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Les séries, entre culte et culture

Communication au séminaire du CEISME, du 7/12/17.

« Les séries TV, entre culte et culture, l'exemple des Experts ». Intervention au séminaire du CEISME, 7/12/17. Comme le suggère le titre de ma communication, je me propose de réfléchir aux séries télévisées, en articulant plus particulièrement mon propos autour des deux notions de culte et de culture, pour montrer comment ces deux notions s’interpénètrent, se complètent, aboutissent l’une à l’autre. Ce faisant, je m’appuierai notamment sur la série-franchise Les Experts, CSI en version originale. Pour rappel, CSI est une série qui apparaît sur les écrans américains de la chaîne CBS, le 6 octobre 2000, et en France, sur les écrans de TF1, le 25 novembre 2001. Créée par Anthony Zuiker, la série est un procedural, c’est-à-dire un type de fiction épisodique qui s’attache à suivre le quotidien d’un service de police qui est ici, le service de police scientifique du département de Las Vegas. Dès le premier soir, alors que personne, parmi les professionnels de la télévision, ne misait sur un tel pitch, la série affiche un franc succès avec 17 millions de téléspectateurs qui ne cessent ensuite de croître. Face à cela, Leslie Moonves, directeur de CBS, décide de franchiser la série, c’est-à-dire d’exploiter son potentiel commercial en la dérivant d’abord à Miami, en 2002, puis à New-York, en 2004 et, enfin, sur le web, en 2016, avec CSI Cyber ; cette dernière version est cependant plus qu’un vrai projet abouti, une tentative assez vaine de faire perdurer la franchise au moment même où elle est en train de s’éteindre. De 2000 à 2016, c’est donc un véritable règne qu’ont installé les 798 épisodes des Experts, à la télévision, en devenant la série non seulement la plus regardée aux Etats-Unis, mais aussi au monde puisqu’elle a été distribuée dans près de 180 pays, est entrée dans le Guiness des records et a remporté plusieurs années consécutives le prix de la meilleure audience internationale au festival de télévision de Monte-Carlo. A cela, on peut ajouter, hors télévision, un certain nombre de dérivations en comics, novélisations pour enfants et pour adultes, jeux vidéos, jeux de société, jouets, gadgets et expositions-attractions. C’est donc un vrai blockbuster de la fiction télévisuelle ; pour autant, est-ce une série culte de la même manière que l’on peut qualifier ainsi The Sopranos ou Lost ? eh bien, je dirai non et, en même temps, oui et, pour m’en expliquer je vous propose tout de suite d’entrer dans le vif du sujet en visionnant les génériques originaux des deux premières saisons de Las Vegas. Voir https://www.youtube.com/watch?v=00sATP_5MnA (générique original saison 1) Et https://www.youtube.com/watch?v=vFat8VkwWUA (générique saison 2) Entre ces deux premières saisons, on voit - et on entend - deux choses : visuellement, c’est d’abord l’apparition d’un logo qu’on retrouve dans toutes les dérivations et fait de CSI une marque ; auditivement, c’est ensuite l’adoption d’une musique, le morceau Who are You ? des Who qui, là encore, va faire de CSI une marque, puisque toutes les séries dérivées ont un morceau des Who pour générique, mais aussi va nous permettre de mieux comprendre ce qui fait culte dans CSI. Comme l’explique Séverine Barthes, « une série culte est un programme qui n’a pas rencontré le public au moment de sa diffusion télévisée mais dont les fans font vivre l’esprit des années durant après sa disparition Séverine Barthes, « Production et programmation des séries télévisées », in Sarah Sepulchre dir., Décoder les séries télévisées, DeBoeck, 2011, p. 60. ». Et Alain Carrazé confirme qu’il ne faut pas confondre série culte et série à succès. Toutefois, selon lui, si le terme de culte est largement galvaudé et utilisé pour définir n’importe quelle série qui connaît le succès, il faut pour qu’une série devienne culte, qu’elle laisse une trace dans la mémoire des téléspectateurs, « une marque, dit-il, qui peut être soit qualitative, soit nostalgique Alain Carrazé, Les Séries télé, Hachette, 2007, p. 29. ». Il n’y aurait donc pas de critères a priori pour définir le culte, si ce n’est celui, très important voire primordial, du temps et du recul nécessaires à l’appréciation de la trace laissée par la série. Qu’en est-il ? I. Du culte au cultisme, parcours d’une notion à l’ère médiatique de l’industrialisation des biens symboliques 1. CSI n’est pas une série culte Revenons tout d’abord sur le parcours de la notion de culte à l’ère médiatique de l’industrialisation des biens symboliques, qui tendrait à montrer que Les Experts ne sont pas une série culte. Danièle Aubry et Gilles Visy s’attachent à définir le culte comme un phénomène de spectature, incarné le plus