, the evolution of socio-demographic behaviors may challenge authoritarian and “neopatriarcal” powers in the region. As the matter of facts, the analysis of popular and political debates tackling the marriage issue in Saudi Arabia shows that the topic is instrumentalised within the reform process ongoing in the Kingdom, in order to counter the influence of some political forces. Keywords: marriage; divorce; family; family structures; political demography; demographic policy; social policy; Gulf States; Saudi Arabia; Kuwait; United Arab Emirates; Oman; Qatar; Bahrain.

79 ESPACE, POPULATIONS, SOCIETES, 2012-2 Françoise DE BEL-AIR pp. 79-96 f_dba@hotmail.com Mariage et famille dans le golfe Arabe : vers un bouleversement politique ? Après la fécondité, la nuptialité a connu des transformations importantes dans tous les pays arabes : depuis la in des années 1970, on y observe une nette augmentation de l’âge moyen au premier mariage, puis l’émergence d’un niveau signiicatif de célibat féminin [Fargues, 2000 ; Rashad, Othman, 2003 ; Rashad,Othman, Roudi Fahimi, 2005 ; De Bel-Air, 2008]. Les États du Conseil de Coopération du Golfe1, pourtant réputés socialement conservateurs, n’échappent pas à cette évolution : au cours des années 2000, dans presque tous ces pays les mariages précoces sont devenus rares, l’âge moyen au mariage des femmes atteint 28 ans et jusqu’à 10% de celles-ci ne se marieront pas. Le mariage dans le monde arabe, rite de passage à l’âge adulte, est aussi le lieu de la reproduction des institutions. Quel sera alors l’impact des transformations de la nuptialité sur les relations hommes-femmes, sur la structure des familles et sur les dynamiques sociales caractérisant cette région ? Quelles conséquences politiques peuvent être également attendues de cette évolution des comportements sociodémographiques sur les pouvoirs autoritaires et « néopatriarcaux » de la région ? Nous analyserons d’abord les évolutions de la nuptialité. Nous examinerons ensuite les conséquences de ces mutations sur les relations entre sexes et entre générations, puis sur les structures familiales dans les six pays arabes du Golfe. Nous nous concentrerons enin sur l’Arabie saoudite et nous intéresserons aux débats populaires et politiques menés sur la question du mariage. Nous verrons que celle-ci cristallise les évolutions sociales en cours dans la région et leurs paradoxes, mais aussi qu’elle est instrumentalisée dans le processus de réforme sociopolitique en cours dans le royaume, ain de contrer l’emprise de certains acteurs (les religieux conservateurs plus particulièrement) sur le champ social. Nous traiterons ici des six pays arabes producteurs de pétrole et riverains du golfe Arabo-persique : l’Arabie saoudite, le Qatar, le Koweït, le Bahreïn, les Émirats arabes unis (EAU), le sultanat d’Oman. Ces six pays composent le Conseil de Coopération du Golfe (CCG), entité politique créée en 1981. 1 80 1. NUPTIALITÉ DANS LE GCC : MODÈLE ET DONNÉES RÉCENTES Selon les travaux théoriques et textes normatifs touchant à l’institution matrimoniale au Moyen-Orient, le mariage répond à deux exigences au regard de l’islam : assurer la préservation et la continuité de l’espèce humaine ; doter l’institution familiale d’assises juridiques et spirituelles, la famille étant chargée de procurer à ses membres amour, protection, droits sociaux, identité et légitimité au sein de la société et de la communauté des croyants. Du point de vue de l’islam, le sexe est naturel et bon, pour les femmes comme pour les hommes2. Il faut néanmoins le circonscrire aux partenaires en mariage qui assumeront la responsabilité de ses conséquences, ce qui évite les désordres sociaux. Le mariage est donc à la fois un devoir religieux, un garde-fou moral et une nécessité sociale [Abd Al Ati, 1977, p. 52], reposant sur un contrat liant juridiquement les deux époux. Mais plus généralement, le mariage est « le point crucial de la perpétuation et de la stabilité de l'unité de base de la société, la famille musulmane » [Esposito, 1982], théoriquement « étendue, patrilinéaire, patrilocale, patriarcale, endogame et occasionnellement polygame » [Patai, 1971]. Ce modèle de la famille arabe constitue un système, orienté vers un certain type de reproduction : celle du nombre, mais aussi celle des « hiérarchies de genres et de générations » [Fargues, 1995]. Ces valeurs sont justement celles mises en avant dans le système dit segmentaire, cadre structurel commun aux sociétés arabes et/ou musulmanes du Maroc au Kurdistan se caractérisant principalement par l'importance prédominante du système de parenté comme lieu de l'exercice des activités sociales, économiques et politiques, la domination de l'homme/de l’aîné sur la femme/le cadet et par la iliation agnatique. Les modalités de l'union spéciiques à la région sous-tendent donc la reproduction de ce système. La démographie permet de décrire et d’articuler les divers éléments de ce modèle idéal de la nuptialité aux caractéristiques de la famille arabe3. Confrontées à ce modèle, la réalité des comportements, des modalités actuelles du mariage dans les sociétés du Golfe arabe, leurs évolutions récentes et leurs répercussions sur les structures familiales nous donneront donc des éléments d’évaluation de l’ampleur des changements sociaux en cours dans cette région, mais aussi des paradoxes de cette évolution. 2 Il répond au droit à la réalisation de soi, à l’épanouissement personnel, au besoin d’éviter le désordre psychologique et physique, au devoir de préserver l’espèce humaine [Abd Al-Ati, 1977, p. 51]. 3 Le mariage : un calendrier bouleversé, une intensité en baisse En accord avec la conception islamique du mariage comme droit et comme devoir pour les individus, le mariage arabe idéal est précoce et universel. Également, la reproduction de la domination masculine repose sur un écart d’âge entre les époux, l’homme étant le plus âgé. Or, depuis les années 1970, l’âge moyen au premier mariage a notablement augmenté dans les pays du golfe Arabe, comme dans le reste du Moyen-Orient [De BelAir, 2008]. Les femmes d’alors entraient en union à moins de 20 ans en moyenne ; au cours des années 2000 les âges moyens au mariage des femmes dépassent presque partout 25 ans, sauf en Arabie saoudite où en une décennie ce chiffre augmente tout de même de cinq ans (tableau 1). L’âge au mariage des hommes a également augmenté, mais moins que celui des femmes : il atteint désormais partout 27-28 ans. Cette évolution est commune à tous les pays de la région, mais plus récente en Arabie saoudite et à Oman qu’au Qatar, au Koweït et au Bahreïn, où au début des années 1990 les unions étaient déjà retardées, en particulier pour les femmes. Le modèle de l’articulation entre l’idéal-type du mariage arabe et celui de la famille arabe est repris des travaux de Ph. Fargues [1986, 1987 et 2000, chap. 5]. 