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Le Stay-Behind (Gladio) en Italie Une histoire militaire à relire après presque trente ans de scandale politique et médiatique Maria Gabriella Pasqualini Cette brève étude sur le Stay Behind italien, au nom de code Gladio, se limitera à l’histoire de son origine et de sa disparition, aux principes institutionnels tels que le rapportent les documents officiels : un itinéraire historiquement contextualisé, mais compliqué. Gladio suscita de nombreuses enquêtes judiciaires et autant de polémiques politiques ou médiatiques. Compte tenu des limites induites par cet essai, je serai contrainte d’omettre certains renseignements latéraux pour mieux comprendre comment la structure Stay Behind a été mal perçue politiquement en Italie. Elle a marqué plus d’une décennie de l’histoire italienne entre 1990 et 2001. De nombreux membres des services de renseignements italiens furent mis en examen, puis acquittés en 2001 : parmi d’autres furent l’amiral Fulvio Martini, directeur du Servizio Informazioni e Sicurezza Militare (SISMI) de 1984 à 1991, et le général Paolo Inzerilli, chef d’État-major entre 1989 et 1991, après avoir commandé Gladio de 1974 à 1986. Cette recherche se fonde sur les actes parlementaires, sur les rapports de la Commissione Parlamentare d’inchiesta sul terrorismo in Italia e sulle cause della mancata individuazione dei responsabili delle Stragi (Commission parlementaire d’enquête sur le terrorisme en Italie et sur les causes de l’échec de l’identification des responsables des massacres, ci-après « Commission Stragi ») Instituée par la loi L.172/1988. Notons que « Stragi » se traduit par « massacres », mais désigne en l’occurrence des faits de violences que l’on désignerait généralement en français par « attentats »., qui ont publié des documents relatifs à l’affaire, et sur les rapports du Comitato parlamentare per i Servizi di Informazione e Sicurezza e per il Segreto di Stato (Comité parlementaire pour les Services de renseignement et sûreté et pour le secret d’État, ou « Comité Parlementaire ») sur l’opération Gladio, comprenant les interviews des principaux représentants du commandement de la structure et des hommes politiques. Une autre source intéressante est constituée par les papiers inédits au sujet des attentats, du Dipartimento Informazione Sicurezza italiano (DIS) de la Présidence du Conseil des Ministres, récemment rendus accessibles et qui contiennent aussi des documents concernant Gladio. Il ne sera pas question dans cette étude des événements du Plan Solo et des attentats (qui ont ensanglanté l’Italie pendant plus d’une décennie), dont on imputa la responsabilité à la structure Gladio, voire à quelque personnel félon des services de renseignement. La bibliographie consacrée à ce sujet est riche, et consultable en ligne à partir du mot-clé « Gladio ». Le « scandale » de l’opération Gladio occupa des pages et des pages de journaux d’orientations politiques différentes. Il favorisa la publication de nombre de volumes, dont quelques-uns se réfèrent aux documents disponibles, et ce au bénéfice du grand public Cf. Sergio Flamigni, Dossier Gladio, Milan, Kaos Edizioni, 2012.  ; d’autres, plus nombreux, préférèrent adopter une orientation politique, quand ils ne visaient tout simplement pas à provoquer le scandale, pour des motifs pas toujours évidents ou transparents. Je crois que l’histoire du Stay Behind en Italie est encore à revoir et à étudier à la lumière des documents et des déclarations officielles, avec sens historique des plus acérés. Il faut bien comprendre que cette structure visait à défendre le territoire national contre une invasion soviétique, tout en sachant que, en réalité, la structure visait à être aussi un obstacle à l’expansion de l’influence d’un Parti politique italien du spectre constitutionnel, c’est à dire le Parti Communiste Italien, légitimement constitué et absolument pas secret. Le panorama politique et administratif de la République italienne a changé au cours de ces dernières quarante années, tout comme les perspectives permettant d’évaluer la légalité ou l’illégalité de cette structure. Celles-ci ont en effet été tributaire des importants changements de lois régulant les services de renseignements et de l’orientation politique des gouvernements, désormais axés sur le compromis historique de la droite avec la gauche, ou même constitués en gouvernements de gauche. Contexte historique général Pour introduire l’histoire de Gladio en Italie, quelques références historiques synthétiques mais importantes sont nécessaires, tant pour clarifier les déclarations d’hommes politique, sur les raisons de la création d’un Stay Behind en Italie, que pour expliquer les contingences historiques et-géopolitiques à la base de sa mise en œuvre sur tout le continent européen. Dans les archives de l’Office of Strategic Services (OSS) à Washington, il existe un document intéressant qui concerne la mise en place du renseignement américain en Europe à la veille de l’entrée en guerre des États-Unis. Dès août 1941, fut élaboré un Project of the Organization of an American Intelligence Service in Continental Europe, the North African Colonies and the Near East National Archives and Records Administration (NARA), College Park, Washington, RG 226, Entry 190.. Bien évidemment dirigé contre le nazisme et le fascisme, mais aussi en partie contre l’URSS (alors alliée), il tendait à organiser préalablement en Europe un réseau de renseignement, dirigé par les États-Unis, contre les puissances de l’Axe, mais prenant aussi en compte l’augmentation de la puissance des partis communistes, opposés à ces régimes totalitaires avec l’aide des réseaux de renseignement de Moscou. Selon ce projet, il fallait organiser un réseau américain bien contrôlé et un secteur dédié aux activités de sabotage, indépendant et non lié à l’organisation de recueil du renseignement. En outre, chaque État européen devait disposer d’un réseau distinct, correspondant aux caractéristiques propres de chaque territoire et de chaque population, en recrutant des agents aussi bien parmi les travailleurs, l’aristocratie ou le clergé, et pas seulement les militaires actifs dans des groupes d’opposition. L’esprit de ce projet d’août 1941 était différent évidemment dans ses buts mais quelques principes inspirateurs furent les mêmes que celui qui présida, quelques années après la fin du conflit, à préparer un réseau semblable, avec un autre but déclaré quoiqu’en partie semblable à celui de 1941 : combattre la progression du communisme en Europe. De 1943 à 1945, opérèrent après la chute de Mussolini (25 juillet 1943) et la capitulation de l’armée italienne (8 septembre 1943): - le Spécial Operations Executive (SOE) anglais, considéré comme le véritable inventeur d’un Stay Behind pour soutenir la guerre partisane, et particulièrement actif en Italie dès 1942. - l’Office of Strategic Services (OSS) américain, avec l’aide du Servizio Informazioni Militari (SIM), reconstitué à Brindisi le 1er octobre 1943, et de l’Arma dei Carabinieri Reali (gendarmerie royale), et plus particulièrement de leur 808e bataillon, spécialisé dans le contre-espionnage, qui observait le territoire et les inclinaisons politiques de la population, selon les instructions reçues du SOE Maria Gabriella Pasqualini, Carte segrete dell’intelligence, III, Il SIM negli Archivi stranieri, Ufficio Storico dello Stato Maggiore della Difesa, Ministero della Difesa, Roma 2014, p. 143-152.. À la fin de la guerre, une grande partie des armées européennes occidentales était à reconstruire. D’une façon ou d’une autre la seule encore pleinement opérationnelle était l’armée britannique. Pour contrer une possible invasion soviétique en Europe, les forces démocratiques les mieux organisées restaient celles des États-Unis. Mais elles entendaient se retirer d’Europe et devaient faire face à des difficultés logistiques. La situation politique internationale de