Fondation Maison des Sciences de l’Homme
Réseau Européen Droit et Société
Ethnographies du
raisonnement
juridique
Sous la direction de
Julie COLEMANS et Baudouin DUPRET
Cet ouvrage a bénéficié d’une subvention du Centre de Recherche et d’Intervention
Sociologique de l’Université de Liège (CRIS) et du pôle d’attraction universitaire de
l’État fédéral belge (PAI)
Droit et
Société
Recherches et Travaux
31
3
© 2018 Droit et Société
Série publiée par le Réseau Européen Droit et Société
à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme,
54, boulevard Raspail, Bureau 106, 75270 Paris cedex 06.
Directeur fondateur des collections : André-Jean A RNAUD
Directeurs : Vincent SIMOULIN , Jacques COMMAILLE & Philippe
RAIMBAULT
Diffusion : Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence,
Lextenso éditions, 70, rue du Gouverneur Général Félix Éboué
92131 Issy-les-M oulineaux Cedex
ISBN : 978-2-275-02928-3
Le contenu de cet ouvrage n’engage que leurs auteurs.
Sommaire
INT RODUCTION ............................................................................................................... 7
PARTIE 1. DRO IT ET CATÉGO RISATIO N.................................................................. 23
CHAPITRE 1. Crimes normaux ....................................................................................25
CHAPITRE 2. La grammaire du raisonnable. Ethnographie des pratiques
interprétatives au Conseil d’État belge ............................................................ 57
CHAPITRE 3. « Accusés » et « voyous ». Une approche praxéologique
de la production des réquisitions du Ministère Public de l’État
de Rio de Janeiro .................................................................................................. 83
CHAPITRE 4. Négociations et déploiements du raisonnement juridique.
Reconnaissance de filiation et personnalité juridique de l’étranger
en séjour irrégulier au Maroc......................................................................... 107
PARTIE 2. FAITS ET DRO IT ...................................................................................... 127
CHAPITRE 5. Décider avec des papiers. Les appuis matériels
du raisonnement juridique............................................................................... 129
CHAPITRE 6. Peut-on juger sans socle commun ? Le régime de la preuve
de la Cour Pénale Internationale...................................................................... 155
PARTIE 3. DRO IT ET CULTURE ............................................................................... 171
CHAPITRE 7. Le temps du droit Ethnographie
d’un raisonnement objectivant ........................................................................ 173
CHAPITRE 8. Distances multiples et rupture communicationnelle dans la justice
familiale belge. L’altérité culturelle dans la construction
du raisonnement juridique............................................................................... 195
CONCLUSION. La praxéologie du droit.
Mise en perspective et mise en pratique .......................................................... 223
BIBLIOGRAPHIE.......................................................................................................... 243
TABLE DES MATIÈRES ............................................................................................... 259
5
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
CONCLUSION
La praxéologie du droit
Mise en perspective et mise en pratique
Baudouin DUPRET
Ayang UTRIZA YAKIN
Qu’est-ce que la praxéologie du droit ? Autrement dit, qu’est-ce que cette
perspective qui entend se saisir du droit par le biais des pratiques qui en font
leur point de référence ? Quel espace existe-t-il donc, entre le formalisme, qui,
pour caricaturer, tient le juge pour prisonnier des règles que la loi lui enjoint
d’appliquer, et le sociologisme, qui, en ne caricaturant pas moins, voit ce même
juge sous influence de son statut social, de ses humeurs et de son arbitraire ? La
praxéologie du droit est une démarche qui entend prendre le droit au sérieux,
dans toute son épaisseur formelle et sociologique. En d’autres termes, elle tient
pour absurde la prétention à traiter du droit dans l’ignorance de ce que ses praticiens tiennent pour consubstantiel à leur activité, à savoir les règles ; mais elle
juge également indispensable de saisir ces règles et les activités qui s’y réfèrent
dans leurs modalités d’accomplissement. C’est donc à l’analyse socio anthropologique de la pratique du raisonnement juridique que nous invite la
praxéologie du droit.
Comme sa méthode est avant tout ethnographique et qu’elle ne prétend pas
à la modélisation du raisonnement juridique, la praxéologie du droit rechigne à
la théorisation, celle-ci devant être comprise comme l’aspiration à une montée
en généralité abstraite sous laquelle on pourrait subsumer les innombrables cas
d’espèce. Cela ne veut donc pas dire que le propos ne soit pas doté d’une dimension théorique, bien au contraire. En revanche, il y a bien un refus assumé
d’effacer des cas particuliers auxquels on s’intéresse leur irréductible contingence et contextualité. Les cas particuliers sont ethnographiés en sorte de faire
ressortir les mécanismes qui sont propres à leur déroulé, y compris ce qui
touche au raisonnement juridique adopté par ceux qui pratiquent le droit, à titre
professionnel ou profane. C’est toujours dans une perspective de l’intérieur, internaliste, une conception émique si l’on veut, que le cas particulier est appréhendé : qu’est-ce qui fait que le cas est tenu pour être un cas ; quels sont les
éléments qui sont appréhendés par les parties comme constitutifs du cas ;
223
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Conclusion
quelles sont les règles de droit qui émergent comme pertinentes ; quelles sont
les procédures qui sont jugées contraignantes ; quels sont les traits caractéristiques du cas qui permettent de l’apparenter à tel autre cas ; quels sont les détails pertinents et les détails superflus ; qu’est-ce qui justifie qu’on invoque tel
précédent, qu’on recoure à telle règle ou qu’on procède à telle qualification ? À
chaque fois, ce sont bien les méthodes propres aux gens concernés, à l’instar
des juges, qui font l’objet de l’attention descriptive de la praxéologie du droit.
On pourrait parler d’intérêt pour les ethnométhodes juridiques, allusion étant ici
faite à la figure tutélaire de cette façon de faire des sciences sociales, Harold
Garfinkel, le père de l’ethnométhodologie.
1. Mise en perspective : quelques travaux fondateurs
La praxéologie du droit est donc cette tradition qui entend mener
l’ethnographie du droit en contexte et en action. Elle entend se saisir du droit
dans les particularités de son déploiement, et non comme ressource explicative
de schèmes plus vastes. En ce sens, elle respécifie l’objet des sciences sociales
du droit, qui passe d’une préoccupation pour ce qu’est le droit à un intérêt pour
ce que fait le droit, et comment il le fait. Cette façon de considérer les pratiques
juridiques comme objet de recherche de plein droit et non comme prétexte à
une perspective critique demeure marginale, bien qu’elle présente des lettres de
créance à la fois anciennes et prestigieuses.
La thèse d’Aaron Cicourel (1968) est sans doute le premier ouvrage menant
une analyse praxéologique du raisonnement juridique. On y observe un intérêt
marqué pour l’observation et la description des pratiques du groupe des professionnels chargés de mettre en œuvre et d’administrer le droit des mineurs. Cette
technique permet à Cicourel de montrer comment les officiers de police prennent la décision d’arrêter, d’inculper ou d’incarcérer des mineurs sur la base de
procès-verbaux, en fonction de contraintes organisationnelles et à partir d ’un
éventail limité de possibilités. Mais l’étude réellement pionnière dans cette démarche alliant sensibilités ethnométhodologique et ethnographique est celle de
Sudnow, « Normal Crimes » (1965, Chap. 1, ce volume). S’intéressant au travail de qualification juridique, l’auteur montre comment les catégories juridiques, loin de pouvoir être comprises à partir du « droit des livres » (textes législatifs et jurisprudentiels, traités de doctrine et manuels), doivent être saisies à
partir du travail de catégorisation lui-même. Son étude se fonde sur
l’observation continue, pendant plusieurs mois, de juristes au travail, particulièrement dans leur négociation des plaider-coupable. Il décrit dans le détail les
méthodes mises en œuvre pour entreprendre la négociation à partir de ce qui
apparaît comme le « crime normal ». Les catégories juridiques formelles sont,
pour Sudnow, « l’équipement conceptuel de base avec lequel les juges, les avocats, les policiers ou encore les agents de probation organisent leurs activités
quotidiennes ». Cela signifie donc qu’une fois ces catégories identifiées, il faut
encore examiner comment les professionnels, en cherchant à quoi réduire un
224
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Baudouin DUP RET et Ayang UTRIZA YAKIN
cas d’espèce, doivent « décider de son appartenance à une catégorie
d’événements dont les caractéristiques ne peuvent être décrites par le code pénal ». C’est précisément cette catégorie d’événements que Sudnow désigne
sous le terme de « crimes normaux », la normalité renvoyant ici à la façon
qu’ont les gens de rapporter certaines personnes et certains événements à des
catégories typiques.
