Heidegger et Kierkegaard
La résolution et l’éthique
Etienne Pinat
Edition Kimé
2018
INTRODUCTION
La pensée heideggerienne de la résolution (Entschlossenheit) prend place dans Sein und
Zeit, l’Hauptwerk de 1927, au sein du chantier inachevé de l’ontologie fondamentale. Celle-ci
se propose de poser à nouveaux frais la question traditionnelle, mais pourtant tombée dans
l’oubli, du sens de « être » en tant que tel. Elle prend son point de départ dans l’analyse d’un
étant, le Dasein, exemplaire du point de vue de cette question, en ceci qu’il est celui à l’être
duquel appartient la compréhension de l’être (Seinsverständnis), et par là-même est l’étant en
lequel cette question fondamentale se joue, l’étant pour lequel il y va en son être du sens de
« être » pris comme tel. Par là-même, l’ontologie fondamentale est une ontologie du Dasein,
c’est-à-dire, puisque l’être de cet étant est l’existence (Existenz), une analytique existentiale.
Parce que nous sommes nous-mêmes cet étant et que son être est à chaque fois mien (je meines),
c’est-à-dire que nous sommes toujours déjà en rapport avec notre propre être, une telle
analytique doit mettre au jour les diverses possibilités existentielles de ce rapport :
l’inauthenticité (Uneigentlichkeit) et l’authenticité (Eigentlichkeit). Soit le Dasein se détourne
de cet être, soit il le prend en charge. Soit il existe improprement, soit il existe en propre. La
résolution intervient dans la deuxième section de Sein und Zeit en tant que structure existentiale
de l’authenticité.
Kierkegaard, mettant au centre de sa pensée le concept d’existence (Existents), distingué
lui-même du simple être-là (Tilvaerelse), pour penser ce qui caractérise proprement l’homme,
constitue une source majeure de l’analytique existentiale. Heidegger revendique très tôt cette
source kierkegaardienne. Dans le cours du semestre d’été 1923 à Fribourg, Ontologie.
Hermeneutik der Faktizität, il évoque ce que lui ont apporté respectivement Aristote, Luther,
Husserl et Kierkegaard. Malgré sa dette à l’égard des trois premiers penseurs, il souligne : « Les
impulsions, c’est Kierkegaard qui me les a donnés »1. Sein und Zeit contient lui-même, sous
forme de notes, trois renvois explicites à l’œuvre de Kierkegaard2, tout particulièrement au
1
« Stöße gab Kierkegaard ». M. Heidegger, Ontologie. Hermeneutik der Faktizität (cours du semestre d’été 1923),
GA 63, Klostermann, Frankfurt am Main, 1988, p. 5. Ontologie. Herméneutique de la factivité, trad. A. Boutot,
Gallimard, Paris, 2012, p. 22. trad. mod. Sur la question importante de savoir quels textes de Kierkegaard
Heidegger a effectivement lus, cf. G. Thonhauser, « Martin Heidegger Reads Søren Kierkegaard – or What Did
He Actually Read ? », Kierkegaard Studies Yearbook, De Gruyter, Berlin, 2016.