souvent dans un fandom. Or, si Les Experts ont bien un public fidèle, comme le montrent les audiences, celui-ci ne saurait cependant constituer un fandom. La première raison, comme le démontrent les chercheurs Matt Hills et Amy Luther Cf. Matt Hills, Amy Luther, « Investigating CSI Télévision Fandom », in Michael Allen dir., Reading CSI, Crime TV under Microscope, IB Tauris, 2007., tient au fait que le public de CSI se caractérise par ses divisions : à un public, il faut en effet préférer des publics qui se distinguent par leurs préférences pour telle ou telle série, voire pour tel ou tel produit de la franchise (jeux vidéo ou comics), voire enfin pour certaines périodes de certaines séries (beaucoup, par exemple, n’ont plus regardé Las Vegas après le départ de Grissom) ; rares sont ceux à apprécier également l’ensemble de la franchise. D’autre part, le fandom se définit aussi et surtout, selon les spécialistes des fan studies Steve Bailey, Nick Couldry, Henry Jenkins…, par une forme de philia, qui serait ici une sériephilie : c’est-à-dire une parfaite connaissance de la production et des codes « textuels » qui les amène à une exégèse et une passion herméneutique. C’est par exemple le cas du fandom de Lost, les Losties, qui en est venu à constituer la Lostpedia. Or, dans leur étude des forums de CSI, Matt Hills et Amy Luther relèvent surtout des goûts et des préférences affectifs, reposant sur des personnages (Grissom) ou des atmosphères (des ethos, selon Souriau) que l’on retrouve manifestées dans les différentes textures des séries comme la connotation sulfureuse rendue à travers le filtre jaune permanent de Miami, ou la connotation triste et tragique donnée par le filtre bleu-cendré, permanent lui aussi, de New York. « Sur ce plan, explique Danièle Aubry, le cultisme pourrait se définir comme une forme d’herméneutique populaire souvent intempestive, iconoclaste, indisciplinée, qui tenterait d’échapper autant aux embrigadements de la culture d’élite que de la culture de masse. Il s’agit donc d’une posture fondamentalement anticonformiste, qui ne s’appuie sur aucune idéologie esthétique et sociale univoque Danièle Aubry, Gilles Visy, Les Œuvres culte : entre transgression et transtextualité, Publibook, 2009, p. 18.. » Le cultisme s’affirme donc comme une forme de transgression. D’où un goût affiché et privilégié pour des œuvres aux formes inédites ou singulières, souvent rejetées (les nanars), comme le Rocky Horror Picture Show, soit des sous-genres comme le gore ou le slasher-film (comme les films de Mario Bava ou de Dario Argento), soit encore des formes éminemment parodiques et elles-mêmes transgressives comme les films de John Waters (Polyester). Comme on le voit dans ces exemples, le fandom culte se constitue autour d’un « certain modèle d'esthétisme. C'est une manière de voir le monde comme un phénomène esthétique […] dont l'idéal ne sera pas la beauté mais un certain degré d'artifice, de stylisation Susan Sontag, « Notes on Camp », in L’Œuvre parle, Christian Bourgois, 2010, p. 309. » ; c’est ainsi que Susan Sontag définit l’esthétique camp, volontiers associée, par les spécialistes, avec le kitsch et le trash, aux phénomènes de cultisme. Or, bien que ce ne soient pas précisément les codes qu’on s’attend à trouver dans une série policière de prime-time d’une grande chaîne (CBS) visant un grand public, c’est justement pourtant ce qui caractérise CSI et est un facteur de son succès, et en fait une série culte… comme les autres. 2. CSI, une série culte comme les autres Pour comprendre ce que j’entends par là, je vous propose un petit détour historique. La décennie qui précède la diffusion de CSI, les années 90, est une période de bouleversement du paysage médiatique : à la démultiplication des chaînes, notamment sur le câble, (croissante depuis les années 70), l’essor d’Internet (et d’autres dispositifs comme la téléphonie mobile ou la VOD), ces années-là, aboutit à une démultiplication des supports et des plates-formes d’information, de communication et de divertissement. A l’ère du broadcasting, c’est-à-dire d’une programmation-diffusion dominée par 3 grands networks jusque dans les années 70-80, qui se partagent un public acquis et perçu largement comme une masse, s’est substituée l’ère du narrowcasting, c’est-à-dire d’une fragmentation croissante du public désormais constitué de niches auxquelles s’offre un hyper-choix de dispositifs et de contenus. On pourrait croire que ces changements amorcent la « fin de la télévision Cf. Jean-Louis Missika, « La fin de la télévision, Seuil, La République des idées, 2006. » mais ce n’est alors pas tout à fait ce qui se passe. En 1996, un décret, le Telecommunications Act, propose une nouvelle réglementation des communications, visant justement à prendre