Dans le même ordre d’idées, on peut citer divers articles, dont celui de Harvey Sacks (1997), sur le travail de l’avocat, qui décrit comment les juristes sont
engagés, dans le cours de leur activité quotidienne, dans la « gestion de la routine ». Michael Lynch s’est également beaucoup intéressé au droit. Il a, entre
autres, écrit un article (1997) traitant des auditions menées dans un tribunal pénal canadien, où il s’attache à examiner le travail visible et public du juge, ce
qui va de la gestion des contraintes procédurales à l’admonestation morale de
l’accusé au moment de sa condamnation. Albert Meehan (1988 [1997]) s’est
intéressé pour sa part aux modes de production par la police de documents.
Parmi ceux-ci, figure le « dossier » (running record), qui comprend tout le savoir accumulé sur un individu, sur les lieux et les événements passés, dont il est
fait usage dans la prise de décision. Douglas Maynard et John Manzo (1993
[1997]) ont également livré un article détaillé sur les modes de décision des jurys dans lequel ils montrent comment le résultat précède la décision. Pour ces
auteurs, la justice, loin de n’être que la notion abstraite des philosophes et
jusqu’à un certain point des sociologues, est quelque chose « qui existe empiriquement, c’est-à-dire dans le discours et l’action de la société ordinaire ». On
citera également l’étude de Luisa Zappulli (2001) sur les auditeurs de justice
italiens, dans laquelle elle nous montre comment contraintes institutionnelles,
savoirs techniques et connaissances ordinaires s ’entremêlent, les jeunes magistrats étant amenés à rapidement développer leur capacité à maîtriser leur nouvel
environnement professionnel pour débuter leur carrière au mieux de leurs intérêts.
Deux ouvrages sont spécifiquement consacrés au travail juridique envisagé
de ce point de vue praxéologique. Dans The Reality of Law, Max Travers
(1997) s’intéresse à l’activité d’un cabinet d’avocats pénalistes. Après s ’être
attaché à décrire phénoménologiquement ce cabinet, Travers souligne comment
sa nature différente, qui en fait un cabinet d’avocats radicaux, est rendue visible
par les membres du personnel y travaillant au travers de leur façon de parler de
leurs activités quotidiennes. En ce sens, les gens ne sont pas simplement les
membres d’un groupe, mais ils sont aussi l’objet de rattachement à des catégories, ce qui implique toujours une part d’interprétation éventuellement révisable. Cette appartenance se traduit aussi par la promotion d ’un type particulier
de point de vue sur la pratique professionnelle et par une présentation de soi
mettant en évidence son professionnalisme dans l’accomplissement de cette
pratique. Quant au travail de l’avocat pénaliste à proprement parler, Travers
montre comment le droit et la procédure ressortissent avant tout d ’une compréhension pratique qui est fonction du type de client, de compétences de sens
225
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Conclusion
commun et d’un savoir acquis par l’expérience. Ceci est particulièrement visible quand on observe dans le détail comment un avocat persuade son client de
plaider coupable. La perspective praxéologique adoptée par Travers vise ici à
privilégier la compréhension quotidienne que les gens ont, grâce à des méthodes partagées, du contexte social, plutôt qu’à donner la préférence à un point
de vue de surplomb. L’auteur s’intéresse aussi à l’activité de préparation d’un
procès et observe la part importante occupée par la seule routine.
L’autre ouvrage, Le Jugement en action, de Baudouin Dupret (2006),
s’attache à saisir l’objet juridique dans la dimension morale de son déploiement
et dans son traitement des questions de moralité. Son but est d’observer, en
contexte, les pratiques et l’activité d’une grande variété de gens impliqués dans
des questions propres à l’institution judiciaire ou confrontés à elle. Plus particulièrement, son objectif est d’étudier et de décrire, de manière empiriquement
documentée et détaillée, comment se produit et se manifeste la dimension nécessairement morale de l’activité judiciaire et comment cette dernière modalise
le traitement d’affaires touchant à la morale. Le contexte de cette étude est spécifique : il s’agit de l’enceinte de parquets et tribunaux égyptiens et d’affaires
qui y ont été traitées au tournant du XXIème siècle. Mais son ambition va bien
au-delà de la présentation d’un système juridique particulier, il propose une sociologie du droit en contexte et en action, une praxéologie du droit. Après avoir
posé le cadre analytique de sa démarche, l’ethnographie du travail juridique, il
procède en quatre temps. Il entreprend d’abord de fonder l’approche praxéologique des relations qu’entretiennent droit et morale, en partant du traitement
classique de cette question, en introduisant l’idée d’une structuration morale de
la cognition ordinaire et judiciaire et en s ’arrêtant aux apports de la démarche
praxéologique. C’est ensuite à l’activité judiciaire et à l’organisation morale de
son exercice que le livre s ’intéresse. À cette fin, la question du contexte de
l’activité judiciaire et les notions de contrainte procédurale et de pertinence juridique sont développées. Puis il déroule une grammaire pratique de quelques
grands concepts du droit, tels la personne, la cause ou l’intention. Enfin, il analyse de manière détaillée une affaire qui mit en cause une cinquantaine
d’hommes pour leur homosexualité présumée. Sont ici décortiqués les langages
de la décision de justice et de l’interrogatoire du Parquet, ainsi que les différents jeux de catégorisation qui traversent ces activités. En conclusion,
l’ouvrage revient sur les relations entre droit et morale à la lumière de la démarche praxéologique qu’il a déployée.
Un troisième ouvrage s’inscrit aussi dans cette tradition praxéologique, celui de Thomas Scheffer (2010) sur la procédure contradictoire devant la Crown
Court britannique. À travers l’ethnographie d’un procès de parenticide, Scheffer s’est penché sur les modalités procédurales de la moralisation indirecte. Il
désigne par ce terme les attentes indirectes de justification morale qui pèsent
sur l’accusé, ce qui implique que l’accusé intègre les attentes morales de la personne moralisatrice, qu’il s’agisse des magistrats ou des victimes. Il s’intéresse
alors moins aux termes employés par les acteurs qu’à la manière dont la morali-
226
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Baudouin DUP RET et Ayang UTRIZA YAKIN
sation est procéduralement organisée. Toujours sur le terrain de la procédure
pénale il a étudié le rôle des matérialités dans une perspective praxéologique
(Scheffer, 2004). S’arrêtant d’abord sur le rôle que joue la disposition des salles
d’audience, des dossiers et des récits dans le procès, il conclut que les audiences, par leur caractère cumulatif, anticipé et condensé, ne peuvent prendre
forme au moyen des seules interactions directes. « Les trois matérialités ajoutent un sens de la stabilité, de l’historicité et de l’attente. Elles fixent les événements passés, précisent les futurs possibles et les espoirs réguliers ». Elles
apparaissent moins comme des structures déterminant le cours de l’action que
comme des composantes imprécises, incomplètes et floues lors de leur utilisation située. Dans une perspective à la fois matérialiste et constructiviste, il
montre le rôle de ces dispositifs dans le cadrage et la production des audiences.
2. Mise en perspective : la respécification ethnographique
Le choix de l’ethnographie, par définition empirique et descriptive, et d’une
approche par les pratiques, et donc praxéologique, est probablement seul à
même de garder au droit toute son épaisseur phénoménologique. À force de regarder le droit par le prisme de la culture, de l’histoire, de la structure sociale
ou des rapports de force, la sociologie et l’anthropologie classiques du droit
nous ont toujours laissés face à un « quelque chose qui manque » : la pratique
du droit. On en a fini par perdre de vue le phénomène du droit en lui-même.
L’analyse s’est équipée de concepts, de catégories, de théories, mais, ce faisant,
elle a oublié de considérer le droit comme… objet de plein droit. En cherchant
à éviter le piège de la décontextualisation, avec tout ce que cela suppose en
termes de notions mentalistes telles que « fonction latente », « processus inconscient » ou « incorporation », l’analyse praxéologique du droit choisit de
décrire les modes de production, de reproduction, d ’intelligibilité, de structuration et de publicité du droit et des activités qui s ’y rattachent. On y perd
l’illusion critique et glorieuse du dévoilement (bien que la critique, par son caractère totalement circulaire, finisse par rapidement s ’essouffler) aussi bien que
le vertige envoûtant des considérations métaphysiques, mais on y gagne indubitablement la clarté descriptive et analytique.