l’après-guerre était de plus en plus marquée par la confrontation entre deux blocs géopolitiquement et idéologiquement opposés. En février 1946, le chargé d’affaires américain à Moscou, George Kennan, avait envoyé au Département d’État des télégrammes relevant l’impossibilité d’avoir des relations communes internationales avec l’Union Soviétique, qui occupait déjà militairement une partie des Balkans, au mépris évident de tout ce qui avait été convenu à Yalta et à Postdam Department of State, Office of the Historian, Historical documents, https://history.state.gov. ; George Kennan, « Some thoughts on Stalin’s Foreign Policy », Slavic Review, vol. 36, n° 4, 1977, p. 590 e ss.. 1950 fut une année difficile dans la « Guerre froide » entre les deux blocs, que préoccupaient d’importants projets secrets sur l’énergie nucléaire et sur son utilisation militaire. En 1949, l’URSS avait mené à terme son premier essai nucléaire, mais dès 1946, le savant anglais Alan Nunn May, avait été condamné pour espionnage dans ce domaine, au profit des Soviétiques. De son côté, le puissant FBI américain menait des enquêtes sur Harry Gold et David Greenglass qui se terminèrent, en 1953, par la condamnation à mort de Julius Rosenberg et de son épouse Ethel, sœur de Greenglas FBI, Records on Julius and Ethel Rosenberg, www.fbi.gov/about-us/famous-cases/the-atom-spy-case ; VENONA Affair, documenti on line, in pdf, 74 pp, under the Freedom of Information Act (FOIA). . Ce fut une période intense de suspicions et de peurs, d’informateurs et d’agents, doubles et triples, comme Philby, Burgess, Maclean, Blunt et Cairncross, appelés aussi les « cinq magnifiques » dans le monde opaque de l’espionnage de l’époque. Dans Berlin en ruines, divisée en quatre secteurs occupés militairement, se pressaient les agents de tous les services de renseignement. Le « Maccartisme » sévissait aux États-Unis, qui voyait des communistes partout. Les analyses du National Security Council (NSC) sont intéressantes, plus particulièrement dans deux documents intitulés The position of the United States with respect to Italy, du 15 octobre 1947, et The position of the United States with respect to comunism en Italy, du 12 avril 1950. Elles donnent la clé de lecture des origines de tout le réseau Stay Behind italien! NARA, RG 273, NSC, Policy Papers 61-67. Le 17 décembre 1952, la CIA envoya au Commandant suprême allié en Europe (SACEUR), un document top secret. Le Psychological Strategy Board Créé en 1951 à Washington. avait approuvé un « Plan d’opérations psychologiques pour réduire le pouvoir communiste en France et en Italie », baptisé Demagnetize Plan ; il reflétait la situation politique américaine sus-indiquée. Les objectifs de ce Plan apparaissaient clairement dans les pièces-jointes B et D Atti Parlamentari, X Legislatura, doc. XX/a, www.senato.it, et Sergio Flamigni, op. cit., p.163-169., dont le sommaire annonce : « la réduction de la force du Parti Communiste, de ses ressources matérielles, ses organisations internationales, son influence sur les gouvernements français et italien et en particulier sur les syndicats, ainsi que l’attirance exercé par lui sur les citoyens français et italiens, pour qu’il cesse de représenter une menace pour la sûreté de la France et de l’Italie et pour les objectifs des États-Unis et le renforcement des syndicats libres et des forces effectivement démocratiques. » Autrement dit, « démagnétiser » l’attrait du communisme pour les masses ouvrières et les syndicats de ces deux pays. Il est clair que tout ceci représentait une ingérence dans la souveraineté des autres États, mais l’analyse est à replacer dans la période de l’immédiat après-guerre. La lutte contre les régimes dictatoriaux pour restaurer la démocratie en Europe avait été dure et sanglante et il fallait la défendre par anticipation. Un des principes fondamentaux à suivre sur le Vieux Continent était de diminuer l’audience communiste en France et en Italie, territoire-clé pour les États-Unis dans sa « phobie » anticommunisme. Staline représentait un danger pour la paix mondiale. William Colby, représentant de la CIA, fut envoyé à Rome à l’automne 1953, pour mettre en application le Demagnetize Plan. Il y resta cinq ans, témoignant des peurs américaines devant les résultats des précédentes élections politiques italiennes qui, entre 1948 et 1953, avaient été marquées par une tendance forte des électeurs à se porter vers la gauche. Les pages de ses souvenirs montrent clairement les projets des États-Unis sur le rôle de l’Italie dans la lutte contre l’expansionnisme soviétique dans toute Europe W.Colby, La mia vita nella CIA, Milano, Mursia Editore, 1981, p.81-104. Colby est ensuite devenu directeur de la CIA du 4 septembre 1973 au 30 janvier 1976.. Le contexte historique de Gladio, toujours analysé trop brièvement dans la polémique médiatique et politique italienne, était donc clair : le conflit armé était à peine terminé que la « Guerre froide », initiée bien avant le Blocus de Berlin (24 juin 1948-11 mai 1949) par l’Union soviétique, annonçait de dangereuses évolutions, auxquels les Etats-Unis et plusieurs pays d’Europe occidentale répondirent par la création de l’OTAN. C’était seulement le début d’un processus qui devait conduire à la construction du Mur de Berlin, « tombé » en 1989. Sa « chute », l’implosion de l’Union Soviétique et la dissolution en 1991 du Pacte de Varsovie sont des événements qui ont changé, aux débuts des années 1990, l’arrière-plan géopolitique mondial, tout comme le contexte politique italien. La structure Gladio fut défaite moins pour ces motifs qu’en raison de l’indéfendable illégitimité de son existence : entre sa constitution trente-quatre ans auparavant et 1990, la politique italienne changea de direction et la nouvelle loi n° 801/1977, réformant les services de renseignement et de sécurité, modifia l’organisation institutionnelle de ces services nécessaires à la défense de la démocratie constitutionnelle. Gladio, le Stay Behind en Italie Le scandale Gladio éclata officiellement avec la communication du Président du Conseil des ministres, le 8 novembre 1990, au Sénat et, le 11 janvier suivant, à la Chambre des Députés Atti parlamentari, X Legislatura, Relazione sulla vicenda Gladio, presentata dal Presidente del Consiglio dei Ministri Andreotti il 26 febbraio 1991, Doc. n. XXVII n.6. . Dès le 19 octobre, le Comité Parlementaire avait été informé de son existence. En réalité, la découverte était intervenue dès 1989, quand le magistrat Felice Casson Juge d’instruction au Tribunal civile et pénal de Venise, dans le procès criminel n. 1/89 A G.I.. Le procès fut rouvert en 1994 par son collègue de Venise, Carlo Mastelloni. Casson est devenu un homme politique, élu sénateur en 2006. Pour la vérité historique, le premier qui eut vent d'une structure militaire parallèle fut le juge Mastelloni, enquêtant sur un avion du SISMI, Argo 16, qui s’est écrasé le 23 novembre 1973., qui enquêtait sur l’assassinat de Carabiniers le 12 mai 1972 à Peteano (près de Gorizia), avait interrogé le général du SISMI, Pasquale Notarnicola. Il apprit ainsi que, à l’époque de l’attentat, ce service disposait de dépôts d’armes cachés dans le Frioul. Casson interrogea ensuite le directeur du SISMI, l’amiral Fulvio Martini. Lors d’une rencontre avec le Président du Conseil Andreotti, le magistrat demanda à pouvoir accéder aux archives secrètes du Service. Il obtint l’autorisation demandée L'autorisation avait été demandée en priorité, mais toujours refusée en raison du secret d'État.. Au cours de leur examen le 27 juillet 1990, Casson découvrit traces de Gladio, comme une organisation paramilitaire secrète ; il comprit qu’une partie des documents intéressant cette structure n’était pas dans ces archives et il en demanda avec empressement la transmission le 29 juillet. Au cours du mois d’août, il continua à demander la transmission d’autres documents, mais il lui fut opposé un refus net, principalement