81 Graphique 1. Âge moyen au premier mariage des hommes et des femmes dans les pays du Golfe (années 2000) 29 Qatar Oman Bahreïn 28 âge moyen au mariage des hommes Koweït EAU A. Saoudite 27 26 25 24 24 25 26 27 28 29 âge moyen au mariage des femmes Source : données des recensements (tableau 1). Note : les droites en pointillés indiquent les écarts d'âge maximal et minimal entre hommes et femmes Tableau 1. Quelques indicateurs de la nuptialité dans les pays du Golfe date âge moyen au premier Écart d’âge Femmes non% femmes jamais mariage entre époux célibataires mariées (15-19 ans) h f (années) % 45–49 ans 55-59 ans Arabie saoudite 1992a 23,7 19,5 4,4 39 0,8 0,8 2004a 27 24,1 2,9 8 1,6 0,8 1991a 28,5 25,2 3,3 5,6 2,3 0,2 2001a 28,8 25,7 3,1 3,5 7,7 1,9 2010a 27,8 24,5 3,3 4,6 12 8,5 1975a 25,9 18 7,9 1987b 25,6 23,1 2,5 2005a 27,1 25,6 1,5 6,1 1,6 0,8 1975a 26,5 19,6 6,9 28,6 1,6 1,6 1995a 27,5 25,2 2,3 9,4 5,1 1,9 2005a 27,8 25,3 2,4 4 7,2 5,2 1993a 23,2 20,3 2,9 2003a 28,1 25,1 3 3,9 0,9 0,8 1970a 25,2 21,4 3,8 1991c 28,4 25,1 3,3 2004a 28,4 26,2 2,2 3,4 8,9 1,1 Bahreïn EAU Koweït Oman Qatar Tableau 1. Quelques indicateurs de la nuptialité dans les pays du Golfe Note : Calculs F. De Bel-Air, sauf 1975a, 1987b, 1993a, 1970a et 1991c. Les âges moyens au mariage sont calculés par la méthode Hajnal de célibataires à chaque Note :(proportion Calculs F. De Bel-Air, sauf 1975a, 1987b, 1993a,classe 1970a etd'âges). 1991c. Les âges moyens au mariage sont calculés par la méthode (proportion de célibataires à chaque of classe d’âges). UAE Child Health Survey 1987, Abu Sources : (a) : recensements, datesHajnal considérées ; (b) : Ministry Health. Sources : (a) : recensements, dates considérées ; (b) : Ministry of Health. UAE Child Health Survey 1987, Abu Dhabi, 1991, in Tabutin, Schoumaker (2005), tab. A4, p. 596 ; (c) : Ministry of Health. Qatar Child HEalth Survey ; Dhabi, 1991, in Tabutin/ Schoumaker, 2005, tab. A4, p. 596; (c) : Ministry of Health. Qatar Child Health Doha, 1991 in Courbage, 1994, 3, p. 8. Survey; Doha, 1991tab. in Courbage, 1994, tab. 3, p. 8. 82 La diminution des mariages féminins dits précoces (conclus avant 20 ans) explique en partie cette tendance4. On voit au graphique 2 qu’en Arabie saoudite par exemple, la proportion de femmes non-célibataires dans cette classe d’âge est divisée par cinq en l’espace de seulement douze ans. Cette hausse des âges au mariage plus marquée pour les femmes que pour les hommes diminue en outre signiicativement l’écart d’âge entre époux : aux Émirats arabes unis cet écart chute de 8 à 1,5 ans entre 1975 et 2005. Graphique 2. Déclin de la proportion de femmes mariées précocement (Arabie Saoudite, Bahreïn et Qatar, années 1970 à 2000) 45 40 39 35 28,6 30 25 % 20 15 8 10 9,4 5,6 4 3,5 5 0 1992 2004 Arabie Saoudite 1991 2001 Bahreïn 1975 1995 2005 Koweit Source : femmes non-célibataires à 15-19 ans, recensements années considérées. Les données révèlent aussi un autre phénomène aux répercussions sociales importantes : l’émergence d’un célibat féminin. Au début des années 1990, le tableau 1 montre que les taux de célibat des femmes à 45-49 ans, comme à 55-59 ans, restaient négligeables : l'universalité du mariage féminin était alors de règle, comme presque partout ailleurs au Moyen-Orient. Pourtant, le retard du mariage transmettant d’un groupe d’âges à l’autre son lot de célibataires, certains pays de la région voient au cours des années 2000 apparaître le phénomène du célibat féminin dit « déinitif »5 : au Bahreïn, à Koweït, à Qatar, de 7% à 12% des femmes de 45 à 49 ans sont désormais célibataires. La carte montre que ces trois pays se sont engagés plus tôt que les autres dans le processus de transition des comportements matrimoniaux. Le graphique 3, cependant, indique que les Émirats arabes unis s’inscrivent aussi peu à peu dans cette tendance : l’augmentation du célibat touche maintenant les femmes âgées de 30-35 ans. En Arabie saoudite et à Oman, seules les femmes âgées de moins de 35 ans au milieu des années 2000 (génération 1970 et suivantes) sont concernées par ces mutations. La situation des années 2000 contraste donc partout avec celle du mariage intense et précoce rencontrée auparavant, matérialisée par la courbe de l’Arabie saoudite en 1992. 4 Les données d’état-civil, qui ne sont pas disponibles dans tous les pays traités ici, indiquent une diminution régulière de la proportion de mariages conclus avec des femmes de moins de 20 ans. Au Qatar, la part de ces mariages passe de 45 à 13,5% du total des mariages entre 1985 et 2010. 5 Par convention, proportion des femmes restées célibataires à 45-49 ans. 83 Carte 1. Émergence inégale du célibat féminin selon le pays : proportion de femmes célibataires à 45-49 ans (années 2000) Fond de carte : « persique 06 » © Daniel Dalet /d-maps.com Graphique 3. Proportion de femmes célibataires selon la classe d'âges et le pays (année 2000) 100,00 Arabie Saoudite 1992 Arabie Saoudite 2004 90,00 EAU 2005 80,00 Bahreïn 2001 Qatar 2004 70,00 Koweït 2005 proportion de célibataires 60,00 Oman 2003 50,00 40,00 30,00 20,00 10,00 0,00 15-19 20-24 25-29 30-34 35-39 40-44 45-49 50-54 55-59 classe d'âges Source : recensements, années considérées. 84 Divorces et remariages La distance croissante entre le modèle du mariage arabe et sa réalité, sur le terrain du GCC, est encore attestée par les caractéristiques des divorces dans la région. Le déséquilibre entre les effectifs masculins et féminins de candidats au mariage né de l’écart d’âges entre époux6 est, en théorie, rectiié par la polygamie et par la possibilité de divorcer facilement (divorce-répudiation), deux institutions permettant de « réguler le marché matrimonial » en vue de concrétiser l'idéal de mariage universel pour les hommes et les femmes. Dans le passé, les unions étaient plus instables qu’aujourd’hui et les (rares) données disponibles indiquent que la moitié des mariages pouvaient être rompus par un divorce au début du 20ème siècle [Fargues, 2000, p. 127]. Cette situation compensait donc la forte inégalité des effectifs de mariables due à l’écart d’âge important prévalant entre époux. Aujourd’hui, l’écart d’âge moyen au mariage ne variant que de 1,5 à 3 ans d’un pays à l’autre, les effectifs d’hommes et de femmes en présence sont donc relativement proches et le divorce n’a plus à jouer le rôle de régulateur des effectifs masculins et féminins. Pourtant, si comme ailleurs dans la région, la polygamie reste limitée à des niveaux modestes7, les taux de divorces restent assez élevés. Graphique 4. Divorces pour 100 mariages, 1995-2009 40 divorces pour 100 mariages 35 30 A. Saoudite EAU Qatar 25 Linéaire (A. Saoudite) Linéaire (EAU) Linéaire (Qatar) 20 2009 2008 2007 2006 2005 2004 2003 2002 2001 2000 1999 1998 1997 1996 1995 15 années Source : données d'état-civil, annuaires statistiques, années considérées (EAU et Qatar); Statistical, Abstracts of the ESCWA region, 2005 et 2009 (Arabie saoudite). Note : divorces pour 100 mariages conclus la même année, données lissées. 