Dans cette perspective, il s’agit de décrire les modes de production et de reproduction, d’intelligibilité et de compréhension, d’expression et d’articulation
du droit autour de son point de référence, à savoir la norme juridique, et des différentes activités qui lui sont liées. Cette démarche s’attache ainsi à voir comment les activités s’organisent et comment les gens s ’orientent par rapport aux
éléments perçus comme structurels de ces activités. Comme le souligne Alain
Coulon, l’hypothèse de l’intériorisation des normes, provoquant des conduites
« automatiques » et « impensées », ne rend pas compte de « la façon dont les
acteurs perçoivent et interprètent le monde, reconnaissent le familier et construisent l’acceptable, et n’explique pas comment les règles gouvernent concrètement les interactions » (1994 : 648). Les faits sociaux ne s’imposent pas aux
227
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Conclusion
individus comme une réalité objective, mais comme des accomplissements pratiques : « Entre une règle, ou une instruction, ou une norme sociale, et leur application par les individus, s ’ouvre un immense domaine de contingences, qui
est celui engendré par la pratique, qui n’est jamais pure application ou simple
imitation de modèles préétablis » (ibid.). S’il s’agit de prendre le droit au sérieux, ce n’est toutefois ni le droit des règles maintenues dans leur abstraction
formelle, ni le droit des principes indépendants de leur contexte d ’utilisation,
mais le droit des acteurs du droit engagés au quotidien dans la performance du
droit, en d’autres mots, un droit fait de la pratique des règles de droit et d e leurs
principes d’interprétation.
Ce que la respécification praxéologique du droit nous dit avant tout, c’est
que les sciences sociales n’ont pas les moyens de définir le droit en dehors de
sa performance réelle, vécue et empiriquement observable. Il n ’y a lieu de voir
du droit que dans ce que les gens disent et font quand ils s ’orientent vers
quelque chose qu’ils identifient en tant que droit. Autrement dit, comme le rappelle Brian Tamanaha (2000 : 314), « ce qu’est le droit est déterminé par les
usages communs des gens, dans le champ social, et non pas à l’avance par le
théoricien ou le chercheur en sciences sociales ». Le mérite de cette approche
non essentialiste tient à ce qu’elle est totalement dépourvue de présuppositions
sur le droit (au-delà de la présupposition négative que le droit n’a pas
d’essence). Il reste alors à mener un travail ethnographique qui s’attache à trouver aux différentes formes d’expression et d’usage de l’idée de droit les formes
descriptives et empiriquement documentées qui leur conviennent.
3. Mise en perspective : quelles relations avec les sciences du
droit ?
On peut se demander ce que la praxéologie du droit entretient comme relations avec les autres « sciences » du droit : histoire du droit, philosophie du
droit, théorie du droit, sociologie et anthropologie du droit, droit comparé. La
question ne se confond pas avec les rengaines sur l’interdisciplinarité. Elle tient
à ce qu’on appelle, dans le langage propre à l’ethnométhodologie, la « respécification ». La perspective praxéologique ne prétend pas corriger les erreurs dont
les autres manières de traiter d’un objet d’étude pourraient souffrir. Par rapport
aux perspectives théoriques, elle ne prétend pas être en mesure de juger de leur
véracité ou de leur fausseté. Elle ne s e présente pas non plus en alternative
théorique à une autre théorie, pas plus d’ailleurs qu’elle n’a de visée à proprement parler théorique ou, plus exactement, théorisante. Cette respécification
qu’elle promeut correspond en réalité à une démarche intern aliste et donc
« perspectiviste », à savoir une description des moyens de faire sens d’un objet
dans la perspective de ceux qui le pratiquent. Par rapport aux sciences du droit,
cela entraîne un intérêt qui tient à ce que, d’une part, ces sciences sont con stitutives en elles-mêmes d’une pratique académique de discours sur le droit et, de
228
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Baudouin DUP RET et Ayang UTRIZA YAKIN
l’autre, qu’elles sont partie intégrante de la perspective que les « pratiquants du
droit » (praticiens professionnels et usagers ordinaires) ont de celui-ci.
À partir des travaux de deux théoriciens du droit majeurs, Hans Kelsen et
Norberto Bobbio, Michel Troper assigne à la science du droit la tâche
d’ordonner un langage qui lui est extérieur, celui du législateur et du juge, dans
lequel ils énoncent et justifient leurs présuppositions (Troper, 1994 : 40). La
science du droit est donc en quelque sorte un métalangage sur ce langage -objet
qu’est le droit lui-même. La respécification praxéologique souscrit à l’idée de
s’intéresser au langage du législateur et du juge, tout en se portant en faux
contre l’ambition correctrice et externaliste. D’une part, il n’y a pas d’ordre
exogène à mettre dans le monde du droit, mais plutôt un ordre endogène à reconnaître et décrire. D’autre part, cet ordre endogène ne peut être appréhendé
qu’à partir du point de vue de ceux qui le produisent et non en surplomb de leur
travail. Comme c’est en effet le système juridique, c’est-à-dire les « pratiquants
du droit », qui sécrète les concepts nécessaires à son fonctionnement (Troper,
1994 : p. 22), il serait vain d’aller chercher ses principes d’organisation en dehors de lui. Il faut donc adopter un point de vue interne, qui consiste à « décrire
les critères [que les autorités qui agissent dans le système et qui doivent identifier les normes applicables] emploient » (id., p. 32). Et Troper d’ajouter : « sans
renoncer […] à la distinction de la science et du droit » (ibid.). Deux attitudes
sont possibles à l’égard de cette dernière remarque. La première consiste à la
récuser, au motif que la respécification consiste précisément à refuser la perspective externaliste que suppose une telle distinction. La seconde, que nous faisons nôtre, prend appui sur l’aphorisme de Garfinkel selon lequel le monde de
la connaissance s’attache à rendre remarquables les cho ses vues mais non remarquées du monde ordinaire. Les concepts nécessaires au fonctionnement du
droit sont les outils ordinaires du monde quotidien des « pratiquants » du droit.
De ce fait, ils sont très largement connus, pratiqués et même « routinisés » par
ceux-ci.
Pour mieux saisir les relations fructueuses que peuvent nouer la théorie du
droit et la praxéologie, on peut revenir sur l’exemple de la causation. Là où la
philosophie classique a construit un modèle de la causation destiné aux sciences
naturelles, des théoriciens du droit comme Herbert Hart et Tony Honoré (1985)
ont tenté une approche réaliste procédant en trois étapes, montrant tout d’abord
que la philosophie classique du droit a échoué à rendre compte de la causation
en droit, identifiant ensuite les chemins que prend la causation dans le sens
commun, décrivant enfin les connexions entre les modes ordinaires et juridiques de raisonnement causal. Ils soulignent que la façon qu’ont les philosophes de traiter de cette question manque les aspects spécifiques et pratiques
auxquels les juristes font face dans leur travail professionnel. Ils proposent de
sélectionner des « exemples standards de la façon dont les expressions causales
sont constamment utilisées dans la vie ordinaire », exemples qui forment « le
noyau d’un usage commun relativement bien établi » (id., p. 27). Ils montrent
aussi la parenté du sens commun et de la rationalité juridique. On remarque
229
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Conclusion
ainsi que le lien de causalité est, dans le sens ordinaire comme en droit, central
dans l’établissement de la responsabilité.
L’approche analytique, telle qu’elle est développée par Hart et Honoré,
permet de ne plus assimiler la causation aux propositions normatives de la théorie juridique et de mieux l’articuler aux modes pratiques du raisonnemen t ordinaire et juridique. Elle présente aussi des limites qui tiennent, d’une part, au
type de matériau sur lequel ce type d’analyse s’appuie – les textes « lissés » des
institutions du droit – et, d’autre part, à l’épistémologie qui sous -tend le traitement de ce matériau. C’est précisément ce que vient respécifier la perspective
praxéologique. Celle-ci suppose d’examiner le raisonnement causal, non dans
son abstraction, mais comme une pratique en tant que telle. Dans le raisonnement ordinaire, le raisonnement causal est un phénomène public (Watson, 1994
[1983] : 43) visant principalement à établir une relation – et la nature de cette
relation – entre une « action » et son « auteur ». D’où l’importance de la description de ceux-ci. Le choix d’un descripteur, parce qu’il n’est pas sans conséquences sur la nature de la causalité établie, entraîne des conséquences très directes sur l’imputation d’une responsabilité morale ou juridique à l’auteur de
l’action.