parce que le texte de l’accord et des débuts technico-opérationnels du Stay Behind ne pouvaient pas lui être transmis, dans la mesure où ils concernaient des nations « alliées et amies » ; ces documents étaient couverts par le plus haut niveau de secret et n’étaient pas déclassifiables Archivio Centrale dello Stato (ACS), Roma, Presidenza del Consiglio dei Ministri, Sistema d’informazione per la sicurezza della Repubblica, Segretariato Generale, Segreteria Speciale principale, Strage di Peteano, vol. 1. CESIS, différents documents inédits.. Dès juillet 1990 Martini suspendit le recrutement des « gladiateurs » puis, début août, leur formation pourtant prévue, certainement parce que la situation était devenue « difficile ». Le 2 août 1990 au Parlement, à l’occasion d’un débat sur l’attentat à la gare de Bologne, dix ans plus tôt, l’existence d’une organisation paramilitaire secrète à l’intérieur du SISMI fut évoquée, suscitant les interrogations de la part des députés, surtout de l’opposition. Le lendemain, Andreotti admit son existence et son lien avec l’OTAN, se réservant de présenter au Comité Parlementaire une relation plus précise. La dissolution officielle de Gladio fut décidée par le ministre de la Défense, Virginio Rognoni, le 27 novembre 1990. Ses activités avaient été gelées dès le 24 octobre 1990 par Martini ; dans une lettre personnelle, il avait délié de toute forme de secret les « gladiateurs », en les remerciant « pour la disponibilité de chaque instant offerte dans la perspective possible d’un devoir légitime et généreux dans l’éventualité néfaste d’une occupation militaire en Italie » Document in www.staybehind.it. La dissolution de la structure fut communiquée le 14 décembre 1990 au Comité clandestin de planification (CPC) comme au Comité clandestin allié (ACC) Voir ci-dessous., signifiant le retrait de l’Italie de toute activité Stay Behind au sein de l’OTAN. En ce qui concerne la date des origines effectives de la structure, il n’y a cependant pas d’accord entre les différents documents. De la question Gladio s’occupèrent non seulement le juge Casson, mais aussi la Commission Stragi, le Comité parlementaire Voir ci-dessous., quelques magistrats militaires et Procureurs de la République. De hauts gradés militaires et des politiques chevronnés de toutes les périodes concernées furent invités à fournir des informations sur Gladio. Ils déposèrent plusieurs fois auprès de ces organes parlementaires et judiciaires. Les différentes phases de la mise en place de Gladio et ses évolutions progressives Le document précédent l’accord du 26 novembre 1956, auquel les archives font référence pour dater les débuts de la structure Stay Behind, est un « mémoire » du Chef du Servizio informazioni forze armate (SIFAR), le général Umberto Broccoli, destiné au chef d’État-major de la Défense, le général Efisio Marras, du 8 octobre 1951 “Organizzazione informativa-operativa nel territorio nazionale suscettibile di occupazione nemica”, document “très secret” déclassifié en “divulgation interdite”, Atti Parlamentari, X Legislatura, Documenti, Doc. XLVIII, n.1. Le SIFAR dépendait du chef d’état-major de la Défense., par la suite confirmé par une note du 5 mai 1990, relative à quelques accords intervenus entre le service militaire italien et la CIA. On peut dater avec certitude les débuts du Stay Behind en Italie à 1951. Il s’agissait au moins d’une structure, même si elle était bien plus artisanale que celles des Servizi informazioni operative e situazione (SIOS, bureaux de renseignement dépendant de chacune des forces armées). Dans ce document, il fut demandé que huit officiers appartenant à l’Armée, à la Marine et l’Aéronautique fussent envoyés en formation de « nécessité particulière » en Angleterre. Ensuite, les autres chefs d’État-major furent mis au courant des préparatifs, et pas seulement la Défense et le SIFAR ; le niveau politique fut aussi impliqué, le Président du Conseil et son vice-président, les ministres des Affaires étrangères et de la Défense - les mêmes qui avalisèrent l’accord signé en 1956 - ainsi que le Président de la République. Le niveau politique, comme la plus haute hiérarchie militaire, fut tenu au courant jusqu’en 1989 par des briefings synthétiques mais soignés, préparés par le SIFAR et signés par le Président du Conseil en fonction. En pièces jointes au rapport du Comité parlementaire de 1992 figurent des copies de ces briefings, écrits pour les autorités politiques depuis 1975. Dans les nombreux documents du NSC américain, cités seulement en partie dans les rapports du Comité parlementaire, il apparaît que l’Italie fut un pays-clé (« key country »), dans le dispositif d’endiguement de l’URSS en Europe après 1945 NARA, RG 273.3, 1947-1969, NSC Minutes, 4th meeting, Top Secret, NSC10/5, Scope and Pace of Covert Operations. 23 ottobre 1951, Top Secret. U.S. policy towards Italy NSC2/ n. 0001,0057,0079,0089,0098,0108,0118 ; NSC3 n.0796. Cf. aussi supra n. 7.. Le rapport détaillé du Comité parlementaire de 1992 présente aussi une note « secrète » interne au SIFAR du 19 novembre 1957, émanant du Bureau R, à travers sa Section SAD Bureau R : Recherche à l’étranger, en charge de l’espionnage. SAD: Studi Speciali e Addestramenti di Personale (Etudes spéciales et entrainement du personnel) pour des exigences particulières. La section fut constituée le 1er octobre 1956. La note portait sur une « Relazione su un corso di addestramento effettuato negli USA da un gruppo di personale del SAD e del CAG (9 ottobre-15 novembre 1957) » [Relation sur un entrainement effectué aux États-Unis par un groupe de personnel du SAD et du CAG (9 octobre-15 novembre 1957)]. ; il y était fait référence à un « accord » entre le SIFAR et la CIA, concernant la « Base opérationnelle constituée du complexe en Sardaigne en conséquence d’un accord de 1952 Accord bilatéral sur la concession de bases militaires américaines sur le territoire italien. convenu entre les deux services, confirmé par une ’restructuration de l’accord’ du 28 octobre 1956 ». A la demande du Président du Conseil, le SISMI exclut le 14 mai 1991 l’existence de tout texte d’accord conclu en 1952 ! Aussi bien dans le document italien que dans le texte anglais, la date de 1952 est corrigée au stylo pour le dernier chiffre. Ceci confirme toutefois qu’un commencement de dialogue à propos de l’accord fut antérieur, remontant probablement à l’époque de l’adhésion de l’Italie au Pacte Atlantique en 1949. Pour synthétiser, Gladio était une structure occulte de l’Alliance atlantique (il n’y a pas eu et il n’y a pas d’accord sur ce point particulier, et il n’y en aura pas en Italie) qui naissait cependant d’un accord entre deux services de renseignement. Toujours en 1951, le général Umberto Broccoli, directeur du SIFAR, fut mis au courant d’une initiative du SACEUR, dans le cadre de l’OTAN. Il s’était constitué un Comité clandestin de planification, sous le nom de Clandestine Planning Committe (CPC), une « interface » entre services nationaux de renseignement, composée à cette époque de la France, de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Il fut invité à une réunion à Paris en mai 1952 comme chef du service de renseignement militaire pour évaluer la position de l’Italie, membre de l’OTAN. Si l’Italie avait accepté d’en faire partie à ce moment-là, elle n’aurait pas débuté sur le même pied que les autres : ce fut l’interprétation du chef d’État-major de la Défense, qui autorisa Broccoli à y assister de toute façon en tant qu’observateur, mais sans participer aux discussions. Il faut préciser que l’Italie n’aurait pas participé au Comité. La vraie raison était qu’en réalité le Service désirait collaborer exclusivement avec la CIA, avec laquelle il avait déjà conclu les accords pour la création du réseau Stay Behind, désir « officiellement » concrétisé en 1956. Le 18 octobre 1990, le Président du Conseil Andreotti, en levant le secret d’État, envoya à la Commission Stragi, investie