6 Du fait de la mortalité qui réduit les effectifs à chaque classe d'âges : les hommes plus âgés seront donc disponibles en moins grand nombre que les femmes. Oman : 6,4% des hommes mariés, en 1993 comme en 2003. 7 85 Au vu du développement d’un célibat féminin, voire masculin dans certains des pays de la région, le divorce ne pourvoit pas non plus à l’universalité du mariage par une rotation rapide des unions, même si les hommes, comme d’ailleurs les femmes, se remarient facilement : partout la proportion de divorcé(e)s dans la population totale est faible selon les recensements (2% maximum pour les hommes en 2010 (Bahreïn) et 4% pour les femmes en 2005 (Koweït)8. La persistance de l’intensité du divorce indique donc que de nouveaux facteurs inluencent ce phénomène. Graphique 5. Distribution des divorces selon la durée moyenne de mariage avant l'événement (Qatar et Bahreïn, 2010) 100% 90% 80% 25 ans+ 70% 20-24 ans part des divorces 60% 15-19 ans 10-14 ans 50% 5-9 ans 40% 3-4 ans 30% 1-2 ans 20% moins d'un an 10% 0% Qatar Bahreïn Source : données d'état-civil, annuaires statistiques, pays considérés. Une autre des caractéristiques actuelles des ruptures d’unions dans la région est leur rapidité : au Qatar par exemple, la durée moyenne de mariage avant divorce reste stable à 5,5 ans de 1985 à 2010, mais la moitié des ruptures d’union y intervient en moins de deux ans, une situation rencontrée dans tous les pays de la région, illustrée ici par les cas du Qatar et du Bahreïn. Le divorce ayant lieu très tôt et même souvent avant la consommation du mariage9 (30% des cas au Qatar à la in des années 2000), l’explication du phénomène comme sanctionnant les unions infécondes et permettant ainsi une rotation des partenaires, propice à de hauts niveaux de fécondité [Fargues, 2000, p. 128], ne tient plus. L’intensité du divorce indiquerait plutôt, comme ailleurs, les exigences accrues des époux l’un envers l’autre : au Qatar Au Qatar, les remariages de divorcées atteignent 15,46% du total des mariages en 2009 [QSA, 2010, tab. 7-1] et autour de 11% au Bahreïn au cours des années 2000, contre 10% pour les hommes divorcés (données d’état-civil, annuaires statistiques). 9 Le mariage arabe se déroule en deux temps : la signa- ture du contrat de mariage, qui consigne l’événement dans les registres religieux (chrétiens ou musulmans) et à l’état-civil, puis la consommation du mariage à l’issue d’une fête collective. Plusieurs mois, voire années peuvent séparer les deux événements. 8 86 encore, 70% des divorces enregistrés en 2009 étaient liés à des « conlits maritaux » ou plus généralement à un « manque de compréhension et d’harmonie » au sein du couple10. Plus précisément, deux résultats suggèrent l’impact de contraintes d’ordre socio-économique sur la stabilité des couples : au Qatar en 2010 le nombre de divorces pour 100 mariages était deux fois plus élevé pour les époux les moins éduqués (préparatoire et moins : 70 divorces pour 100 mariages conclus la même année) que pour les plus éduqués (secondaire et au-delà : 35 divorces pour 100 mariages). En outre, si la femme est active économiquement, 39% des mariages seront rompus, contre 52% si la femme est inactive11. Cependant, les nombreux divorces antérieurs à la consommation du mariage traduisent probablement aussi une dificulté particulière, celle engendrée par la hausse des montants de la dot (mahr). 2. INDIVIDU, FAMILLE, SOCIÉTÉ : LE CHOIX DU CONJOINT ENTRE DOT, ENDOGAMIE ET MARIAGES MIXTES La transcription en termes démographiques des caractéristiques du mariage arabe relie en effet aussi l’écart d’âge entre les époux et l’universalité du mariage à un ensemble d’institutions matrimoniales parmi lesquelles igurent la dot et l'union préférentielle de l’homme avec la ille de son oncle paternel. Jusqu’à ce jour dans la région, la conclusion d’un mariage repose sur l’accord préalable des familles des iancés touchant à un certain nombre de questions matérielles, dont la principale est le montant de la dot (douaire, ou mahr) versée par le iancé à sa future épouse12. Le fait que les conditions de la dissolution du mariage et, en outre, que le montant du mu’akhkhar (la partie différée du douaire) igurent dans les termes du contrat de mariage, rend le divorce plus aisé et la rotation des unions plus rapide (si l’homme est sufisamment riche). Mais en réalité, les montants élevés des dots ixés par les familles des iancées potentielles conduisent plutôt à retarder le mariage masculin, voire à le rendre impossible : au Bahreïn, en 2008 le montant moyen des sommes versées était de 2000 à 3000 Dinars Bahreïnis environ (5000 à 6000 euros), mais aurait doublé l’année suivante. Dans les autres pays de la région, les montants moyens des dots étaient estimés atteindre de 6000 à 20 000 dinars (12 000 à 40 000 euros)13, ce qui oblige les prétendants à contracter des emprunts bancaires ou auprès des familles. Les explications sont nombreuses à cette envolée des montants du mahr, dont la presse se fait largement l’écho : le développement du consumérisme, la hausse des niveaux d’éducation féminins, donc des ambitions d’ascension sociale, mais aussi l’insécurité économique qui frappe même les riches monarchies du Golfe. Cette dernière pousserait certains parents à exiger toujours plus de garanties matérielles pour leur ille, le risque de divorce accroissant d’ailleurs ce sentiment d’insécurité. Comme le rapporte régulièrement la presse saoudienne, certaines familles pauvres tenteraient même par ce biais de capter un revenu supplémentaire. QSA, 2010 : tab. 19-1 et 20-1 Au foyer ou en recherche d’emploi, Qatar Statistics Authority, Vital Statistics Annual Bulletin (marriages and divorces, 2010, May 2011, tableaux 15-1; 16-1; 34-1; 36-1. 