acte de ces mutations. Pour l’essentiel, il s’agit d’une loi de dérégulation, supprimant toutes les lois (anti-trust) qui, notamment à la télévision, empêchaient les chaînes de se constituer en monopoles de la diffusion, de la production et de la distribution. L’effet de cette loi est immédiat : « le lendemain de cette annonce », écrivent les auteurs de Prime-Time Television, A concise History Barbara Moore, Ron Bensman, Jim van Dyke, p. 250., les grands groupes comme Disney ou Westinghouse, acquièrent aussitôt des chaînes de télévision comme ABC ou CBS car « avec la disparition des règles, ils pouvaient maintenant posséder toute la programmation de leurs chaînes, produire des séries avec leurs studios et gagner des centaines de millions de dollars avec la syndication. Une chaîne de télévision devint soudain beaucoup plus qu’un simple atout ». Ce phénomènes de fusions est ce que l’on appelle la concentration verticale en grands conglomérats. Le premier effet de ce bouleversement technique et économique porte sur les contenus et les stratégies, ce dont les Sopranos d’HBO, en 1999, constituent un modèle et une matrice. Ce que montre cette série, c’est la capacité que représente la série de fiction à, d’une part, fédérer un public assez important et, d’autre part, instituer sa chaîne en acteur majeur du paysage médiatique. C’est, en effet, à partir des Sopranos, que le grand public connaît HBO (alors que la chaîne date de 1972) qui devient alors synonyme de la Quality TV dont elle ouvre le troisième âge d’or des séries (puisqu’il y a déjà eu deux âges de la quality, dans les années 50 et 80 Cf. Robert J. Thompson, Television’s Second golden Age, Continuum, 1996.). Dans le contexte économique évoqué précédemment, la série devient donc une véritable promesse, pour les spectateurs certes, mais aussi pour les chaînes, ou d’autres acteurs comme par exemple Netflix, qui est devenu un acteur médiatique essentiel en proposant une création sérielle originale (avec House of Cards) et continue à faire parler de lui par ses séries. Quel rapport avec le culte et avec CSI ? Jusque là, on a vu que le cultisme était avant tout un phénomène de réception et de spectature pouvant se définir comme une réaction assez marginale contre l’homogénéité culturelle pratiquée aussi bien, d’un côté, par les tenants de la culture savante élitiste que, de l’autre par la standardisation de la culture populaire, opérée par les médias dits de masse. C’est entre ces deux pôles que le cultisme se développe, dont « l’émergence, nous dit Danièle Aubry, est de ce fait inséparable de l’industrialisation de la culture Danièle Aubry, Gilles Visy, op. cit., p. 17. » amorcée au XIXe et qui a connu un essor sans précédent au XXe (avec l’apparition de nouveaux médias - radio, cinéma, tv). C’est ce qui nous amène assez naturellement au XXIe siècle et au contexte évoqué précédemment. Comme on l’a vu, ce contexte se signale par une fragmentation du public qui devient un ensemble hétérogène de publics (au pluriel) se définissant par des intérêts esthétiques ou identitaires particuliers qui les amènent à s’engager d’une manière intense pour le programme qui leur correspond. Or, c’est aussi ce qui définit un fandom culte. À partir de là, il s’opère un retournement (une récupération) amenant le culte à passer d’un phénomène de réception (relativement singulier ou isolé) à une stratégie de création. Dans un des nombreux ouvrages consacrés à la télé culte, les auteurs s’attachent à montrer comment culte et qualité partagent un même parcours et une même rhétorique, devenant, de ce fait une composante intégrée de la promotion et de la création des séries, allant jusqu’à parler d’un cult mainstream Cf. Stacey Abott dir. Cult TV, IB Tauris, 2010.. C’est dans ce sens que CSI est une série culte dont je vous propose maintenant d’identifier les principaux codes. II. Un mode énergétique de fictionnalisation 1. L’esthétisation de la police scientifique Comme on le voit avec les deux génériques diffusés précédemment, le succès amène la série à évoluer, en adoptant ou en renforçant certains codes. La transformation la plus visible est celle d’une esthétisation de la fiction dont une exemplification apparaît dans cette séquence d’autopsie de l’épisode 10 de la saison 3 de New York, intitulé « Sweet Sixteen ». Beaucoup de choses apparaissent dans cette courte séquence. Visuellement, tout d’abord, vous aurez sans doute été sensibles à l’aspect gore de la scène, au sujet duquel on peut faire plusieurs remarques. Si le gore peut s’expliquer ici par le sujet de la scène, qui est une autopsie, il est en fait peu présent dans la première saison et s’est systématisé à partir des 2è/3èmes saisons et généralisé à d’autres moments comme la découverte du cadavre ou l’inspection