Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                
DES FAITS ET DES HOMMES 38 LES CONTROVERSES sur la grâce en Provence L a Provence méridionale, haut lieu de la vie monastique et ascétique à la in de l’Antiquité, fut pour cete raison, durant la plus grande partie du ve siècle et un tiers du suivant, le théâtre d’une très longue querelle doctrinale aux conséquences de taille dans l’histoire de la pensée occidentale. À Marseille comme à Lérins, certaines vues sur l’interaction de la grâce divine et du libre arbitre de l’homme se irent jour, qui ne coïncidaient pas avec celles qu’Augustin avait développées quelque temps plus tôt ain de réfuter et de faire condamner la pensée de Pélage. ce débat exposa la doctrine augustinienne, censée imparable et oicialisée par sa victoire, à des revendications humanistes tout droit dérivées de la théologie traditionnelle – surtout grecque, teintée de stoïcisme – et profondément ancrées dans une spiritualité ascétique conçue comme chemin vers la perfection. il nous est principalement connu par les écrits augustiniens et pro-augustiniens qu’il suscita, qui ont pour longtemps façonné comme une doxa infrangible. Mais il subsiste du parti adverse assez de documents pour autoriser une vision d’ensemble de la controverse et permetre de mesurer l’impact que celle-ci a pu avoir, tant sur la vie religieuse et intellectuelle locale que sur le développement de la foi de l’église universelle. LES ORIGINES DE LA CONTROVERSE le ve siècle : un âge d’or pour la provence, dernier bastion de la romanité La controverse provençale trouve en réalité ses origines dans le monastère d’Adrumète (aujourd’hui Sousse, en tunisie). c’est là qu’en 425 la lecture inopinée d’une ancienne letre-traité d’Augustin it ressurgir des interrogations tues depuis des années. cete Letre 194 à Xyste de 418-419 condensait ses positions sur la grâce, don tout-puissant de dieu, octroyé gratuitement et à la discrétion du créateur, d’où provient en l’homme tout bien. Pour répondre aux doutes émis par les moines africains, Augustin eut besoin de composer deux œuvres, La grâce et le libre arbitre et La correction et la grâce (426-427), qui reconnaissaient son existence et son rôle au libre arbitre, mais en le subordonnant à la grâce, nécessaire car seule capable de lui faire éviter le péché et de lui apporter le salut, par l’octroi de la foi, conformément cependant au plan de la prédestination divine. c’est la découverte de ces deux derniers traités qui, par ricochet, it naître chez les moines de Provence les mêmes interrogations alarmées. LA RÉACTION À MARSEILLE : CASSIEN ET PROSPER Averti, sans doute dès 427, des mécompréhensions survenues à Marseille et aux alentours, Augustin accéda à la requête de ses informateurs (et partisans), Prosper et Hilaire, qui l’enjoignaient de réfuter les thèses des Provençaux. il leur dédia La prédestination des saints et Le don de la persévérance, à l’origine un ouvrage unique. Selon Prosper, les moines, admetant le péché originel et la nécessité de la grâce pour obtenir le salut, refusaient toutefois une quelconque restriction déinitive du nombre d’élus ; ils revendiquaient aussi la possibilité pour l’homme d’être partiellement l’initiateur de son salut, certaines “graines de vertu”, reliefs de la grâce primitive d’Adam subsistant après la chute à l’état d’étincelle, le rendant capable d’un premier pas vers la foi. dans ses letres et son poème polémique Les sans-grâce, il leur reprochait de favoriser les anciennes thèses de Pélage s’ils consentaient à atribuer au libre arbitre la moindre part active dans l’acquisition du salut. La mort d’Augustin en 430 fut un réel tournant. Prosper releva le gant – en s’en prenant directement au principal opposant, cassien, et à sa Conférence 13 dans son Contre un conférencier – et concentra tous ses eforts pour obtenir d’ailleurs l’autorité requise contre ces supposés néo- ou cryptopélagiens : seule rome pouvait condamner les Provençaux et reconnaître oiciellement Augustin. Plusieurs échecs du côté des augustiniens, et probablement la mort de cassien, irent que bientôt la crise s’apaisa d’ellemême. Prosper lui-même en vint, avec le temps (dans L’appel de tous les peuples) à tellement tempérer ses positions que la doctrine qu’il init par défendre n’avait plus que peu à voir avec le rigorisme intrépide de ses débuts et se rapprochait presque – sous l’inluence du pape Léon ? – des thèses de cassien qu’il avait combatues. LE REBONDISSEMENT DE LA QUERELLE : FAUSTE DE RIEZ ET FULGENCE DE RUSPE À peine une génération plus tard, un autre théologien, Fauste, se retrouva la cause d’une reviviscence de l’ancienne querelle. issu du monastère de Lérins dont il était devenu l’abbé au moment même de la controverse entre Prosper et cassien, c’est une fois évêque de riez qu’il rédigea vers 474, à la demande des pères conciliaires d’Arles et de Lyon, un traité intitulé La grâce. il y expose une conception de la liberté humaine et de la grâce divine qui évite les deux écueils extrêmes : la