12 L’homme doit pouvoir fournir un logement meublé et équipé, et couvrir les dépenses du ménage. Il assume aussi les coûts de la cérémonie de mariage, parfois extravagante, de la lune de miel et de diverses fêtes, et doit à sa iancée nombre de cadeaux, en particulier des bijoux d'or. Enin, le mari doit à son épouse le mahr (le douaire), dont les montants sont stipulés dans le contrat de mariage, la première partie (muqaddam) étant versée lors de la signature du contrat et la seconde partie étant promise en cas de divorce (muakhkhar). 13 Sources : respectivement : Bahreïn Central Informatics Organisation (CIO). Annuaire statistique 2008, tab. 3.60 et Hamada, S. “Escalating Dowries Take Toll on Men”, IPS News, May 17th, 2010 http://ipsnews.net/news. asp?idnews=51455. 10 11 87 Mais ce renchérissement du mahr pourrait également répondre à une autre évolution des modalités du mariage dans la région : l’élargissement du choix des conjoints potentiels, sous l’effet du développement de l’instruction supérieure et de l’accès progressif des femmes à l’emploi (même s’il reste encore modeste), comme sous celui du développement de nouveaux espaces publics (shopping malls) et des nouvelles technologies (Internet et téléphones mobiles14). Ces évolutions permettent des rencontres entre célibataires, même si la ségrégation entre les sexes et le contrôle social empêchent encore un jeune couple d’apprendre à se connaître avant le mariage [El Haddad, 2003]. Le renchérissement du mahr pourrait donc constituer une réponse au risque de mésalliance perçu par les parents dans le développement de mariages non arrangés par la famille. Mais plus largement, l’institution de la dot est aussi liée à l’une des caractéristiques les plus paradoxales du mariage dans le Golfe : la concomitance entre la fréquence des mariages endogames et celle des mariages avec une femme étrangère. Les unions entre parents restent très fréquentes dans la région du Golfe. Au Qatar, elles représentent 49% des unions enregistrées à l’état-civil en 2009, dont 25% entre parents au premier degré (cousins germains en ligne paternelle ou maternelle) [QSA, 2010, p. 12]. Les autres pays de la région ne fournissent pas tous de données récentes, mais les enquêtes Gulf Family Health Surveys menées au cours des années 1990 dans chaque pays de la région y relevaient déjà la persistance d’une forte prévalence des unions entre parents (toutes générations de mariés confondues). Tableau 2. Prévalence de la consanguinité dans les pays du CCG (année 1990) Date de l’enquête Mariages consanguins (pour 100 mariages) Arabie saoudite 1995 58 Bahreïn 1997 32 EAU 1997 50,5 Koweït 1996 36 Oman 1996 54 Qatar 1999 46 Source : Child Health Surveys, in Jurdi/Saxena, 2001, tab. 4. Tableau 2. Prévalence de la consanguinité dans les pays du CCG (années La persistance de ce type de mariage peut une1990) exonération ou une réduction du mahr sembler cruciale pour assurer la perpétuation est en effet le plus souvent accordée au iancé Source : Child Health Surveys, in : Jurdi 2001, tab. 4. d'un mariage universel. L’endogamie aug-/ Saxena, épousant sa cousine germaine. mente en effet les possibilités de fonder un Selon certaines théories, la coutume du couple : en islam, les interdits de consangui- douaire assimilerait la mariée à une marchannité et d'afinité sont peu nombreux15 et le dise, ainsi assortie d’un prix ou « compenmariage entre apparentés épargne les aléas sation matrimoniale »16. Une lecture foncde la rencontre laissée au hasard. Mais éga- tionnaliste du mariage relie également la lement, choisir d’épouser sa cousine permet pratique de l’endogamie à un certain nombre de contourner un obstacle majeur au mariage : de considérations économiques, telles que En Arabie saoudite, deux chaînes de télévision sont même dévolues aux annonces matrimoniales [Bahry, L. « Marriage Advertisements in Saudi Arabia », Encounter n° 7, The Middle East Institute, March 2008]. 15 Les seules unions proscrites sont celles d'un homme avec sa mère, grand-mère, ille, nièce et tante. Les interdits 14 d'afinité quant à eux empêchent le musulman d'épouser la femme de son père, celle de son ils, la mère et la ille de son épouse. 16 Idée inspirée des théories évolutionnistes et de celle de l’« échange différé » développée par Claude LéviStrauss. 88 la protection des biens de la famille (terres, capital). Toutefois, parmi les nombreux cadres théoriques existants, l’interprétation du mariage au sein de la parenté comme moyen de réafirmer le rang social des familles impliquées nous paraît pertinente. Le principe de kafa’a (égalité) présidant en islam à la sélection du conjoint [Abd al-Ati, 1977], les mariages consanguins (au sein desquels la part des unions dans la famille maternelle est d'ailleurs importante) répondraient donc aussi à une volonté de reproduction des structures sociales avec un partenaire le plus identique possible, ain d’éviter au maximum les différences de statut entre familles donneuse et receveuse. La reproduction d’une égalité de statut entre donneurs et receveurs, ou au contraire d’une hiérarchie, passe alors par la ixation du montant du mahr : « le mariage isogame, réalisé normativement par l'union des cousins parallèles patrilinéaires, ne demande qu'une prestation minimale ; isogame et endogame, il entraîne l'idée d'une parité des prestations au sein du groupe agnatique ; isogame et exogame, il demande à être socialement légitimé par une forte prestation qui marque la reconnaissance du statut de la femme et de son groupe d'appartenance » [Bonte, 1994, p. 380]. La persistance de hauts niveaux de mariages entre apparentés pourrait donc répondre à l’envolée des montants réclamés en guise de douaire aux prétendants, tout en constituant une sécurité matérielle et psychologique, et en garantissant l’égalité de statut entre conjoints. Cette tendance pourrait reléter un conformisme aux idéaux familiaux, autant qu’un découragement face aux obstacles, posés par la société, à l’ouverture du marché matrimonial et au choix de leur conjoint par les individus eux-mêmes. Comment alors interpréter les niveaux élevés de mariages avec des femmes étrangères, en particulier choisies hors des six pays du CCG, qui semblent en opposition avec la persistance des mariages endogames ? Un quart des hommes émiratis a épousé une étrangère au cours des années 2000, tandis que les femmes qataries épousent autant que leurs compatriotes des étrangers (graphique 6)17. Graphique 6. Proportion de mariages conclus avec un conjoint étranger selon le sexe et le pays (2000-2009) 25 20 EAU hommes EAU femmes % de mariages 15 Bahreïn hommes Bahreïn femmes 10 Qatar hommes Qatar femmes 5 Koweït hommes Koweït femmes 0 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 années Source : données d'état-civil, annuaires statistiques, années et pays considérés. 