de la scène de crime. Les principaux motifs du gore - les viscères, le sang, la pourriture - ne manquent pas et se justifieraient, selon Anthony Zuiker, par un souci « médico-légal » de montrer la réalité des choses. En fait, le gore est ici davantage un procédé de cultisation et de mythification. On peut, en effet, lui appliquer le processus de translation d’un signe à l’autre décrit par Roland Barthes, dans le mythe moderne, et selon lequel « le sens perd sa valeur mais garde la vie dont la forme du mythe va se nourrir, comme une richesse soumise Roland Barthes, Mythologies, 1957, Seuil, 1970, p. 203. » : la récupération d’un genre culte, kitsch et trash, comme l’est le (cinéma) gore, est celle de son caractère transgressif, qui amène la série à faire parler d’elle - et donc à la promouvoir - puisque c’est devenu un topos stylistique de la franchise amenant certaines associations de téléspectateurs mais aussi certains universitaires, comme Karen Lury, à évoquer une série « plus pornographique que scientifique Karen Lury, Interpreting television, Hodder Arnold, 2005, p. 56. ». Le plan gore n’apparaît pas pour lui-même (ce qui est le cas dans le cinéma gore où tout le film est organisé pour son apparition qui est une épiphanie) ; il est ici un motif de captation, haut en couleurs, certes, mais dont la transgression est tout de suite désamorcée par sa médiatisation via un appareillage (et un langage) scientifique épuré, transparent et technique sans parler de son association au récit policier. Visuellement toujours, on a aussi un bon exemple du style très saccadé et saturé d’effets du filmage, qu’on trouve dans l’ensemble des séries, quelle que soit la scène, et donne un mouvement permanent à l’image. On voit aussi un rapide CSI-Shot, gros plan montrant la microscopie, le détail ou l’intérieur, invisible à l’œil nu. De même, on aperçoit un flash, reconstituant ce qui s’est passé. Là encore, ces CSI-Shots et ces flashes ont fait la marque stylistique de la franchise. Ca peut sembler simplement formel et secondaire mais, en réalité, l’ensemble de ces effets est ce qui fait la promesse de CSI, qui est une promesse de visibilité et d’accès au monde par la science qui est ici surtout un ensemble de techniques, j’y reviendrai. Ensuite, vous avez dû entendre, entre cette séquence et les scènes qui l’encadrent, l’énergétisation apportée par la musique qui est ici un remix techno. L’adoption d’une musique extérieure, c’est-à-dire non conçue pour la série, à travers les morceaux des Who pris pour génériques, est un procédé plus global de la franchise, qu’on appelle synchronisation dans le jargon de l’industrie du disque. C’est là encore un principe qui se systématise progressivement à partir de la 2ème saison, aboutissant à une moyenne comprise entre deux à trois morceaux par épisodes. Empruntés autant à la scène la plus contemporaine, de Radiohead à Linkin Park en passant par Snoop Dog (pour ne citer que les plus connus), qu’à la variété (Sinatra, musique cubaine) ou au classique (Verdi), la plupart de ces morceaux peuvent être considérés comme des tubes : c’est-à-dire qu’ils remplissent une fonction de ce que Peter Szendy appelle une « inthymnité », « qui nous ressemble (intime) et nous rassemble (hymne) Peter Szendy, Tubes : la philosophie dans le juke-box, Editions de minuit, 2008. ». On a donc là encore des procédés de captation et aussi de cultisation, selon le processus de mythification identifié avec le gore. Ces morceaux visent à créer une relation avec la fiction dont la teneur affective repose non pas sur la relation avec la fiction mais sur celle avec le morceau, sa reconnaissance et son rythme. Ces tubes donnent, en effet, à la fiction des allures de clip, en font un spectacle. On peut ainsi reprendre les distinctions que fait Roger Odin entre les différents modes sur lesquels se construisent les espaces de communication pour constater qu’ici, au mode fictionnalisant qui est celui de la série télévisuelle, se superpose, voire se substitue, un mode énergétique dont la caractéristique est, d’une part, de bloquer la production discursive au profit de variations rythmiques et d’intensité et, d’autre part, au niveau affectif, de créer une « relation fondée sur des effets plus que sur des affects Roger Odin, Les Espaces de communication, PUG, 2011, p. 53. ». On a un autre exemple, dans cet extrait de l’épisode 2 de la saison 11 de Vegas, « Pool Shark Morceau de Cee lo Green, « Forget You ». ». Sans s’étendre sur la forte concentration d’intérêts entre l’industrie du disque et celle du divertissement que représentent ces synchronisations, ces morceaux font, comme le visuel, la promesse, là encore, de CSI puisqu’ils dotent la procédure scientifique d’une énergie et d’un « imaginaire fondé sur une réduction