Herbert Hart est avant tout connu pour être l’auteur d’un classique de théorie du droit : Le Concept de droit (1994 [1961]). À partir d’une critique serrée
de l’ancienne théorie positiviste du droit comme commandement d’un souverain illimité, Hart propose de concevoir un système juridique comme un ensemble de règles primaires (prescriptives et proscriptives) et secondaires (de
reconnaissance, de changement et d’attribution d’autorité) articulant les normes
substantielles et l’autorité de les formuler et de les appliquer. Dans cette perspective, Hart suggère qu’il existe deux perspectives sur le droit. L’une, externe,
conduit à observer dans quelle mesure un système est effectif. On pourrait la
qualifier de perspective sociologique. L’autre, interne, amène à décrire comment les gens considèrent leurs obligations juridiques et les utilisent comme
modèles de conduite (p. 114). On pourrait parler ici de perspective praxéologique. Cette dernière est seule à même de montrer « la façon dont les règles
fonctionnent dans la vie de ceux qui constituent normalement la majo rité dans
une société » (p. 115). À partir de ce point de vue interne, il est possible de voir
comment, concrètement, les acteurs articulent des règles substantielles et des
règles d’habilitation et comment elles s’orientent par rapport à elles comme s’il
s’agissait d’un modèle justifiant leur action en société. Décrire les modalités
pratiques de cette « orientation », tel est précisément le domaine de la praxéologie du droit, qui observe, en contexte et en action, dans la concrétude de
chaque cas particulier, les façons non seulement d’appréhender les règles, mais
aussi de les comprendre et de les utiliser dans des raisonnements juridiques pratiques. Notons que, pour Hart, les règles sont dotées d’une « texture ouverte »
(p. 153), c’est-à-dire d’une marge d’incertitude quant à leur interprétation, entre
un « noyau de certitude » et une « pénombre de doute ». Si l’on respécifie cette
affirmation de manière praxéologique, cela revient à dire qu’en observant les
230
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Baudouin DUP RET et Ayang UTRIZA YAKIN
manières dont les gens appréhendent les règles, on peut montrer comment ils
leur attribuent une signification plus ou moins évidente et arrêtée, et, partant,
comment ils exploitent les marges d’incertitude pour promouvoir certaines interprétations plutôt que d’autres.
Un autre domaine dans lequel la praxéologie du droit peut aisément
s’inspirer de la théorie et de la philosophie du droit est celui de la règle et de la
relation que les pratiquants du droit entretiennent avec elle. Nous avons par ailleurs eu l’occasion de présenter le travail de Frederick Schauer (2009) sur le
raisonnement juridique (cf. Dupret et Colemans Introduction de ce volume).
Dans un autre ouvrage, Schauer (1991) s’intéresse à la règle, juridique principalement mais pas seulement. Son traitement de la question de la règle de droit
revêt un intérêt tout particulier, dans la mesure où elle s’inscrit dans une tradition analytique plus affirmée que dans le contexte civiliste et que, Common
Law oblige, elle intègre la règle dans le processus de prise de décision, qu’il
soit judiciaire ou législatif. Schauer commence par définir les règles prescriptives (à distinguer des règles descriptives, qui visent une régularité mathématique ou empirique) comme celles qui sont dotées d’un contenu sémantique
normatif. Elles peuvent servir d’instructions (elles indiquent une marche à
suivre) ou être obligatoires (elles fournissent des raisons d’agir du fait de leur
existence en tant que règles). Elles peuvent être constitutives (elles créent la
possibilité de s’engager dans une action d’un certain type) ou régulatrices (elles
gouvernent un comportement préexistant). Règles et systèmes juridiques ont
des relations, mais celles-ci sont contingentes. Le socle commun aux règles
descriptives et prescriptives, c’est toutefois bien qu’elles ne concernent pas des
cas particuliers : « les règles s’adressent à des types » (p. 18). Autrement dit,
les cas particuliers que nous percevons sont les instances de catégories plus
larges, sans pour autant que l’appartenance du cas particulier à une catégorie
plus générale ne soit jamais totalement déterminée. Les cas particuliers sont
l’hypothèse de la règle, ce qu’on pourrait également appeler son prédicat factuel : si tel fait se produit, il est alors probable que telle règle trouvera à
s’appliquer. Pour être opérationnel, le prédicat factuel doit être doté d’une portée plus générale que le seul cas d’espèce, ce qui le rend inclusif, mais parfois
aussi sur-inclusif ou sous-inclusif (p. 32). Cette sur – ou sous – inclusivité induit un écart entre la règle et sa justification. Cet écart, c’est-ce que Schauer
appelle le « retranchement » (entrenchment) de la règle, c’est-à-dire son autonomisation par rapport à son prédicat factuel et à sa justification. La généralisation propre à la règle s’appuie sur des similarités et efface des différences entre
des faits. Elle projette la règle dans le temps et l’espace au-delà des cas particuliers, guidant la compréhension dans certaines directions et la détournant
d’autres (p. 44). Autrement dit, la règle continue à s’appliquer même dans d es
cas où sa justification originelle n’est pas identifiable. La règle se suffit en
quelque sorte à elle-même, elle est auto-justifiée.
Tel est le concept de règle sur lequel s’appuie le juge : la décision fondée
sur une règle est une décision dans laquelle le décideur traite la règle générale
231
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Conclusion
comme retranchée de ses justifications particulières et considère le fait de son
existence comme une raison pour agir, même dans des cas limites (p. 51). On
pourrait dire que les mots porteurs de la règle en viennent à signifier quelque
chose indépendamment du contexte de leur formulation initiale : ils sont dotés
d’une structure d’intelligibilité, mais celle-ci est affranchie de son auteur et se
retrouve dépendante de manière contingente, mais pas arbitraire, de son lecteur.
La formulation généralisante d’une règle peut en effet acquérir une signification différente de ce qu’une application littérale de sa justification initiale aurait
permis. C’est là que se situe ce qui donne son caractère de règle à la règle
(p. 61). Mais une règle peut également exister sans formulation explicite.
L’autorité d’une règle, c’est donc le fait qu’on puisse dire rétrospectivement
qu’on a agi de telle ou telle manière en raison de l’existence de cette règle. Une
décision peut être particulariste, quand elle se focalise sur le seul cas particulier. La décision fondée sur une règle (rule-based decision-making) est celle
qui, à l’inverse, exclut certaines spécificités du cas pour se concentrer sur ses
qualités génériques qui le rendent passible d’une application de la règle conçue
de manière indépendante de sa justification (p. 111). Une telle décision implique, du fait de son retranchement et de son appui sur une règle autonome,
d’inclure des situations qui ne relèvent pas manifestement des justifications
d’arrière-plan de la règle sur laquelle elle se fonde (p. 135).
La force de la décision fondée sur une règle ne réside donc pas tant dans sa
justice que dans sa capacité à instaurer la confiance, à assurer la prévisibilité et
à fonder la certitude. La règle y parvient par une distribution du pouvoir temporellement, en donnant préséance au passé, et horizontalement, par l’attribution
de compétences à certains et pas à d’autres ou en privilégiant le collectif sur
l’individuel (p. 159). Dans tous les cas de figure, un système fortement basé sur
la règle est un système qui privilégie la cohérence temporelle et le conservatisme (p. 172). Cela se retrouve dans la règle du précédent, qui utilise le passé à
des fins présentes (p. 182). Le précédent a ceci d’intéressant pour notre propos
qu’il tourne une instance factuelle et donc particulière (le premier cas) en une
règle juridique et donc générale (ce même cas devenu contraignant vis -à-vis du
cas d’espèce, lui-même particulier) (p. 185). Cela montre que le statut de général ou de particulier peut être une affaire de séquence. Il convient aussi de ne
pas exagérer le caractère contraignant de la règle, qui est plus présomptif
qu’absolu (p. 196). Mais en même temps, il faut reconnaître que les règles
« s’appliquent » le plus souvent, c’est-à-dire qu’elles opèrent de manière non
intrusive, sans susciter un doute chez leur destinataires qui exigerait un lourd
travail interprétatif (p. 207). La plupart des règles ont un noyau de signification
qui ne pose pas de problème d’interprétation et une « zone de pénombre », pour
reprendre la formule de Hart, qui nécessite une véritable interprétation créatrice
de nouvelles significations. C’est tout l’intérêt des règles, précisément, que de
libérer leurs destinataires de l’obligation de considérer l’intégralité des éléments supposément pris en considération dans l’expression « toutes choses
232
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Baudouin DUP RET et Ayang UTRIZA YAKIN
considérées » ; autrement dit, de permettre de voir les choses « en gros » plutôt
que de les inspecter « dans le détail » (p. 230).
Ce détour par la théorie du droit permet de poser un certain nombre
d’éléments analytiquement pertinents pour la perspective praxéologique. Sur ce
qu’est une règle, tout d’abord, et donc sur son caractère conceptuellement général. Ensuite, sur la portée de la règle, qui se décide de manière contingente.
Egalement sur le lien constitutif que la règle, entendue comme généralité, entretient avec son prédicat factuel, par définition particulier. Sur le fait aussi qu’une
règle n’est une règle qu’en raison de son autonomisation de la règle par rapport
à sa justification originelle. En outre, cela permet de souligner l’importance du
travail décisionnel pratique consistant à faire rentrer un cas réputé particulier
dans le spectre d’une règle réputée générale. Cela montre aussi le caractère séquentiel du processus de généralisation, le particulier d’un moment devenant le
général d’un moment ultérieur. On observe également, grâce à ce détour, que la
règle et le cas d’espèce fonctionnent de manière apariée, de même qu’o n peut
voir comment la contrainte effective qu’exerce une règle est une question empirique. On remarquera enfin le caractère non réflexif et non interprétatif de
l’application des règles ordinaires , ainsi que l’utilité de la règle de par
l’économie argumentative et la simplification du processus décisionnel qu’elle
permet. Tous ces apports, il appartient à la perspective praxéologique de les
éprouver empiriquement.