aussi de la compétence du problème Gladio, un document dans lequel il situait l’avènement de Gladio au 26 novembre 1956. Il donna cependant acte que, depuis 1951, le SIFAR avait mis à l’étude la réalisation d’une organisation « clandestine », avec un caractère d’urgence parce qu’on avait la « perception » que les services américains étaient en train d’aménager de façon autonome un réseau de groupes clandestins en Italie septentrionale Relazione Andreotti, op. cit., doc. n. XXVII n. 6, p.10. et doc. XXIII n.51, p. 14.. Par la suite, dans leurs dépositions à ce propos, deux responsables politiques de l’Italie d’après-guerre, ont adopté une attitude différente : Paolo Emilio Taviani en nia étrangement l’éventualité, tandis qu’Andreotti l’admit, bien qu’en partie. Un passage du « mémoire » de Broccoli à Marras s’avère à ce sujet très intéressant. Il évoque la : « réalisation et gestion d’une organisation “clandestine” de résistance empruntées aux expériences précédentes de la guerre partisane (…) de collaboration réciproque [SIFAR et service américain, n.d.l.A.] relative à l’organisation et à l’activité du complexe clandestin post-occupation communément dénommé Stay Behind (…) lequel prévoyait la constitution de réseaux entrainés, à opérer en cas d’occupation ennemie du territoire, dans les domaines suivants : recueil du renseignement, sabotage, guérilla, propagande et exfiltration. Il s’agit de quelques-unes des activités prévues par le plan de 1941, susmentionné, bien que dans d’autres buts, et par le Planning for post-war secret intelligence operations du 6 janvier 1945 NARA, RG 59, NND 937346, Lot 52D398 ; M.G. Pasqualini, op. cit... Donc rien de nouveau en termes de renseignement et de lutte contre l’ennemi du moment ! L’accord entre l’Italie et les États-Unis du 26 novembre 1956, divisé en trois chapitres, s’intitulait : Une réélaboration des accords entre le Service de renseignement italien et le Service de renseignement américain relatifs à l’organisation et à l’activité du réseau clandestin post-occupation (Stay-behind) italo-américain Le texte anglais était intitulé : A restatement of… Or, le mot anglais « restatement » (répétition, N.d.T) ne coïncide pas avec le mot italien rielaborazione (modification/restructuration, N.d.T). . Le nom de code pour l’Italie était Gladio, et le numéro de protocole attribué à ce texte fut Gladio /1, soit officiellement le premier document concernant cette affaire.. Son premier chapitre concernait la collaboration entre les deux services de renseignement pour l’organisation, la formation et la mise en activité opérationnelle « d’un complexe clandestin post-occupation destinée à entrer en activité — dans le cas d’une occupation du territoire italien — dans les secteurs suivants : renseignements, sabotage, évasion et fuite, guérilla et propagande ». Le second établissait que la base opérationnelle était déplacée en Sardaigne et que l’État-major italien ferait tout son possible pour maintenir la possession de l’île en préparant les plans défensifs opportuns. Le troisième chapitre traitait des engagements réciproques du point de vue financier. Le document de base du SIFAR qui concernait la composition organique et bureaucratique de Gladio fut diffusé le 1er janvier 1959, auprès des bureaux du SIFAR et auprès du Chef d’Etat-Major de la Défense et de ses plus proches collaborateurs militaires. L’organisation fut toujours divisée en deux parties. La première fut incorporée dans le service de renseignement Dans l’ordre SIFAR, SID, SISMI., avec une structure permanente interne et dotée d’un personnel effectif, dépendant directement du chef du bureau Recherche du Service ; en 1981, la Section affectée à Gladio fut englobée dans la VIIe Division du SISMI, à peine fondée. La deuxième consista en un ensemble de noyaux indépendants répartis sur tout le territoire grâce à un personnel extérieur volontaire. La liaison entre les deux pôles du Stay Behind ainsi que le commandement et le contrôle du premier sur le second furent confiés aux chefs des Centres périphériques de contre-espionnage ou directement à la Centrale de Rome. Pour la partie extérieure, il fut prévu au moins quarante noyaux actifs, dont 12 de guérilla, mais seuls cinq étaient en formation en 1960, soit environ six cents personnes Atti Parlamentari, X Legislatura, Commissione Stragi, 67^ seduta, 22 novembre 1990, compte-rendu sténographique, p. 672 et rapport du Comitato Parlamentare, 1992, p. 112.. Dans la structure intérieure, un Gladio Committee fut constitué, composé de onze membres, dont huit Italiens et trois Américains. La conduite des opérations logistiques et opérationnelles éventuelles fut toujours confiée aux personnels du Service qui devaient activer la Base nazionale, base opérationnelle du Stay Behind, où était aussi prévu l’établissement d’un noyau de liaison des États-Unis. Si la survie de la Base nazionale était compromise, elle se serait établie en Grande-Bretagne Information issue du briefing de 1975, annexé à la relation du Comitato parlamentare de 1992., considérée comme une base alliée substitutive des bases nationales de tous les États qui avaient adhéré au CPC. Gladio fut doté d’une organisation opérationnelle et bureaucratique, selon les mots du président émérite de la République Francesco Cossiga, dans une remarquable déposition à la Commission Stragi renouvelée, le 6 novembre 1997 Atti Parlamentari, XIII Legislatura, Commissione Stragi, 27^ seduta, compte-rendu sténographique, p. 546-547.. Il soutint avec une grande lucidité que le problème italien consistait dans le fait que les services de renseignement avaient été chargés de « constituer et de prendre en compte le Stay Behind mais pas ceux qui en feraient partie fussent aussi membre des services de renseignement… un gâchis ». Or, selon lui, « dans les autres États, le Stay Behind dépendait, respectivement, de l’Intelligence Service qui est un organisme civil, du Bundesnachrichtendienst qui est un organisme civil, du Sdece, organisme à l’intérieur du ministère de la Défense, mais c’est un organisme civil qui est aujourd’hui dirigé par un préfet. (…) Dans les forces armées italiennes, il y avait notoirement deux tendances : une que nous pourrions définir de droitière, et dont était le général Aloja [chef d’état-major de l’armée, 1962-1966, puis de la Défense, 1966-1968, N.d.T], et une gauchisante, dont était le général De Lorenzo [chef d’état-major N.d.T]. (…) C’était la période où commença à être âprement discuté de la guerre non-orthodoxe, de l’insurrection et de la contre-insurrection, et c’est-à-dire des formes de conflit plutôt de haute que de basse intensité mais qui n’étaient pas réellement encore la guerre proprement dite. » Cossiga, qui, selon ses propres dires, avait fait partie du Stay Behind italien, connaissait très bien la structure des Stay Behind dans les autres pays européens et il avait raison. Le 18 octobre 1956, lors d’une réunion secrète entre deux représentants américains et deux Italiens, le colonel Giulio Fettarappa Sandri (nom de code Silvio), officiel bien connu des services anglo-américain Fettarappa Sandri n’était pas un colonel « quelconque » du SIFAR. A l’époque du Servizio Militare Informazioni (SIM, créé en 1925), en 1941, il était chef de la Section “Bonsignore” de contre-espionnage, coordinateur de tous les Centres de contre-espionnage. Parmi les différentes opérations conduites pendant cette période, il se distingua en démantelant l’agentura soviétique de Rome, en collaboration avec l’équipe ‘P’ du lieutenant-colonel des Carabiniers Manfredi Talamo. Après octobre 1943, il commença à collaborer avec les Alliés. A la fin du conflit, il fut réintégré dans le reconstitué SIFA, puis SIFAR. Cfr. M.G. Pasqualini, op. cit., p. 169-171; 212. et à ce moment chef du bureau R du SIFAR, et le commandant Mario Accasto (Silvestro), furent précisées les lignes finales pour la « restructuration » de l’accord de 1951. Une autre réunion secrète se