17 L’Arabie saoudite et Oman ne rendent pas publique la nationalité des conjoints enregistrée à l’état-civil. 89 La structure démographique des pays du Golfe, qui abritent de 25% à 85% d’étrangers dans leurs populations, augmente sans doute la probabilité d’un mariage avec un(e) étranger(e). Mais d’autres facteurs interviennent dans ce choix. Si une partie au moins des mariages endogames est conclue par obligation matérielle et familiale, les mariages avec des épouses étrangères seraient eux-aussi, dans nombre de cas, le résultat d’une frustration économique et des aspirations personnelles. La presse et les témoignages de jeunes dans la région rapportent que nombre de jeunes hommes épousent des ressortissantes de pays voisins moins riches (Iran, Syrie, Yémen, Irak), voire des Asiatiques car leurs parents exigeaient des dots moins élevées que dans les pays du CCG18. Les mariages avec des étrangères signaleraient donc le blocage du processus de transmission intergénérationnelle du capital (économique, social) permettant au jeune d’entrer en union. Mais également, ce type de mariages peut attester de l’émancipation progressive des jeunes hommes de leur famille, voire dans le cas des Qataries, celle des jeunes femmes. Les différentes questions liées à la dot et à l’endogamie articulent donc la question du mariage aux structures sociales dans leur globalité. La signiication sociale du mariage « idéal », i.e. précoce et universel est la reproduction de la famille fondée sur des « hiérarchies de genre et de générations ». Ce mariage « idéal » assure aussi la reproduction de la distinction sociale, par la prévalence de l’endogamie et par le contrôle, lié au montant du douaire, de la mixité sociale des unions. 3. STRUCTURES FAMILIALES, STRUCTURES POLITIQUES Ces mutations de la nuptialité dans la région du Golfe ont eu de profondes répercussions sur les structures familiales. Confrontées à ‘l’idéal type’ de la famille arabe « étendue, patrilinéaire, patrilocale, patriarcale, endogame et occasionnellement polygame » [Patai, 1971], les données conirment la prévalence de l’endogamie et la relative rareté de la polygamie. Cependant, les autres caractères du modèle semblent quelque peu démentis par l’évolution des comportements. Les familles, par exemple, sont parfois de grande taille (aux EAU par exemple, de 6,9 à 8,6 personnes selon l’émirat en 2005), mais évoluent différemment selon le pays (graphique 7). Ces chiffres relètent essentiellement les luctuations de la fécondité : partout supérieurs à 7 enfants par femme en moyenne dans les années 1960, les indices synthétiques de fécondité (ISF) diminuent fortement, bien qu’inégalement selon le pays. Les dernières données disponibles (milieu des années 1990) donnent un ISF de 7 enfants par femme (population nationale) en moyenne à Oman, contre 3,2 au Bahreïn19. Également, ces familles sont le plus souvent nucléaires : en 2001, 71% des ménages bahreïnis étaient nucléaires ou composés d’une personne seule, un chiffre équivalent à celui rencontré lors d’une enquête menée dans la ville de Riyad au cours des années 1990 [El Haddad, 2003, p. 3]. Grâce, par exemple, aux nombreux sites Internet de rencontres matrimoniales entre musulmans. Le développement du tourisme international a également permis l’ouverture de nouveaux « marchés » matrimoniaux, par exemple l’Asie du sud-est. 19 Enquêtes Gulf Family and Health Surveys, 1995 (EAU, Bahreïn, Oman) et 1996 (Koweït, Arabie, Qatar). La plupart des données ultérieures émises par les pays du GCC ne distinguent pas les comportements des populations nationales de ceux des populations expatriées résidant dans ces pays, ce qui affecte les résultats. Pour cette raison, nous avons choisi de ne pas utiliser non plus les estimations plus récentes émanant de bases de données internationales (World Population Prospects par exemple). Également, les données manquantes y sont remplacées par des estimations fondées sur des hypothèses parfois contestables. 18 90 Graphique 7. Évolution de la taille moyenne des ménages selon le pays (Oman, Arabie Saoudite, Bahreïn Oman Arabie Saoudite Bahreïn 10 9 9 8 7,5 7 6,4 6 personnes par ménage 6 5,9 6,1 5 4 3 2 1 0 2003 2010 1992 2007 2001 2010 années Source : recensements, années et pays considérés. Également, le pouvoir absolu du père sur ses enfants semble érodé dans plusieurs domaines. La patrilinéarité, par exemple, reste toujours la référence légale, alors qu’elle est atténuée dans les faits, par exemple par la prévalence de l’endogamie en ligne maternelle, attestée par les enquêtesfécondité de tous les pays du Moyen-Orient. P. Dresch observe également le recul de la préférence absolue donnée à la parenté en ligne paternelle (agnatique), au proit du groupe de parenté dans son ensemble (agnatique et cognatique), même si cette évolution semble plus caractéristique des classes moyennes que des familles aristocratiques [Dresch, 2006]. Le recul de l’âge au mariage et le développement du célibat peuvent, de même, contribuer à une certaine émancipation des femmes, tandis que la domination masculine en général ne peut qu’être affaiblie par l’effacement progressif de la différence d’âge entre les époux. Enin, nous avons sou20 « De Confucius à Rousseau, d’Aristote à Freud » ligné la probable émancipation des jeunes hommes de la tutelle paternelle et familiale, attestée par le développement des mariages avec des femmes étrangères. Mais surtout, le mariage n’étant plus universel, c’est non seulement la stabilité, mais surtout la perpétuation de la famille musulmane comme « unité de base de la société » qui sont menacées. Au-delà de la iliation agnatique, de la domination de l'homme sur la femme et du père/aîné sur le ils/cadet (les « hiérarchies de genres et de générations »), c’est donc l'importance prédominante du système de parenté comme lieu de l'exercice des activités sociales, économiques et politiques qui se trouve ébranlée. La famille, en effet, est liée au politique. À travers l’histoire et les civilisations20, la famille a été « une expression fondamentale de l’univers dont la société politique devait elle-même s'inspirer » [Commaille, Martin, 1998, p. 18]. Les structures familiales étant le (Todd, 1983). 