3. Mise en pratique : contexte, pertinence juridique, correction procédurale
L’ethnométhodologie. Une sociologie radicale (2001) est un des rares ouvrages en français à traiter de manière compréhensive de cette façon de faire
des sciences sociales. Il pèche en même temps par une propension à discourir
sur l’ethnométhodologie plutôt qu’à mener des recherches en ethnométhodologie. Nous voudrions montrer, dans les lignes qui suivent, que l’ethnométhodo logie se découvre par sa pratique plutôt que par sa glose. Nous tâcherons d’y
parvenir à partir d’un cas d’étude inédit dont les ressorts peuvent être décrits de
manière perspicace en adoptant cette démarche.
Notre terrain se situe en Indonésie. Néanmoins, celle-ci ne constitue pas,
dans notre perspective praxéologique, le contexte de notre étude. Nous en parlons davantage comme d’un arrière-plan de compréhension. Pour pouvoir en
effet faire sens de ce qui se passe dans les tribunaux dont nous allons étudier
certains jugements, il faut sans doute maîtriser un certain nombre d’éléments
d’ordre linguistique, anthropologique, sociologique et religieux. Ainsi en va-t-il
de la population indonésienne (250 millions en 2014), du pourcentage de musulmans (87,18 en 2010), de la Constitution de 1945 (qui ne fait pas de l’islam
la religion de l’État), de la hiérarchie des normes (de la Constitution au règlement départemental) et de la hiérarchie des juridictions (de la Cour suprême au
Tribunaux d’instance), des données sur la famille, le mariage et le divorce (de
233
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Conclusion
377.250 divorces pour 2.207.364 mariages enregis trés en 2010 à 489.078 divorces pour 2.218.130 mariages enregistrés en 2013, un taux de divorce en
constante évolution mais bien moindre qu’en Europe). Ainsi en va-t-il aussi de
la législation réglementant tel ou tel domaine du droit (par exemple, la loi s ur le
mariage n° 1/1974, les lois sur les tribunaux religieux n° 7/1989, 3/2006 et
50/2009 ou la compilation du droit musulman promulguée par l’instruction présidentielle n° 1/1991. Cette connaissance peut être utile pour faire sens de ce
qui se donne à voir quand on mène une ethnographie du droit de la famille dans
les tribunaux de Jakarta. Elle ne correspond cependant pas à ce que nous appelons le contexte des affaires ethnographiées, dans la mesure où celui-ci n’est
pas le point de vue panoptique du chercheur sur une question, mais le point de
vue en perspective des gens engagés dans un cours d’action. Ce n’est en effet
pas à l’analyste qu’il revient de déterminer les variables à prendre en considération dans l’appréciation du contexte. Le contexte pertin ent ressort des événements eux-mêmes, de ce vers quoi pointent les participants, de ce qu’ils font et
disent. En ce sens, notre conception correspond à celle d’Emmanuel Schegloff,
pour qui le contexte se restreint à ce qui est « publiquement pertinent » et
« procéduralement conséquentiel ». Cela signifie pratiquement qu’en examinant
n’importe quel phénomène, deux questions doivent être posées pour savoir si
quelque chose appartient au contexte de ce phénomène : d’une part, si ces catégories sont pertinentes pour les participants ; d’autre part, si les participants
s’orientent vers elles dans le cours de leur action (Schegloff, 1987 ; Dupret et
Ferrié, 2010).
En guise d’exemple, nous allons nous attacher à une série d’affaires particulières de divorce que l’un de nous deux a pu suivre au cours d’un terrain de
cinq mois, entre février et juin 2016, à Jakarta. Elles se présentent officiellement comme des procès en divorce. Elles sont justifiées, officieusement, par le
défaut d’amour d’un époux à l’égard de l’autre. Elles sont motivées, dans les
jugements, par les règles du droit indonésien du divorce, qui ne reconnaît pas la
qualification « divorce par manque d’amour ». Prenons un témoignage dans un
procès en divorce à l’initiative de l’épouse (cerai gugat). Nous savons, par
l’entremise des différentes prises de parole des protagonistes de l’affaire, qu’il
s’agit d’un mariage conclu en septembre 2015 et que le conflit remonte à décembre de la même année. Il apparaît que l’épouse a refusé de s’installer chez
son mari en raison de ses revenus médiocres, que le mari a menacé son épouse
de prendre une seconde femme, qu’il accuse celle-ci de l’avoir trompé et qu’il
demande la restitution du don nuptial. Techniquement, l’affaire tombe sous le
coup de l’article 19(f) du règlement gouvernemental n° 9/1975 et de
l’article 116(f) de la Compilation du droit musulman de 1991 : « Le divorce
peut avoir lieu « Lorsque le mari et la femme se disputent, que les querelles
continuent sans cesse et que l’espoir de vivre en harmonie sou s le même toit
paraît impossible ». Lors de la quatrième audience du procès, nous observons
l’interaction suivante :
234
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Baudouin DUP RET et Ayang UTRIZA YAKIN
Juge : (…) « Ils sont séparés depuis décembre 2015 ».
Témoin : « Oui. »
J : « Ils se sont séparés parce qu’ils se disputaient » ?
T : « Oui ».
J : « Avez-vous assisté à leurs disputes ? C’est quoi, leur querelle » ?
T : « Ils ne s’adressent pas la parole. Il n’y a pas de compatibilité entre
eux ».
J : « Pourquoi se disputent-ils et se querellent-ils » ?
T : « En fait, la requérante n’est pas disposée à quitter le domicile parental pour vivre avec son mari qui est enseignant à Depok. Elle ne
veut pas déménager là-bas ».
J : « D’accord. Donc le mari invite son épouse à habiter avec lui, mais
elle ne le veut pas. À part cela, y a-t-il une autre raison » ?
T : « Qu’y a-t-il encore ? Ah, oui, le mari veut encore se marier ».
J : « Ah, il veut faire un mariage polygame alors qu’elle n’est pas
d’accord ».
T : « Oui, un mariage polygame ».
J : « Une autre raison » ?
T : « Le mari n’a jamais contribué financièrement à l’entretien de sa
femme depuis le début du mariage ».
J. « Jamais ? Depuis le début du mariage ? Ah, d’accord ».
T : « Non, jamais ».
J : « D’accord. Donc, dès le début, il y avait déjà des incompatibilités,
des désaccords, des disputes entre eux, jusqu’à leur séparation ». (…)
J : « C’est tout ? Y a-t-il d’autres raisons » ?
T : « C’est tout, je pense ».
Dans ce témoignage, le juge et le témoin pointent à plusieurs reprises le
contexte pertinent : une interaction judiciaire, un procès en divorce, les causes
admissibles de divorce telles que le refus de cohabitation, la perspective d’un
mariage polygame, le défaut d’entretien de l’épouse par son mari, les disputes,
les incompatibilités, etc. Tous ces éléments sont publiquement pertinents, e n ce
sens qu’ils fondent l’intelligibilité de l’échange pour ses protagonistes, et ils
sont procéduralement conséquentiels, dans la mesure où, de la question du juge
(qui s’articule aux qualifications possibles des faits), procède la réponse du témoin (qui substantialise ou non les qualifications potentielles), qui elle-même
conditionne les questions subséquentes du juge et les réponses qui leur sont apportées. Il ressort de tout ceci que le contexte, dans une perspective praxéologique, c’est l’ensemble des contraintes qui s’exercent, du point de vue des protagonistes et de manière séquentielle, sur l’accomplissement de leurs activités
pratiques.
Dans cette analyse praxéologique du raisonnement judiciaire en acte, la
question de la qualification occupe une place particulière. La qualification est,
en justice, cette opération consistant à rattacher les faits d’un cas particulier à
235
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Conclusion
une règle juridique définissant la solution à apporter au contentieux créé par la
survenance de ces faits. Si on parle de cas d’espèce, c’est précisément parce
que l’opération de qualification subsume un cas particulier sous une catégorie
générique. En théorie du droit, la qualification est souvent présentée comme un
syllogisme dont la majeure est la règle de droit, la mineure, les faits de la cause
et la conclusion, l’application aux faits des conséquences juridiques prévues par
la règle. Dans la pratique, l’opération de qualification ne procède jamais de
cette manière formelle et, pour ainsi dire, automatique (Lenoble et Ost, 1980).