du monde au désir François Jost, Gérard Leblanc, La Télévision française au jour le jour, Anthropos/INA, 1994, p. 98. », tel que François Jost et Gérard Leblanc qualifient le clip. Ainsi médiatisée, la science se fait pop, en ce qu’elle pétille (pops up) et s’inscrit plus généralement dans la pop culture au panthéon de laquelle, elle fait entrer la série. À cet égard, la série est rapidement devenue un podium pour les stars de la scène pop contemporaine, qui y trouvent un vecteur de publicité, comme Madonna, Justin Bieber, ou encore Faye Dunaway ou encore Quentin Tarantino qui a réalisé le double épisode final de la saison 5, « Grave Danger ». Enfin, un dernier élément culte est celui de la transtextualité qui fait partie, pour Danièle Aubry et Gilles Visy, de la caractéristique principale, avec la transgression, des œuvres cultes. Comme on l’a vu précédemment, le fandom culte se définit en effet par une pratique intense d’exégèse. Ce type de pratiques est devenu un jeu systématique dans les séries contemporaines, qu’on retrouve aussi dans CSI, comme, par exemple, dans l’épisode 8 de la saison 11. Intitulé « Fracked », l’épisode a pour titre un juron bien connu de l’univers de la série Battlestar Galactica ; cette allusion se poursuit dans l’introduction d’un personnage de détective jouée par l’actrice Katee Sackhoff, actrice du fameux Starbuck de Battlestar Galactica en 2003 ; elle échange quelques mots avec Langston, lui demandant s’il connaît le « fracking », qui est la pratique sur laquelle ils enquêtent, ce à quoi il répond que ça ressemble plutôt à un juron de science-fiction. Il suffit de regarder la liste des titres des épisodes pour voir que la citation est permanente dans CSI. Musicale, cinématographique, discursive, elle opère depuis l’allusion la plus brève, comme ici, à la reprise, comme par exemple dans l’épisode « Rashomama » qui reprend le principe narratif du film Rashômon de Kurosawa, qui raconte un crime selon différents points de vues. Mais, comme on le voit avec l’exemple de Battlestar Galactica, la citation a là encore pour objet de « pop up », de faire pétiller la fiction mais ne s’inscrit pas véritablement dans un processus transtextuel (ou intertextuel), qui impliquerait une relation du texte cité (hypotexte) au texte citant (hypertexte), pouvant être de commentaire, d’hommage, de détournement, etc. Il s’agit plutôt d’une intertextualité invisible en ce qu’elle opère sans nécessité de connaître l’hypotexte, et n’agit donc que pour celui qui la reconnaît sans exclure celui qui ne la reconnaît pas. La citation fonctionne donc ici plutôt comme un clin d’œil au téléspectateur, créant ainsi une complicité, tout en suggérant la possibilité d’un autre niveau interprétatif, dotant alors la fiction d’une profondeur herméneutique possible. Il faut ainsi et aussi comprendre cette rhétorique dans le contexte d’Internet, qui permet et favorise les pratiques exégétiques de même que les échanges et les communautés. Enfin, à ce contexte technique s’ajoute, par ailleurs, plus généralement, le fait que le cultisme, en tant que philia et phénomène de réception, est devenu en lui-même un objet étudié par la communauté scientifique, reconnu et accepté dans la société. On peut donc voir comment le culte est passé d’un phénomène marginal à une célébration plus générale : « il n’y a pas d’œuvres cultes, écrit ainsi Philippe Le Guern, juste le culte des œuvres. Passé dans le langage quotidien, le culte s’est étendu et renvoie à une sorte de fonds culturel commun Philippe Le Guern, Les Cultes médiatiques, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 14. ». Plus précisément, on peut constater, dans CSI, que ce culte des œuvres porte presqu’exclusivement sur des œuvres issues de la sphère médiatique, cinéma, chanson, télévision, et même jeu vidéo (comme l’épisode 5 de la saison 4 de New York qui se déroule dans l’univers de Second Life). Mais c’est ce même constat que fait François Jost, à propos de Breaking Bad et de Dexter qui « comme la plupart des séries américaines, s’adressent à un consommateur de médias François Jost, Les Nouveaux méchants, Bayard Culture, 2015, p. 260. ». Cette généralisation du culte s’inscrit donc plus généralement dans l’avènement et la reconnaissance d’une culture médiatique, devenue elle-même, si on prend le cas des séries télévisées, culte. C’est pourquoi, à l’esthétique camp, définie comme emblématique du culte par Susan Sontag, à partir de phénomènes de réception marginaux et souterrains, je définirai cette généralisation et cette rhétorique comme une esthétique du gimmick. Terme apparu au début du XXe siècle, dans la langue américaine, l’origine du gimmick est attribuée au monde de la prestidigitation. C’est un « truc » conçu pour attirer le public, capter et