91 relet des structures politiques et des modes de gouvernement, les relations de pouvoir au sein de l’unité familiale « (entre parents et enfants, entre mari et femme) conditionnent les rapports de l’individu à l’autorité » [Todd, 1983, p. 13]. Comme dans le monde arabe en général, les tendances autoritaires des régimes dans la région du Golfe, soutenues par la rente pétrolière, sont analysées par nombre de politologues (par exemple : Crystal, 1994 ; Al-Naqeeb, 1991 ; Beblawi, Luciani, 1990)21. L’ancrage de cet autoritarisme dans les structures des sociétés arabes, le parallèle entre mode de domination macro-politique et mode de domination au sein de la famille sont invoqués dans la théorie du « néopatriarcat » élaborée par Hisham Sharabi (1996) ou dans la notion de « néopatrimonialisme ». Le patrimonialisme reproduit les relations de type patriarcal au niveau de la population dans son ensemble (le Patriarche/ leader/patron dispense ressources et contrôle social (protection), en retour de l'allégeance de ses sujets/ clients) ; « le néopatrimonialisme diffère du patrimonialisme en ceci qu'il combine et superpose les structures sociales informelles du patrimonialisme aux structures formelles et légales de l'État […] » [Brynen, 1995, pp. 24-25]. Dans un tel système, la reproduction des valeurs et des structures sociales sous-tendrait donc celle des valeurs et structures politiques. L’interdépendance entre le régime néopatrimonial et la famille patriarcale exige donc, en théorie, de l’État qu’il protège la stabilité de cette dernière et contrôle ses évolutions. Au point de vue économique, la famille étant assimilée à une unité de production, la gestion par le père des lux intergénérationnels d'assistance matérielle sont caractéristiques des structures patriarcales [Moghadam, 1992]. Au niveau social, la redistribution en termes d’infrastructures, par exemple, a compensé les « coûts de la procréation » (donc maintenu des niveaux de fécondité élevés), tandis que la prospérité rentière rendait inutile l’accès des femmes au marché du travail, favorisant ainsi la domination masculine et contribuant à la stabilité des institutions sociales. Cette convergence peut-être opportune a aussi été renforcée par diverses mesures légales raffermissant la subordination de la femme et des enfants aux hommes et au père de famille. Cette subordination est particulièrement marquée en Arabie saoudite, où l’égalisation des droits des femmes avec ceux des hommes, du simple accès à l’espace public à la participation politique, soulève l’opposition de plusieurs secteurs de la population. La question du mariage précoce, quant à elle, montre le pouvoir du père sur ses enfants et l’absence de l’État du champ de la protection des droits des enfants. Pourtant, nous avons vu que les structures familiales avaient évolué, sous l’impulsion de la baisse de la fécondité mais surtout sous l’effet des changements dans les paramètres de la nuptialité. La famille patriarcale ne serait donc plus forcément le type de famille dominant. Est-ce la raison pour laquelle dans tous les États de la région, le mariage et, par extension, la famille sont l’objet de débats populaires mais aussi de politiques publiques ? Quels sont les cibles choisies et le type de mesures prises ? Comment interpréter ces interventions, en termes politiques ? Dans cette dernière partie nous nous concentrerons plus particulièrement sur l’Arabie saoudite, où la question du mariage est investie d’une place cruciale dans le débat politique. La stabilité des régimes clientélistes et autoritaires-néopatrimoniaux de la région dépend de la redistribution par l’État de ressources de type rentier (ressources ne découlant pas d’un processus de production, ici, les hydrocarbures), qui a permis de négocier une faible participation politique des citoyens en échange de la limitation du recours aux prélèvements directs, selon l'aphorisme « pas de représentation sans taxation » [Beblawi, 1990, p. 89]. Outre l'exemption de taxation, les ressources sont aussi constituées de redistributions inancières ou de biens et services. 21 92 4. MARIAGE ET REPRODUCTION DES INSTITUTIONS : DES DÉBATS AU CŒUR DU POLITIQUE Dans ce pays, toutes les évolutions de la nuptialité relevées ici font débat et donnent lieu à des mesures d’intervention, privées et publiques : le retard du mariage et le développement du célibat, les mariages d’enfants, le divorce et l’instabilité familiale, les mariages avec un conjoint étranger22, comme l’indique la lecture régulière des articles traitant de ces questions dans la presse de la région, où interviennent régulièrement des praticiens, enseignants et chercheurs spécialisés sur la famille. Les mariages précoces, entre deux enfants ou entre une jeune ille et un homme âgé sont défendus par certains religieux comme étant conformes à la sharia23. Cependant de nombreux défenseurs des droits humains et d’autres religieux militent contre cette pratique, considérée comme non adaptée à l’époque actuelle et dangereuse pour la santé psychologique et physique de la iancée24, mais surtout constituant un mariage forcé, donc interdit en Islam où le consentement de la iancée doit être clairement exprimé25. Le retard du mariage et le célibat, de même que les mariages très précoces, sont en effet présentés dans le discours public comme imposés aux jeunes, hommes et femmes. La responsabilité de cette situation est généralement imputée aux pères de familles. Ceux-ci seraient motivés par la cupidité (s’ils réclament des sommes importantes en échange du mariage de leur très jeune ille avec un homme plus âgé26, voire comme dot pour leur ille, la condamnant ainsi au célibat27) ou par un attachement rétrograde aux solidarités primordiales, tribu ou famille étendue, qui les mène à refuser tout prétendant extérieur à leur groupe tribal ou familial28. La polygamie est parfois invoquée comme solution au problème du célibat, par des prédicateurs ou des initiatives privées mais non par les pouvoirs publics. La hausse des niveaux de divorce est elleaussi beaucoup discutée et constitue une préoccupation majeure des acteurs gouvernementaux. Ce phénomène, vu comme un facteur de troubles psychologiques pour les femmes et les enfants, voire même comme un facteur de déviance, déstabiliserait donc dangereusement la famille, base de la société. Là encore, les traditions et les pressions patriarcales aux mariages arrangés et trop précoces sont accusées de fragiliser les couples. Cependant, le discours des experts et des acteurs gouvernementaux déplore aussi la stigmatisation sociale et économique, au nom des traditions patriarcales, de la femme divorcée ; ces acteurs défendent le droit de la femme divorcée à l’emploi et prennent acte du nombre croissant de ménages dirigés par ces femmes, seules ou élevant des enfants, donc particulièrement vulnérables. L’impérative nécessité d’éduquer les femmes à leurs droits, droits garantis par les provisions du droit islamique, est régulièrement revendiquée (par exemple, le rapport de Mona Al-Munajjed (2010) sur ce sujet). 