tint le 29 novembre suivant, toujours en présence de « Silvio » et de « Silvestro », pour l’approbation italienne du document élaboré par le Service américain, c’est-à-dire de Gladio /1. En mars 1958, le président tournant du CPC, le colonel Louis Pierre Ramier (représentant du service français), invita l’Italie à faire partie du comité Selon la directive sur la guerre non-orthodoxe de 1968, le CPC était un « organisme de temps de paix chargé de la coordination et de la planification de guerre effectuée par les services clandestins nationaux en liaison avec le SHAPE pour appuyer les opérations militaires du SACEUR ».. L’invitation fut acceptée et le chef du SIFAR, le général Giovanni De Lorenzo, nomma Fettarappa Sandri comme représentant italien. En mai suivant, l’Italie participa comme membre associé. En 1964 le SIFAR entra à l’ACC Déclaration du général Paolo Inzerilli, 4 juin 1991.. Les deux comités étaient de niveau opérationnel militaire. À cette date cessèrent les réunions du Gladio Committee. À noter qu’au moment de la signature de l’accord de 1956 avait déjà été acheté le terrain en Sardaigne sur lequel fut édifiée la Base nazionale de Gladio, de Capo Marrargiu, par une « société » à responsabilité limitée ; y étaient associés le chef du SIFAR et d’autres officiers du Service (dont Fettarappa Sandri), en dérogation aux lois nationales qui ne permettaient pas à des militaires de détenir des parts dans des sociétés financières. Les travaux, commencés avec un financement de la CIA, étaient presque terminés. En temps de paix, la Base devait aussi assurer les fonctions de Centre d’étude et de formation aux formes de lutte clandestine, sous le nom de Centro Addestramento Guastatori (CAG), Puis CAGP, Centro Addestramento Guastatori Paracadutisti. entièrement financé par des fonds américains. Le service devait encore détacher, dans l’imminence d’un conflit éventuel, deux noyaux : un à Naples, auprès de l’AFSOUTH, et un à Bruxelles, puis à Vérone, auprès du LANDSOUTH. Le choix de la Sardaigne comme base opérationnelle fut dicté par l’exigence de maintenir l’île comme « refuge » en cas d’occupation étrangère. Là encore, il s’agit d’une référence historique à la période consécutive à l’armistice italien du 8 septembre 1943 ; la Sardaigne avait abrité la première résistance organisée contre les fascistes et les nazis. Une fois la base construite et Gladio organisé bureaucratiquement, avec la création du SAD, il fallait encore recruter les membres du réseau, ce qui s’avéra un problème épineux pour l’Italie. Les Américains poussaient de l’avant, mais les Italiens retardaient l’opération. Dans son témoignage, Andreotti fit opportunément une référence historique soignée à la guerre des partisans. Effectivement, les formations partisanes devaient être impliquée d’une façon ou d’une autre, comme par exemple l’unité clandestine Edelweiss, héritée de l’organisation dissoute Osoppo La Brigata Osoppo-Friuli, composée de partisans non-communistes, attachée à la population italienne, à la fin du conflit, nonobstant la démobilisation des formations partisanes frioulanes en 1945, resta opérationnelle et s’oppose âprement à la Brigata Garibaldi-Natisone, philo-yougoslave. Elle se distingua dans les années suivantes par des massacres jusque sur la frontière yougoslave, qui représentait la barrière avancée contre la marche des troupes communistes de Josip Broz, dit Tito.. En réalité, les partisans de la Brigade Osoppo, démobilisés le 24 juin 1945, furent réarmés en 1946 et autorisés par le ministre de la Défense Raffaele Cadorna, après le traité de paix de 1947, à constituer une formation de combat, dénommée 3e Corps des Volontaires de la Liberté (puis Volontaires Défense Frontières Italiennes) : leur emploi dépendait du Ve Corps d’armée de l’armée italienne, qui veillait à la sûreté de la frontière nord-est, et ils étaient « mobilisables » par simple feuille de rappel. Le 6 avril 1950, l’unité fut transformée en organisation militaire secrète « O ». Le 4 octobre 1956, elle fut dissoute. L’armée avait commencé sa réorganisation et pouvait défendre efficacement les frontières italiennes Quelques témoignage indiquent l’année 1951 comme dissolution de l’« O ».. Quand il fut temps d’organiser les recrutements, on pensa à intégrer peu d’éléments de l’organisation dissoute dans la structure Gladio. Sur ce point, les interventions devant la Commission Stragi et le Comité Parlementaire du sénateur à vie Paolo Emilio Taviani, ministre de la Défense de 1953 à 1958, s’avèrent intéressantes. Politique très chevronné et très prudent dans ses déclarations toujours pesées avec soin Du reste, Taviani n’a jamais caché à l’auteur son voisinage avec les États-Unis, qui datait de la résistance, bien avant de le déclaré dans ses mémoires, Politica a memoria d’uomo, Bologna, il Mulino, 2002. Pour la personnalité de Taviani, il est intéressant de lire quelques lettres d’Aldo Moro de sa prison, publiée in Atti Parlamentari, VIII Legislatura, doc. XXIII, n. 5, vol. II e X Legislatura doc. n. XXIII, n. 26., Taviani était vice-président du Sénat et président de la Fédération italienne des Volontaires de la Liberté, (FIVL), une fédération de partisans catholiques, née en 1948 de la scission de l’Association nationale des Partisans d’Italie (ANPI). Taviani avait été un combattant de la Liberté, membre de la résistance en Ligurie. Plusieurs fois ministre de la République, il s’était lié d’une amitié profonde avec le Président Cossiga qui le désigna comme le vrai « fondateur » du Stay Behind, dans son audition du 6 novembre 1997 à la Commission Stragi, ce qui correspond à 99% à la vérité, même s’il y n’a pas document qui l’atteste Atti Parlamentari, XIII Legislatura, 27^ seduta Commissione Stragi, 6 novembre 1997. Peu avant de mourir, Taviani laissa des mémoires orales à la Discoteca di Stato, indiquant toutefois un long délai après sa mort pour pouvoir les écouter. . Taviani fut entendu plusieurs fois. Devant la 70e séance de la Commission Stragi, le 5 décembre 1990, le Président de la Commission insista lourdement sur le recrutement de « gladiateurs » dans les brigades de partisans. Taviani en présenta un tableau historique. Il soutint avoir su que, compte-tenu des comportements menaçants de la Yougoslavie contre le Territoire libre de Trieste après les événements insurrectionnels de 1953 Il devait devenir un État indépendant démilitarisé, qui ne se constitua jamais, prévu par le Traité de paix de Paris de 1947., les anciens partisans d’Osoppo étaient disponibles en cas de guerre pour se mobiliser aux côtés des troupes italiennes. Taviani souligna aussi un point important : il se souvenait que quand il se trouvait à la tête du ministère de la Défense (1953-1958), le vice-président du Conseil Giuseppe Saragat et le président de la République Giovanni Gronchi insistèrent avec lui pour que la structure « clandestine » soit du domaine de l’OTAN et plutôt que bilatérale et exclusivement italo-américaine, sachant que l’accord avait été conclu sur la bases de ceux du même type préexistants avec la France, la Belgique et les Pays-Bas. Toujours sur le recrutement, Taviani rappela que lors de sa visite ministérielle à la Base en Sardaigne, toujours indiqué par lui comme la « structure arrière », il avait vu des jeunes de 30 à 40 ans qui se présentaient seulement avec le nom du district militaire duquel ils venaient : il en avait donc déduit qu’il s’agissait de civils, voire d’anciens militaires rappelés comme réservistes D’autres ministres de la Défense visitèrent aussi cette Base. Taviani y retourna une seconde fois comme ministre de l’Intérieur, le 11 juin 1965. . Le problème du recrutement fut très important pour Taviani. Il avait toujours précisé au chef d’État-major de la Défense et au Chef du SIFAR que la structure était militaire et, donc, que les individus enrôlés devaient toujours être « des personnes qui pouvaient être rappelées militairement ». Pour lui, ils ne devaient pas tous