focaliser son attention, la maintenir en prise. C’est par exemple le chapeau sous lequel est caché le lapin, sur lequel toute l’attention est portée, au détriment d’une attention aux autres gestes ou procédés grâce auxquels le tour aboutit. Fondamentalement, c’est donc une illusion, au sens littéral et étymologique, d’une entrée dans le jeu, à partir de sa structure de manifestation qui la signale et l’estampille. Il ne s’agit cependant pas de prendre cette manifestation comme dénuée d’une profondeur, dont elle est précisément la manifestation. C’est ainsi qu’on retrouve le terme gimmick dans l’argot du jazz, pour désigner une cellule musicale, que la musicologie définit comme « le plus petit élément mélodique ou rythmique qui peut apparaître d’une manière isolée ou comme la partie d’un tout plus étendu Marc Honegger, Science de la musique,Bordas, 1976, p. 108.. » Une cellule, ce sont, par exemple, pour prendre un exemple hors du jazz mais universellement connu, les quatre notes du début de la cinquième symphonie de Beethoven (« pom-pom-pom-pom »). Ces quatre notes, non seulement, génèrent et unifient les différents thèmes développés dans la symphonie mais font en plus signe Cf. Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil, 1978, p. 121 : « quelque chose qui tient lieu pour quelqu’un de quelque chose sous quelque rapport ou à quelque titre ». de cette symphonie, l’inscrivent par là dans la mémoire individuelle et collective. À partir de la manifestation du gimmick, on voit donc combien celui-ci exprime une structure plus profonde, ce qui m’amène donc à voir comment la rhétorique du culte dans CSI aboutit à produire un culte et lequel, (à faire culture). 2. Une science ludique On a pu voir dans les deux dernières séquences que les différents éléments audiovisuels comme les CSI-Shots ou la synchronisation avec une musique préexistante, s’ils tendent à définir l’esthétique générale de la série et de la franchise, apparaissent cependant à des moments spécifiques et stratégiques : dans les séquences d’ouverture pré-génériques où ils fonctionnent comme une accroche, un boniment, une captatio beneloventiae mais surtout, on les trouve dans les séquences d’expertise : autopsie, analyse et aussi, plus ponctuellement, inspection de la scène de crime, comme dans cet extrait de l’épisode 1 de la saison 3 de Vegas, « Revenge is best served cold Musique de DJ Shadow, « Giving up the Ghost ». ». Comme on l’a dit précédemment, cette rhétorique participe à construire la véritable promesse de CSI, dont le cœur se situe dans la police scientifique. La police scientifique fait ses premiers pas, en France, sous l’impulsion d’Alphonse Bertillon qui, en 1882, crée un système d’identification des criminels fondé sur l’anthropométrie, à laquelle se joint plus tard le relevé d’empreintes digitales. Peu de temps après, en 1910 et toujours en France, Edmond Locard crée le premier laboratoire de criminalistique visant à réunir l’ensemble des connaissances dans un projet commun de créer une science des crimes, la criminalistique. Les Experts n’ont donc pas inventé la police scientifique ; en revanche, ils lui ont donné une publicité inédite. Comme on le voit dans cet extrait, et dans les précédents, la musique comme les effets visuels dotent la science d’une puissance de visibilité, d’accès et de résolution. Médiatisée par des séquences types, elle apparaît, comme le plan sanglant dans le cinéma gore, comme une véritable épiphanie. Tout, dans le récit, converge à produire ces séquences, de même qu’inversement ces séquences structurent le récit. On le voit, par exemple dans ce séquencier de l’épisode 11 de la saison 3 de Vegas, au titre évocateur de « Recipe for Murder ». On voit les deux enquêtes menées parallèlement dans l’épisode et j’ai surligné les moments d’expertise dont on voit comment ils ponctuent l’épisode, avec une intensification finale. Ce sont ces moments qui forment le schéma narratif de chaque enquête dans chaque épisode, suivant la logique de l’enquête (et non de la quête) Scène de crime/autopsie/analyse/interrogatoire qui est ici un protocole et une procédure. Il en résulte une forme simple de récit. Une forme simple ce n’est pas une forme simpliste comme la répétitivité et la reproduction du même à l’œuvre dans la forme épisodique de la franchise pourrait le suggérer. Par forme simple, il s’agit plutôt de comprendre le récit comme une forme première de représentation, en-deçà d’une visée artistique. Le récit devient un système, un protocole, qui agit alors comme la règle d’un jeu qu’il s’agit de mémoriser pour la maîtriser. À partir de là, on voit bien comment, médiatisée, la science, outre qu’elle apparaît désirable par son esthétisation, est rendue accessible, appropriable, par cette forme de récit. Et