22 Ce dernier point ne sera pas développé ici car les mariages entre Saoudiens et étrangers font moins débat dans le royaume que, par exemple, aux EAU où les mariages avec les étrangers sont la cible privilégiée de l’action publique sur le mariage. En mai 2011 le Conseil consultatif saoudien a proposé une loi autorisant les mariages entre Saoudiens et ressortissants d’autres pays du CCG. 23 Le Prophète ayant épousé Aïcha alors qu’elle était âgée de neuf ans. Le Sheikh Abdul Aziz AL al-Sheikh, grand mufti du royaume, s’est largement exprimé en faveur de ce type de mariage. http://www.saudigazette.com.sa/index. cfm?method=home.regcon&contentID=2009011526744 24 Sheikh Abdullah al Manie, ministre de la Santé http:// archive.arabnews.com/?page=1&section=0&article=11 8866&d=4&m=2&y=2009. 25 Cette position est par exemple défendue publiquement par le Sheikh Abd el-Mohsen Obeikan, Conseiller au Diwan royal, ou par le Dr. Muhammad Al-Nujaimi, un membre haut placé de la Islamic Jurisprudence Society du Royaume, http://archive.arabnews.com/?page= 7&section=0&article=118974&d=8&m=2&y=2009. 26 http://archive.arabnews.com/?page=7&section=0&ar ticle=113440&d=27&m=8&y=2008. 27 http://www.saudigazette.com.sa/index.cfm?method=home. regcon&contentID=2009010325642 28 http://middle-east-online.com/?id=92113=92113&format=0. 93 Ainsi, à l’inverse de pratiques dites « traditionnelles » telles que les mariages d’enfants, l’évolution de la nuptialité et des structures familiales en Arabie saoudite n’est pas assimilée à une dysfonction sociale29. Cette évolution marquée par le retard du mariage, par l’émergence du célibat féminin, par celle de familles monoparentales constitue une réalité à prendre en compte, mais non une tendance à inverser à tout prix. Ce sont les effets négatifs de cette situation pour les individus qui doivent être traités : le célibat forcé ou la précarisation sociale de certaines femmes célibataires ou divorcées par exemple, au même titre que les abus patents du pouvoir patriarcal. Le discours gouvernemental sur la question du mariage et de la famille s’articule donc autour de deux axes principaux : 1. La coutume et les traditions patriarcales, qui privent les femmes et les jeunes de leurs droits (liberté de se marier ou non ; liberté de choix du conjoint ; liberté de divorcer ; voire possibilité pour une femme de vivre seule et d’élever ses enfants). L’Islam au contraire, garantit ces droits, dans une interprétation « éclairée » des textes, contraire à l’interprétation littérale, a-historique de ceux-ci par certains religieux ; 2. La situation des femmes, qui doivent être familiarisées avec leurs droits par l’éducation et sont les plus exposées à la précarité économique mais aussi sociale, en raison du conservatisme religieux décrit plus haut. La question du mariage cristallise donc les déis et opportunités du processus de réforme dans son ensemble, mais aussi les fractures de la société saoudienne. La cohésion sociale dans le royaume est en effet plus que jamais sous tension depuis le tournant des années 2000, alors qu’un processus de réformes économiques, sociales et politiques est en cours depuis 1996 sous l’impulsion du régent Abdallah, devenu roi en août 200530. Le gonlement des classes d’âges des jeunes adultes (youth bulge), résultant des forts taux d’accroissement naturel en vigueur jusqu’à la in des années 1970 [Courbage, 1994], la chute des revenus pétroliers, l’émergence d’un chômage de masse et celle d’importantes poches de pauvreté urbaine [Dazi-Héni, 2006, pp. 72-74], le développement d’un clientélisme de plus en plus « discriminatoire » [Hertog, 2006, p. 120]31, se sont combinés à l’opposition aux réformes d’une partie du clergé et des dignitaires économiques et politiques du royaume, puis au développement d’une opposition salaiste parfois violente, pour menacer la stabilité politique du régime. La conduite des réformes a donc à la fois dû répondre aux revendications de redistribution des couches sociales en voie de paupérisation (la classe moyenne « inférieure » selon les termes de F. Dazi-Héni (2006, p. 69) et aux appels à la réforme sociale des élites urbaines et des classes moyennes, partisanes par exemple d’une revalorisation la place de la femme dans la société. Dans le même temps, ce processus devait aussi tenir compte tant du conservatisme sociopolitique d’une partie des élites, que des mutations de fond de la société saoudienne, repérables comme on l’a vu dans l’évolution des structures familiales et des paramètres de la nuptialité. Cette situation a obligé le programme de réformes à acquérir « une nouvelle légitimité islamique » en y ralliant et en y impliquant des igures de la contestation salaiste des années 1990 tel que le Sheikh Salman Al Awdah [Dazi-Héni, 2006, p. 60], tandis que la cible privilégiée du volet social du processus de réforme reste la situation de la femme et, plus particulièrement, son émancipation par le travail. Comme l’envisagent par exemple les islamistes modérés en Jordanie [De Bel-Air, 2008]. 30 Et aussi sous la pression de la communauté internationale pour de nombreuses raisons, incluant le processus d’accession à l’Organisation mondiale du Commerce, abouti en 2005 et l’implication de salaistes saoudiens dans les attentats du 11 septembre. 31 Les capacités de redistribution de l’État étant fortement diminuées, une distinction s’opère dans la population, entre les citoyens connectés aux réseaux clientélistes et les autres, privés de soutiens. 