être partisans, même s’ils avaient un professionnalisme spécial du fait de leur expérience dans la résistance et la guerre de Libération, mais ils devaient être « tous cadrés et ensuite mobilisables par le district militaire ». La quote-part des civils fut de toute façon minime, selon les déclarations de la plus grande partie des responsables, et ce n’est qu’en 1980 qu’un personnel féminin fut recruté. Les civils ne pouvaient pas remplir, en théorie, des missions qui incluaient l’usage d’armes Atti Parlamentari, X Legislatura, Resoconto stenografico 67^ seduta, 22 novembre 1990, déclaration du général Serravalle, p. 644 et ss.. Un des points les plus importants politiquement dans toutes les dépositions et dans le développement politique du « cas Gladio », fut de savoir s’il avait été normal ne pas porter devant le Parlement italien l’accord pour sa ratification. Soit Taviani, soit Andreotti, soit les autres hommes politiques impliqués soutinrent, avec l’aval semble-t-il de l’Avvocato Generale dello Stato (avocat général de l’Etat, qui a pour mission de représenter légalement l’État), que l’accord rentrait dans le cadre de l’OTAN et était exclusivement à caractère militaire. En particulier, Taviani contesta avec force les affirmations de quelques députés de la Commission qui soutenaient que l’accord était de fait en dehors des accords internationaux du Pacte atlantique. Ce point est crucial pour attester de la légalité ou non de Gladio. Quelques jours après cette déposition de Taviani, l’Avocat général de l’État, Giorgio Azzariti, envoya un avis écrit circonstancié, sur demande du Président du Conseil Andreotti, au sujet des doutes quant à la légitimité constitutionnelle de l’opération Gladio Relazione sulla vicenda Gladio di Andreotti, op. cit., p. 69 e ss. La position de l’Avocat de l’État s’articula autour d’un « point de droit », avec une argumentation juridique valide.. Dans la partie finale et conclusive du document, on lit que Gladio ne pouvait pas être considéré comme une « association secrète privée » et donc qu’il ne violait pas l’art. 18 de la Constitution italienne “I cittadini hanno diritto di associarsi liberamente, senza autorizzazione, per fini che non sono vietati ai singoli dalla legge penale. Sono proibite le associazioni segrete e quelle che perseguono, anche indirettamente, scopi politici mediante organizzazioni di carattere militare.” , garant de la liberté d’association à l’exception des associations secrètes à des fins militaires. Il s’agissait en fait d’une structure créée et contrôlée par une autorité publique, à caractère militaire, visant à la sûreté de l’État en cas d’invasion ennemie, et gardée secrète pour permettre son activité clandestine de sabotage et de guérilla. L’Avocat justifia le secret en dérogation à ce qui en Italie est définit comme « le principe de publicité de l’action administrative ». Selon Azzariti, dans le mémorandum de 1951 adressé par le SIFAR au chef d’État-major de la Défense, il était déjà clair que l’utilisation de l’organisation Gladio n’aurait pas été possible pour des conflits intérieurs parce qu’elle devait préparer un service de renseignement aussi bien que des plans de sabotage, de propagande et de résistance dans la seule hypothèse d’une invasion du territoire national, en cas de conflit. Ce but avait été réitéré dans l’accord de 1956 avec la CIA. Les deux documents déclaraient que la structure serait activée seulement en cas de guerre et de combat contre l’envahisseur. Leur étude laisse cependant deviner une ambiguïté : si Gladio devait être prêt au moment de l’invasion, ne pouvait-il pas préalablement préparer des plans de sabotage comme d’exfiltration et de recueil de renseignements sur un territoire précis et sur des individus à interner en cas d’invasion. Le doute est permis. L’avocat général de l’État cita cependant un document qui pouvait d’une façon ou d’une autre apporter un désaveu à cette perspective. Il rappelait que le 1er juin 1959, dans sa « note » au chef d’État-major de la Défense, le chef du SIFAR fit référence par deux fois à la possibilité que Gladio pourrait également être dirigé contre des « séditions intérieures ». Toutefois, selon son analyse, une telle « note » (document interne à l’administration) ne pouvait modifier unilatéralement des accords bilatéraux, dans la mesure où les objectifs poursuivis par l’activation étaient clairement établis et liés à l’occupation du territoire national par une armée ennemie, ainsi qu’il apparaissait dans les finalités du Traité de l’Atlantique nord, signé à Washington le 4 avril 1949, et ratifié par le Parlement Italien au travers de la Loi n. 465/49. Dans la perspective implicitement ouverte par le Traité, des accords à caractère militaire furent par la suite convenus entre les différentes parties contractantes en vue d’assurer leur défense collective. Dans cette optique, l’accord de 1956 entre le SIFAR et la CIA constituait une « exécution » et une réalisation de l’Alliance atlantique. L’avis d’Azzariti, à ce moment Avvocato Generale dello Stato, se terminait par ces mots : « Il n’était donc ni nécessaire ni possible, en raison du secret qui devait entourer l’opération, de soumettre l’accord à l’approbation du Parlement, en application de l’art. 80 de la Constitution ». La note de juin 1959 évoquée ci-dessus concernait les « Forces Spéciales du SIFAR et l’opération Gladio, et précisait qu’une telle opération, « outre les exigences générales dérivant de la menace d’une urgence ou d’une occupation, se base sur les concepts déjà codifiés par la théorie et par la technique des opérations Stay Behind », théorie et technique élaborées dans un contexte différent dès 1945, sinon bien avant, comme le suggère le document de 1941 cité plus haut. Au cours de l’année 1959, la CIA commença à envoyer à la base d’Alghero (la Base Nazionale italienne en Sardaigne) et au port de Naples du matériel « opérationnel » (armes, munitions, explosifs, habillement, équipement, matériel sanitaire, etc.) qui constituèrent une première dotation pour les réseaux clandestins, destinée, après un contrôle de fonctionnalité, à être enfouie dans des cachettes enterrées, indiquées par le sigle NASCO Abréviation du mot italien Nascondiglio [cachette].. La plus grande partie fut enterrée dans des cimetières de province et des petites chapelles dans l’Italie Septentrionale, surtout dans le Frioul. Quand il fallut exhumer les armes, il ne fut pas toujours possible de le faire parce que quelques-unes de ces cachettes étaient devenus inaccessibles et, pour les dégager, il aurait fallu procéder à des démolitions inopportunes qui en auraient dévoilé les contenus. Les enfouissements de ce matériel à disposition du SISMI, mais destinés à l’organisation Gladio, commencèrent en 1961. On en dénombre 139 avant avril 1972, quand le recouvrement fut décidé en raison de quelques découvertes fortuites, notamment lors d’une opération de ratissage des Carabiniers d’Aurisina (Province de Trieste), le 24 février précédent La version officielle fut qu’il s’agissait des armes de la Résistance non rendues en 1945 et entreposées par des voleurs, des contrebandiers d’armes ou des Italiens extrémistes, voire des étrangers. La découverte d’autre matériel appartenant à un « organisme militaire » de nature réservée compliqua beaucoup le rôle de la « logistique » italienne du S/B. . On récupéra l’armement de 127 NASCO, mais pour 12 d’elles (en plus de celle d’Aurisina), le recouvrement ne fut plus possible. Le matériel retrouvé fut transféré à Rome jusqu’en 1976, puis gagna définitivement la Base sarde de Capo Marrargiu. Pour quelques déplacements du nord vers Rome, comme pour le transport de « gladiateurs » vers la Sardaigne, entre autres tâches, un avion (nom en code Argo16) fut utilisé, mais il s’écrasa en novembre 1973. Il fut remplacé par un autre avion, son jumeau, nommé Argon 16 bis. Ces avions utilisés par le Service étaient des cadeaux des Américains. En novembre 1968, le