cela est d’autant vrai qu’à la science s’est substitué en réalité un ensemble de techniques : on l’a vu, dans les séquences diffusées, à travers le bécher, le microscope, la machine à analyser l’ADN ou la brosse. Là encore, ça peut paraître de l’ordre de la panoplie de gadgets mais c’est en fait dans cette permutation entre science et technique que la police scientifique devient une promesse, un culte, dont il s’agit maintenant de voir en quoi il peut faire ou fait culture. III. Du culte à la culture Dans son ouvrage sur les séries télévisées, paru en 2000, Stéphane Benassi déplorait la tendance croissante « vers un culte davantage que vers une culture télévisuelle Stéphane Benassi, Séries et feuilletons TV, Editions du CEFAL, 2000, p. p. 14. », s’exprimant dans une forme de « fanatisme » envers les fictions sérielles. Le culte comme on vient de le voir est, en effet, devenu un phénomène général dont la généralisation peut aussi s’expliquer - en partie - par la stratégie de communication dont il est l’objet dorénavant. Une série (notamment américaine) se conçoit difficilement aujourd’hui sans une pensée de la manière dont elle peut capter son public, le plus intensément possible, par tous les moyens (style, récit, thème, personnage, etc.). C’est ce qui apparaît quand on lit les bibles de séries ou encore les manuels d’écriture pour scénaristes et showrunners ; dans l’un des ouvrages sur la tv culte, évoqué précédemment, Jane Espenson (scénariste très connue) propose même une recette pour qu’une série soit reconnue de qualité et fasse culte Stacey Abott dir., op. cit.. Le culte est donc une stratégie de communication mais est-ce pour autant de la culture ? Pour comprendre la distinction que l’on peut faire entre les deux, je reprendrai celle, faite par Régis Debray, entre communication et transmission (culturelle). Si la communication est une condition nécessaire à la transmission, elle n’est pas suffisante ; les deux procèdent d’une temporalité distincte : la communication est éphémère, a un horizon psycho-social, alors que la transmission, « a un horizon historique et a trait à la dynamique de la mémoire collective Régis Debray, Introduction à la médiologie, 2000, p. 3. ». Toutefois, dans un ouvrage consacré justement aux rapports qu’entretiennent culture et communication, Jean Caune explique que cette dualité est en réalité plus complexe et n’explique pas « le rapport d'inclusion réciproque qui fait qu'un phénomène de culture fonctionne aussi comme processus de communication, et qu'un mode de communication soit également une manifestation de la culture Jean Caune, Culture et communication, PUG, 2006, p. 18. ». L’analyse de ces deux processus, postule-t-il, « pose la question des rapports entre individu et société », ces deux phénomènes participant à la « construction de la réalité sociale et du monde vécu ». De ce point de vue, que montre l’exemple des Experts ? En introduction, j’ai utilisé le terme de « règne » pour qualifier les seize années de diffusion de la franchise. En réalité, s’il y a règne, c’est, au-delà du nombre d’années de diffusion, dans la manière dont la franchise a fait modèle et est devenu un phénomène social. 1. Un modèle universel Durant ses années de diffusion, la série-franchise n’a pas seulement été distribuée avec succès dans plus d’une centaine de pays, elle a aussi été un modèle d’invention et de création. On peut ainsi compter, sans que cette liste soit exhaustive, au moins huit imitations, en Espagne, Chine, Russie, Allemagne, Turquie, Italie, au Japon et en France RIS Police scientifique (TF1, 2006-2014) ; RIS Delitti imperfetti (Canale 5, 2005-2009) ; Post-Mortem (RTL, 2007-2008) ; RIS Científica (Telecinco, 2007) ; ホワイトラボ (Howaito Rabo, TBS, 2014) ; Kanit (Kanal D, 2010-2013) ; След (Sled, Pierviy Kanal, 2007-2011) ; 法医秦明 (Fa Yi Qin Ming, Sohu, 2016)., connaissant un succès non comparable avec celui de CSI mais néanmoins honorable. Il s’agit d’imitations, c’est-à-dire que ce ne sont pas des adaptations contractuelles de la franchise américaine mais bien des créations locales prenant la série américaine pour modèle. On peut donc mesurer, dans ce phénomène d’imitation, l’empire et l’emprise exercés par cette forme, sur le plan synchronique. Cela se confirme si l’on adopte un point de vue diachronique et que l’on considère l’importance prise, d’une part, par le personnage d’expert dans la fiction, et, d’autre part, par celle de la procédure scientifique. Dès 2001, plusieurs séries comme Preuve à l’appui, Bones ou Numb3rs, sans oublier Dexter, ont pour héros un expert, légiste, anthropologue, mathématicien, liste que l’on peut étendre à ces formes d’expertise plus comportementales ou moins conventionnelles que sont celles du Mentalist, de Castle ou des personnages