Seul un examen attentif du travail de qualification en contexte permet de voir
comment, dans la contingence de chaque cas particulier, des faits sont énoncés
et décrits et une règle applicable est choisie, dans un ordre séquentiel qui procède en deux directions : de la règle générale vers les faits de la cause, conformément à l’idéal voulant que l’intégralité du réel soit quadrillé par le droit et
que chaque cas particulier se range dans une catégorie prévue à cet effet ; des
faits de la cause vers la règle générale, comme tendent à le soutenir les réalistes
américains pour qui on force les faits à entrer dans une catégorie préjugée plutôt qu’on ne les qualifie de manière logique. Nous parlons à ce sujet de pertinence juridique pour souligner que la mise en relation de faits et de règles fonctionne comme un processus de sélection et de mise en adéquation des uns et des
autres, en situation et non in abstracto, d’une manière contextuellement et non
logiquement contrainte. Revenons sur notre terrain indonésien pour voir la
forme que cela peut prendre. Dans un second témoignage, on relève l’échange
suivant :
J : « Vous connaissez la requérante » ?
T : « Oui, je la connais depuis qu’elle est toute petite, car je suis l’ami
de son père depuis longtemps ».
J : « Vous connaissez le défendeur » ?
T : « Oui, je connais le mari depuis le jour de leur mariage ».
J : « D’accord. Savez-vous qu’il y a un problème entre eux » ?
T : « Oui, je le sais ».
J : « C’est quoi, leur problème » ?
T : « Le problème a commencé dès le début de leur mariage. Bon, je
dois dire la vérité car je témoigne sous serment. À l’âge de onze ans,
quand elle a fini son primaire, elle est allée directement étudier dans
une école coranique. Quand elle est sortie, c’était quelqu’un de très
simple et innocent. (…) Quand son père a voulu la marier, elle n’a pas
vu son futur mari. (…) Le jour du mariage, lors de l’offre-acceptation
(ijab-kabul) 152 , c’est là qu’elle a vu pour la première fois son mari.
152. Petit détail significatif dans une démarche praxéologique : dans une première retranscription
de cette audition, nous avions écrit qabul et non kabul. La première translittération de ce terme
d’origine arabe correspond à l’usage des juges, qui maîtrisent l’arabe juridique, qu’on a pu observer dans les documents de nombreux autres procès. La seconde translittération correspond
à la forme indonésienne du mot et donc à ce que le témoin avait probablement en tête au moment de s’exprimer. En écrivant qabul, les juges « scientifisent » en quelque sorte ce terme
236
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Baudouin DUP RET et Ayang UTRIZA YAKIN
Elle a pleuré car elle n’était pas d’accord d’épouser cet homme. Son
cœur le refusait (…) C’est au moment même du mariage. C’était le tout
début de leur problème de mariage ».
J : « D’accord. C’était au moment du mariage. Et après le mariage » ?
T : « Après le mariage, le mari a essayé et il voulait voir sa femme,
mais elle ne voulait pas ».
J : « Jamais » ?
T : « Jamais ».
J : « Ils ne vivent jamais ensemble. Ils ne sont jamais sous le même
toit » ?
T : « Jamais ».
J : « Donc ils n’ont jamais été ensemble depuis le début du mariage
jusqu’à aujourd’hui » ?
T : « Jamais. En effet, son mari ne lui plaît pas. Son cœur le refuse ».
J : « D’accord. Donc ils n’ont jamais été ensemble depuis le tout début
du mariage. En fait, ils se sont séparés après le jour du mariage ».
T : « Oui ».
J : « Y a-t-il une autre raison » ?
T : « Non, je ne sais pas ».
Dans ce témoignage, on observe comment les protagonistes s’orientent vers
la qualification des faits. Le défaut de cohabitation constitue en effet, en droit
indonésien, l’indice d’une désunion irréversible, ainsi qu’il ressort des articles
mentionnés précédemment. Sans jamais qu’il en soit fait mention explicitement
dans le témoignage, aussi bien le juge que le témoin évoquent, insistent et reviennent sur cette circonstance spécifique et sur le fait qu’elle date du jour
même du mariage. Ils ne le font pas par simple souci de narration exhaustive
d’une histoire, mais parce qu’ils tendent tous deux à la construction d’un récit
juridiquement pertinent, c’est-à-dire construit en sorte de pouvoir produire des
effets juridiques. Ils produisent collaborativement le témoignage avec en perspective l’objectif de raconter une histoire qui puisse entrer dans les catégories
du droit. On dira qu’ils agissent à toutes fins pratiques.
Cette téléologie du travail judiciaire s’articule aussi bien à la recherche de la
pertinence juridique qu’à un souci de correction procédurale. D’un point de vue
juridique, cette dernière signifie que la bonne administration de la justice, le
due process of law, passe par le respect des formes procédurales : double degré
de juridiction, respect des droits de la défense, publicité des audiences, etc.
D’un point de vue praxéologique, il s’agit de souligner que les protagonistes
d’une affaire judiciaire s’orientent pratiquement vers la question de la procédure, les uns pour ne pas subir la censure d’une instance ultérieure ou supérieure, les autres au contraire pour y trouver un vice et ainsi en enrayer le cours.
courant. En faisant la même chose dans la transcription d’un enregistrement, on a en quelque
sorte procédé comme un juge et, ce faisant, révélé le mécanisme cognitif à l’œuvre dans son
travail.
237
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Conclusion
Ce souci de la correction procédurale prend souvent un aspect formel. Ainsi en
va-t-il de l’exigence d’une retranscription verbatim des propos tenus par les accusés ou les témoins. En théorie, cette exigence vise à garantir la fidélité au
contenu de ce qui est dit. Dans la pratique, le récit est souvent récrit en fonction
de… la pertinence juridique visée par les praticiens. C’est cette même téléologie qui conduit les juges du premier degré à ne prendre que rarement des positions juridiquement audacieuses, parce qu’elle ferait planer sur leur décision le
risque d’être invalidée au degré d’appel. En tout état de cause, on peut raisonnablement affirmer que, si le texte d’un jugement énonce systématiquement les
étapes de la procédure qui ont été suivies et les dispositions textuelles sur lesquelles il se fonde, c’est moins pour décrire ce qui s’est effectivement pass é
que pour afficher une correction procédurale le mettant à l’abri d’une invalidation pour vice de forme. Dans notre cas indonésien, cela peut prendre, par
exemple, la forme d’un rappel de la tentative de médiation entre les époux, qui
est exigée par la loi :
Attendu que le tribunal a échoué à réconcilier les deux parties. Le tribunal a eu recours à la règlementation de la Cour Suprême n° 1/2008
concernant la médiation. Le tribunal a ordonné à la requérante et au défendeur de tenter une médiation en passant par un médiateur, M. Kadi
Sastro Wirjono. Cette médiation a eu lieu le 8 mars 2016, mais il n’a
pas réussi à réconcilier les époux en question.
4. Mise en pratique : méthode documentaire d’interprétation
et normativité de la cognition juridique
La perspective praxéologique sur le travail judiciaire nous permet également d’observer la double dimension prospective et rétrospective qui le caractérise. La correction procédurale en est une manifestation évidente. D’une part,
l’énoncé de la procédure suivie apporte un regard rétrospectif sur ce qui a été
accompli pour régler le litige. D’autre part, cet énoncé vise à afficher, face à
une éventuelle instance de jugement ultérieure, que les choses ont été faites
dans les formes. Rétrospectif, donc, dans l’énoncé des faits ; et prospectif dans
l’usage qui pourra être fait de cet énoncé. Cette double dimension se retrouve à
tous les niveaux du travail judiciaire et, plus largement, juridique. Ain si en va-til de la notion d’« amour » en droit indonésien.
L’amour est un concept qui n’est globalement pas facile à définir et qui varie certainement en fonction des contextes entendus dans toute leur variété. En
outre, l’amour n’est pas un concept qui appartient au droit indonésien du mariage, qui parle, à l’article 1er de la loi n° 1/1974, d’« union matérielle et morale
(lahir dan batin, qui correspond à l’arabe zâhiran wa bâtinan) entre un homme
et une femme en tant que mari et femme dans le but de former une famille ou
un ménage heureux et éternel basé sur la foi en un Dieu Unique » et stipule, à
l’article 3 de la Compilation du droit musulman, qu’il « a pour objectif de créer
238
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Baudouin DUP RET et Ayang UTRIZA YAKIN
une vie conjugale faite de tranquillité, d’affection et de bonté (sakinah, mawaddah wa rahmah) ». Ce n’est d’ailleurs pas non plus un concept issu explicitement du Coran, qui énonce : « Et parmi Ses signes, Il a créé de vous, pour vous,
des épouses pour que vous viviez en tranquillité avec elles et Il a mis entre vous
de l’affection et de la bonté. Il y a en cela des preuves pour des gens qui réfléchissent » (sourate al-Rûm, verset 21). En revanche, c’est un concept évoqué
dans la Compilation du droit musulman au titre des obligations des époux, qui
stipule, à l’article 77, paragraphe 2, que « le mari et la femme doivent s’aimer
mutuellement, se respecter réciproquement, être fidèles l’un à l’autre et
s’entraider physiquement et émotionnellement ».
