DES FAITS
ET DES HOMMES
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LES CONTROVERSES
sur la grâce en Provence
L
a Provence méridionale, haut lieu de
la vie monastique et ascétique à la
in de l’Antiquité, fut pour cete raison, durant la plus grande partie du ve siècle
et un tiers du suivant, le théâtre d’une très
longue querelle doctrinale aux conséquences de taille dans l’histoire de la pensée
occidentale. À Marseille comme à Lérins,
certaines vues sur l’interaction de la grâce
divine et du libre arbitre de l’homme se
irent jour, qui ne coïncidaient pas avec
celles qu’Augustin avait développées
quelque temps plus tôt ain de réfuter et de
faire condamner la pensée de Pélage.
ce débat exposa la doctrine augustinienne, censée imparable et oicialisée par
sa victoire, à des revendications humanistes
tout droit dérivées de la théologie traditionnelle – surtout grecque, teintée de stoïcisme
– et profondément ancrées dans une spiritualité ascétique conçue comme chemin
vers la perfection. il nous est principalement
connu par les écrits augustiniens et pro-augustiniens qu’il suscita, qui ont pour longtemps façonné comme une doxa infrangible.
Mais il subsiste du parti adverse assez de
documents pour autoriser une vision d’ensemble de la controverse et permetre de
mesurer l’impact que celle-ci a pu avoir, tant
sur la vie religieuse et intellectuelle locale
que sur le développement de la foi de l’église
universelle.
LES ORIGINES DE LA CONTROVERSE
le ve siècle : un âge d’or pour la provence, dernier bastion de la romanité
La controverse provençale trouve en réalité
ses origines dans le monastère d’Adrumète
(aujourd’hui Sousse, en tunisie). c’est là
qu’en 425 la lecture inopinée d’une ancienne letre-traité d’Augustin it ressurgir
des interrogations tues depuis des années.
cete Letre 194 à Xyste de 418-419 condensait ses positions sur la grâce, don tout-puissant de dieu, octroyé gratuitement et à la
discrétion du créateur, d’où provient en
l’homme tout bien.
Pour répondre aux doutes émis par les
moines africains, Augustin eut besoin de
composer deux œuvres, La grâce et le libre arbitre et La correction et la grâce (426-427), qui
reconnaissaient son existence et son rôle au
libre arbitre, mais en le subordonnant à la
grâce, nécessaire car seule capable de lui faire
éviter le péché et de lui apporter le salut, par
l’octroi de la foi, conformément cependant
au plan de la prédestination divine. c’est la
découverte de ces deux derniers traités qui,
par ricochet, it naître chez les moines de Provence les mêmes interrogations alarmées.
LA RÉACTION À MARSEILLE :
CASSIEN ET PROSPER
Averti, sans doute dès 427, des mécompréhensions survenues à Marseille et aux alentours, Augustin accéda à la requête de ses
informateurs (et partisans), Prosper et Hilaire, qui l’enjoignaient de réfuter les thèses
des Provençaux. il leur dédia La prédestination des saints et Le don de la persévérance, à
l’origine un ouvrage unique.
Selon Prosper, les moines, admetant le
péché originel et la nécessité de la grâce
pour obtenir le salut, refusaient toutefois
une quelconque restriction déinitive du
nombre d’élus ; ils revendiquaient aussi la
possibilité pour l’homme d’être partiellement l’initiateur de son salut, certaines
“graines de vertu”, reliefs de la grâce primitive
d’Adam subsistant après la chute à l’état
d’étincelle, le rendant capable d’un premier
pas vers la foi. dans ses letres et son poème
polémique Les sans-grâce, il leur reprochait
de favoriser les anciennes thèses de Pélage
s’ils consentaient à atribuer au libre arbitre
la moindre part active dans l’acquisition du
salut.
La mort d’Augustin en 430 fut un réel
tournant. Prosper releva le gant – en s’en
prenant directement au principal opposant,
cassien, et à sa Conférence 13 dans son
Contre un conférencier – et concentra tous ses
eforts pour obtenir d’ailleurs l’autorité requise contre ces supposés néo- ou cryptopélagiens : seule rome pouvait condamner
les Provençaux et reconnaître oiciellement
Augustin.
Plusieurs échecs du côté des augustiniens, et probablement la mort de cassien,
irent que bientôt la crise s’apaisa d’ellemême. Prosper lui-même en vint, avec le
temps (dans L’appel de tous les peuples) à tellement tempérer ses positions que la doctrine
qu’il init par défendre n’avait plus que peu à
voir avec le rigorisme intrépide de ses débuts
et se rapprochait presque – sous l’inluence
du pape Léon ? – des thèses de cassien qu’il
avait combatues.
LE REBONDISSEMENT DE LA QUERELLE :
FAUSTE DE RIEZ ET FULGENCE DE RUSPE
À peine une génération plus tard, un autre
théologien, Fauste, se retrouva la cause
d’une reviviscence de l’ancienne querelle.
issu du monastère de Lérins dont il était devenu l’abbé au moment même de la controverse entre Prosper et cassien, c’est une fois
évêque de riez qu’il rédigea vers 474, à la
demande des pères conciliaires d’Arles et de
Lyon, un traité intitulé La grâce.
il y expose une conception de la liberté
humaine et de la grâce divine qui évite les
deux écueils extrêmes : la superbe pélagienne
qui exalte, au mépris du reste, la puissance
naturelle de l’homme ; la logique fataliste du
dernier Augustin brandissant le spectre de la
prédestination. La théologie qu’on discerne
dans cete œuvre est en somme, plutôt qu’un
compromis, la voie moyenne que Prosper
reprochait déjà à cassien dont elle modiie à
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peine, mais aine, les positions : l’homme ne
peut être sauvé que par dieu, mais à travers
l’exercice de sa volonté, maintenue quoique
afaiblie.