superbe pélagienne qui exalte, au mépris du reste, la puissance naturelle de l’homme ; la logique fataliste du dernier Augustin brandissant le spectre de la prédestination. La théologie qu’on discerne dans cete œuvre est en somme, plutôt qu’un compromis, la voie moyenne que Prosper reprochait déjà à cassien dont elle modiie à 145 146 peine, mais aine, les positions : l’homme ne peut être sauvé que par dieu, mais à travers l’exercice de sa volonté, maintenue quoique afaiblie. L’imposante réfutation en sept livres qu’en it Fulgence, grand disciple d’Augustin au début du siècle suivant, est perdue. on ne peut qu’imaginer, notamment d’après son traité La vérité de la prédestination et de la grâce de Dieu, que ses arguments d’opposition furent dans le prolongement des opinions et des procédés de Prosper, soulignés même d’une radicalité supplémentaire. théologique augustinienne, réduite à son essence, mais à l’exclusion notable de toute idée de la prédestination au mal. renouant avec la voie moyenne jadis revendiquée par les moines, le concile parvint avec mesure à faire tenir ensemble et indissociablement grâce et liberté (la nécessité et la suisance de la première n’excluant pas l’intégrité de la seconde). ratiiées deux ans plus tard par le pape Boniface ii, ces décisions assurèrent pour au moins trois siècles une certaine stabilité et un consensus au sujet de la grâce. LE DÉNOUEMENT : CÉSAIRE D’ARLES ET LE CONCILE D’ORANGE DE 529 erratique, le conlit ne trouva sa solution que grâce à l’entremise d’une troisième grande igure théologique, animée – qualité non négligeable – d’un désir de conciliation plus que d’opposition : celle de césaire d’Arles. disciple d’Augustin en même temps qu’enfant de Lérins, il sut metre un terme à un siècle de polémique par sa propre activité théologique dont témoignent quelques opuscules subsistants, mais surtout par sa volonté normative qui lui it convoquer, avec le concile d’orange de juillet 529, la première réunion dogmatique de la Gaule mérovingienne. Les évêques ne irent pas diiculté de se metre d’accord sur les propositions, préparées par césaire et préalablement soumises à rome, qui devaient fournir la base des vingt-cinq canons adoptés. La ligne directrice n’était pas, il s’en faut de beaucoup, la doctrine plus ou moins monolithique forgée par les augustiniens : si de nombreuses formules sont tirées d’Augustin ou de Prosper, elles ne sauraient valoir condamnation des Provençaux. c’est bien plutôt la validation de l’anthropologie POUR EN FINIR AVEC LE “SEMIPÉLAGIANISME” DES PROVENÇAUX ce rapide aperçu montre assez combien la pensée des Provençaux, pour se distinguer de celle d’Augustin, reste très loin des thèses de Pélage qu’elle combat par ailleurs, et envisagerait plutôt le salut comme une dynamique coopérative qui précise les modalités de la synergie des Grecs en associant intimement, dans le respect de la logique causale, l’action de dieu et celle de l’homme. on appréciera donc à sa juste valeur l’étiquete anachronique de “semipélagianisme”, construction du xvie siècle conservée encore souvent par commodité ou par paresse, mais qui n’est rien moins qu’inadéquate et trompeuse. Mais au-delà de cete querelle de termes, c’est de toute une conception partisane, inconsciemment héritée, qu’il convient de se départir pour appréhender plus finement et impartialement une controverse qui, loin de révéler la moindre hérésie, signale bien souvent l’origine de certains points non-augustiniens, voire anti-augustiniens, de la théologie et du dogme des siècles ultérieurs. Jérémy delmulle ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE Pièces du dossier sur la grâce traduites en français Augustin, Aux moines d’Adrumète et de Provence, éd.J. Chené et J. Pintard, Bibliothèque augustinienne, 24, Paris, 1962. [Contient le De gratia et libero arbitrio, le De correptione et gratia, le De praedestinatione sanctorum et le De dono perseuerantiae.] Fauste de Riez, De Gratia Dei et Libero Arbitrio – De la Grâce de Dieu et du Libre Arbitre, éd. H. Mollet – J. Berthon, Digne 1996. Fauste de Riez, De l’Esprit Saint – De Spiritu Sancto, éd. J. Berthon, Digne 1999. Prosper d’Aquitaine, L’appel de tous les peuples, éd. F. Frémont-Verggobi – B. Throo, Les Pères dans la foi, 51, Paris, 1993. F. Vinel, “Une étape vers l’affirmation du salut universel : Prosper d’Aquitaine, Lettre à Rufin sur la grâce et le libre arbitre, introduction et traduction”, Revue d’histoire ecclésiastique, 90, 1995, p. 367-395. Études É. Amann, “Semi-pélagiens”, Dictionnaire de théologie catholique, 14, 2, 1941, col. 1796-1850. J-P. Weiss, “Le « semi-pélagianisme » se réduit-il à une réaction contre Augustin et l’augustinisme de la première génération ?”, Congresso internazionale su S. Agostino nel XVI centenario della conversione (Roma, 15-20 settembre 1986). Atti I, Roma 1987, p. 465-481. M. Zananiri, “La controverse sur la prédestination au Ve siècle : Augustin, Cassien et la tradition”, dans P. Ranson (dir.), Saint Augustin, [Lausanne], [1988], p. 248-261.