Service reçut la Directive pour la guerre non-orthodoxe, rédigée par le SHAPE et transmise à l’Italie par le CPC Les premières directives de base sur la guerre non-orthodoxe furent émises en 1963, modifiées en 1968, mises à jour et envoyées au Service en 1972 et en 1976.. À la suite de ce document, le chef d’État-major de la Défense approuva la constitution d’un Comité de coordination des opérations spéciales, comprenant des représentants du Service et des États-majors supérieurs de chaque Force Armée. Ces directives et les accords précédents, au-delà de la question du recrutement de civils ou d’anciens militaires, avaient naturellement porté sur la formation par le SISMI d’unités constituées de personnel extérieur à Gladio pour le cas d’opérations clandestines militaires. Ces formations pouvaient consister en : « renseignement et propagande ; évasion et exfiltration de personnalités politiques ou militaires, d’équipages d’avions abattus ou de personnalités de quelque intérêt, du territoire occupé par l’adversaire vers les zones contrôlées par les Autorités nationales ou alliées ; guérilla et opérations d’unité de guérilla ; sabotage, contre-sabotage. » Ces opérations militaires clandestines « s’inscrivaient dans le cadre des opérations de l’OTAN et elles devaient garantir en temps de guerre le soutien opérationnel aux opérations alliées, selon les directives du Commandant suprême allié en Europe » Cf. note n. 9 ci-dessus, d’après un document inédit, « non classifié » mais de « divulgation interdite » du 5 mai 1990.. Pour revenir au problème du recrutement, les accords spécifiaient que la structure devait reposer sur environ mille personnes, même si, comme déclaré en mai 1990, seuls trois cents furent recrutés. Il n’a jamais y eu accord entre les dépositions des différents protagonistes et dans les listes retrouvées ou officiellement présentées sur le nombre de recrues effectives ou théoriques. Ce point fut souvent l’objet de confusion entre anciens militaires mobilisables et militaires en service. Je ne développerai pas davantage cette question, qui sort des objectifs de la présente étude. Le 15 décembre 1972, les deux parties contractantes décidèrent de « mettre fin » à l’accord de 1956 et de le remplacer par un mémorandum d’accord. La situation géopolitique internationale avait profondément changé et la perspective d’une longue occupation communiste de territoires de l’Alliance atlantique n’était plus à l’ordre du jour. En conséquence, le soutien unilatéral américain n’était plus aussi impératif. La CIA s’engagea à maintenir une assistance d’éléments militaires américains, spécialisés dans la planification de la guerre non-orthodoxe et dans les activités de Stay Behind, ainsi qu’à fournir une aide financière d’un montant maximum de trois mille dollars par an (un chiffre qui me semble invraisemblable) en plus de moyens radio spécifiques. Washington fournirait aussi de « fréquentes évaluations » sur les possibilités militaires soviétiques en Méditerranée et sur les implications connexes liées à la planification du Stay Behind. Pour leur part, les Italiens offriraient en cas de nécessité des facilités de logement pour huit à dix militaires américains à la Base d’Alghero ou ailleurs. Cet accord aurait été revu le 31 décembre 1974 pour une nouvelle période qui prit fin en 1976, quand le chapitre des accords bilatéraux entre services fut définitivement clos L’ultime période signée se termina le 31 décembre 1975.. Gladio resta actif, mais entre 1974 et 1976, sa structure extérieure fut transformée en unités de guérilla, en réseaux d’action clandestine et en noyaux de renseignement et d’exfiltration pour un effectif total de 2 874 agents. Peu avant que le Servizio informazioni difesa (SID) En 1966 le SIFAR fut réorganisé en Servizio Informazioni Difesa. Ce service de renseignements militaire reste actif jusqu’à 1977, année de la réforme des services des renseignements en Italie. et la CIA ne se décident à dénoncer l’accord de 1956, quelques doutes se firent jour parmi les autorités politiques et au sein du Service. Le bureau R du SID se décida à « vérifier » la légalité de l’« opération Gladio » concernant la conduite de la guerre non-orthodoxe dans une note du 6 mars 1972 au général Vito Miceli, chef du Service. Cette réflexion intervenait après la découverte le 24 février précédent du NASCO d’Aurisina, qui occasionna un grand brouhaha médiatique. Le doute mûrit autour de l’expression « urgence induite par une sédition interne » utilisée dans la note de juin 1959 : une telle circonstance n’était pas prévue par l’accord de 1956, dans lequel les services envisageaient exclusivement des « opérations Stay Behind », c’est-à-dire en « territoire occupé ». Or, la note de juin 1959 répétait que les opérations Stay Behind s’intégraient dans la « guerre non-orthodoxe », telle que planifiée par le SACEUR, mais que l’emploi de Gladio « ne dépendait pas de directives ou de plan OTAN et était donc hors des devoirs institutionnels de la structure ». Suite aux réunions avec la CIA et aux questions émises en 1976 au sujet de la légalité de Gladio Le document n’est pas précisément daté, mais il est bien de 1976. Il n’est pas possible dans le cadre de cette étude de donner plus de détails., une directive nationale sur la guerre non-orthodoxe dans les territoires occupés par l’ennemi fut rédigée. Signée par le chef d’État-major de la Défense, le général Andrea Viglione, elle traça un tableau complet de la portée et des fins de Gladio, présentant comme une nécessité majeure l’activité de renseignement, non seulement de caractère militaire, mais aussi politique et économique, mais sans oublier pour autant l’exfiltration, le sabotage, la guérilla, la propagande à destination de la population des territoires occupés, des forces adverses et des forces de libération. Il s’agissait d’un document complexe et complet, s’appuyant sur les directives du SHAPE de 1972 et 1976. Beaucoup de documents retrouvés dans les archives du SISMI témoignent que de 1960 à 1987 l’activité de renseignement fut effective, mais ne répondait en réalité pas aux objectifs de Gladio. Il a ensuite été vérifié qu’il s’agissait d’une activité extra ordinem, considérée par le Comité Parlementaire et par la Commission Stragi comme illégale. Cossiga avait donc raison. Les membres du Comité Parlementaire concentrèrent leur attention sur cette activité de renseignement concernant des lieux et des personnalités politiques, jugée contraire aux objectifs initiaux assignés au réseau Stay Behind. En lisant les documents, on remarque que le schéma d’analyse du territoire prévu comprenait les mêmes six grands thématiques utilisées pour organiser la collecte du renseignement dans les territoires italiens libérés des fascistes et des nazis : population (moral, attitude face aux forces armées et à la police), administration, politique, économie, transports, communications. Ces thématiques avaient été prescrites par le contre-espionnage anglo-américain durant la période 1943-1945 et au cours des années suivantes. Il en découlait une grande ressemblance avec les documents de cette époque. L’année 1977 constitua un moment particulier dans l’histoire des services de renseignement italiens et, par conséquent, de Gladio. La première réforme de modernisation de ces organismes, fut initiée par la Loi 801/1977, approuvée par un large consensus politique. Les nouveautés importantes concernaient les attributions du Président du Conseil. Dorénavant, il dirigeait, coordonnait et devenait politiquement responsable de la politique de renseignement et de sûreté de l’État ; de plus, il devait aussi donner des directives aux Services. Le Gouvernement devait remettre un rapport tous les six mois au Parlement sur la politique de renseignement et de sûreté. Deux nouveaux services furent fondés, l’un pour la sûreté militaire (SISMI, soustrait à la compétence du seul chef d’État-major de la Défense), et l’autre pour la sûreté