Si donc la définition juridique de l’amour reste floue ou absente, le concept
n’en est pas moins invoqué par l’épouse dans un autre procès en divorce qu’on
a suivi, dans la même région de Jakarta. Celle-ci affirme « ne pas avoir de sentiment » pour le requérant (tidak ada rasa) et « ne pas être amoureuse » de lui
(tidak cinta), ce qui l’a conduit à demander à ses parents d’annuler le mariage,
ce qu’ils avaient refusé de faire en raison de l’avancement des préparatifs. Ainsi, ajoute-t-elle, elle ne s’est pas présentée, le jour du mariage, parce qu’elle est
tombée malade à l’idée d’épouser un homme qu’elle « n’aime pas ». Elle a également refusé d’avoir des relations avec son mari, après la date du mariage, car
elle « n’aime pas » son mari. Pour cette femme, c’est « l’absence d’amour » qui
l’a empêchée d’accomplir ses obligations à l’égard de son mari. Ainsi l’amour
est-il utilisé comme argument pour à la fois définir la nature des relations entre
époux et soutenir l’argumention de l’épouse, qui demande aux juges d’accorder
le divorce sollicité par son mari.
Dans sa réplique, le mari, qui requiert le divorce, nie les allégations de sa
femme, selon laquelle leur mariage n’était pas fondé sur l’amour, et propose
une qualification alternative : l’infidélité de l’épouse. À la question de savoir si
leur mariage était dépourvu d’amour, il oppose le fait qu’elle et lui se seraient
aimés pendant les trois années précédant le mariage. Par ailleurs, la période de
préparation du mariage se serait déroulée sans anicroche, comme en attesterait
la session de photographies et la distribution des invitations, jusqu’à une semaine avant la cérémonie, quand la défenderesse a soudainement demandé son
annulation. Après la cérémonie, les époux n’auraient pas eu de relations
sexuelles, chose que d’ailleurs elle ne nie pas, ce qui est constitutif d’un manquement de sa part. En effet, l’épouse est tenue de remplir ses devoirs prévus à
l’article 83 §1 de la Compilation du droit musulman, qui stipule que
« l’obligation principale d’une femme est de se dévouer matériellement et moralement à son mari ». L’article 84 §1 de la même Compilation prévoit qu’une
femme « est considérée comme nusyuz (en arabe nushûz, c’est-à-dire défaillante) si elle n’a pas rempli ses obligations prévues à l’article 83 §1, sauf pour
des raisons légitimes ». Enfin, le mari affirme que la raison véritable de cette
volte-face de son épouse est l’existence d’une relation extra-conjugale, qui serait attestée par toute une série de preuves, alors que l’infidélité est interdite en
islam. Il est intéressant d’observer ici comment un procès se déroule comme
239
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Conclusion
une succession de récits et contre-récits, qualifications et requalifications, avec
au centre de ces joutes le sens conféré à un mot qui n’a pas d’existence juridique et, pourtant, va fonctionner comme le pivot d’un argument en droit. Ce
fonctionnement, c’est ce que Garfinkel (2007) appelle la « méthode documentaire d’interprétation », par quoi il entend qu’une catégorisation qui sert à décrire des faits qui se sont déjà produits va, de manière contingente, conférer à
un mot une signification déterminée qui servira ultérieurement de base à la qualification de nouvelles occurrences . C’est à peu près le même mécanisme que
vise Hacking (1995) quand il parle d’effet de boucle par lequel le sens acquis
par un mot dans des circonstances particulières va exercer un effet sur la perception ultérieure du phénomène qu’il recouvre aussi bien que sur les manières
de décrire le passé. Dans notre cas, le mot « amour », bien qu’étranger au vocabulaire du droit indonésien, intervient pour caractériser une relation et, ce faisant, sert de base, au moins implicite, à la qualification judiciaire à laq uelle
procèdent ensuite les juges, voire à des occurrences ultérieures similaires et
donc à la manière d’un précédent.
Un trait saillant de la pratique judiciaire contemporaine est la production
continue, dans tout le processus conduisant au jugement, de d ocuments rendant
compte de chaque étape de la procédure, collectant les éléments de preuve, sollicitant des expertises et consignant leurs résultats, enregistrant les témoignages, le tout dans la perspective téléologiqu e d’accomplir correctement
l’« acte de juger ». Cela se traduit, entre autres choses, dans le document écrit
du jugement dont la structure est toute entière orientée vers la manifestation
publique de la performance procéduralement correcte et juridiquement pertinente du procès. Si, formellement, le jugement semble récapituler des faits passés pour fonder une décision présente, on remarque à l’analyse qu’il consiste
davantage en une prise de décision présente visant à produire des effets futurs.
Ceci a pour effet de donner au jugement un aspect lisse, sans aspérité, utile à
toutes fins pratiques bien plus qu’historiquement fiable 153 . Ainsi, dans notre
second jugement en divorce, le juge s’avère moins intéressé à prouver la réalité
d’une infidélité qu’à trouver une base raisonnable au jugement qu’il va prononcer, à savoir l’absence d’harmonie nécessaire à la vie conjugale dont atteste
l’absence de relations sexuelles, reconnue par l’épouse qui admet être ainsi en
défaut par rapport à ses obligations légales. Autrement dit, plutôt que de chercher la vérité à l’origine de l’échec du mariage, le juge préfère un motif juridique incontesté lui offrant un appui solide.
L’organisation des pratiques de référence au droit s’observe particulièrement bien dans les textes produits par l’activité juridique. Si l’on prend le texte
d’un jugement, on remarque que le contexte de sa production nous échappe. Le
153. Cet aspect reste généralement ignoré de la recherche, qui prend les documents judiciaires pour
une source d’histoire sociale ou de sociologie judiciaire plutôt que comme la production pratique d’une institution dans l’accomplissement de ses fonctions. Il en résulte une conception
distordue des documents, de ce qu’on peut y lire et du travail qu’ils accomplissent, alors pourtant que ce qui importe avant tout, c’est de comprendre à quoi ils servent.
240
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Baudouin DUP RET et Ayang UTRIZA YAKIN
document juridique est écrit à des fins juridiques et tend de ce fait à cacher les
conditions spécifiques de sa propre constitution. Autrement dit, le jugement est
une version « lissée » qui occulte l’action qui a conduit à sa production. D’une
action au compte rendu de cette action, d’un échange verbal à un récit écrit,
d’un procès-verbal à un rapport, d’un rapport à un jugement, une énorme transformation a été opérée qui a créé un fossé entre ce qui s ’est passé, ce qui a été
enregistré et ce qui a reçu force de droit. Une analyse ethnographique permet
toutefois de pallier les défauts d’une approche par les textes formalisés et de
retrouver les usages qui ont présidé à la rédaction du jugement, à la formalisation de ses dimensions rétrospectives et prospectives, à sa constitution dialogique et intertextuelle assemblant en un seul document des pièces et des témoignages multiples, à la mise en relation de récits divergents et à l’émergence
d’un récit dominant. On peut alors voir comment des événements mondains deviennent des faits juridiques, comment des termes aux contours flous évoluent
en dispositions légales contraignantes, comment des personnalités ordinaires se
transforment en parties à une affaire et, le cas échéant, comment une moralité
de sens commun peut acquérir le statut de droit.
Un des grands débats de la théorie du droit porte sur les relations que droit
et morale entretiennent. À traits grossiers, on peut dire que ce débat oppose les
tenants du jusnaturalisme, pour lesquels la validité juridique repose toujours, de
manière ultime, sur des principes qui n’ont pas de fondement juridique, mais
seulement moral, naturel et universel, et les tenants du juspositivisme, pour qui
la validité d’une norme est une affaire d’édiction formelle et substantielle conforme à d’autres normes avec lesquelles elle fait système. Un système juridique
est un système de justification dynamique (une norme est juridique parce
qu’elle a été adoptée de manière conforme à une norme habilitante) et statique
(une norme est juridique parce que son contenu est conforme à une norme supérieure) (Troper, 1994 : 174). Une des conséquences concrètes de cette controverse est que, tandis que, pour les théoriciens du droit naturel, un système de
normes immoral ne peut être considéré comme un droit, les positivistes estiment que des normes immorales peuvent être constitutives d’un droit dès lors
qu’elles en remplissent les conditions de validité.
Une approche praxéologique n’a pas vocation à trancher pareil débat : fidèle
à sa logique, elle aura tendance à considérer qu’il ne s’agit pas d’une question
pouvant être traitée par le théoricien in abstracto, mais bien d’un thème qu’il
convient de respécifier dans le sens du traitement qu’en font les gens en contexte et en action. La nature des relations qu’entretiennent droit et morale devient, en conséquence, une affaire de description des modalités d’appréhension,
de définition, de distinction et de mis e en relation de ce qui est tenu pour moral
et juridique. De ce point de vue, deux considérations majeures émergent : d’une
part, le travail juridique – et particulièrement judiciaire – est, comme toute activité humaine, structuré de part en part par des normes, générales ou spécialisées, si bien qu’on peut parler de normativité (ou moralité) du raisonnement
juridique ; d’autre part, ce même travail juridique révèle, quand il est saisi dans
241
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Conclusion
sa dimension pratique, une grande porosité des catégories juridiques, normatives et morales.