29 94 Ces deux axes du processus de réforme sociopolitique et du discours réformiste sur le mariage sous-tendent également les actions menées en réponse à ces discours. Le problème des mariages d’enfants, tout d’abord, a fait l’objet de diverses mesures : depuis 2008, le ministère de la Justice impose des sanctions à l’encontre des oficiers d’étatcivil ayant procédé à des unions sans l’accord explicite de la iancée. En coopération avec divers organes gouvernementaux, ain de traiter la question des mariages précoces sous tous ses angles (légal, social, sanitaire, religieux, …), la Commission pour les Droits humains (Human Rights Commission), un organisme gouvernemental, fait campagne contre ces mariages, une « violation des droits des enfants énoncés dans la Convention des Droits de l’Enfant dont le Royaume est signataire »32, qui porte à 18 ans l’âge de sortie de l’enfance. Cet organisme, ainsi que la National Society for Human Rights, organisme semi-privé, militent aussi avec de nombreux experts, travailleurs sociaux et activistes défenseurs des droits de l’Homme pour la déinition d’un âge minimum légal au mariage. En juin 2011, le Majlis al-Shura aurait recommandé de ixer celui-ci à 17 ans pour les femmes, le ministère de la Justice étant désormais en charge de faire promulguer et appliquer cette loi33. Avec le soutien et le parrainage de personnalités membres du gouvernement saoudien, de nombreuses organisations caritatives musulmanes répondent aux dificultés socio-économiques des candidats au mariage. Ces organismes proposent des services matrimoniaux, dont l’organisation de mariages collectifs permettant de limiter ou d’annuler les frais de la cérémonie, ceux de l’installation du couple et le montant de la dot34. Le divorce fait également l’objet de nombreuses actions : depuis 1994, au sein des tribunaux spéciaux du ministère de la Justice consacrés aux affaires matrimoniales, les demandes de divorces sont examinées par des « comités de direction et de réformes », qui statuent sur les arguments du mari puis tentent une conciliation entre les époux35. En 2008, le Conseil consultatif (Majlis Al Shoura) envisageait l’interdiction de la répudiation unilatérale en l’absence de l’épouse et des personnalités religieuses appellent à l’application des provisions de la loi islamique pour garantir la protection sociale et psychologique des femmes divorcées. Le Sheikh Salman Al-Awdah militait en 2008 pour l’établissement en ce sens d’un « document pour le Divorce en Arabie saoudite » [Al-Munajjed, 2010, p. 22]. Un décret royal (n° M/78 du 1 er octobre 2007, non encore promulgué) viserait également (après tentative de conciliation) à faciliter la procédure de divorce pour les femmes et à défendre leurs droits (à la garde des enfants, à une pension alimentaire par exemple) face à leur mari. Le ministère des Affaires sociales discute l’organisation de cours de préparation au mariage ain de lutter contre l’instabilité matrimoniale, tenus par exemple au Al-Mawada Center for Family Reconciliation and Guidance à Jeddah depuis février 2011. La National Society for Human Rights et nombre d’ONG caritatives féminines dans les grandes villes du pays mènent pour leur part des actions de prévention contre le divorce et des actions de soutien et d’informations légales aux femmes divorcées (par exemple le Mawadda Philanthropy for Divorce Issues)36. Enin, les femmes divorcées igurent depuis 2009 parmi les personnes nécessiteuses bénéiciant de l’aide publique, sur ordre du roi Abdullah [Al-Munajjed, 2010]. http://www.saudigazette.com.sa/index.cfm?method=home. regcon&contentID=2010100884900 33 http://www.elaph.com/Web/news/2011/5/658953.html. 34 http://www.saudigazette.com.sa/index.cfm?method=home. regcon&contentID=20110705104537 Revue du majlis al-shura n° 45 de 1994, http://www. shura.gov.sa/magazine/majalah45/7EWAR.HTM. 36 http://www.saudidivorce.org; http://saudidivorce.blogspot.com/ 32 35 95 CONCLUSION Les six pays de la région du Golfe semblent donc engagés dans une dynamique démographique commune, même si ces évolutions semblent plus avancées dans les petits États (Koweït, Bahreïn et Qatar) qu’aux EAU, en Arabie saoudite et surtout à Oman. Cette dynamique est caractérisée par un retard du mariage masculin, mais surtout féminin, par une diminution des écarts d’âges entre époux, par l’émergence d’un célibat féminin et par une instabilité croissante des unions, mais également par une coexistence paradoxale entre de hauts niveaux d’endogamie et de nombreux mariages avec un conjoint étranger. Le mariage arabe comme élément de la perpétuation de la famille patriarcale étendue et des « hiérarchies de genre et de générations » au niveau de la société dans son ensemble ne constitue donc plus une norme. Cependant, la signiication politique de l’institution matrimoniale, lieu de la reproduction des structures familiales mais aussi des structures politiques, donne lieu à des constructions, par les divers acteurs, des enjeux sociaux de ces nouvelles dynamiques démographiques. Ces représentations, les mesures y répondant, mais aussi les oppositions qu’elles suscitent, nous renseignent donc sur les représentations normatives des dynamiques sociales et politiques attachées à ces dynamiques démographiques. Dans le cas saoudien, le débat passionné sur les mutations de l’institution du mariage et de la famille, et sur les mesures à prendre pour y répondre, cristallise des oppositions violentes. Ces oppositions portent sur la prépondérance des solidarités primaires (famille étendue, groupes tribaux) sur l’État, mais aussi sur le contrôle de l’exégèse des textes religieux touchant au statut de la femme et de l’enfant dans la société, face à des acteurs présentés comme conservateurs. À travers leur action sur le mariage, les réformistes au sein de l’État saoudien chercheraient donc à se réapproprier le contrôle du processus de changement social. Les mesures discutées, telles que la déinition d’un âge minimum légal au mariage qui romprait avec la loi islamique appliquée dans ce domaine, restent importantes pour la promotion d’une société islamique « éclairée ». Mais signiient-elles que les réformes légales et sociales rejoignent l’évolution des comportements ? En réalité ces mesures sont discutées, proposées par le Conseil consultatif, mais peu de ces projets de loi sont effectivement promulgués et appliqués. Il semblerait donc que le processus de réforme légale du mariage et de la famille reste coniné au plaidoyer, spectateur mais non acteur du changement social. Cette situation, à plus ou moins long terme, pourrait s’avérer menaçante pour la cohésion sociale dans le royaume, et pour la stabilité du régime. 96 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ABD EL ATI H. (1977), The Family Structure in Islam, American Trust Publications. AL-NAQEEB, K.H. (1991), « Social Origins of the Authoritarian State in the Arab East », in E. Davis and N. 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