civile (SISDE), dépendant respectivement des ministres de la Défense et de l’intérieur. Une autre grande nouveauté fut la constitution d’un Comité Parlementaire pour la vigilance et le contrôle de ces organismes, composé de huit députés et sénateurs ; il devait exercer le contrôle de l’application effective des principes de la loi. Une vraie révolution depuis la constitution du Royaume d’Italie, qui impliquait une implication profonde du monde politique dans les services de renseignements et leur contrôle par le Parlement, en vertu du principe de transparence du aux citoyens. Le secteur n’avait jamais connu auparavant un tel contrôle ni une telle application du principe de responsabilité politique Cf. M.G. Pasqualini, L’intelligence italiana dal 1949 al 1977, AISI, Roma, De Luca Editore. . La nouvelle donne remettait en cause la dépendance hiérarchique des Services, en les plaçant directement sous l’autorité des autorités politiques. Elle changeait aussi la position juridique et politique de Gladio. Les étapes historiques de Gladio furent diverses et marquèrent son « illégitimité progressive », comme le relevèrent différents actes parlementaires. Quand il fut souscrit en 1956, sur la base de l’art. 3(b) du traité instituant l’OTAN, l’accord permettait sa reconduction au choix des membres, sous une forme bilatérale ou non. Après 1972-1975, les objectifs changèrent concrètement au profit de l’activité de renseignement sur la situation intérieure qui s’imposa. Si, en 1982, il fut décidé de ne pas utiliser la structure Stay Behind pour le renseignement contre le terrorisme et la criminalité organisée, en 1987 le directeur de la VIIe Division fut autorisé, pour la « collecte passive » de renseignements au profit de la lutte antiterroriste à l’intérieur, à utiliser des structures extérieures au Service, c’est-à-dire Gladio, quand bien même l’accord prévoyait seulement sa mise en œuvre en situation d’urgence, : en pratique, du personnel déjà opérationnel en matière de renseignement en temps de guerre fut utilisé dans le cadre d’événements intérieurs. Entre 1985 et 1987, furent créés les Centres de formation spéciale (CAS) et le Groupe d’opérations spéciales (GOS), au sein la VIIe Division du Service. Ces centres étaient considérés aptes à fournir une contribution en matière de renseignement « en parallèle avec la préparation pour le temps de guerre » Rapport Inzerilli au Directeur du SISMI, 29 juillet 1982.. Gladio était en train de connaître une mutation génétique. Le 1er août 1990, peu avant la première révélation médiatique de l’existence de la structure militaire clandestine, le directeur du SISMI, Fulvio Martini, formula une directive qui marqua la modification des devoirs de Gladio, et décida de former progressivement le personnel Stay Behind à « devenir les indicateurs d’activités illégales (évasion, terrorisme, services étrangers, drogue et criminalité organisée) dans le contexte social du moment ». Elle ne fut jamais appliquée ! Il est important de noter que les autorités gouvernementales ne furent pas informées des décisions de 1987 et de 1990. En conséquence, l’autorité de contrôle parlementaire ne le fut pas davantage, en contravention avec les dispositions de la L.801/1977. Le Comité parlementaire était, de par la loi, habilité au secret et pouvait donc recevoir, de façon réservée, la note sur la structure, bien avant l’information officielle du Président du Conseil en 1990. Bien plus, le Comité, compte tenu de son obligation de secret clairement sanctionnée par la loi, était bien la liaison nécessaire entre le Parlement et les Services. Selon son rapport de 1992, il était censé « guérir » le Parlement de la ratification manquée de l’accord de 1956, le tout avec la discrétion nécessaire. Quant au Gouvernement, du fait de ses responsabilités en politique étrangère, s’il devait accomplir des actes devant rester secrets pour la sûreté de l’État, il pouvait et devait cependant en informer le Comité Parlementaire fondé en 1977. Dans le cas de Gladio, il ne le fit pas. C’est à ce stade que l’opération devint clairement illégitime. A moins qu’elle ne le fût peut-être déjà en 1972, quand la CIA se retira de l’accord de 1951-1956 et que la capacité opérationnelle de la structure se tourna vers les problèmes intérieurs. Conclusion Volontairement, le problème des attentats et de la « déviation » éventuelle de l’organisation et de ses membres, militaires ou civils n’a pas été abordé dans cet article. Il s’agit d’un autre chapitre difficile de l’histoire italienne de 1948 à 2000, encore trop récent pour que puisse être disponibles des documents nécessaires au travail de l’historien, si tant est qu’il y en ait encore. Gladio n’est pas seulement le réseau Stay Behind qui a été évoqué dans les lignes précédentes : il a caractérisé une grande partie des événements politiques italiens en déplaçant quelque peu les équilibres politiques d’une Italie en plein changement politique, économique et social. Je crois cependant que la plus grande partie des protagonistes de cette « histoire » agirent, en se trompant peut-être très souvent, pour la sûreté de l’État. L’histoire est faite d’erreurs, parfois difficiles à assumer. Pour conclure cette étude, je cite un extrait du rapport sur Gladio de la Commission Stragi: « À l’intérieur du secret, Gladio a assumé différents visages. Il a aussi modifié profondément sa “raison sociale”, déroulant une activité non prévue initialement, élargissant ses champs d’intervention. Il y eut au moins quatre mutations pour Gladio au cours des années concernées. Le problème pour distinguer et comprendre ces transformations ne concerne pas seulement l’analyse historique. La “périodisation” du parcours suivi par Gladio est primordiale pour en établir la légalité : celle-ci doit en effet pouvoir être démontrée à n’importe quel moment de son histoire, et pas seulement à un moment donné Atti Parlamentari, X Legislatura, Relazione Gladio, documento XXIII n.51, 22 avril 1992, p. 13.. » Conclusion intéressante s’il en est, mais sur laquelle on n’arrivera cependant jamais à un accord : il s’agit d’interprétations politiques bien plus que juridiques, et Gladio est une affaire devenue plus politique que militaire ou sécuritaire : comme la structure était dirigée contre le communisme et le parti politique censé l’incarner au moment où la droite gouvernait, la structure était vue comme militaire et fondée sur les accords de l’OTAN ; quand la mainmise sur les services de renseignements ne fut plus uniquement militaire, dans la mesure où la réorganisation de 1977 en donna la responsabilité et la direction au président du conseil des ministres et soumit les services au contrôle populaire représenté par le parlement au travers du Comitato Parlamentare di Controllo (COPACO), alors la situation fut modifiée dans ses fondements. La responsabilité n’était plus militaire ou du ressort du ministre de l’Intérieur (pour la sûreté interne uniquement), mais relevait d’une autorité politique soumise au contrôle du parlement, ce qui s’apparentait à un changement radical. A ce moment peut être aurait-on dû mettre au courant les membres du COPACO, tenus au secret d’Etat, de la question de Gladio ; mais on l’a pas fait. Quand la structure fut découverte en 1990, la situation politique avait changé au profit de gouvernements de centre-droite ou centre-gauche, ce qui suscita des réactions et des interprétations différentes. C’est pourquoi il sera difficile d’aboutir à un accord sur ces conclusions, même quand le Dipartimento Informazioni e Sicurezza della Presidenza del Consiglio dei Ministri (DIS) déposera ses documents relatifs à Gladio aux Archives Nationales, à Rome. Cela ne doit pas empêcher de relire les événements du Gladio en Italie avec une attention historique contextualisée, sans pour autant nier son illégitimité progressive manifeste. C’est à une telle relecture que s’est attaché cet essai de synthèse. Traduit de l’italien par Gérald Arboit 16