Nos deux exemples indonésiens servent parfaitement notre propos. L’amour
y devient une catégorie, sinon juridique, du moins juridiquement opératoire,
alors pourtant qu’il n’en est pas une à l’origine. Les textes juridiques sont in voqués pour fonder la position du juge, mais ils sont investis d’un sens qui semble
bien différent de celui qui animait initialement le législateur. Ce même juge ne
se sent toutefois pas autorisé à échapper à l’emprise du texte, tant et si bien
qu’il ne donne de portée juridique à l’amour qu’en le faisant passer pour formellement autre chose. Dans l’appréciation de la présence ou du défaut
d’amour, mais aussi dans la conduite de ses interactions ordinaires, le juge ne
cesse de recourir à des catégories du s ens commun. Simultanément, il cherche à
donner à ces catégories un tour juridiquement pertinent. On observe ainsi que
les relations du droit et de la morale sont intimes, mais convergent dans un sens
précis, celui du « passage au droit ». On entend par cette expression l’idée
d’une perméabilité du droit à tout un éventail de registres normatifs – parmi
lesquels ceux de l’esthétique, de l’éthique, du véridique et de l’authentique –
qu’il traduit en langage juridique pour leur donner un effet en droit. Si les
normes sont « la traduction pour l’action de systèmes de valeurs » (Heinich,
2017 : 281), le droit est la traduction pour l’action juridique de toutes les valeurs disponibles dans un environnement social donné.
Comme nous l’avons écrit ailleurs, le droit peut donc être « saisi en moralité », avec cette conséquence que, dans ce mouvement, la moralité est devenue
droit. Cette opération de transsubstantiation de la morale en droit ne peut être
accomplie qu’en s’appuyant sur des standards et des catégories, formels pour
les uns, implicites pour les autres, de texture plus ou moins ouverte, par
l’accomplissement d’un travail, de nature normative et évaluative, de description des faits, d’identification du droit et de qualification juridique. Il apparaît
dès lors clairement que la normativité de la cognition est en permanence nourrie de la cognition de la normativité, que la cognition de la normativité
n’échappe pas à la structuration propre à la normativité de la cognition. Cela
n’implique pas pour autant que ces différents répertoires se confondent, non
seulement parce qu’ils sont insérés dans des contextes qui leurs sont propres,
mais aussi parce qu’ils sont déployés à des fins pratiques qui ne se recoupent
qu’occasionnellement, au gré des circonstances (Dupret, 2006 : 447-448).
242
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
T ABLE DES MATIÈRES
SOMMAIRE....................................................................................................................... 5
INT RODUCTION ............................................................................................................... 7
Le raisonnement jurid ique dans une perspective analytique .........................7
Le raisonnement jurid ique dans la perspective des sciences sociales ........11
Praxéo logie de la pratique du droit ..................................................................12
Une ethnographie du raisonnement juridique : l’ouvrage ............................17
PARTIE 1. DRO IT ET CATÉGO RISATIO N.................................................................. 23
CHAPITRE 1. Crimes normaux ....................................................................................25
1. Plaider-coupable, inclusion et crimes normau x.........................................26
2. Les crimes normau x .......................................................................................31
2.1. La « défense » publique.........................................................................38
2.2. Le premier entretien ..............................................................................41
2.3. Les accusés récalcitrants .......................................................................48
2.4. Note sur les cas spéciaux.......................................................................53
3. Éléments de conclusion .................................................................................54
CHAPITRE 2. La grammaire du raisonnable. Ethnographie des pratiques
interprétatives au Conseil d’État belge .............................................................57
1. La perception d’un problème ........................................................................61
1.1. Le schème d’interprétation compréhensif .............................................63
1.2. Le schème d’interprétation évaluatif ....................................................67
2. La normalité au cœur du raisonnement juridique......................................72
2.1. Le tiers référent au jugement : l’administration raisonnable.................73
2.2. La normativité de la normalité .............................................................77
3. Éléments de conclusion .................................................................................80
CHAPITRE 3. « Accusés » et « voyous ». Une approche praxéologique de la
production des réquisitions du Ministère Public de l’État
de Rio de Janeiro ...................................................................................................83
1. Introduction......................................................................................................83
2. Le contexte institutionnel des procuradorias de justice ..........................84
3. Le travail prat ique de production des réquisitions ....................................86
4. Éléments de conclusion ...............................................................................104
CHAPITRE 4. Négociations et déploiements du raisonnement juridique.
Reconnaissance de filiation et personnalité juridique de l’étranger en
séjour irrégulier au Maroc ............................................................................... 107
1. Introduction....................................................................................................107
2. Processus de traduction et d’intéressement autour d’une demande de
reconnaissance de paternité .............................................................................109
2.1. Une demande de reconnaissance de paternité
d’un enfant « makfoul » ............................................................................111
2.2. Catégorisation et inversement du processus de dégradation ...............112
259
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Table des matières
3. Le raisonnement juridique comme processus social : de la pratique des
règles à la p rise de décision .............................................................................119
4. Éléments de conclusion ...............................................................................125
PARTIE 2. FAITS ET DRO IT ...................................................................................... 127
CHAPITRE 5. Décider avec des papiers. Les appuis matériels
du raisonnement juridique ...................................................................................... 129
1. Introduction....................................................................................................129
2. Dissection d’un dossier................................................................................132
3. L’argu ment narrativ iste ...............................................................................137
4. Les étranges bruits de Mme Riwanathan..................................................141
5. Le travail de mise en récit à l’épreuve des pièces ...................................146
6. Éléments de conclusion ...............................................................................151
CHAPITRE 6. Peut-on juger sans socle commun ? Le régime de la preuve de la
Cour Pénale Internationale ................................................................................ 155
1. Introduction....................................................................................................155
2. Généalogie des dispositions jurid iques .....................................................157
3. Généalogie des allégations factuelles ........................................................160
4. Généalogie des éléments de preuve...........................................................164
5. Éléments de conclusion ...............................................................................169
PARTIE 3. DRO IT ET CULTURE ............................................................................... 171
CHAPITRE 7. Le temps du droit. Ethnographie d’un raisonnement
objectivant............................................................................................................ 173
1. Introduction....................................................................................................173
2. L’organisation séquentielle du droit en act ion.........................................175
3. L’objectivation jurid ique du temps ............................................................180
4. Éléments de conclusion ...............................................................................185
5. Annexes ..........................................................................................................188
CHAPITRE 8. Distances multiples et rupture communicationnelle dans la justice
familiale belge. L’altérité culturelle dans la construction
du raisonnement juridique................................................................................ 195
1. Introduction....................................................................................................195
2. Choix du terrain d’enquête et considérations méthodologiques ...........196
3. Pro logue .........................................................................................................202
4. Acte 1 – Distance entre professionnels et profanes : le cadrage
d’une affaire familiale ......................................................................................206
4.1. Scène 1 – Le procès familial : la chose des parties ? ..........................207
4.2. Scène 2 – Les frontières de l’espace décisionnel : de l’accord à
l’imposition ................................................................................................209
5. Acte 2 – Les figures d’altérité, révélatrices de distances et
de paradoxes de la justice familiale ...............................................................212
5.1. Scène 3 – Les autres, ces sauvages......................................................212
260
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
Table des matières
5.2. Scène 4 – L’altérité traditionnelle aux antipodes d’une modernité
égalitaire .....................................................................................................213
5.3. Scène 5 – L’autre (enfin) sorti de scène et le retour de l’entre-soi
professionnel efficace.................................................................................216
6. Épilogue et élémenst de conclusion – entre efficacité et rupture
communicat ionnelle, la disparition de la parole d ’un père ........................219
CONCLUSION. La praxéologie du droit. Mise en perspective et
mise en pratique .................................................................................................. 223
1. M ise en perspective : quelques travaux fondateurs ................................224
2. M ise en perspective : la respécificat ion ethnographique .......................227
3. M ise en perspective : quelles relations avec les sciences du droit ? ....228
3. Mise en pratique : contexte, pertinence juridique, correction
procédurale .........................................................................................................233
4. Mise en pratique : méthode documentaire
d’interprétation et normat ivité de la cognition ju rid ique............................238
BIBLIOGRAPHIE........................................................................................................... 243
TABLE DES MATIÈRES ................................................................................................ 259
261
Recherches et travaux du REDS à la Fondation
Maison des Sciences de l’Homme, vol. 31/2018
L.G.D.J. – Lextenso éditions
70, rue du Gouverneur Général Félix Éboué
92131 Issy-les-Moulineaux Cedex
Dépôt légal : août 2018