des séries NCIS ou d’Esprits criminels. De même, la criminalistique, telle que pratiquée dans Les Experts, est-elle au cœur de fictions, de Life on Mars à une série aussi inattendue (puisqu’elle se passe dans le XVIIIe français) que Nicolas Le Floch, sans parler de Dr House qui reprend le principe des CSI-Shots. Il semble donc que CSI puisse être considéré comme un moment historique, par rapport auquel il y aurait eu un avant et un après. D’autre part, cet ascendant ne s’exerce pas seulement sur la fiction télévisuelle : en 2005, un article paraît sur Wikipedia, instituant le CSI-Effect, comme « un phénomène de popularité de certains shows comme CSI qui poussent les spectateurs, victimes et membres de jurys à vouloir plus de preuves scientifiques et un nombre croissant d’étudiants à s’engager dans des programmes de criminalistique ». J’ai moi-même eu des élèves notamment de seconde ayant fait part très tôt (dès 2002), de leur souhait de devenir des légistes ou des « experts ». C’est même ce qui fait que je suis aujourd’hui devant vous puisqu’à partir de là j’ai voulu questionner la possibilité ou non d’un lien entre la série et ces vœux d’orientation. Alors, qu’en est-il ? Le désir d’expertise, d’être un expert ou le succès des séries d’expertise peut assurément se comprendre par le culte construit par la série autour de la police scientifique, tel qu’évoqué précédemment. Mais ce culte serait éphémère s’il ne s’inscrivait pas, par ailleurs, dans un imaginaire technique en passe de devenir, ou étant déjà, une épistémè contemporaine. Rappelons la définition de l’épistémè donnée par Michel Foucault : ce sont « les codes fondamentaux d’une culture - ceux qui régissent son langage, ses schémas perceptifs, ses échanges, ses valeurs, la hiérarchie de ses pratiques Michel Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 11. ». Or, ce sont précisément ces codes et ces schémas qui donnent à la science, dans CSI, la dimension d’une promesse, au-delà du plaisir audiovisuel, d’une promesse presque civilisationnelle (culturelle) d’un nouvel ordre du monde ou du moins d’une nouvelle connaissance du monde. J’en prends pour signe l’intégration et la place donnée aux innovations technologiques (d’Internet aux applis, en passant par le software) qui viennent permettre l’identification de preuves et surtout la place donnée aux écrans, comme on peut le voir dans ces deux plans pris, au hasard, dans Miami et New York. On peut évidemment rire de cette débauche et de ce « culte » mais si ce culte fait culture, c’est parce que l’écran n’est pas juste ici un décor comme ces plans isolés et décontextualisés pourraient le suggérer, mais s’inscrit véritablement dans une épistémè contemporaine qui est une culture de l’écran Cf. Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, « de la télévision à l culture de l’écran », Le Débat, n°52, 1988. au sens où celui-ci ne se contente plus de projeter ou passer des images mais régit les activités, les relations, les schémas perceptifs et cognitifs. C’est l’écran qui permet de voir, de savoir, de comprendre et de résoudre. À partir de ces éléments, que je vous ai présentés en fait de manière assez condensée, on peut donc voir comme le culte fait culture, en participant, comme le dit Jean Caune à la « construction de la réalité sociale et du monde vécu ». Or, c’est précisément cette capacité qu’ont les séries à s’inscrire de manière aigüe dans l’actualité, qu’elle soit technique, sociale, et à lui donner forme, qui fait culte dans les séries et amène ces dernières à faire culture. Mais c’est aussi précisément là qu’il s’agit d’être vigilant et d’identifier ce qui fonde cette culture, son idéologie. Car, si je n’ai pas développé ce point parce que ce n’était pas tout à fait l’objet ni n’en ai véritablement le temps maintenant, il y a dans CSI, un soubassement idéologique profond régissant le sens, qui est issu du puritanisme américain : la « science » serait une vérité absolue, à la loi de laquelle il faut se soumettre entièrement afin d’être sauvé du mal constitutif de l’humanité. Cela confirmerait, comme le postule James Carey, que la communication agisse pour la culture comme la « construction et le maintien d’un ordre signifiant en projetant les idéaux de la communauté sous des formes symboliques In Jean Caune, op. cit., p. 46. ». Or, c’est vrai de toute œuvre et particulièrement des séries, dont l’empire est décuplé par leur dimension industrielle et massive. Mais c’est pourquoi, s’il est plaisant et satisfaisant ponctuellement de céder au culte des séries, il s’agit aussi de ne pas se laisser éblouir par ce culte, et d’œuvrer à une culture sérielle qui puisse identifier les effets symboliques, idéologiques et culturels produits par les séries, leurs enjeux de pouvoir. 20 PAGE 6