2
Cf. M. Heidegger, Sein und Zeit (1927), Achtzehnte Auflage, Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 2001. Trad. de
l’allemand par E. Martineau, Être et temps, Authentica, 1985, note 1 p. 190, note 1 p. 235, note 1 p. 338. Nous
Concept d’angoisse, auquel Heidegger se réfère déjà dans les Prolegomena zur Geschichte des
Zeitbegriffs (cours du semestre d’été 1925), et encore plus tôt dans les appendices d’Augustinus
und der Neuplatonismus (cours du semestre d’été 1921). Plus tard, dans les Grundprobleme der
Phänomenologie (cours du semestre d’été 1927), dans les Metaphysische Anfangsgründe der
Logik (cours du semestre d’été 1928) et dans les Grundbegriffe der Metaphysik (cours du
semestre d’hiver 1929-1930), Heidegger revendique tout aussi explicitement cet héritage. A ces
références s’ajoutent les renvois implicites par la reprise d’une terminologie et de formulations
kierkegaardiennes : l’angoisse, l’instant, la répétition, le choix du choix, le choix de soi, l’êtreen-faute, la vérité de l’existence… L’ensemble de ces concepts intervient au sein de l’analytique
existentiale pour penser la structure complexe de l’authenticité en tant que résolution. Celle-ci
utilise pour ses propres fins une terminologie à forte connotation éthique : tout d’abord le couple
central « authenticité – inauthenticité », mais aussi la déchéance (Verfallen), le souci (Sorge),
l’avoir-à-être (Zu-sein), et plus encore l’être-en-faute (Schuldigsein), la décision, l’être-soimême… L’ensemble des concepts d’origine kierkegaardienne utilisés pour penser la résolution
est chargé éthiquement : ces concepts proviennent essentiellement des analyses du stade éthique
de l’existence.
L’éthique (det Ethiske) est analysé au sein de l’œuvre pseudonyme de Kierkegaard,
principalement dans Crainte et tremblement, L’Alternative, les Stades sur le chemin de la vie
et le Post-Scriptum définitif aux miettes philosophiques. Celle-ci prend place au sein de
l’entreprise de cartographie de l’existentiel, de topographie des sphères d’existence, au nombre
de trois : l’esthétique, l’éthique et le religieux. L’existant existe toujours dans une de ces trois
sphères, en pouvant sauter de l’une vers l’autre, mais toujours de l’esthétique vers le religieux,
ce qui les constitue en tant qu’étapes de l’existence. Sphère médiane, étape intermédiaire,
l’éthique n’est pensable qu’en sa confrontation avec l’esthétique, dans les secondes parties de
L’Alternative et des Stades sur le chemin de la vie, sous la figure de l’assesseur Wilhelm (ou
éthicien B, opposé au jeune esthète A), et en sa confrontation avec le religieux, dans Crainte et
tremblement, sous la figure d’Agamemnon (opposé à la figure religieuse que constitue
Abraham).
Si les sources de la pensée heideggerienne de la résolution sont non seulement
kierkegaardiennes mais essentiellement éthiques, la lecture d’une telle pensée n’a pas alors pour
seul enjeu le problème historique du rapport de Heidegger à Kierkegaard, mais c’est, plus
citons d’après la pagination allemande. Même si, parmi les trois traductions françaises de Sein und Zeit, notre
préférence va à celle d’Emmanuel Martineau, nous serons souvent amenés à la modifier et à justifier ces choix de
traduction.
profondément, le problème proprement philosophique du rapport de l’analytique existentiale
en général, et de la résolution en particulier, avec l’éthique, qui vient au premier plan. Heidegger
ne cesse de répéter tout au long de Sein und Zeit que l’analytique existentiale a une visée
exclusivement fondamentale-ontologique, qu’elle n’est élaborée qu’en vue de fournir une
réponse à la question de l’être (Seinsfrage), et n’a donc aucune visée éthique, aucune visée
existentielle. Il s’agit là pour Heidegger de se prémunir contre tous les reproches concernant
l’absence de tel ou tel thème au sein de l’analytique (l’éthique, le corps, la naissance, la
sexualité, les tonalités affectives joyeuses, l’art…). Heidegger n’élabore pas une anthropologie
philosophique existentielle qui prétendrait à l’exhaustivité. Il n’analyse dans le Dasein que ce
dont il a besoin pour dégager la Temporalité (Temporalität) comme horizon herméneutique de
toute compréhension de l’être, qu’elle soit pré-ontologique ou bien expresse, c’est-à-dire
élaborée philosophiquement. Le reste n’a pas à intervenir au sein de Sein und Zeit parce qu’il
n’a pas d’importance ontologique, quelle que soit l’importance existentielle qu’il puisse avoir
par ailleurs. Pour la même raison, Heidegger n’a de cesse de préciser que tous les concepts de
l’analytique existentiale (et donc a fortiori la résolution) ont toujours une signification purement
ontologique et qu’ils ne doivent jamais être pris en un sens éthique. Dès lors, comment la pensée
kierkegaardienne de l’éthique peut-elle constituer une source pour l’analyse de la résolution,
puisque celle-ci n’est rien d’éthique ? De plus, en neutralisant, au sein de l’analytique
existentiale, la signification éthique de ses concepts et en écartant la question de l’éthique
comme dérivée, Heidegger laisse-t-il encore au Dasein résolu la possibilité d’exister
éthiquement ?