L’imposante réfutation en sept livres
qu’en it Fulgence, grand disciple d’Augustin
au début du siècle suivant, est perdue. on ne
peut qu’imaginer, notamment d’après son
traité La vérité de la prédestination et de la grâce
de Dieu, que ses arguments d’opposition
furent dans le prolongement des opinions et
des procédés de Prosper, soulignés même
d’une radicalité supplémentaire.
théologique augustinienne, réduite à son
essence, mais à l’exclusion notable de toute
idée de la prédestination au mal. renouant
avec la voie moyenne jadis revendiquée par
les moines, le concile parvint avec mesure à
faire tenir ensemble et indissociablement
grâce et liberté (la nécessité et la suisance
de la première n’excluant pas l’intégrité de
la seconde).
ratiiées deux ans plus tard par le pape
Boniface ii, ces décisions assurèrent pour au
moins trois siècles une certaine stabilité et
un consensus au sujet de la grâce.
LE DÉNOUEMENT : CÉSAIRE D’ARLES ET
LE CONCILE D’ORANGE DE 529
erratique, le conlit ne trouva sa solution
que grâce à l’entremise d’une troisième
grande igure théologique, animée – qualité
non négligeable – d’un désir de conciliation
plus que d’opposition : celle de césaire
d’Arles. disciple d’Augustin en même temps
qu’enfant de Lérins, il sut metre un terme à
un siècle de polémique par sa propre activité
théologique dont témoignent quelques
opuscules subsistants, mais surtout par sa
volonté normative qui lui it convoquer,
avec le concile d’orange de juillet 529, la
première réunion dogmatique de la Gaule
mérovingienne.
Les évêques ne irent pas diiculté de se
metre d’accord sur les propositions, préparées par césaire et préalablement soumises à rome, qui devaient fournir la base
des vingt-cinq canons adoptés. La ligne
directrice n’était pas, il s’en faut de beaucoup, la doctrine plus ou moins monolithique forgée par les augustiniens : si de
nombreuses formules sont tirées d’Augustin ou de Prosper, elles ne sauraient valoir
condamnation des Provençaux. c’est bien
plutôt la validation de l’anthropologie
POUR EN FINIR AVEC LE
“SEMIPÉLAGIANISME” DES PROVENÇAUX
ce rapide aperçu montre assez combien la
pensée des Provençaux, pour se distinguer
de celle d’Augustin, reste très loin des thèses
de Pélage qu’elle combat par ailleurs, et envisagerait plutôt le salut comme une dynamique coopérative qui précise les modalités
de la synergie des Grecs en associant intimement, dans le respect de la logique causale,
l’action de dieu et celle de l’homme.
on appréciera donc à sa juste valeur l’étiquete anachronique de “semipélagianisme”,
construction du xvie siècle conservée encore souvent par commodité ou par paresse,
mais qui n’est rien moins qu’inadéquate et
trompeuse. Mais au-delà de cete querelle
de termes, c’est de toute une conception
partisane, inconsciemment héritée, qu’il
convient de se départir pour appréhender
plus finement et impartialement une
controverse qui, loin de révéler la moindre
hérésie, signale bien souvent l’origine de certains points non-augustiniens, voire anti-augustiniens, de la théologie et du dogme des
siècles ultérieurs.
Jérémy delmulle
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE
Pièces du dossier sur la grâce traduites en français
Augustin, Aux moines d’Adrumète et de Provence,
éd.J. Chené et J. Pintard, Bibliothèque
augustinienne, 24, Paris, 1962. [Contient le De
gratia et libero arbitrio, le De correptione et gratia,
le De praedestinatione sanctorum et le De dono
perseuerantiae.]
Fauste de Riez, De Gratia Dei et Libero Arbitrio
– De la Grâce de Dieu et du Libre Arbitre, éd.
H. Mollet – J. Berthon, Digne 1996.
Fauste de Riez, De l’Esprit Saint – De Spiritu Sancto,
éd. J. Berthon, Digne 1999.
Prosper d’Aquitaine, L’appel de tous les peuples,
éd. F. Frémont-Verggobi – B. Throo, Les Pères
dans la foi, 51, Paris, 1993.
F. Vinel, “Une étape vers l’affirmation du salut
universel : Prosper d’Aquitaine, Lettre à Rufin
sur la grâce et le libre arbitre, introduction et
traduction”, Revue d’histoire ecclésiastique, 90,
1995, p. 367-395.
Études
É. Amann, “Semi-pélagiens”, Dictionnaire
de théologie catholique, 14, 2, 1941, col. 1796-1850.
J-P. Weiss, “Le « semi-pélagianisme » se réduit-il
à une réaction contre Augustin et l’augustinisme
de la première génération ?”, Congresso
internazionale su S. Agostino nel XVI centenario
della conversione (Roma, 15-20 settembre 1986).
Atti I, Roma 1987, p. 465-481.
M. Zananiri, “La controverse sur la prédestination
au Ve siècle : Augustin, Cassien et la tradition”,
dans P. Ranson (dir.), Saint Augustin, [Lausanne],
[1988], p. 248-261.