Nous nous proposons, dans notre relecture de la pensée heideggerienne de la résolution,
de la remettre constamment en perspective à partir de ses sources kierkegaardiennes issues du
stade éthique, afin, tout d’abord, de montrer comment Heidegger effectue une reprise
formalisant et neutralisant la portée éthique des concepts kierkegaardiens, et de montrer ensuite
le rapport hautement problématique, peut-être même tout à fait incompatible, non seulement de
l’analytique existentiale, mais surtout de ce mode existentiel déterminé que constitue la
résolution, avec la vie éthique.
Nous partirons de l’existence telle qu’elle est de prime abord (zunächst) et
immédiatement, à savoir inauthentique pour Heidegger et esthétique pour Kierkegaard, pour
retracer la genèse de la résolution et de l’éthique à partir de ce type d’existence (première partie :
la genèse de la résolution). Cela doit nous conduire à dégager la structure pleine de la résolution
comme choix, choix du choix, décision, disponibilité à l’angoisse, silence gardé, être-dans-lavérité et ipséité, en en manifestant à chaque fois l’origine kierkegaardienne (deuxième partie :
la structure existentiale de la résolution). Nous analyserons le devancement de la mort
appartenant à la résolution « pensée jusqu’au bout », puis sa temporalité et son historialité
propres (troisième partie : devancement, temporalité et histoire). Enfin, nous nous demanderons
dans quelle mesure cette manière d’exister est compatible ou non avec l’existence éthique
(quatrième partie : la résolution sans l’éthique). A cette fin, nous élargirons notre champ
d’analyse au stade religieux comme seconde éthique, pour autant qu’il constitue l’origine
kierkegaardienne essentielle de ce problème (cinquième partie : résolution, stade religieux et
éthico-religieux).
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
Première partie : La genèse de la résolution.
Chapitre premier. Inauthenticité et esthétique.
Chapitre II. Angoisse et désespoir.
Chapitre III. La conscience, l’appel et l’être-en-faute.
Deuxième partie : La structure existentiale de la résolution.
Chapitre premier. Choix de soi et choix du choix.
Chapitre II. La disponibilité à l’angoisse et le silence gardé.
Chapitre III. Vérité et ipseité.
Troisième partie : Devancement, temporalité et histoire.
Chapitre premier. La résolution devançante.
Chapitre II. Résolution et temporalité.
Chapitre III. Résolution et historialité.
Quatrième partie : La résolution sans l’éthique.
Chapitre premier. La réduction existentielle de l’éthique.
Chapitre II. Résolution et être-avec.
Chapitre III. Résolution et communauté.
Cinquième partie : Résolution, stade religieux et éthico-religieux.
Chapitre premier. Ethique et inauthenticité : le désespoir du fini comme perte dans le On.
Chapitre II. Réduction existentielle et suspension téléologique de l’éthique.
Chapitre III. L’autre rapport à l’éthique et la seconde éthique.
CONCLUSION
ANNEXE Lecture du § 40 de Sein und Zeit
BIBLIOGRAPHIE
INDEX NOMINUM
TABLE DES MATIERES